Vous êtes sur la page 1sur 3

DOSSIER

« Nulle part peut-on


trouver ensemble,
dans un espace si ténu,
une flore si belle et d’une
répartition si grandiose »,
a écrit l'explorateur et
naturaliste Alexander
von Humboldt au sujet
des parámos, ces
foisonnements végétaux
surplombant la cordillère
des Andes.

Le vaste paysage des Altiplanos (« plaines d’alti-


tude ») crée parfois un fort sentiment de solitude,
surtout lorsque les hauts pics enneigés se couvrent
d’une brume si dense et si humide que même
le roc avoisinant devient invisible.

Les páramos, des îles dans une mer de forêt


Te x t e e t p h o t o s : S a n t i a g o M a d r i ñ á n • Tr a d u c t i o n e t a d a p tat i o n : A l a i n C u e r r i e r

A u-dessus de la forêt tropicale humide – avec


ses arbres immenses drapés de lianes et
d’épiphytes – et de la ligne des arbres de la forêt
tales de se déplacer d'un páramo à l'autre. Leurs flores ont donc
évolué indépendamment les unes des autres. Aussi, la plupart des
espèces de ces écosystèmes sont endémiques, c’est-à-dire qu’elles
montagneuse humide, les páramos dévoilent ne se retrouvent nulle part ailleurs dans le monde. Ensemble, les
leurs merveilles : des lacs glaciaires, des prairies, páramos possèdent une flore remarquable composée d’environ
des tourbières, mais surtout une flore riche. 3 500 espèces de plantes vasculaires, qui représentent 500 genres dif-
férents. Les bryophytes et les lichens forment également une part
L’explorateur et naturaliste allemand
appréciable de la flore.
Alexander von Humboldt (1769-1859), bien
connu pour ses multiples expéditions à travers le ÉTÉ LE JOUR, HIVER LA NUIT
monde, les a décrits avec justesse, comme on À ces élévations, comme le décrivait si justement Humboldt, les con-
peut le lire dans les quelques lignes ci-dessous ditions du milieu sont extrêmes et imposent de fortes limitations
inspirées librement de ses ouvrages intitulés quant à l’implantation de toute vie, animale ou végétale. Les tem-
Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau pératures moyennes sont relativement basses à longueur d’année
Continent et Tableaux de la Nature. Le terme páramo fait référence (10 °C), mais les fluctuations journalières peuvent varier entre le gel
en espagnol à toutes les régions montagneuses atteignant une éléva- et 25 °C en absence de nuages. La similitude est frappante avec ce que
tion de 3 000 à 4 000 m où un climat brumeux et inhospitalier pré-
disait le botaniste suédois Olov Hedberg (1923-2007) au sujet des
vaut. Chaque jour, dans la partie supérieure des páramos, neige et
milieux alpins d’Afrique : été le jour, hiver la nuit. Les vents violents
grêle tombent pendant plusieurs heures. Elles contribuent à fournir
sont fréquents dans les páramos et forcent les nuages à voyager rapi-
une humidité favorable à l’établissement des plantes alpines. La végé-
dement. La mince couche atmosphérique chapeautant le sommet des
tation des páramos présente une physionomie et des caractéristiques
páramos est un piètre filtre pour les radiations solaires, en particu-
particulières, notamment l’absence d’arbres, des arbustes de type
lier les rayons ultraviolets. Les habitats sont très humides, et l’air
myrte, des fleurs nombreuses et larges. La végétation arborescente de
regorge d’eau maintenue en suspension dans les nuages. De plus, les
ces régions est basse et étalée. Elle consiste principalement en de
eaux de ruissellement et les eaux stagnantes des ruisseaux et des tour-
larges lauriers et des arbustes alpins dont les branches noueuses pos-
sèdent des feuilles persistantes. Il n’existe nulle part au monde de bières ajoutent à l’humidité ambiante. Contrairement à la tempéra-
végétation alpine des régions tempérées ou froides qui se rapproche ture, l’humidité varie tout au long de l’année selon l’alternance des
de celle des páramos des Andes tropicales. saisons sèches et humides et selon les localités. Il existe d’ailleurs des
páramos de type sec et d'autres de type humide. Pour affronter des
De plus, chaque páramo est unique, avec une composition en conditions aussi extrêmes, l’évolution a doté les plantes des páramos
espèces qui lui est propre. Pourquoi ? Parce que la forêt tropicale de diverses adaptations morphologiques et physiologiques (voir les
humide et la forêt montagneuse humide empêchent les espèces végé- photos).

34 Q U AT R E -T E M P S I P R I N T E M P S 2012
Les plantes basses (ici Paepalanthus columbiensis) sont fort communes dans les
páramos. La hauteur des végétaux y est limitée non seulement par le lent métabolisme
induit par un climat froid, mais aussi par les vents forts qui font pencher les plantes et
qui réduisent leur production ligneuse.
Dans les páramos, plusieurs espèces présentent un tronc unique protégé
par des feuilles mortes et se terminant par une rosette de feuilles vivantes. Dans les tourbières, les plantes en forme de coussin (ici, Plantago
C’est le cas chez les plantes du genre Espeletia, emblème des páramos. rigida) et les cactus en forme de ballon protègent leur tige et leurs
méristèmes sous une couronne de feuilles.
Espeletia killipii

Dans le genre iconique Puya, les espèces (ici Puya goudotiana)


présentent une rosette basale de feuilles piquantes. L’apex de la
plante est ainsi protégé du froid par un dense couvert de feuilles.
L E S P Á R A M O S D U PA R C N AT I O N A L
CHINGAZA
À 40 minutes au nord-est de Bogotá se trouve le
parc national de Chingaza, qui s'étend sur 760 km2
et comporte avant tout des páramos et des forêts
de nuages. La Colombie a désigné parc national ces
páramos, ainsi que tous les autres páramos du pays.
Ainsi, on protège cet habitat et sa diversité
biologique, on maintient son patrimoine culturel
(c'était un endroit sacré pour les communautés pré-
colombiennes) et on garantit ses services écosys-
témiques (les páramos fournissent de l’eau aux huit
millions d’habitants de Bogotá). Le parc national de
Chingaza est visité tout le long de l’année par des
écoliers, des universitaires, des cher-cheurs et des
écotouristes. Un guide de terrain, Flora Illustrada
del Páramo de Chingaza1, permet d'identifier les
plantes communes des páramos. C'est le fruit du
travail du Laboratorio de Botánica y Sistemática de
la Universidad de los Andes, effectué par Santiago
Madriñán grâce à un financement du programme
Parks in Peril de l’organisme Nature Conservancy.
1. La plupart des photos de cet article sont tirées de cette flore,
disponible à http://chingaza.uniandes.edu.co. Une seconde
édition de la flore est disponible auprès de l’auteur. Thibaudia grantii Pterichis habenarioides

D E L’ O R I G I N E D E S E S P È C E S
Une grande majorité des espèces végétales observées dans les páramos est issue de
processus évolutifs remarquables. Les páramos ont été colonisés par des plantes de
milieux tempérés provenant des hémisphères Nord et Sud. Par des migrations aléa-
toires (vent, animaux, etc.) en milieu tropical, ces plantes « pré-adaptées » aux condi-
tions tempérées ont fini par aboutir dans des habitats propices : au sommet des mon-
tagnes. C’est justement le cas de genres communs à l’Amérique du Nord et à l’Europe
tels Lupinus, Hypericum, Berberis, Valeriana et Halenia, qui ont survécu et donné nais-
sance à de nombreuses formes et espèces nouvelles. De plus, certains groupes de
plantes habitant les basses-terres tropicales avant que les Andes ne se soulèvent ont su
s’adapter aux changements climatiques survenus pendant le soulèvement de cette
? chaîne de montagnes. Ces plantes (Espeletia spp. et Puya spp.) se sont diversifiées abon-
damment pour produire de nombreuses espèces endémiques aux páramos.
Le processus d’adaptation et de diversification de ces groupes de plantes ayant
connu une forte spéciation (phénomène menant à la naissance de nouvelles espèces)
est sans doute l’aspect le plus intéressant touchant l’évolution de cette flore particu-
lière. Les páramos représentent aujourd’hui un écosystème naturellement disjoint
qui s’apparente à des îles. Toutefois, si l’on retourne dans le passé, ces divisions
n’existaient pas. Lors des glaciations du Pléistocène, par exemple, la limite des arbres
était environ 1 000 mètres plus bas que sa position actuelle. La végétation des
páramos occupait alors le réseau des vallées reliant les páramos, ce qui permettait des
échanges génétiques entre leurs populations végétales, jusqu'alors tenues isolées.
Pendant les périodes interglaciaires, la température plus élevée a permis à la limite
des arbres de gagner de l’altitude. L’espace disponible pour les plantes des páramos
Vaccinium floribundum
diminuait et confinait ces dernières aux plus hauts sommets. Ce morcellement des
páramos empêchait les échanges de gènes entre les communautés végétales, forçant
les plantes à s’adapter aux conditions locales qui constituèrent alors un moteur de
spéciation menant à la naissance d’espèces uniques à chaque páramo.
P É R I L C L I M AT I Q U E
Cet étonnant assemblage d’espèces endémiques dans un écosystème de moins de
cinq millions d’années (à l’échelle géologique, c’est jeune !) fait dire à plusieurs que
les páramos constituent l’un des exemples les plus fascinants de l’évolution des
plantes. Or, les changements de température actuels s’accélèrent à une vitesse jamais
atteinte pendant les cycles climatiques naturels du Pléistocène, et ce réchauffement
atteint dorénavant les plus hauts sommets des Andes. On craint sérieusement que la
végétation des páramos trouve de moins en moins d’habitats propices pour sa survie.
Disterigma alaternoides
Santiago Madriñán est professeur agrégé à l'Université des Andes, à Bogotá, en Colombie.

36 Q U AT R E -T E M P S I P R I N T E M P S 2012

Vous aimerez peut-être aussi