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Jean Peyrelevade
Mots clés:
• Gouvernance d’entreprise
• Marchés financiers
• Finance intermédiée
• Offre Publique d’Achat (OPA)
• Gestionnaire-Actionnaire
Jean Peyrelevade a été directeur adjoint du cabinet de Pierre Mauroy (1981-1983). Il est
nommé en 1983 Président de la Compagnie Financière de Suez et, parallèlement, de la banque
Indosuez. Il est ensuite nommé Président-directeur général de la Banque Stern puis en 1988
Président de l’UAP, avant de prendre, en 1993, pour dix ans, la présidence du Crédit
Lyonnais, qu’il sauva de la faillite. Il est actuellement banquier d’affaires au sein du groupe
Banca Leonardo.Longtemps professeur d’économie à l’Ecole polytechnique, il a écrit
plusieurs ouvrages sur l’évolution du capitalisme contemporain.
THESE DE L’OUVRAGE:
Le capitalisme moderne est organisé comme une gigantesque société anonyme. Le but
des gestionnaires d’entreprise est d’enrichir les actionnaires. Les techniques pour y
parvenir s’appuient sur les règles du « gouvernance d’entreprise » et conduisent à des
exigences de rentabilité excessives. Elles transforment les chefs d’entreprise en serviteurs
zélés des actionnaires.
Ainsi le capitalisme n’est pas seulement le modèle unique d’organisation de la vie
économique mondiale: il est devenu « total » car il règne sans partage ni contre-pouvoir sur le
monde et ses richesses. Selon J.Peyrelevade, les actionnaires apparaissent donc comme de
véritables privilégiés, dans la mesure où tous les gestionnaires d’entreprises mettent tout en
œuvre pour satisfaire la demande de rentabilité exigée par les détenteurs de capitaux.
Pour défendre sa thèse, J.Peyrelevade va s’appuyer sur des exemples concrets de rapport de
force entre dirigeants d’entreprises et actionnaires, qui tournent toujours à l’avantage de ces
derniers, au point de pouvoir recourir à la destitution de ces chefs d’entreprises. Ce pouvoir va
être conquis en premier lieu par la faillite du système intermédié. Pour asseoir la domination
des actionnaires, des théories vont être proposées au sein desquelles actionnaires, dirigeants et
salariés ont intérêt à recourir au système financier pour y trouver leur compte. L’auteur s’est
intéressé aux actionnaires eux même, et aux inégalités existantes au sein de ce groupe, soit en
fonction du pays d’origine de ceux-ci, soit en fonction de leur implication actionnariale.
Malgré ces disparités, les actionnaires réunis par la commune envie de s’enrichir, forment un
groupe puissant qui tend à dominer la vie économique.
INTRODUCTION:
Nous sommes entrés dans l’ère d’un capitalisme triomphant mais dissocié: les
dirigeants d’entreprise ne sont plus que les serviteurs des actionnaires dont ils poursuivent
l’enrichissement.
Les Etats-Unis ont-ils imposé leur vision fondée sur le primat d’une liberté absolue
d’entreprendre au service de l’enrichissement sans borne des détenteurs du capital. Ainsi, le
modèle européen, qui cherche à concilier dynamisme économique et progrès social
semble menacé.
Malgré la croissance économique qui justifie aux yeux des gouvernants la pérennité de ce
système, il existe des effets pervers redoutables, tels que l’absence de pouvoir pour lutter
contre la pollution, qui remettent en question la toute puissance du capitalisme.
2: L’apporteur de capital entend que son épargne demeure liquide et donc pouvoir la
mobiliser à tout moment. Un degré excessif de transformation dans un système intermédié
peut se traduire par de véritables catastrophes, comme l’ont montré de multiples crises
bancaires, comme celle de 1929.
Cela disparaît lorsque l’apporteur de capital fait directement affaire avec l’entreprise. Il doit
s’assurer lui-même que les actifs dans lesquels il investit, peuvent être aisément transformés
en bel et bon argent. L’action dès lors qu’elle est cédée, est tout à fait liquide. Ainsi, la durée
moyenne de détention d’un même titre par investisseur est seulement d’une année.
3: Le système financier entend que soit établie la théorie même de sa propre existence
comme fondement de sa pérennité et de sa supériorité morale. Ainsi, exister dans l’ordre
matériel ne lui suffit pas. Son but est de systématiser son recours, ce qui nécessite la
théorisation de son fonctionnement, indispensable pour assurer sa mainmise sur le
fonctionnement économique.
En Europe, existence d’une vraie liberté d’action à une élite des affaires sûre d’elle, de la
légitimité de ses privilèges. D’un coté, cercle étroit de quelques grands féodaux souvent en
connivence avec les pouvoirs publics, de l’autre, l’actionnariat populaire.
La distinction subtile mais confuse entre intérêt actionnarial et de l’entreprise a permis de
concilier les volontés contradictoires. Pour cela, mise en avant de l’intérêt social d’une
entreprise qui transcende les intérêts des particuliers et souvent divergents des salariés,
fournisseurs, clients, actionnaires.
L’avantage de cette conception est que le management doit certes prucurer au propriétaire du
capital un enrichissement convenable. Mais pour le reste, dès lors que la plus value est
suffisante, le contrôle des dirigeants ne relève que du seul Conseil d’Administration.
− Mais, dans les deux cas, le dogme a éclaté: le système capitalisme, l’économie
mondiale elle-même, sont clairement apparu comme un désir d’enrichissement de
l’actionnaire, et de lui seul. Ces théories n’ont pour but que de faire naître l’illusion des
bienfaits du système actionnarial, en faisant apparaître des privilèges de situation pour
l’ensemble des acteurs, actionnaires, dirigeants, salariés.
Aux Etats-Unis, cet éclatement du dogme s’explique par la floraison dans les années 1980
d’OPA hostiles se traduisant par un changement des équipes dirigeantes des sociétés cibles,
afin de profiter de gains substantiels pour les actionnaires. Cela démontre le pouvoir des
actionnaires de faire valoir leurs intérêts au détriment des dirigeants.
Au Royaume-Uni, succession de faillites qui jetèrent un doute sur la fiabilité des comptes, et
donc du contrôle exercé par les Conseils d’Administrations qui n’avaient rien vu de la
conduite condamnable de leurs présidents.
Cependant, le dirigeant a quand même des avantages: alors qu’en 1945 le revenu
moyen des chefs d’entreprise était de 44 fois le salaire moyen des ouvriers (aux Etats-Unis), il
est aujourd’hui de 500 fois.
En France, la rémunération annuelle moyenne des présidents des sociétés du CAC 40,
supérieures à 6 millions d’euros, est égale à plus de 200 fois le salaire moyen et 400 fois du
SMIC. A condition que ces gestionnaires se montrent suffisamment dociles: le taux de
rotation des chefs d’entreprise ne cesse d’augmenter. Ere des « managers éphémères » dont la
durée de mandat est aujourd’hui de 6,5 ans.
Les actionnaires ordinaires, petits porteurs, résident à 90% en Amérique du nord, Europe
occidentale et Japon. Le point culminant de la détention d’actions est atteint dans la tranche
d’âge qui va de 50 à 60 ans, de formation supérieure.
Face au problème aigu du financement des retraites dans les pays développés, où l’espérance
de vie ne cesse de grandir, et où le rapport actif et inactif se détériore, la capitalisation
boursière va se développer. Les fonds de pension constituent ainsi aujourd’hui le troisième
pilier de retraite, et jouent un rôle central dans l’animation des marchés financiers.
Les fonds de pension américains gèrent aujourd’hui près de 10.000 milliards de
dollars, dont la moitié en actions, ce qui fait qu’ils détiennent plus de 30% de la capitalisation
boursière des Etats-Unis.
Plus généralement, les actifs des fonds mutuels (fonds de pension, Sicav) ont vu leur valeur
multipliée par douze depuis vingt ans. De ce fait, la détention directe d’actions par les
ménages est devenue minoritaire.
C’est à travers ces investisseurs institutionnels qui en font profession que s’exerce de
plus en plus la défense des intérêts des actionnaires. Le capitalisme moderne est à la fois
désintermédié et institutionnalisé.
La situation est relativement similaire dans les autres pays développés. Partout le
pourcentage du capital des sociétés cotées détenu directement par les ménages est tombé
en dessous de 25%, sauf aux Etats-Unis (45%).
Cependant, il convient de faire une distinction au sein de cette tendance entre deux formes de
capitalisme. Le capitalisme du grand large, où la domination des retraites par capitalisation
favorise les fonds de pension: cela est le cas en Australie, Canada, Etats-Unis, Grande-
Bretagne. Le capitalisme continental dans lequel les actions détenues par l’Etat, les
collectivités publiques, les banques, jouent encore un rôle important: la subsistance de
l’intermédiation bancaire s’explique par l’existence de la retraite par répartition. Ce système
est présent en France, Allemagne, Italie, Japon. Le taux de détention indirecte (en passant par
les fonds de pension) est donc plus faible, de l’ordre de 30 à 40% de la capitalisation
boursière.
En France, les investisseurs étrangers, qui ne sont autres que les fonds de pension, tiennent
près de 50% de la Bourse de Paris.
Globalement, près de la moitié des actions détenues dans le monde le sont de manière
indirecte. Dans cet univers renouvelé, la domination américaine est toujours écrasante.
−Au XIXème siècle, les capitalistes existaient de manière visible: Rockefeller avec le
pétrole, Duke pour le tabac, JP Morgan pour les banques…
Aujourd’hui, la victoire impériale de l’économie de marché la rend difficilement
contestable. Devenu commun, le capitalisme est accepté par la majorité, car tous
espèrent en profiter.
De plus, aucun autre système n’a été capable de produire autant de croissance
économique au bénéfice de l’humanité toute entière.
Ainsi, chacun trouve avantage des échanges internationaux: les pays riches, dont le revenu
par habitant a été multiplié par 2,5 depuis 1965 ; les pays en développement qui ont su
participer au jeu tels que l’Inde, la Chine, Corée du sud, Taiwan…: le revenu par habitant a
augmenté deux fois plus vite que celui des pays développés.
Malgré les bienfaits du capitalisme, il existe des limites, tels que l’absence des contre-
pouvoirs, les multiples déséquilibres et la primauté donnée à la seule rémunération du capital.
− L’uniformité des rendements affirmée par la théorie est insupportable pour les
acteurs professionnels qui n’ont de cesse de se dégager d’une situation aussi
inconfortable. Les investisseurs institutionnels visent à grandir et accroître leurs profits en
même temps que leur puissance, par l’exercice rémunéré de leurs talents.
La référence personnelle s’efface devant la publicité comparative: « investissez à travers ma
structure, vous gagnerez plus d’argent qu’ailleurs, plus que la moyenne du marché, puisque la
gestion que je vous offre est de qualité supérieure. Mais, comment se distinguer du voisin,
comment atteindre un rendement distinctement supérieur ? L’uniformité, voila l’ennemi.
Ainsi, il faut créer de l’évènement, de l’inattendu. La Bourse est un endroit où l’on peut
gagner ou perdre en fonction des seuls pronostics des spécialistes, sans attendre le résultat réel
des courses.
Toute annonce de rentabilité future d’une entreprise supérieure à ce qui était prévu jusque là,
fait immédiatement monter son cours: les actionnaires s’en réjouissent. La stabilité des
prévisions signifierait la disparition de leur métier dans l’uniformité des rendements. Ils
font donc négoce profitable de la volatilité qu’ils suscitent.
− La volatilité des cours est nécessaire, mais ne suffit pas au bonheur des
marchés. Un gestionnaire de fonds qui achète un titre et le garde en portefeuille touche un
dividende qui ne représente annuellement que 3 à 4% des sommes investies. Un gain si
modeste ne saurait satisfaire ses clients. Toute action acquise est donc aussitôt destinée à
être cédée avec l’espoir d’une plus-value: c’est l’acte de revente qui crée l’enrichissement.
Avec la Bourse, la rentabilité du capital est de l’ordre de 15% par an.
Mais de tels niveaux de rentabilité sont dans la durée impossibles à tenir. On ne voit pas
comment les marchés boursiers pourraient continuer à croître de 10 à 15% par an, quand les
taux de croissance annuels des économies occidentales sont de l’ordre de 2 à 3%. Les profits
prendraient peu à peu toute la place disponible pour ne rien laisser aux revenus du travail.
Que faire pour rendre la croissance sous contrôle, la rendre plus soucieuse des
cohésions sociales et de la nécessité de préserver notre environnement naturel ?
− Le capitalisme a fait naître plusieurs illusions:
Nous serions en train de passer de l’âge industriel à celui des services. Se développerait
un capitalisme soucieux du bonheur de ses clients et de la valeur de ses marques.
Cependant, la marque est un gage de rentabilité. Elle est un moyen d’échapper partiellement
aux dures contraintes de la concurrence frontale, ce qui explique la volonté des entreprises
d’apporter un service de qualité, et non pour s’assurer du bien être des individus.
De plus, une société demeurera indifférente aux problèmes engendrés par sa production, tant
qu’ils n’engendreront pas de boycottage de ses produits. Dans ce cadre, seule la règle de
droit peut faire respecter l’intérêt général si on l’estime mis en cause par le comportement des
firmes.
Le fait que les entreprises donnent en apparence la volonté de répondre au bonheur des
individus n’a que pour unique objectif d’assurer la pérennité de sa marque, permettant ainsi de
dégager de forts profits exigés par ses actionnaires.
D’autres voies, pour limiter la mainmise du capitalisme dans l’économie peuvent être
envisagées. Encourager par la fiscalité le réinvestissement des bénéfices plutôt que la
distribution, et rendre plus coûteux les rachats d’actions; autoriser des dividendes beaucoup
plus élevés pour les titres détenus plus longtemps, de façon à stabiliser les actionnariats; enfin,
par la fiscalité, favoriser les détentions longues et décourager les allers-retours.
La solution passe donc par des mesures de contraintes, et non par de simples contrôles exercés
par des autorités administratives indépendantes. Le recours à la contrainte financière pour
limiter les abus de achat-vente paraît être une mesure efficace, mais cela nécessite-t-il une
régulation au niveau international, et donc une convergence des politiques nationales. Dans ce
cas, un pays qui met seul en place des rétorsions financières verrait ses entreprises s’implanter
vers d’autres territoires afin de contenter les actionnaires.
− Mais, l’essentiel est sans doute ailleurs: les dirigeants ont perdu toute autonomie,
toute liberté de pensée. Comment leur redonner de la marge de jeu, les faire échapper à
une certaine forme de dictature actionnariale? Il faut affaiblir les codes de gouvernances
d’entreprise et en particulier interdire que l’enrichissement des dirigeants soit la conséquence
strictement parallèle de celui des actionnaires.
CONCLUSION:
Le capitalisme total est le produit d’une formidable machinerie. Il a deux faces: l’une,
l’économie de marché, séduit par sa capacité inégalée à produire richesse et progrès. L’autre,
l’ultralibéralisme, fait de l’argent la mesure de toute valeur et installe la cupidité au cœur des
sociétés.
Ce système n’est pas capable d’autorégulation. Les Etats nations ne contrôlent plus
individuellement ce phénomène car le souverainisme est économiquement insupportable.
L’actionnaire est aujourd’hui mondial. De même, le consommateur se préoccupe fort
peu du lieu de production des biens qu’il achète, et privilégie les fournisseurs aux prix les plus
bas, ce qui tend à renforcer ce capitalisme. Les citoyens sont donc otage et complice du
capitalisme mondialisé.
La mondialisation nie l’Etat nation, et n’accepte spontanément le politique que dans la mesure
où celui-ci l’aide à s’étendre.
L’objectif n’est donc pas de supprimer le marché, mais de le ré inclure dans le champ
du politique, de l’intégrer dans un espace de citoyenneté afin de faire émerger les valeurs de la
démocratie.
Raymond Aron: « L’expansion économique ne garantit jamais le respect des valeurs
politiques. L’accroissement de la richesse globale n’implique ni la sauvegarde de la liberté
personnelle ou intellectuelle, ni le maintien des institutions représentatives. Bien plus, les
sociétés sans aristocratie, animées par l’esprit de négoce et le désir illimité de richesses, sont
guettées par la tyrannie conformiste des majoritaires. »
Monde menacé par un totalitarisme anonyme, d’un paradigme impossible où triompherait le
rêve d’un enrichissement individuel sans limite.