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Pierre Benoit

LUNEGARDE

(1942)
Table des matières

I ...................................................................................................4
II ............................................................................................... 25
III ............................................................................................. 46
IV ............................................................................................. 70
V ............................................................................................... 92
VI ........................................................................................... 114
VII .......................................................................................... 138
VIII ......................................................................................... 163
IX ........................................................................................... 187
X ............................................................................................. 209
À propos de cette édition électronique ............................... 232
À PIERRE CAMO

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I

Il semblait à Costes, depuis un assez long moment déjà,


qu’il n’arriverait jamais à dépasser cette voiture, une vieille,
bien vieille automobile pourtant, plus que ridicule avec son
émaillage désuet, sa haute et droite carrosserie, tenant à la
fois du corbillard et du landau de cérémonie.
À deux ou trois reprises, Costes jura. La patience n’était
point son péché mignon. Le moyen, d’ailleurs, de garder son
calme lorsque l’on a entre les mains le volant d’un cabriolet
choisi entre mille au dernier Salon, et, devant soi, vous bar-
rant obstinément la voie, une aussi antédiluvienne guim-
barde. Et le chauffeur de ce grotesque véhicule-là, il aurait
été bienheureux de le voir, de savoir comment il était fabri-
qué, de lui dire au passage deux mots, au cas où, vexé, il eût
fait mine de s’arrêter, n’est-ce pas ? Espoir perdu ! Rage per-
due ! La limousine-corbillard continuait à le précéder, brin-
queballante. Quant à profiter, pour essayer de la gagner de
vitesse, d’un élargissement subit de la route, mieux valait en
bannir l’espoir également. Une succincte description du pay-
sage va le montrer : c’eût été là une tentative dont on aura
vite fait de comprendre la vanité.
Il faisait froid. La fin de novembre n’était point particu-
lièrement clémente, cette année-là, l’année 1929, pour ne
pas la nommer. Il n’y a point, ainsi qu’on le voit, si long-
temps que cela de cette histoire. Elle impose, en consé-
quence, à celui qui la conte, des devoirs de précision, de vé-

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racité qui compliquent sa tâche, mais qui ont aussi leur
avantage, et auxquels il n’aurait garde de se dérober.
Il faisait froid, dix à douze degrés au-dessous de zéro
environ. Température sévère pour l’instant – quatre heures
de l’après-midi environ – et pour l’endroit, une centaine de
kilomètres, à vol d’oiseau, au nord de la plaine garonnaise.
Qu’on veuille bien s’en souvenir ! Ainsi se trouvent, dès les
premières lignes, définis l’heure et l’endroit qui marquent le
début du récit que voilà. Son auteur a le droit de se rendre
cette justice : il s’est efforcé de n’encombrer que du mini-
mum de détails superflus la cervelle de ceux qui le lisent de-
puis vingt ans.
Costes, jamais encore, n’était passé par là. Pas plus tard
que le matin de cette même journée, les amis chez qui il
avait déjeuné l’avaient dissuadé de choisir cet itinéraire. Il
s’était obstiné. Il commençait à s’en mordre les doigts. Mais
c’était un garçon têtu, doué de beaucoup de confiance en lui-
même. Tout, jusqu’à présent, lui avait réussi. Pourquoi n’en
serait-il pas toujours ainsi, indéfiniment. En outre, il était po-
lytechnicien, et, comme tel, il aurait eu assez aisément une
tendance à se figurer que les obstacles extérieurs
n’existaient pas – pour lui, du moins.
Et pourtant… tout à coup… soudain !…

Quel accident irrationnel, inexcusable ! Costes eût été


en droit d’en prendre n’importe qui à témoin. Quoi de plus
stupide que la collision de deux automobiles, lorsque l’on a
eu tout le temps nécessaire pour l’éviter. À présent, une des
roues de droite de la limousine, les deux roues de gauche du

–5–
cabriolet se trouvaient coincées dans le fossé du chemin qui
leur correspondait. Un instant de silence régna. Puis, la por-
tière de la limousine s’ouvrit. Il en sortit un personnage de
haute taille. Il se dirigea vers l’autre voiture, qui était visi-
blement la plus endommagée.
« Êtes-vous blessé, monsieur ? »
Costes n’avait pas bougé. Il ressentait effectivement à
son genou droit quelque chose qui ne lui disait rien de bon.
« Blessé ? Ma foi, oui, monsieur, j’en ai l’impression ! fit-
il avec une grimace de douleur. Mais je n’en suis pas autre-
ment surpris. C’est d’ordinaire ce qui arrive quand on n’a
rien à se reprocher. »
L’inconnu ne sourcilla pas.
« Vous n’avez pas étendu la main pour m’avertir que
vous alliez prendre ce tournant, renchérit Costes. Vous ne
songez pas à le contester, j’imagine ? »
Le conducteur de la limousine secoua la tête :
« Je n’y songe nullement, en effet, monsieur. »
Costes regarda son interlocuteur avec plus d’attention. Il
avait affaire à un homme de soixante-cinq ans environ,
grand, ainsi qu’il vient d’être dit. Sa maigre silhouette, dans
le soir naissant, se détachait sur un ciel bistré et neigeux. Il
avait des guêtres, un veston de velours passé. Quelque ho-
bereau du pays, sans doute. Le singulier, à une époque
comme la nôtre, est que de tels échantillons humains puis-
sent encore se donner le luxe de subsister. Il est vrai que ces
spécimens-là, il faut aller les chercher assez loin, à respec-

–6–
table distance des parcours normaux. Celui en face de qui sa
bonne ou sa mauvaise fortune – il ne pouvait encore savoir –
venait de placer Costes devait certainement être en son
genre un des plus réussis.
« Êtes-vous en état de marcher ?
– Hum ! On va essayer. De toute façon, je ne serai pas
capable d’aller bien loin. »
Clopin-clopant, Costes descendit du cabriolet. Il réussit
à faire trois ou quatre pas, puis il eut un sourire impuissant.
« Inutile de chercher à aller plus loin. Je dois avoir le
genou démis, ou tout comme. Ce n’est pas ce soir que je
peux espérer coucher à Aurillac, en tout cas. »
Avec résignation, il s’assit sur l’un des minces murs de
cailloux qui bordaient la route. L’homme à la veste de ve-
lours n’avait pas bougé. En voilà un qui ne devait pas être
prodigue de paroles. Ce fut Costes, malgré son humeur, qui
se décida à rompre un silence qui devenait gênant.
« Georges Costes, dit-il, ingénieur des Ponts et Chaus-
sées.
– Lunegarde, chef d’escadron retraité » lui fut-il briève-
ment répondu.

La nuit tombait avec rapidité. C’était lugubre, ce pay-


sage dénudé et désert, ce plateau pierreux au-dessus duquel
s’envolaient en croassant de rares corbeaux. L’étroit chemin
où l’accident venait d’avoir lieu se déroulait vers l’horizon à
perte de vue, entre ses deux interminables murailles de cail-

–7–
loux sans ciment. Aux alentours, rien, pas une grange ; pas
une maison. Seulement, tout là-bas, à trois ou quatre kilo-
mètres à droite, perché sur une petite colline grisâtre, le frêle
clocher d’un village dont on n’apercevait même pas les habi-
tations.
De nouveau, Costes et le propriétaire du corbillard à
moteur se regardèrent.
« Nous allons avoir à aviser ! » murmura, comme se par-
lant à lui-même, ce dernier.
L’ombre s’épaississait de plus en plus. Costes eut un lé-
ger ricanement.
« Aviser ? je ne demande pas mieux, moi. Au juste,
qu’est-ce que je demande ? Monsieur, je présume que vous
êtes de par ici. Vous devez donc être en mesure de me dire
si je peux espérer y trouver ces trois choses : un garage, un
médecin, un lit. Il doit bien exister un bourg où cette trinité
est susceptible d’être rencontrée, dans les environs. »
Son interlocuteur haussa les épaules.
« Bien sûr ! À une dizaine de kilomètres, à peu près. »
Il réfléchissait. Costes jugea correct d’attendre le résul-
tat de ses méditations.
« Écoutez, monsieur ! Il est certain, pourquoi ne pas
l’avouer ? que je suis responsable de ce qui vous arrive. Je
suis donc tenu, pour autant qu’il m’est possible, d’y remé-
dier. Ni vous ni votre automobile n’êtes en état de reprendre
tout de suite la route. J’habite, par un heureux hasard, tout
près d’ici ; vous voudrez bien accepter d’être mon hôte ce

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soir, demain, le temps qu’il faudra pour vous permettre de
repartir. J’espère que cette offre ne vous désoblige pas. »
Il s’arrêta. Il ne devait point parler autant tous les jours.
Costes, d’ailleurs, n’eut point le loisir de lui répondre. Un
bruit de grelot, dans la pénombre, retentissait : une bicy-
clette qui s’en venait vers eux. Le jeune paysan qui la mon-
tait, sur un signe de l’homme aux guêtres, s’arrêta respec-
tueusement.
« Étienne, lui dit ce dernier, tu vas nous donner un coup
de main.
– À vos ordres, monsieur de Lunegarde.
– Bon ! Tu vois ce monsieur. Nos voitures viennent
d’entrer l’une dans l’autre. Mais la mienne a moins de mal
que la sienne. Elle va pouvoir se remettre en marche, dès
que tu m’auras aidé à la sortir du fossé.
– À vos ordres, monsieur de Lunegarde.
– Parfait ! Allons-y, alors, mon ami ! »
Après cinq minutes d’efforts, dont Costes avait accepté
de n’être que le témoin parfaitement résigné, la limousine
avait repris sa place et son équilibre sur la route.
« Monsieur, dit alors son propriétaire, voici le plan que
je me permets de proposer comme le plus sage à votre as-
sentiment. Étienne, le jeune homme ici présent, se rendra à
bicyclette à Gramat, qui est la localité la plus importante et
la plus proche. Elle est pourvue d’un bon garagiste, qui con-
naît son métier, et qu’il alertera. Celui-ci viendra chercher,
ce soir même, votre voiture et la ramènera à son atelier.

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D’autre part, mon médecin, le docteur Broca, sera prévenu
par les mêmes moyens lui aussi. Nous, dans l’intervalle,
nous aurons gagné ma maison. Elle n’est guère habituée à
recevoir des visites. Mais, pour le peu que vous aurez à y
passer, j’espère que vous n’aurez pas trop à vous plaindre de
son accueil. »
Il y avait, dans la façon dont cette offre était présentée,
quelque chose de glacial, dont Costes jugea bon de ne pas
s’accommoder.
« Monsieur, répondit-il du tac au tac, je vous ai deman-
dé un docteur, un mécanicien et un lit. Tout cela doit bien se
trouver également à Gramat ? »
M. de Lunegarde haussa de nouveau les épaules.
« Monsieur, répliqua-t-il avec la même tranquille froi-
deur, vous m’avez suffisamment fait comprendre tout à
l’heure que c’était à moi qu’incombait la paternité de cet ac-
cident. Je ne veux pas continuer à jouer plus longtemps les
personnages antipathiques. Aidez-moi à ne point m’incruster
dans ce rôle, en acceptant, tout simplement, sans arrière-
pensée, ma proposition. »
Costes s’inclina, d’assez mauvaise grâce d’ailleurs. Le
jeune Étienne l’aida à monter dans la vieille automobile.
M. de Lunegarde s’y était déjà installé. Elle consentit à dé-
marrer, pesamment.
Vers l’est, un reste de jour traînait, juste derrière le clo-
cher qui se découpait sur l’horizon. C’était du côté de cette
église, précisément, que la limousine se dirigeait. À part
quelques bouquets de chênes nains, pas un arbre dans ces
lugubres champs encombrés de pierrailles, hérissés d’un
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triste chaume rabougri. En dehors du cahotement de
l’automobile, des halètements de son moteur, pas un bruit
non plus. La plainte du vent elle-même s’était tue.
« Prenez patience, monsieur ! Nous n’avons plus que
deux kilomètres à faire » dit M. de Lunegarde.
Costes garda un silence bourru. Son genou était vrai-
ment trop douloureux. Et puis, lui-même n’avait pas encore
pris son parti de ce contretemps, qui bouleversait tous ses
projets. La froideur des manières de M. de Lunegarde n’avait
fait qu’accroître sa sourde exaspération. Quand on est mala-
droit à ce point on a l’élémentaire devoir d’essayer
d’atténuer par un peu plus de gentillesse sa responsabilité.
Les mains de son compagnon, rivées au volant, retin-
rent, une seconde, son attention ; des mains très belles, pour
être franc, fines, longues, blanches, des mains sans bagues
toutes les deux, sans alliance à l’annulaire gauche.
« Je vois ce que c’est ! se dit-il. Je l’aurais juré ! Un
vieux garçon ! C’est bien ma chance ! Elle doit être foli-
chonne, la demeure de cet animal-là ! Même s’il m’en sup-
plie – ce qui m’étonnerait fort –, je ne crois pas que ce soit
un endroit où je songerai à m’éterniser. »
L’obscurité avait à peu près tout envahi. Ils passèrent
auprès d’un bâtiment aux allures de couvent ou de caserne,
dont l’importance contrastait singulièrement avec ce désert.
Des grappes d’étoiles surgissaient dans le ciel gelé. Le si-
lence des eaux prisonnières de la gangue de cristal de la
glace emplissait cette campagne ténébreuse. La silhouette
ténue du clocher venait de disparaître dans la nuit.

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Soudain, quelques lueurs rougeâtres apparurent : un
vague quinquet, deux ou trois lampes derrière des vitres
dont les contrevents n’avaient point été fermés, de pâles
rayures de lumière sous des portes,… un éclairage si misé-
rable qu’il ne réussissait qu’à rendre plus oppressante cette
solitude, cette ténébreuse désolation.
Les phares vacillants de la limousine tirèrent de l’ombre
les pauvres murs crépis de quelques masures.
M. de Lunegarde dit :
« Nous arrivons ! »
Ce n’était pas trop tôt. Costes n’en pouvait plus. De
souffrance, d’abord ; puis de fatigue, d’énervement.
« Quel est ce village ? » demanda-t-il, estimant qu’il fai-
sait, en s’exprimant ainsi, encore bien de l’honneur à cet
humble ramassis de bicoques.
M. de Lunegarde répondit avec placidité :
« Mon village ! C’est-à-dire l’endroit où j’habite, où ma
famille habite depuis toujours, où se trouve notre maison,
vous comprenez !
– Oui, j’entends bien ! fit Costes agacé. Mais ce village,
votre village, si vous aimez mieux, comment s’appelle-t-il ?
– Comment il s’appelle ? Mais… Lunegarde ! »
Et, comme Costes l’interrogeait d’un regard où il y avait
tout de même un petit peu d’étonnement :
« Lunegarde ! répéta-t-il. Oui ! Également ! »

– 12 –
Une femme âgée, en coiffe noire tuyautée de blanc, se
tenait devant M. de Lunegarde.
« Où est Mlle Élisabeth ? demanda-t-il avec dureté.
– Au salut, monsieur. C’est aujourd’hui la présentation
de la Sainte Vierge.
– Il n’y a pas de présentation qui tienne ! Elle savait que
je devais être de retour à cinq heures. Je suis en retard. Elle
est doublement en faute de n’être pas là. Allez la chercher !
Non, auparavant aidez-moi à conduire monsieur dans sa
chambre, la chambre bleue. Si elle n’est pas prête, préparez-
la ! »
La vieille s’inclina. Elle fit jouer un commutateur qui
emplit de lumière l’escalier sombre. Elle s’y engagea, les
précédant. Il y avait tout de même l’électricité, à Lunegarde.
« En voilà un qui n’a pas l’air d’être très tendre avec son
personnel, se murmura Costes, occupé à gravir, au bras de
son hôte, les larges marches de pierre usée. Cette demoiselle
Élisabeth, sa gouvernante, et aussi sa maîtresse, par-dessus
le marché, probablement ! En province, dans des recoins pa-
reils, il faut que tout serve. Ah ! bon Dieu de bon Dieu, que
j’ai mal ! »
Parvenu dans la pièce qui lui était destinée, il se laissa, à
bout de forces, tomber sur une chaise longue. Presque tout
de suite, le docteur Broca arrivait. Étienne avait eu la chance
de le rencontrer à mi-chemin.

– 13 –
Ce n’était pas un homme maladroit que ce médecin de
campagne. Costes avait bel et bien le genou démis. Sans
trop le faire hurler, il massa et banda son patient.
« Je pense que demain vous irez déjà mieux. Quand
comptez-vous vous remettre en route ?
– Le plus tôt possible ! répondit Costes de façon assez
incivile.
– Pas avant deux jours, en tout cas ! N’oubliez pas que
c’est vous-même qui conduisez votre automobile. Et puis, il
faut aussi qu’elle soit prête à repartir, n’est-ce pas ? »
Maria, la vieille servante, entra sur ces entrefaites. Elle
venait annoncer à son maître que Mlle Élisabeth était de re-
tour.
« Qu’elle m’attende en bas ! »
De cet ordre, Costes conçut un certain dépit, ce qui
prouvait que son état était en train de s’améliorer. Il n’eût
point été fâché, en effet, de demeurer seul avec le docteur,
dans l’espoir qu’il le renseignerait quelque peu sur le village
et ses habitants. Mais M. de Lunegarde, plus féru de ses de-
voirs qu’il ne se serait figuré, tint à assister à la consultation
jusqu’au bout.
« Maintenant, je vais vous poser une question, dit à son
malade le docteur Broca. Vous sentez-vous un peu
d’appétit ?
– Non !
– Bravo ! Alors, couchez-vous ! Vous avez de la fièvre,
ce qui, après une secousse pareille, n’a rien de surprenant.

– 14 –
Un peu de diète vous sera salutaire. Je viendrai vous revoir
demain après-midi. J’ai la conviction que je vous trouverai
sur pied. »

Il n’y avait point, bien entendu, d’installation de chauf-


fage central à Lunegarde. Mais un grand feu brillait dans la
cheminée, et le lit de Costes avait été pourvu d’une confor-
table bouillotte. Son hôte et le docteur le laissèrent. On lui
avait monté sa valise. Un quart d’heure après, il était cou-
ché.
Maria entra avec un broc de tisane.
« C’est tout ce que le docteur a permis de donner à
monsieur, fit-elle sèchement. Si monsieur avait besoin de
quelque chose, il n’aurait qu’à sonner.
– Je vous remercie. »
Il n’en dit pas plus. À quoi bon ? Ce n’était point sur
cette revêche personne qu’il fallait davantage compter pour
savoir à peu près sous quel toit les hasards de la route ve-
naient de le conduire.
« Bah ! pensa-t-il, j’ai pour cela toute la journée de de-
main. Et pour l’intérêt que cela doit avoir, probable-
ment !… »
Là-dessus, il éteignit sa lampe, avec l’espoir de
s’endormir sans délai.

– 15 –
Il n’y réussit pas. C’était vraiment une drôle de maison
que celle-ci. Costes eut soudain l’impression insupportable
et bizarre que quelqu’un, qu’il n’entendait pas, qu’il ne pou-
vait pas entendre, sanglotait à côté de lui. Ce n’était plus
maintenant, il en avait la certitude, la douleur de son genou
qui le maintenait éveillé, qui était cause de sa fièvre. Il
s’agissait de bien autre chose, d’une angoisse comme il n’en
avait jamais éprouvée. Il ralluma la lampe, consulta sa
montre. À peine huit heures ! Eh bien, comme nuit à passer,
dans de pareilles conditions, cela promettait !
Aux murs tapissés de vieille perse, sur la commode, la
table d’acajou du milieu, pas un cadre, pas la moindre pho-
tographie ! Rien ! C’était même curieux, dans une demeure
de cette ancienneté, une absence aussi voulue de tout sou-
venir de famille. Costes songea à la main sans bague du
commandant de Lunegarde. Oui, c’était entendu ! Mais, en-
fin, on a beau n’être pas marié, cela ne vous empêche pas
d’avoir eu un père, une mère… Costes, tout à coup, se sentit
frémir, sans savoir pourquoi. Il ne put plus y tenir. Il se leva.
Peut-être existait-il, dans les parties de la chambre qui
demeuraient dans l’ombre, quelque tableau, quelque portrait
qu’il n’avait point aperçu ? Une fois debout, il frissonna. Le
feu avait baissé. Il le ranima en y jetant deux ou trois
bûches ; puis, ayant enfilé son pardessus, il s’assit au coin de
la cheminée.

Mystères de la pauvre machine humaine ! Cette nuit


passée hors de son lit, après le choc qu’il venait de subir, au-
rait dû achever de briser la résistance de Costes. Ce fut le
contraire qui se produisit. Quand il se réveilla en sursaut,
– 16 –
l’électricité était toujours allumée dans sa chambre. Mais il
avait l’impression qu’il avait dormi beaucoup plus longtemps
qu’il n’aurait pu l’espérer. Sa montre était restée sur la table
de nuit. Sans même remarquer qu’il ne souffrait plus de sa
foulure, il se leva pour aller la chercher. À peine y eut-il jeté
un regard qu’une exclamation lui échappa. Huit heures et
demie ! Il avait, dans son fauteuil, presque fait le tour du ca-
dran.
Il ouvrit la fenêtre et poussa les volets de bois plein. Une
pâle lumière d’hiver entra comme à regret. La température
était aussi rude que la veille, un froid noir ainsi qu’on dit.
Mais, au ciel décoloré, un peu de soleil semblait sur le point
de naître. Costes s’en trouva regaillardi. Ses sombres papil-
lons de la nuit n’avaient pas mis longtemps à s’envoler.
La maison du commandant de Lunegarde était entourée
d’un parc assez mal tenu, de fort modestes dimensions, mais
dont les arbres, néanmoins, étaient en nombre suffisant pour
obstruer toute vue. Pelouses et sentiers disparaissaient sous
l’amoncellement des feuilles rousses. Le grand cèdre blanchi
par le gel avait ses aiguilles obscures qui étincelaient.
Costes déroula la bande qui enserrait son genou.
L’enflure avait à peu près disparu. Il refit lui-même son pan-
sement. Puis, il sonna pour avoir de l’eau chaude. La vieille
bonne entra avec son petit déjeuner. Au grand jour, elle lui
parut encore plus morose et décrépite. Elle ne manifesta au-
cun étonnement en le voyant debout, à moitié habillé. Si
c’était là sa façon de suivre les consignes du médecin, ça le
regardait, après tout.
« M. de Lunegarde est-il levé ? demanda-t-il, pour dire
quelque chose.
– 17 –
– Bien sûr ! fit-elle. Il y a même une bonne heure qu’il
est parti pour Gramat. Il avait quelque chose à faire arranger
à son automobile. Et il voulait voir si celle de Monsieur était
réparée, afin qu’on la lui ramène aussitôt. »
Costes se mordit les lèvres pour ne pas rire. Visible-
ment, le maître de céans ne tenait pas plus à le conserver
sous son toit que lui-même n’avait envie d’y rester.
« Allons ! se dit-il, je crois bien que rien ne viendra
m’empêcher de coucher ce soir à Aurillac. »
Et comme les gens qui l’attendaient dans cette ville
étaient les plus gais et les plus accueillants des amis, il sourit
d’avance à la perspective d’une soirée où ne serait pas en-
gendrée la mélancolie.

Vers dix heures, il n’en commença pas moins à trouver


le temps long. Il n’avait pas entendu le moteur de la limou-
sine de son hôte. Celui-ci ne devait pas être encore rentré.
« Qui m’empêche d’aller faire un petit tour dans le vil-
lage ? » se dit-il.
Ce qu’il en avait entrevu la veille n’était guère de nature
à tenter son imagination. Mais qui pouvait savoir ? Et, du
moment qu’il ne boitait plus qu’à peine, il n’allait pas rester
enfermé jusqu’à midi, n’est-ce pas ?
Il descendit l’escalier, traversa un corridor ténébreux, et
atteignit la porte d’entrée sans avoir rencontré âme qui vive.
Maria devait être allée faire ses courses. Quant à cette invi-
sible Mlle Élisabeth, dont M. de Lunegarde avait, la veille, flé-

– 18 –
tri le retard, elle ne paraissait pas avoir, maintenant non
plus, davantage hâte de se montrer.
Dehors, il se trouva nez à nez avec la vieille domestique.
Elle avait, en effet, au bras son panier à provisions.
« Monsieur m’a chargé de prévenir Monsieur que l’heure
du déjeuner était onze heures et demie. »
Et elle ajouta :
« Monsieur n’aime pas qu’on soit en retard. »
Costes répondit par un signe de tête distant.
« Que le diable t’emporte, vilaine sorcière, grogna-t-il, et
ton maître aussi ! Que je sois seulement, d’ici une heure, en
possession de ma voiture ! Vous verrez comment je
m’arrangerai pour fausser compagnie à votre fameux déjeu-
ner. Il doit bien y avoir une auberge convenable, à Gra-
mat ! »
Et sans plus tarder, il se lança, un peu saisi tout de
même par le froid, dans son voyage d’exploration.

La grêle église de Lunegarde reçut d’abord sa visite.


Cette église qui, un jour plus tôt, dans le blême crépuscule
tombant, lui avait paru, à distance, d’un si bel effet, se rédui-
sait à peu près à rien, une fois qu’on était dedans. Il trempa
ses doigts dans le bénitier dont l’eau était, elle aussi, figée
par la glace. Puis il s’approcha de la statue de saint Antoine
de Padoue, un saint Antoine qui tenait un livre sur lequel ga-
lopait le petit Jésus. Le misérable tronc passé au brou de
noix n’avait qu’une seule fente : demandes et actions de

– 19 –
grâce, tout ensemble. Discrètement, Costes y glissa un billet
de cent sous. Que postulait-il ? De quoi remerciait-il ? Il ne
savait trop, il ne savait pas encore, peut-être ? Peut-être aus-
si, s’il avait su, eût-il été épouvanté du genre de désir qu’il
était en train de formuler, et qui allait se trouver exaucé, par
la suite des événements, d’une manière si totale, si drama-
tique, si imprévue.
Le village, ainsi qu’il s’en était méfié, ne le retint pas
bien longtemps : une douzaine de médiocres demeures, avec
trois ou quatre boutiques, tout au plus, dont la poste auxi-
liaire. Le froid était si vif qu’il n’y avait personne au dehors.
Pas moyen, même si Costes en avait eu l’envie, d’engager un
semblant de conversation. Ce n’était point sur les gens du
pays qu’il lui fallait compter pour obtenir des renseigne-
ments au sujet de son hôte. Il ne pouvait pas rentrer tout de
suite, cependant. Il n’était même pas dix heures et demie. Il
prit le parti de suivre un chemin qui descendait à travers
champs. La dernière maison dépassée, on avait devant soi
un immense horizon, taciturne, désert, rocailleux, mais qui
n’était pas sans beauté.
Il venait à peine de franchir une cinquantaine de mètres
qu’il arriva à Costes quelque chose de curieux. Il commença
à regretter sa tentative de promenade. Ses papillons noirs se
remirent à tourbillonner autour de lui. Son malaise de la nuit
précédente réapparut. Bien que la solitude à travers laquelle
il avançait fût d’instant en instant plus complète, il avait
l’impression d’une présence attachée à ses pas, d’un regard
qui ne le quittait point, d’une plainte qui semblait l’implorer.
À plusieurs reprises, il se retourna. Il n’y avait personne der-
rière lui.

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À droite, à quelque cinquante pas de la route, un mur se
dressait, un mur à la base encombrée d’orties, clos d’une
grille de fer rouillée. Comme si quelqu’un l’eût guidé par la
main, Costes se dirigea vers cette grille, l’ouvrit non sans
quelque difficulté. Puis il entra.
Alors, il s’aperçut qu’il était dans un cimetière, un cime-
tière comme il n’en avait encore jamais rencontré d’aussi pi-
toyable, d’aussi à l’abandon ; un champ des morts qui com-
plétait bien ce silencieux village de vivants, cette campagne
désolée et inculte. Le mutisme qui entourait Costes, de toute
part, avait quelque chose de tragique, de terrifiant. Seule, la
serrure de la grille, quand il l’avait ouverte, avait crié, un cri
plaintif, un cri semblable à ces lugubres appels d’oiseaux qui
retentissent, les soirs d’automne, très haut, très haut, sur les
étangs.
Peu de tombes. De simples tertres, pour la plupart, ca-
bossant à peine la terre, mangés d’herbes, avec de tristes
croix chavirées, toutes déteintes et vermoulues. Seulement,
là-bas, à l’autre extrémité, adossées à la muraille du fond,
trois ou quatre pierres tumulaires, qui devaient appartenir
aux notables du pays. Costes marcha délibérément vers la
dalle de droite. Il ne s’était pas trompé. C’était bien là le ca-
veau de la famille de Lunegarde. Il lut les noms qui y étaient
écrits. Le premier, daté de 1818, était le nom du comte Odon
de Lunegarde, chevalier de Saint-Louis. L’inscription la plus
récente remontait à 1912. C’était l’année de la mort de Ro-
sine de Lunegarde, née La Roque-Padirac, en 1842. La mère
du commandant de Lunegarde, sans doute.
Il n’y avait dans tout cela, somme toute, rien qui fût sus-
ceptible de piquer la curiosité de Costes, de retenir davan-

– 21 –
tage son attention, n’eût été cette espèce d’angoisse qui con-
tinuait à le poursuivre. La nuit, chez des inconnus, dans une
maison isolée, à la rigueur, on eût pu comprendre… Mais ici,
face à la lumière de Dieu, au milieu des champs !
Il revint sur ses pas, à une lenteur voulue, d’abord, puis
à une allure de plus en plus précipitée, comme s’il s’était
senti poursuivi. Ayant atteint la grille de fer, avant de la re-
fermer derrière lui, il s’arrêta, tint à jeter un dernier coup
d’œil sur ce lieu qu’il n’allait plus oublier de sa vie. Par-
dessus le mur, il apercevait le clocher de l’église de Lune-
garde, qui semblait reprendre de l’importance à mesure
qu’on s’en éloignait. Il reconnut également, à un quart de
lieue environ sur la gauche, la grande bâtisse à aspect de
monastère ou de sanatorium, devant laquelle, la veille au
soir, en arrivant, il était passé. À l’autre extrémité du village,
se distinguaient, groupe frileux, les arbres qui cachaient la
maison de M. de Lunegarde. Une horloge, dans le ciel blanc,
sonna un seul coup. Costes tressaillit. Il avait tout juste le
temps de rentrer.

D’assez loin, devant la porte de sa maison, il reconnut,


arrêtée, la limousine de M. de Lunegarde. Son cabriolet à lui
n’était point là. Tout de suite, il devina quelque contretemps.
Il hâta le pas.
Le commandant l’attendait dans une sorte de petit salon
assez mal éclairé. Il se leva, lorsque Costes entra, lui tendit
la main.
« Ravi de vous revoir, cher monsieur, surtout dans une
forme aussi magnifique, fit-il non sans une certaine ironie.

– 22 –
Que ne puis-je en dire autant de votre automobile ! Non,
non, tout de même, ne craignez rien ! Du moment que vous
êtes en état de conduire, vous êtes assuré de pouvoir repartir
dès le début de l’après-midi. C’est du moins ce qui m’a été
promis à Gramat.
– De quoi s’agit-il ? demanda Costes, incapable de dis-
simuler son anxiété.
– Ne vous mettez pas en peine, je vous le répète. Une
pièce de rechange qu’on a dû demander par téléphone à
Brive. Brive est notre grand centre de ravitaillement. Brive
est peuplé de gens sérieux. Vous pouvez avoir confiance,
vraiment. »
Il reprit, avec cette froideur qui réduisait à peu près à
néant toute la valeur de ses offres :
« Inutile d’ajouter que si – ce que je comprendrais à
merveille – vous vous sentez trop fatigué, vous pourrez, tant
que vous le voudrez, prolonger votre séjour à Lunegarde.
C’est pour Lunegarde qu’en seront l’honneur et le plaisir,
comme on dit dans le vieil opéra. En attendant, il est déjà
onze heures trente-cinq. Nous allons passer dans la salle à
manger, voulez-vous ? »
Il ouvrit une porte. Une pièce plus sombre encore appa-
rut. Le feu qui brûlait dans sa vaste cheminée faisait reluire
des étains et des cuivres.
Au bout d’une longue table rectangulaire, trois couverts
étaient dressés.
Maria, serviette à la main, se tenait immobile, dans un
coin de la salle.

– 23 –
« Prévenez Mlle Élisabeth, je vous prie ! » ordonna le
commandant.
Ils attendirent une minute, muets tous les deux. Puis,
quelqu’un entra, dans le contre-jour, quelqu’un dont la su-
bite émotion qui venait de s’emparer de lui empêcha Costes
de distinguer tout de suite les traits.
De son ton uni, de son ton glacé, M. de Lunegarde
s’acquitta des présentations.
« Monsieur Georges Costes ! »
Puis, s’étant tourné vers la nouvelle venue, rigide et
droite derrière le dossier de sa chaise.
« Ma fille ! » dit-il simplement.

– 24 –
II

À l’encontre de ce que l’on eût pu redouter, ce ne fut


point un déjeuner désagréable. M. de Lunegarde était de
bonne humeur. Costes également. Sans doute, la pensée
qu’ils allaient bientôt se quitter y était-elle pour beaucoup.
Mais, enfin, il ne faut pas trop exiger de gens qui ne se sont
jamais vus auparavant, et qui, selon toute vraisemblance,
sont destinés à ne jamais se revoir.
Mlle de Lunegarde, elle, en revanche, ne prononça en
tout que quatre mots très exactement. Il sera dit plus loin à
quelle occasion. Durant tout le reste du repas, elle eut l’air
d’ignorer la présence de Costes. Celui-ci s’en vengea de son
mieux, en renonçant presque aussitôt à toute tentative de lui
adresser la parole. Au premier abord, pourtant, elle lui avait
plu. Maintenant, il était en train de revenir sur cette impres-
sion favorable. Une jeune fille de vingt-cinq ans environ,
avec de drôles de cheveux noirs et or ; fine, certes, et jolie
aussi. Mais il y en a tant ! Une qualité, par exemple, qu’il ne
pouvait lui nier, non sans en éprouver quelque dépit, c’était
le goût parfait de sa mise. Tout le mérite, évidemment, en
revenait à Élisabeth. Le train de vie de la famille ne devait
guère lui permettre, en effet, de s’adresser, à tout bout de
champ, aux grandes maisons de Paris. Avec les modestes
moyens dont elle pouvait disposer, il n’en était pas moins
incontestable que Mlle de Lunegarde était habillée d’une ma-
nière charmante. Costes était assez sensible à ces détails-là
pour apprécier ce qu’il y avait de personnalité dans cette
élégance, et pour rendre hommage à une simplicité dont la
– 25 –
mode, en province, aurait intérêt, neuf fois sur dix, à ne pas
sous-estimer les avantages.

Napoléon aimait qu’on eût confiance en soi. Costes,


sous ce rapport, ne lui aurait point causé de déception. Il
n’avait, d’ailleurs, aucun motif de rougir de lui-même, ni de
la façon dont la vie s’était comportée à son endroit. Puisque
son hôte – discrétion qui le vexait plus qu’il ne voulait se
l’avouer – ne s’était pas préoccupé davantage de savoir qui il
avait la chance d’abriter sous son toit, Costes estima que
c’était pour lui un devoir d’élémentaire courtoisie de l’en in-
former. M. de Lunegarde apprit donc sans plus de retard
qu’âgé seulement de trente-huit ans, Costes était l’un de nos
plus jeunes – il n’ajouta pas « et de nos plus brillants » – in-
génieurs en chef des Ponts et Chaussées.
« Ce n’est d’ailleurs point une carrière où je compte finir
mes jours, conclut-il. À mon âge, on a besoin de plus d’air,
de plus de mouvement, d’aventure en un mot. Vous me
comprenez ? »
Le commandant acquiesça, tandis que sa fille continuait
à demeurer impassible. Lui-même, il avait été reçu à Saint-
Cyr en 1882, « trente ans avant votre propre entrée rue Des-
cartes », précisa-t-il avec son pâle sourire revenu de tout. Il y
avait là une mine de souvenirs dont la relative communauté
les aida à alimenter une conversation qui, sans cela, n’aurait
peut-être pas été très nourrie.
« 1912 ! Vous avez bien calculé, mon commandant,
c’est, en effet, la date exacte de mon entrée à l’X. Et voyez
comme le destin est curieux ! Figurez-vous qu’à l’entrée,

– 26 –
puis à la sortie, j’ai été admis juste un numéro après, puis
juste un numéro avant le camarade qui m’attend depuis hier
à Aurillac, et chez qui je m’étais promis d’aller passer ma
dernière semaine, puisque je m’embarque dans huit jours
pour de nouvelles destinées, celles auxquelles je viens de
faire allusion. Un garçon exquis, vous pouvez m’en croire. »
Ce que Costes n’ajouta point, n’avait guère le droit
d’ajouter, c’était que l’adorable garçon en question était
pourvu d’une femme plus adorable encore, avec laquelle il
était dans les termes qu’on n’a pas besoin de préciser, usage
qu’ont facilité de tous temps la fréquence et la cordialité des
rapports entre camarades d’une même promotion. « Et cette
nouvelle destinée, est-ce qu’il est permis de la connaître ? »
interrogea le commandant de Lunegarde avec une politesse
si indifférente qu’on sentait bien que si son interlocuteur lui
avait répondu par la négative, il se serait fait quand même
une raison.
Costes, lui, était trop heureux de l’avoir enfin forcé à lui
poser la question qu’il souhaitait depuis si longtemps, n’eût-
ce été que pour arriver à éblouir cette petite sotte, qui faisait
mine de ne pas même se donner la peine de l’écouter, n’est-
ce pas ? À présent qu’il était certain de son effet, il n’avait
plus besoin de se presser. Ce fut donc en prenant bien son
temps, avec la désinvolture la plus confiante qu’il continua.
« Mais, voyons donc, commandant ! C’est une marque
d’intérêt dont je vous remercie, au contraire. Ma réponse, je
le sais d’avance, n’aura pas d’ailleurs de quoi vous étonner.
J’imagine que vous-même, alors que vous étiez en activité,
vous avez dû rêver, comme moi, de cieux étrangers,
d’exotisme. Peut-être avez-vous servi aux colonies ? Alors,

– 27 –
je n’ai pas besoin de vous décrire ces aspirations dont je
vous parlais tout à l’heure, ce besoin d’évasion, de renouvel-
lement !… »
Il était lancé. Il se souriait, s’enivrant de son éloquence.
Il ne faisait pas attention au peu d’écho que cet enthou-
siasme suscitait. M. de Lunegarde, qui s’était mis en frais
d’amabilité depuis le début du repas, était redevenu subite-
ment de glace. Quant à Élisabeth, un observateur moins pri-
sonnier de lui-même que Costes se serait peut-être aperçu
du curieux regard qu’elle venait de lancer du côté de son
père, à la dérobée.
Lui, cependant, avec la plus belle inconscience du
monde, il poursuivait :
« Si arrêtée que fût dans mon esprit la décision dont je
viens de vous parler, cher monsieur, je ne pouvais, il va de
soi, me jeter au hasard sur la première situation venue. Celle
qui m’a été offerte, il y a un mois, eût, grâce à Dieu, comblé
les vœux du plus difficile. Il ne m’a pas fallu de longues
heures de réflexion pour l’accepter. »
Il prit un temps, puis laissa tomber, de l’air le plus indif-
férent qu’il pût :
« Ingénieur au Canal de Suez, mon Dieu, ce n’est pas
trop mal, n’est-ce pas ? Qu’en pensez-vous ? »
Il y eut un silence. M. de Lunegarde n’avait point sour-
cillé. Élisabeth non plus. On eût dit seulement que l’attention
avec laquelle elle ne cessait d’observer son père s’était ac-
crue.

– 28 –
Costes continuait à demeurer étranger à tout ce muet
jeu de scène.
« Ingénieur au Canal de Suez, répéta-t-il. Je vous fais
grâce des avantages matériels que peut représenter un tel
poste. C’est aux profits d’un ordre plus relevé que je suis da-
vantage sensible, d’ailleurs. Ismaïlia, la capitale du Canal, a
toujours été depuis sa fondation, socialement, intellectuel-
lement, l’un des milieux les plus considérés qui soient. Ré-
ceptions, conférences, soirées, aucun des plaisirs les plus
raffinés du luxe et de l’esprit n’y font défaut. Un Versailles,
un véritable Versailles en miniature, avec ses fleurs et ses
fontaines, sous le ciel d’Orient ! Société on ne peut plus fer-
mée, par exemple ! Qu’importe, puisque pour des céliba-
taires pas trop âgés et soucieux, à l’occasion, de se donner,
comment dirais-je ? un peu d’air, deux des cités les plus sé-
duisantes de la terre, Le Caire et Alexandrie, se trouvent à
peine à quatre ou cinq heures d’automobile de là ! »

M. de Lunegarde, rigide et glacial, se taisait toujours. Ce


fut alors qu’inopinément l’étrange voix monocorde de sa fille
se fit entendre.
« Quatre ou cinq heures ? » dit-elle.

De nouveau, le silence régna, un silence dont ce fut seu-


lement par la suite que Costes parvint à comprendre le côté
poignant, mais dont il demeura tout de même saisi. Il était
loin assurément d’être tout à fait dépourvu de finesse. Il en
avait donné la preuve au début du repas, lorsque le com-
mandant l’avait présenté à sa fille. Il n’avait rien laissé devi-
– 29 –
ner alors de la surprise que cette apparition inattendue lui
avait causée. Opportunément, il s’était souvenu de la main
dépourvue d’alliance de son hôte. Il s’était bien gardé de po-
ser la moindre question qui eût pu avoir trait, de près ou de
loin, à la mère d’Élisabeth.
Il avait tout de suite senti qu’il existait à Lunegarde un
certain nombre de sujets qu’il valait mieux ne pas aborder.
Mais comment, en toute équité, lui eût-il été possible, de
prime abord, de se douter que ceux qui se rapportaient, de
près ou de loin, au Canal de Suez, fussent de ce nombre ?
« Que le diable emporte le père et la fille ! se dit-il.
Faites donc des efforts pour être aimable ! Quel est donc le
mystère qui peut exister entre ces deux êtres-là ? Aucun,
peut-être… Et c’est moi, probablement, qui suis bien
bon… »
Assez mal à son aise, en tout cas, et vexé encore plus de
n’en point deviner la raison, il se consola en songeant
qu’avant la fin de l’après-midi, il aurait oublié Lunegarde,
son cimetière, son château et ses peu communicatifs habi-
tants. De toute façon, ce n’était plus sur lui désormais qu’il
fallait compter pour rajouter des bûches dans la cheminée de
la conversation.

Sur ces entrefaites, dans une pièce voisine, la sonnerie


du téléphone retentit. Ce fut Élisabeth qui se leva. Elle revint
presque aussitôt. Du seuil de la porte, elle fit signe à son
père que c’était lui qu’on réclamait. Elle le suivit quand il
sortit. Costes demeura seul quelques instants.

– 30 –
« Vous ne serez pas, j’imagine, très satisfait de la nou-
velle que j’ai à vous apprendre, lui dit M. de Lunegarde lors-
qu’il fut de retour. Le garagiste de Gramat a reçu des nou-
velles de Brive. On n’a pas réussi à se procurer dans cette
ville la pièce de rechange dont votre automobile a besoin.
Force a été de la demander à Limoges. On ne l’aura à Gra-
mat qu’après-demain matin. »
Costes eut une moue désolée :
« Après-demain matin ? mais c’est impossible ! Mais
c’est invraisemblable !
– Ce n’est que trop vrai, malheureusement.
– Je ne veux pas, je ne peux pas, deux journées entières,
continuer à demeurer, à vous imposer ma présence ici ! »
Le commandant eut son haussement d’épaules froid et
poli.
« Vous agirez comme bon vous semblera, monsieur. Je
connais toutes les insuffisances de l’hospitalité qui vous est
offerte à Lunegarde. Mais je ne crois pas, néanmoins, que
vous réussissiez à découvrir dans les environs un asile beau-
coup plus confortable. Je juge donc de mon devoir de vous
conseiller de préférer ce tiens à un plus que problématique tu
l’auras. »
Rougissant légèrement, Costes s’inclina.
« Excusez-moi, monsieur, fit-il, avec une certaine confu-
sion. Je suis, croyez-le bien, extrêmement touché. Je
m’arrangerai pour que la prolongation de mon séjour chez

– 31 –
vous ne soit pour personne une très sérieuse source de dé-
rangement. »

Le docteur Broca, qui lui rendit visite dans le courant de


l’après-midi, ne fut pas autrement étonné de trouver en par-
faite santé son malade.
Il était de ces médecins qui n’éprouvent guère de doute
quant à l’efficacité de leurs soins.
« D’ailleurs, avec une constitution aussi robuste que la
vôtre !… » crut-il bon d’ajouter néanmoins.
Et comme Costes tentait de s’enquérir du montant de sa
dette :
« Vous plaisantez ! se récria-t-il. Le commandant de Lu-
negarde ne me pardonnerait pas !…
– Voilà qui ne fait qu’augmenter encore ma confusion,
docteur ! dit Costes. Je suis déjà assez désolé d’importuner
le commandant et sa fille deux jours de plus. Vous avez ap-
pris cette ridicule histoire de pièce de rechange d’automobile
qu’on n’arrive pas à me procurer ? »
Le docteur Broca hocha la tête en souriant :
« Ne vous alarmez pas outre mesure. Tels que je con-
nais vos hôtes, je suis sûr que vous ne les dérangez pas
beaucoup, ou plutôt qu’ils ne se dérangent pas beaucoup
pour vous. J’entends par là que votre séjour forcé parmi eux
n’a pas dû leur faire changer grand-chose de leurs habi-
tudes. »

– 32 –
Là-dessus, il s’apprêtait à prendre congé. Costes le re-
tint. Ces dernières paroles avaient ravivé sa curiosité. Il
n’allait point laisser passer ainsi l’unique occasion qui lui se-
rait sans doute offerte de l’assouvir.
« Docteur, commença-t-il donc, avec une négligence
voulue, faut-il vous avouer que je continue à tout ignorer des
maîtres de l’aimable maison où je viens de recevoir un ac-
cueil que je n’oublierai point. Je tiendrais à ce que cette la-
cune fût comblée. N’êtes-vous point en mesure de m’y aider
quelque peu ? »
Et, comme son interlocuteur affectait un air effarouché,
Costes s’empressa de poursuivre :
« Comprenez-moi bien. Il ne s’agit point d’indiscrétions,
de papotages. Mais, enfin, j’ai encore, avant mon départ, à
déjeuner et à dîner au moins trois fois ici. Je ne voudrais pas
commettre d’impair, au cours de nos futurs entretiens. »
Le médecin se taisait toujours, se bornant à approuver
vaguement du menton, Costes, alors, brûla ses vaisseaux :
« Tenez, un exemple : quand, ce matin, j’ai été présenté
à Mlle de Lunegarde, reconnaissez que j’aurais fort bien pu,
que j’aurais même peut-être dû m’enquérir de la santé de sa
mère. »
Il avait touché juste. Le docteur Broca tressaillit.
« Ce n’eût pas été particulièrement indiqué, en effet !
dit-il.
– Vous voyez bien ! fit Costes, papelard. Mais, rassurez-
vous, je m’en suis bien gardé. Sachez qu’hier une chose m’a

– 33 –
frappé aussitôt : l’absence de bague au doigt du comman-
dant. Peut-être n’y a-t-il jamais eu une Mme de Lunegarde ? »
Le docteur se tut, continuant à jeter des regards effarou-
chés dans la direction de la porte, comme s’il avait craint
que quelqu’un fût caché derrière, en train d’écouter.
« Eh bien ? fit Costes, qui s’impatientait. Que dites-vous
de ma supposition ? »
L’autre secoua la tête, puis le regarda fixement.
« Vous vous trompez, dit-il enfin avec lenteur. Le com-
mandant a été marié. Il y a bien eu une Mme de Lunegarde.
Seulement…
– Je comprends ! Ils ont divorcé ? »
Le docteur fit un signe négatif.
« Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.
– Elle est morte, alors ?
– Ce n’est pas cela non plus. À parler franc, d’ailleurs, je
n’en sais rien. Oui, croyez-moi si vous voulez, ne me croyez
pas, c’est pourtant la vérité que je vous dis : je n’en sais rien.
Et j’ajoute qu’à Lunegarde, personne ne doit être plus avan-
cé que moi. Il faut connaître l’esprit des gens de par ici, des
gens du Causse. On n’est pas très curieux, vous savez. Cha-
cun vit très replié sur lui-même. Et puis, les événements
dont il s’agit remontent à si longtemps déjà !
– Quels événements ? »
Le docteur parut réfléchir.

– 34 –
« Écoutez-moi donc, cher monsieur, dit-il, prenant défi-
nitivement son parti. Vous avez raison ! Autant vous dire
tout de suite ce que je sais. Vous allez voir que ce n’est pas
beaucoup. Nous sommes en 1929. Le commandant de Lune-
garde a aujourd’hui soixante-sept ans. Il était capitaine en
1904, quand il s’est marié. Mme de Lunegarde n’était pas du
pays. Elle n’y est venue que deux ou trois fois jusqu’en 1908,
date à laquelle son mari a été nommé en Tunisie.
– Ah ! » fit Costes, qui se rappelait, durant le déjeuner,
avoir demandé à son hôte s’il avait servi aux colonies, et
n’en avoir pas reçu de réponse.
« Oui, continua le docteur, en Tunisie. Ils y partirent
tous les deux vers la fin de 1908. La petite Élisabeth était
née. Elle pouvait avoir trois ans. Craignant pour elle le cli-
mat de là-bas, ses parents la laissèrent à la vieille Mme de
Lunegarde mère, qui devait mourir quatre ans plus tard, au
début de 1912. À cette époque, le commandant était rentré
en France depuis deux ans déjà… mais sans Mme de Lune-
garde.
– Et alors ? fit Costes après un silence. C’est tout ? »
Le docteur Broca haussa les épaules :
« Je vous avais prévenu, monsieur. Eh oui ! c’est tout !
L’année suivante, ayant atteint ses trente ans de service, il
prenait sa retraite. Depuis, sauf de 1914 à 1918, il n’a plus
quitté le village, et, aussi vrai que je suis là, on n’y a jamais
plus entendu parler de Mme de Lunegarde. Ce n’est pas la
peine d’interroger quelqu’un. Personne, encore une fois, ne
vous en dira davantage. Je ne vois que le commandant lui-
même qui pourrait vous éclairer là-dessus… ou bien

– 35 –
Mlle Élisabeth, et encore je n’en suis pas certain. Mais je ne
pense pas que votre intention soit de les questionner, n’est-
ce pas ?
– Grand merci, docteur ! Vous pouvez être tout à fait en
repos de ce côté » murmura Costes rêveusement.
Cette fin de journée lui fut insupportable. Il sortit, moins
pour se dégourdir les jambes que dans le but de fuir cette
demeure déserte, que l’obscurité commençait à gagner, et où
l’on n’entendait pas un bruit.
Dehors, il faisait à peu près le même temps que la veille.
Des nuages semblaient figés dans le ciel d’étain, des nuages
chargés d’une neige qui ne se décidait pas à tomber. Toutes
les masures du village étaient closes. Pas un visage derrière
les vitres. Aucune lampe n’était encore allumée.
Costes s’engagea sur une route qu’il reconnut très vite
pour être celle du cimetière. Il eut un haut-le-corps et re-
broussa chemin. L’excursion qu’il y avait faite dans la mati-
née lui suffisait pour aujourd’hui. Revenant alors sur ses pas,
il se retrouva sur la route par laquelle il était arrivé vingt-
quatre heures auparavant. Il revit les mêmes champs de
pierre au-dessus desquels tournoyaient les mêmes corbeaux.
Parvenu au grand bâtiment à allure d’hospice, aussi muet et
verrouillé que tout le reste lui aussi, il n’insista point. À quoi
pouvait rimer cette marche à travers ce paysage hostile et
glacé ? Autant rentrer, en attendant l’heure du dîner ! Autant
regagner sa chambre. Au moins, il était sûr d’y avoir de la
lumière et du feu.
Il faisait déjà à peu près nuit. Il hâta le pas, comme s’il
s’était senti poursuivi. Poursuivi ? Non ! Ce n’était pas exac-

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tement cette impression-là qu’il éprouvait. De même que
dans le cimetière, le matin, il lui semblait être la proie d’un
long regard posé sur lui, qui l’implorait, le suppliait, d’une
bouche collée à son oreille qui n’arrivait pas, ne se décidait
pas à parler. Oui, c’était bien cela ! Il devait y avoir, tout
près de lui, quelqu’un – homme ou femme, il ne savait pas –
occupé à épier ses gestes, à qui pas une de ses pensées ne
pouvait passer inaperçue.
Il remonta chez lui. C’était lugubre, cette maison sans
une photographie, sans un portrait, d’où délibérément tout
souvenir avait été banni. Troublé, maussade, il s’installa au
coin de la cheminée, tendit à la flamme ses pieds qu’à peine
une demi-heure de marche avait suffi pour transir. Sept
heures, enfin, sonnèrent à l’église toute proche. Des pas re-
tentirent, du fond du corridor, presque aussitôt. C’était la
vieille Maria. Elle frappa à la porte et annonça :
« Le dîner est servi ! »
Il se leva, sans enthousiasme, et descendit.

Maintenant, Costes regardait la merveilleuse fille éten-


due, toute nue, devant lui. Quelle heure était-il, pouvait-il
être ? Minuit, sans doute ? Minuit, peut-être ? Oui, c’était
bien cela : à peu près minuit. Le pâle visage d’Élisabeth se
pinçait aux joues et aux tempes. Sa mince gorge, sa taille,
ses hanches semblaient celles d’un adolescent. Sa chevelure
d’ébène et d’or, toute emmêlée, voilait ses traits, s’éparpillait
autour de sa tête. Quant à ses yeux, ils étaient fermés. Dor-

– 37 –
mait-elle ? Était-elle morte ? Nul n’aurait pu, en cet instant,
le deviner. Et puis, voici, subitement, que ses paupières
s’entrouvrirent. Elle vit Costes penché sur elle. Elle ne sourit
pas. Elle ne parla pas. Elle se contenta de le saisir, à bras-le-
corps, avec une sorte de fureur sauvage. Une fois de plus,
éperdument, elle colla son corps au sien.
Lui, n’est-ce pas ? Il ne savait pas, il ne comprenait pas
très bien ce qui lui arrivait, où il était. Sa chambre était obs-
cure. Mais une bûche qui craqua dans l’âtre l’emplit brus-
quement d’une fuligineuse lueur. Il y avait aussi le jet de lu-
mière qui, par la porte entrebâillée, venait de l’électricité
laissée allumée dans le cabinet de toilette. La livide blan-
cheur du drap, sous Élisabeth, était tachetée de gouttelettes
d’un noir pourpre. Costes tressaillit longuement. Jamais il
n’aurait pu imaginer pareille émotion. Jamais il n’avait con-
nu ni souhaité l’étreinte d’une vierge. Ces êtres-là, dans son
idée, avaient quelque chose d’antipathique, d’inachevé, pour
un rien, il aurait dit d’obscène. Qu’est-ce qu’on pouvait bien
en attendre, sinon des ennuis, consécutifs à une satisfaction
plutôt aléatoire ? Et puis, soudain, il ne réfléchit plus ; il ne
pensa plus. Il venait, une fois encore, de sombrer dans le
plus total des oublis.
Descendu cinq heures plus tôt à la salle à manger, ainsi
qu’il a été dit, tout de suite après l’appel de Maria, Costes y
avait trouvé M. de Lunegarde en compagnie de sa fille. Ils
l’attendaient pour se mettre à table. La conversation avait
été encore moins animée qu’au déjeuner. Pour peu qu’elle
continuât à suivre cette courbe, Costes se demanda avec ef-
froi ce qu’allaient être les deux repas du lendemain.

– 38 –
De la place où il était assis, il ne distinguait que fort mal
le commandant à peu près dans l’ombre, sa morne face
émaciée et ses cheveux blancs. Mlle de Lunegarde était, en
revanche, plus visible. Costes, au long d’un repas où l’on
parlait si peu, eut tout le loisir de l’examiner. C’était vrai
qu’elle s’habillait à merveille. Il se souvenait par le détail de
la toilette qu’elle portait le matin, une espèce de jaquette
gris-fer, à larges boutons de métal blanc, qui accentuait sa
souple et altière silhouette. À présent, elle était vêtue d’une
singulière robe rouge, strictement serrée aux poignets et au
col, un dur rouge de magistrat d’assises ou de bourreau. Pas
de bijoux, bien entendu, sauf, au bras droit, une de ces
chaînes d’argent à maillons épais, que l’on nomme chaînes
de marine, et qui tintait de façon bizarre, lorsqu’il arrivait à
Élisabeth de faire, ce qui était rare, un mouvement.
À aucun instant, Costes n’avait essayé d’échanger une
parole avec elle. Il lui en voulait pour son indifférence du dé-
jeuner. Et, d’ailleurs, il était exact qu’elle l’intimidait quelque
peu.
« Change-t-elle de robe ainsi tous les jours, à chaque re-
pas, et cela uniquement pour son père ? » ne put-il toutefois
s’empêcher de se demander, tant il est vrai qu’un homme
accepte difficilement la pensée de n’avoir pas suscité
l’attention.
Il eût souhaité que cette soirée se prolongeât. Mais,
lorsque le commandant lui offrit de passer en sa compagnie
dans un petit salon contigu, Élisabeth s’était déjà éclipsée. À
partir de ce moment, il n’avait plus eu qu’un désir : prendre
congé. M. de Lunegarde lui versa un verre d’Armagnac. Le
contenu, qui était vraiment de premier ordre, ne réussissait

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qu’à faire regretter l’exiguïté du contenant. Ils échangèrent
quelques vagues propos. Il n’était pas neuf heures lorsque
Costes se leva, arguant d’une certaine fatigue, conséquence
bien naturelle de son accident.
« À demain, cher monsieur ! Inutile de vous dire que si
vous avez besoin de la moindre chose… »
Costes remercia. Rentré dans sa chambre, il avait aper-
çu de sa fenêtre la lumière d’une autre fenêtre située dans
l’aile opposée de l’habitation. Elle se reflétait sur le gravier
du parc tout recouvert de feuilles noircies. La demie de neuf
heures n’avait pas sonné que cette lumière disparut. M. de
Lunegarde devait probablement se lever de bonne heure. Il
n’aimait guère veiller, en tout cas.
S’étant déshabillé posément, Costes s’était réinstallé au
coin de la cheminée. Il ne pouvait songer à se coucher si tôt.
Pour ne pas dormir, à quoi bon ! Des yeux, il avait parcouru
cette chambre, la veille encore inconnue. On ne pouvait
guère songer y découvrir un prétexte quelconque à distrac-
tions. Sur une étagère, il avait aperçu pourtant une douzaine
de volumes. Il était allé vers eux, en avait pris un, l’avait ou-
vert au hasard. C’était un tome dépareillé de Virgile. Il était
tombé sur un passage des Géorgiques :
Sin has ne possim naturæ accedere partes…
La constatation que son latin était complètement oublié
avait achevé de le mettre de mauvaise humeur. Il n’en avait
d’ailleurs jamais su beaucoup.
Que faire ? Il devait bien y avoir un ouvrage français sur
cette étagère. Mais Costes s’était senti incapable de se lever
de nouveau pour y aller voir. À quoi bon, encore une fois ! Il
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comprenait qu’en ces minutes il n’était au pouvoir d’aucun
livre de retenir son attention. La sensation de l’obscure pré-
sence éprouvée le matin dans le cimetière et tout à l’heure
sur la route était en train de lui revenir. Et voilà que son re-
gard, soudain, avait rencontré la poignée de la porte. Il
s’était souvenu que cette porte, il avait négligé de la fermer à
clef. Et puis après ? Il n’allait pas se déranger tout exprès
pour cela ! Il serait bien temps d’y songer au moment où il
gagnerait son lit. Était-il en passe de devenir poltron ?
Cette poignée l’obsédait, tout de même. Un bouton
d’émail blanc, bien ordinaire, bien banal pourtant, de forme
ronde. Que quelqu’un vînt à la manœuvrer de l’extérieur,
Costes n’avait pu s’empêcher de se dire qu’il aurait beau-
coup plus de difficulté à s’en rendre compte que si elle eût
été d’une autre forme, ovale par exemple, ou bien carrée. Or,
à l’instant précis où il était occupé à raisonner de la sorte, il
s’était mis à frissonner de la tête aux pieds. Lentement, impi-
toyablement, le bouton tournait, au milieu d’un silence de-
venu tout à coup effroyable. Et alors ce qui devait se pro-
duire s’était produit. Noire, longitudinale, du haut en bas de
la porte, une fente était apparue, avait grandi, livrant pas-
sage à un bras nu. Le commutateur électrique se trouvait à
une vingtaine de centimètres environ. Avec une netteté terri-
fiante, Costes avait aperçu une main qui le saisissait. La
chambre avait basculé dans la nuit. Costes avait à peine eu
le temps de se dresser qu’une bouche s’était emparée de sa
bouche avec une muette frénésie.

Dormait-elle ? Était-elle éveillée ? Il continuait à ne pas


le savoir. Doucement, avec d’infinies précautions, il alla au

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cabinet de toilette, en ouvrit davantage la porte. Un peu plus
de clarté se fit. C’était ce que désirait Costes, il revint alors
vers le lit. Élisabeth n’avait toujours pas bougé. Il
s’agenouilla et resta là, silencieusement, à la regarder.
C’étaient les premières minutes de répit qui lui étaient
laissées pour réfléchir à sa bouleversante aventure. Il appro-
cha son visage de ce singulier visage fermé, tant qu’il le put,
à le toucher. La volupté, s’en retirant momentanément, y
avait fait place à une expression de taciturne mélancolie.
Costes en fut comme épouvanté. Il y avait dans la conduite
d’Élisabeth un secret que ne suffisait pas à expliquer la pour-
suite de l’assouvissement charnel. Si persuadé qu’il fût de
ses mérites, il n’était pas assez fat, cependant, pour
s’imaginer que cette enfant eût ressenti pour lui une passion
violente au point de se jeter ainsi dans ses bras, de lui con-
sentir, sans autre raison, un sacrifice aussi total, aussi pé-
remptoire.
Oui ! Mais alors, quoi ?

Les pures jambes d’Élisabeth ! Couchée un peu sur le


côté, les genoux légèrement infléchis et soudés l’un à l’autre,
elle apparaissait ainsi plus mince, plus grande, plus fine que
si elle avait été étendue tout de son long. La flamme qui se
mourait dans la cheminée rosissait par saccades cette tendre
chair, s’arrêtait aux pointes des hanches, enténébrait les re-
coins secrets de l’aine et des aisselles. Un des bras de la
jeune fille pendait au flanc du lit dévasté. L’autre gisait, aussi
inerte que s’il ne lui eût plus appartenu, à côté d’elle. Débor-
dant d’émotion, Costes l’effleura de ses lèvres. Le corps tout
entier d’Élisabeth frémit. Ses yeux s’entrouvrirent. Elle aper-
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çut Costes. Une fois encore, il fut sa chose, farouchement,
éperdument.
À combien de reprises s’enchevêtrèrent et se réenchevê-
trèrent-ils de la sorte ? La morne cadence des heures son-
nées par cette pauvre église de campagne fut seule à mar-
quer, à leur insu, leurs pâmoisons. La notion du monde exté-
rieur, dans la cervelle saccagée de Costes, semblait s’amollir,
se désagréger. Une ou deux fois il eut l’impression qu’il allait
sombrer dans le sommeil, puis ensuite qu’il se réveillait ne
sachant plus très bien où il était. Sombre miracle de ces
nuits où les objets qui nous entourent se déforment, où les
bruits ou les odeurs ont des correspondances, des prolon-
gements qui débutent dans la réalité pour se perdre dans
l’hallucination. Étendant dans son rêve ses mains pour véri-
fier si elle était toujours là, Costes rencontrait avec bonheur
les régions du corps d’Élisabeth les plus mystérieuses, les
plus inattendues. Et puis, soudain, il étouffa une plainte
sourde. Où donc était-elle, mon Dieu ? Dressé d’un coup sur
son séant, il la découvrit à la place où il était lui-même
quelques heures plus tôt. Ce fut son tour de lui jeter son bras
autour du cou, de tâcher de l’attirer à lui.
Un doigt sur les lèvres, elle lui fit signe de ne pas bou-
ger. En même temps, elle lui désignait la fenêtre. Il comprit.
À travers les vitres, il venait d’apercevoir une autre fenêtre,
éclairée celle-là. La fenêtre de la chambre de M. de Lune-
garde. Il ne put s’empêcher de frissonner.
Ils demeurèrent tous les deux immobiles ainsi, un long
moment, lui le cœur battant plus qu’il n’est possible de dire,
elle en apparence impassible.
« Quelle heure est-il ? dit Costes, enfin.
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– Cinq heures passées ! L’heure où il se lève chaque
jour. C’est ma faute. Je n’aurais pas dû m’attarder si long-
temps.
– Peut-il se douter de quelque chose ?
– Je ne pense pas. Mais j’ai eu un tort. Afin de ne pas
faire de bruit en y revenant, j’ai laissé la porte de ma
chambre entrouverte. Il le remarquera s’il passe devant,
c’est-à-dire s’il sort avant que je sois de retour. Ah ! et puis,
qu’importe ! »
Costes murmura :
« Je crois qu’il est préférable de rentrer le plus tôt pos-
sible, dans ces conditions. »
Elle le regarda d’une assez curieuse façon.
« Auriez-vous peur ? » demanda-t-elle.
Pour toute réponse, il l’enlaça.
Elle se dégagea posément.
« Chut ! fit-elle. J’aime mieux qu’on ne soupçonne rien.
Pour l’instant, du moins ! Après, encore une fois, que
m’importe ! »
D’un geste brusque, elle avait rejeté ses cheveux en ar-
rière. Lente, très calme, elle s’enveloppa dans sa robe de
nuit.
« Élisabeth ! » fit Costes d’une voix étranglée.
Elle le regarda presque durement. Où prenait-il le droit
de l’appeler ainsi, par son prénom ?

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« Élisabeth ! répéta-t-il. Ce n’est pas ma faute si je crois
que je t’aime, que je vais t’aimer, tout au moins. Il y a une
chose, en tout cas, dont je suis sûr : c’est que jamais, jamais,
je n’oublierai… Que puis-je te dire ? Que puis-je faire ?
– Ce que vous pouvez faire ? »
Un éclair venait de passer dans ses yeux. Elle aperce-
vait, semblait-il, elle touchait le but qu’elle s’était proposé
d’atteindre.
« Ce que vous pouvez faire ? répéta-t-elle. À l’heure ac-
tuelle, il est trop tard pour que je l’explique. Il me faut ren-
trer. Mais demain, aujourd’hui plutôt, tu le sauras. Vous le
saurez. »

Ivre d’amour, il essaya de la retenir. Déjà elle lui avait


échappé. Pour être assuré qu’il n’avait pas été le jouet d’un
rêve, il ne lui resta plus que ces poignantes taches pourpres,
et ce parfum fauve qui devait le tenir éveillé jusqu’à l’aube,
chair en émoi, tête perdue dans son oreiller.

– 45 –
III

Costes se réveilla vers neuf heures et demie, une heure


plus tard que la veille. Le froid était toujours aussi vif, mais
le soleil brillait.
Il n’eut même pas le temps d’évoquer les péripéties de
cette nuit mouvementée. Une chose qu’il aperçut, sitôt qu’il
eut les yeux ouverts, l’empêcha de songer à rien d’autre, le
transporta de stupéfaction. Cette chose était une lettre, po-
sée bien en évidence en face de son lit, sur un guéridon.
Quelqu’un, durant son sommeil, s’était donc introduit
dans la chambre. Qui ? Pas la vieille Maria, en tout cas. Elle
ne venait que quand on la sonnait. Ce ne pouvait être
qu’Élisabeth. C’était elle, en effet. Les doigts tremblants,
Costes avait déchiré l’enveloppe. Une témérité aussi tran-
quille le dépassait, le remplissait tout ensemble d’orgueil et
d’effroi.
Qu’avait-elle à lui dire ? La lettre ne contenait que
quelques lignes. À les lire, Costes poussa un soupir de soula-
gement. Une seconde, il avait pu redouter que la jeune fille
ne se dérobât, ne revînt sur la promesse qu’elle lui avait
faite, quelques heures plus tôt. C’était le contraire, grâce au
Ciel, qui se produisait. Mlle de Lunegarde, par ce billet impé-
ratif et rapide, lui rappelait leurs conventions. « Ainsi que
nous en avons décidé, écrivait-elle, je serai dans votre
chambre, ce soir, à onze heures. Faites en sorte, de votre cô-
té, que rien ne vous empêche d’être exact à ce rendez-
vous. » Il ne put s’empêcher de sourire. Elle n’avait rien à
– 46 –
craindre à cet égard. Ce ne fut que plus tard qu’il comprit ce
qui avait conduit Élisabeth, fille logique et rigide, à prendre
ce surcroît de précautions.
« Au moment du déjeuner, pensa-t-il, je trouverai bien
un moyen de demeurer seul avec elle, de lui dire… Lui dire
quoi ? Je n’ai pas trop des heures qui me restent pour y ré-
fléchir, pour ne pas trop la décevoir, après ce qu’elle n’a, la
chère enfant, pas redouté d’être pour moi ! »
Et, toujours, il y revenait, à ces étreintes noires et
rouges, éclairées par les flammes de la cheminée. Tout le
reste de cette matinée, il le passa dans un état voisin tantôt
de la prostration, tantôt d’une surexcitation indicible. Les
détails d’une telle nuit, il était en train de les revivre un à un.
Ce qui dominait dans son âme, dans son esprit, c’était
l’émotion, une émotion toute éclairée, toute baignée de re-
connaissance. Il oubliait qu’en échange du don inouï que
Mlle de Lunegarde venait de lui faire, elle attendait quelque
chose de lui. Il oubliait ou, plutôt, il ne voulait pas y songer.
« Quoi qu’elle veuille, se répétait-il, quoi qu’elle exige, ja-
mais elle ne voudra assez, n’exigera trop. N’est-ce pas moi,
ma bien-aimée, qui te redois tant, qui suis destiné à demeu-
rer, éternellement, ton débiteur comblé et ravi ? »
Ces considérations chevaleresques ne lui avaient point
coupé l’appétit. Il sonna pour avoir son petit déjeuner.

Maria entra. Sur le ton aigre-doux qui lui était habituel,


elle lui transmit une communication de M. de Lunegarde. Le
commandant désirait lui parler. Il avait attendu qu’il fût ré-
veillé.

– 47 –
« Je m’excuse ! Je serai prêt dans quelques minutes.
Voulez-vous dire à M. de Lunegarde que je vais aller le re-
trouver en bas.
– Il préfère venir ! C’est assez pressé.
– Entendu ! qu’il veuille bien alors se donner la peine de
monter d’ici cinq minutes. Je serai à sa disposition. »
Il s’efforçait de paraître à son aise. Il ne l’était qu’assez
peu, en réalité. De quoi pouvait-il s’agir encore ? Pour être
franc, il n’avait guère songé, depuis son réveil, au comman-
dant de Lunegarde. La façon dont ce dernier se rappelait à
son souvenir ne le rassurait que modérément.
« Excusez-moi, cher monsieur, d’avoir insisté pour vous
voir à une heure aussi matinale.
– C’est moi qui m’excuse, mon commandant !… »
Jamais Costes ne se serait figuré qu’il aurait pu se sentir
aussi troublé, aussi petit garçon devant quelqu’un. Il avait
tout de même bénéficié, qu’il l’eût voulu ou non, de
l’hospitalité de cet homme ! Il se faisait de l’honneur une
conception à la fois théâtrale et bourgeoise dont il se sentait
en cette minute accablé. Cette crise de conscience d’ailleurs
ne lui avait pas empêché de prendre ses précautions. Il
n’avait pas manqué d’utiliser les cinq minutes consenties par
M. de Lunegarde. Elles avaient servi à remettre un ordre ju-
dicieux dans cette chambre où planait encore l’âcre et fade
fantôme de l’amour. Ces plissures des draps, ces rosissures
multipliées, de-ci de-là, par les lèvres d’Élisabeth, tout le
morne et mortel arroi de la passion, Costes venait, en un
tournemain, à grand renfort de courtepointes, de couver-
tures, d’édredon, de s’en rendre maître, de le dérober à des
– 48 –
regards dont il avait de bonnes raisons de redouter la pers-
picacité – hypocritement, pudiquement.
Il n’était pas plus rassuré que cela, néanmoins. Son hôte
ne se décidait pas à parler.
« Puis-je vous demander comment va votre genou ?
s’enquit enfin M. de Lunegarde.
– À merveille ! répondit Costes avec empressement.
Comment y aurait-il d’ailleurs de quoi surprendre, avec les
soins que j’ai reçus chez vous ! »
Le commandant s’inclina.
« Vous m’en voyez on ne peut plus heureux. Une bonne
nouvelle en vaut une autre. Un coup de téléphone de Gramat
vient de m’apprendre que votre automobile est réparée,
prête à repartir. Oui, la fameuse pièce de rechange, que l’on
n’attendait que demain, vient d’arriver. Je m’en félicite
d’autant plus que j’ai pu voir à quel point ce retard vous a
ennuyé. En tout cas, vous ne nous quitterez qu’après le dé-
jeuner, n’est-ce pas ? D’ici à Aurillac, il n’y a guère plus de
cent kilomètres. Vous serez chez vos amis, sans vous pres-
ser, avant la tombée de la nuit. »
Costes crut discerner, sous l’éternelle froideur polie de
M. de Lunegarde, une nuance de raillerie. Quant à lui, il de-
meurait immobile, incapable de dire un mot, ayant toutes les
peines du monde à dissimuler sa contrariété, son embarras.
Le commandant ne parut point y prendre garde.
« Inutile d’ajouter, poursuivit-il sur le ton le plus naturel,
que, pour peu que vous vous sentiez encore fatigué, vous

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devez continuer à considérer ma maison comme la vôtre. Je
ne la crois malheureusement pas assez folâtre pour que vous
soyez trop tenté par cette offre. »
Et comme Costes s’embrouillait dans de vagues paroles
de protestation :
« Allons, je vous quitte ! dit M. de Lunegarde, avec son
sourire pâle. J’ai à passer chez ma fille, afin qu’elle veille à
ce que le dernier repas que nous devons prendre ensemble
ne soit pas trop mauvais. »

Resté seul, Costes eut tout le loisir de mesurer l’étendue


de la catastrophe. Il venait de se proclamer en parfaite santé.
Après avoir, d’autre part, tellement gémi sur le contretemps
qui l’avait empêché jusqu’alors de reprendre la route, il lui
était difficile maintenant d’ajourner son départ jusqu’au len-
demain sans risquer d’éveiller les soupçons de son hôte. Or,
n’avait-il pas promis, de façon formelle, à Élisabeth qu’il
l’attendrait le même soir à onze heures dans sa chambre ?
« Faites en sorte que rien ne vous empêche d’être exact à ce
rendez-vous », ne venait-elle pas de lui écrire, comme si elle
avait pressenti la nécessité de lui rappeler son engagement ?
À quoi se résoudre, dans ces conditions ? Jouer la comédie ?
Demeurer une journée de plus à Lunegarde en prétextant un
malaise subit ? Costes répugnait à de tels expédients, moins
par scrupules, peut-être, que parce qu’il se sentait assez
mauvais comédien. Mais tout, incontestablement, tout plutôt
que de manquer de parole à quelqu’un qui venait de lui don-
ner à lui, homme, une si belle leçon d’audace, de mépris des
conventions ! Et puis, il le savait bien, pourquoi ne pas, dès à
présent, se l’avouer, il y avait une perspective à laquelle il ne
– 50 –
pouvait plus d’ores et déjà se résoudre, celle de ne pas tenir
une fois encore aujourd’hui Élisabeth entre ses bras. Qui
pouvait bien lui dire où ils étaient destinés à se retrouver en-
suite tous les deux ? Dans combien de temps ? Il sentait sa
gorge se serrer. Il se rendait compte soudain de la toute-
puissance avec laquelle cette étrange nouvelle venue était
en train de s’imposer à lui.
Une seconde, il eut l’idée d’user du même procédé
qu’Élisabeth, de lui écrire. Mais aller frapper à la porte de la
jeune fille eût été une folie à la pensée de laquelle il ne
s’arrêta guère. Lui faire porter une lettre par Maria ne lui pa-
rut pas beaucoup plus prudent. Finalement, il se dit qu’il
était plus de dix heures. Le déjeuner aurait lieu à onze
heures et demie. De toute manière, il verrait alors Mlle de
Lunegarde. Son père devait déjà l’avoir mise au courant de
son départ prématuré. Elle ne manquerait pas de s’arranger
pour avoir avec lui quelques instants de tête-à-tête. À deux,
ils pourraient ensuite aviser.
« Tâchons néanmoins d’avancer le moment de cet en-
tretien, se dit-il. Dix heures un quart ! Je suis impardon-
nable. Elle doit chercher, depuis ce matin, tous les moyens
de me rencontrer. »
L’expérience n’allait pas tarder à lui prouver, une fois de
plus, la différence qu’il peut y avoir entre l’esprit géomé-
trique et l’esprit de finesse. Il acheva de s’habiller, un peu
fébrilement, et marcha au-devant de cette démonstration.

Costes était de ces êtres qui sont persuadés que ce qui


leur arrive n’a jamais pu, auparavant, arriver à personne

– 51 –
d’autre. Le côté livresque de son aventure lui échappait tota-
lement. On juge si sa déception fut de taille lorsque, onze
heures et demie étant sur le point de sonner, il pénétra dans
le petit salon attenant à la salle à manger sans avoir rencon-
tré quelqu’un qui ressemblât, de près ou de loin, à Mlle de
Lunegarde. Un tel manque de hâte à venir au-devant de lui,
après les événements de la nuit, et alors qu’elle était certai-
nement avertie de l’heure proche de son départ, avait-on
idée !
Il n’était point au bout de ses déceptions, ni de ses
peines, cependant.
« Tiens, il me semble que vous boitez plus que ce matin,
cher monsieur ? fit M. de Lunegarde, qui survenait.
– Ce n’est rien ! murmura Costes, qui avait cru devoir
prendre, à tout hasard, cette précaution.
– Je le souhaite. Ah ! que je vous signale, à propos ! On
vous a tout à l’heure téléphoné d’Aurillac, de la part de vos
amis. Je vous ai fait chercher, mais en vain. Vous étiez sorti.
– En effet ! » dit Costes en rougissant.
Il devait être à ce moment-là dans le parc, à se prome-
ner de long en large, avec l’espoir d’attirer l’attention
d’Élisabeth.
« Cela n’a pas d’importance, reprit le commandant, im-
passible. C’est moi qui ai pris la communication. J’ai donné
l’assurance à cette dame – car c’était une dame qui appelait
– que vous seriez à Aurillac pour dîner. À présent, n’est-ce
pas ?… Je vous en supplie, pour peu que votre genou vous
fasse encore souffrir…

– 52 –
– Oui… non… fit Costes, ne sachant plus quelle conte-
nance garder, j’ai l’impression que cela va mieux. »
Dans la salle à manger, où ils passèrent presque aussi-
tôt, il pensa s’effondrer. Deux couverts seulement étaient
mis.
Le commandant dit, avec sa nonchalance coutumière :
« Je suis confus d’avoir à vous présenter les excuses de
ma fille. Mais elle ne s’est pas sentie très bien. Elle ne des-
cendra pas déjeuner. »
« Vous boitez réellement ! » constata M. de Lunegarde,
quand ils se levèrent de table.
Costes eut un geste évasif :
« Oui, je dois l’avouer. C’est d’autant plus curieux que,
ce matin, je ne souffrais presque plus ainsi que vous avez pu
vous-même le voir. »
Il se sentait furieux et ridicule à la fois.
« Ce doit être d’origine rhumatismale, » crut-il devoir
ajouter.
M. de Lunegarde ne disait mot. Costes reprit, tâtant ma-
ladroitement le terrain :
« D’ailleurs, il est à peine midi et demie. Je n’ai pas be-
soin de partir avant trois heures. J’ai tout le temps de me re-
poser.
– Je ne crois pas que ce soit deux heures et demie de
repos qui puissent améliorer beaucoup votre état, fit le
commandant avec flegme. Prévenez-moi, néanmoins, de
– 53 –
votre décision. Si vous restez, nous en aviserons vos amis
d’Aurillac. C’est la moindre des choses. »
Costes grimaça un sourire.
« Au cas où, comme c’est plus probable, je me sentirai
capable de repartir, me sera-t-il permis, auparavant, de pré-
senter mes hommages à Mlle de Lunegarde ? »
Le commandant acheva posément sa tasse de café.
« Je ne peux pas vous le garantir. Quand je l’ai quittée,
tout à l’heure, elle n’était vraiment pas très bien. Mais je vais
la faire avertir. Elle sera, de toute façon, très touchée de
votre pensée. »
Costes le regarda à la dérobée. Subitement, il eut
l’intuition que M. de Lunegarde savait tout. Lui, si satisfait
de lui-même pourtant, si fier de ses diplômes, de sa carrière,
de son Canal de Suez, il se sentit soudain aussi démuni
qu’un enfant devant ce vieil homme solitaire. Il ne distin-
guait plus qu’à peine ses traits. Le pâle soleil surgi trop tôt se
diluait déjà dans une buée au milieu de laquelle le fugitif pa-
norama entrevu à travers les vitres était lui-même sur le
point de disparaître. L’ombre pénétrait de tous côtés,
comme l’eau par les interstices d’un navire qui sombre, à
l’intérieur de cette macabre demeure sans portraits. Costes
eut besoin, pour dominer son trouble, de faire un violent ef-
fort sur soi, de songer aux roses perspectives qui
l’attendaient. Ne serait-il point, dans un mois au plus tard,
parmi ces paysages d’Orient qu’il n’avait jamais vus, mais
qu’il se figurait, comme tous les êtres d’imagination un peu
courte, beaucoup plus beaux ou d’une beauté différente
qu’est la leur, en réalité ? Oui, mais ne voilà-t-il pas que déjà

– 54 –
ces certitudes enchantées paraissaient avoir perdu de leur
puissance ! Un autre pouvoir s’était manifesté depuis la
veille, dont Costes n’avait peut-être pas sur-le-champ estimé
à sa juste valeur toute la force. Il commençait à s’en rendre
compte à présent, dans un désarroi de tout lui.
Sur ces entrefaites, Maria, que M. de Lunegarde venait
de dépêcher en ambassade auprès de sa fille, rentra et dit de
sa voix morte :
« Mademoiselle n’est pas dans sa chambre. Elle a dû se
trouver mieux, et elle aura voulu un peu prendre l’air.
– À merveille ! dit le commandant, se tournant vers
Costes. Elle sera certainement rentrée pour trois heures.
Vous la verrez donc avant votre départ, cher monsieur. »

Où sont la sagesse, le devoir, à certains moments de la


vie ? Costes eût été bien content d’être plus vieux de
quelques heures pour connaître le parti auquel il allait en dé-
finitive se résoudre, qui, pour mieux dire, s’imposerait à lui.
Remonté dans sa chambre, il ne se souvenait pas d’avoir ja-
mais passé par un monde de sentiments aussi contradic-
toires. Que signifiait l’attitude d’Élisabeth ? S’était-elle re-
prise ? Avait-elle eu honte de sa conduite de la nuit ? S’était-
elle juré de ne plus se trouver en présence de celui qui, bon
gré mal gré, avait le droit de la nommer désormais sa maî-
tresse ? « Sa maîtresse ! » Costes se répéta, avec transport,
ce mot merveilleux. Mais quoi ? Un reniement, un repentir
aussi tardif, qu’eût-il signifié ? Sa lettre de ce matin, écrite à
son amant à tête reposée, n’était-elle pas, au contraire, le
témoignage qu’elle ratifiait, qu’elle confirmait l’engagement

– 55 –
intervenu entre eux parmi les sombres égarements de la
passion ? Volontaire, résolue comme elle l’était, elle lui fai-
sait l’honneur d’admettre qu’il n’était point bâti autrement
qu’elle, et qu’il s’arrangerait pour surmonter tous les obs-
tacles, afin de l’attendre cette nuit dans sa chambre, à
l’heure qu’ils auraient convenu : jusque-là, elle lui faisait
confiance. Mais son absence elle-même n’était-elle pas la
meilleure des preuves que, pas une minute, elle n’avait son-
gé à douter de lui.
Donc, c’était décidé, Costes coucherait une nuit encore
à Lunegarde. Il y coucherait, il le sentait bien, moins pour
tenir sa parole que parce qu’il savait qu’il lui serait impos-
sible de s’éloigner de ces lieux sans avoir revu Élisabeth,
sans avoir eu son corps contre son corps, sans avoir arraché
à ses lèvres la révélation d’un secret qui allait la lier à lui, si-
non pour toujours, du moins pour beaucoup plus qu’il ne
pouvait encore le prévoir. Il arriverait à Aurillac avec un jour
de plus de retard, la belle affaire ! La jeune et jolie femme de
son ami n’en mourrait pas. La vérité l’obligeait d’ailleurs à
reconnaître que, depuis vingt-quatre heures, il n’avait guère
songé à elle, sauf pour réprimer un petit geste d’agacement
quand, au moment du déjeuner, il avait appris que c’était
elle qui avait pris l’initiative de téléphoner.
Dans l’intervalle, il avait entendu, devant la porte
d’entrée, une pétarade de moteur. Il n’avait même pas eu la
curiosité de descendre. Il ne savait que trop de quoi il
s’agissait. C’était son automobile que le garagiste de Gramat
lui ramenait, escomptant à n’en pas douter des félicitations.

– 56 –
Allons, il était impossible de faire autrement ! Costes
devait maintenant prouver s’il avait, oui ou non, des apti-
tudes pour les rôles de composition.
Phénomène des plus remarquables, et, en tout cas,
d’une rare opportunité : son genou avait enflé de nouveau,
quand il fit dire par Maria à M. de Lunegarde qu’il craignait
fort de ne pouvoir repartir ce jour-là. Le commandant qui
monta aussitôt prendre de ses nouvelles, ne s’en étonna pas
outre mesure.
« C’est un peu de votre faute, cher monsieur. Vous avez
trop eu confiance en vous. Vous n’êtes pas demeuré étendu
assez longtemps. Un bon conseil : gardez la chambre cette
après-midi. Descendez dîner avec nous, bien entendu. Ma
fille, qui est elle-même tout à fait remise, sera charmée de
vous revoir. Par là-dessus, une bonne nuit, et, demain, vous
serez tout à fait d’attaque. Ah ! je vais téléphoner à Aurillac,
ainsi que je vous l’ai promis.
– Je suis désolé pour tout le dérangement que je vous
donne, fit Costes.
– Vous plaisantez ! Mais, dites-moi, peut-être tiendrez-
vous à parler vous-même à vos amis ? Il m’a semblé com-
prendre que cette dame ne serait pas mécontente de pouvoir
échanger quelques mots avec vous. »
Costes haussa les épaules.
« Oh ! fit-il, ce n’est pas nécessaire. Elle serait la pre-
mière, en me voyant dans cet état, à ne pas exiger… Ce
sont, je vous le répète, de très vieux amis, de ceux avec qui
on n’a pas à se gêner. »

– 57 –
Jamais il ne prit autant de soin à sa toilette que ce soir-
là. Malgré l’exiguïté des ressources vestimentaires mises à
sa disposition par sa valise et sa malle d’automobile, il
n’était pas trop mécontent de lui-même, quand, à sept
heures, il descendit pour le dîner. Mlle de Lunegarde se trou-
vait dans le petit salon lorsqu’il y entra. S’il avait pu le sa-
voir, il aurait été en avance. Ils ne purent échanger un seul
mot car le commandant survenait au même instant. Eût-il,
d’ailleurs, osé s’y risquer ? La façon dont elle venait de lui
serrer la main était si complètement dénuée de bienveil-
lance ! Était-ce donc là la folle fille qui, quelques heures à
peine auparavant ?… Il n’en revenait pas ! « On dira ce que
l’on voudra, pensa-t-il, la vie est tout de même plus compli-
quée qu’un examen ! »
Élisabeth était vêtue très simplement d’une jupe noire et
d’une blouse à losanges noirs et rouges, ajustée aux poignets
et au cou de façon aussi hermétique que la robe qu’elle por-
tait le jour précédent. Une telle sobriété plut à Costes. Il n’y
a pas un homme qui ne soit reconnaissant à une femme de
cette réserve dans la mise, du moment qu’il sait que pour lui,
et pour lui seul, elle peut apparaître autrement.
À neuf heures, il était de nouveau chez lui. Ainsi que la
veille, la lumière de la fenêtre de M. de Lunegarde brilla
quelques instants. Puis, tout s’éteignit dans la silencieuse
maison sans portraits.
S’étant déshabillé, Costes tourna le commutateur élec-
trique et fit la nuit dans sa chambre. Ses tempes battaient. Sa
fièvre ne faisait que croître. À onze heures, il sentit plutôt
qu’il n’entendit tourner la ronde poignée d’émail blanc.
– 58 –
Simultanément, l’électricité s’était rallumée.
Toute droite, adossée à la porte qu’elle venait de refer-
mer, Costes aperçut alors, blême comme une morte, Mlle de
Lunegarde. Elle n’était pas vêtue de sa robe de nuit, mais de
la jupe noire et de la blouse à losanges qu’elle portait le soir
au dîner.

Ils demeurèrent quelques secondes muets tous deux,


l’un face à l’autre, elle plus pâle que jamais, lui le front bai-
gné de sueur. Et puis, soudain, avec maladresse, il essaya de
la prendre dans ses bras.
Elle le repoussa sèchement.
« Élisabeth !… tenta-t-il de dire.
En même temps, il l’enveloppait d’un long regard, si
suppliant, qu’elle parut avoir pitié.
« Je sais, je sais ! Il ne vous est pas très facile de com-
prendre ! » fit-elle.
Elle s’était assise au coin de la cheminée, dans le fau-
teuil où il l’avait attendue. Menton dans la main, elle médi-
tait. Lui, toujours debout, il n’osait bouger. Il l’implorait de
ses pauvres yeux de chien soumis.
Tout ce qu’il avait passé une journée à combiner était en
train de se retourner contre lui. Comme son malheureux py-
jama aux tons agressifs dut lui paraître ridicule, en cette mi-
nute ! Au fond de la chambre, le lit désert, tout préparé, le lit
– 59 –
tout blanc, sous l’électricité toute crue, avait l’air d’un pi-
toyable appel, un appel qui ne serait plus jamais entendu.
« Élisabeth ! » répéta-t-il.
Elle parut sortir d’un rêve. On eût dit qu’elle avait oublié
qu’il fût là.
« Cette lumière ! » murmura-t-elle d’une voix doulou-
reuse.
Elle s’était levée. Elle était allée au cabinet de toilette
dont elle alluma la lampe. Elle revint, en laissant la porte
grande ouverte. Puis, elle éteignit l’ampoule de la chambre.
Celle-ci ne fut plus éclairée que comme la nuit précédente –
un peu plus distinctement, cependant.
« Il y a certaines paroles qui coûtent autant que certains
actes, dit-elle. L’obscurité leur est aussi nécessaire qu’à
eux. »
Lui parlant ainsi, elle avait posé sa main sur la sienne.
« Prenez ce fauteuil, ordonna-t-elle. Tirez-le à côté du
mien ! »

Il continuait à la regarder avec une stupeur qu’il ne


cherchait point à dissimuler. Qu’avait-elle ? Que lui avait-il
fait ? À quel moment de ces deux nuits avait-elle été, était-
elle sincère ? De toute façon, une chose paraissait certaine :
elle s’était moquée de lui.

– 60 –
Sans se rendre compte non plus de la manière dont, lui-
même, il se comportait, il bondit tout à coup sur elle. Il
l’étreignit.
Cette fois, elle ne le repoussa point. Elle ne songea pas à
se défendre.
« Continuez ! se borna-t-elle à dire froidement. Mais je
vous préviens qu’alors je crierai. Et vous verrez comme j’ai
la voix forte. »
Il eut un sourd gémissement. Ses bras retombèrent.
« Pardon ! dit-il tout bas. Pardon !
– Asseyez-vous, ordonna-t-elle de nouveau, aussi calme
que si rien ne s’était passé. Là, près de moi. Plus près en-
core, si vous voulez. À l’aube, quand nous nous sommes sé-
parés, vous m’avez demandé ce que vous pourriez faire pour
moi. Je vous ai répondu que, ce soir même, vous le sauriez.
Êtes-vous si peu pressé de l’apprendre ? »
Il la regarda avec égarement. On eût dit qu’il ne
l’écoutait même plus. Alors, elle put constater qu’il avait des
larmes dans les yeux.
« Pressé de l’apprendre ? fit-il enfin, et Dieu sait sur quel
pauvre ton de reproche. Serais-je là ? Serais-je resté, si je ne
l’étais point ? »
Émue, peut-être, qui pouvait savoir ? elle allait parler.
D’un geste brusque, il l’arrêta :
« Élisabeth !
– Eh bien ?

– 61 –
– Élisabeth, écoutez, je vous prie ! Écoutez-moi ! Je ne
sais pas ce que vous avez à me dire. Mais il est utile, indis-
pensable, qu’au préalable vous sachiez ce que j’ai à vous
dire, moi. Je consens à ne plus m’approcher de vous, à ne
plus baiser le bout de vos doigts, à ne plus vous appeler que
mademoiselle, à cette même heure, à ce même endroit où,
hier, cependant, mon Dieu… Ah ! pardonnez ! Pardonnez-
moi !… Oui, je vous le promets, je vous le jure, et il en sera
ainsi tout le temps que vous aurez à me parler, que vous le
voudrez. En retour, consentirez-vous à savoir ce que con-
tient mon cœur pour vous de pur désir, de respect aussi, oui,
de respect, de gratitude ? Trouverez-vous extravagant que le
vœu le plus cher de ma vie soit de vous nommer un jour ma
femme, que désormais ce soit ce souhait ?… »
Il s’arrêta, glacé par le rire, le petit rire, plein
d’amertume qu’elle venait d’avoir.
« Votre femme ? Comme vous y allez ! J’ai juré de n’être
jamais celle de personne. La femme légitime, s’entend ! Inu-
tile de préciser, n’est-ce pas ? Avec vous, surtout ! »
Il étouffa un cri douloureux :
« Élisabeth, je vous en supplie ! »
Elle eut un haussement d’épaules d’impatience.
« Plaît-il ? Vous me suppliez ? Et de quoi ? À mon tour,
laissez-moi parler, voulez-vous ? Je sais ce que je fais, ce
que je dis. Pour y réfléchir, pour m’y aider, j’ai eu l’appui et
l’agrément d’assez nombreuses soirées de ce genre ! Elles
ont fait de moi ce que vous voyez. Donc, je vous le répète,
puisque c’est là la vérité, ma volonté : non, je ne serai la
femme de personne, avant que…
– 62 –
– Avant que ?… » interrogea-t-il.
Il venait, sans s’en être aperçu, de joindre les mains.
Elle, en revanche, elle vit son geste. Pour la première
fois de la soirée, elle eut pour lui un regard qui n’était pas
sans douceur.
« C’est justement ce que vous allez savoir, répondit-elle.
Mais asseyez-vous ! Asseyez-vous donc ! À mon tour, je
vous en supplie. »

L’étrange nuit ! Il y a des minutes qui nous marquent


pour tout le reste de notre existence. Aux jours où, par la
suite, il put se croire le plus affranchi de celles-ci, Costes dut
reconnaître, en réalité, que jamais, jamais il n’était sorti de
leur dépendance. Sous le ciel égyptien, parmi les géraniums
et les fontaines d’Ismaïlia, lorsque s’avancent dans le désert
les fantômes des grands paquebots somnambules, combien
de fois s’imagina-t-il être délié du serment prêté ce soir-là !
Chaque effort vers sa libération semblait accroître sa servi-
tude. Tout l’invitait à s’en alléger. Tout lui en donnait
l’autorisation. Il n’y réussit pas, cependant. Il tint sa parole
malgré lui, peut-être, mais il la tint. On n’entre pas impuné-
ment dans un endroit comme le cimetière de Lunegarde. On
peut aller au bout du monde sans parvenir à oublier le bruit
rouillé que fait sa grille, dans le matin…

Immobile, entourant de ses mains ses genoux, Élisabeth


regardait, dans la cheminée, la bûche qui se consumait avec

– 63 –
une espèce de murmure lugubre. Mille petites flammes
rouges dansaient sur la chaîne de son bracelet.
« Écoutez, commença-t-elle avec lenteur. Il y a une
chose qu’il faut que vous appreniez, que vous sachiez avant
toute autre. Il y a ici quelqu’un que je hais.
– Je le sais ! dit Costes.
– Ah ! fit-elle. Et ce quelqu’un-là, vous savez qui c’est,
également ?
– Votre père. »
Si calme qu’il s’efforçait de demeurer, il n’était tout de
même pas arrivé à répondre cette chose abominable sans un
tremblement dans la voix. Quant à elle, elle n’avait pas
sourcillé.
« Mes félicitations ! fit-elle. Pouvez-vous me dire ?…
– Comment j’ai pu deviner ? Comment, plutôt, n’aurais-
je pas pu !… Réfléchissez ! Nous ne sommes pas si nom-
breux sous ce toit. Il ne peut être question de la vieille Ma-
ria. Pour ce qui est de moi, je ne pense pas que vous me fe-
riez cet honneur…
– En effet, dit-elle, paisible. Vous avez raison. C’est bien
de mon père qu’il s’agit. Oui, je le hais. Et pourquoi ? Est-ce
que vous le savez aussi ?
– Peut-être ! »
Elle ne parvint pas, cette fois, à réprimer un petit geste
d’étonnement :
« Alors, dites vite : pourquoi ?
– 64 –
– J’ai dit : peut-être. Je peux me tromper. J’ai parlé,
hier, au docteur Broca. »
Elle eut un sourire dédaigneux.
« Mes félicitations, encore une fois ! Toujours, je me suis
méfiée du docteur Broca. Comme d’à peu près tout le
monde, d’ailleurs. Et que vous a-t-il dit, le docteur Broca ?
– Rien que je ne lui aie demandé, et après bien de
l’insistance, encore. Il ne faut pas en vouloir au docteur Bro-
ca. Il ne faut pas m’en vouloir non plus. Ne voyez pas là de
l’indiscrétion. Cela prouve, ne peut prouver qu’une chose :
dès hier tout ce qui vous touchait, vous que je n’avais fait
qu’entrevoir, ne pouvait déjà plus me laisser indifférent.
– Que vous a dit le docteur Broca ?
– Vous tenez à ce que je vous le répète ? Que, vers la fin
de 1908, est parti pour la Tunisie, avec sa femme, un officier
qui s’appelait le capitaine de Lunegarde. Ils laissaient ici leur
petite fille, âgée, je crois, de trois ans.
– Ah ! Et après ?
– M. de Lunegarde, promu commandant dans
l’intervalle, est revenu au bout de deux ans, seul.
– C’est possible. Et puis ?
– On n’a jamais eu de nouvelles, depuis, de Mme de Lu-
negarde.
– Non, jamais ! » dit Élisabeth, comme se parlant à elle-
même.
À demi-voix, elle ajouta :
– 65 –
« Si ! une fois, cependant ! »
Elle avait mis ses mains sur ses yeux. De terribles ins-
tants s’écoulèrent.
« Et puis ? »
Costes se tut.
« Et puis, vous ai-je demandé ? N’avez-vous donc pas
entendu ?
– J’ai entendu. Et puis, c’est tout, Élisabeth. Tout ce que
je sais, du moins. Ne trouvez-vous pas que ce soit suffisant ?
– Oui, fit-elle. Je dirais même trop, s’il s’agissait d’un
autre. Mais c’est de vous qu’il s’agit, vous à qui je me suis
donnée cette nuit.
– Vous le regrettez ?
– Je ne fais jamais rien sans y avoir réfléchi.
– Quelle raison avez-vous eue pour cela ? »
Elle rit.
« Cela vous arrangerait, n’est-ce pas, si je vous répon-
dais que c’est parce que je vous aime ? Mais rassurez-vous !
Nous sommes tenus à plus de sincérité l’un envers l’autre.
Voyons les choses comme elles sont ! En vous disant que je
vous aime, je mentirais. Mais je mentirais tout autant en
vous affirmant le contraire. Qu’un seul fait, un seul, compte
pour vous : ce qui s’est passé. Vous n’avez pas eu trop lieu,
n’est-ce pas, de vous en plaindre ?
– Élisabeth ! balbutia-t-il, désemparé.

– 66 –
– Quoi ?
– Rien ! Ne vous ai-je pas dit, n’avez-vous pas compris
que je n’ai plus désormais qu’un désir, que vous soyez ma
femme ?
– Approchez-vous ! » fit-elle, tout bas.
À l’oreille, elle lui murmura :
« Et moi, ne vous ai-je pas dit, n’avez-vous pas compris
que je ne serai la femme que d’un homme, celui qui arrivera
à m’apprendre ce que ma mère est devenue.
– Et c’est sur moi, fit-il d’une voix morne, c’est sur moi
que vous comptez pour cela ?
– Oui, c’est sur vous ! »
Il frissonna. Elle venait de lui saisir la main. Elle martela,
dardant dans les siens ses yeux splendides :
« Autrement, je n’aurais pas couché avec toi cette nuit. »

Il la regarda, épouvanté. Elle lui sourit.


« Ne te souviens-tu donc de rien ? demanda-t-elle.
– De quoi puis-je me souvenir ?
– De ce que tu as raconté hier, au déjeuner. Si tu savais
à quel drame ton histoire a failli servir de prétexte, oui, à
quel drame ! Le Caire, Alexandrie, à quatre ou cinq heures
d’Ismaïlia ! Le Caire et Alexandrie, les casinos où ma mère a
chanté !

– 67 –
– Votre mère ?
– Oui. Je te l’ai dit que je n’avais jamais eu de nouvelles
d’elle, sauf une fois cependant. L’ignoble vengeance, paraît-
il, de quelqu’un contre qui mon père avait gagné un procès,
et qui a envoyé à sa fille – je venais d’avoir dix-sept ans ! – le
programme du Pavillon Bleu, un établissement de plaisirs
d’Alexandrie, saison 1913-1914, où, parmi les photographies
d’autres malheureuses, il y avait celle de Mlle Janine Dupré,
chanteuse à voix, autrement dit la comtesse Armance de
Lunegarde, la propre mère de ta maîtresse, mon ami. Quand
j’ai montré cette chose affreuse à mon père, quand, en pleu-
rant, je lui ai demandé si c’était vrai, j’ai cru qu’il allait me
tuer. Si tu savais les horribles mots, les blasphèmes qui sont
sortis de la bouche de cet homme de glace le reste du
temps ! La haine, la haine, la haine, je te jure que j’ai appris
alors ce que c’était. Et cette haine-là, ainsi que je viens de te
le dire, je la lui ai retournée sur-le-champ. Le silence que,
depuis sept ans, je n’ai cessé de garder n’a fait que
l’accroître. J’ignore moi-même jusqu’où elle peut aller.
– Ce programme, dit Costes, vous l’avez toujours ?
– Tu t’imagines comme il me l’a laissé ! Mais tu le re-
trouveras, toi ! Pavillon Bleu, Alexandrie, saison 1913-1914.
Et elle aussi, tu la retrouveras, n’est-ce pas ? À moins
que… »
Morne, elle haussa les épaules :
« À moins qu’elle ne soit plus de ce monde, bien enten-
du ! »
Il la regarda, et, avec une douceur qui le laissa lui-même
surpris :
– 68 –
« Élisabeth, je ferai de mon mieux. Mais, dites-moi, si
j’ai bien compris, si je ne vous avais pas appris hier matin
que je m’en allais en Égypte, ce qui s’est passé hier soir
entre nous n’aurait pas eu lieu ? »
Elle eut un geste de lassitude.
« Bien sûr que non ! murmura-t-elle. À quoi bon mentir ?
Oui, à quoi bon ! »
« Et maintenant ? demanda-t-il, après un instant de si-
lence.
– Maintenant, fit-elle, je ne peux que te répéter ce que je
t’ai dit. Je ne me marierai que lorsque je saurai de qui je suis
fille, ce que ma mère est devenue. Mieux que personne, tu as
le moyen de le découvrir, là où tu vas. Que tu m’aimes ainsi
que tu le prétends, tu sais désormais ce qui te reste à faire.
Mon avenir est entre tes mains. Le tien aussi.
– Sauras-tu attendre ? » demanda-t-il.
Elle sourit, lui prit le front, et colla, comme la veille, ses
lèvres aux siennes.
« Je te prie de me le dire, murmura-t-elle. Après ce qui
s’est passé hier, que me reste-t-il à faire d’autre, à présent ? »

Tel fut le traité conclu, telles furent les paroles échan-


gées, le 30 novembre 1929, entre M. Georges Costes, ingé-
nieur en chef des Ponts et Chaussées, et Mlle Claire-Josèphe-
Élisabeth de Lunegarde. La suite de l’histoire que voici n’a
d’autre but que d’établir où cet engagement fut tenu, quand,
et comment.

– 69 –
IV

Approchez-vous ordonna avec un geste large M. de la


Houssaye, approchez-vous et regardez, je vous en prie, cher
monsieur ! Vous avouerez, surtout à cette époque de l’année,
qu’il peut y avoir des panoramas moins agréables à contem-
pler que celui-ci ?
– Je n’ai jamais prétendu le contraire », dit Costes.

On était, effectivement, au début de janvier. Il y avait à


peine quelques jours que Costes était à la tête de ses nou-
velles fonctions. Il avait débarqué le 22 décembre à Port-
Saïd. Son initiation, en raison de l’approche des fêtes avait
commencé par être beaucoup plus mondaine que technique.
Il avait fait les visites de convenance à Ismaïlia et à Port-
Thewfik. La Noël et le premier janvier lui avaient permis de
procéder à une rapide enquête sur les plaisirs du Caire et
d’Alexandrie. Dans cette dernière ville, le cœur battant légè-
rement, il s’était enquis du Pavillon Bleu. Mais
l’établissement de ce nom avait fait de mauvaises affaires et
n’existait plus depuis une dizaine d’années déjà. Soucieux de
ne point attirer l’attention de l’aimable collègue du Canal qui
s’était institué, en la circonstance, son cicérone. Costes
n’avait pas insisté. Il avait remis à plus tard le soin de re-
prendre une enquête qu’il avait juré et qu’il s’était juré de
mener à bien.

– 70 –
Ce n’était donc que ce matin du 4 janvier 1930 qu’il pre-
nait véritablement son service. M. Oscar-Anselme de la
Houssaye, directeur général adjoint des Services administra-
tifs, à qui Costes était particulièrement recommandé, avait, à
cette occasion, revendiqué le privilège de lui faire faire le
tour du propriétaire. Ils étaient partis à l’aube d’Ismaïlia
dans une confortable automobile. Ils se trouvaient mainte-
nant tous les deux sur la terrasse de la « gare » de Geneffé,
au kilomètre 134, au-dessus des Lacs Amers, à huit lieues
environ au nord de Suez.
« Vous avouerez… répéta M. de la Houssaye.
– Oui, murmura pensivement Costes, vous avez raison,
comme c’est beau ! »

On eût dit, sous la lumière irisée d’Orient, un paysage


hollandais. Les moindres accidents de terrain, multipliés par
les mirages, prenaient tout à l’entour des dimensions gigan-
tesques. Une chose qui ressemblait à une énorme pyramide
marron était en train d’avancer avec majesté dans l’immense
étendue rose-perle. M. de la Houssaye indiqua à Costes un
nom que l’employé de service venait de faire surgir sur le ta-
bleau de la navigation.
« Le Narkunda, l’un des plus gros bateaux de la P. O.
Steam. Navigation Co. Cela arrive tout droit de Bombay. Et,
là-bas, loin derrière, cet autre, blanc avec ses deux chemi-
nées carrées, c’est l’Aramis, des Messageries Maritimes, qui
nous apporte des nouvelles de Yokohama. Notre directeur
général adjoint, M. George-Edgar Bonnet, est à bord. Nous

– 71 –
serons, bien entendu, aujourd’hui à Port-Saïd, à temps pour
lui présenter nos devoirs. »
Il ajouta, non sans une nuance de regret :
« Lors de son dernier passage, il avait bien voulu accep-
ter de déjeuner avec nous à Ismaïlia. Cette fois-ci il a mani-
festé le désir de ne pas descendre. Il revient de Saïgon, en
voyage d’études. La traversée l’aura sans doute quelque peu
éprouvé. »

Rien de plus pimpant, de plus coquet, de mieux astiqué


que ces « gares » du Canal. Elles servent à la fois d’entrepôt
pour le matériel, de postes de signalisation, de logements
pour le petit personnel de l’exploitation. Elles se succèdent,
sur la rive ouest, au nombre de seize, environ tous les dix ki-
lomètres par conséquent, puisque la longueur totale du fils
aîné de M. de Lesseps est de cent soixante kilomètres. On y
a, entre autres miracles, réalisé celui d’entourer chacune
d’elles d’une ceinture de fleurs, et cela dans le plus beau dé-
sert de sable qu’il soit possible de concevoir.
Costes exprimant à leur sujet son admiration, M. de la
Houssaye voulut bien reconnaître que ces parterres étaient
dans leur genre quelque chose d’assez réussi.
« Il convient d’ailleurs de ne pas oublier, ajouta-t-il, que,
pour la seule année 1929, nos stations élévatoires ont refou-
lé 3 344 600 mètres cubes d’eau brute, rien que pour
l’arrosage des jardins. Cela met, comme vous voyez, le zin-
nia et la tubéreuse, tout de même, à un assez joli prix. Mais
que ferait-on, sans un peu d’idéal ? »

– 72 –
Ils inspectèrent encore deux gares : celle de Kabred, au
kilomètre 121, et celle de Toussoum. La chaleur s’établissait.
À Toussoum, qui n’est guère à plus de deux lieues d’Ismaïlia,
M. de la Houssaye consulta sa montre :
« Onze heures et demie ! Que voilà, ma foi, une matinée
bien employée ! Si nous rentrions ? Souvenez-vous que nous
déjeunons chez les Colombel, où nous ne pouvons pas nous
permettre d’arriver en retard. Et vous avez peut-être envie
de passer à votre villa auparavant ? »

« Chez les Colombel, où nous n’avons pas le droit


d’arriver en retard ! » Huit jours plus tôt, une telle phrase eût
été de l’hébreu pour Costes. Mais, à présent, il commençait à
se faire à son nouveau milieu. Il était au courant des usages
et coutumes du Canal. Les quelques trois mille fonction-
naires qu’il emploie sont subdivisés en compartiments, en
castes où la hiérarchie est respectée avec une plus que fa-
rouche rigueur. Saluons d’abord la caste administrative, tout
au sommet : c’est la Direction d’Ismaïlia, « reflet apaisé et
plaintif » de la Direction suprême siégeant à Paris, rue
d’Astorg. Vient ensuite la caste technique, avec ses cohortes
d’ingénieurs spécialisés quant à l’outillage, les dragages, les
terrassements, etc. Et puis, enfin, troisième et dernière, c’est
la caste de l’exploitation : chefs du transit, officiers de port
(capitaines au long cours et lieutenants de vaisseau), pilotes,
patrons de remorqueurs et de vedettes. Et nunc erudimini…
M. de la Houssaye, directeur général adjoint des Services
administratifs d’Ismaïlia, appartenait, comme de juste, à la
première de ces castes ; Costes, ingénieur en chef adjoint,
appartenait à la seconde. C’était pourquoi, le Canal, ayant

– 73 –
fait sienne, de nos jours, cette forme de la politesse de plus
en plus délaissée par les rois, ils étaient l’un et l’autre tenus
d’arriver avec une exactitude toute particulière au déjeuner
offert en leur honneur par M. et Mme Eugène Colombel,
M. Colombel n’appartenant, lui, en sa qualité de chef adjoint
du transit, qu’à la troisième et dernière de ces redoutables
catégories.
Réunion tout intime, d’ailleurs. Onze convives, dont huit
invités, le maître et la maîtresse de la maison, ainsi que leurs
filles Gisèle et Jacqueline, âgées de vingt-quatre et vingt-
deux ans, et qui, sous le rapport de la dot, figuraient au
nombre des plus beaux partis du Canal. Bien que le transit,
sur l’échelle des honneurs, n’occupe, ainsi qu’il vient d’être
dit, que le troisième degré, on y a, pécuniairement parlant, la
réputation de ne pas trop y perdre son temps. Jacqueline se
trouvait de ce fait, virtuellement fiancée au jeune comte
Hervé de la Ville-aux-Bois, attaché de seconde classe au
Service du Contentieux (première caste). Quant à Gisèle, qui
affichait des allures indépendantes, elle ne perdait pas une
occasion de proclamer que, le cas échéant, ses préférences
iraient à quelqu’un de plus favorisé que le fiancé de sa sœur
au point de vue de la rapidité d’esprit, dût-il n’appartenir
qu’à la seconde ou même à la troisième caste. À plusieurs
reprises déjà on lui avait fait remarquer que c’était le cas de
M. Costes, le nouvel ingénieur en chef pour les Services des
Terrassements, mais que ce dernier avait trente-huit ans,
c’est-à-dire quatorze ans de plus qu’elle. « Et puis après ?
avait-elle répliqué. On a vu des différences d’âge plus ex-
traordinaires que celle-là ! »
Justement, à ce déjeuner, il était placé à côté d’elle. Elle
l’amusait, avec sa manière cavalière de dire aux gens leurs

– 74 –
vérités. Elle était jolie, comme la plupart des jeunes femmes
et des jeunes filles d’Ismaïlia. Élégante aussi, mais de cette
élégance qui se complaît peut-être un peu trop à afficher ses
titres de noblesse. La robe que portait ce matin-là Gisèle Co-
lombel était charmante, assurément. Mais il eût fallu que
Costes fût sourd pour continuer à ignorer le nom de la
grande maison parisienne où elle avait été achetée. Il ne put
empêcher sa pensée de se reporter à un mois en arrière, et
d’évoquer machinalement une autre robe toute simple, une
robe gris-fer, à larges boutons de métal blanc.

« Ah ! madame, si vous pouviez savoir !…


– Si je pouvais savoir quoi, cher monsieur ? » dit en sou-
riant Mme de Vertumne, à la gauche de qui Costes était assis.
Femme du directeur adjoint du Personnel, Hélène de
Vertumne avait trente-cinq ans environ. Sa réputation de
beauté n’était pas contestée au Canal, non plus qu’au Caire
et à Alexandrie d’ailleurs, où elle se rendait assez fréquem-
ment, escapades que son mari tolérait, mais que la censure
d’Ismaïlia voyait peut-être d’un moins bon œil.
« Si je pouvais savoir quoi ? répéta-t-elle.
– Mon Dieu, fit Costes soudain embarrassé, je voulais
parler du contraste qu’il y a entre le merveilleux climat dont
nous jouissons ici, et le temps qu’il faisait en France, il y a
un mois à peine, quand j’en suis parti. »
Mme de Vertumne eut le bon goût de ne pas faire un sort
à une constatation aussi banale. Elle ne chercha pas davan-
tage à chercher les raisons du silence qui s’établit, durant

– 75 –
quelques instants, entre elle et son voisin. Le souvenir de
Lunegarde, de son morne plateau battu par les vents, n’avait
point cessé, durant les premières semaines de son arrivée,
d’obséder la pensée de Costes. À présent, il était bien obligé
de s’avouer que cette hantise commençait à se relâcher
quelque peu. Il venait de s’en rendre compte à la légère im-
pression de honte provoquée en lui par une phrase qui
n’était tout de même autre chose qu’un petit reniement.
Mme de Vertumne, cependant, haussant légèrement les
épaules, s’était tournée vers son voisin de droite. Celui-ci
n’était autre que M. Gaudaire, agent général des « Message-
ries Maritimes » venu tout exprès d’Alexandrie pour saluer
M. George-Edgar Bonnet, de passage à Port-Saïd sur
l’Aramis.
« Qu’y a-t-il de nouveau dans votre ville, cher mon-
sieur ? On dit merveille de la fête donnée, la semaine der-
nière, à Moharren Bey, par la baronne Félix de Menasce.
Oh ! mais, pardon de vous avoir dérangé ! Vous êtes en
grande conversation avec mon mari, à ce que je vois. Et
vous, qu’est-ce que vous avez ainsi à rire, commandant ? »
Le convive à qui elle s’adressait de la sorte était le capi-
taine de vaisseau de Roquemaure, inspecteur général des
Services de la Navigation.
« Ne vous fâchez pas, chère Hélène ! Je vous appren-
drai, si vous êtes sage, ce dont ces messieurs sont en train
de discuter avec autant de passion. C’est palpitant, beau-
coup plus encore que vous ne pouvez l’imaginer. »
À la tête, vingt ans plus tôt, de la défense mobile de Bi-
zerte, le capitaine de corvette de Roquemaure, en 1908,

– 76 –
grâce à la rapidité et à la précision des mesures ordonnées
par lui, avait eu l’insigne bonheur d’arracher tout entier à la
mort l’équipage du sous-marin Beryl, coulé au milieu du lac
à la suite d’une collision. Sa conduite, durant la guerre de
1914-1918, aux Dardanelles notamment, avait été de même
admirable. Des opinions politiques, qu’il ne manquait pas
une occasion d’afficher, l’avaient empêché d’être promu
contre-amiral. Il y avait dix ans qu’il était au Canal. La situa-
tion morale et matérielle dont il jouissait lui permettait de
supporter allègrement sa disgrâce. Les femmes l’adoraient,
de plus en plus en tout bien tout honneur, malheureusement.
Il était pour elles un ami et un confident incomparable. Il n’y
en avait guère, jeunes ou plus âgées, qu’il n’appelât par leurs
prénoms. Il avait été très aimable pour Costes lors de son ar-
rivée. Ce dernier lui en demeurait profondément reconnais-
sant.
« Ma chère petite, continua-t-il, riant de plus en plus,
dans quel guêpier avez-vous failli vous fourrer ! C’est la sa-
cro-sainte question du tonnage d’après lequel doivent être
calculés les tarifs qui se trouve en jeu entre M. Gaudaire et
votre mari, ni plus ni moins. L’un bataille en faveur de la
tonne de 1 m3 66, l’autre pour la tonne de 1 m3 44, dite
« tonne de Colbert », employée jusqu’en 1873 au Canal. Sai-
sissez-vous, malheureuse enfant, toute l’importance de la
compétition ?
– Je ne bataille pas, cher commandant ! protesta
M. Gaudaire. Je me borne à constater que c’est tout de
même la thèse des Messageries Maritimes qui a triomphé.
Le Congrès tenu à Constantinople, en cette année 1873, n’a-
t-il pas fait accepter, en fin de compte, la tonne anglaise, qui
est de 1,92 m3.

– 77 –
– Je ne vous le fais pas dire ! constata nonchalamment
M. de Vertumne. C’est à une victoire britannique qu’aura
abouti, finalement, l’intransigeance de votre Compagnie.
– Permettez ! je considère comme abusif de prétendre
qu’avoir contribué à obtenir une limitation plus que légitime
des tarifs…
– Voyons, voyons, trancha avec bonhomie M. de Ro-
quemaure, ne pensez-vous pas que la vie soit assez en-
nuyeuse comme cela ? Ayez pitié de ces jeunes femmes, de
ces jeunes filles ! Et puis, c’est de votre faute, ma petite Hé-
lène. Pourquoi ne pas vous être adressée à votre vieux ca-
marade ? M. Gaudaire était certes, la semaine dernière, à
Moharren Bey, chez Rosette de Menasce. Mais, ne vous en
déplaise, j’y étais aussi. Qu’est-ce que vous désirez savoir ?
Comment étaient habillées nos amies ? Rien de plus aisé que
de vous contenter ! En blanc, la maîtresse de maison, ainsi
que sa fille, Claire. En vert-empire, Olga Toriel. En vert éga-
lement, mais un vert un peu plus foncé, Linda Sachs. En
noir, Linda Tuby, à son habitude. Et Eliane Aghion en lilas.
Toutes d’ailleurs, sans mentir, aussi belles les unes que les
autres. Que le dieu des Juifs et des Chrétiens nous donne de
revoir de pareilles soirées ! Mais, vous-même, ma chère en-
fant, lorsque j’y songe, qui est-ce qui, diable ! a pu vous em-
pêcher d’être parmi nous cette nuit-là ? »
Mme de Vertumne eut un sourire plein de négligence.
« Qui ? Mais personne ! Pas mon mari, en tout cas. Je
dois cette justice à Gérard. Il est, à cet égard, d’une compré-
hension !… »

– 78 –
Il y eut un silence. Costes eut l’impression que quelques
regards, ceux de Gisèle et Jacqueline Colombel, par
exemple, s’étaient posés une seconde sur son collègue
M. Just-Michelin, ingénieur en chef des Dragages. Mais ce
ne fut, encore une fois, qu’une impression.
« C’est à six heures, n’est-ce pas, que l’Aramis doit être à
Port-Saïd ? s’enquit M. de la Houssaye, comme on était en
train de se lever de table.
– À six heures ! répondirent MM. de Roquemaure et
Gaudaire, simultanément.
– À merveille ! je considère que notre devoir est d’être
sur le quai au moment où il s’amarrera. M. George-Edgar
Bonnet m’a fait savoir le plaisir qu’il aura à nous recevoir
aussitôt. Personnellement, je gagnerai Port-Saïd en automo-
bile. Ma vedette est à la disposition de ceux d’entre vous,
messieurs, qui préféreront s’y rendre par la voie du Canal.
Sur ce, ayez la bonté de m’accorder, chère madame et amie,
l’autorisation d’aller me reposer quelque peu. Avec des jour-
nées aussi surchargées que celle-ci, je me demande com-
ment nous finissons par arriver à faire face à toutes les obli-
gations qui nous incombent. »
M. de la Houssaye une fois parti, Costes ne tarda pas à
prendre congé lui non plus. Il n’aurait pas été mécontent, si-
non de travailler, du moins de jeter un coup d’œil sur la be-
sogne qui l’attendait le lendemain.
Comme il descendait l’escalier de la véranda, une main
se posa sur son bras. Il se retourna et vit M. de Vertumne.
Celui-ci sourit, d’un sourire qui n’était pas exempt de gravi-
té.

– 79 –
« Puis-je vous demander un service, cher monsieur ?
– Je vous en prie ! » murmura Costes, non sans un peu
d’étonnement.
Il n’avait pas eu, jusqu’à ce jour, beaucoup d’occasions
d’adresser la parole au directeur adjoint du Personnel. Il le
regrettait d’ailleurs, et était prêt à faire de son mieux pour
modifier cet état de choses. La perspective de voir plus sou-
vent Mme de Vertumne n’était pas de celles qui pussent lui
déplaire.
« Vous rentrez chez vous ? reprit M. de Vertumne.
M’autorisez-vous à vous accompagner ?
– Comment donc ! »
Costes habitait à une centaine de mètres. Les deux
hommes s’engagèrent dans une allée toute fleurie d’hibiscus
pourpres et de flamboyants.
« Vous serez tout à l’heure sur l’Aramis, à la réception
offerte en l’honneur de M. George-Edgar Bonnet, n’est-ce
pas ? interrogea, à brûle-pourpoint, M. de Vertumne.
– Plaît-il ? Oui, bien sûr, j’y serai.
– Il ne me sera pas possible d’y être, moi. »
À quoi pouvait rimer pareille conversation ? Costes re-
garda son interlocuteur à la dérobée. Sans savoir pourquoi, il
évoqua le souvenir du commandant de Lunegarde. M. de
Vertumne était très calme. Il avait toujours son même sou-
rire, à la fois ironique et distant.

– 80 –
« Je n’y serai pas, poursuivit-il. En revanche, le sous-
directeur du Contentieux de la Compagnie, mon ami
M. Geoffroy d’Albans, s’y trouvera. Vous êtes dans les meil-
leurs termes avec M. Geoffroy d’Albans ?
– N’étant que depuis quinze jours à peine au Canal, je
n’ai eu qu’assez peu de rapports avec M. Geoffroy d’Albans.
Mais ces rapports ont toujours été excellents.
– C’est ce que m’a dit M. Geoffroy d’Albans. Vous ne
voyez donc aucun inconvénient à ce que ce soit lui qui vous
mette au courant du service qu’il m’a conseillé de solliciter
de vous. J’espère que vous ne verrez pas de difficulté à me le
rendre. De moi-même, je n’aurais peut-être pas osé… »
Parlant ainsi, ils avaient atteint la grille de la villa de
Costes. Incapable de soupçonner de quoi il pouvait s’agir,
celui-ci se borna à bredouiller quelques mots
d’acquiescement poli. M. de Vertumne le quitta en lui ayant
serré la main.

Il allait être bientôt quatre heures. À cinq heures, M. de


la Houssaye, qui avait offert à Costes de l’emmener à Port-
Saïd, serait là avec son automobile. Il restait à l’ingénieur
tout juste la possibilité de jeter un rapide coup d’œil sur
quelques-uns des dossiers qu’il avait emportés la veille de
son bureau, avec l’espoir d’un peu travailler. Ensuite, de six
heures à sept, ce serait la réception à bord de l’Aramis, puis
le retour à Ismaïlia, pour passer au galop un smoking. À neuf
heures, il y avait, en effet, grand dîner chez le baron Philippe

– 81 –
Exbrayat, directeur général des Services administratifs.
C’était la première fois que Costes se trouvait convié à la
table de ce tout-puissant personnage. Rien que l’idée d’y ar-
river en retard lui faisait courir de petits frissons dans le dos.
Il travailla mal. Il n’aimait pas entreprendre une tâche
sérieuse lorsqu’il n’avait que peu de temps à lui consacrer.
Or, celle qu’il avait présentement à étudier n’était autre que
la fameuse question des perrés, ou revêtements des berges
du Canal. « On mesure l’importance financière de ce pro-
blème, a écrit excellemment à ce sujet M. de Rouville, ins-
pecteur général des Ponts et Chaussées, en se rappelant, que
sur 120 kilomètres, le Canal comporte sur chacune de ses
rives un perré ou revêtement de berge, soit 240 kilomètres
en tout, et que le perré de la rive d’Asie a dû être plusieurs
fois reculé pour les élargissements successifs de la voie
d’eau… »
Professeur de Costes, et devenu par la suite son ami,
M. de Rouville, deux mois auparavant, lorsque ce dernier
avait quitté Paris, n’avait pas manqué de lui signaler la com-
plexité du problème, l’une des plus graves préoccupations
techniques et pécuniaires du Service des Travaux de la
Compagnie. Personnellement, M. de Rouville préconisait,
pour l’entretien des dits revêtements, un système d’addition
de salferricite, à raison de 25 p. 100 du poids du ciment, ou
de 40 kilos par mètre cube de béton.
Pour sa part, Costes, plus empirique, était d’avis de re-
courir au vieux procédé qui consiste à réparer l’action des
fuites de sable par simple injection d’un lait de ciment à la
lance, en attendant que pût être instaurée la méthode qu’il
jugeait préférable à toutes : la création de parois à base de

– 82 –
produits bitumineux, plus ou moins incorporés aux liants, et
générateurs d’une croûte de protection naturelle hydrocar-
burée. Là était l’avenir, tout l’avenir, d’après lui. Mais sa
foncière honnêteté d’esprit l’obligeait à reconnaître qu’il
n’était pas en mesure de formuler, pour l’instant du moins,
une conclusion définitive.
Très vite d’ailleurs, en dépit de l’ampleur des intérêts en
jeu, et justement à cause de cette ampleur, Costes, remisant
notes et documents, préféra abandonner la partie. Autant ne
pas insister, n’est-ce-pas, alors qu’on se sent si peu en état
de faire de bonne besogne ! Force lui était bien de constater
que tel était son cas aujourd’hui. Il était distrait, et à cette
distraction venait s’ajouter une certaine nuance
d’inquiétude. Qu’est-ce que pouvait avoir à lui demander
M. de Vertumne ? Et puis, pourquoi, à propos de celui-ci,
s’était-il mis soudain à songer à M. de Lunegarde ? Qu’y
avait-il de commun entre eux deux ? Rien du tout ; absolu-
ment rien, à la réflexion.
Tout cela n’était pas clair, néanmoins. Enfin, qui vivrait
verrait. Costes haussa les épaules, et, ayant sonné son
maître d’hôtel barbarin, il se commanda un whisky.

Dans la rade de Port-Saïd violette et rose, toute parfu-


mée d’aromates et d’encens, était en train de manœuvrer un
Aramis crépusculaire. Sa coque blanche s’assombrissait
quand il vint s’ancrer devant le dock des « Messageries Ma-
ritimes », tandis que s’allumaient simultanément la Voie lac-
tée et les enseignes de publicité au néon. Le premier, le ba-
ron Exbrayat s’engagea, au flanc du paquebot, dans
l’escalier qui conduisait à la coupée des premières classes. Il
– 83 –
était suivi par M. de la Houssaye, puis par les trente-cinq ou
quarante dignitaires habilités hiérarchiquement à venir offrir
leurs hommages au représentant de l’Olympe de la rue
d’Astorg.
Sur le quai, au moment de monter à bord, Costes avait
aperçu M. Geoffroy d’Albans. Celui-ci lui avait adressé un
petit sourire entendu.
« Nous avons à causer. Vous êtes au courant, n’est-ce
pas ?
– Oui ! C’est-à-dire non ! De quoi s’agit-il ?
– Tout à l’heure. Nous trouverons bien là-haut le moyen
d’avoir quelques instants d’entretien. »

M. George-Edgar Bonnet attendait ses visiteurs au fu-


moir de l’Aramis, discrètement laissé à sa disposition, à
l’instigation de M. Gaudaire, par le commandant. Le baron
Exbrayat lui nomma successivement les délégués des prin-
cipaux services du Canal. Le directeur général adjoint les
connaissait à peu près tous. Il eut pour chacun le mot qu’il
fallait, celui qui complimente, tout ensemble, et qui encou-
rage. Puis, à grands traits, en termes choisis, il esquissa un
exposé de ce que la Compagnie et le pays, dont les intérêts
n’avaient jamais été aussi confondus, étaient en droit
d’attendre du labeur collectif et de l’effort individuel. Allocu-
tion très simple et très élevée à la fois, et où la hauteur de
vues n’excluait en rien la cordialité.
Profitant des conversations particulières qui étaient en
train de se nouer, M. Geoffroy d’Albans avait fait signe à

– 84 –
Costes. Sortant du bar, ils vinrent s’accouder à la balustrade
de la coursive. Sous les fanaux et les projecteurs, on aperce-
vait les vedettes de la Santé et de la Douane égyptienne,
acajou et cuivre, virevoltant sur l’eau luisante de la rade,
comme d’énormes hannetons mordorés.
« Nous sommes bien d’accord ? dit à mi-voix
M. Geoffroy d’Albans.
– D’accord sur quoi ? fit Costes de même. Puisque je
vous répète que je ne sais rien !…
– Comment ? M. de Vertumne ne vous a pas prévenu
qu’il comptait sur vous pour l’assister…
– L’assister en quoi ?
– Dans la demande d’explications qu’il nous charge
d’exiger en son nom de M. Just-Michelin.
– Une demande d’explications ? De M. Just-Michelin ?
Un duel, alors ?
– Oui, si vous tenez absolument à donner aux choses
leur dénomination exacte.
– Qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ? Ils déjeu-
naient aujourd’hui tous deux chez M. Colombel !
– Et puis après ? M. Colombel n’est pas obligé de savoir,
d’avoir l’air de savoir, du moins. De tout le Canal, laissez-
moi vous dire, en tout cas, que vous êtes l’un des rares à
ignorer… C’est peut-être d’ailleurs pour cela que M. de Ver-
tumne a fait appel à vous. De toute façon, il vous est difficile
de vous récuser. Vous n’avez aucune raison d’être désa-
gréable à M. de Vertumne.

– 85 –
– Ni à M. Just-Michelin non plus. Je les connais aussi
peu l’un que l’autre.
– M. Just-Michelin ne vous en voudra pas. C’est un ga-
lant homme. Il lui sera aisé de trouver deux amis pour le re-
présenter lui aussi.
– Je ne songe en aucune façon à me dérober, dit Costes,
que cette aventure ennuyait au fond prodigieusement. Mais,
nouveau au Canal comme je le suis, je ne voudrais pas avoir
l’air de commencer par me mêler de ce qui ne me regarde
pas. Et mes chefs ? Pouvez-vous me garantir qu’ils ne pren-
dront pas ombrage de cette affaire ?
– Ils vous en sauront gré, au contraire, croyez-moi. Le
fait que vous n’êtes arrivé que récemment parmi nous vous
place en quelque sorte au-dessus de la mêlée. Vous êtes la
meilleure garantie de la pondération avec laquelle vont être
conduits les pourparlers qui nous sont confiés.
– Soit, j’accepte, puisque vous estimez que je ne peux
faire autrement. Puis-je à présent vous demander la nature
du différend qui oppose notre client et M. Just-Michelin ?
– C’est la moindre des choses, dit M. Geoffroy d’Albans.
Soyez sans crainte à ce sujet : ce différend est de caractère
exclusivement professionnel.
– J’aime autant cela. Et sur quoi porte-t-il, en subs-
tance ?
– Sur le nombre des bouées lumineuses employées pour
la signalisation du Canal. Ces bouées sont mouillées sur
l’accore des talus par fonds de 7 m 50. Elles encadrent
mieux la partie navigable que ne le feraient des feux de

– 86 –
rives. Elles sont distantes de 1 000 mètres dans les aligne-
ments droits à berges visibles ; de 500 mètres dans les por-
tions droites à berges sous-marines ; de 300 à 200 mètres
dans les courbes. Je présume que vous n’ignorez pas ces dé-
tails.
– Je ne les ignore pas, effectivement. Et alors ?
– Et alors, il n’y a qu’un petit malheur : c’est le prix de
revient relativement élevé de ces bouées : 1 500 francs la
pièce, environ.
– J’avoue que je continue à ne pas saisir…
– Je vais vous y aider, en très peu de mots. Sachez donc
que M. Just-Michelin est partisan d’une augmentation du
nombre de ces bouées, tout au moins dans les courbes, tan-
dis que M. de Vertumne, au contraire… »
Costes eut comme l’impression que son interlocuteur se
moquait de lui. Il le regarda légèrement de travers.
« Et c’est une divergence d’opinion de cet ordre que ces
messieurs jugent de nature à engager leur honneur ? deman-
da-t-il.
– Peste ! se récria M. Geoffroy d’Albans. Qu’est-ce qu’il
vous faut ? Vous faites bon marché des deniers de la Com-
pagnie. 1 500 francs par bouée, je vous le répète. Vous
n’avez dès lors qu’à vous donner la peine de calculer…
– Je ne me donnerai certainement pas cette peine, fit
Costes qui commençait à prendre la mouche. Vous pouvez
me raconter tout ce que vous voudrez. Je n’en persiste pas
moins à ne pas comprendre ce que peuvent à voir là-dedans

– 87 –
le Service des Dragages dont est chargé M. Just-Michelin et
la Direction administrative générale à laquelle est adjoint
M. de Vertumne. »
M. Geoffroy d’Albans sourit.
« Allons, allons ! fit-il en posant un doigt sur ses lèvres.
Ne vous fâchez pas. N’essayez pas de me faire croire que
vous n’avez pas compris aussitôt…
– Compris quoi ? Puisque je vous affirme…
– Chut ! Plus bas, je vous en supplie. Vraiment, n’avez-
vous pas tout de suite deviné que les bouées ne sont qu’un
prétexte, que c’est en réalité de Mme de Vertumne qu’il
s’agit.
– De Mme de Vertumne ? répéta Costes, un peu abasour-
di tout de même. Vous m’en direz tant ! Excusez-moi. Bien
sûr, alors, oui, je comprends. »
Certains détails du déjeuner chez les Colombel venaient
de resurgir brusquement dans sa mémoire. Il se souvenait en
particulier de la façon dont les regards, à un moment donné,
s’étaient dirigés vers son collègue du Service des Dragages.
« Donc, d’après vous, murmura-t-il, M. Just-Michelin se-
rait… »
M. Geoffroy d’Albans eut un geste choqué.
« Je n’ai jamais prétendu une chose pareille, dit-il. Nous
n’avons d’ailleurs pas à nous immiscer dans les véritables
motifs de ce débat. L’essentiel est que la réputation d’une
honnête femme continue à ne pas être mise en cause. Con-
tentons-nous de l’explication qui nous est offerte, et faisons

– 88 –
en sorte que l’opinion s’en contente également. Êtes-vous
d’accord avec moi là-dessus ?
– Il faut bien.
– À merveille. Je téléphonerai tout à l’heure à M. de Ver-
tumne pour l’en aviser. Nous allons, d’autre part, faire porter
à M. Just-Michelin une lettre le priant de nous mettre en
rapports avec deux de ses amis. J’ai préparé la lettre en
question. La voici. Voulez-vous être assez bon pour y jeter
un coup d’œil, et la signer, si elle vous agrée. »
Ils se quittèrent. Costes ne regagna pas tout de suite le
fumoir. Il avait besoin de respirer, de réfléchir, d’être seul
enfin.

Le firmament de velours sombre apparaissait tout clouté


d’argent. Perpendiculaire, une rue éclairée violemment s’en
venait aboutir au quai. Elle grouillait d’une étrange et multi-
colore population d’où montaient des appels et des jurons
dans tous les idiomes de la terre. Et le nasillement obscène
et plaintif de gramophones innombrables se superposait à ce
tohu-bohu.
À quoi Costes pouvait-il songer, parmi pareil déchaîne-
ment de cris et de lumières, sinon à la brièveté, à la diversité
des spectacles dont est faite notre misérable vie ? Il y avait
cinq semaines tout au plus, c’était un morose paysage de té-
nèbres et de neige qui s’offrait à lui. Il devait en prendre son
parti, ce paysage-là, plus il s’efforcerait de l’oublier, plus il
sentirait grandir en lui la certitude de n’y pouvoir jamais ré-
ussir. Et, soudain, il frissonna longuement. Au milieu de
toutes ces ombres qui allaient, venaient, gesticulaient, il eut
– 89 –
l’impression d’être encore plus seul qu’en ce pâle matin dé-
solé, parmi les stèles renversées du blême cimetière de Lu-
negarde. Et voici que, simultanément, une main se posa sur
son bras, avec la force à la fois dure et impérative de celles
qui ont à nous rappeler un serment.
« Je me demandais où vous pouviez bien être passé,
cher ami. »
Costes eut un soupir de soulagement. Il venait de re-
connaître M. de la Houssaye.
« Il va être l’heure de nous retirer. Le baron Exbrayat est
déjà parti. »

Dans le fumoir, M. George-Edgar Bonnet, avec une


courtoisie un peu lasse, serrait quelques mains, prenait con-
gé de trois ou quatre retardataires, de pauvres diables en
mal d’avancement, sans doute, qui souriaient de façon
presque douloureuse, et qui se regardaient entre eux haineu-
sement.
M. de la Houssaye les désigna à Costes avec un dédain
apitoyé :
« Ils sont tous mariés, bien entendu. Ce sont leurs
femmes qui ont dû leur faire jurer, comme de juste, de ne
pas quitter le bord avant d’avoir obtenu de notre directeur
général un instant de tête-à-tête. Chacun de ces malheureux
est persuadé, dur comme fer, que son avenir en dépend.
Mais j’aperçois en bas, sur le quai, mon chauffeur qui donne
des signes d’impatience. Il a raison. Encore une fois, nous
n’avons que le temps !… »

– 90 –
L’instant d’après, l’automobile, à toute vitesse, les em-
portait, sur la route longeant le Canal, à travers la nuit par-
fumée et noire.
M. de la Houssaye allongea ses jambes, confortable-
ment, et alluma une cigarette à la petite lampe d’amiante.
« On dira ce que l’on voudra, constata-t-il avec une sa-
tisfaction mal dissimulée, voilà tout de même une journée
bien remplie. Désormais, n’est-ce pas, cher ami, vous ne se-
rez plus en peine de répondre, si plus tard vous entendez ra-
conter devant vous qu’au Canal on vole son argent ? »

– 91 –
V

Le lendemain, à peine arrivé à son bureau, Costes eut un


coup de téléphone de M. Geoffroy d’Albans. Celui-ci venait
de recevoir, en réponse à la sienne, une lettre de M. Just-
Michelin l’informant que les deux amis qu’il chargeait de ses
intérêts étaient M. de Saint-Guirec, ingénieur du Service des
Eaux, et M. Lafontan, directeur des Ateliers et du Magasin
général de Port-Fouad. Ces messieurs étant mariés,
M. Geoffroy d’Albans, dont c’était le cas également, deman-
dait à Costes s’il ne verrait pas d’inconvénient à ce que ce
fût chez lui que se tînt leur première réunion, et cela le plus
tôt possible, en fin de matinée s’il le voulait bien.
Costes, que cette aventure continuait à agacer au-delà
de toute expression, fut sur le point de ne pas accéder à ce
désir. Mais les témoins choisis par M. Just-Michelin se trou-
vaient être des collègues avec lesquels il entretenait de très
bons rapports. Donc, il dit oui, une fois de plus.
Le rendez-vous était fixé pour onze heures et demie. Il
quitta son travail de façon à arriver le premier à sa villa. En
chemin, il rencontra Mme de Vertumne. Elle revenait de jouer
au tennis. Jamais elle ne lui avait paru aussi jolie. Au salut
un peu timide et emprunté qu’il lui adressa, elle répondit par
un sourire où il crut bien discerner de l’ironie. Assurément,
elle n’était point sans soupçonner quelque chose du rôle
qu’il avait accepté de jouer auprès de son mari. Qui avait pu
l’en avertir ? M. Just-Michelin ? M. de Vertumne ? Aucun
des deux ? Les deux, peut-être ? Subitement, il se mit à les

– 92 –
détester l’un et l’autre. Ce ne serait pas sur lui qu’il allait fal-
loir compter pour que leur rencontre fût un de ces duels d’où
les adversaires se tirent sans une égratignure, et qui laissent
ceux qui les assistent toujours plus ou moins ridiculisés.
Raisonnant ainsi, il se retourna, presque malgré lui, pour
essayer d’apercevoir une dernière fois Mme de Vertumne.
Elle était déjà loin. Une seconde, il éprouva la tentation de
courir après elle, de lui dire… n’importe quoi, mon Dieu ! en
tout cas qu’il n’était point dupe de cette ridicule histoire de
bouées. Puis, il pensa que ce ne serait point très correct de
sa part. Plus tard, on verrait. Ce serait une excellente entrée
en matière, le meilleur des tours à donner aux relations qu’il
pouvait espérer nouer avec elle, à la première occasion qui
se présenterait.

Édifiée trois ou quatre années auparavant sur les plans


de M. Paul Albert, architecte en chef de la Compagnie, la vil-
la de Costes était l’une des plus réussies d’Ismaïlia. Un vaste
jardin l’entourait, étoilé en toutes saisons de larges fleurs
violettes et blanches, avec d’ombreuses allées traversées de
cicindèles le jour et de lucioles la nuit. Il y avait aussi une
vasque octogonale débordant d’une lourde eau verte, dans
laquelle d’énormes poissons rouges flottaient, suspendus,
immobiles, comme confits.
Costes fit préparer le whisky sous la véranda. Il ordonna
aussi d’apporter une table et du papier, en prévision du pro-
cès-verbal que, de toute manière, il y aurait lieu de dresser.
À onze heures et demie, très exactement, MM. Lafontan
et de Saint-Guirec furent là. On conversa, ainsi qu’il con-

– 93 –
vient, de choses et d’autres, en attendant M. Geoffroy
d’Albans. Celui-ci arriva avec cinq minutes d’un retard dont
il tint immédiatement à s’excuser.
« La faute, dit-il aux témoins de M. Just-Michelin, ne
m’en est pas tout à fait imputable. Vous m’avez chargé,
messieurs, de joindre le commandant de Roquemaure. Le
commandant de Roquemaure n’était pas chez lui quand je
l’ai appelé au téléphone. J’ai fini par réussir à le trouver. Il a
accepté de fort bonne grâce la mission que nous nous
sommes proposé, le cas échéant, de lui confier. Il sera ici
vers midi. Nous aurons eu, en l’attendant, le temps de cau-
ser, d’examiner les diverses solutions qu’une affaire de ce
genre comporte.
– Le commandant de Roquemaure ? » interrogea Coste.
M. Geoffroy d’Albans lui adressa un léger signe de tête.
« Excusez-moi, je vous expliquerai, dit-il. C’est une déci-
sion, d’accord avec ces messieurs, que je me suis permis de
prendre, pour gagner du temps, persuadé que vous la ratifie-
riez. »

Des pourparlers de cet ordre, entre hommes dignes de


ce nom, ont pour habitude d’être menés avec toute la rapidi-
té et toute la galanterie qu’il convient. À l’unanimité, on
commença par reconnaître la qualité d’offensé à M. de Ver-
tumne. M. Geoffroy d’Albans prit alors la parole.
« Messieurs, dit-il, je n’insisterai pas sur la gravité du
différend qui oppose entre eux nos clients. Nous nous de-
vons, néanmoins, de constater qu’il est de nature essentiel-

– 94 –
lement technique ; il ne saurait, par conséquent, entacher
leur honneur, en quoi que ce soit.
– Juste, très juste ! opinèrent ensemble MM. de Saint-
Guirec et Lafontan.
– Tenant compte de cette considération, poursuivit
M. Geoffroy d’Albans, c’est donc d’abord sur le principe
même de l’opportunité d’une rencontre que nous avons à
nous prononcer.
– En ce qui me concerne, j’avoue que cette opportunité
est loin de m’apparaître, déclara M. Lafontan.
– Permettez ! fit M. de Saint-Guirec. Sans rien préjuger,
j’estime cependant, pour ma part… »
M. Geoffroy d’Albans étendit la main :
« Je suis de l’avis de M. Lafontan. Je ne crois point tra-
hir un secret en vous confiant que les instructions de mon
client sont formelles. Elles concluent à la nécessité d’une
rencontre, une rencontre avec des conditions de combat plu-
tôt dures, sévères même. Mais enfin, nous avons, M. Costes
et moi, notre mot à dire, et nous ne doutons pas que notre
client ne se range, en fin de compte, à nos conclusions.
Donc, si M. Lafontan d’un côté, nous deux de l’autre, nous
émettons l’opinion qu’il n’y a pas lieu à rencontre, j’ai la
conviction que M. de Saint-Guirec lui aussi, s’inclinant de-
vant la majorité… Mais je vous demande pardon, vous avez
une observation à présenter, monsieur Costes ? »
Celui-ci, en effet, venait à son tour de lever la main.

– 95 –
« Oui, fit-il, je le crois, du moins. Si, comme j’en ai
l’impression, M. de Saint-Guirec est d’avis que l’on ne peut
pas exclure, de prime abord, toute hypothèse de rencontre,
eh bien, alors, messieurs, je dirai que je suis moi-même éga-
lement de cet avis, et que la majorité dont vient de parler
M. Geoffroy d’Albans n’existe plus. M. Geoffroy d’Albans
vous a appris qu’une réparation des plus strictes était récla-
mée par notre client. Pourriez-vous nous faire connaître,
messieurs, les instructions que vous tenez du vôtre ? »
M. de Saint-Guirec se tut. Ce fut M. Lafontan qui répon-
dit sur un ton un peu gourmé :
« M. Just-Michelin se tient à l’entière disposition de
M. de Vertumne, monsieur.
– À la bonne heure ! fit Costes, qui ne parvenait que mal
à dissimuler son triomphe. Qu’en pensez-vous ? Il me paraît
difficile, dans ces conditions… »
M. Geoffroy d’Albans lui lança un coup d’œil chargé de
reproche.
« Croyez-bien, commença-t-il, messieurs, que je ne
songe pas un seul instant à revenir sur ce que j’ai dit. Les
instructions de notre client sont dures, sévères même. Je
n’en persiste pas moins à être convaincu que nous avons
plus que le droit, le devoir, dirai-je, d’apprécier la valeur de
griefs qui vont peut-être amener deux hommes estimables
autant l’un que l’autre à se couper la gorge. De ce point de
vue, sans méconnaître l’importance de ce problème des
bouées, mon Dieu, je ne vous cacherai pas…
– Ah ! fit Costes avec un petit ricanement, trêve de plai-
santerie, n’est-ce pas ? Si j’osais risquer une expression aussi
– 96 –
hardie, je dirais, messieurs, ne trouvez-vous point ? que le
problème des bouées a bon dos ! »
Il y eut un silence. Les témoins de M. Just-Michelin se
regardèrent. Puis, ils regardèrent M. Geoffroy d’Albans.
« Il serait peut-être bon, d’abord, messieurs, que vous
vous missiez d’accord tous les deux », dit poliment M. de
Saint-Guirec.
M. Geoffroy d’Albans frappa nerveusement sur la table :
« Il ne saurait être question, soyez-en certains, de désu-
nion entre les témoins de M. de Vertumne. Puisque vous le
souhaitez, puisque M. Costes, en tout cas, paraît tant y tenir,
soyez rassurés : il y aura rencontre, messieurs ! »

On était, il y a lieu de le redire, entre gens de bonne


compagnie. Le calme, compromis un instant, revint presque
aussitôt. Il était complet lorsque furent mises sur le tapis les
conditions d’une rencontre reconnue désormais inévitable.
M. de Vertumne déclarait faire choix de l’épée, mais ne
s’opposait point à l’emploi du pistolet, au cas où M. Just-
Michelin manifesterait une préférence pour cette arme. Les
témoins de ce dernier se bornèrent à répéter que leur client
leur avait d’avance donné mandat d’accepter les conditions
de son adversaire.
« Toutefois, crut devoir ajouter M. de Saint-Guirec,
n’êtes-vous pas d’avis, messieurs, avant d’arrêter définiti-
vement lesdites conditions, d’attendre l’arrivée du comman-
dant de Roquemaure. Autant et plus que nous, il a à parler,

– 97 –
me semble-t-il ? Il est déjà midi. Il ne peut plus tarder à être
là.
– Le commandant de Roquemaure ? répéta Costes.
– C’est vrai ! intervint M. Geoffroy d’Albans, d’une voix
un peu aigre. Vous n’êtes pas au courant. Pardonnez-moi de
n’avoir point eu encore le temps de vous y mettre. MM. de
Saint-Guirec et Lafontan m’ont, ce matin, au téléphone, prié
de solliciter le concours du commandant de Roquemaure
pour le cas où une rencontre entre MM. de Vertumne et
Just-Michelin serait décidée. Il a, en ces sortes d’affaires,
une expérience que personne ne songe à lui contester au
Canal. Jusqu’au dernier moment, j’ai pu conserver l’espoir
que nous pourrions nous passer de ses bons offices. Vous
voudrez bien reconnaître, messieurs, vous, monsieur Costes,
surtout, que ce n’est point ma faute si nous nous trouvons,
présentement, dans l’obligation d’y avoir recours.
– Ne récriminons pas ! Ce qui est fait est fait, dit
M. Lafontan avec philosophie. Quoi qu’il arrive, ce ne sera,
j’en suis sûr, ni à M. de Vertumne, ni à M. Just-Michelin que
viendra l’idée de nous adresser le moindre reproche. Ils
avaient d’avance la certitude que nous agirions pour le
mieux. La meilleure preuve de notre bonne volonté, en tout
cas, ne la leur aurons-nous pas donnée en confiant la direc-
tion de cette rencontre à M. de Roquemaure ?
– Sans doute ! » dit M. de Saint-Guirec.
Et il eut un sourire qui n’échappa ni à M. Geoffroy
d’Albans, ni à Costes.
« Avez-vous à dire quelque chose, à présent, contre le
choix du commandant de Roquemaure ? demanda le pre-
– 98 –
mier, non sans âpreté. Vous étiez d’accord avec nous, il y a
deux heures, pour faire appel à lui. Vraiment, je voudrais
bien que, dans cette histoire, chacun consentît à prendre ses
responsabilités. »
M. de Saint-Guirec secoua la tête.
« Vous vous méprenez, cher monsieur. Ne me faites pas
dire ce que je n’ai pas dit. Nul plus que moi n’a d’estime et
de sympathie pour M. de Roquemaure. Mais, aussi bien que
moi, également, vous savez que la conception qu’il se fait
des affaires d’honneur l’a empêché et l’empêchera toujours
de considérer des rencontres du genre de celle que nous al-
lons le prier de diriger comme d’assez avilissantes parodies,
de vains simulacres de combat. La certitude que l’on peut
avoir avec lui, c’est que les épées, à peine liées, ne seront
pas séparées à tout bout de champ, que chaque pistolet sera
pourvu de sa charge de poudre exacte et dûment contrôlée.
Aussi, les résultats ont été ceux que vous connaissez. Depuis
dix ans environ qu’il est au Canal, les quatre duels qui y ont
eu lieu durant cette période ont tous été dirigés par le com-
mandant de Roquemaure. Aucune de ces rencontres ne s’est
terminée sans blessure. Deux de ces blessures ont même été
graves, souvenez-vous bien. Et, peut-être, n’êtes-vous pas
sans avoir entendu dire qu’il y a une vingtaine d’années, en
Tunisie, où il servait comme capitaine de corvette, un com-
bat qu’il avait pareillement accepté de diriger… »
M. Lafontan eut un geste affirmatif.
« Oui, dit-il, c’est la vérité. Le combat dont vous voulez
parler se termina par la mort de l’un des deux adversaires.

– 99 –
– Il y a une vingtaine d’années ? En Tunisie ? demanda
Costes.
– Chut ! fit M. de Saint-Guirec. Inutile d’ajouter que c’est
là, paraît-il, un souvenir que M. de Roquemaure ne tient
guère à s’entendre rappeler. Mais le voici ! Arrangeons-nous
pour éviter tout ce qui pourrait paraître y faire allusion, dans
l’entretien que nous allons avoir avec lui. »

Contournant par le jardin la partie droite de la villa,


M. de Roquemaure arrivait, en effet. Il gravit d’un pas alerte
les degrés de la véranda, serra les mains qu’on lui tendait. À
Costes, il dit :
« Eh bien, les choses n’auront pas traîné, n’est-ce pas,
depuis le déjeuner d’hier, chez les Colombel, où nous nous
trouvions précisément avec ces messieurs ? »
Plus qu’il ne le laissa voir d’ailleurs, il devait être instruit
de la situation véritable. M. Geoffroy d’Albans tenant pour la
forme à le mettre au courant de l’histoire des bouées, il lui fit
comprendre sans ambages que c’étaient là des détails aux-
quels il n’avait aucune raison de s’intéresser.
« Vous avez conclu, messieurs, à la nécessité d’une ren-
contre, acheva-t-il. Arrêtons-en les modalités. Le reste ne me
regarde pas. »
Costes, tout le temps qu’il parla, ne perdit pas un seul de
ses mots ni de ses gestes. La voix de M. de Roquemaure
était brève, martelée. Mais elle avait quelque chose de durci
artificiellement ; de même, il passait par moment dans son
regard une lueur d’une douceur presque féminine, qui con-

– 100 –
trastait de bizarre façon avec l’austérité et la rudesse des
traits.
Il eut comme un soupir de satisfaction en apprenant que
l’arme choisie par M. de Vertumne était l’épée :
« Tant mieux ! Parce qu’avec le pistolet, vous savez, on
ne peut jamais rien garantir, si les choses sont faites comme
elles doivent l’être. Arrêt du combat uniquement lorsque l’un
des deux adversaires se reconnaîtra lui-même incapable de
continuer ? Si vous voulez. Le terrain perdu ne sera pas ren-
du ? À votre aise. Mon devoir toutefois est de vous signaler
qu’il y a là un ensemble de conditions de nature à détermi-
ner une rencontre plutôt sérieuse. Qu’en disent les témoins
de M. Just-Michelin ? »
MM. Lafontan et de Saint-Guirec se bornèrent à répéter
qu’ils avaient mandat d’accepter, quelles qu’elles fussent, les
exigences des témoins de M. de Vertumne.
« Cela vous regarde, messieurs ! Il ne nous reste donc
plus qu’à fixer la date et le lieu de la rencontre. Pour la date,
le plus tôt possible, hein ? ne fut-ce que pour éviter les
commérages et les indiscrétions. Que diriez-vous de demain
matin, sept heures et demie ? Bon ! adopté ! Quant à
l’endroit. Eh ! mon Dieu, pourquoi pas ici ? Monsieur Costes,
y verrez-vous un inconvénient ?
– Aucun, en vérité ! répondit Costes qui n’avait jamais
tant menti de sa vie.
– Bravo ! Il est parfaitement admis qu’une rencontre ait
lieu chez un des témoins. Et le jardin que voici me semble
convenir à merveille. J’aperçois là-bas, sous ces beaux
arbres, une allée qui m’a l’air d’avoir été tracée tout exprès.
– 101 –
Sans perdre une minute, messieurs, ne voulez-vous pas que
nous allions nous en rendre compte ? »
Encadré par MM. de Saint-Guirec et Geoffroy d’Albans,
il se mit en devoir de descendre l’escalier de la véranda.
Costes et M. de Lafontan suivaient.
« Eh bien, voilà une affaire menée rondement ! constata
le second, pour dire quelque chose.
– En effet ! » fit Costes, qui paraissait rêveur.
À demi-voix il demanda :
« N’avez-vous pas remarqué une chose ?
– Laquelle ?
– La satisfaction de M. de Roquemaure, quand il a ap-
pris que c’était à l’épée que le combat allait avoir lieu. On
eût dit qu’il s’en trouvait soulagé !
– C’est possible, dit M. Lafontan. J’avoue n’avoir pas fait
attention.
– Si ! Si ! j’ai fait attention, moi ! Et savez-vous alors ce
que j’ai pensé ?
– Quoi ?
– Que le fameux duel, vous savez, il y a une vingtaine
d’années, en Tunisie, eh bien, je me suis dit que ce duel-là a
sûrement dû être livré au pistolet.
– C’est encore possible », dit poliment M. Lafontan.
Il ne voyait que de moins en moins où son interlocuteur
pouvait bien vouloir en venir. À tout hasard, il ajouta :
– 102 –
« Si vous voulez, nous hâterons un peu le pas, afin de re-
joindre ces messieurs. »
Costes le retint par le bras.
« Un mot, un mot encore ! ordonna-t-il, à voix tout à fait
basse maintenant. Ce duel, dont nous venons de parler, le
duel en Tunisie, vous savez !… Les noms des deux adver-
saires, celui du mort, celui de… l’autre, vous en souvenez-
vous ? Les avez-vous connus ?
– Non ! Je ne crois pas ! Je regrette…
– Vous en êtes bien sûr ? Tant pis, alors ! Oui, tant pis !
Mais peut-être me sera-t-il possible de trouver au Canal
quelqu’un qui me renseignera là-dessus. »
M. Lafontan commençait à donner quelques signes
d’impatience.
« Peut-être, dit-il. Vous n’avez qu’à chercher. Cela vau-
dra mieux, en tout cas, que de vous adresser au comman-
dant de Roquemaure. Comme vous le disait tout à l’heure
M. de Saint-Guirec, il y a là une période de son existence
qu’on paraît avoir intérêt à ne pas évoquer devant lui. »

Le lendemain matin, bien avant sept heures, Costes était


habillé, marchant de long en large sous sa véranda, dans
l’attente de ce qu’il eût été peut-être abusif de nommer ses
invités. Il n’avait pas très bien dormi. Il se rappelait, à un
certain moment, avoir rêvé qu’il était dans sa chambre de

– 103 –
Lunegarde. Des moustiques vrombissant autour de lui, puis
un éclatant soleil nouveau-né, étaient venus successivement
le convaincre de l’inanité d’un tel songe. Quittant son lit, les
membres brisés, il s’était réfugié sous une douche froide. Il
avait déjeuné sans aucun appétit.
À sept heures, on lui avait annoncé le docteur Pedrotti,
directeur général des Services sanitaires de la Compagnie,
gros et sympathique petit homme, qui n’eût admis, en une
telle circonstance, de céder sa place à personne d’autre. Les
épées étaient déjà là, soudées dans leurs boîtes. Le docteur
Pedrotti les avait soupesées avec un hochement de tête at-
tristé.
« Pauvre humanité ! » avait-il murmuré entre ses dents.
Et il s’était bien gardé d’ajouter une parole. Le com-
mandant de Roquemaure surgissait, juste à ce moment.

Arrivèrent ensuite, presque ensemble, M. Just-Michelin,


escorté de MM. Lafontan et de Saint-Guirec, ainsi que M. de
Vertumne avec M. Geoffroy d’Albans.
« Si vous voulez bien, messieurs ! ordonna M. de Ro-
quemaure, consultant sa montre. Monsieur Costes, prenons
tous les deux les devants.
Et il tint à se charger lui-même des étuis renfermant les
épées.
Le jardin était profond de cent cinquante à deux cents
mètres. Costes et M. de Roquemaure en franchirent le pre-
mier tiers sans parler.

– 104 –
« Beau temps ! » murmura enfin ce dernier.
Costes regarda son interlocuteur. Et il faillit tomber de
son haut. Le visage de celui-ci était devenu d’une pâleur sin-
gulière. Sous le coup de quelle émotion ? Qui eût pu le dire ?
M. de Roquemaure, se sentant observé, tenta un effort, es-
saya de sourire.
« Beau temps, n’est-ce pas ? » réussit-il à répéter.

De grands papillons, aux ailes noires, tavelées d’argent,


volaient autour d’eux, frôlant leurs tempes. L’angoisse mor-
telle qui, depuis un instant, étreignait Costes ne faisait que
croître. Qu’était-ce donc que ce curieux compagnon, cet
étrange directeur de combat rompu à ce sport par tant de
rencontres précédentes, et qui semblait, présentement, mar-
cher à son propre holocauste ? Une centaine de mètres, à
peu près, séparait maintenant de leur but les deux hommes.
Cent mètres, une minute et demie tout au plus ! Cette mi-
nute et demie-là, Costes sentit naître, grandir en lui, la réso-
lution de ne la point laisser perdre, de la mettre impitoya-
blement à profit.

« J’espère, dit-il, prenant bien son temps, j’espère que


dans quelques instants l’aventure que voici sera terminée
sans trop de dommage. C’est le vœu que vous devez former
encore plus que nous, peut-être, n’est-ce pas ? De ce point
de vue, il vaut beaucoup mieux qu’une rencontre ait lieu à
l’épée. Au pistolet, on n’est jamais sûr de rien, ainsi que vous
le disiez tout à l’heure. »

– 105 –
M. de Roquemaure se taisait. Costes constata qu’il avait
encore pâli.
« En 1909, continua-t-il, toujours sur le même ton, vous
étiez en Tunisie, je crois, commandant ?
– En effet, j’étais en Tunisie, monsieur. Puis-je savoir
pourquoi vous me demandez cela ? »
Ce fut à Costes de garder quelques instants le silence. Ils
n’étaient plus séparés de l’allée où la rencontre devait se dé-
rouler que par une trentaine de mètres, pourtant. À peine le
temps qu’il lui fallait pour lancer son ultime flèche, pour po-
ser sa dernière question.
« Puisque vous étiez en Tunisie à cette époque, vous au-
rez sans doute connu là-bas un de mes amis, de mes bons
amis ?
– Qui s’appelait ?
– Le commandant de Lunegarde. »
M. de Roquemaure ne répondit point. Costes continuait
à l’observer, implacable. Ils franchirent encore, côte à côte,
dix mètres environ, puis s’arrêtèrent. Ils étaient arrivés.
Posément, M. de Roquemaure déposa sur un banc les
étuis contenant les épées. Il regarda Costes, lui sourit. Il
semblait avoir retrouvé tout son calme.
« J’ai connu, beaucoup connu, effectivement, à l’époque
dont il s’agit, le chef d’escadrons de Lunegarde. C’est même
moi qui ai dirigé le duel dont vous avez peut-être entendu
parler, où il eut le malheur de blesser à mort son adversaire.
J’ai connu sa femme également. Vous avez dû la connaître

– 106 –
aussi. Par son âge, elle était, en tout cas, beaucoup plus que
son mari, à peu près votre contemporaine.
– Est-ce que vous avez de ses nouvelles ? » murmura
Costes, sans répondre à la question qui lui était posée.
M. de Roquemaure se raidit, mais parvint à continuer de
sourire.
« Nous parlerons de tout cela plus tard, ce soir, par
exemple, chez moi, vers dix heures, si vous voulez bien.
Vous admettrez en effet que ce n’est ni le lieu, ni l’instant.
Des nouvelles de Mme de Lunegarde ? Il y a bien longtemps
que je n’en ai eu. J’ai même espéré, il y a une minute, lors-
que je vous ai entendu me parler d’elle, que c’était vous qui
alliez au contraire pouvoir m’en donner. »
MM. de Vertumne et Geoffroy d’Albans, d’une part, de
l’autre MM. Just-Michelin, de Saint-Guirec et Lafontan les
avaient rejoints. Le docteur Pedrotti suivait, avec un domes-
tique soudanais, immense dans sa tunique blanche ceinturée
de rouge, et chargé d’un attirail chirurgical plus encombrant
qu’une valise de pique-nique.
« L’un de vous, messieurs, demanda M. de Roquemaure,
veut-il avoir la bonté d’ouvrir avec moi les étuis des épées ?
Tenez, vous, monsieur Costes, s’il vous plaît ! »
Costes s’approcha. Assez maladroitement d’ailleurs, car
c’était son tour d’être troublé, il aida le commandant à briser
les plombs. M. de Roquemaure le remercia, lui sourit de
nouveau.
« À ce soir, donc, chez moi, n’est-ce pas ? » lui répéta-t-
il à mi-voix.

– 107 –
« Eh bien, fit M. Geoffroy d’Albans, poussant un large
soupir de soulagement, voilà qui est terminé, et à la satisfac-
tion de tous, je peux dire, sans en excepter ce pauvre
M. Just-Michelin ! J’ai tout de même un poids de moins sur
le cœur. Il n’est pas huit heures ! Que peut-on prendre, pour
se remonter quelque peu, à ce moment de la journée ? Bah !
faites-moi tout de même servir un whisky !
Les choses n’avaient point traîné, en effet. Entre les
deux adversaires, d’ailleurs – le premier gêné, comme hon-
teux, et qui ne paraissait avoir qu’une hâte : se libérer,
n’importe à quel prix, d’une ennuyeuse et ridicule corvée, et
le second, correct, froid, compassé, parfaitement maître de
lui – la partie ne s’était point annoncée comme égale. Dès la
première reprise, de fait, M. Just-Michelin s’était vu gratifier
du plus joli des coups d’arrêt, transperçant les biceps du bras
droit.
Mis en observation durant cinq minutes, il avait dû, de
fort bonne grâce, reconnaître qu’il lui était impossible de
poursuivre le combat.
Dûment pansé par le docteur Pedrotti, le blessé avait été
reconduit à son domicile, escorté de MM. de Saint-Guirec et
Lafontan. Les adversaires avaient accepté de se réconcilier.
Le procès-verbal une fois mis au point, le commandant
de Roquemaure, à son tour, avait pris congé. À présent, sous
la véranda, M. Geoffroy d’Albans restait seul avec Costes.
« Enfin, dit ce dernier, non sans une certaine lassitude,
peut-être vais-je trouver le moyen de travailler aujourd’hui !

– 108 –
Voilà deux jours que cela ne me sera arrivé. Tout se passe
ici comme s’il n’y avait rien à faire. Dieu sait, pourtant !… »
Sirotant son whisky, M. Geoffroy d’Albans eut un sou-
rire légèrement pincé :
« Il y a façon et façon de comprendre sa tâche, mon
cher. Le Canal n’a jamais été une école de bœufs de labour.
Vous avez une journée entière devant vous. À vous de savoir
judicieusement en tirer parti. N’oubliez pas, en tout cas, que,
ce soir, nous dînons tous les deux chez M. de Vertumne.
Vous me rendriez service en m’envoyant prendre à huit
heures moins le quart. Mon automobile est en réparation
jusqu’à après-demain.
– Chez M. de Vertumne ? fit Costes. Ne craignez-vous
point, encore une fois, que ce ne soit un peu prématuré ? »
M. Geoffroy d’Albans haussa les épaules :
« Quelqu’un, qui est meilleur juge que vous et que moi,
en la circonstance, vient de vous rassurer à cet égard. C’est
le commandant de Roquemaure. Ne l’avez-vous pas enten-
du, quand je l’ai interrogé ? Puisque vous devez être chez lui
à dix heures, il m’a seulement fait promettre de veiller à ce
que vous nous quittiez à temps. Je tiendrai ma parole. Dîner
tout intime, d’ailleurs, si j’ai bien compris. Nous deux, ainsi
que le docteur Pedrotti.
– En smoking ? demanda Costes, plaintivement.
– Bien sûr, voyons ! » répondit M. Geoffroy d’Albans, du
même ton que s’il eût dit : « D’où sortez-vous ? »

– 109 –
Et, frappant sur l’épaule de Costes, il ajouta avec un pe-
tit rire entendu :
« Inutile, devant Mme de Vertumne, de trop parler de
l’histoire des bouées, naturellement ! »
Costes ne put s’empêcher de rire, lui aussi.
« Naturellement ! »

Il travailla toute la journée, avec la même aveugle obsti-


nation que les bœufs stigmatisés par M. Geoffroy d’Albans.
Par moments, il songeait à toutes les soirées désespérément
vides qu’il avait eues dans sa vie, puis à celle-ci, celle
d’aujourd’hui, qui s’annonçait tout à coup si pleine de
choses !…
À sept heures, il rentra chez lui pour s’habiller.
Un paquet à son nom l’attendait, dans l’antichambre,
sur une table. Il l’ouvrit, c’était une boîte de chocolats, avec
la carte de Mme de Vertumne. Costes se demanda si la jeune
femme se moquait de lui. En tout cas, qu’elle le voulût ou
non, c’était là un geste qui constituait une entrée en matière
dont il se promit bien de tirer parti.
Le dîner fut charmant. Comme l’avait prévu M. Geoffroy
d’Albans, seuls les témoins de M. de Vertumne y assistaient,
ainsi que le docteur Pedrotti.
Il ne fut question ni des bouées, ni des événements du
matin. Costes ne cessa pas une minute d’admirer la merveil-
leuse désinvolture de Mme de Vertumne. Sa robe de tulle noir
paraissait à chaque instant sur le point de glisser de ses

– 110 –
belles épaules tombantes. D’un mouvement qui ressemblait
à un frisson, elle réussissait chaque fois, comme par miracle,
à la remonter. Ses lèvres, quand elle buvait, laissaient
chaque fois imprimée au bord de son verre une sanglante
blessure pourprée.

Un rossignol chantait au fond du jardin, encagé dans un


if au-dessus duquel montait une nonchalante lune d’albâtre.

« Kirsch ? Armagnac ? Marc de champagne ? proposa à


Costes Mme de Vertumne, qui s’était substituée, le café servi,
à ses maîtres d’hôtels barbarins.
– Marc de champagne, madame, si vous voulez bien ?
– Vous avez raison. Il n’est pas mauvais. »
Elle en emplit deux verres, et revint s’asseoir à côté de
lui, au bord de la terrasse toute noire.
« Qu’est-ce que M. Geoffroy d’Albans m’apprend : vous
allez nous quitter avant dix heures ?
– Oui, madame ! J’ai promis au commandant de Ro-
quemaure…
– Bien que le commandant de Roquemaure soit mon
meilleur ami, et malgré ce qu’il vient de faire aujourd’hui
pour nous, je ne lui pardonnerai pas de vous enlever ainsi.
Vous pourrez le lui dire de ma part. »
Elle rit.

– 111 –
« Et vous lui direz, également de ma part de ne pas vous
raconter trop de mal de moi. »
Il répliqua, s’essayant de son mieux à l’impertinence :
« Je ne crois qu’aux médisances que je peux moi-même
contrôler.
– Et cherchez-vous souvent à faire naître l’occasion de
ce contrôle ?
– Mon Dieu, chaque fois que cela me paraît intéressant.
– Cela n’est pas très gentil pour moi, dit-elle. Vous tenez
sans doute à me rappeler que vous ne vous êtes guère mis
en frais pour me rencontrer, jusqu’à présent. Mais vous êtes
très pris par votre travail, m’a-t-on dit ?
– Je ne demande qu’à moins travailler. C’est chose pos-
sible, pour peu qu’on vous aide… »

« Hélène, appela M. de Vertumne, sur un ton


d’affectueuse gronderie, nous ne sommes pas contents de
vous, dans notre coin. Vous accaparez par trop M. Costes !
– Si l’on peut dire ! protesta-t-elle. C’est lui, au contraire,
qui se refuse à me rendre ma liberté. Il a appris que je devais
assister, ce jeudi en huit, à Alexandrie, au bal de l’Alliance
israélite. Il s’offre à me conduire là-bas en automobile, et
bien entendu, à me ramener le lendemain. Vous pensez
comme je vais négliger une telle proposition !
– Vous n’avez pas honte, dit M. de Vertumne. M. Costes
passe pour avoir horreur de ce genre de réjouissances. C’est

– 112 –
encore vous, j’en suis sûr, qui vous êtes arrangée pour lui ar-
racher cet engagement. Laissons-le un peu souffler, voulez-
vous ? J’ai assez abusé de lui aujourd’hui. Il va trouver qu’il
a affaire à un ménage bien encombrant. »

À dix heures moins cinq, Hélène de Vertumne raccom-


pagna elle-même Costes au bas de l’escalier. Dans
l’obscurité, il lui prit les mains.
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire de bal à Alexan-
drie ? demanda-t-il, la gorge un peu sèche. Accepteriez-vous,
véritablement, de me voir vous y accompagner ?
– Non seulement j’accepterais, dit-elle. Mais encore
vous me rendriez un réel service. Le voyage par le chemin
de fer est odieux. Et je ne sais si j’aurai une automobile à ma
disposition. »
Baissant la voix, riant toujours, elle ajouta :
« Vous comprenez, je devais aller là-bas dans la voiture
de M. Just-Michelin. Mais il me semble assez difficile de le
mettre à contribution, pour quelque temps du moins. Et puis,
vous savez, il n’est pas toujours drôle. Je ne vous fais pas un
très grand compliment en vous confiant que j’aime autant
vous avoir avec moi ce jour-là. »

– 113 –
VI

« Si vous voulez bien, nous n’allumerons pas, à cause


des moustiques. »
Costes avait eu un geste pour signifier qu’il n’y voyait
pas d’inconvénient, tout en se disant que les moustiques ne
devaient être qu’un prétexte. La voix de M. de Roquemaure,
dès les premiers mots, lui avait paru singulièrement altérée.
Peut-être en était-il de même de ses traits. Il ne devait point,
dans ce cas, tenir à ce que son visiteur fût à même de le
constater.
C’était la première fois que Costes venait chez le com-
mandant. La maison de celui-ci était l’une des plus an-
ciennes d’Ismaïlia. Il y vivait seul, avec un nombre très ré-
duit de serviteurs indigènes. Quand il avait à rendre des poli-
tesses, c’était au club, toujours, qu’il invitait à déjeuner ou à
dîner.
La pièce où il conduisit Costes était une sorte de cabinet
de travail meublé de façon plus que sobre. Elle se prolon-
geait par une espèce de loggia dominant un petit lac artificiel
où couraient des phosphorescences qui rendaient à l’entour
la nuit plus opaque. M. de Roquemaure fit signe à Costes de
prendre place dans un des deux rockings, auprès d’un guéri-
don de rotin sur lequel étaient disposés du whisky et des fla-
cons de soda. Ayant éteint l’électricité, il vint s’adosser, bras
croisés, à l’une des colonnes de stuc de la loggia.

– 114 –
Vers eux montait l’odeur des mimosas et des géraniums.
Pas de bruit, sauf de temps en temps, le piaulement d’un
chacal dans le désert, là-bas, très loin.
« Je crains de vous avoir contraint à abréger une bien
agréable soirée », dit M. de Roquemaure, après quelques ins-
tants de méditation.
Costes ne répondit pas. Il était résolu à laisser à son
hôte la responsabilité d’entamer la conversation, anxieux et
curieux tout à la fois de savoir comment il allait s’y prendre.
« Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu M. de Lune-
garde ? demanda enfin le commandant.
– Pas très longtemps. Un peu plus d’un mois.
– Un mois seulement ? »
Costes sentit le trouble inouï que révélait une exclama-
tion pareille. Jamais M. de Roquemaure ne s’était certaine-
ment imaginé qu’il allait se trouver devant le rappel de
quelque chose d’aussi récent.
« Il n’y a qu’un mois ?
– Oui ! Cinq semaines très exactement. »
M. de Roquemaure se tut, une minute, deux minutes,
peut-être. Puis, d’une voix un peu raffermie :
« Et… elle ?
– Elle ? qui ?…
– Mais, elle, Armance, Mme de Lunegarde, vous savez
bien ! »

– 115 –
Costes secoua la tête :
« Elle, je ne la connais pas.
– Voyons, voyons ! Ce ne peut être qu’une plaisanterie.
– Je vous jure…
– Vous m’avez demandé ce matin s’il y avait longtemps
que je n’avais eu de ses nouvelles.
– On peut demander des nouvelles de personnes que
l’on n’a jamais vues.
– Évidemment ! »
Ils gardèrent de nouveau un assez long moment le si-
lence, l’un prisonnier de ses souvenirs, l’autre plus résolu
que jamais à ne pas s’engager à fond le premier.
« Pourquoi, dit enfin M. de Roquemaure, oui, pourquoi,
puisque vous ne la connaissez pas, m’avez-vous demandé si
j’avais des nouvelles de Mme de Lunegarde ? Ce n’est pas na-
turel, avouez-le. Vous êtes, m’avez-vous dit, un ami de son
mari. Quel intérêt avez-vous à me parler de lui ? Depuis
quand le connaissez-vous ? »
Il y avait tant de désarroi, de supplication dans la voix
que Costes, troublé à son tour, fut sur le point de lui confes-
ser la vérité toute simple. Et puis, soudain, opportunément, il
se rappela que, jusqu’à présent, entre son hôte et lui, il
n’avait point été question de Mlle de Lunegarde. Mêler son
nom à un tel entretien ne serait ni correct ni adroit. Les con-
fidences qu’il attendait de M. de Roquemaure seraient cer-
tainement moins spontanées, moins complètes, s’il savait

– 116 –
par avance qu’elles étaient destinées à être rapportées à Éli-
sabeth.
Il était néanmoins impossible à Costes de ne pas ré-
pondre à une question aussi précise, excluant autant les
faux-fuyants que celle que venait de lui poser M. de Roque-
maure. Ce fut à son avantage qu’il se tira de cette difficulté,
et de la façon que voici.
« Il faut m’excuser du manque de franchise dont je me
suis rendu coupable ce matin envers vous, commandant. Je
ne suis pas ce qu’on peut appeler un vieil ami de M. de Lu-
negarde. Force même m’est de vous dire qu’il y a deux mois
je n’avais pas encore entendu prononcer son nom. Je vais
vous exposer les circonstances au cours desquelles nous
nous sommes rencontrés et qui m’ont poussé aujourd’hui à
m’introduire avec autant de sans-gêne dans votre confiance.
Je veux espérer que, peut-être alors, m’ayant écouté, vous
pourrez m’absoudre.
– Peut-être, monsieur, répondit un peu sèchement M. de
Roquemaure. Excusez-moi de vous dire, pour être franc, que
je n’en suis pas encore tout à fait convaincu. »

Si Costes n’avait pas eu encore à se révéler comme un


narrateur rompu à toutes les finesses du genre, il en trouva
l’occasion, indubitablement, cette nuit-là. Jamais, durant
tout le temps qu’il parla, il ne vint à son interlocuteur l’idée
de l’interrompre. Quand il eut fini, il y avait longtemps que
le commandant avait cessé de lui en vouloir, de se tenir sur
ses gardes. M. de Roquemaure ne dit mot, ne questionna

– 117 –
point. Il se borna à marcher dans l’ombre vers Costes, et à
lui serrer silencieusement la main.
« Avez-vous un éclaircissement quelconque à me de-
mander ? » fit celui-ci, plus ému qu’il ne voulait le paraître.
M. de Roquemaure haussa les épaules avec une sorte
d’accablement.
« Que pourrais-je bien avoir à vous demander, puisque,
d’après ce que vous a rapporté ce docteur, il y a quinze ans
au moins que personne ne sait plus ce qu’a pu devenir
Mme de Lunegarde. Personne, même pas sa fille, n’est-ce
pas ?
– Même pas sa fille ! » répondit Costes qui trouvait le
moyen de ne pas mentir, ou de ne mentir que par prétéri-
tion, s’étant bien arrangé de façon à ne laisser à Élisabeth
qu’un rôle accessoire dans le récit qu’il venait de faire de son
séjour à Lunegarde.
« Même pas elle ! répéta, comme se parlant à lui-même,
M. de Roquemaure. Cette affreuse histoire du casino
d’Alexandrie, que vous venez de me rappeler, et que j’ai
connue, hélas ! moi aussi, j’espère bien que cette enfant ne
l’aura jamais sue ? »
Costes se tut.
« C’est Élisabeth qu’elle se nomme, n’est-ce pas ? pour-
suivit M. de Roquemaure, sans remarquer que sa précédente
question était demeurée sans réponse.
– Oui, Élisabeth !

– 118 –
– Parlez-moi d’elle ! Quel âge peut-elle avoir, au-
jourd’hui ? Dans les vingt-cinq ans, environ ?
– Oui, environ dans les vingt-cinq ans.
– Quelle peut être son existence dans cette terrible soli-
tude, auprès de ce père qui, je le vois bien, n’a jamais par-
donné, jamais !… Parlez-moi d’elle ! Est-elle jolie ? »
Il avait enfoui son front dans ses mains. Il murmura :
« Est-ce qu’elle lui ressemble, à elle ?
– Je n’ai jamais vu Mme de Lunegarde », répéta Costes.
M. de Roquemaure eut comme un gémissement.
« C’est vrai ! fit-il. Je n’y songeais plus. Excusez-moi ! »
Il ajouta :
« Et il ne doit pas, évidemment, y avoir beaucoup de
portraits d’elles, là-bas, dans cette maison ?
– Ni d’elle, ni de personne ! »

Une petite brise qui venait de naître ridait l’eau du lac,


imperceptiblement. D’invisibles chauves-souris, avec de
minces cris plaintifs, allaient et venaient dans les ténèbres.
M. de Roquemaure, toujours debout, avait posé une de ces
mains sur l’épaule de Costes. Celui-ci, en proie à la même
angoisse, la même très exactement, que celle qui l’avait as-
sailli un mois auparavant, dans le cimetière de Lunegarde,
faisait de son mieux pour retenir sa respiration. Ils demeurè-
rent ainsi de longues, très longues minutes…

– 119 –
« Venez ! » ordonna enfin le commandant.

Costes obéit. Traversant le cabinet de travail, ils arrivè-


rent à une porte que M. de Roquemaure ouvrit. Ils se trouvè-
rent alors dans une chambre minuscule, tenant lieu de dé-
barras, toute encombrée de cartons débordant eux-mêmes
de paperasses. L’ampoule électrique sans abat-jour qui éclai-
rait l’endroit leur jetait à la face une lumière d’une brutalité
si cruelle que, pendant toute la durée de ce mortel tête-à-
tête, ils n’osèrent se regarder qu’à la dérobée. M. de Roque-
maure s’était agenouillé devant l’un des classeurs. Il en reti-
ra un dossier. Il y fouilla de ses pauvres mains, dont Costes
ne pouvait point ne pas apercevoir le tremblement.
« Voici », murmura-t-il, retirant une photographie d’une
grande enveloppe toute jaunie, toute fanée.
Avant même d’y avoir jeté un regard, Costes eut son
cœur qui se serra. Le lugubre destin, vraiment, que celui
d’une femme dont tous ceux qui l’ont connue, qui l’ont ai-
mée, se jugent dans l’obligation de dissimuler ainsi les por-
traits !
Celui-ci devait dater à peu près de la naissance
d’Élisabeth. La teinte de ses marges, plus pâle, permettait
d’admettre qu’il avait dû tout de même jadis être pourvu
d’un cadre, qu’une époque avait existé où il n’avait pas été
relégué, à la façon d’une chose honteuse, au milieu de ces
papiers moisis. L’être charmant dont il reproduisait le tendre
visage était alors adulé, fêté. Et puis, voilà ! Sous le masque
équivoque et fardé de l’amour, c’est la catastrophe qui se

– 120 –
met en marche, guette, rampe, s’approche, bondit… C’était
ainsi ! c’était ainsi !
« Sa fille a-t-elle quelque chose d’elle ? » répéta M. de
Roquemaure.
Trop ému réellement pour répondre, Costes prit la pho-
tographie.
Il avait assez peu le sens des ressemblances. Celle qui
existait d’une manière presque tragique entre Mme et Mlle de
Lunegarde ne le frappa point immédiatement. Puis, un ma-
laise s’empara de lui, une brusque envie de sangloter. Au
lieu d’Élisabeth, ce fut Armance qu’il eut l’impression d’avoir
serrée entre ses bras. Ce fut à cause d’elle qu’il lui sembla,
une seconde fois, avoir abusé de l’hospitalité du comman-
dant de Lunegarde. À présent, partout où il irait, il savait
d’avance qu’il serait suivi par le triste regard de cette misé-
rable effigie déshonorée, désemparée.
« Si sa fille a quelque chose d’elle ? dit-il, comme se par-
lant à lui-même. C’est-à-dire qu’on jurerait que c’est elle, à
certains moments. Le même ovale ! Les mêmes tempes ! La
même bouche pure et navrée !
– Vraiment ? » murmura M. de Roquemaure. Il eut un
geste d’accablement.
Costes l’observait, sans comprendre. Il le vit retirer de
l’enveloppe où il avait pris la photographie une espèce de
prospectus plié en quatre.
« La même bouche pure et navrée ! soupira-t-il. Hélas !
Continuerez-vous à parler de la sorte lorsque vous aurez jeté
un simple coup d’œil sur ceci ? »

– 121 –
Tout en parlant, il avait déplié le prospectus. En un
mouvement d’une lassitude sans nom, il le lui tendit.
Costes tressaillit longuement.

Certes, on ne pouvait guère dire que Mlle Janine Dupré,


chanteuse à voix, eût l’air bien heureux, ni bien gai, malgré
ses efforts pour donner le change, sur ce hideux programme
du Pavillon Bleu – saison 1913-1914 – où elle était photogra-
phiée, dans une extraordinaire robe pailletée, entre
Mlle Reine Avril, gommeuse, et Mlle Jessica, danses orientales
à transformations.
Costes songea à Élisabeth, lorsqu’était tombée sous ses
yeux cette image de la déchéance maternelle. M. de Roque-
maure, à côté de lui, continuait à garder le silence. Ils conti-
nuaient aussi, l’un et l’autre, à ne pas oser se regarder.
Les plaintes des chacals avaient cessé.
« Eh bien ? demanda enfin M. de Roquemaure. Est-ce
que j’avais exagéré ? Quelle horreur, n’est-ce pas ?
– À qui la faute ? » dit durement Costes.
Le commandant inclina la tête.
« Vous avez raison. Pas à moi seul, évidemment. Mais,
enfin, tout de même, à moi ! »

– 122 –
« Est-ce que vous avez vécu en Tunisie ?
– Non !
– Peut-être même n’y êtes-vous jamais allé.
– Non !
– Vous avez eu tort, dit, presque humblement, M. de
Roquemaure. Vous ne savez pas ce que vous avez perdu. La
Tunisie a été – je dis a été, car j’ignore si elle l’est toujours –
l’une des contrées les plus séduisantes du monde. Je parle
de l’époque à laquelle j’y suis arrivé, vers 1903. Car j’y étais
depuis sept ans déjà lorsque se sont produits les événements
dont vous désirez sans doute que je vous entretienne. On
m’aurait bien étonné ce matin, voyez-vous, si l’on était venu
me dire que cette journée ne se terminerait pas sans que
j’eusse à les évoquer. Quand j’y serai parvenu, si j’y par-
viens, alors vous comprendrez peut-être le mérite que j’ai
eu, rien que de songer à essayer. »
Il marqua une pause.
« Vous avez tout de suite compris que Mme de Lune-
garde a été ma maîtresse, n’est-ce pas ?
– Je ne vous ai jamais demandé de confidences pa-
reilles ! » dit Costes, partagé entre la commisération, et une
espèce d’âpreté haineuse dont il fut le premier à être surpris.
M. de Roquemaure le regarda, et, sur ce ton d’humilité
qui ne laissait pas d’étonner chez un tel homme :
« Ce serait une grave erreur de votre part, dit-il, de
prendre pour de la vantardise masculine la confession de ce

– 123 –
que je considère comme l’acte le plus répréhensible de ma
vie. »

Ils étaient revenus s’asseoir sous la loggia.


« Savez-vous si M. de Lunegarde fait toujours des
armes ? » demanda, après un silence, le commandant.
Costes eut un geste évasif.
« Je l’ignore. Je suis resté si peu chez lui. Je n’y ai pas
prêté attention.
– C’est à la salle d’escrime de son régiment, le
4e chasseurs d’Afrique, que nous nous sommes rencontrés,
poursuivit M. de Roquemaure. Nous y faisions, deux ou trois
fois par semaine, du fleuret. C’était en 1908, année de son
arrivée à Tunis. Je venais moi-même d’y être nommé, ve-
nant de Bizerte, où lieutenant de vaisseau, j’avais passé près
de cinq ans. C’est dommage que vous ne connaissiez pas
Tunis. Des choses que je me sens incapable de vous expli-
quer vous auraient paru toutes simples. Mais excusez-moi !
je ne vous ai pas offert de cigares. Prenez un de ceux de la
boîte que voici. Ils sont assez bons. Et quelqu’un qui fume un
bon cigare est plus accessible à la pitié. J’ai besoin de la
vôtre.
– Commandant ! » balbutia Costes, remué malgré lui.
M. de Roquemaure lui prit la main.
« Mais si, mais si ! je n’exagère pas : j’en ai besoin. Quel
âge avez-vous ? Trente-huit ans ! Mon Dieu, peut-on être
aussi jeune ! Quand vous aurez mon âge, dans vingt-deux

– 124 –
ans, et vous verrez comme cela passe vite ! vous compren-
drez… Mais je m’égare ! Ne croyez pas, surtout, que ce pré-
ambule ait pour but d’influencer votre libre arbitre, de vous
empêcher de me juger !
– Vous juger, fit Costes, juger quelqu’un ? Sans être bien
vieux, comme vous dites, il me semble déjà avoir assez vécu
pour ne plus être en droit de condamner qui que ce soit. »
Vers le sud, un point lumineux perforait la nuit : un pa-
quebot, en direction du lac Timsah, était en train, à la hau-
teur du kilomètre 97, de déboucher du Canal. Ils regardè-
rent, sans un mot, se désorbiter, s’arrondir démesurément
cette manière d’œil de cyclope. Et enfin M. de Roquemaure
parla.

« À quoi bon m’encombrer de détails ? Plus vite j’aurai


atteint le but, mieux cela vaudra, il me semble. Pour vous,
d’abord ! Et, surtout, pour moi. Donc, ainsi que je vous l’ai
dit, deux ans après son arrivée à Tunis, je ne connaissais en-
core que fort peu M. de Lunegarde. Je n’avais rencontré sa
femme qu’une fois. Tout de suite, je l’avais trouvée jolie,
pourquoi m’en cacher ? Elle donnait cette impression, me
comprenez-vous ? d’avoir vécu, dans le passé, d’une autre
vie. Elle était de ces êtres aux yeux desquels on imagine des
larmes que l’on voudrait tarir avec des baisers. Je savais
qu’il y avait entre elle et son mari une très grande différence
d’âge. Est-ce que le commandant de Lunegarde, après vingt
ans, a beaucoup vieilli ? »
Costes revit, en une seconde, la farouche maison battue
par les vents, la nuit givrée, la triste limousine cahotante.

– 125 –
« Non, à vrai dire ! Calculez, cependant. Ce n’est plus un
jeune homme, certes. Mais je connais beaucoup de gens de
ma génération qui y regarderaient avant d’avoir une explica-
tion un peu serrée avec lui.
– Grave, pâle, toujours distant, poursuivit M. de Roque-
maure, tel il m’apparut, la première fois que je le vis. Tel je
continue à me le figurer. Les jours passés en sa compagnie
ne devaient pas, ne doivent pas être d’une gaieté folle, sans
doute. Mais de là à prévoir, n’est-ce pas, le drame qui s’en
est suivi !… »
Il alluma une cigarette. Costes entrevit sa belle main,
diaphane, aux longs doigts transparents.
« Vous aurez, au moins une fois, connu les formalités
d’un duel, cher monsieur. Tant mieux, puisque cela va me
permettre d’abréger. De même que j’ai accepté aujourd’hui
d’assister MM. Just-Michelin et de Vertumne, de même, au
début d’octobre 1910, je consentis à jouer le même rôle au-
près du commandant de Lunegarde et de M. Jean Monestier,
vice-consul, attaché, à Tunis, à la Résidence générale. Âgé à
peine de trente-deux ans, M. Monestier avait devant lui la
carrière la plus enviable. On ne lui connaissait, dans la Ré-
gence, que des amis. On ne fut pas outre mesure étonné,
tout de même, quand, à l’issue d’une réunion où il eût mieux
valu qu’ils ne fussent pas conviés tous les deux, il fut souffle-
té, à la fois publiquement et discrètement, par le comman-
dant de Lunegarde. Vous ne tenez pas, j’imagine, à ce que je
vous résume les véritables motifs d’une altercation dont per-
sonne, je le répète, ne fut surpris ? »
Costes eut un geste négatif.

– 126 –
« Bien ! Donc, rencontre inévitable ! Tout le monde – les
témoins, votre serviteur –, était d’accord là-dessus. La gravi-
té de l’insulte rendait en outre indispensable des conditions
qui ne fussent pas absolument de tout repos. M. Monestier,
étant l’offensé, avait le choix des armes. Ses témoins, dans
leur désir de bien faire, commirent une erreur. M. de Lune-
garde ayant la réputation d’être à l’épée de première force,
ces messieurs demandèrent et obtinrent le pistolet, que j’ai
toujours considéré comme infiniment plus dangereux. Et les
exigences qu’ils formulèrent de surcroît, un peu comme des
étourneaux, n’étaient certes pas de nature à me faire revenir
sur mon opinion. Rendez-vous compte plutôt ! Armes char-
gées en présence des adversaires ; exiguïté de la distance qui
allait les séparer ; extrême lenteur de la cadence à laquelle
seraient échangées les quatre balles prévues : rien ne man-
quait pour faire de ce combat quelque chose de singulière-
ment redoutable. J’eus beau attirer leur attention là-dessus ;
ils étaient butés ! Quant aux témoins de M. de Lunegarde, ils
avaient bien entendu reçu mission de leur client de dire
amen à tout. La rencontre fut fixée au lendemain matin, dans
un coin du parc du Belvédère, que nous allâmes reconnaître
tous les cinq. Aussitôt après, je rentrai chez moi, assez in-
quiet des suites que je prévoyais à l’affaire, mais n’ayant
somme toute rien à me reprocher. Plus tard, hélas ! les évé-
nements m’ont enlevé le droit de continuer à parler de la
sorte. Écoutez, maintenant, écoutez-moi bien, en vous effor-
çant parfois de vous mettre à ma place ! Ce sera encore pour
moi la meilleure garantie de la modération de votre juge-
ment. »
Il prit son mouchoir. Costes le vit s’essuyer le front.

– 127 –
« J’habitais alors, dans la ville indigène, une espèce de
vieux palais arabe que j’avais loué pour une somme ridicu-
lement modique, mais qui m’aurait coûté une fortune, si
j’avais voulu le faire réparer et meubler de façon tant soit
peu convenable. C’était un extraordinaire dédale de cours,
d’escaliers, de corridors, de pièces dont aucune ne trouvait
moyen d’être sur le même étage. La nuit tombait lorsque je
frappai à la porte de ma maison. On était déjà au 6 octobre,
date que j’ai de solides raisons de ne plus jamais oublier. Le
matelot qui me servait d’ordonnance devait être allé aux
provisions. Ce fut un petit domestique du pays qui vint
m’ouvrir. Il ne savait pas un mot de français. J’entrai, et
m’accoudai à mon balcon, dans le hall que j’avais aménagé
tant bien que mal en cabinet de travail. Presque tout de
suite, le jeune garçon dont je viens de parler fit une nouvelle
apparition, m’annonçant dans son jargon impossible que
quelqu’un était là, qui me demandait. C’était l’heure où l’on
me dépêchait chaque jour de la base navale un gabier chargé
de me communiquer les instructions pour le lendemain.
Sans même me retourner, ni faire allumer l’électricité, je
donnai l’ordre d’introduire la personne en question. Or,
avez-vous deviné qui c’était, qui ce pouvait être ? »
Costes garda le silence. N’était-il pas le dernier à avoir
le droit de répondre affirmativement à la question de M. de
Roquemaure, à dire qu’il avait deviné, en effet ?
« Elle ! M’avez-vous compris ? C’était elle ! » murmura
avec lenteur celui-ci.

Le projecteur du paquebot qui tout à l’heure était entré


dans le lac Timsah avait maintenant disparu. L’ombre était
– 128 –
plus dense ; la nuit plus lourde. Le lac avait cessé de scintil-
ler. Les chauves-souris s’étaient tues.
« À quoi songez-vous ? demanda à mi-voix M. de Ro-
quemaure.
– À rien ! fit Costes. Ou, plutôt, si ! je songe au courage
de certaines femmes. Le nôtre n’est pas grand-chose à côté.
Non, pas grand-chose. Qu’en pensez-vous ? »
Ce fut un soupir qui lui répondit, un soupir qui ressem-
blait à un sanglot.
« C’était elle ! Elle était donc là ! reprit le commandant
après un silence. Je ne l’avais jamais rencontrée qu’une
seule fois, auparavant, je vous l’ai dit. Le hall, je vous l’ai dit
aussi, n’était pas éclairé. Je n’en devinai pas moins tout de
suite que c’était elle, croyez-moi.
– Que faisait-elle ? Que disait-elle ?
– Rien ! Elle était debout sur le seuil de la porte, une
porte voilée par une tenture que le petit domestique avait
laissé retomber derrière elle, en se retirant. Que disait-elle ?
Que faisait-elle ? Rien je vous le répète. Elle se bornait à de-
meurer là, immobile, à joindre les mains.
– Et vous, que fîtes-vous, alors ?
– Moi ? Je ne sais pas non plus. J’étais muet, abasourdi.
Je me rappelle simplement m’être précipité vers un commu-
tateur, pour faire la lumière, dans cette salle. Ce fut alors que
je vis comment elle était vêtue : une robe de foulard noir, à
gros pois blancs. Nous étions seuls, grâce au Ciel, vous
comprenez ! Songez en effet à l’incohérence, à l’incorrection

– 129 –
inouïe, au scandale sans précédent d’une telle présence, en
une telle heure, chez moi ! « Madame ! je vous en conjure ! »
me mis-je à supplier. Peine perdue ! lutte inutile ! Elle s’était
emparée de mes mains ; elle les couvrait de ses larmes, de
ses baisers !
– Comment était-elle ? murmura Costes.
– Belle, mon Dieu ! Plus belle qu’il n’est en votre pouvoir
de vous le figurer, à moins que sa fille, peut-être ?… Imagi-
nez un front têtu, bizarrement aminci aux tempes ; une lèvre
supérieure très mince, l’autre charnelle, sensuelle, qui fré-
missait ; avec cela de drôles de cheveux noirs, à reflets mor-
dorés, que, dans son désarroi, son émoi, elle rejetait en ar-
rière comme ceci, d’un coup de tête… C’était à peine si
j’arrivais à comprendre ce qu’elle me voulait, ce qu’elle me
disait, tellement les pleurs étouffaient sa voix, obstruaient sa
gorge.
– Que disait-elle ? Que voulait-elle ?
– En doutez-vous ? Son salut, donc ! Pas celui de son
mari, bien sûr ! Mais la vie, le salut de l’autre. Dire que
j’avais eu l’enfantillage de croire que je savais ce que c’était
que la passion, ce que c’était que l’amour, avant d’avoir en-
tendu ces supplications, ces gémissements, avant d’avoir
senti ce corps collé au mien, ces ongles qui m’entraient dans
la peau ! « C’est de vous, de vous seul que son existence dé-
pend ! implorait-elle. Demain, à pareille heure, s’il n’est plus
vivant, c’est vous qui l’aurez voulu ! Sauvez-le ! Vous ne
pouvez supposer ce que je ferai pour vous, la reconnais-
sance que je vous aurai ! » Je me demande même si, dès cet
instant-là, elle ne m’a pas tutoyé, au point d’affolement où

– 130 –
elle était, ma parole ! Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’avez-vous
murmuré ?
– Qu’il est rassurant de se dire que des êtres aussi ex-
cessifs constituent tout de même l’exception, répliqua
Costes, avec un sourire d’amertume. Des femmes comme
Mme de Vertumne, par exemple, incapables de se laisser aller
à de tels débordements, de telles fureurs, demeurent encore
la majorité, heureusement, n’est-il pas vrai ? »
Il parut réfléchir.
« Somme toute, dès ce premier soir, vous avez été
l’amant de Mme de Lunegarde ? »
M. de Roquemaure eut un tressaillement douloureux.
Mais il se tut. Costes reprit :
« Dès ce premier soir ! Les femmes ont vraiment une lo-
gique à elle, un sens singulier du bien et du mal, ne trouvez-
vous pas ? Encore est-ce des meilleures que nous parlons !
Mais achevons, si vous n’y voyez pas d’obstacle. Racontez-
moi comment s’est terminé tout cela. Ou, plutôt, n’aimez-
vous pas autant que ce soit moi qui vous le raconte ? Je vais
essayer, voulez-vous ? »
D’où lui venait cette soudaine autorité ? De l’excès de
son trouble, peut-être ? Ou de celui de son interlocuteur ? Il
ne le savait pas. Il eût été bien en peine de l’expliquer.
« Le lendemain, donc, commença-t-il, 7 octobre 1910,
ainsi que Mme de Lunegarde en avait eu le pressentiment,
M. Monestier était tué, n’est-ce pas ?

– 131 –
– Ce ne fut pas tout à fait ainsi que les choses se passè-
rent, rectifia M. de Roquemaure. Il ne mourut que la semaine
suivante.
– Il n’avait pas été en votre pouvoir de rendre cette ren-
contre moins meurtrière ? La veille, vous aviez dû vous y
engager auprès de Mme de Lunegarde, pourtant ? »
M. de Roquemaure se redressa.
« Je n’avais pas le droit de prendre un engagement pa-
reil ! dit-il d’une voix qui tremblait. Le moyen, d’ailleurs ? Il
faut être un peu au courant des règles du duel au pistolet.
Les armes sont tirées au sort. Et quand elles sont chargées
en présence des adversaires, comme c’était le cas, il n’est
pas possible de truquer, de diminuer la dose de poudre in-
dispensable à l’efficacité du tir. De même pour la distance,
lorsque, comme c’était le cas également, elle est mesurée au
décamètre.
– À merveille, fit Costes doucement. Vous m’avez déjà
expliqué tout cela. Reste la question de la cadence du tir. En
tant que directeur du combat, c’était vous – feu ! un, deux,
trois ! – qui étiez maître de la régler, n’est-ce pas ?
– Monsieur, protesta M. de Roquemaure, vous ne pré-
tendez pas… vous n’auriez tout de même pas voulu… ? »
Costes eut un haussement d’épaules lassé.
« Je ne veux rien. Je ne prétends rien. Je me borne à
penser que nous ne sommes que de pauvres hommes, de
bien pauvres hommes. N’est-ce pas votre avis, comman-
dant ? »

– 132 –
Ils se turent de nouveau tous les deux.
« Et ensuite ? » interrogea Costes, impitoyable.
M. de Roquemaure eut un geste d’accablement.
« Ensuite ? Ah ! ensuite… Mais pourquoi m’obliger à
évoquer tout cela ? Qu’est-ce qui vous y oblige vous-même ?
Je ne pensais pas, quand j’ai commencé, que ce serait aussi
affreux. D’ailleurs, vous m’avez offert de parler à ma place !
– C’est vrai ! Je m’excuse… Donc, nous disions que
M. Monestier ne mourut qu’au cours de la semaine qui sui-
vit ?
– Oui ! Une balle dans le poumon droit, dès le premier
coup ! M. de Lunegarde avait bien visé. Lui, il avait tiré en
l’air, le pauvre garçon !
– Est-ce qu’il avait de la famille ?
– Oui, sa mère, qui arriva quelques jours après, la veille
de sa mort, par le premier paquebot.
– Et Mme de Lunegarde ?
– Elle n’avait pas quitté son chevet. Nous eûmes toutes
les peines du monde à l’emmener, ses témoins, moi, presque
de force, le matin même du débarquement de
Mme Monestier. Quelles heures, mon Dieu, quelles heures !
Tout Tunis ne parlait plus que de cela !
– M. de Lunegarde était déjà parti, sans doute ?
– Oui, quatre jours après le drame, envoyé en France en
congé d’office. Je ne l’ai jamais plus revu.

– 133 –
– Et… elle ? Abandonnée de tout et de tous, ce fut chez
vous qu’elle trouva asile, j’imagine ? »
M. de Roquemaure hocha la tête.
« Ce fut moi-même, je dois le dire, qui l’y conviai. Où
donc eussiez-vous voulu qu’elle se réfugiât ? Tout le monde
lui jetait la pierre, la malheureuse ! Et n’y avait-il pas eu,
entre nous deux, ce que je vous ai dit, ce qui s’était passé ?
Et puis, n’y avait-il pas aussi autre chose, une chose que je
vais vous confier, car la deviner n’est pas en votre pouvoir,
tout de même : c’était que je l’aimais ! Je l’ai beaucoup ai-
mée, savez-vous ?
– Je n’en ai pas douté une minute », dit Costes.
Il le regarda bien en face.
« Vous l’avez aimée. Voulez-vous alors m’expliquer ce-
ci ? On était en 1910. Or, le programme que vous m’avez
montré tout à l’heure, souvenez-vous, Pavillon Bleu, Alexan-
drie, porte la date de la saison 1913-1914. Trois ans auront
donc suffi pour transformer en Mlle Janine Dupré, chanteuse
à voix, la comtesse Armance de Lunegarde. Avouez, vrai-
ment, que ce n’est pas beaucoup ! »
Il s’arrêta. M. de Roquemaure venait de laisser échapper
une plainte sourde.
« Avez-vous juré de me torturer ainsi jusqu’au bout ? »
dit-il.
Il tenait un cigare dont il n’avait pas tiré une seule bouf-
fée depuis longtemps. Costes regardait avec commisération
cette lueur pourpre toute secouée d’un tremblement.

– 134 –
« 1913 ! murmura enfin M. de Roquemaure. À cette
date, il y avait deux ans déjà qu’elle m’avait quitté ! Oui, plus
de deux ans !
– C’est donc elle qui vous a quitté ? En êtes-vous bien
sûr ? » demanda Costes avec rudesse.
M. de Roquemaure se tut, comme pour réfléchir, puis
répondit :
« Vous faites bien de me poser cette question, oui, afin
que rien ne me soit épargné. Vous avez raison. »
Il s’était levé. Lentement, il était revenu à la balustrade
de la loggia, s’y était accoudé. Ce fut de là qu’il parla désor-
mais, tournant presque le dos à Costes.
« Oui, c’est bien elle, ainsi que je viens de vous le dire,
qui m’a quitté. Mais peut-être a-t-elle agi ainsi pour m’ôter
jusqu’au poids du remords, en prenant elle-même les de-
vants, l’initiative de cette rupture. Il ne manquait pas de
gens, parmi nos rares relations, pour lui insinuer qu’elle fini-
rait par nuire à ma carrière. De fait, on parlait de moi à cette
époque pour un poste d’attaché naval auprès d’une grande
ambassade européenne. Bref, un jour, je ne l’ai plus revue.
Elle était partie comme ces oiseaux dont un matin, à
l’improviste, on ne retrouve plus que le nid tout froid ! Voi-
là ! je vous le répète, elle était partie.
– Avec qui ? demanda Costes.
– Qu’est-ce que cela peut vous faire, mon Dieu ? Avec
quelqu’un de très bien, m’a-t-on dit, le fondé de pouvoirs
d’une société de crédit de là-bas, qui venait d’être appelé à
la direction de la succursale de la Banque Ottomane, à

– 135 –
Smyrne. Elle me trompait avec lui depuis plusieurs mois dé-
jà, m’a-t-on dit également, pour me consoler. Quelqu’un de
correct, encore une fois, et qui l’aimait, lui aussi, la pauvre
petite. Après celui-là, dame, ça n’a pas dû cesser d’aller de
moins en moins bien.
« Pauvre Armance ! » ne put s’empêcher de dire Coste.
M. de Roquemaure, lui, ne dit rien.
« Et après ? demanda encore Costes à voix très basse,
cette fois.
– Après ? Eh bien, après, souvenez-vous, il y a eu la
guerre. Elle habitait déjà Alexandrie, comme vous savez. Elle
n’a dû faire qu’une saison au Pavillon Bleu. Elle était, à ce
moment-là, entretenue par un avocat grec, un homme marié
qui est toujours là, d’ailleurs des plus honorablement con-
nus, un M. Choridès, je crois. Mais il paraît que ça n’a pas
duré bien longtemps. Je n’en sais pas davantage, à vrai dire.
Pauvre Armance, tout de même ! Vous avez raison. »

Une dernière fois, Costes parla :


« C’est bien depuis 1919 que vous êtes au Canal, com-
mandant ?
– Oui, depuis 1919 ! Si vous croyez que je ne devine pas
ce que signifie votre question ! J’aurais pu, n’est-ce pas, du-
rant ces dix ans, chercher à savoir, à me renseigner, si près
des lieux où s’est jouée cette destinée pitoyable ? Eh bien,
non, je ne l’ai pas fait ! Je ne l’ai pas fait ! Si vous voulez,
traitez-moi de lâche ! Il est exact que les détails que je viens

– 136 –
de vous donner, c’est par hasard que je les ai appris, presque
malgré moi. J’ai eu trop peur de me plonger dans la boue
que je prévoyais, je dis bien, dans toute cette boue. Pensez-
en ce qu’il vous plaira, c’est tout de même la preuve que je
l’ai aimée, la malheureuse, cette horreur, cette terreur qui
s’empare de moi rien qu’à l’idée de me retrouver soudain en
sa présence, telle qu’elle est, telle qu’elle doit être, si elle vit
encore, après tant d’années d’une existence pareille, com-
prenez-vous ? Comprenez-moi ! »

– 137 –
VII

Costes s’installa, commodément, devant une table, à la


terrasse de l’hôtel. Il y était seul, à cette heure plutôt mati-
nale. Il se commanda un verre d’arak. La belle liqueur de
cristal, dès qu’il y eut versé un peu d’eau glacée, devint bleu
pâle. La plage de San Stefano, à droite et à gauche, à perte
de vue, déroulait ses volutes d’écume turquoise. Costes de-
meura, quelques minutes, absorbé dans la contemplation de
ce paysage. Il ne semblait pas trop mécontent de sa desti-
née, pour l’instant du moins.
« Quand M. Müller sera descendu, tu me préviendras !
dit-il enfin au boy enturbanné d’amarante, qui était préposé
à son service.
– M. Müller déjà descendu !
– Bon ! Dès que cela ne le dérangera pas, dis-lui que je
serai content de le voir. »
Et il referma les yeux, langoureusement.

« Vous avez à me parler, cher monsieur ?


– Monsieur Müller ! Je m’excuse !
– Mais si ! mais si ! À votre disposition ! »
N’avoir pas connu M. Müller signifiait, il y a une ving-
taine d’années, qu’on n’avait jamais mis les pieds dans le

– 138 –
Proche-Orient, certes ! Mais être en rapport avec lui équiva-
lait à contracter, à son endroit, la plus large dette de grati-
tude qui fût. Administrateur et directeur général de la Socié-
té des Grands Hôtels Égyptiens, M. Müller exerçait sa lucide
et débonnaire hégémonie sur des édens qu’il suffit de nom-
mer pour que le mécanisme des plus merveilleuses associa-
tions d’idées se trouve aussitôt mis en branle : au Caire, le
Sémiramis, le Savoy, et le Shepeards, le King David à Jérusa-
lem, aux Pyramides le Mena House, sans oublier les palaces
de Louxor et d’Assouan, et, à quatre lieues d’Alexandrie, cet
hôtel de San Stefano, qui symbolisait pour Costes désormais
trois choses qu’on n’a pas pour coutume de trouver toujours
forcément réunies : l’amour, l’aristocratie et le luxe. Qu’une
aussi dithyrambique publicité en faveur de M. Müller et de
ses aimables établissements n’effarouche et n’indispose per-
sonne ! Le malheur des temps – qui sait pour combien
d’années encore ! – ne la rend que trop désintéressée, mal-
heureusement !

« N’avez-vous pas mal dormi, au moins ?


– Mieux que partout ailleurs, cher monsieur !
– Vous me rassurez ! Et Mme de Vertumne ?
– Je ne l’ai pas encore vue, répondit Costes, pudique-
ment. Mais je serais fort étonné si…
– Tout porte à croire que nous n’aurons pas le plaisir de
la voir de sitôt. Il était cinq heures du matin, paraît-il, quand
vous êtes rentrés. Moi, j’avoue que ces petites plaisanteries
ne sont plus de mon âge. À une heure j’étais au lit. Soirée
des plus brillantes, en tout cas. À Alexandrie, ce bal de
– 139 –
l’Alliance israélite a toujours été l’un des clous de la saison.
Et comme Mme de Vertumne était charmante ! Cet ensemble
de Valenciennes et de velours ponceau, quelle trouvaille ! Il
me tarde de la féliciter. Vous n’avez pas eu lieu d’être mé-
content de l’effet qu’elle a produit, sacrebleu !
– Je le reconnais ! Vous êtes trop bon ! » répondit
Costes, avec un sourire de fausse modestie.
Ils étaient, elle et lui, partis d’Ismaïlia la veille vers deux
heures et demie, ainsi qu’ils en avaient convenu une se-
maine auparavant. Mme de Vertumne aurait désiré se mettre
en route le matin, afin d’arriver dans le courant de l’après-
midi à Alexandrie, où son coiffeur l’attendait en vue de di-
verses ondulations. Costes, retardé par une expertise sur la
rive d’Asie, lui avait promis qu’il s’arrangerait pour arriver à
temps. Mais, à mi-chemin, un des pneus de sa torpédo avait
crevé.
Mme de Vertumne, voyageuse docile et ironique, n’avait
rien dit. Elle avait eu le même sourire de résignation lors-
qu’ils n’avaient point trouvé de quoi se loger à Alexandrie, à
l’hôtel Claridge, où elle avait pourtant suggéré qu’il y aurait
intérêt à prévenir de leur arrivée. De même, c’était sur son
conseil que Costes, plus vexé qu’il ne voulait le laisser pa-
raître, avait téléphoné à San Stefano, où, grâce au Ciel,
l’excellent M. Müller avait tout arrangé. On s’en était tiré
avec une quinzaine de kilomètres supplémentaires. En outre,
si Mme de Vertumne avait été installée dans un magnifique
appartement dont les trois fenêtres s’ouvraient sur la plage,
Costes, plus penaud que jamais, avait dû se contenter d’un
asile infiniment plus exigu. En fin de compte, il n’avait pas
eu trop à pâtir du local qui lui avait été attribué.

– 140 –
« Avez-vous pensé à moi, cher monsieur Müller ?
– À propos de maître Choridés, n’est-ce pas ? Naturel-
lement, j’ai pensé à vous. Je viens de lui téléphoner. Eh bien,
c’est impossible ! Il regrette beaucoup, mais il ne peut pas
vous recevoir aujourd’hui.
– Ah ! Et pourquoi ? fit Costes, déçu.
– Il n’y a aucune mauvaise volonté de sa part. Mais cet
après-midi a lieu le baptême d’un de ses petits-fils. Il a un
grand déjeuner de famille, avec l’évêque, qui préside la cé-
rémonie. Les Choridés sont grecs-orthodoxes. Vous ne pou-
vez savoir à quel point les grecs-orthodoxes sont attachés à
leurs traditions religieuses. Demain, en revanche, toute la
journée, il sera à votre disposition.
– Demain, je suis obligé d’être à Ismaïlia de très bonne
heure. Ne le lui avez-vous pas dit ?
– Je le lui ai dit, mais en vain. Je connais maître Chori-
dés, vous savez. Il n’aurait pas mieux demandé que de vous
être agréable. « Je ne peux pourtant pas, a-t-il ajouté, me
permettre de proposer à ce monsieur de passer me voir tout
de suite, comme cela, avant le déjeuner ! »
– Il a dit cela ? Et vous n’avez pas accepté ?
– Eh ! répliqua M. Müller, est-ce que je pouvais me dou-
ter que vous seriez sur pied de si bon matin ? Mais si vous y
tenez, le mal est facilement réparable. Il est à peine dix
heures et demie. À onze heures vous pouvez fort bien être
dans le cabinet de maître Choridés. Il habite 22, rue Nabi-

– 141 –
Daniel. Ça donne à droite, tout au bout de la rue Fouad. Je
vais l’avertir par un nouveau coup de téléphone.
– Grand merci, encore une fois, cher monsieur. Au cas
où Mme de Vertumne, avec qui je dois déjeuner, serait prête
avant mon retour, soyez assez bon pour m’excuser. Mais
j’avoue que je serais surpris… »
Maître Basilio Choridés, avocat au barreau d’Alexandrie,
pouvait avoir une soixantaine d’années. C’était un homme
de belle prestance, au teint fleuri, aux cheveux déjà blancs. Il
attendait Costes, à qui il vint la main tendue.
Dispensant son visiteur de préliminaires qui risquaient
fort de l’embarrasser, tout de suite il entra dans le vif de ce
qu’il croyait être le sujet.
« Votre démarche, cher monsieur, me touche de façon
d’autant plus agréable que j’étais moi-même sur le point de
prendre les devants…
– Quoi ? fit Costes, tombant littéralement des nues.
– Oui ! J’ai en effet mission de vous faire savoir que,
malgré l’évidence de ses droits, la maison Cicurel, ma
cliente, n’est nullement hostile à un compromis. Encore faut-
il… Mais ceci a l’air de vous surprendre ! C’est bien de la li-
vraison de salferricite effectuée en octobre dernier par la
maison Benjamin Cicurel que vous désirez m’entretenir ?
C’est bien à monsieur Costes, ingénieur en chef de la Com-
pagnie du Canal de Suez, chargé du Service des Revête-
ments, que j’ai l’honneur de parler, n’est-ce pas ?
– Oui, murmura Costes, plus abasourdi que jamais. Il est
vrai que je suis chargé de ce service, et je crois bien avoir été

– 142 –
saisi par notre Contentieux de l’affaire en question. Mais ce
n’est point elle qui m’amène aujourd’hui.
– En tout état de cause, je demeure à votre disposition,
monsieur », dit maître Choridés, dont c’était le tour d’être
quelque peu étonné.

Les éclaircissements espérés par Costes devaient lui être


fournis sur un rythme beaucoup plus rapide qu’il n’aurait osé
s’y attendre. Au nom de Janine Dupré, son interlocuteur
avait pâli légèrement.
« Monsieur, j’avoue ne pas comprendre très bien…
– Maître, je vous demande, très simplement, de conti-
nuer à m’écouter. Vous êtes avocat, et, de plus, père de fa-
mille. Vous aurez vite fait de vous rendre compte que je ne
suis guidé, en tout ceci, par aucune curiosité de mauvais
aloi. »
Il se borna alors à résumer les faits, de la façon la plus
exacte qu’il pût. Une jeune fille était résolue, quoi qu’il pût
lui en coûter, à savoir ce qu’était devenue sa mère. Maître
Choridés suivait cet exposé avec une émotion qui n’était pas
feinte. Il fut très bien.
« Monsieur l’ingénieur en chef, dit-il finalement, il est
vrai que, durant deux années, Mlle Dupré a été mon amie, et
il me serait aisé de prouver, pièces en main, que, pendant
cette période, elle n’a pas eu à se plaindre de moi. Ayant eu
d’autre part ses papiers à ma disposition, à la suite
d’incidents regrettables, il est également exact que j’ai con-
nu sa véritable identité. Croyez donc que j’apprécie les sen-

– 143 –
timents qui vous guident, et que j’y compatis comme il con-
vient. Quant à vous aider à savoir ce que cette jeune femme
a pu devenir, c’est autre chose. Mes souvenirs, ne l’oublions
pas, remontent, hélas ! à si longtemps !
– C’est vrai, dit Costes. Quinze ans, déjà !
– Je vois que vous êtes renseigné. Je n’avais à cette
époque que quarante-quatre ans. De 1913 à 1917 – je
m’excuse du caractère quelque peu intime de ce détail –
Mme Basilio Choridés, par suite de couches malheureuses,
avait été, à notre grande tristesse à tous deux, astreinte à un
repos à peu près complet. 1913 fut justement l’année des
débuts – débuts remarquables ! – de Mlle Dupré au Pavillon
Bleu. Je peux vous dire que tout d’abord je n’ai eu qu’à me
louer d’elle. Gaie, aimante, mutine, jolie, rien ne lui man-
quait. Et puis, elle avait ce je ne sais quoi – n’y voyez de ma
part aucune flatterie – qui fait que dans cet ordre de choses
la Française est véritablement incomparable. Mais je vous
demande pardon ! Qu’y a-t-il ? Entrez ! »
La porte à laquelle on venait de frapper s’ouvrit. Une
énorme servante mafflue, aux cheveux tressés en cade-
nettes, parut sur le seuil. Elle se mit à baragouiner dans une
langue à l’intelligence de laquelle les notions que possédait
Costes du grec antique ne pouvaient lui être que d’un piètre
secours.
« Excusez-moi ! C’est ma femme qui me réclame. Une
minute, et je suis à vous, monsieur l’ingénieur en chef. »
On entendait, dans la pièce à côté, un piaillement de vo-
lière en folie. Des rires d’enfants, des babils, des cris.

– 144 –
Fidèle à sa promesse, presque tout de suite, maître Cho-
ridés fut de retour. Costes, un peu pâle, s’était levé.
« Asseyez-vous, je vous en supplie, monsieur l’ingénieur
en chef. Je suis navré…
– C’est moi, maître, qui suis désolé. Je reconnais que ce
n’est réellement pas le moment…
– Au contraire ! Au contraire ! En une journée comme
celle-ci, ainsi qu’on chante dans un de vos opéras les plus
justement réputés, Werther, je crois :
Tout le monde est joyeux ! le bonheur est dans l’air…

« Je ne veux pas que vous vous soyez dérangé pour


rien. Ce que j’ai à vous apprendre d’ailleurs se résume à si
peu de choses. Nous allons en avoir bien vite terminé. »
Il toussa pour chasser de sa gorge un commencement
d’émotion.
« J’ai aimé Janine. Personne ne m’empêchera de le dire.
Ce ne serait pas courageux de ma part. Je l’ai aimée. Et je
crois pouvoir affirmer qu’elle me l’a bien rendu. Peut-être
même que sans les incidents dont je parlais tout à l’heure…
Ils n’ont fait, il est vrai, que précipiter le cours des choses.
Cette liaison ne pouvait s’éterniser. Nous sommes tous pri-
sonniers de notre situation sociale, n’est-ce pas ?
– Puis-je savoir, demanda Costes, quels sont les inci-
dents auxquels vous venez de faire allusion, et que vous
avez qualifiés de regrettables ?

– 145 –
– Je n’ai aucune raison de ne pas vous dire toute la véri-
té. Assez vite, je me suis aperçu que Janine s’adonnait aux
stupéfiants, pratique regrettable, pratique néfaste, qui n’est
malheureusement que trop répandue dans les milieux artis-
tiques de nos régions. Cela devait aboutir tôt ou tard à un
scandale auquel j’eus toutes les peines du monde à ne pas
être mêlé lorsqu’il éclata sous la forme d’une descente de
police au Kom-el-Dick, le quartier de notre ville où se trouve
la maison Naoum, qui était la pension de famille, fort cor-
recte et bien tenue par ailleurs, où Mlle Dupré habitait à cette
époque. L’affaire ne fut pas ébruitée. Mais Janine dut quitter
Alexandrie, où elle ne fut de retour qu’en 1917, toujours à la
pension Naoum. Je le sais, parce qu’à ce moment-là elle fut
en procès avec le casino Belle-Vue, qui avait résilié de façon
un peu brutale son engagement. Elle vivait alors avec un
garçon sans grands moyens, mais gentil, un petit courtier en
cuirs et peaux pour qui j’avais jadis plaidé et qui vint me
trouver en son nom. Je chargeai des intérêts de Janine un de
mes confrères, et, paraît-il, elle fut satisfaite du résultat ob-
tenu. Depuis, je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles, et,
pourquoi ne pas le confesser, je n’ai pas cherché à en avoir
non plus. »
On frappait de nouveau à la porte. La servante mafflue
fit une seconde apparition. Maître Choridés se leva précipi-
tamment.
« Monseigneur ! Excusez-moi, monsieur l’ingénieur en
chef ! C’est Monseigneur qui vient d’arriver. »
Costes s’était levé lui aussi.
« Il ne me reste, maître, qu’à vous exprimer…

– 146 –
– Du tout, du tout ! Le plaisir a été pour moi. Nous nous
entretiendrons une autre fois du compromis Cicurel. D’ici là,
si je peux vous être bon à quelque chose…
– Simplement, renseignez-moi sur ceci : Pension
Naoum, Kom-el-Dick, comme adresse, est-ce suffisant ?
– Plus que suffisant. Le Kom-el-Dick est sur la droite de
la rue Fouad, à quelques centaines de mètres en face du Cla-
ridge. Là, tout le monde vous indiquera la pension Naoum.
– Je vous remercie ! Et, s’il n’y avait pas d’indiscrétion,
pourrais-je connaître également le nom du courtier en peaux
dont vous me parliez, il y a un instant ?
– Zaphirian ! Étienne Zaphirian ! Je ne me souviens plus
de la rue où il habite, par exemple. Laissez-moi vérifier.
C’est bien cela. Il n’a pas changé. Rue Abdou-Dardar, numé-
ro 3. Voulez-vous que je le prévienne par téléphone de votre
visite ?
– Ne prenez pas ce dérangement, je vous en prie. Toute
ma gratitude, une fois de plus. »
Dans l’antichambre, un splendide évêque grec-
orthodoxe, calamistré, parfumé, barbu, tout rutilant d’ors, de
moire, d’émaux, distribuait à une tribu d’enfants et de
femmes prosternés une gerbe de bénédictions dont Costes
eut sa part au passage. Maître Choridés lui désigna, d’un
geste ému, ce spectacle réconfortant.
« La seule chose qui vaille la peine d’être vécue, mon-
sieur l’ingénieur en chef ! » murmura-t-il, en prenant congé.

– 147 –
Le numéro 3 de la rue Abdou-Dardar était une petite
maison toute modeste, devant laquelle l’automobile de
Costes vint s’arrêter.
« M. Étienne Zaphirian ? » demanda-t-il à la gamine qui
lui ouvrit.
Celle-ci, sans mot dire, l’introduisit dans une pièce de
dimensions réduites, mais meublée avec assez de goût.
Il consulta sa montre. Midi passé ! Pourvu que ce mon-
sieur ne le fît pas trop attendre ! Qu’allait-il encore trouver à
lui dire, à celui-là ? Qu’allait-il en apprendre ? Quoi de plus
poignant que cette chasse aux souvenirs, en vérité ? L’idée
que, dans quelques minutes, il pouvait ressortir de ce petit
salon, emportant avec lui le secret de la destinée de la mère
d’Élisabeth le plongea soudain dans un trouble sans nom, le
même que celui qui l’avait saisi, il allait y avoir deux mois,
dans le cimetière de Lunegarde. Il crut entendre le même
appel muet, sentir le même baiser obscur sur son front…
« Qu’est-ce qu’il y a pour votre service, monsieur ? »
Quelqu’un était entré, sans qu’il y fît attention, une
femme d’une trentaine d’années, assez jolie, de noir vêtue,
et qui le regardait avec de grands yeux interrogateurs et
douloureux.
Elle répéta sa question.
« Je voudrais voir M. Étienne Zaphirian, madame ! » ré-
pondit-il en s’inclinant.
La jeune femme en noir secoua la tête.
« Il est mort voilà bientôt trois mois, monsieur ! »

– 148 –
Et elle ajouta :
« Je suis madame Étienne Zaphirian. »

Dieu, que Mme de Vertumne était charmante, sur la ter-


rasse du San Stefano, dans sa jaquette tête-de-nègre, bordée
de castor ! Elle fumait languissamment une cigarette lorsque
Costes la rejoignit, un peu essoufflé.
« Je m’excuse, Hélène !…
– De quoi donc, très cher, je vous prie ? Il n’y a guère
plus d’une demi-heure que je vous attends. »
Ils déjeunèrent sous une pergola embaumant le jasmin,
au bord de la mer céladon. Il ne savait comment s’y prendre
pour lui annoncer qu’il aurait une course à faire, avant de
repartir, dans l’après-midi.
Elle semblait deviner son embarras, et s’en amuser infi-
niment.
« Quelle heure avez-vous fixée pour notre départ ? de-
manda-t-elle enfin.
– Celle qui vous conviendra, Hélène.
– À merveille ! C’est un plaisir de voyager avec vous.
Venez donc me prendre à quatre heures, chez mon coiffeur,
où il faut bien que je passe, n’est-ce pas ?

– 149 –
– À quatre heures, à cinq, à six, plus tard encore, si cela
vous plaît. Je ne suis pas du tout pressé de rentrer à Ismaïlia,
je vous assure. »
Elle rit.
« Je voudrais pouvoir vous dire : « Moi non plus ! » Mais
je suis tout de même en puissance de mari. Et il arrive au
mien de ne pas toujours plaisanter, ainsi que vous savez ! »
M. Müller s’invita à prendre le café avec eux.
« Comment ? C’est tout à l’heure que vous quittez
l’hôtel ? Il est vrai que je n’insiste pas trop pour vous garder,
puisque je serai moi-même ce soir au Caire. Oui, une re-
doute, au Savoy, organisée par la colonie italienne. Il faut
bien que je sois là pour surveiller un peu. Je crois que ce se-
ra assez réussi. Mais pourquoi n’y assisteriez-vous pas tous
les deux ? Voilà qui serait gentil, par exemple ?
– Décidez, madame de Vertumne ! Moi, je suis votre
homme, dit Costes.
– Eh ! fit-elle, encore une fois, c’est mon mari qu’il
s’agirait de décider. Si Müller veut essayer d’obtenir son
autorisation !
– Je lui téléphone à la minute même, chère madame. Et,
s’il ne dit pas non, je donne aussitôt les ordres nécessaires
pour que vos chambres soient préparées. Entendu, donc !
– Entendu ! fit-elle. Vous en serez quittes l’un et l’autre
pour me voir avec la même robe, deux soirs en suivant. »

– 150 –
« Mme Zoé Athanasiou, s’il vous plaît ? »
Et Costes remit sa carte à un grand gaillard à mous-
taches de palikare, qui fumait le chiboukh devant la porte
d’entrée.
Il n’eut pas longtemps à attendre. L’homme revint et
l’introduisit, avec force courbettes, dans un vaste patio qui
tenait du bureau d’hôtel et du parloir de couvent. Une vieille
petite dame, toute menue, y trônait dans un gigantesque fau-
teuil de velours gaufré. Elle avait un sourire immobile, avec
des yeux blancs.
« Tiens ! se dit Costes. Une aveugle, à présent ! Encore
un détail dont ce cher M. Choridés n’aura pas été à même de
m’informer. »
Cependant, Mme Athanasiou se répandait en compli-
ments de bienvenue.
« Gladys, mon enfant, ordonna-t-elle à la jeune fille, fort
jolie, ma foi ! qui se tenait debout à son côté, rends-moi la
carte de monsieur l’ingénieur en chef… Elle prendra place
dans mes archives privées. Et puis, tu nous laisseras, veux-
tu, après avoir demandé à monsieur l’ingénieur en chef ce
qu’il préfère : un sorbet à la rose ou un petit café ? »
Costes opta pour le sorbet à la rose.
« Je suis heureuse, heureuse et fière, monsieur
l’ingénieur en chef. Ce n’est certes pas la première fois que
mon établissement est honoré par la visite d’un de ces mes-
sieurs du Canal. Puis-je vous demander qui a eu l’amabilité
de signaler la pension Naoum à votre bienveillante atten-
tion ?

– 151 –
– Maître Basilio Choridés, avocat au barreau
d’Alexandrie.
– Grand merci à maître Choridés. Il est en effet un de
mes plus vieux clients. Nous appartenons en outre à la
même confession religieuse. Et puis-je, monsieur l’ingénieur,
savoir en quoi il m’est possible de vous être de quelque utili-
té ?
– Je vais vous le dire tout de suite, madame. »
Il parla très vite, aussi vite que le lui permit sa gorge
qu’il sentait se serrer de façon de plus en plus insupportable.
Dire que pendant trois années au moins Armance avait habi-
té ici ! Cette immense maison à trois étages était peuplée
d’étranges bruits : lointaines portes se refermant, rires, chan-
sons, aigres musiques de phonographes. Et, plus obsédants
que tout le reste, les yeux morts, le sourire figé dans la face
blême de Mme Zoé Athanasiou ! »
Celle-ci, interrompant Costes, venait justement de
joindre les mains.
« Janine Dupré ! Vous m’en direz tant ! Si je l’ai connue,
la chérie ! Me demander si je me la rappelle !…
– Vraiment, madame, vous vous en souvenez ?
– Comment donc ! Je la vois encore, comme si elle était
là, en train de me montrer la photographie de son amour de
petite fille, une photographie dont elle ne se séparait jamais !
– Vraiment ? Madame ! répétait Costes ! Si vous saviez !
Oui, c’est cela ! C’est bien cela ! »

– 152 –
Il était mille fois plus ému qu’il n’aurait voulu le laisser
paraître. Pour un peu, il aurait embrassé les mains de la
vieille petite dame aux yeux blancs.
« Que je suis heureux ! Que je vous remercie !
– C’est si naturel, monsieur l’ingénieur en chef, si natu-
rel ! J’ai été un peu leur maman, à toutes ces chères enfants,
n’est-ce pas ? Janine Dupré, par exemple ! Mais n’est-elle
pas restée pas mal de temps avec maître Choridés, si mes
souvenirs sont bons ? Tout s’explique, alors, tout s’explique !
Il serait sans doute content d’avoir de ses nouvelles ?
– Non, madame ! J’avoue que c’est moi qui…
– Excusez-moi ! Rien de plus facile ! Et toutes mes félici-
tations, avec cela. Un beau brin de fille ! La tête parfois près
du bonnet, mais qu’importe ! J’ai toujours aimé le caractère,
moi ! Vous le direz de ma part à notre petite Janine, quand
vous allez la revoir. Car c’est son adresse que vous désirez,
je suppose ? Rien de plus aisé ! En revanche, il faudra la
gronder pour ne m’avoir pas donné signe de vie depuis si
longtemps.
– Où est-elle ? fit Costes, qui croyait rêver.
– Oh ! pas tout à côté d’ici, hélas ! Select Bar, place
Raoul-Wilkinson, à Tantah !
– À Tantah ? Select Bar ? Janine Dupré ! Qu’est-ce
qu’elle fait là ? Vous êtes certaine ?
– Absolument, monsieur l’ingénieur en chef ! Comme s’il
y avait une seule de mes pensionnaires que j’eusse jamais

– 153 –
perdue de vue ! Ce qu’elle fait au Select Bar ? Mais elle en est
propriétaire, et cela depuis plus de quatre ans.
– Elle, propriétaire d’un bar !
– Pourquoi pas ? demanda Mme Athanasiou. Le Select
Bar, à Tantah, ce n’est évidemment pas la pension Naoum.
Mais ce n’est pas non plus une mauvaise affaire. Une ville de
70 000 habitants, sur la ligne du Caire à Alexandrie ! Clien-
tèle surtout indigène, m’objecterez-vous ? Oui, d’accord !
Mais, dans les bonnes années, lorsque les usuriers ne leur
ont pas tout pris, les fellahs ne sont pas d’aussi mauvais
clients que cela. Gladys, voyons, où es-tu, ma fille ? »
Mme Athanasiou venait de frapper dans ses mains.
« Te voilà ? Appelle-moi Sadek. Qu’il apporte les re-
gistres de l’hôtel, les années 1914 à 1920.
– L’année 1913 aussi ! » murmura Costes.
L’aveugle sourit.
« Bravo ! Je vois que vous m’avez comprise. Cela lui fe-
ra plaisir, à la chère petite, de savoir que vous aurez visité
quelques-unes des chambres où elle a vécu, et où elle n’aura
pas été trop malheureuse, somme toute ! Sadek, dépose les
registres devant monsieur l’ingénieur en chef. La pension
Naoum n’a rien à cacher. C’est du cristal ! »
L’homme aux moustaches de palikare obéit. Le cœur de
Costes battait avec violence. Mme Athanasiou s’était légère-
ment redressée. Le bras tendu, à la manière d’un chef
d’orchestre, elle semblait vouloir guider les recherches de
son visiteur.

– 154 –
« Année 1914, disons-nous donc ! Elle chantait alors au
Pavillon Bleu. Numéro 8, c’est bien cela, une chambre tendue
de perse mauve. Puis la chambre numéro 17, où l’on vous
conduira tout à l’heure, l’une des premières du pays qui ait
eu l’eau courante. Puis la chambre 3, dite chambre du Jubilé,
que Gladys vous montrera également. On dit que le Khédive
y a couché, avant les événements de 1888, le bombardement
d’Alexandrie par la flotte anglaise, vous savez. C’est pour ce-
la qu’il y a là ce drapeau vert et blanc, dessiné et colorié à la
main.
– Et que signifie, demanda Costes, dont les yeux
s’embuaient, ce cachet, au bas de chaque page, avec une
croix rouge, surmontée d’un croissant ?
– Cela, répondit Mme Athanasiou avec un bon sourire, ce
n’est pas la même chose. C’est le tampon de contrôle de ces
messieurs les inspecteurs du Service de Santé.

Costes conduisait rapidement, mais bien. Il avait vrai-


ment fallu la faute inexcusable commise par M. de Lune-
garde pour que se produisît l’accident dont on se souvient,
avec tout ce qui devait s’ensuivre. Il ne mit pas une heure
pour franchir la centaine de kilomètres qui sépare Alexan-
drie de Tantah.
Mme de Vertumne, si maîtresse d’elle-même, toujours ré-
solue à ne paraître s’étonner de rien, n’en avait pas moins eu
un léger mouvement d’impatience, lorsqu’il lui avait mani-
festé le désir de s’arrêter quelques instants dans cette ville.
« Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle lubie ? Vous ne
m’aviez parlé de rien !
– 155 –
– Je ne savais rien encore. Un entretien que j’ai eu de-
puis, pendant que vous étiez chez votre coiffeur avec un
avocat du nom de Choridés. Il plaide pour la maison Cicurel,
qui est en procès avec notre compagnie. Or, un des repré-
sentants les plus importants de cette maison habite Tantah.
Votre mari serait tout le premier à vous dire…
– Vous oubliez que je ne m’occupe jamais de ce genre
d’histoires. Dites-moi plutôt, vous, ce que je vais faire, dans
ce gros village, pendant que vous serez chez le monsieur en
question ? »
Il aurait été bien heureux de pouvoir la renseigner là-
dessus. Bonne fille, elle le tira elle-même d’embarras.
« Vous n’aurez qu’à m’arrêter devant le palais munici-
pal. Je viens de me rappeler que c’est Ahmed Hassan Fahmy
Pacha qui est gouverneur de Tantah. Sa femme est une amie
à moi. J’en profiterai pour lui faire un bout de visite. Ne vous
éternisez point, par exemple, chez votre bonhomme, si vous
voulez que nous soyons au Caire pour nous habiller sans
trop de bousculade.
– Une petite demi-heure, tout au plus ! Hélène, vous êtes
un ange. Merci ! »

Le crépuscule teignait déjà de nacre rose les hautes de-


meures à balcons et les minarets de Tantah lorsque la torpé-
do fit halte devant le palais municipal. Costes était si troublé
que Mme de Vertumne s’en aperçut.

– 156 –
« Vous prenez joliment à cœur les intérêts de la Compa-
gnie ! ne pût-elle s’empêcher de lui dire. Allons, à tout à
l’heure, n’est-ce pas ? ici ! »

Il trouva sans difficulté la place Raoul-Wilkinson, der-


rière la mosquée des Derviches. Le Select Bar lui apparut,
avec sa double porte ouverte sur une chaussée où se dispu-
taient des chiens maigres. Costes eut l’impression qu’on fai-
sait beaucoup de bruit, là-dedans. Une seconde, machinale-
ment, il se recueillit avant de passer cette porte. Avec elle
n’allait-il pas franchir le tournant décisif de sa vie ? « Ah !
pensa-t-il, comme il suffit de quelque volonté, tout de
même ! » Il songea à la brièveté du temps qu’il lui avait fallu
pour atteindre ce que n’avait pu réussir à découvrir M. de
Roquemaure. Lui, il est vrai, de son propre aveu, n’avait pas
cherché !
Allons, un peu de courage, mon Dieu !

« Pourrais-je parler à la directrice de la maison ? »


La salle, assez vaste, mais basse de plafond, était pleine
d’une foule bariolée et bruyante : des gens qui fumaient, bu-
vant de l’arak, jouant aux dés et aux cartes. Une espèce de
géant dépenaillé passait entre les tables, les essuyant de-ci
de-là, d’un coup de torchon tout à fait dénué de conviction.
Il regarda Costes sans lui répondre. Celui-ci répéta sa
question.

– 157 –
« La directrice de la maison ? Qu’est-ce qu’on lui
veut ? » fit une voix rauque.
Une tenture s’était soulevée au fond de la salle, décou-
vrant une petite chambre, presque un réduit, au seuil de la-
quelle quelqu’un venait d’apparaître, une femme aux che-
veux en broussailles, débraillée, ventrue.
Elle dévisagea le nouveau venu sans bienveillance.
« C’est moi, la patronne ! bougonna-t-elle. Venez par
ici ! »

Le réduit en question ne prenait jour par aucune fenêtre.


Seule une lampe, pendue à la voûte, l’éclairait. Comme mo-
bilier, une table, deux ou trois chaises, et un lit à moitié dé-
fait, qu’on entrevoyait dans l’obscurité.
« Asseyez-vous ? Que voulez-vous boire ? De l’arak,
vous aussi ? Voilà. »
Elle lui en versa un grand verre.
« Bon ! Causons, maintenant ! »
Costes avait préparé la question que, contre vents et
marées, il s’était juré de poser. Il tint son serment.
« Vous êtes, madame, je pense, la comtesse Armance de
Lunegarde ?
– Quoi ? fit-elle. Quoi ? »
Elle avait laissé tomber le tuyau du narguileh qu’elle
s’était remise à fumer.

– 158 –
« Plaît-il ? Est-ce que vous êtes fou ?
– Excusez-moi ? C’est Janine Dupré que je voulais dire.
Oui, mademoiselle Janine Dupré. Il n’est pas possible que
vous ne connaissiez pas, que ce ne soit pas vous ! »
Et, tandis qu’il interrogeait de la sorte, il sentait monter,
s’installer en lui, avec un soulagement inexprimable, la certi-
tude de quelque monstrueux quiproquo.
« Janine Dupré ? » dit la femme.
Rebroussant ses cheveux, elle se caressait le front.
C’était là un nom, à n’en pas douter, qui devait lui rappeler
quelque chose.
« Vous me faites rire, dit-elle enfin. Je ne suis pas Janine
Dupré, pas plus que je ne suis la dame qui… la dame que…
Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Mon nom est
Chouker, Marfa Chouker, ex-danseuse et fille entretenue,
propriétaire du joli petit café que voici. Pour ce qui est de
vous, mon garçon, je vais vous avouer une bonne chose. J’ai
cru, quand vous êtes entré, que vous étiez un de ces mes-
sieurs de la police des mœurs, ou du monopole de l’alcool.
C’est une idée qui m’est tout à fait sortie de la tête, car, au-
trement, vous feriez bien mal votre métier, vous gagneriez
bien mal votre argent. »

Il se taisait. Il devait être assez ridicule. Elle pouffa de


rire longuement.
« Marfa Chouker, pour vous servir, mon petit ami ! Ja-
nine Dupré, la pauvre fille, il est vrai pourtant que je l’ai

– 159 –
connue, très bien connue, beaucoup mieux que vous, en tout
cas, qui venez de me prendre pour elle ! Janine Dupré, ce
n’est pas d’hier, vous savez ? Voyons, voyons, qu’est-ce que
tout ceci ? Qui est-ce qui a pu vous en parler ? »
Fidèlement, avec humilité, il lui fit le récit de sa visite à
Mme Athanasiou. Elle eut un haussement d’épaules de pitié.
« J’y suis, à présent ! Et c’est sur la foi de ce que vous a
raconté cette vieille toquée que vous êtes venu jusqu’ici ? Il
y a cinq ans, alors qu’elle y voyait encore, elle déraillait pas-
sablement. Elle boit, elle aussi, vous savez. Elle devait être
dans un de ses bons jours, cet après-midi. »
Elle réfléchissait.
« Que désirez-vous au juste ? demanda-t-elle. Vous ne
me déplaisez point. Ce n’est pas pour lui faire des misères
que vous recherchez ainsi une pauvre femme, n’est-ce pas ?
D’ailleurs, ce que je vais pouvoir vous apprendre ou
rien !… »
Elle compta sur ses doigts.
« Treize ans ! Voilà plus de treize ans que nous ne nous
sommes revues, que nous étions ensemble chez cette af-
freuse mère Athanasiou ! C’est quelque chose, songez ! »
Costes, en silence, la regardait. De ce corps, de ce misé-
rable corps distendu par le vice et par la boisson, il
s’efforçait de discerner ce qui avait pu être autrefois dési-
rable. Elle lut sa pensée dans ses yeux. Elle haussa les
épaules de nouveau, et lui lança, canaillement, une bouffée
de tabac au visage.

– 160 –
« Vous avez bien dû rire, tout à l’heure, quand je vous ai
dit que j’ai été danseuse ! dit-elle. C’est pourtant vrai. »
Elle avait à présent son menton dans ses mains. Il
l’écoutait, tout tremblant, tandis qu’elle parlait avec une
gravité lente et morne.
« Janine Dupré ! Oui, je l’ai connue. Il a même dû nous
arriver d’avoir, à cette époque, les mêmes amants, cinq ou
six, tout au moins. Vous ne m’en voulez pas de vous dire
que ce n’était pas une vertu. Et d’ailleurs, dans notre métier,
cela tire si peu à conséquence. Grâce au Ciel, aujourd’hui,
oui, au Ciel et à l’arak, c’en est fini de toutes ces saletés. »
En même temps, d’un coup de menton, elle désignait
son lit, dans l’ombre.
« C’est pour moi que je parle, bien entendu. Car, pour
elle, pour elle… Je vous répète qu’il y a douze ans que je
n’en sais plus rien. Des gens m’ont même affirmé qu’elle
était morte. J’ignore pourquoi je ne les ai jamais crus. Sans
blague, vous avez des raisons de vouloir savoir où elle a pu
passer ?
– Oui ! fit Costes. Je vous en prie ! Je vous en supplie ! »
Il s’était, d’un mouvement instinctif, emparé de sa main.
Indifférente, elle le laissait faire.
« Alors, écoutez-moi donc ! Eh bien, alors il n’y a qu’un
moyen. Il faut voir Billy ! Il faut tâcher de retrouver Billy !
– Billy ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
– Rien du tout ! Pas grand-chose, du moins ! Le dernier
amant que je lui ai connu. Une petite fripouille, je vous

– 161 –
l’affirme. Mais, son pareil, comme joueur de banjo, dans
toutes les boîtes de la Haute et de la Basse Égypte, je peux
vous affirmer aussi qu’il n’y en a pas, qu’il n’y en a jamais
eu ! Or, celui-là, il est encore en vie. Tenez, il y a un an, il
faisait partie du jazz d’un des plus grands hôtels du Caire.
– Lequel ? dit Costes.
– Le Savoy, je me souviens bien ! Oui, le Savoy !… »

Dans son automobile, laissée en face du Select Bar,


Costes eut la surprise de trouver Mme de Vertumne.
« Mme Ahmed Hassan était absente, expliqua-t-elle.
Alors je me suis offert une petite promenade dans Tantah.
J’ai reconnu, par hasard, votre voiture. Je m’y suis installée.
Vous ne m’en voulez pas ?
– Hélène, pensez donc ! Au contraire…
– Mais, poursuivit-elle, de quel curieux endroit sortez-
vous donc ? Quel drôle de lieu de rendez-vous ?
– Le représentant de la maison Cicurel mourait de soif,
et n’avait rien à boire chez lui, bredouilla Costes. Alors,
n’est-ce pas, vous comprenez ?
– Oui ! fit-elle. Je comprends très bien. Je comprends
tout. Je suis une bien meilleure camarade que vous ne
croyez. »

– 162 –
VIII

« On vous réclame au téléphone, cher ami.


– Moi ? demandèrent en même temps Costes et M. Just-
Michelin.
– Vous ! » dit Mme de Vertumne en désignant Costes.
Et elle sourit.

Il faisait beau ; il faisait chaud, pas trop, cependant, pour


ce mois de juillet tout près de sa fin. C’était la première fois
depuis six mois que M. Just-Michelin déjeunait chez les Ver-
tumne. Le commandant de Roquemaure, sollicité par
M. Geoffroy d’Albans de donner son avis sur cette invitation,
à la prière expresse de M. de Vertumne, l’avait trouvée par-
faitement conforme aux règles les plus rigoureuses. Costes
n’avait pas été consulté, mais il n’aurait pu faire autrement
que de donner son adhésion.
Il faisait beau. Il faisait chaud. Mme de Vertumne avait
une blouse de mousseline fermée très haut, et serrée aux
poignets de petits rubans nacarat. Elle avait fait les honneurs
de sa maison avec sa bonne grâce coutumière. On avait fort
remarqué la gentille sollicitude dont elle n’avait, au cours du
repas, cessé de faire preuve à l’égard de M. Just-Michelin,
qui souffrait toujours quelque peu de son bras.

– 163 –
Le Canal, au cours de ces six mois, de même que les
peuples heureux, n’avait pas eu d’histoire. On avait célébré,
en avril, le mariage de Jacqueline Colombel avec le jeune
Hervé de la Ville-aux-Bois. On chuchotait de plus en plus
qu’il se pourrait fort bien que l’on fêtât, avant la fin de
l’année, les fiançailles de sa sœur Gisèle avec certain ingé-
nieur en chef du Service des Revêtements. Mais il ne
s’agissait là que d’un bruit qui n’avait pas encore reçu la
moindre confirmation. Costes, quand on y avait fait allusion
devant lui, s’était contenté de hausser les épaules avec hu-
meur. Mme de Vertumne, elle, en revanche, avait beaucoup
ri.
Le très remarquable rapport de mission de M. George-
Edgar Bonnet avait valu à son auteur la rosette de la Légion
d’honneur. M. de la Houssaye avait été également promu of-
ficier, et M. de Vertumne nommé chevalier. Ces hautes dis-
tinctions étaient venues, aux applaudissements de tous, ré-
compenser une activité bienfaisante, dont les actionnaires
de la Compagnie, grands et petits, avaient été à même
d’apprécier les fructueux résultats. De fait, cette année 1930
devait voir le transit du Canal s’élever au chiffre jamais en-
core atteint de 6 274 traversées, le tonnage brut moyen étant
de 7 376 tonnes, et le tonnage net total de 33 466 000
tonnes, la durée de marche effective des navires ayant été
abaissée, par suite d’améliorations auxquelles Costes n’avait
pas été étranger, à une durée moyenne de 11 heures
56 minutes, alors qu’elle était de 17 heures 52 en 1890.
Dans le cabinet de travail de M. de Vertumne, Costes
décrocha l’appareil téléphonique. C’était du Caire qu’on
l’appelait.

– 164 –
« Allô, Allô ! C’est vous, cher ami ? Ici, Müller ! Bonne
nouvelle, enfin ! Ce n’est pas trop tôt, direz-vous !…
– Qu’y a-t-il ?
– Eh bien, nous avons réussi ! Je viens de recevoir un té-
légramme de Constantinople. Le coco dont il s’agit va béné-
ficier d’une remise de peine de trois mois. Il sera en liberté
fin octobre. Ah ! on peut dire que vous m’en aurez fait faire,
un joli métier !
– Fin octobre ? Pas avant ?
– Fichtre, vous êtes difficile ! Nous pouvions fort bien
craindre de ne pas le voir avant mars. Tandis que, mainte-
nant, dans un mois au plus tard… Encore faut-il, bien enten-
du, qu’il accepte les propositions que, ce matin même, je lui
ai fait confirmer par câble. Le contraire m’étonnerait, je
l’avoue. Jamais je ne me serai mis autant en frais, surtout
pour un saligaud de cette espèce. À présent, du moment que
ça vous fait plaisir…
– Merci, monsieur Müller, merci ! Comment vous témoi-
gner ma gratitude ?
– Tout simplement en venant ici un de ces jours, déjeu-
ner ou dîner avec moi, et sans attendre, autant que possible,
la semaine des quatre jeudis. »
Costes, jusqu’à présent, n’avait pas eu de chance, avec
ce fameux Billy, dont l’existence lui avait été révélée, au
mois de janvier, par la morose tenancière du Select Bar de
Tantah. Parti le soir même pour Le Caire avec l’espoir de le
rencontrer au Savoy, il y avait appris que ledit Billy avait
quitté, depuis plus d’un an, l’Égypte pour Jérusalem, cité où

– 165 –
le banjo constitue, paraît-il, un art beaucoup plus apprécié
qu’on ne songerait tout d’abord à se l’imaginer. La direction
des Folies Allenby n’ayant pas cru devoir renouveler son con-
trat, il s’en était allé à Beyrouth, où il avait eu, presque tout
de suite, des difficultés avec la police du Haut-
Commissariat : oui, trois jeunes filles qu’il avait accepté de
convoyer, ignorant qu’elles étaient mineures, aventure assez
compliquée, dans laquelle il n’avait pas suffisamment réussi
à faire éclater sa bonne foi. De guerre lasse, il avait accepté
un engagement pour Constantinople, au Casino des Petits-
Champs, où il avait souvent travaillé. Là encore sa mauvaise
fortune l’avait suivi. Il avait, à peine débarqué, été compro-
mis dans une ennuyeuse histoire de morphine, et condamné
à une année de prison, sa qualité de protégé britannique ne
le mettant plus à l’abri de ce genre de petits contretemps,
depuis la suppression d’ailleurs abusive, des Capitulations.
Jusqu’à Beyrouth, inclusivement, il n’avait pas été trop
malaisé de suivre sa trace. À partir de cette ville, les difficul-
tés avaient commencé, des difficultés que, sans M. Müller,
Costes ne serait jamais arrivé à résoudre. Et voilà que, juste
au moment où l’on venait, par l’intermédiaire du directeur
du Pera Palace, de le retrouver à Constantinople, ils rece-
vaient tous deux la nouvelle de cette stupide histoire de
drogue où l’imbécile s’était fourvoyé. Costes, du coup, avait
failli prendre le bateau pour le Bosphore. M. Müller l’avait
chapitré. Il avait conservé quelques relations dans la magis-
trature turque, celui des corps constitués de tous les pays
qu’on affirme le moins soumis aux fluctuations de la poli-
tique. Bref, sans avoir trop l’air de rien, il avait obtenu assez
rapidement ce qu’il voulait. Billy serait donc relaxé en oc-
tobre. On n’avait retenu contre lui qu’une inculpation de

– 166 –
traite des blanches beaucoup moins grave que la contre-
bande des stupéfiants, délit avec lequel les gouvernements
ne plaisantent jamais, car elle revient presque toujours pour
eux à une affaire de concurrence illicite. Et M. Müller n’avait
point attendu sa libération pour se l’attacher par un contrat
à faire rêver n’importe quel banjiste, même virtuose encore
plus éprouvé que l’ex-ami de Mlle Janine Dupré.

À présent, n’allait-on pas être déçu par les renseigne-


ments qu’on attendait de lui ? Cela, c’était autre chose. Un
fait, en tout cas, apparaissait comme certain. Aucune piste,
jusqu’à ce jour, n’avait donné de résultat sérieux. Et Dieu
sait si Costes, secondé par M. Müller, ne s’était pas fait faute
d’en suivre. Il était retourné à la pension Naoum. Il avait eu
des entrevues avec Mme Athanasiou, avec Sadek, même avec
la toute gracieuse Mlle Gladys. Rien de nouveau n’était sorti
de ces pittoresques conversations. À Tantah, il était revenu
chez Marfa Chouker. « Voyez Billy ! s’était-elle bornée à lui
répéter. Vous n’aurez rien fait tant que vous n’aurez pas
trouvé le moyen de voir Billy. » Ç’avait été, dès le début,
également l’avis de M. Müller. Costes s’était confié à lui. Il
lui avait à peu près tout révélé des motifs de l’enquête à la-
quelle il s’était attelé depuis son arrivée à Ismaïlia. M. Müller
en avait été très ému. La poursuite de ce douloureux et nos-
talgique fantôme avait fini par le passionner lui aussi.
L’entreprise avait bénéficié des incomparables ressources
que mettait à sa disposition l’Administration générale de la
Société des Grands Hôtels égyptiens. Maintenant, lorsque
Costes cédait au découragement, ou paraissait permettre à
quelque fantaisie de le détourner momentanément de sa

– 167 –
tâche, M. Müller ne manquait jamais de surgir, pour lui faire
honte de sa lassitude, ou pour stimuler son ardeur.
À plusieurs reprises, il lui avait dit :
« Dans cette affaire, il y a une constatation qui n’a pas
dû manquer de s’imposer à vous. Les pitoyables aventures
de cette malheureuse enfant sont toutes antérieures à 1919,
d’après la liste, si approximative soit-elle, que nous avons pu
en établir. Ça, c’est un fait ! Après, plus rien. Les hommes
qui ont été ses amants, d’un jour ou d’un mois, et qu’il nous
a été possible d’identifier, l’ont tous connue avant cette date.
Ceux qui nous auront prétendu le contraire se sont trompés,
de bonne foi, d’ailleurs, et nous avons toujours fini par le
leur faire admettre. Billy lui-même, ce Billy de malheur, qui,
depuis 1919, a fait partie, à cinq ou six reprises, de mes or-
chestres, n’a plus été aperçu en sa compagnie, depuis cette
année-là. Or, la police, qui l’a toujours eu plus ou moins sous
sa coupe, a conservé une liste assez bien tenue des dames
dont il a su s’assurer les faveurs en même temps que
l’argent. Pour une raison ou pour une autre – et j’espère que
le jour n’est plus loin où il nous renseignera lui-même là-
dessus – le nom de Janine Dupré, à partir du mois de mai
1919, a disparu de son existence. Il m’a été d’autant plus
commode d’en obtenir la confirmation qu’au printemps de
cette année-là, il appartenait au jazz d’un de mes restau-
rants, celui du Shepeards. Que conclure de tout cela, d’après
vous ?
– Et d’après vous ? demanda Costes, qui reculait chaque
fois devant la réponse qui s’imposait, et ne le sentait que
trop bien.

– 168 –
– D’après moi ? Hum ! Hélas ! rien de bien réconfortant !
Ce serait tout de même assez ennuyeux d’avoir couvert d’or
cette canaille de Billy pour qu’il s’en vînt en échange nous
annoncer que l’infortunée a cessé d’être de ce monde ! Ou
bien alors, si elle vit toujours, quand personne n’est plus fi-
chu de nous dire ce qu’elle est devenue depuis dix ans, ren-
dez-vous compte, c’est encore pis ! »
Costes se taisait ! Et qu’aurait-il pu répondre ? N’était-ce
point, exactement, la même pensée qui en était arrivée à
hanter ses jours et ses nuits ? Ou Mme de Lunegarde était
morte, ou bien, tombée, de chute en chute, jusqu’aux der-
niers degrés de l’abjection, elle devait traîner une existence
cent fois plus hideuse que la mort au fond de quelques-uns
de ces bouges d’où il ne lui était même pas permis de donner
de ses nouvelles, quand bien même elle en eût eu encore le
désir, ou, simplement, la force.
Les tragiques, les singulières alternatives par lesquelles,
il faut bien le dire, Costes était passé depuis le début de cette
année ! Par moments, saturé de dégoût, repoussant
jusqu’aux objurgations de M. Müller, il avait envie de
n’entendre plus parler de rien, de tout abandonner, de ne
plus songer qu’aux brillantes et flatteuses occasions qui
s’offraient à lui d’être heureux. Et voici que, subitement, une
exaltation forcenée s’emparait de nouveau de son âme. Il se
replongeait avec ferveur dans cette boue. La promesse faite
en novembre, au cours de ces lugubres et fantastiques
heures, il s’en rendait compte non sans effroi, n’entrait plus
que pour bien peu dans sa sombre volonté d’aboutir. Élisa-
beth disparaissait devant Armance de Lunegarde. De ces
deux femmes, la fille et la mère, c’était celle qu’il ne con-
naissait point, ou qu’il ne connaissait que par sa sordide cou-

– 169 –
ronne de détails honteux, qui brillait d’un plus pur éclat, qui
vivait d’une réalité plus vivante que l’autre, l’impérieuse et
sauvage vierge, dont il avait tenu cependant, toute une nuit,
le corps tout nu entre ses bras.
Jamais, depuis qu’il était à Ismaïlia, il n’avait eu de nou-
velles d’Élisabeth. Une seule fois, à l’occasion du premier
janvier, il s’était permis de lui envoyer, sur une carte postale,
quelques mots de souvenir très déférents. Elle ne lui avait
pas répondu. Il n’avait point osé recommencer…

Non seulement pour l’entretenir de Billy, en qui ils met-


taient désormais à peu près uniquement leur espoir, mais à
propos de n’importe quelle trouvaille, si minime fût-elle,
pourvu que, de près ou de loin, elle se rapportât à Armance,
M. Müller téléphonait, du Caire ou d’Alexandrie. Costes al-
lait y déjeuner une ou deux fois par mois, plus souvent
même, selon l’insistance de son hôte, lorsque celui-ci se fi-
gurait avoir quelque chose de sensationnel à lui communi-
quer. L’ingéniosité obstinée dont il faisait preuve de plus en
plus touchait Costes et avait d’ailleurs en soi quelque chose
de bien émouvant. M. Müller avait transformé la recherche
de Mme de Lunegarde en une affaire éminemment person-
nelle. C’était lui qui apportait le plus de flamme et
d’impétuosité dans ces extraordinaires tête-à-tête où deux
hommes, aussi opposés par l’âge, les origines, les occupa-
tions, évoquaient un être qu’ils ne pouvaient l’un et l’autre
imaginer qu’à travers de louches racontars de proxénètes ou
de non moins suspectes dépositions de policiers.
« Ah ! dites donc, savez-vous ce que je viens encore
d’apprendre, sur le compte de cette malheureuse enfant ?
– 170 –
On peut dire qu’elle nous en aura fait voir de toutes les cou-
leurs ! Devinez avec qui elle a trouvé le moyen de coucher,
au début de 1918 ? Eh bien, avec un nommé Kiamil Békir,
espion patenté de l’ex-Khédive, qui a été exécuté dans les
huit jours qui ont suivi ! Elle a fait elle-même une semaine de
prison, à la suite de cette charmante équipée. C’est la po-
tence qu’elle a risquée, bel et bien ! Dire que j’avais juré de
ne jamais m’occuper d’une femme ! Il faut avouer que, pour
mes débuts, j’ai été servi ! Et vous, quoi de neuf, de votre cô-
té ? Cette couturière de Suez dont je vous ai procuré
l’adresse, avez-vous fait, de ce côté-là, les vérifications qui
s’imposaient ?
– Oui ! Sans grands résultats !
– Cela m’étonne ! Ah ! et le cafetier de Port-Saïd, ce per-
sonnage qui a jadis été employé chez vous, à vos magasins
généraux de Fort-Fouad ?
– Je l’ai vu, lui aussi ! avait fait Costes, avec une moue.
Rien de bien intéressant non plus ! »
Pour celui-là, tout au moins, il n’avait pas dit exacte-
ment la vérité.

Richard Le Bihan, manutentionnaire aux magasins géné-


raux de Fort-Fouad, n’avait certes pas été un mauvais servi-
teur, ni à la Compagnie, ni précédemment, dans la marine
de l’État. Comment avait-il pu en arriver à détourner, fin
1917, une part importante du matériel dont il avait la garde –
peinture, cordages, boulonnerie – voilà ce que l’on s’était re-
fusé d’abord à comprendre ! Il avait suffi, paraît-il, d’une
triste fille de music-hall qui s’en était venue exercer à Port-
– 171 –
Saïd, deux semaines durant, son néfaste métier. L’avocat de
la Compagnie ayant lui-même réclamé l’indulgence des
juges, après un mois de prévention, Le Bihan avait été ac-
quitté.
Relâché sans une piastre, ayant perdu ses droits à tout,
contraint d’ouvrir un petit débit dans le quartier de Port-Saïd
le plus interlope, il avait eu, dix ans plus tard, un beau matin
de cet été 1930, la surprise craintive et inouïe de voir entrer
dans son minable estaminet quelqu’un dont il ignorait le
nom, mais en qui il n’avait pas été sans immédiatement re-
connaître un des fonctionnaires les plus hauts placés de ce
Canal qu’il continuait à révérer. Que pouvait-on lui vouloir
encore ? Il avait frémi. Question qui avait eu le don de le
rassurer et de le terrifier tout ensemble, son serviteur, très
gentiment, d’ailleurs, s’était enquis des souvenirs qu’il avait
pu conserver de Mlle Janine Dupré, ex-figurante à
L’Alhambra de Port-Saïd. Richard Le Bihan n’avait pas été
capable d’en dire plus que lui-même il n’en savait. Il avait
aimé cette femme. Parfaitement, il l’avait aimée. Il en était
résulté ce qui avait pu, tant pis ! D’ailleurs, depuis son arres-
tation il n’avait plus entendu parler d’elle qu’une fois, oui, un
petit mot non signé que lui avait remis dans sa cellule son
avocat. Elle regrettait ce qui s’était passé, et avouait qu’il y
avait eu de sa faute.
« Elle ne pouvait pas en écrire davantage, n’est-ce pas,
sans risquer elle-même la prison. Mais le simple fait d’en
avoir dit autant prouve que ce n’était point une aussi mau-
vaise fille que cela ! » avait conclu Le Bihan.

– 172 –
Costes, prenant congé, n’avait pas craint de serrer cette
rude main, la main qui avait caressé les tendres flancs dans
lesquels Mlle Élisabeth de Lunegarde avait été portée.
Comme il quittait cet humble endroit, le hasard l’avait
fait se heurter au commandant de Roquemaure. Celui-ci
avait éclaté d’un rire bruyant.
« Eh bien, mon cher, il faut reconnaître que vous n’avez
pas de préjugés, vous, au moins ! Savez-vous qui est le per-
sonnage de chez qui vous sortez ?
– Peut-être ! » avait murmuré Costes.
Puis, regardant M. de Roquemaure avec tristesse :
« Et vous ? » avait-il ajouté.

Le 23 octobre, Costes reçut, du Caire, un coup de télé-


phone de M. Müller.
« Il est là, enfin ! Venez vite ! J’ai déjà eu un bout de
conversation avec lui. C’est passionnant ! »

Ils se retrouvèrent à huit heures du soir, sur la terrasse


du Savoy.
« Où est-il ? demanda Costes.
– Eh ! un peu de patience, sacrebleu ! L’orchestre d’ici
est complet. Alors, j’ai affecté ma nouvelle recrue à celui du

– 173 –
Mena House, où nous allons dîner, si vous voulez bien. En
route, je vous expliquerai. »

Le Mena House, à trois lieues du Caire, est le Palace


chargé spécialement de desservir les Pyramides. Elles ont
l’air de trois champignons poussés dans son jardin, trois
champignons escortés d’un sympathique petit parasite : le
Sphinx.
M. Müller mit Costes au courant du plan de campagne
arrêté par lui.
« Je l’ai logé au Savoy, où vous avez vous-même votre
chambre. Je vous le présenterai, pendant un entracte du
jazz. Vers deux heures du matin, quand il en aura terminé
avec son service, vous le ramènerez au Caire en automobile,
et il vous sera loisible de le questionner à votre gré.
– À deux heures du matin ! » s’exclama Costes, bouillant
d’impatience.
M. Müller haussa les épaules.
« Et puis après ! Vous me faites rire ! Je ne peux pour-
tant pas bouleverser la soirée d’un de mes hôtels ! Il y a jus-
tement une dame américaine qui donne un dîner de gala
pour fêter le dix-huitième anniversaire de la naissance d’un
de ses amants. Essayez donc de priver ces gens-là de leur ra-
tion de jazz ! Autant, tout de suite, les rendre enragés ! On
voit bien que vous n’êtes pas de la partie.
– Vous avez déjà causé avec lui ?

– 174 –
– Je n’ai pas voulu marcher sur vos brisées. Mais j’ai,
tout de même, pu acquérir la certitude que votre
Mme Chouker a raison. Si quelqu’un est susceptible de nous
aider à la retrouver, la pauvre petite, c’est lui, incontesta-
blement. En tout cas, il se souvient d’elle à merveille. Par
discrétion, pour vous en laisser la primeur, je n’ai pas poussé
mon interrogatoire trop avant. Mais, enfin, le peu qu’il m’a
dit, c’est passionnant, je vous le répète. C’est passionnant !
– De quelle façon lui avez-vous parlé de moi ?
– Aussi naturellement que possible. Je lui ai dit qu’il
s’agissait de la liquidation d’un héritage pour laquelle il était
indispensable de savoir ce que Janine – c’est ainsi que je n’ai
pas cessé de la nommer – était devenue. Des amis de France
vous ont prié, vous qui êtes sur place, de vous y employer.
Vous vous êtes, naturellement, adressé à moi. Voilà ! C’est
tout !
– Et il vous a cru ?
– Qu’est-ce que cette histoire a d’invraisemblable ?
Pourquoi ne m’aurait-il pas cru ? Et puis, qu’est-ce que vous
voulez que ça me fasse ? L’essentiel, c’est qu’il parle, n’est-
ce pas ? Comment s’y refuserait-il, alors qu’il sait que j’ai en
mains tous les moyens de l’obliger à marcher droit ?
D’ailleurs, c’est un souvenir dont l’évocation doit plutôt flat-
ter sa vanité de bellâtre. Mais nous arrivons ! Regardez les
illuminations du Mena. Est-ce assez réussi ! Et, dites donc,
qu’est-ce que notre Américaine a invité, comme monde ! Il y
a là toutes les plus belles automobiles du Caire. Un jour, je
vais être obligé de transformer la grande pyramide en ga-
rage, vous verrez ça ! »

– 175 –
Billy n’eut pas lieu d’être mécontent du succès qui lui fut
fait cette nuit-là par la colonie américaine de la Basse-
Égypte, succès qui, à certains moments, confina à l’ovation.
M. Müller lui-même ne put s’empêcher de murmurer à
l’oreille de Costes :
« Il faut bien avouer qu’il est étonnant, l’animal ! »
À quoi celui-ci répondit, avec une moue :
« Peut-être ! Je bénis le Bon Dieu en tout cas de ne
m’avoir pas donné le sens du rythme. Cela me permet, si
vous voulez connaître mon humble avis, de le trouver écœu-
rant, votre protégé, oui, écœurant. »

Il fut néanmoins contraint de ne pas lui faire trop grise


mine, lorsque Billy, à la faveur de quelques minutes
d’accalmie musicale, vint s’incliner devant eux, souriant de
toutes ses magnifiques dents aurifiées.
C’était un homme de quarante ans, qui en paraissait
trente-cinq, tout au plus. Fort bien pris dans son spencer de
flanelle blanche, il était de taille plutôt médiocre. Il avait de
splendides cheveux aile-de-corbeau, avec la raie à droite,
comme il sied.
« Billy, dit M. Müller, je vous présente à mon ami Costes
dont je vous ai parlé aujourd’hui, et qui va avoir tout à
l’heure la bonté de vous ramener au Savoy. »
Billy désigna son spencer, et, s’étant incliné, sourit de
plus belle.

– 176 –
« Sitôt le concert terminé, je serai à la disposition de
M. Costes, monsieur le directeur. Il voudra bien seulement
m’accorder cinq minutes, afin de me permettre de sortir
avec lui habillé comme tout le monde. »
Billy tint parole. À deux heures cinq, au milieu d’une co-
hue anglo-saxonne assez zigzagante, il reparaissait sous les
lampadaires du Mena House, vêtu, selon son expression,
comme tout le monde : adorable complet-veston gris pa-
lombe, linge de soie, nœud de cravate papillon.
« J’espère ne pas avoir trop fait attendre monsieur
l’ingénieur en chef. »
Il avait eu, dans l’intervalle, le temps de se documenter.
C’était un garçon qui aimait donner à chacun le titre exact
qui lui revenait.
Au Caire, en face du Savoy, il y a un jardin public au-
dessus duquel tournoient le jour les jaunes gypaètes soli-
taires, et la nuit, silencieuse et éparse, la ronde des chauves-
souris.
« Dans le bosquet que vous apercevez là-bas, monsieur
l’ingénieur en chef, je connais un petit café où nous serons
beaucoup plus tranquilles pour causer que sur la terrasse du
Savoy, qui d’ailleurs ferme à trois heures », dit Billy.
Et avec un drôle de clignement d’œil, il ajouta : « Vous
me croirez si vous voulez. La première fois qu’elle et moi
nous nous sommes donné rendez-vous – dame ! ce n’était
pas hier : il y a plus de douze ans ! – c’était dans ce petit ca-
fé-là ! Oui ! »

– 177 –
Costes eut un haut-le-corps. Il pensa aux salubres vents
du Causse et du plateau de Lunegarde.
« Je vous suis ! » dit-il sèchement.

Ils s’installèrent dans le café en question, où il n’y avait


en effet que peu de clients : quelques musulmans oscillant
entre le sommeil et le rêve, le tuyau de leur narguileh à la
main, et deux jeunes femmes, sous une tonnelle, en train de
boire du pippermint glacé.
Grand seigneur, Billy commanda du champagne.
« Il y en a un ici qui n’est pas mauvais, monsieur
l’ingénieur en chef. Du brut, bien entendu. »
En même temps, il avait coulé un coup d’œil connais-
seur du côté des filles. Elles étaient assez belles, toutes deux.
L’une rousse, avec un magnifique teint laiteux ; l’autre,
brune, aux bandeaux strictement plaqués sur le front. Costes
eut un regard machinal dans leur direction. Elles rirent d’une
voix étouffée.
« On pourrait peut-être les inviter à prendre une
coupe ? » insinua Billy.
Costes, rappelé à la réalité, eut un mouvement de dé-
goût.
« Il ne manquerait plus que cela ! Je vous en prie ! »
Et se reprenant presque aussitôt :
« Tout à l’heure, peut-être, nous verrons. Pour l’instant,
nous avons mieux à faire. »
– 178 –
Billy s’inclina.

La nuit était humide et chaude. Une lune rougeâtre se


promenait dans les ramures du parc.
Ils demeurèrent un assez long moment sans se rien dire.
Ce fut Billy, un peu surpris, qui se décida à parler.
« M. Müller m’a dit ce que vous attendiez de moi : des
renseignements sur une dame dont j’ai eu le plaisir d’être
l’ami, Mlle Janine Dupré.
– C’est cela même ! fit Costes, qui ne se serait jamais
imaginé qu’un entretien qu’il avait tant souhaité s’annonçât
pour lui comme aussi pénible. Vous ne l’avez connue que
sous ce nom-là ? Elle ne vous a pas dit l’autre, le véritable ?
– Elle me l’a dit, mais, ma foi, je l’ai oublié ! J’avoue ne
pas y avoir prêté beaucoup attention. Vous savez, ç’a tou-
jours été leur manie à toutes, même les plus sérieuses :
s’attribuer des origines extraordinaires, des noms ronflants.
Je n’ai donc écouté que d’une oreille ce que Janine a pu me
raconter sous ce rapport, d’autant que, c’est une justice à lui
rendre, elle n’a jamais insisté. »
Il marqua une pause, et demanda :
« C’était donc vrai ? »
Costes eut un signe affirmatif.
« C’était donc vrai ! Voyez-vous ça ! Et cette histoire
d’héritage est-ce que ça roule sur beaucoup ?

– 179 –
– Heu ! non ! Je n’en sais rien. Je ne crois pas. Tout de
même sur des sommes assez importantes pour que mes amis
de France m’aient demandé de m’aider à retrouver leur pa-
rente, et que, moi, j’aie accepté.
– Voyez-vous ça, répéta Billy, voyez-vous ça ! »
Il resta quelques secondes pensif.
« À votre disposition, monsieur l’ingénieur en chef, re-
prit-il, à votre entière disposition ! Puis-je tout de même, au
préalable, vous prier de me rassurer sur deux ou trois
points ? Je ne suis qu’un pauvre diable, après tout, qu’un
très pauvre diable. Je suis bien obligé de prendre certaines
précautions, n’est-ce pas ?
– Qu’entendez-vous par là ? demanda Costes.
– Au fur et à mesure que j’irai de l’avant dans mon ex-
posé, vous comprendrez. Quoi que je sois conduit à vous
dire, ou que vous appreniez par la suite, j’entends être tenu
en dehors de tout ceci. Je compte sur votre parole.
– Vous l’avez ! Et j’engage aussi celle de M. Müller.
Vous n’aurez à regretter en aucun cas d’avoir parlé sans ré-
ticence, à cœur ouvert. De quelle époque à quelle époque
avez-vous connu Janine Dupré ? »
Billy se recueillit un instant.
« 1917-1918. De mai à mai.
– À cette dernière date, comment, pourquoi vous êtes-
vous quittés ?

– 180 –
– Ce n’est pas une histoire très commode à expliquer
comme cela, de but en blanc. Je préférerais vous présenter
les faits groupés de façon logique. Sachez seulement
qu’après avoir été très bon pour elle, à Alexandrie, où sa si-
tuation était devenue impossible, je l’ai amenée au Caire où
je lui ai fait obtenir une petite place de serveuse dans le
propre établissement où je travaillais, elle m’a récompensé
de tout ceci non seulement en me trompant ce qui n’eût pas
été un grand crime, mais encore en m’attirant toute une sé-
rie d’ennuis, d’ennuis dont vous n’avez pas idée. La drogue,
d’abord !
– Elle en prenait beaucoup ? »
Billy leva les yeux au ciel.
« Si elle en prenait !
– Elle ne faisait en cela que suivre votre exemple, je
pense !
– Monsieur l’ingénieur en chef ! »
Et Billy eut le geste douloureux du pâtissier accusé de
consommer lui-même sa marchandise.
« Excusez-moi ! dit Costes, se rendant compte qu’il fai-
sait fausse route, et puis-je savoir de quelle nature étaient les
autres désagréments quelle vous a causés ?
– Je suis navré d’avoir à m’étendre là-dessus, monsieur
l’ingénieur en chef. Mais je vous ai promis toute la vérité. Je
m’estime engagé envers vous. »
Il venait d’enlever de son doigt une bague qui n’était
peut-être pas d’un goût irréprochable, mais dont la valeur

– 181 –
devait avoir tout de même quelque intérêt, une pesante che-
valière d’or, représentant un serpent lové, gueule de rubis,
yeux de diamants.
« C’est un cadeau que je tiens d’une personne que je vé-
nère comme ma mère. En février 1918, cette bague disparut.
Pas un instant, bien entendu, la pensée ne me vint
d’incriminer Janine. Trois mois plus tard, comme je vous l’ai
dit, nous nous séparions. Or, l’année suivante, au printemps,
qu’est-ce que j’aperçois, à Héliopolis, dans une boîte de nuit
de quatrième catégorie, au doigt du musicien préposé à la
grosse caisse ? La bague en question ! Mis en demeure par
moi de dire de qui il la tient, mon rival ne tarde pas d’entrer
dans la voie des aveux. C’était bien la première fois qu’une
aventure pareille m’arrivait, par exemple. Le lendemain, une
plainte était déposée par mes soins contre mon ex-
maîtresse. Qu’auriez-vous fait, à ma place, monsieur
l’ingénieur en chef ? La même chose, n’est-ce pas ?
– Continuez ! » dit Costes.
Et il se retint de pleurer en songeant à la triste enfant de
Lunegarde, à la maison sans une seule photographie, sans
un portrait.
« Je vous remercie, monsieur l’ingénieur en chef. Je suis
heureux de sentir que vous êtes avec moi. Un brave garçon
ne peut pas éternellement se laisser bafouer de la sorte !
– Continuez, je vous en prie !
– Vous avez raison de me rappeler au fait. Je n’en ai
plus pour bien longtemps. Nous en arrivons au dénouement
le plus inattendu, le plus singulier. M. Müller, à qui j’en ai
touché deux mots ce matin, n’en est pas lui-même revenu. Il
– 182 –
faut vous dire, que, né à Famagouste, dans l’île de Chypre, je
suis par cela même protégé britannique, et admis, comme
tel, à bénéficier de certains privilèges de juridiction. Ma
plainte, soit dit sans me flatter, n’était donc pas destinée à
rester lettre morte. Or, à quinze jours de là, devinez ce que je
reçois ? Une lettre signée : Père Lavergne, de l’ordre des Ca-
pucins, aumônier de l’hôpital Sainte-Marie-Madeleine, quartier
de l’Abassieh, Le Caire ! Avez-vous déjà entendu parler de ce-
la ?
– Oui, vaguement ! fit Costes, dont le cœur s’était mis à
battre avec une violence accrue.
– Moi, c’était la première fois ! J’avoue que je n’aime
pas beaucoup les curés. Mais la lettre de celui-ci était si
courtoise ! Et puis, qui peut jamais savoir, hein ? Dans les
pays qui ne sont pas très évolués, ils ont encore une telle
puissance. En outre, j’exerce un métier assez particulier, où
j’ai appris qu’il faut se méfier de tous et de tout. Bref, je ré-
ponds au père Lavergne. Il s’offrait à venir me voir chez moi.
Mais voyez comme c’était réalisable ! Je vivais alors avec
une jeune danseuse turque, dans un immeuble convenable,
certes, mais habité tout de même de façon un peu ohé-ohé !
Ce fut donc moi qui me rendis à l’hôpital Sainte-Marie-
Madeleine. Je n’y suis allé que ce jour-là, mais je peux bien
vous affirmer qu’après dix ans, si c’était nécessaire, j’y re-
tournerais, même de nuit, les yeux fermés.
– Et alors ?
– Et alors, monsieur l’ingénieur en chef, savez-vous ce
qu’il attendait de moi, ce brave religieux ? Que je me désiste
de ma plainte contre Janine. C’était à l’hôpital en effet
qu’elle s’en était venue échouer, la malheureuse enfant. Et si
– 183 –
la justice suivait son cours, au lieu de ce bon hospice fran-
çais, bien douillet, c’était le lazaret de la prison qui la guet-
tait.
– Elle était là, à l’hôpital ? Qu’est-ce qu’elle avait ?
– Tout à l’heure, je vous dirai, je vous expliquerai… En-
fin, elle était là, quoi ! Une fois de plus, qu’auriez-vous fait à
ma place, considérant surtout que j’étais rentré en posses-
sion de ma bague ? Vous n’auriez écouté que votre bon
cœur, n’est-ce pas ? Vous auriez retiré votre plainte ? Ce fut
le parti auquel je m’arrêtai. Et j’ajoute, écoutez-moi donc,
que j’y eus tout de même d’autant plus de mérite que Janine,
en la circonstance, était loin d’avoir usé d’une correction
parfaite envers moi. Ce n’est plus de l’affaire de la chevalière
que je dois vous parler, mais d’une autre, encore moins re-
luisante, celle-là ! Vous me comprenez ?
– Non, pas très bien ! De quoi s’agissait-il ?
– C’est délicat, fort délicat ! Vous admettez que si Janine
était dans cet hôpital, soignée avec tout ce que l’Égypte
compte comme femmes en mauvais état, c’était qu’il fallût
qu’elle fût malade, n’est-ce pas ? Malade, il n’y a pas moyen
d’appeler la chose d’un autre nom. Mais qu’y a-t-il, monsieur
l’ingénieur en chef ? Vous ne me paraissez pas très bien,
vous non plus ?
– Ne faites pas attention ! dit Costes, qui n’avait tout de
même pas imaginé qu’il aurait à en arriver jusque-là.
– Parfait ! Eh bien, donc, cette maladie, figurez-vous
qu’elle a laissé croire, prétendu même que c’était moi qui… !
Or, à cela, monsieur l’ingénieur en chef, je suis en mesure
d’opposer le démenti le plus formel, de donner les noms des
– 184 –
dames très bien, du monde même, qui, au besoin, se porte-
ront garant…
– Ce n’est pas nécessaire ! murmura Costes avec dou-
ceur. Je vous crois, monsieur Billy, je vous crois. »
Il reprit, d’une voix légèrement changée :
« Alors, dites-moi, après votre entrevue, votre unique
entrevue, à l’hospice, avec le père Lavergne, est-ce que vous
avez eu encore de ses nouvelles ?
– D’elle, de Janine ? Non ! Jamais ! Mais c’est là tout de
même que vous aurez les meilleures chances d’apprendre ce
qu’elle est devenue. Ce ne sont pas des maisons où l’on a la
réputation de perdre de vue la clientèle qui a pu vous passer
entre les mains. Une supposition : qu’elle vive encore, et que
vous la retrouviez, eh bien, vous lui direz que Billy lui par-
donne. Je ne suis pas, je le répète, un si mauvais diable. Et
elle, elle n’a pas eu tant de chance que cela, la pauvre, après
tout ! Vous le lui direz ? Vous me le promettez ?
– Je n’y manquerai pas, monsieur Billy. Je vous le pro-
mets. »

Ils étaient seuls, tout seuls dans le jardin endormi. Les


deux filles, lasses d’attendre, s’en étaient allées.
Costes paya. Il était redevenu très calme.
« Si j’osais vous demander encore un service, monsieur
Billy ?
– Mais voyons, monsieur l’ingénieur en chef !

– 185 –
– Tout à l’heure, ne m’avez-vous pas dit que vous seriez
capable de retrouver cet hôpital, les yeux fermés ?
– Oui, je vous l’ai dit, et c’est vrai ! Ce n’est pas mainte-
nant que vous désirez y aller, tout de même ?
– Pourquoi pas ? Uniquement pour voir où c’est, bien
entendu. Ce matin, quand il fera jour, j’y reviendrai.
– Bien ! Allons ! »
Ils marchèrent environ une demi-heure, à travers des
faubourgs silencieux, éclairés par une triste lune poussié-
reuse. De roses prunelles d’animaux errants, à gauche, à
droite, apparaissaient, disparaissaient.
Finalement, ils s’arrêtèrent devant un immense bâtiment
couleur jaune pâle.
Costes, sur une plaque de cuivre, lut cette inscription :
Hospice Sainte-Marie, tenu par les Dames de la Miséricorde de
Vierzon.
Dans une niche, au-dessus de la porte cochère, il y avait
une statue de la Vierge, une statue aux deux mains tendues,
pour secourir… et pour relever.

« Voilà ! dit Billy. J’espère que vous êtes satisfait. »

– 186 –
IX

Le brouillard qui s’était levé au large du cap Corse re-


tarda l’arrivée du paquebot d’une demi-journée. Ce fut seu-
lement vers quatre heures du soir, le jeudi 18 décembre
1930, que Costes débarqua à Marseille, un an, presque jour
pour jour, s’étant écoulé depuis son départ, en décembre
1929.
Un contretemps l’attendait à l’hôtel de Noailles, où
M. Lafontan et lui se firent conduire aussitôt.
« Il n’y a plus une seule place libre dans le rapide de Pa-
ris, monsieur ! lui apprit le concierge.
– Quel ennui ! Demain, sans faute, alors, par le train du
matin ?
– Dans le train de demain matin, pas davantage ! Et je
crains bien – mais je vais tout de suite m’en assurer – qu’il
n’en soit de même dans le rapide de demain soir !
– Vous en serez quitte pour vous reposer quarante-huit
heures à Marseille, dit M. Lafontan avec bonhomie. Per-
sonne n’en est jamais mort. Au contraire !
– C’est que cela ne m’arrange pas du tout ! Vous en par-
lez à votre aise, vous qui avez votre place retenue pour de-
main matin.

– 187 –
– Monsieur Lafontan va sur Bordeaux, expliqua le con-
cierge. C’est une ligne qui a toujours été beaucoup moins
encombrée.
– Encombrée ou non, débrouillez-vous comme vous
voudrez ! dit Costes. Il me faut absolument être à Paris jeudi
au plus tard. »
Il ajouta, s’étant tourné vers son compagnon :
« Songez donc ! C’est vendredi que je dois déjeuner avec
M. George-Edgar Bonnet.
– Eh, que diable, rassurez-vous ! Vous y serez, fit
M. Lafontan avec la pointe d’agacement de quelqu’un qui,
au cours de la traversée, avait dû s’entendre répéter cette
phrase plusieurs fois. Et puis, M. George-Edgar Bonnet n’est
tout de même pas le pape, que je sache ! »
Costes haussa les épaules et dédaigna de relever cette
incongruité.

Dieu, que Mme de Vertumne était charmante, cinq jours


auparavant, dans son mince justaucorps bleu-lavande, sou-
taché d’or ! Costes la considérait avec un mélange de ten-
dresse et d’admiration. Il savait qu’il ne serait absent que
quelques semaines. Sa joie de revoir la France fléchissait
néanmoins à l’idée de se séparer d’elle, même pour si peu de
temps.
Envoyé en mission spéciale à Paris, auprès de la Direc-
tion suprême, rue d’Astorg, il appréciait certes, ainsi qu’il
convient, la confiance qu’en moins d’une année de présence

– 188 –
au Canal, il se voyait témoigner de la sorte. M. Lafontan se
rendant dans sa famille, en congé ordinaire de trois mois,
prenait le même bateau que lui. Leurs amis étaient venus, en
rade de Port-Saïd, les accompagner à bord tous les deux. Dé-
jà, la sirène, mugissant, avait annoncé l’heure des sépara-
tions. Les gongs des boys la confirmaient, retentissant dans
les coursives. On s’embrassait, à la coupée. Des mains
s’étreignaient, furtivement.
Le mois qui touchait à sa fin venait, au Canal, de se si-
gnaler par un événement d’importance, oui, le mariage, as-
sez inattendu, de Gisèle Colombel avec M. Just-Michelin.
Cérémonie réussie à tous égards, ainsi que la réception qui
avait suivi à Ismaïlia. Les témoins de Gisèle avaient été
MM. Geoffroy d’Albans et de Vertumne. Ceux du marié,
constant jusqu’au bout dans ses amitiés masculines, MM. de
Saint-Guirec et Lafontan.
« Il n’y a que vous, mon cher, qui soyez tenu à l’écart de
cette compétition d’un nouveau genre ! » avait dit à Costes,
assez drôlement, Mme de Vertumne.
À quoi il avait répondu :
« Me le reprochez-vous, Hélène ? »
Et il lui avait baisé la main, dévotement.

On pouvait bien tout dire de cette fameuse question des


perrés, ou revêtements, qui valait à Costes le périlleux hon-
neur d’être convoqué à Paris, sauf qu’elle ne fût à l’ordre du
jour. Ayant pris parti un peu prématurément, ainsi qu’il ar-
rive aux néophytes, pour l’injection, dans les parois mena-

– 189 –
cées, d’un lait de ciment à la lance, Costes, au contact de la
réalité, s’était vu assez vite contraint de faire machine en ar-
rière. Mais, dans l’intervalle, c’était son point de vue qui
avait prévalu en haut lieu. À présent qu’il avait changé
d’avis, il était invité à venir rue d’Astorg contrebattre sa
propre thèse, situation assez savoureuse pour qui eût con-
servé un certain sens de l’humour, notion qui ne court mal-
heureusement pas les rues, même celles du 8e arrondisse-
ment.
L’avant-veille, au Caire, Costes avait annoncé son pro-
chain départ à M. Müller, avec qui il avait déjeuné.
« Mais bravo ! Vous allez là-bas ? J’espère que vous en
profiterez tout naturellement…
– En profiter, monsieur Müller ? et pourquoi, je vous
prie ?
– Pourquoi ? Mais pour tâcher de rencontrer qui vous
savez ! »
Costes avait eu un geste lassé.
« Comment ! s’était écrié M. Müller. Si près du but, vous
vous résigneriez à abandonner le combat ? J’avoue ne pas
comprendre très bien ! Et ce qu’il y a de plus navrant, savez-
vous : c’est qu’il y a aussi quelqu’un qui ne comprendra pas,
lui non plus.
– Qui ?
– Billy, pour ne pas le nommer ! »
Costes avait esquissé le même geste de découragement.

– 190 –
« Monsieur Müller, monsieur Müller, vous ne pouvez
pas douter, j’espère, de l’estime, de la gratitude que j’ai pour
vous, mais il y a une chose à laquelle je tiendrais, vous sa-
vez ? Ce serait que vous n’essayiez point, à tout bout de
champ, de me rappeler le souvenir de ce voyou. »
Ce n’était point les paroles de quelqu’un qui avait eu
beaucoup à se louer du concours de Billy. Mais y avait-il tel-
lement de la faute de ce dernier ? Équitablement, il faut bien
reconnaître que non.

Au matin de la nuit passée en sa compagnie dans le jar-


din public, quelques heures à peine après qu’ils se furent
quittés tous les deux, Costes, n’ayant pas pris une seule mi-
nute de repos, avait refait le chemin de l’Abassieh, et s’était
présenté à l’hospice Sainte-Marie-Madeleine.
« Le père Lavergne, est-il toujours aumônier de
l’hôpital ? avait-il demandé à la sœur tourière.
Celle-ci l’avait regardé avec étonnement.
« C’est probablement de Mgr Lavergne que vous voulez
parler, monsieur ?
– Oui, je pense que ce doit être de lui.
– Il y a au moins huit ans qu’il a quitté l’hospice, tout de
suite après avoir été nommé évêque. Il ne doit plus être en
Afrique, non plus. »
Costes eut un soupir de résignation, toujours le même. Il
commençait à être habitué. Il n’était pas autrement surpris
par cette nouvelle disgrâce. Tout eût été trop simple, vrai-

– 191 –
ment ! Depuis bientôt un an qu’il se livrait à l’étrange pros-
pection que l’on sait, on ne pouvait guère dire qu’il eût été
gâté dans ses recherches.
« Voici ma carte. Voulez-vous avoir l’obligeance de la
remettre à la mère supérieure et de lui demander si elle peut
m’accorder un entretien. »

Dans le parloir où on l’introduisit, il eut à attendre envi-


ron un quart d’heure. Accoutumé professionnellement à ne
perdre que le moins possible de son temps, il en profita pour
s’initier de son mieux à l’histoire du milieu où il se trouvait.
Il parcourut les brochures pieuses et les publications qui
couvraient la table. La plupart étaient consacrées à la vie et
à l’œuvre de la bienheureuse Thérèse de Vierzon, contempo-
raine de saint Vincent de Paul, et fondatrice de l’ordre des
Dames de la Miséricorde. Placé sous le patronage de sainte
Marie-Madeleine, cet ordre avait toujours eu pour but essen-
tiel le relèvement et le soin de celles qui, comme la sœur de
Marthe et de Lazare, ont, à une douloureuse période de leur
existence, péché contre la pureté de leur âme et de leur
corps.
L’œuvre comprenait deux catégories de religieuses, ac-
tives ou contemplatives, selon qu’elles se destinaient, dans
le siècle ou le cloître, les unes à la rédemption de ces âmes,
les autres à la guérison de ces pauvres corps.
Costes éprouva à lire de pareils détails le sentiment un
peu honteux des gens qui admettent que ce sont là choses
sérieuses, mais qui estiment ne pas encore avoir atteint

– 192 –
l’instant de leur vie qu’ils se sont eux-mêmes fixé pour pren-
dre les résolutions qu’elles comportent.
D’ailleurs, une sœur converse était entrée, le prévenant
opportunément que la supérieure voulait bien l’accueillir.

C’était déjà une vieille femme, paraissant moins que son


âge, il est vrai, avec quelque chose de madré dans son vi-
sage carré et rougeaud. L’encadrement blanc et noir de la
guimpe et de la coiffe durcissait encore les traits. Elle déta-
chait soigneusement chacune des syllabes de ses courtes
phrases, de crainte, semblait-il, d’avoir à se répéter. Costes
faillit commencer par lui demander de quelle province elle
était originaire, tellement il eut l’impression de retrouver,
dans ses inflexions, l’accent de certaines campagnes du Poi-
tou, du côté de la Roche-Posay et de Pleumartin.
« Est-ce que vous êtes depuis longtemps en Égypte, ma
mère ? »
« Heu ! cela fait pas mal d’années ! » dit-elle, évitant de
se compromettre, elle aussi.
Presque tout de suite, il est vrai, elle ajouta, afin de ne
pas avoir l’air de trop se tenir sur ses gardes :
« Je suis au Caire depuis 1915. Mais, avant, je dirigeais
l’économat de notre maison de Damiette.
– Depuis 1915 ? Alors, vous avez connu le père La-
vergne, Mgr Lavergne, veux-je dire ?

– 193 –
– Mgr Lavergne ? Naturellement, je l’ai connu ! fit-elle,
de son ton bourru, un peu comme si elle avait voulu dire :
« Qu’est-ce que vous lui voulez ? »
De nouveau, elle tint à corriger sa rudesse.
« Nous avons failli le perdre, il y a trois ans. Et je ne suis
pas si sûre que cela qu’il soit bien remis… Dame, à son âge !
– Quel âge a-t-il ?
– Quatre-vingt-deux ans !
– En effet ! » murmura Costes poliment.
Il n’eut pas la force d’en dire davantage, par exemple de
demander : « Où est-il ? » À quoi bon ! Jamais il ne s’était
senti aussi découragé.
La supérieure, cependant, ne le perdait pas du regard.
Ce fut elle qui vint à son aide.
« Mgr Lavergne, lorsqu’il a reçu la crosse, en 1921, a été
nommé vicaire apostolique de la province du Choa, en
Éthiopie. Il avait longtemps vécu dans ce pays, et son ambi-
tion était d’y retourner. Mais, à soixante-quinze ans, ses
forces n’étaient plus les mêmes. Les fièvres l’ont pris. Il a re-
çu l’ordre de rentrer en France. Où se trouve-t-il, à présent ?
À Toulouse, au couvent des Capucins. Il n’y a que lui, le
pauvre homme, à se figurer qu’il reverra un jour le Choa. »
Ayant débité de la manière la plus posée son petit dis-
cours, elle dévisagea Costes, comme pour lui dire : « J’ai fait
mon devoir. À votre tour, maintenant. »
« Voici ce qui m’amène, ma mère ! » commença-t-il.

– 194 –
Elle continua à ne pas le quitter des yeux, tant qu’il par-
la.
« Que désirez-vous, somme toute ? dit-elle, quand il eut
achevé. Savoir ce qu’est devenue une jeune femme qui au-
rait été soignée chez nous en 1919 ? Rien de plus simple. Il
eût été inutile de déranger pour cela Mgr Lavergne, s’il avait
été encore parmi nous.
– Sans doute, ma mère. Mais comme il s’était occupé
spécialement d’elle, à l’occasion du retrait de cette plainte,
j’avais pensé, je m’étais dit…
– Oui, oui. Je comprends ! En principe, nous ne donnons
pas de renseignements de cet ordre. Mais, dans certains cas,
en faveur de certaines personnalités – et c’était le premier
mot à peu près aimable qui sortait de sa bouche ! – nous
pouvons consentir une exception. »
Elle avait frappé sur un timbre.
« Voulez-vous m’apporter le livre des entrées et des sor-
ties, année 1919 ? dit-elle à la religieuse qui parut aussitôt.

Le même ordre, mon Dieu, que celui qui avait été don-
né, dix mois auparavant, dans l’affreuse maison du Kom-el-
Dick, par Mme Athanasiou ! Ah ! si elles pouvaient se douter
de la brièveté de la route qui mène de la pension Naoum à
l’hospice Sainte-Marie-Madeleine, que de misérables filles se
défieraient davantage de la chanson du rossignol et des ef-
fluves du jasmin !

– 195 –
La supérieure, cependant, ayant mis ses lunettes, feuille-
tait le registre qui venait d’être déposé devant elle, sur un
pupitre. Là aussi, au bas de chaque page, il y avait le visa in-
famant, Croissant rouge et Croix, du Service de l’inspection
sanitaire d’État.
« Dupré, disons-nous, Janine Dupré ! Attendez que je me
réfère à la table. Nous finirons par y arriver. Dub… Dum…
Nous y sommes ! Dur… Tiens, c’est curieux ! Je n’ai rien
trouvé. Absolument rien ! »
Déposant ses lunettes, elle regardait Costes, de cet air
qu’un rien suffisait à faire redevenir soupçonneux.
« Ne vous seriez-vous pas trompé d’année, par hasard ?
– Ma mère, je ne crois pas. À présent, peut-être y a-t-il
une raison…
– Une raison ?
– Oui ! Dupré n’est pas le nom véritable de la personne
dont il s’agit.
– Vous m’en direz tant ! Comment s’appelait-elle, alors ?
– Lunegarde.
– Lunegarde ? » fit-elle.
Elle avait tressailli. Un mouvement à peine perceptible,
tout de suite réprimé, mais qui n’avait point échappé à
Costes. L’espoir, d’un seul coup, réenvahit le cœur de celui-
ci, et accompagné de quelle émotion !
« Lunegarde ? Oui ! Cela me dit quelque chose, certai-
nement. Reprenons notre petit travail. La, Lo, Lu ! Lun… !
– 196 –
Ah ! cette fois, un grand merci à saint Antoine de Padoue !
J’y suis !
– Mon Dieu ! fit Costes.
– Chut ! Chut ! Du calme, s’il vous plaît ! Eh ! Oui, c’était
bien ce que vous cherchiez ! Lunegarde, Armance ! Date
d’entrée à l’hospice : 11 mars 1919. Date de sortie :
21 novembre de la même année, jour de la Nativité de la
Sainte Vierge ! Voilà qui est parfait ! »
Refermant son registre, elle eut la même phrase que Bil-
ly :
« J’espère que vous êtes satisfait ? »
Costes eut un geste dont il ne fut pas tout à fait maître,
un geste où son découragement de tout à l’heure avait repa-
ru. Elle s’en aperçut.
« Eh bien, quoi ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’avez-vous ?
– Je m’excuse, ma mère, dit-il. Mais j’ai bien peur de
m’être mal expliqué. Je croyais vous avoir dit que je désirais
savoir ce qu’était devenue cette jeune femme.
– Et je croyais, moi, vous avoir répondu : date de sortie,
21 novembre 1919 !
– Je le reconnais, ma mère. Je vous remercie. Et après ?
– Après ? »
Elle ne devait pas admettre souvent qu’on lui tînt tête.
Sa face encadrée de blanc s’empourpra. Le registre était tou-
jours là. Elle l’ouvrit de nouveau.

– 197 –
« Après, venez-vous de dire ? Voulez-vous vous donner
la peine de vérifier ? Après, que voyez-vous ? Rien !
– C’est la vérité, ma mère, dit Costes, dont la voix s’était
faite étrangement douce. Mais la vérité est-elle également
que vous ne sachiez rien ? »
Ils se mesurèrent du regard, et ce fut à sa voix à elle de
se faire étrangement rauque :
« Quand j’affirme quelque chose, monsieur, c’est que
j’interdis à quiconque de supposer le contraire. Lorsque je
dis qu’il n’y a plus rien, c’est qu’il n’y a plus rien !

Costes s’était levé, un peu pâle.


« Ma mère, il ne me reste plus qu’à m’excuser… »
Il cherchait son chapeau, qui lui était caché par le dos-
sier du fauteuil sur lequel il l’avait laissé. Elle, elle continuait
à surveiller le moindre de ses gestes, mais avec un regard
d’où il aurait pu, avec un peu d’attention, se rendre compte
que toute hostilité avait disparu.
« Je vous demande pardon, encore une fois. Je ne veux
pas abuser de vos instants. »
Et, brusquement, sa voix se brisa.
« Non ! balbutia-t-il. Ce serait trop affreux ! Ce serait
trop inique !
– Qu’est-ce qui serait trop affreux, trop inique ? interro-
gea-t-elle, presque doucement.

– 198 –
– De m’en aller comme je vais m’en aller, pourtant aussi
assuré que je le suis que la seule chance qui peut me rester
de savoir ce qu’est devenue cette malheureuse est ici. C’est
ma faute, ce ne peut être que ma faute, voyez-vous ! Je n’ai
pas trouvé les mots qui convenaient, ceux qui auraient réus-
si à vous convaincre. Ah ! Je vous en conjure, ma mère, s’il
en est temps encore, écoutez-moi !
– Vous n’avez pas besoin de me conjurer de vous écou-
ter, répliqua-t-elle. Ai-je jamais cessé un seul instant ! Parlez
donc, si vous le jugez encore nécessaire ! »
Il obéit. Il lui dit tout, tout ce que pouvait entendre du
moins l’oreille d’une confidente pareille. Il évoqua, défaillant
d’émoi, dans la ténébreuse maison à l’abandon, la sombre
enfant farouchement résolue à se dénier le droit d’aimer, le
droit de vivre, tant qu’elle continuerait à ignorer qui elle
était, de qui elle était née.
La supérieure, quand il eut achevé, demeura assez long-
temps silencieuse.
« C’était de cette façon-là, en effet, que vous auriez dû
me parler tout de suite », dit-elle enfin, avec gravité.
Entre ses doigts, elle faisait glisser les olives de son ro-
saire, paraissant attendre, de leur contact, une inspiration.
« Hélas ! reprit-elle. Pourquoi faut-il que vos révélations
ne puissent servir qu’à augmenter, bien inutilement, ma
compassion. S’il était en mon pouvoir de vous aider, ce se-
rait chose faite. Mais vous vous êtes douté vous-même de
mon impuissance lorsque, venant frapper à notre porte, c’est
de Mgr Lavergne que vous vous êtes enquis tout d’abord.
Pourquoi ne persévérez-vous pas dans cette voie, au bout de
– 199 –
laquelle il y a peut-être la réussite ? Moi, évidemment, j’étais
déjà ici à l’époque où y est passée cette infortunée. Mais,
n’étant pas encore supérieure, je n’avais guère de rapports
avec nos malades. Une certaine rudesse, plus apparente que
réelle, je crois, m’a fait souvent reléguer dans les besognes
administratives. Oui, comme à Damiette, c’était de
l’économat que je m’occupais. Mgr Lavergne, lui, au con-
traire, non seulement a connu celle qui vous tient à cœur,
mais encore il s’est intéressé à elle. Sa démarche auprès de
la police britannique le prouve. Elle était catholique comme
nous, n’est-ce pas ? Il y a donc bien des chances pour qu’il
ait été en outre son directeur de conscience. Que n’est-il en-
core parmi nous ! Ce n’eût pas été infructueusement, j’en ai
l’impression, que vous vous seriez adressé à lui. »
Costes eut un geste accablé. Quoi de plus désolant que
cette espérance sans cesse déçue, fugace et ironique passe-
reau qu’il s’était figuré si souvent sur le point d’atteindre, et
qu’un bref coup d’aile avait chaque fois emporté un peu plus
loin.
« Si j’écrivais à Mgr Lavergne ? » hasarda-t-il, sans con-
viction.
Son interlocutrice eut une légère moue d’agacement, la
moue qu’on a devant les gens qui ne comprennent pas assez
vite.
« Il ne vous répondrait pas ! Réfléchissez un peu au
genre de discrétion qui s’impose dans cette affaire. Le si-
lence auquel le prêtre est tenu s’unit en la circonstance au
secret qui lie le médecin. Il n’y aurait que l’intéressée seule à
avoir le droit d’y mettre fin. Or, supposons une minute, si
vous voulez, que celle que vous appelez Mme de Lunegarde
– 200 –
vive encore. Nous sommes bien obligés d’admettre que
l’obstination avec laquelle, depuis douze ans, elle entoure de
mystère son existence, est la meilleure des preuves qu’elle
ne tient pas à ce que ce mystère soit percé. »
Costes se borna à baisser la tête. Qu’objecter à un tel
raisonnement ?
« Que faire, alors ? » murmura-t-il.
Elle le regarda avec la même nuance d’impatience.
« Que faire ? demandez-vous. La réponse me semble as-
sez simple : voir Mgr Lavergne ! Et je me permettrais même
d’ajouter : sans trop tarder ! »
Ce fut au tour de Costes de hausser les épaules.
« Voir Mgr Lavergne, ma mère ? Vous pensez bien que je
n’aurais pas demandé mieux. Vous avez reconnu vous-
même que j’ai tout fait pour cela. Mais je ne dispose pas de
moi à mon gré. J’ai un métier, une profession. Les intérêts
dont j’ai la charge ne me laissent que peu d’espoir d’aller en
France avant six mois. Dans ces conditions…
– Dans ces conditions, dit-elle, il ne vous reste plus à
faire qu’une chose : prier le Bon Dieu pour que Mgr Lavergne
soit encore de ce monde, à ce moment-là. »
C’était elle, cette fois, qui s’était levée, mettant à la con-
versation un terme irrévocable. Silencieusement, il s’inclina.
« Un mot encore, dit-elle, s’étant ravisée. Je ne veux pas
que vous quittiez cette maison sur un trop mauvais souvenir.
Cela aussi, ce serait injuste. La femme qui nous inspire à
tous deux de si légitimes préoccupations, où qu’elle se

– 201 –
trouve, sur terre ou au ciel, serait d’accord, si elle le pouvait,
pour vous l’affirmer avec moi. Je m’en porte garant. »
Quelques instants plus tôt, il n’eût pas manqué de lui
demander où elle puisait une telle certitude. Mais, à présent,
il se sentait vraiment trop las, trop découragé !
Elle, cependant, elle venait de prendre dans son livre
d’heures une gravure qu’elle tendit à Costes.
« Acceptez ceci ! C’est l’image de notre fondatrice, la
bienheureuse Thérèse de Vierzon. Quels que soient vos sen-
timents à l’égard des choses de la religion, je vous demande
de la conserver. Elle ne nuira pas à la réussite de votre en-
treprise, non plus, j’espère, que les prières que je vous de-
mande l’autorisation d’y consacrer. »
Au bas de la vignette, elle écrivit quelques mots, signa…

Se retrouvant la minute suivante dans la rue, plus seul,


plus dépourvu d’espoir que jamais, Costes avait jeté un re-
gard sur l’humble gravure qui reproduisait un portrait de la
Bienheureuse, avec les dates de sa naissance et de sa mort,
1604-1678.
Au dos, il y avait – super misericordia tua, et veritate tua –
le verset 10 du psaume 113 ; une citation de saint François
d’Assise ; une autre de saint Vincent de Paul ; et enfin, mer-
veille que Costes ignorait et qu’il lut avec une stupeur indi-
cible, la sublime apostrophe de Pascal.

Tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais pas trouvé.

– 202 –
Rentré le même soir à Ismaïlia, il avait eu à répondre au
petit interrogatoire sans méchanceté qu’à domicile, après le
dîner, était venu lui faire subir Mme de Vertumne.
« Eh bien, cher, et ce voyage au Caire ? Ne prenez donc
pas cet air malheureux, à seule fin de me faire croire que
vous vous êtes ennuyé là-bas, sans moi !
– Hélène, je peux vous en donner ma parole ! Je croyais
vous avoir expliqué. Sans les motifs du service que vous
connaissez…
– Oui, oui ! La Compagnie a les épaules larges. Parlez-
moi plutôt de la soirée du Mena House. Était-elle réussie ?
On vous a vu là-bas. Je ne vous dirai pas qui.
– Je ne pouvais pourtant pas rester sans dîner !
– Et c’est le Mena que vous avez choisi, comme par ha-
sard ? Admirable ! Mais, à propos ! J’espère que vos obliga-
tions professionnelles ne vous auront pas fait oublier les
trois ou quatre pauvres petites commissions dont je vous ai
chargé ?
– Jugez-en vous-même ! »
Triomphalement, il avait pris, dans son portefeuille, la
liste desdites commissions. Quelque chose était tombé à
terre : la gravure offerte quelques heures plus tôt par la su-
périeure de l’hôpital.
Mme de Vertumne s’en était emparée en riant.
« Par exemple ! Voulez-vous bien me laisser voir cela,
monsieur, je vous prie ! Un portrait de femme ! Et signé, en-
core !

– 203 –
– Hélène ! » avait-il murmuré, tout confus.
Dieu, que Mme de Vertumne était charmante, une fois de
plus, avec sa robe de jersey de soie noire, à retroussis
orange, sous laquelle il n’y avait rien, absolument rien, sinon
son corps, bien entendu !
À présent, elle ne riait plus. Elle venait, au bas de
l’image, de lire ce qui suit :
« À M. Costes, en souvenir de sa visite à l’hospice des
Dames de la Miséricorde, Le Caire, 24 octobre 1930… »
Hélène de Vertumne avait rendu sa gravure à Costes. En
même temps, mi-railleuse, mi-méditative, elle avait dit :
« Vous, au moins, vous n’êtes pas fait comme les autres.
C’est une justice, tout de même, à vous accorder, mon ami. »

Le mistral allait et venait, dans la Canebière, soufflant


au petit bonheur, comme il fait toujours, le chaud et le froid.
Des gens qui ne s’étaient pas rencontrés depuis vingt ans se
croisaient, sur le seuil de l’hôtel, sans se reconnaître. De di-
mensions assez respectables pour ne pas être oubliées dans
leurs poches par des clients distraits, les boules métalliques
des cent trente-cinq chambres (cent trente-cinq salles de
bain) luisaient au râtelier d’acajou.
« Eh bien ?
– Eh bien, monsieur, c’est malheureusement ce que je
vous avais laissé prévoir ! dit le concierge. Il n’y a plus une
– 204 –
place disponible, demain non plus, pour Paris, aussi bien
dans le rapide du matin que dans celui de la nuit.
– Exquis, vraiment !
– Retenez quelque chose, dès à présent, pour après-
demain soir samedi, conseilla M. Lafontan. Votre déjeuner
n’a lieu que dimanche, n’est-pas ? »
Costes eut une moue désolée.
« J’admire votre façon de tout arranger. On voit bien
que vous n’êtes pas à ma place. Avant de rencontrer un
homme comme M. George-Edgar Bonnet, je n’aurais tout de
même pas été mécontent, réfléchissez-y, d’aller prendre un
peu l’air de la rue d’Astorg. Impossible, si je ne suis à Paris
que dimanche matin ! »
M. Lafontan haussa les épaules avec philosophie. Il
n’avait rien à voir là-dedans, après tout. Il se rendait, lui,
bien sagement, à Port-Sainte-Marie (Lot-et-Garonne), où sa
famille l’attendait. Rien ne le pressait, par conséquent. Il s’en
serait certes voulu de ne point compatir aux déboires de son
compagnon. Mais il n’était tout de même pas éloigné de
penser que puisque la fréquentation des grands de ce monde
a tant d’avantages, il n’est que trop juste de lui voir offrir,
de-ci de là, quelques inconvénients.
« De toute façon, conclut-il, nous allons avoir, vous et
moi, à coucher cette nuit à Marseille. Profitons-en pour dîner
ensemble, à moins que vous n’ayez mieux à faire, naturelle-
ment. »

– 205 –
Le concierge, lui, cependant, poursuivait sans nul doute
une idée : il n’avait pas, un seul instant, cessé de consulter
l’horaire des trains.
« Peut-être, fit-il, relevant le front, peut-être vais-je pou-
voir soumettre une suggestion à M. Costes.
– Laquelle ? Dites vite, je vous en prie !
– Voici : pourquoi Monsieur ne partirait-il pas, tout sim-
plement, demain matin, par le même train que M. Lafontan ?
– Par le train de Bordeaux ?
– Parfaitement ! Ce train passe à deux heures et demie
de l’après-midi à Toulouse. À Toulouse, vous prendrez, en
fin de soirée, l’express de Limoges, qui vous déposera same-
di à Paris, dans la matinée.
– Combinaison qui ne me semble pas ridicule du tout !
approuva M. Lafontan. Et ainsi, après avoir dîné avec vous
ce soir, j’aurai le plaisir de vous retrouver à déjeuner de-
main, au wagon-restaurant.
– Encore faut-il que je sois certain d’arriver à me caser,
demain soir, dans cet express Toulouse-Paris ! » dit Costes,
sur le visage de qui l’espoir commençait à renaître, néan-
moins.
Le concierge eut le sourire d’un homme sûr de son fait.
« C’est un train où il est bien rare qu’il n’y ait pas de
places. Je vais tout de même téléphoner, pour confirma-
tion. »

– 206 –
Déjà, il avait décroché l’appareil. Costes lui posa la main
sur le bras.
« Un mot encore ! C’est à deux heures et demie de
l’après-midi que je serai demain à Toulouse, dites-vous ?
– Exactement, Monsieur ! Pour en repartir le même soir
à sept heures trois quarts. Cela fait cinq heures à y rester en-
viron, c’est vrai ! Mais Monsieur aura toujours la ressource
d’aller au cinéma.
– Cinq heures ! murmura Costes, devenu subitement
pensif. Oui, peut-être ! On verra.
Il tombait sur Toulouse une opiniâtre petite pluie fine,
agréablement mélangée de suie. Lorsque le soleil ne déferle
pas sur elles à pleins bords, il n’y a rien de plus triste, de
plus mal commode, que ces roses cités méridionales. Costes,
s’étant renseigné, laissa ses valises à la consigne de la gare,
et monta dans le tramway qui longe le Canal du Midi.
Le travail de Riquet ne lui parut pas en trop mauvais
état pour un ouvrage remontant à près de deux siècles et
demi, et dont la conception, somme toute, n’était pas due à
de véritables techniciens. Risbermes rationnellement répar-
ties ; palplanches bien entretenues ; perrés convenablement
inclinés ! Il se consola avec la pensée que les dividendes ser-
vis aux actionnaires avaient dû cesser depuis longtemps de
correspondre à cette quasi indécente solidité.
« Guilhemery ! » lui avait répondu tout à l’heure à la
gare l’employé auquel il avait demandé le nom du quartier
où se trouvait le couvent des Capucins. Guilhemery est un
faubourg au nord de la ville. Bien que, cette fois, il ne fût

– 207 –
point guidé par Billy, Costes n’eut point trop de peine à dé-
couvrir ce qu’il cherchait.
À gauche se trouvait le cimetière, hérissé de cyprès,
dominé par une espèce d’obélisque rougeâtre. Un obélisque
après un canal ! L’Égypte, allons, décidément, s’était juré de
ne pas lui laisser la conscience en paix. Costes quitta le
tramway pour remonter une rue d’aspect ouvrier, qui allait
se perdre au milieu de boueuses prairies. « Le couvent des
capucins ? » demanda-t-il à un soldat, puis à une fillette. Ils
le lui indiquèrent tant bien que mal. Il ne mit pas trop de
temps à y arriver.
Au lieu de la Vierge, comme au Caire, ici c’était une sta-
tue du Sacré-Cœur qui dominait la porte d’entrée. Celle-ci
bâillait, grande ouverte. Costes éprouva cette fois une im-
pression qu’il n’avait encore jamais ressentie jusque-là, celle
d’arriver trop tard à un rendez-vous.
Une automobile était rangée contre le trottoir. Un petit
groupe s’entretenait à voix basse sous le porche. Il y avait là
trois religieux en robe brune, et un monsieur d’un certain
âge, à barbe grise, qui avait l’air de s’expliquer, de s’excuser,
comme quelqu’un qui a fait de son mieux, qui ne peut pas
plus…
Costes frémit. Il venait de se rappeler les paroles de la
supérieure de l’hospice du Caire, lorsqu’il lui avait dit qu’il
n’espérait point pouvoir se rendre en France avant six mois :
« Priez le Bon Dieu pour que Mgr Lavergne soit encore
de ce monde, à ce moment-là ! »

– 208 –
X

Le monsieur à barbe grise était le propriétaire de


l’automobile qui stationnait devant la porte du couvent.
Costes attendit qu’il s’en fût allé.
« Pourrais-je voir Mgr Lavergne ? demanda-t-il alors au
plus âgé des trois religieux.
Celui-ci le regarda avec une stupéfaction affligée.
« Voir Mgr Lavergne ? Hélas ! Monsieur, ne savez-vous
donc pas qu’il est mourant ?
– Mourant ! répéta Costes.
– Son médecin vient de le quitter. Il redoute une issue
fatale pour demain. Il doit revenir tout à l’heure. Bien enten-
du, il a formellement interdit…
– Mon père, vous me voyez désolé ! »
Costes n’exagérait point. Certes, il était habitué aux dé-
convenues. À parler franc, il avait prévu également celle-ci.
Elle n’en dépassait pas moins, en cruauté, toutes les autres.
Le religieux vit sa détresse. Il en eut pitié.
« J’espère que vous n’êtes pas venu de trop loin, dans la
pensée d’être reçu par Monseigneur ?
– D’Égypte ! » fit Costes avec simplicité.

– 209 –
Cette fois, il forçait légèrement la vérité, sinon quant à la
distance, du moins pour ce qui était de la continuité de
l’intention.
Son interlocuteur eut un hochement de tête
d’impuissance navrée.
« Que ne puis-je !… commença-t-il.
– Est-ce que Monseigneur a encore toute sa tête ? inter-
rogea Costes.
– S’il l’a, monsieur ? À ce point que si le médecin insiste
tellement pour que personne ne soit plus admis auprès de
lui, c’est afin d’éviter, autant que possible, à une intelligence,
une sensibilité toujours en éveil, le moindre motif de surexci-
tation.
– Je n’insisterai donc pas, mon père, quoiqu’il me coûte.
Je suis prêt à m’en retourner. Je reprends ce soir le train
pour Paris. Puis-je, du moins, auparavant, vous adresser une
requête ?
– Je vous en prie !
– Si vous en avez l’occasion, sans risquer de fatiguer
Monseigneur, dites-lui que quelqu’un est venu, qui aurait été
bien heureux d’être admis à la faveur de lui parler. Mettez en
même temps cette gravure sous ses yeux. Ensuite, vous
voudrez bien me la retourner à l’adresse que je vais vous
donner, car j’y tiens. »
Il avait pris dans son portefeuille, l’image que lui avait
offerte, deux mois plus tôt, la supérieure des Dames de la
Miséricorde du Caire. Il l’avait tendue au religieux.

– 210 –
« Voilà qui ne fait qu’accroître mon regret, monsieur !
déclara celui-ci. Je connais l’affection qui lie Monseigneur à
cette maison dont il a assumé si longtemps la direction spiri-
tuelle. Pour que la consigne qui m’est imposée ne fléchisse
pas aussitôt en faveur du porteur d’un tel message, je vous
assure qu’il faut, réellement… Mais j’oublie que je ne me
suis même pas présenté ! Père Thiberge, supérieur du cou-
vent que voici. Vous repartez ce soir, m’avez-vous dit ? Par
le train de sept heures et demie, donc ? Où pourrais-je vous
faire signe, d’ici là, dans le cas malheureusement bien im-
probable… ? »
Costes eut un triste sourire résigné.
« Mon père, c’est, de votre part, trop de bonté. J’ai des
lettres à écrire. Je vais tâcher de m’installer à l’hôtel Termi-
nus, en attendant l’heure de mon train. C’est là que, le cas
échéant, on pourrait me joindre. Mais, je vous en supplie,
qu’on ne dérange rien ni personne pour moi ! »

Le dos courbé, il se mit en devoir de redescendre vers la


gare. Les devantures des petits débits de boissons commen-
çaient déjà à s’éclairer : une lumière jaune, poisseuse, fran-
chement ignoble ! Qu’importait à Costes ! Dans quatre se-
maines, cinq au plus tard, il se serait réembarqué pour là-
bas. Frileusement, il enfonça ses mains dans les poches de
son pardessus. La station où, une demi-heure auparavant, il
avait quitté le tramway, n’était plus qu’à une centaine de
mètres. Il hâta le pas.
« Monsieur !… Monsieur !… »

– 211 –
Quelqu’un courait derrière lui. Costes, s’étant retourné,
reconnut le père Thiberge.
« Monsieur le supérieur, vous vous êtes vous-même dé-
rangé ! Je suis confus !
– C’est moi, monsieur, au contraire… J’étais sûr de vous
retrouver à la gare. Mais je suis heureux d’avoir réussi à
vous rejoindre avant que vous n’ayez pris votre tramway.
Cela nous aura fait gagner un temps précieux. Vous revenez
au couvent avec moi.
– Au couvent, avec vous, mon père ?
– Oui ! Vous devez à peu près deviner ce qui s’est passé.
Je ne me suis pas reconnu le droit de ne pas mettre Monsei-
gneur au courant de votre visite, et cela tout de suite après
votre départ. Le résultat est que me voici, galopant sur vos
traces, et ayant réussi, grâce au Ciel, à vous rattraper. Hâ-
tons-nous, à présent, je vous en prie ! Monseigneur vous at-
tend. En agissant comme je viens de le faire, je suis certain
d’avoir obéi à un ordre d’En-Haut. Le docteur en dira ce qu’il
voudra. »
Ils furent promptement de retour au couvent. Le supé-
rieur laissa Costes dans un parloir décoré de chromos et de
statues de plâtre colorié, pauvres et naïfs spécimens d’un art
dont il est à la fois injuste et facile de médire, comme s’il
n’était lui aussi une forme – et non la moins touchante, peut-
être ! – de l’humilité.
Corrigeant tout, il est vrai, divinisant tout, le miraculeux
parfum de l’encens baignait les ténèbres. La chapelle ne de-
vait pas être bien loin. Il sembla à Costes entendre un mur-

– 212 –
mure. Des religieux priaient là, sans doute, pour le vieil
homme qui allait bientôt les quitter.

Mme Athanasiou et le baron Exbrayat, Billy et la pauvre


petite Mme Zaphirian, Marfa Chouker et M. de la Houssaye,
la supérieure de l’hospice du Caire et maître Choridés, Gisèle
Colombel et Richard Le Bihan, Hélène de Vertumne et le pa-
triarche grec-orthodoxe d’Alexandrie, quelle existence abra-
cadabrante que celle de Costes, depuis une année ! Avec une
amère lucidité, il était en train de voir tournoyer autour de
lui cette extraordinaire sarabande, ce veglione inouï de sou-
teneurs et de fils à papas, de saintes et d’entremetteuses, de
mondaines et de prostituées, de sidis et de snobs, de poly-
techniciens et de fellahs, de fantoches de la haute société et
de mornes gouapes de la basse pègre ! Il n’avait pas recher-
ché ce contraste. Il n’avait pas assez de dévergondage
d’esprit, d’imagination pour cela. Dans un paysage désert et
dévasté, par une glaciale nuit sans lune, on le lui avait impo-
sé. Et maintenant qu’il touchait au but poursuivi depuis
douze mois, parmi tant d’alternatives baroques, tout se dis-
persait, s’effaçait, se muait en brouillard, de manière à ne
plus laisser subsister en lui qu’une certitude, une seule. Il
n’avait aimé, il n’aimerait qu’une fois dans sa vie. Il n’y avait
eu au monde pour lui, il n’y aurait plus qu’une femme, une
seule. Élisabeth de Lunegarde, ou bien Armance, laquelle
des deux ? Il ne savait pas. Eh, qu’importait ! Pas une autre,
en tout cas, jamais !
« Monsieur, si vous voulez bien… ? »

– 213 –
Il se leva et, sans un mot, suivit le père Thiberge. La mi-
nute d’après, le supérieur s’étant retiré, il se trouvait seul
avec le moribond.

La chambre, presque une cellule, était toute petite. Le lit


était si étroit que l’on eût dit un lit d’enfant. Mgr Lavergne y
reposait, immobile. Rien ne paraissait plus vivre dans le
masque de ce visage de cire, à part les yeux, des yeux de feu
sous les sourcils blancs.
« Asseyez-vous ! »
La voix, elle, au contraire, était étrangement nette, tout
ensemble posée et musicale. La voix de quelqu’un de très
bien portant.
Il y avait un escabeau, au pied du lit. Costes le prit.
« Y a-t-il longtemps que vous avez quitté l’Égypte ?
– Une semaine, monseigneur.
– C’est un pays que j’ai beaucoup aimé, beaucoup. Je
vous remercie de m’apporter des nouvelles des Dames de la
Miséricorde du Caire. J’ai été, durant de longues années,
aumônier de leur maison. Sans doute, n’aurais-je pas dû la
quitter. Quand je suis revenu en Éthiopie, j’ai trop présumé
de mes forces. Peut-être ai-je commis le péché d’orgueil en
sollicitant le renouvellement d’une mission que Dieu m’avait
une première fois retirée. Que sa volonté s’accomplisse, au-
jourd’hui ! »
Son regard scrutait celui de Costes.

– 214 –
« Mais vous, qu’est-ce qui vous conduit ici ? Attendez-
vous quelque chose de moi ? Dans ce cas, dites, dites vite !
Vous ne pouvez avoir à présenter qu’une requête raison-
nable, venant de la part de qui vous envoie.
– Monseigneur, daignez en juger !…

L’évêque avait fermé les yeux. Il ne les rouvrit que lors-


que Costes eut cessé de parler.
« Janine Dupré, Armance de Lunegarde !… murmura-t-
il. Comment ne me rappellerais-je pas, en effet ! »
Pensivement, il répéta, de sa belle voix mélodieuse :
« Armance de Lunegarde !… Janine Dupré ! »
Il avait l’air de mettre de l’ordre dans ses souvenirs. Il
demanda :
« Alors, vous désirez savoir ce qu’elle est devenue ?
– Oui, monseigneur. Je vous en supplie, ne me dites pas
que ce n’est pas possible ! »
Le prélat esquissa un geste.
« Hélas ! Ce ne serait même pas en mon pouvoir, mon
ami ! Je n’aurais même pas le droit de vous répondre cela.
Réfléchissez ! Tout ce que vous a dit la mère supérieure du
Caire est juste. Elle a toujours été une femme de bon sens.
J’ai été le confesseur de la personne dont nous parlons,
comprenez-vous ?
– Je comprends, monseigneur. Cependant…

– 215 –
– Il n’y a pas de cependant qui tienne ! Il m’est impos-
sible, sans manquer à mon devoir, de rien vous révéler
d’elle. En revanche, il est une chose que je peux faire, que je
vais faire, pour peu que Dieu consente à m’accorder le sursis
nécessaire à l’accomplissement de ce que j’estime tout de
même devoir être une bonne œuvre. Dites-moi, disposez-
vous, dans les heures qui vont venir, de tout votre temps ?
– De tout le temps qu’il pourra falloir ! » s’écria Costes,
transporté d’ardeur, une ardeur où il y avait, subitement,
cessé d’avoir la moindre place pour le souvenir des sirènes
de la rue d’Astorg.
« Bien ! Envoyez-moi le père Thiberge. Je vais avoir une
lettre à lui dicter en cachette, avant la visite du médecin.
Rentrez chez vous, en ayant pris soin de laisser au couvent
votre adresse. Demain, après-demain au plus tard, vous se-
rez fixé sur ce que vous aurez à faire, par moi si je suis en-
core là, dans le cas contraire par le père Thiberge. Mais
j’avoue que je ne serais pas mécontent de vivre assez pour
savoir comment tout cela va finir. Si vous êtes croyant, in-
voquez le ciel en ce sens. Si vous ne l’êtes pas, invoquez-le
quand même. Je serais presque tenté de dire : à plus forte
raison ! J’ai toujours pensé que le Bon Dieu ne répugnait pas
à la prière des impies. Avec eux, n’est-ce pas, il est moins
mal habitué qu’avec nous ! »
Il souriait à son visiteur. Il réussit même, au prix d’un ef-
fort, à lui tendre la main. Seul insigne apparent de la dignité
épiscopale, une escarboucle lilas, gravée d’arabesques d’or
brillait au doigt de l’apôtre de Gondar et du Choa. Costes y
appuya ses lèvres…

– 216 –
Moins d’une heure après, il était à la poste, en train
d’expédier, avec une désinvolture dont il fut lui-même sur-
pris, un télégramme exprimant à M. George-Edgar Bonnet
force regrets désolés pour le déjeuner du surlendemain.
Étant donné le tour qu’avaient l’air de prendre les choses,
c’était incontestablement plus prudent.

« Comment va-t-il ?
– Mieux, allez-vous penser en le voyant. La vérité, cher
monsieur, c’est que votre visite d’hier, puis la nécessité où il
s’est trouvé ensuite de s’occuper de vous, lui ont procuré
comme un regain de vie. Mais il va mourir. Le médecin est
convaincu qu’il ne passera pas la nuit.
– Je ne peux être admis auprès de lui, dans ces condi-
tions ?
– Au contraire. Au point où il en est, toutes les con-
signes sont levées, toutes les autorisations sont accordées.
D’ailleurs, dès l’arrivée du télégramme qu’il attendait, c’est
lui-même qui vous a envoyé chercher. Et, certes, il ne nous
pardonnerait pas… »
La veille, docile à l’emploi du temps dressé à son inten-
tion par le concierge de l’hôtel de Noailles, Costes s’en était
allé achever sa soirée au cinéma. Il était ressorti de ce spec-
tacle sans gains spirituels appréciables, mais n’ayant pas
songé à s’en courroucer. Le lendemain, il n’avait pas quitté
son hôtel de la journée, dans l’attente d’un message quel-
conque. Vers la fin de l’après-midi, sa constance avait été
récompensée. Un court billet l’avait averti qu’on réclamait sa
présence à Guilhemery, qu’il était nécessaire qu’il fît dili-
– 217 –
gence. Il avait haussé les épaules. Comme si son intention
était de muser en chemin, n’est-ce pas ?

Mgr Lavergne semblait sommeiller. Il ouvrit les yeux


lorsque Costes entra. Il le reconnut aussitôt.
« Victoire ! fit-il. Victoire ! La nouvelle que j’ai à vous
apprendre en est une, de toute façon. Approchez-vous. Ne
m’interrompez, surtout, qu’au cas de nécessité absolue. Ap-
prochez donc ! Il y a, à une certaine distance de Toulouse,
pas très loin, mais suffisamment pour que, lorsque vous la
parcourrez, la route vous paraisse fastidieuse, il y a, dis-je,
un monastère des Dames de la Miséricorde. Ce monastère
est consacré à la contemplation. Il a à sa tête une femme de
premier ordre, de l’étoffe dont on fait les saintes, assuré-
ment ! Elle a connu, elle aussi, notre maison du Caire à
l’époque où y a vécu la personne que vous recherchez. Je
sais qu’elle se souvient admirablement de ce temps. Hier
soir, après votre départ, j’ai donc, tenant compte de ces faits,
dicté une lettre à l’adresse de la mère Marie-Madeleine de la
Miséricorde. Tel est le nom de la supérieure du couvent en
question. Dans cette lettre, je lui ai demandé de vous rece-
voir, la laissant, bien entendu, tout à fait libre d’y consentir.
Je ne vous l’ai pas dit pour ne pas vous causer de déception,
au cas où sa réponse n’aurait pas été celle que j’escomptais.
Cette réponse m’est parvenue tout à l’heure sous la forme
d’une dépêche.
– Et alors ?
– La supérieure accepte. »
Costes joignit les mains :
– 218 –
« Mon Dieu ! »
L’évêque reprit :
« Gardons-nous des espoirs prématurés ! Certes, je vous
envoie au seul être qui soit, sans doute, désormais, à même
de vous renseigner utilement, pourvu que l’opportunité lui
en apparaisse. J’ai été également, faut-il vous le dire, le di-
recteur de conscience de la mère Marie-Madeleine. Je l’ai
avertie dans ma lettre que je lui laissais toute latitude, que je
lui accordais toute autorisation. Elle dira, elle fera ce qu’elle
croira devoir dire, devoir faire. En tout cas, elle consent à
vous recevoir. C’est déjà un grand point. »
Il s’exprimait avec de plus en plus de difficulté :
« Elle a même fait davantage, guidée par cet esprit pra-
tique que je lui reconnais. Elle a songé, dans sa dépêche, à
organiser, par le détail, votre voyage, demandant seulement
à être avisée de sa date. Quand désirez-vous partir ?
– Aussitôt que vous le voudrez ! Cette nuit même, si
c’est possible, monseigneur.
– C’est possible. Le père Thiberge n’aura qu’à la préve-
nir immédiatement, par télégramme. Votre train doit quitter
Toulouse un peu avant une heure du matin, le couvent de la
Miséricorde est éloigné d’une trentaine de kilomètres de la
gare où vous aurez à descendre, et où vous parviendrez vers
cinq heures. D’ordre de la supérieure, une voiture sera là
pour vous attendre. Vous le voyez, je vous ai dit la vérité.
Vous allez avoir à accomplir, en pleine nuit, un voyage assez
redoutable, moins, il est vrai, que celui auquel je suis moi-
même en train de me préparer. »

– 219 –
Il eut un sourire lumineux :
« Hier soir, où avais-je la tête, voyons ! Ne vous ai-je pas
dit que je désirerais vivre encore assez de temps pour savoir
ce qu’il va advenir de vos efforts ! Comme s’il n’y avait pas
les plus fortes chances – je le sens de plus en plus, au froid
qui me gagne – pour que j’en sois informé avant vous ! »
Il se raidit :
« Appelez, voulez-vous, le père Thiberge ! Je lui ai dit
d’avoir à vous préparer une note indiquant, avec l’heure
exacte du départ de votre train, celle d’arrivée, ainsi que le
nom de la petite localité où vous devez descendre : Saint-
Denis-près-Catus, il me semble. Oui, Saint-Denis-près-Catus,
je me rappelle. C’est bien cela ! Allez ! »

La nuit était noire. La rue déserte. Un vent glacé s’y en-


gouffrait. Costes eut la sensation que c’était la Mort qu’il ve-
nait de frôler sous le porche ténébreux du couvent.

Le wagon dans lequel il monta, une bonne heure avant


le départ, appartenait à cette catégorie de véhicules que les
employés des réseaux sont les premiers surpris de voir arri-
ver à destination. Les compartiments n’étaient pas encore
éclairés. Costes en choisit un au-dessus des roues, afin
d’avoir plus de chances d’y demeurer seul. Il déploya sa
couverture sur ses genoux, se recroquevilla dans un coin, et
attendit.
– 220 –
Après avoir vaguement dîné au buffet de la gare, il avait
regagné sa chambre d’hôtel, non sans avoir téléphoné au
couvent des Capucins pour essayer d’avoir des nouvelles.
N’ayant pu obtenir tout de suite la communication, il n’avait
pas osé insister. Une tentative pour s’intéresser aux rapports
techniques qui se morfondaient dans sa valise n’avait guère
non plus donné de résultats. Craignant de s’endormir, il
avait préféré descendre sur les quais et se mettre à la re-
cherche de son train. Celui-ci, par bonheur, était déjà formé.
Costes avait fini par le découvrir, pudiquement relégué sur la
plus éloignée des voies de garage.
Il était brisé de fatigue. Il s’abandonna, inconsciemment,
à une espèce de somnolence. Un choc sourd – la locomotive
qui venait de s’atteler au convoi – ne parvint pas à le tirer de
son engourdissement. Puis, un flot d’électricité l’aveugla : les
lampes du wagon qui venaient de s’allumer. Costes rabattit
son chapeau sur ses yeux. Il y eut de nouveau une secousse,
des grincements, un roulement qui, petit à petit, s’amplifia.
Costes consulta sa montre. On était parti, et à l’heure, par-
dessus le marché !
Constatation un peu moins agréable, par exemple : il
n’était plus seul. Dans l’angle opposé, il y avait quelqu’un
qui fumait, en lisant un magazine. Un lieutenant de cavale-
rie, un hussard, sembla-t-il à Costes. Comme tous les
hommes soucieux du suffrage des femmes, il n’avait jamais
beaucoup aimé les officiers, sauf lorsqu’ils appartenaient à
certaines armes d’élite, telles que le génie et l’artillerie, bien
entendu. Celui-ci, qui semblait prendre plaisir à inonder le
compartiment de cette affreuse lumière crue, ne faisait pré-
sentement rien pour limiter cette antipathie.

– 221 –
Un arrêt brutal. Des lumières bleues. Un appel nasillé
dans la nuit : Montauban ! Costes risqua un nouveau coup
d’œil, lorsque le train se fut remis en marche. Le lieutenant
était descendu. Bonheur, il était seul ! Il se dressa, s’étira,
s’ébroua en quelque sorte, pour se prouver à lui-même sa
joie.
Jusque-là, il n’y avait trop rien eu à dire. Tout avait
marché à peu près décemment. À présent, les choses avaient
l’air de se compliquer. La vitesse du train semblait continuer
à être la même ; mais, à chaque station, il se livrait à une
singulière mazurka, allant, venant, se délestant de la façon la
plus arbitraire d’un wagon pour en prendre un autre, obéis-
sant comme un monstre obscur aux coups de sifflets et aux
jeux de lanternes de mystérieux dompteurs eux-mêmes plus
ou moins endormis.
Les pensées de Costes étaient ailleurs, sans doute. Pris
entre le désir de trouver du repos dans le sommeil et la ter-
reur de ne pas se réveiller au moment voulu, il aurait dû bé-
nir un manège qui avait le mérite de lui offrir quelque dis-
traction. Il ne finit pas moins par s’en exaspérer, au con-
traire. Dire qu’il y avait neuf chances sur dix pour que le res-
ponsable de manœuvres aussi saugrenues fût un de ses col-
lègues de l’École, peut-être même un camarade de promo-
tion ! Ah ! celui-là, il se chargerait bien de le traiter comme il
le faudrait le jour où ils se trouveraient tous les deux en tête-
à-tête, à l’abri de toute oreille profane, naturellement !
Les noms des haltes ne lui disaient rien. L’accent des
gens qui les annonçaient les rendait en outre à peu près inin-
telligibles. Impossible de les lire au passage non plus, telle-
ment l’éclairage était rudimentaire et mal distribué. Costes

– 222 –
avait négligé de se munir d’un indicateur. Il dut profiter de
l’un des arrêts pour s’informer du retard. Ô surprise, il n’y en
avait point ! Et plus de la moitié du trajet était déjà accompli.
Il sommeillait nettement, lorsque le convoi traversa une
ville plus importante, dont il ne distingua pas davantage le
nom. Des lueurs s’insinuèrent entre ses paupières. Lorsqu’il
ouvrit les yeux, on était déjà reparti. Cinq heures cinq !
Diable de diable ! C’est à cinq heures et demie qu’il arrivait.
À présent, il ne pouvait plus être question de s’endormir, par
exemple ! Pour plus de sûreté, il se leva, prit dans le filet son
sac de voyage, et appuya son front à la vitre de la portière,
après en avoir essuyé la buée.
La locomotive soufflait en s’élevant le long d’une rampe,
au bas de laquelle scintillait un cours d’eau. Puis elle
s’engagea entre deux hauts talus, annonciateurs d’un tunnel,
qui ne vint pas. Le paysage que l’on parcourait n’était plus
perceptible que par de brèves échappées. Il devait s’agir
d’une région particulièrement accidentée, presque déserte.
C’était à peine si, de loin en loin, une minuscule lumière sur-
gissait.
Un nouveau nom retentit dans la nuit : « Mercuès ! »
sembla-t-il à Costes. Il consulta sa montre une dernière fois.
Cinq heures vingt ! Alors, si le train continuait à ne pas avoir
de retard, la prochaine station serait Saint-Denis-près-Catus,
sans doute…
C’était Saint-Denis-près-Catus, en effet !

Il était seul dans cette gare sépulcrale. Il remit son billet


à l’unique employé qu’il aperçut.
– 223 –
« N’y a-t-il personne pour m’attendre ? demanda-t-il,
non sans une certaine anxiété.
– Pardon, monsieur ! Il y a monsieur que voici. »
Costes commença par entrevoir dans l’obscurité une
singulière silhouette. Puis, l’employé, élevant sa lanterne, lui
permit de distinguer par le détail le curieux personnage
qu’on lui dépêchait. C’était un homme d’au moins soixante-
dix ans, au visage rasé. Il était enveloppé d’un macfarlane et
coiffé d’un drôle de canotier en feutre. Un mélange assez
sympathique de toréador à la retraite et de sacristain.
« Monsieur Costes ? demanda-t-il.
– C’est moi !
– Enchanté, monsieur ! Je me nomme moi-même mon-
sieur Paul. Je suis le chauffeur du couvent. C’est la mère Ma-
rie-Madeleine qui m’envoie. »
Costes fut tenté une seconde d’admirer le modernisme
de ce couvent de religieuses cloîtrées, qui se payait le luxe
d’un chauffeur et d’une automobile. Lorsque M. Paul eut ou-
vert la portière de celle-ci, il dut légèrement déchanter.
« Je préfère prendre place à votre côté, dit-il, si vous
voulez bien. »
M. Paul fit signe qu’il n’y voyait aucun inconvénient.

Ils partirent. La façon dont M. Paul conduisait ne justi-


fia, à aucun moment du parcours, les appréhensions que son
aspect plutôt vénérable avait pu inspirer à Costes. Ç’eût été

– 224 –
plutôt un excès de précautions qu’il aurait, à la longue, été
tenté de lui reprocher. La vitesse de trente kilomètres à
l’heure ne dut être dépassée que bien rarement. Le sort de
Costes, sans conteste, reposait entre les mains de quelqu’un
à qui l’âge n’avait pas retiré le goût de la vie. S’il avait pu
soupçonner une prudence pareille, il ne se serait pas assis
auprès de M. Paul, ainsi qu’il l’avait fait afin d’être prêt à
toute éventualité. Il se serait installé dans le fond de la voi-
ture où il eût été tout de même mieux. L’automobile des
Dames de la Miséricorde compensait en effet ce que son ex-
térieur pouvait avoir d’un peu vétuste par un capitonnage in-
térieur qui ne laissait rien à désirer.
La pluie avait dû tomber toute la nuit. De grandes
flaques luisaient sur le chemin défoncé. On ne croisa pas une
voiture, ni un piéton, de toute l’heure que dura le trajet.
M. Paul ne disait mot. Costes, lui, était retombé dans ses rê-
veries. Du côté vers lequel ils se dirigeaient, dessinant les
escarpements peu à peu, une teinte plus grise du ciel indi-
quait l’endroit où le jour allait bientôt naître, un morose jour,
qui n’aurait pas, probablement, très grand éclat, à en juger
par ces nuées noirâtres, par ce froid, par cette âpre bise qui
sifflait. Rares, d’abord, puis plus pressés, de bizarres papil-
lons se mirent à tourbillonner dans le jaune halo des phares :
la neige qui commençait à tomber.
« Patience ! murmura M. Paul. Nous n’en avons plus
pour bien longtemps, maintenant. »
Comme il se produit fréquemment à l’approche de
l’aube, les ténèbres semblaient s’intensifier. Costes eut en
même temps l’impression que chaque nouveau tour de roue
de l’automobile s’en venait compromettre un peu plus le

– 225 –
calme et l’équilibre dont il avait réussi à faire preuve depuis
la veille. Il essaya de se morigéner, de se dominer. Quand
donc serait-il à l’abri de ces angoisses enfantines dont
l’événement s’en était venu toujours, immanquablement,
démontrer la futilité ? À combien de reprises ne s’était-il pas
déjà imaginé qu’il touchait au but ? Dans le hall de la hi-
deuse pension Naoum, à Alexandrie ; sur le seuil du bar de
Marfa Chouker, à Tantah ; au Caire, devant la porte de
l’hôpital, en tant d’autres lieux, tant d’autres fois ! Au-
jourd’hui, ce serait un nouvel épisode de cette lugubre co-
médie, une déception de plus, voilà tout ! Il devrait com-
mencer à en avoir l’habitude, n’est-ce pas ?… Oui, mais en
dépit de ses efforts pour se leurrer de la sorte, Costes n’en
éprouva pas moins un frisson comme il n’en avait encore
jamais ressenti, lorsque, l’automobile s’étant arrêtée, la pe-
tite voix flûtée de M. Paul se fit entendre à l’improviste :
« Voici, monsieur. Nous sommes arrivés ! »

Il aida Costes à descendre. Celui-ci se trouva alors au


milieu d’une cour sur laquelle donnaient quatre hautes
portes, toutes rigoureusement fermées. M. Paul, dont les
prérogatives expiraient au seuil du monastère proprement
dit, vint sonner à l’une de ces portes. Un guichet, puis la
porte elle-même s’ouvrirent.
« Voici le monsieur qu’attend notre mère supérieure, ma
sœur ! »
La converse qui prit Costes en charge pouvait avoir une
cinquantaine d’années. Ses traits vigoureux et rustauds rap-
pelaient un peu ceux de la supérieure de l’hospice du Caire.

– 226 –
Il fut ému de retrouver, dans cette atmosphère de frimas, le
voile noir, la guimpe empesée qui lui étaient apparus la pre-
mière fois sous le ciel égyptien.
« Je suis chargée par notre mère de vous demander de
patienter un petit quart d’heure. Les matines ne sont pas
terminées. Je vais vous conduire au grand parloir, si vous
voulez bien. »
Il obéit, comme il eût obéi à Marfa Chouker, comme il
eût obéi à Mme Athanasiou. Voilà douze mois déjà qu’il
obéissait.
Le grand parloir, cintré et voûté, avait des allures de
cloître. Il consistait en une galerie, lambrissée de chêne clair,
dans sa partie basse. L’une de ses extrémités était découpée
par une large baie ogivale, derrière les carreaux de laquelle
un jour atone était en train de s’éveiller, imperceptiblement.
L’autre extrémité était clôturée par une grille de fer, aux bar-
reaux très rapprochés. Un rideau sombre, tendu le long de la
grille, cachait le reste de la galerie.
L’éclairage était assuré par des lampes dissimulées dans
les niches de la muraille. Cette lumière artificielle commen-
çait d’ailleurs à pâlir contrebattue par la lueur blême qui
montait du dehors.
Pas de meubles, sauf une chaise, devant une petite table
recouverte de velours rouge, placées toutes deux près de la
grille. C’était là, sans doute, que devait prendre place le visi-
teur honoré d’une audience de la mère supérieure. Ce siège
unique avait l’air de donner l’ordre de s’asseoir. Une fois de
plus, Costes se soumit.

– 227 –
Pas de statues. Pas de tableaux. Simplement, au mur,
une croix.

De même qu’à Toulouse, au couvent des Capucins, la


chapelle, ici, ne devait pas être non plus très éloignée. Le
son de l’orgue arrivait par moments, mêlé à des psalmodies,
ondes musicales semblables aux bouffées de quelque vent
purificateur. Costes avait laissé tomber sa tête dans ses
mains. L’étrange majesté de l’heure et du lieu l’envahissait,
lui procurait comme une sorte de progressif engourdisse-
ment. Il voulait néanmoins lutter encore. Il ne supportait pas
d’avoir été dupé si souvent. Un nouvel échec ne le prendrait
pas à l’improviste, il en engageait sa parole envers lui-même,
ce coup-ci. Plus il essayait cependant de se convaincre que
rien encore n’était destiné à aboutir de sa tentative actuelle,
plus il était obligé de reconnaître que les circonstances
d’aujourd’hui s’annonçaient comme devant différer du tout
au tout des précédentes. La certitude qu’il en avait, presque
malgré lui, était de celles contre lesquelles il ne sert à rien de
s’insurger.
Des pas, lui sembla-t-il, derrière le rideau ! Celui-ci
s’agita faiblement. Costes releva la tête. Dans l’intervalle, le
jour était né, éteignant définitivement les lampes dans leurs
niches. Il se déversait, blanchâtre et mou, par l’ogive du
fond. Et voici alors que le paysage qu’aperçut Costes à tra-
vers cette ogive fit qu’il fut debout, machinalement, subite-
ment !

– 228 –
Un paysage, vient-il d’être dit ? Si l’on veut ! Rien,
presque rien, à la vérité. Une morne campagne mono-
chrome ! Se détachant sur un ciel d’étain, un clocher ma-
lingre dominant de rares maisons, chétif berger de ce pauvre
et frileux troupeau de brebis. Et rien d’autre que le chevau-
chement des terres bistres, à l’infini… Impossible de se
tromper, pourtant ! Lunegarde, à n’en pas douter ! Costes
crut, en cette seconde, à la fuite définitive de sa raison.

Mais, lui-même, où pouvait-il se trouver alors ? Quel toit


lui servait d’asile ? Il avait besoin d’être renseigné là-dessus,
n’est-ce pas ? Il n’eut pas à se poser bien longtemps la ques-
tion. C’était donc lui, ce bâtiment à façade de caserne qui
avait retenu, un an plus tôt, quelques minutes, sa curiosité !
C’était vers lui que l’avaient guidé ses pas de promeneur in-
certain, en proie à qui pouvait savoir quelle mystérieuse
prescience ! Tel était l’énigmatique endroit qui l’abritait, pré-
sentement ! Lunegarde, mon Dieu, Lunegarde ! Quelle ul-
time épreuve l’attendait ici ? Quel fantôme allait-il voir sur-
gir, de ce rideau, pour l’accueillir, ou le repousser ?…
En un éclair lui apparut, simultanément, la chaîne
inouïe, tout ensemble providentielle et abjecte, qu’il avait
suivie, qui l’avait ramené, maillon par maillon, d’ici à ici : les
Monestier, les Roquemaure, les Zaphirian, les Billy et les
Kiamil Bekir, les Choridés et les Le Bihan, et combien
d’autres, oui, combien d’autres, qui avaient joué de ce tendre
et malheureux corps, sur le sort duquel il en était sûr comme
il ne l’avait jamais encore été d’une chose, il allait enfin être
édifié, à présent !

– 229 –
« Monsieur Costes ? fit une voix.
Il se retourna en frissonnant.
« C’est moi, madame… Pardon, ma mère veux-je dire ! »
Le rideau qui divisait la galerie en deux parties venait de
s’écarter silencieusement. Une mince silhouette obscure se
tenait, droite, derrière les barreaux, une silhouette vers la-
quelle Costes commença par avoir peur d’élever les yeux.
« La lettre de Mgr Lavergne m’a mise au courant, reprit
la voix, une voix au timbre aérien. Par dépêche, je lui ai ré-
pondu que ses désirs étaient des ordres pour moi, qu’en con-
séquence vous pouviez venir. Dites-moi ce que vous souhai-
tez. »
Une telle voix, si merveilleuse, si séraphique !… Costes,
cette fois, ne craignit plus de regarder. Et ce qu’il vit fut de
nature à lui faire juger révolus les liens qui l’avaient
jusqu’alors enchaîné au Temps et à l’Espace. Au lieu de la
vieille religieuse au dur manteau d’austérité devant qui il
s’attendait à comparaître, il avait en face de lui un être de la
beauté à la fois la plus terrestre et la plus immatérielle.
L’ovale du visage était admirable de jeunesse et de sérénité.
La guimpe dessinait un front d’une suavité demeurée enfan-
tine. Sous la sombre avancée de la coiffe de deuil, le regard
brûlait, ardent et virginal.
« Dites, qu’attendez-vous de moi, monsieur ? répéta la
mère Marie-Madeleine.
– Ma mère, balbutia Costes, Mgr Lavergne vous l’a écrit.
Il s’agit d’Armance… excusez-moi ! de Mme de Lunegarde. »

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Elle le regarda. Elle lui sourit. Sa bouche, comme dit le
Cantique, fut pareille à l’anémone de Siloé.
« Ce qu’est devenue la femme qui aura été connue ici-
bas sous le nom d’Armance de Lunegarde, c’est ce que vous
désirez savoir, n’est-ce pas ? »
Continuant à sourire, elle avait mis un doigt sur ses
lèvres.

« Chut ! murmura-t-elle. C’est moi ! »

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Mai 2024

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