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iy l AW & z = = SS a I A \ vi ZN, La sociologie est-elle dépassée ? publie un essai accusant sa propre discipline de ne pas étre assez scientifique. “comme dautres chercheurs en sciences sociales, fend une tout autre vision, “Obs” a organise la confrontation Propos recuilis par XAVIER DE LA PORTE Gérald Bronner, dansletitredulivrequevous | Au Japonméme,le Premier ministre enjoint aux aver écrit avec Etienne Géhin, vous postulez | universités de ces; nseigner la sociologie! Et un «danger sociologique ». Quels en sontles | certaines ont accepté, Ici, Vattaque de Manuel symptémes? Valls, outrée etillégitime, «expliquer le dithadisme, ‘Gérald Bronner Les sociologues eux-mémes ont | cestdéja vouloir unpeulexcuser», a fait des vagues. un sentiment de déclassement de leur discipline. | On pourrait cesser de réfléchir en considérant ‘Be que ces discours antisociologiques viennent le plus souvent du camp réactionnaire. Mais nous avons voulu aller plus loin, Pyabord parce que eer- tains discours sociologiques inconséquents peuvent, lorsqu'ls se diffusent dans Fespace public, représenter un danger. Ensuite parce qu'une menace passe inapergue aux yeux de beaucoup de collégues autres disciplines se saisissent de plus ‘en plus d'objets qui sont légitimement des objets de la sociologie. Linformatique ou la physique par ‘exemple, parce qu’elles sont capables dexaminer sur internet des traces qui étaient auparavant évanescentes, stemparent des phénoménes com- plexes de notre monde : la post-vérité, la défiance vis-A-vis des vaccins ou les progrés du populisme. Elles peuvent mesurer scientifiquement des phé- noménes sociaux. Lespace intellectuel dela socio- logie est en train d'étre grignoté, Cyril Lemieux Le ttre de votre livreesttrés problé- matique car il laisse entendre que ln sociologie elle-méme représente un dan- ger pour la société. S'agit-il de flatter un espritdu temps? Le raisonnement socio- GERALD BRONNI R exemple, Darwin se substitue Lamarck, et tout le monde discute partirde Darwin, Nous voulons que Iasociologie, comme toute science, sentende sur des critéres communs Mais a sociologie estune science humaine, pas une science de lanature... G. Bronner Prenons exemple de la controverse autour du harcélement sexuel dontseraient victimes les femmes dans le quartier de la Chapelle & Paris. Des collegues sociologues ont exprimé des points de vue opposés. Or i sagit d'une hypothése que Yon peuttester:y a+til dans certains quartiers des taux statistiques d'agression physique ou verbale plus importants quiailleurs? On peut le mesurer en fai- sant jouer des variables comme le nombre d'indivi- dus, laaille du trottoir ete. Linterprétation est une autre question. Maisil faut deja « s‘assurer de Texis- tence du fait», comme le disait Fontenelle, Les socio- logues, trop souvent, nont pas ce réflexe. C. Lemieux Si les sciences de la nature suffisaient & rendre compte du compor- tement humain, la sociologie serait inu- tile. En Voccurrence, il ne suffit pas de Togique déplaie et énerve, jusqu’aux enselgne a sociolgie a Funversté compter des agressions sur un trottoin. ‘hommes politiques. Maisy voisTeffet de Parl Diderot et raal urls Carle sentiment davoir été agressé et la transformations sociales profondes qui, royaness. Auteur notamment fagon dont on va enregistrer lagression depuis trente ans, ont favorisé en Europe «ta Déeocrato des crételes» a relevent du social. C'est donc la dispute Ia pensée de l'ndividualisme libéral. La coker ave Elenne 0 sociale autour de.ce que signifie «agres- sociologie, en insistant sur ce qui releve soeolglaue » publ cee semaln ser qui doitétre prise en considération. du collectif en nous-mémes, sur ce qui aux Prossosnivotiates de rance Car traverselle Sobserve une évolution nous lie objectivementles uns aux autres, vient heurter le raisonnement libéral. 1 yaliun paradoxe : plus la société devient st rectour études EHESS, Spbcialate des médias, a individualiste, plus le besoin de socio- logie se fait sentir et plus elle apparait scandaleuse. Ce livre contribuera-til & améliorerlasituation? Jene le pense pas Carl nous enferme dans une alternative caricaturale en rejouant de maniére ‘outrée Topposition qui a prédominé en France dans es années 1970 entre Pierre Bourdieu et Raymond Boudon, incarnant, méme si leurs ceuvres étaient bien plus subtiles, un le primat du social, Vautre celui de Vindividu, En réalité, la sociologie actuelle offre des positions beaucoup plus variées et complexes. Je suis frappé que vous ne les <évoguiez pas dans|e livre. G. Bronner Le probleme que nous posons est bien plus fondamental : cest Ia « cumulativité », Cest- A-dire la maniére dont les savoirs s‘accumulent en sociologie. Une science est une activité sociale qui sélectionne des idées. Or, des canulars qui ont ‘consisté faire publier dans des revues de sociologie des textes aberrants montrent que les mécanismes de sélection fonetionnent mal dans notre discipline Ailleurs, en neurophysiologie, discipline quia 150 ans existence comme la sociologie, on observe un clair progrés de la connaissance, les théories se substituent les nes aux autres. En biologie par des normes et des interprétations. ‘Compter est important et fait partie de Venguéte, mais leréflexe consistant’ dire 4u'il est plus scientifique de commencer par li nest pas le bon. Pour les sciences sociales, la scientificité se juge avant tout Alacapacité réflexive. Cest «lascience la lus dificil »,affirmait Auguste Comte, car les sociologues sont aussi des acteurs sociaux. Faire vraiment de la sociologie implique de le prendre en compte. G.Bronner Les sciences sociales doivent appliquer Jaméme rigueur méthodique que les sciences de la nature. Toute une partie de la sociologie— brillante parfois— s‘exonére de sa responsabilité scientifique enlaplagantdans un espace de non-réfutation. Pre- rons laquestion :« Le niveau aécole monte-til ou Daisse-til? » Aujourd'hui, on répond::« Ga dépend comment on regarde les chiffres », parce qu'il n'y a pas de consensus préalable sur les variables. Toutes les sciences normalisent leurs variables, pourquoi pas la sociologie? On peut se demander & infini ce urest une agression, mais pendant ce temps-la, on rrexplique rien ©. Lemieux Ft quels chiffresutilise-t-on? Ceux de Ja police? Tis sont trés problématiques, on le sat. Cest li-dessus qui faut se battre : la production autonome de chiffres scientifiquement utilisables Il ne faut pas exonérer la sociologie de toute "a Leoasiv-27e0-2909120 scientificité, mais au contraire définirsa scientificité propre. La sociologie vise & comprendre et expli- quer, comme le dit Max Weber. Le but est le méme que dans les sciences de la nature : expliquer. Mais Weber ajoute que le comportement humaine s'ex- plique pas directement et qu'il faut done passer par Ta compréhension du sens de Vaction. La sociologie en cela un mode d'explication qui différe fonda- mentalement de celui des sciences de la nature. Droit vient Vimpression que la sociologie est habitée, plus que d'autres sciences humaineset sociales, par le biais politique? G. Bronner Parce qu'une partie importante de la sociologie le revendique. Certaines théories relevant dune prétendue «sociologie critique » affirment par ‘exemple que les prisons ont pour but de criminali- ser les pauvres. Que danslesfaits les pauvres soient plus souvent emprisonnés, se demander pourquoi, ‘et éventuellement en indigner, trés bien. Mais par- tirdu principe que cest le but de la prison, cest un biais dit d'«intentionnalité ». I faut que les sociolo- gues qui veulent voir leur discipline assumer sa vocation scientifique dénoncent cela ©. Lemieux Je suis d’accord sur ce point de méthode. Reste qu’a partir du moment oitelle ana~ lyse la société, Ia sociologie permet de prendre conscience des problémes qui la parcourentet plus encore des mécanismes sociaux qui expliquent ces problémes. Tout travail sociologique a donc, poten- tiellement, un effet politique. Lattitude consistant Adire «jene fais que de lascience » revient Ane pas comprendre la position effective de la sociologie dans la société. Par exemple, Gérald Bronner et Btienne Gehin ont éerit un livre critique sur le prin- cipe de précaution. Cestla preuve dela visée assu- mée d'un effet politique. Ce & quoi on doit inviter nos collegues, ce nest pas ase retrancher derriére tune sorte de « mauvaise foi positiviste », est plu- tét faire de la meilleure science afin de micux contribuer & la réflexion des sociétés sur elles- dire aussi au projet démocratique . Bronner Mais nos réflexions sur le principe de précaution sont fondées sur la eatégorie du vrai et du faux. La probabilité d’un risque, méme trés faible, est naturellement assimilée par le cerveaut humain. Ces dispositions cognitives peuvent » DEBATS CS ‘B» avoir un impact politique quand elles sont agré- agées et fabriquent un récit eollectif. On est 1a dans Ta catégorie du vrai et du faux, pas dubien et du mal Test normal que la sociologie — comme n’importe quelle autre science ~ intervienne publiquement sur les catégories du vrai et du faux. Max Weber parlait de « neutralité axiologique » pour définir ‘ette position, qui consiste 4 étre libre par rapport aux valeurs, C. Lemieux Bien sir, mais i faut aller au bout de Vanalyse sociologique et comprendre les effets de la sociologie dans le monde social G.Bronner Siles effets sont négatifs il fautsinter- dire de dire les choses? €. Lemieux Négatifs par rapport & quoi? G.Bronner A la santé publique par exemple. C. Lemieux La santé publique est un idéal. Pas un fait, Dans ce cas, il faut assumer cet idéal, En face de Ia santé publique, d'autres vont défendre un autre idéal, comme le droit de désobeir 4 ’Etat ou de respecter une habitude méme néfaste pour leur santé. On ne peut pas disqualifier ces catif ~ comme la culture. Mais en vérité, ga nvex- plique rien. €, Lemieux Nous avons 1A un désaccord presque métaphysique. Pour vous, le social arrive par 'agré- gation intentions individuelles quilui préexistent. Avec Durkheim, je considére au contraire que le social estprofondémentlogé en nous. La personne qui pense « je vais acheter une baguette de pain » ne pense pas comme un individu isolé. Ty adja du social dans cette simple pensée, ne serait-ce que parce quelle se formule dans un langage que lindi- vidu n/a pas inventé. Le social est lié aux formes mémes dans lesquelles nous agissons. Penser que Vindividu précéde le social sorigine dans lindivi- dualisme libéral. C'est le raisonnement des écono- mises standards : des individus se rencontrent, se coordonnent et font des calculs sur labase de leur intérét propre, Jene partage pas du tout cette vision G. Bronner Je ne prétends pas statuer sur le fait que le social précéde I'individu ou pas. Je prétends comprendre et expliquer les phénoménes sociaux tels quils se présentent. Or les sciences Servous.cestlastiencety “JE PRETENDS conpréhensien Parexempleeophéno. &. Bronner TI existe des consensus EXPLIQUER LES mmenes sciau relevant des coyances ne scientifiques (sur les vaccins par PHENOMENES SOCIAUX peuvent pas étre compris si on ignore un ‘exemple), on ne peut pas les ni C. Lemieux Et pourtant certains de nos concitoyens ne s‘en privent pas. Il est important de comprendre et 'expliquer sociologiquement pourquoi Gérald Bronner, pourquoi pen- sez-vous que la sociologiedoitserap- procher des sciences cognitives et prendre en compte ce qu’elles nous ‘apprennent du fonctionnement de notre cerveat G. Bronner Comme Max Weber, je pense qu'une partie du travail sociologique consiste A voir comment des intentions individuelles S‘agrégent pour former des phénoménes collectifs Mais iy aun écueil :on ne peut que reconstruire a posteriori ces intentionnalités. Et on bute sur une question métaphysique : individu est-il parfaite- ment libre dans ses choix? Je ne le pense pas. En revanche, onsait que le cerveau est sans cesse sujet Ades injonetions contradietoires et que celanéces- site des instances d’arbitrage. Ores sciences cogni- tives ont identifié physiologiquementces instances cet les observent. Pour autant, dans Pétat actuel des connaissances en neurosciences, aucun modéle déterministe ne rend compte de la maniére dont notre cerveau ~ objet le plus complexe que Yon connaisse ~ décide par exemple d’acheter une baguette de pain. Pourquoi, nous sociologues, aurions-nous la prétention de savoir ce qui déter- mine les interactions ultracomplexes entre ces objets ultracomplexes? Le déterminismea créé des entités collectives censées avoir un pouvoir expli- TELS QU'ILS SE PRESENTENT. OR LES SCIENCES COGNITIVES. AUGMENTENT NOS CAPACITES DE COMPREHENSION.” GERALD BRONNER biais cognitif comme I« effet rateau », Cest-A-dire le faitque notre cerveau s'at- tende toujours ce que des phénoménes aléatoires se produisent 4 un rythme régulier. Orcette disposition mentale ne se révéle pas en faisantdes entretiens. Et peu importe quelle reléve de Tacquis ou de inné. Mais le fait est que ce bis per- met de mieux comprendre que la croyance mest pas seulement un construit social. Hest fou que des socio- logues refusentle débat avec des sciences quinous apprennent ela. Cequivous oppose est-il grave pour lasoci gie ow au contraire le signe quelle est une dis- cipline vivante? C. Lemieux La sociologie - comme fanthropologie et Phistoire ~ nous a déja beaucoup apporté en ‘termes de connaissances scientifiques sur 'huma- nité et son évolution. Certes, ces disciplines ne se plient pas & Tépistémologie des sciences de Ia nature. Mais ce constat doit-il nous inciter mettre la poubelle Durkheim, Weber, Elias et Goffman? G. Bronner II ne s‘agit pas de les mettre a la pou- belle, mais la sociologie est parfois dans un état préscientifique. €. Lemieux A vous entendre, la sociologie n’a pas encore eu lieu, G. Bronner Si, Elle a aussi produit des connais- sances solides. Mais nous aimerions provoquer un électrochoe chez nos collégues les plus ration- nels et sortir notre discipline de lisolement qui la guette. m

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