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Contrel'histoireet /,eshistoriens

Jïgnore quelle attitude envers la vie est la meilleure et


quelleest la pire, car établir une hiérarchie est presque
impossibleen la matière. S'il en est une que je préfère, ce
n'est pas à cause d'un calcul rationnel ou d'une spécula-
tion préalable, c'est en raison d'une nécessité subjective et
d'une impulsion intérieure auxquelles je ne peux pas résis-
ter, de même que je ne peux pas résister sereinement aux
contradictions démoniaques et aux incertitudes intimes.
Une conception de la vie qui n'est pas due à une réelle
effervescence interne, à un trouble complexe de la sub-
jectivité, n'a strictement aucune valeur, tout comme n'a
aucune valeur toute l'information livresque si elle n'est
pas adaptée à une énergie subjective spécifique. L'homme
le plus sympathique serait celui qui pourrait vous raconter
une foule de choses comme s'il ne les avait pas lues. J'irai
plus loin : je préfère mille fois un escroc intellectuel à un
imbécile bien informé, et les considérations d'un penseur
spontané et occasionnel à celles d'un historien de la philo-
sophie qui ne voit pas plus loin que sa spécialité. Il faut
dénoncer avec une passion frénétique la stérilité, l'impuis-
sance de ceux qui font le métier d'historien parce qu'ils ne

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rte ouverte sur le néant et non pas sur une autr
~epo e
e,cistence. .
,Nous pourrons farre notre salut seulement si nous
.,,,,mes
sa1Ju•>
certains . d
de commencer
, à bâtir un monde nou ..
u de repartir e zero, non pas que ce qui a été réalisé
~a, . . d' .
avant nous soit mauvais, une qualité inférieure, mais
tout simplement parce que nous ne pouvons plus vivre
0 rnrnenos prédécesseurs, parce que nous éprouvons irré•
C • d'
sistiblementle besom une nouvelle barbarie. Quel mail..
Ion pourrions-nous encore souder à la chaîne de l'his-
toire? Que pourrions-nous lui ajouter d'effectif? Qui se
sent encore capable de participer naïvement au rythme
lent de la vie historique? Nous ne voulons plus de l'his..
• •
toire corn.me science n1 comme processus et réalité, nous
vivons dans le désespoir une tragédie sublunaire.
Supposons néanmoins que nous ne puissions pas quit-
ter complètement l'histoire. Quelle sera notre attitude à
son égard? Une seule solution : trier le matériau histo-
rique selon nos besoins et nos préférences. Sije m'occupe
de la Renaissance, du baroque ou du romantisme, ce ne
sera pas en tant que phénomènes qui ont eu lieu,ce sera
dans la mesure où j'y trouverai des éléments féconds pou-
vant m'aider à enrichir ma subjectivité. Je pourrais me
passionner pour la culture des Mayas, mais pas pour je ne
sais quelle culture africaine. Les seuls chercheurs intéres-
sants sont ceux du type de Leo Frobenius, qui a étudié les
cultures africaines avec tellement de passion et de lyrisme
qu'il a réussi à surprendre leur struct~re, intime, leur
rythme 1n • t,eneur
• et leur sens caché , à les mserer
. dans
. une.
. , , ale des cultures MaIS, ce faisant, il
morp h o1ogie gener • . . ,
transcen d ait. 1a distance temporelle et spatiale qui separe
, ..........
. .
c. ·ts du passé et il les dete11n1na1tdans
le chercheur des iai
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peuvent pas regarder les choses en face, parce qu'ils ,
pas atteint le degré de subjectivité qui fait du 1113~ :t
1
objectif de l'histoire un vivier de l'enrichissement J>Crsou
nel. Les historiens s~nt presque tous ?es ge~ qui 1lt~
pas adopter une attitude envers la VIe, qw ne vivent qu
pour recueillir des faits et les systématiser. Ils végèten~
dans le passé avec une objectivité intellectuelle aussifade
que nulle. Ils perdent jusqu'à l'apparence de la vie. Ils
sont tous d'une exigence stérile totalement inintéressante,
sans le moindre geste créatif, sans la moindre spontanéité
productive. Seuls font de l'histoire- dans le sens universel
de ce mot - ceux qm. n ' ont aucune vocanon . en ce
monde. Être historien signifie être inutile. Les périodes
décadentes en engendrent des quantités; les périodes pro-
ductives fort peu. L'historicisme est une plaie à éradiquer.
Je n'ai jamais compris pourquoi, dans une discussion
de principe, on in\·oquait les révélations du monde histo-
rique plutôt que celles de l'expérience. Le rapport de
l'homme avec le monde, mon destin personnel face à
l'éternité ne sont-ils pas plus essentiels? Que prouve, pour
mon existence subjective, le fait qu'hier était différent
d'aujourd'hui et que mon orientation ne concorde pas
avec celle du passé? Devrai-je, pour les faire concorder,
renoncer à la conscience de mon originalité? Je me
moque bien que mon attitude ait déjà été enregistrée dans
l'histoire dix fois ou mille fois. Je vis une seule fois dans
l'histoire et j'ai le droit de regarder les choses en face avec
le plus exalté des héroïsmes, quels qu'en soient les risques.
Si se lancer hors de l'histoire est un signe de folie, ne pas
la quitter est un signe de médiocrité. On ne peut dépasser
l'histoire et accéder à l'éternité qu'en étant douloureuse-
ment conscient qu'on ne vit qu'une fois et que la mort est

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une structure actuelle .. La sympat~ie pour certains ~.
ments historiques les tire de leur isolement dansle temps
et l'espace et les act~alis~ dans l~s ~réoccupations de CdUi
qui les étudie. Les h1Stor1ensordinarres se bornent à déter.
miner, conditionner et décrire les événements, sans aueun
intérêt subjectif. N'en va-t-il pas de même, dans la plllpan
des cas, pour les biographies romancées ? De tout cc que
les hommes ont créé jusqu'ici, seuls m'intéressent ceitains
faits qui peuvent me servir de point de départ et qui me
sont pour ainsi dire incorporables, si bien qu'ils cessent
d'être historiques à proprement parler. Il y a des gens qui
s'occupent du xnc siècle, par exemple, simplement parce
que c'est un cadre temporel. D'autres étudient l'œuvrede
Dante, de Rembrandt ou de Hegel simplement parce
qu'ils étaient des grands hommes et qu'ils ont fait école.
Pour moi, Rembrandt serait définitivement mort si je ne
retirais de son œuvre aucun élément enrichissant ma
vision de la vie. L'objectivité révoltante des historiens
témoigne de leur impuissance, de leur manque total
d'esprit personnel et créateur.
Je n'ai pas honte de déclarer que L'lliaded'Homère m'a
été moins utile que les Mémoires de Casanova pour éclai-
rer ma conception des attitudes envers la vie en tant que
données irrationnelles.
Il y a une seule issue : nous devons assimiler une partie
du passé comme s'il n'était pas passé. Si nous voulons
repartir de. zér~, comme aux époques mystiques, nous
devons obligatoirement nous débarrasser du terrible obs-
~cle qu'est l'histoire ~t foncer avec un fol élan et une pas-
sion absurde, sans reserve et sans crainte. Nous renon-
cerons alors à tout l_eperspectivisme historique, à toute la
fade <<compréhension >> qui saisit des co t ,
n enus passes
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profond et pour laquelle l' actualiœde l'âme
~:11i.::intei-èt
;uu 13 i11e ne prou,ye rien. En réalité, seul compte l'homme
en lurte a\yec le temps pour conquérir l'éternité, pour en
faire1·e.~érience .. l\lors, par rapport à cette expérience, à
quoi sert l~bistoire, et les historiens ne sont-ils pas tous
ixiémédiableroent perdus?

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