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Ecole doctorale Geen Cael Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Processus créatifs Expériences, représentations et significations de la production de I’ceuvre d’art aux Xx® et xxi® siécles De écrit a léeran : le processus créatif du cinéma Suivi d'un entretien avec Sylvie Lindeperg omment aborder une ceuvre restée fragmentaire comme celle de Jean Genet a destination du cinéma? Les pigces éparses qui nous sont parvenues — un film, Un chant d'amour (1950), différentes versions de scénarios, des récits d’expériences, des témoignages de collaborateurs — permettent d’explorer le processus créatif d’un auteur resté secret. La génétique fournit des outils métho- dologiques et des modéles pour analyser Ie travail scénaristique et I’en- semble du processus de réalisation cinématographique’ ; elle permet en outre de valider des hypotheses dans différents champs disciplinaires des études littéraires a l'histoire, l'histoire de l'art et celle du cinéma, La perspective génétique Il ne s'agit pas de prétendre pratiquer la génétique dans toute la tech- nicité des développements actuels de cette discipline, mais nous lui empruntons certains principes pour en faire une méthode ad hoc. 11 nous semble que la génétique permet ici de recomposer une veritable «poétique de l'écriture» - une poétique du processus et non plus du produit, telle que I’a définie Raymonde Debray-Genette’. Ainsi, Vladimir 1 Le séminaire de génétique cinématographique de l'Institut des textes et manuscrits modemes (iTEM) dirigé par Daniel Ferrer et “lean-Loup Bourget, puis Frangois Thomas tend compte depuis plusieurs années des avancées de la génétique sur le terrain cinématographique. La revue Genesis. Manusents-Recherche-Invention consacra son Numéro spécial 28 au cinéma en 2007. 2 Raymonde Debray-Genette, Jacques Neefs, « Enjeux critiques », Genesis, 6, 1994. Processus créatifs Maiakovski, dans la perspective de l'utopie bolchevique, file-til la méta- phore de la poésie comme industrie : [...] Actuellement l'essence méme du travail suf la littérature ne réside pas dans un jugement des choses déja faites [...], mais plut6t dans une juste étude du processus de fabrication’. L’acribie du chercheur déploie l’euvre dans toute sa plasticité et ses circonvolutions, dans un aller-retour constant entre le détail et Tensemble. La microgénétique du cinéma s’apparente a une étude des microstructures narratives, des choix de focalisation et d’énonciation, ne recouvrant pas les mémes problématiques que la stylistique phras- tique littéraire. Quant a la macrogénétique, nous la nommerons seéna- rique a la suite d’Henri Mitterand, qui reprenait ce terme au théatre et ala littérature’; elle permet d’étudier les variations de structures du scé- nario des premiers brouillons au découpage, parfois jusqu’au story-board. Si la génétique des manuscrits littéraires explore tous les documents qui préc?dent Ia fixation d’un texte par une édition’, la génétique ciné- matographique traite de l'ensemble des documents qui ont participé & la création d'un film, En cela, elle recouvre bien plus qu'une génétique des textes scénaristiques, et doit également tenir compte des aspects financiers et juridiques de la production. Le cinéma se caractérise par un «processus de genése fragmenté> si on le compare a la genésc litte- raire, Mais les généticiens ont relevé toutes les analogies possibles entre les deux. I] est donc légitime de s'appuyer sur une pratique propre aux études litéraires pour aborder un objet spécifiquement cinématogra- phique tel que le scénario. Reste que le cinéma, art d’industrie, suppose la constitution d'une équipe. Si le travail d’écriture du scénario est bien un moment décisif, chaque étape ultérieure détermine la forme et le contenu du film. Les repérages, le casting, le tournage et son déroule- ment, enfin les temps du montage et du mixage, voire de I’étalonnage, peuvent étre tout aussi cruciaux dans I’élaboration cinématographique. Ils'agit toujours d'une collecte des traces du déroulement du projet que 3 Vladimir Maiakovski, Comment faire les vers, traduit du russe par Elsa Triolet, Paris, Les Editeurs frangais réunis, 1957 p. 344, cité par Jean-Louis Lebrave, « La critique géné- tique : une ciscipline nouvelle ou un avatar moderne de la philologie ? », Genesis, 1, 1992, p.33-72. 4 Henri Mitterand, « Sur le scénarique», Genesis, 30, 2010, p. 69-85. Pierre-Mare de Biasi, La génétique des textes, Paris, Armand Colin, 2005 {2000}, p. 29. 6 _Jear-Loup Bourget, Daniel Ferrer, «Genases cinématogrephiques », Genesis, 28, 2007, Cinéma. De W'écrit a \'écran : le processus créatif du cinéma peuvent conserver différents acteurs du processus de création, et qu’il s'agit patiemment de retrouver. L’accés au laboratoire de la création est donc trés variable et dépend en premier lieu d’une politique de I ciente, de l'auteur lui-méme’. Si certains, tel Gustave Flaubert, laissent derrigre eux, aprés une mort foudroyante, une trés grande quantité de documents qui permettent de retracer la quasi-intégralité du processus d’écriture, d’autres pensent trés précisément leur postérité a travers | chive, comme Victor Hugo®; Genet, quant a lui, fait sans conteste partie d'une autre catégorie d’auteur pour lesquels ne restent souvent que les étapes finales de la rédaction, & quelques exceptions prés. ‘archive, consciente ou incons- 1 Abdallah, ce con, a oublié de jeter — et de faire flamber ~ tous les papiers qui étaicnt dans les chiottes, Aux journaux se trouvaient mélés des mor ceaux de manuscrits déchirés, Je compte sur vous pour les braler, si par hasard yous en trouviez. Ne me jouez pas le sale tour de les conserver’, Sur les traces de la «tentation du cinéma» de Jean Genet Ces quelques phrases lapidaires et inquietes adressées a son agent littéraire, Bernard Frechtman, montrent a quel point Genet pouvait étre sensible dla question de la pérennité de son oeuvre et avait une idée claire de ce qu'il voulait voir conservé ou détruit, redoutant un possible trafic de archive se tramant derriére le dos des écrivains - qu'il mit aussi 2 profit en vendant, a plusieurs reprises, des manuscrits. Mes recherches de doctorat sont parties de quelques découvertes pour le moins éton- nantes qui rendent compte du travail de l’auteur et non uniquement de la fixation du texte dont témoigne le manuscrit final, fétiche des collec- tionneurs. Ce corpus se wouvait dispersé dans des valises de documents laissés chez des amis, des héritages de collectionneurs privés légués 4 7 Dans le cas de Joan Genet, Albert Dichy, responsable de la collection Jean Genet a Finstiut Mémoires de |'édition contemporaine (IMEC) et auteur de plusieurs ouvrages sur 'écrivain, relativise cette idée d'une véritabie statégie de Genet en matiare darchive. Selon iui, Genet céposait chez des amis des valises de documents de ses travaux en cours. Il ne fit que peu de dépdt en’ vue de la conservation. 8 Intervention de Pierre-Marc de Biasi dans le séminaire «Processus créatif» dirigé par Emile Bouvard et Hugo Daniel, Galerie Colbert, Paris, le 8 décembre 2012 9 Jean Genet, «Lettre Vili a Bemard Frechtman », 21 novembre 1957, dans id., Thédtre complet, Patis, Gallimard (Bibliotheque de la Pléiade), 2005, p. 912. 51 Processus créatifs 52 des bibliotheques, des dossiers de collaborateurs ou des collections réu- nies dans des institutions. On y découvre des projets de films, partie méconnue de I’ceuvre de Genet, qui imposent dés l'abord au généticien adapter ses protocoles d’analyse puisque T’on est confronté ici a une genése morcelée dont il manque presque systématiquement !’élément saillant, a savoir le film réalisé", Le caractére contrarié de la production cinématographique de Genet donne a cet ensemble étonnamment varié l'image d’un chantier laissé en friche. Brouillons de story-board, notes éparses sur des bouts de papier, états divers de I’écriture des scénarios, photographies de repérage ou de casting nous permettent de retracer Vhistoire de quelque cing projets et trois films s'étalant sur plus de qua- rante ans : Un chant d'amour (1950), Mademoiselle (1951), Le bagne (19...), Jean Genet parle d’Angela Davis (1970), Divine (1975), Le bleu de Ueil et La nuit venue (1976-1978), Jean Genet (1981-1982), enfin Le langage de la muraille (1981-1983). Ce corpus nous engage a relire oeuvre de Genet en prenant acte de cette « tentation du cinéma" » : ainsi, au plein sens de l’expression, «I'archive remet l'ceuyre en mouyement®», Les hasards et I’attention des collaborateurs de Genet ont permis la conservation de cet ensemble de documents originaux. C’est & travers leur ordonnancement que l'on peut se figurer ses techniques d’écriture, lesquelles, du fait de la fragilité des supports, n’ont laissé que peu de traces dans les cas de ses productions romanesque et théatrale mais dont témoignent ses proches a différentes époques. Point ici de carnet régu- ligrement tenu, de fichiers répertoires d’idées en pagaille, Genet écrivait sur tous les bouts de papiers a sa portée au gré de l’inspiration : pages arrachées a la fin de livres, paquet de cigarette, papier a en-téte d’hotel, etc, Cette masse de fragments déchirés, sans format régulier, passant des mains de l’auteur aux poches de ses compagnons du moment, avant d’étre incorporé a une machinerie textuclle ne répondant a aucun plan formalisé, atteste l'image d’un écrivain autodidacte qui ne se plie & aucune tradition, véritable météore dans la littérature frangaise. On ne trouve en effet qu’un unique brouillon de plan de structure d’un 10 La génétique est toujours confrontée @ des corpus singuliors, il s'agit chaque fois de fedeéfinir ses méthodes en fonction de son objet. 11 D’apres |e titre de la these de doctorat, Jean Genet, a tentation du cinéma, une ceuvre filmique et soénaristique : genése, poétique, comparaison, soutenue & l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en 2013 par Marguerite Vappereau sous la direction de Nicole Brenez, 12 Olivier Corpet, «Au risque de I'archive», dans Questions d'erchives, Paris, Editions de IMEC (Inventaires), 2002, p. 21 De l'écrit a I'écran : le processus créatif du cinéma Saree ac pc ates, SO wate deems Mp ne haat bel AS arin hae Seer a oe wai tet ie A 4h a Recenter p a ote = =A . , p< we _ pee —_ tet bo Tp Eee Pee tai: Br onl pore, Leffel 5 Pe em ba te cot At abel enw hb ney Are ark, ae pin, tebe dh le pyre a L' Oly a bee de ke Ke 2 ch A. Hck hemp, byerpte pe. 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La plus grande part des pices des dossiers génétiques des scénarios sont des reprises de continuités qui font de Genet un «écrivain & processus» comme Stendhal. La genése du Langage de la muraillenous donne acces 4 toute une part du travail de documentation réalisé en amont de l’écriture autour de l'histoire de la colonie agricole et pénitentiaire de Mettray, confirmant l’assertion selon laquelle «aucun texte ne s’écrit sans la médiation d'autres livres. Pas un ne décrit un monde indemne de la lettre®. » Si les projets cinématographiques de Genet, restés pour la pluparta Y'état virtuel, laissent une place centrale a cette étape du scénario, nous avons tenu, dans la mesure du possible, a enrichir le dossier génétique de tous les documents relatifs a la production : les contrats, les devis, les correspondances entre intervenants, les photos de repérage et tous les indices qui permettent de retracer l'histoire de chacun de ces projets. Cet aspect de la recherche de génétique cinématographique est parti- culigrement décisif dans le cas de Genet car il envisageait le travail seé- naristique dans un constant échange avec les repérages et le casting. Ainsi, pour Le blew de Ueeil et La nuit venue, le dernier état du seénario est le fruit des repérages et de répétitions in sit. Il faut donc prendre en compte ce brouillage dans la chronologie classique des étapes de production pour saisir le processus créatif, Ses différents stades sont pro- fondément entremélés du fait méme du statut de Genet, qui se voulait a Ja fois sc€nariste et réalisateur. Il s‘agissait également par cette these de doctorat de réhabiliter les qualités propres des scénarios de Genct qui furent souvent mises en cause. Son amie et conseillére Paule Thévenin, femme de lettres incontournable” jugea la premiere version du scénario du Bleu de Vil pauvre, s'en désintéressa et ne mit Genet en contact avec Ghislain Uhry qu’a la demande expresse de l’auteur™. Il était en fait difficile pour unc nom-nitiée de juger de la valeur d’un tel texte pour lequel des eritéres strictement littéraires ne valent plus. L'un des enjeux de l'étude du 13 Marguerite Vappereau, Jean Genet, la tentation du cinéma... thse citée, p. 260-271. 14 Pierre-Marc de Biasi, La génétique des textes, Paris, CNRS Editions, 2011 45 Christian Prigent, Larchive e(sit 'ceuvre e(s)t ‘archive, Paris, Editions de I'IMEC (Le Lieu de archiva), 2012, p. 7 46 Entretien avec Ghislain Uhry, dans Marguerite Vappereau, Jean Genet, la tentation du ‘cinéma..., these citée, annexe, p. 184. 17 Paule Thévenin tissa de solides relations de compagnonnage littéraire avec Antonin ‘Artaud, dont ells publia les ceuvres cornplétes, mais aussi Louis-Riené des Foréts, Pierre ‘Guyotat, Pierre Boulez ou Jacques Derrida. 48 Ghislain Unry est un collaborateur de Louis Malle. Entretien avec Ghislain Unry, dans Marguerite Vappereau, Jean Genet, la tentation du cinéma... thse citee, annexe, p. 171 De I'écrit a |'écran : le processus créatif du cinéma processus de création est bien d’appréhender ces textes dans toute leur spécificité. Dans un premier temps, il ne faut pas négliger importance de Vétablissement précis du texte, quand les publications posthumes laissent souvent passer de nombreuses erreurs", La plasticité de la notion de texte apparait donc de facon tangible et induit une attention particuliére portée a l'ensemble du processus de création scénaristique. Une méthode allant de |’ étude de |’évolution au niveau scénarique, des modifications dans les enchainements de séquences, jusqu’au repérage d'invariants, d'unités scénariques opérationnelles présentes dés les premiers états de l'avant-texte” permet d’aborder le texte dans une perspective tant générative que génétique. Enfin, dans une perspective plus classiquement intertextuelle, il est possible d’identifier des séquences récurrentes au niveau de l'ensemble de l’ceuvre. Elles se trouvent pour la plupart finalement reprises dans Un captif amoureux (1986), texte testamentaire ob se recyclent et s'incor- porent tous les themes et motifs qui ne purent s’incarner au cinéma. Ainsi, nous ferons nétre cette remarque de Nelson Goodman : «Pour nous, la construction d’un monde se fait toujours a partir de mondes qui sont déja a disposition ; faire C'est refaire”.» Mais au-dela d’un constat de permanence des motifs, on peut saisir a travers une attention portée au traitement propre a chaque support (cinématographique, lit téraire ou théatral) la spécificité d'une idée de cinéma. L’analyse des dossiers génétiques fait apparaitre une ues grande attention portée au montage des séquences, déja extrémement audacieux dans son premier film, Un chant d'amour. Cette expérimentation du montage était déja en germe dans son ceuvre po€étique, romanesque et théatrale. En ce sens, Genet cherche a mettre en scéne des métamorphoses tant corporelles ~ Divine, le travesti sublime et grotesque de Notre-Dame-des-Fleurs (1944) en est le prototype — que spatiales — les entrelacements des lieux dans Pompes fundbres (1948) ou les inventions scéniques de Genet pour le theatre dans Le balcon (1956), Les négres (1958) ou Les paravents (1961) Les productions poétique, romanesque, théawale et politique méritent 19 Marguerite Veppereau, Jean Genet, fa tentation du cinéma... thése citée, p. 158-192. 20 Lavent-texte est le terme désignant le dossier génétique une fois qu'll est ordonné et qu'l permet de retracer chronslogiquement les étapes de I'écriture. il est constitué des différents états du scénario. 21 Nelson Goodman, Maniére de faire des mondes, Nimes, Chambon, 1992, p. 15, traduc- tion modifiée et citée par Daniel Ferrer, x Mondes possibles, mondes fictionnels, mondes consttuits ot processus de gonése», Genesis, 20, 2010, p. 109-130. 22 Analyse 'Un chant d'amour dans Marguerite Vappereau, Jean Genet, '@ tentation du cinéma..., these citée, p. 114-124. Processus créatits etre réinterrogées a I'aune d’une préoccupation cinématographique tres précoce. Ainsi, la génétique permet de penser l’auteur en termes non plus fixes mais dynamiques, non plus d’identité mais de variabilité du sujet qui s‘affirme a wavers le travail. II s'agit de penser, d'envisager la biog: comme une histoire du travail et du processus de création. Et de saisir l'auteur dans la matérialité des documents et par les déplacements et les atermoiements de l'expérience. En ce sens, un concept, une idée, une image doivent étre pensés A travers les variations et les invariants d'un bout a l'autre de l'ceuvre. Les périodes réputées stériles de la vie dun auteur peuvent parfois recouvrir des chantiers insoupconnés qui émergent au gré des contingences. L’étude du processus créatif, avec les méthodes de la génétique, donne a voir une ceuvre dans sa concrétude propre : le travail de Vécriture, la production au jour le jour. Les diffé- rents états des scénarios de Genet nous donnent a découvrir un écri- vain qui pense le cinéma activement, qui expérimente sur de longues périodes et se passionne pour des questions de montage. II fait se succé- der des phases de reprise du projet dans son ensemble qui donnent liew & assez peu de corrections. Genet reprend sans cesse ses textes, toujours insatisfait, comme pour pouvoir les saisir d’un bout a Vautre. Ce chan- tier nous permet d’affirmer que les textes scénaristiques, plus particu- ligrement quand leur auteur se destine a les réaliser, ont une spécificité absolue. Et celle-ci nécessite une méthode qui allie étroitement les caté- gories de l'analyse littéraire et de I'analyse filmique : il faut pouvoir sai- sir le texte comme une projection d'image. Une discipli a inventer, ne reste encore Marguerite Vappereau Entretien avec Sylvie Lindeperg \ la suite de mon intervention dans le séminaire « Processus créatif » répondant 4 I'invitation de Emilie Bouvard et Hugo Daniel, nous désirions poursuivre la réflexion engagée en proposant un entretien a I'historienne Syivie Lindeperg, professeure @ I’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de l'Institut universitaire de France et directrice du Centre de recherche en histoire et esthétique du cinéma (CERHEC) au sein du laboretoire Histoire culturelle et sociale de |‘art (HiCSA). Spécialiste de la Seconde Guerre mondiale a laquelle elle a consacré plusieurs ouvrages — Les écrans de |‘ombre. La Seconde Guerre mondiale dans le cinéma frangais (1997), Clio de 5 4 7 Les actualités filmées de la Libération (2000), « Nuit et brouillard», un film dans l'histoire (2007) -, Sylvie Lindeperg s‘est saisi du processus créatif cinématographique pour renouveler |'approche de questions propres au champ historique. Marguerite Vappereau (MY) : Comment avez-vous $té amenée, en tant qu’his- torienne, & aborder le processus de création des films? Sylvie Lindeperg (SL) : Je suis en effet venue au septiéme art par la voie de I'histoire, et tout particuliérement celle des années d’Occupation. Mes pre- miers questionnements ont porté sur la maniére dont le cinéma a fagonné notre imaginaire de la Seconde Guerre mondiale. Dans I'introduction des Ecrans de l’ombre (1997), jévoque ma visite sur les plages normandes lors du cinquantiéme anniversaire du déberquement : flanant dans les boutiques de Sainte-Mere-Eglise, j‘avais remarqué que des photogrammes du Jour le plus fong (1962) étaient mélés aux clichés des opérateu’s de guerre. Cette juxta- Position et ce trafic des images m'ont conduit a réfiéchir a I'écrasement des perspectives temporelies qui substituait progressivement I'écho du cinéma a celui de I'histoire. Je n‘imaginais pas que, dix ans plus terd, George Bush invi- terait Tom Hanks et Steven Spielberg a Omaha Beach, pour y célébrer |’éve- nement. Linterpréte et le réalisateur de Faut-il sauver le soldat Ryan ? (1998) étaient devenus des témoins du débarquement... Comme le note Jean-Louis Comolli, le cinéma fabrique le monde, ensuite il le remplace. Mes premiéres recherches ont donc porté sur les usages du passé, plus encore gue sur sa mémoire. Si l'on reprend les cetégories de Paul Ricoeur dans De /‘interprétation, essai sur Freud (1965), la mémoire engage une logique archéologique qui met |‘accent sur les effets du passé dans le pré- sent; la question des usages reléve d'une vision téléologique par laquelle le futur et le présent donnent visage et sens au passé. Le cinéma, en raison de la dimension collective de ses processus créatifs, est particuliérement opératoire pour saisir les enjeux cristallisés autour des écritures et des visions de l'histoire, lesquelles varient avec le temps. J'ai cherché a retrouver, dans la genése des films, la trace de ces disputes sur le 57 Processus créatits passé mais aussi de ces accords tacites qui révélent les consensus histori- cistes d'une époque. MV : étude de la genése cinématographique nait, dans Les écrans de Vombre (1997), « Nuit et brouillard», un film dans I’histoire (2007) ou La voie des images (2013), d'un certain nombre de questions adressées aux films qui leur restituent leur dimension d’étrangeté. Vous soulignez comment celle-ci résulte des atermoiements, des revirements et des doutes qui jalonnent le processus de création. Comment vous étes-vous approprié les outils métho- dologiques issus de la génétique textuelle ? SL : J'ai commencé par faire de |a génétique sans le savoir... J'avais été trés intéressée par le livre de Bruno Latour, La science en action (1989) : s‘inspirant de la cybernétique, il proposait de déplacer le regard sur le Processus de innovation scientifique en rouvrant la boite noire de |a découverte. A |'époque de mes premiers travaux, les historiens pionniers qui s‘intéressaient au cinéma, comme Marc Ferro, l'appréhendaient plutét comme une entité close dont ils étudiaient les entrées — le contexte de production — et les sorties - les films réalisés. Pour éclairer les usages cinématographiques du passé, j'ai souhaité remonter en emont dans le processus créatif, refaire le parcours & I'envers qui va du «film-fait » au « film-en-train-de-se-faire ». || s'agissait de traverser le miroir, ou plutét I'écran, pour retrouver les linéaments du récit cinématographique. J'ai formalisé cette méthode autour de la notion de film palimpseste. Je proposais de gratter la surface des ceuvres pour en retrouver |'épaisseur, les couches de sens et d’écriture, ies bifurcations et les repentirs. J’ai donc travaillé sur les archives de production, les notes des commanditaires, les synopsis, les versions successives des scenarii, les dossiers de censure et de «pré-censure». Pour éclairer les enjeux plus latents, révélateurs de |'univers mental de limmédiat aprés-guerre, j'ai mis au jour la structure narrative du grand roman national auquel les cinéastes frangais contribuérent tacitement. Ce d’autant plus que les voix et les visions divergentes, comme celles de Henti-Georges Clouzot, s'étaient provisoirement tues pour cause d’épuration. Les films réalisés pendant cette période reflétent limaginaire social de la Libération décrit par Pierre Laborie : ils privilégient les vertus du refus et de fa lutte, la symbolique de la verticalité et de la virilité, l'image d'une France droite, debout, dressée. Ce consensus maintenait dans l'ombre de la Résistance les victimes et les vaincus, les déportés et les prisonniers. En agencant ces différents paramétres, j'ai souhaité démontrer que I’écri- ture cineématographique du passé, tout comme |'écriture de |histoire analysée par Michel de Certeau, mais de maniére plus collégiale, est le produit d'une Entretien avec Sylvie Lindeperg «opération ». A la Libération, cette opération cinématographique s'est élabo- rée dans un rapport complexe conjuguant la place occupée par les cinéastes dans le monde du septiéme art, leurs pratiques professionnelles, leurs trajec- toires sous I'Occupation et le nouvel agenda politique de la reconstruction. MV : De livre en livre, on vous voit déplacer votre centre d’intérét des docu- ments écrits vers le film proprement dit, dans ce qu'il peut avoir de plus matériel, par exemple les rushes, qui mettent directement en question le pas- ‘sage du film tourné au film monté. Comment définiriez-vous aujourd'hui la speécificité du processus créatif au cinéma? SL: Avec Les écrans de I‘ombre, je m’étais surtout intéressée au film de papier. J'ai pris conscience des limites de cette approche dans mon deuxiéme livre, Clio de 5.4 7 (2000), qui porte sur les actualités filmées et la migration des images d’archives. J’y opere une mise en cialogue, un va-et-vient constant entre les sources écrites sur |’histoire de France-Libre-Actualités — ce groupe de presse fondé par les communistes a la Libération, progressivement repris en main par le pouvoir gaulliste - et une analyse des soixante-dix journaux hebdomadaires qu'il produisit entre septembre 1944 et janvier 1946. Fidéle 4 l’étymologie du verbe informer, je me suis intéressée non seulement aux commentaires et aux images tournées et montées, mais aussi a le maniére dont les actualités ont donné forme a |'événement, 8 travers I’habillage gra- phique des journaux, les cartons d’intertitres, les voix des speakers. Ce travail a 616 facilité, et aussi aiguillé, par les outils numériques qui ont été mis a ma disposition par le philosophe Bernard Stiegler, dans le cadre du groupe de préfiguration du dépot légal de I'inatheque. Mais c'est sans doute @ partir de mon livre sur Nuit et brouillard (2007) que cette attention aux formes et aux matériaux du film a pris le plus d’am- pleur et s'est articulée plus étroitement a une approche génétique. Dans la premiére partie du livre, je me suis imposée comme contrainte quasi oulipienne de suivre pas a pas I’histoire de Ia fabrication du film Alain Resnais, sorti en 1956. J'ai été alors controntée a des problémes inédits de sources et de méthode ; comment retracer I’histoire du tournage? Com- ment analyser la partition musicale de Hanns Eisler? Comment entrer dans la chambre noire du montage? Aux archives que j'avais I'habitude d’étudier ~contrats, budgets, étapes scénaristiques, correspondances, ete. -, j'ai dd ajouter de nouvelles traces, parfois trés labiles ou trés techniques ; carnets de scripte, feuilles de laboratoire, chutes. de peliicule issues des mues suc- cessives du court-métrage. Comme je |’écris dans |'introduction du livre en évoquant le portrait de Siegfried Kracauer par Walter Benjamin, je me suis faite chiffonniére, m’intéressant aux rebus, aux parties non nobles du cinéma, Processus créatifs ‘soulevant de mon béton des haillons de papier et des débris de pellicule pour les charger dens ma carriole. La voie des images (2013) témoigne d'un nouveau déplacement de mes curiosités et de mes interrogations. A travers quatre tournages du printemps- été 1944, j‘ai opéré une ultime remontée vers le point d'origine des images de la Seconde Guerre mondiale. J'ai cherché a historiciser les conditions de leur enregistrement, a documenter le moment bref et si particulier de la prise de vue. J'ai interrogé les gestes et les choix des cameramen, leur imaginaire de |'événement, leur volonté de le conformer a I'idée qu’ils s‘en font, leurs difficultés parfois 4 en saisir le déroulé. Car ces plans recueillent aussi la part inintelligible de l'histoire pour les contemporains, I'impensé d'une époque. Ils conservent ce qui échappa au regard de |’opérateur, tous ces éléments tenus, discrets, gisant dans l'image, qui nous éclairent sur ces « fuites de sens » qu’évoque Carlo Ginzburg a propos des archives judiciaires. Pour mener a bien ce projet, j’ai mis en cauvre une vision rapprochée du cinéma inspirée du modéle établi pour la peinture par Danie! Arasse, dans son livre Le détail (1992), qui préconise « une pratique rapprochée du pinceau et du regard». Cette méthode suppose d’entrer en intimité avec le corps des films, de s'intéresser aux détails, aux personnages secondaires, aux arriére- plans. Elle suppose aussi de pratiquer de longs et patients retours devant Vimage. J'y mets a |'épreuve les techniques d’ observation de I'arrét sur image et surtout du ralenti. Cette approche reléve d'une histoire du sensible ins- crite au plus prés des corps de ceux qui firent |'événement ou qui en furent les victimes. MV : De quelle fagon I’éciairage du processus créatif peut-il informer ce que vous désignez sous le terme d'une «histoire des regards »? SL : J'ai commencé a deéfricher ce territoire en réfiéchissant au montage de Nuit et brouillard. Pour travailler sur cette étape essentielle de la fabrication du film, j'ai utilisé un document précieux : le découpage de montage. Pour chaque plan sont notifiés \e lieu de consultation, une légende et souvent une description de l'image. Cette archive m'a permis non seulement de retrou- ver l'origine des différentes images montées mais aussi d’éciairer |'état des connaissances de |’époque et surtout d’approcher le regard porté par I'équipe réalisatrice sur les plans et les photographies assemblés. J'ai ainsi pu entre- voir ce que Resnais et son équipe avaient vu dans ces images, les questions qu'ils s'étaient posées mais aussi celles qu’ils ne se posaient pas et que nous nous posons aujourd'hui. J’ai mis ce document en relation avec les chutes du film, & propos notamment de la série des quatre photographies prises clandes- tinement en aoat 1944 par les membres du sonderkommancdo de Birkenau. Entretien avec Sylvie Lindeperg Dans ces rushes, on découvre la tentative du réalisateur de recentrer la photo des femmes nues qui fut prise au jugé par le juif salonicien Alex. Ce regard en action permet de comprendre les raisons tres prosaiques qui conduisirent Resnais a renoncer finalement a cette photographie qu'il ne parvenait pas a tecadrer correctement et surtout a laquelle i| n’accordait aucune singularité. Car les conditions de lecture de ce document, le savoir de l'époque, les domi- nances de la mémoire, mais aussi le commerce avec les images, étaient bien différents de ceux d’aujourd’hui. J'ai poursuivi cette histoire dans la seconde partie du livre qui examine les regards portés sur Nuit et brouillard, leurs remises en jeu dans différents contextes nationaux, leurs déplacements dans le temps. Car la longévité du court-métrage de Resnais et sa trés vaste distribution internationale en ont fait, au sens fort, un « lieu dans le temps », un Zeitschaft pour reprendre |'ex- pression de Ruth Kluger dans Aefus de témoigner (1997). Au fil des années, se sont accumulées des couches de sens, des strates d'interprétation suc- cessives, qui ont déposé sur I'ceuvre de Resnais un véritable palimpseste de regards. Ces usages de Nuit et brouillard n'étaient pas seulement lisibles dans les aces écrites mais aussi dans la matiére méme du court-métrage tel qu'il a 6té distribué dans certains pays : avec des plans coupés, des phrases musicales gommées, des traductions intentionnellement fautives, tout un jeu de déliaisons entre le montage image et la bande-son qui établissait des correspondances inédites. Ces relectures et ces réinterprétations de Nuit et brouillard s'expriment aussi dans son utilisation par fragments, sa mise en abime dans des ceuvres de fiction, son remontage dans un documentaire de la télévision américaine que j'ai fait connaitre & Resnais et 4 son assistant, Chris Marker. Une autre expérimentetion de cette histoire vient de ce que Nuit et brouillard est, précisément, le fruit d'une défeillance des regards : défail- lance de l'équipe du film qui, 4 chaque étape de sa réalisation, a éprouvé tant de difficultés a faire face aux images, a dd vaincre ses impuissances et ses doutes pour que le film existe malgré tout; défaillance de ma propre vision lorsque j'ai abordé ce court-métrage pour la premiére fois sans par venir vraiment & le regarder. En ce sens, le livre sur Nuit et brouillard mais aussi La voie des images s'inscrivent dans ma propre histoire, celle d'un apprentissage et d’une aventure du regard. 61

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