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Libération Mercredi 4 Juillet 2018 www.liberation.fr f facebook.

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Brouillonnant
plus de légèreté, «tous ses frères étaient communistes», dit en
souriant le grand affectif toujours «habité par la notion de jus-
tice sociale». «Depuis mes années au PCF, je n’ai pas changé
d’un iota là-dessus. Seuls les moyens pour y arriver sont diffé-
rents. J’ai compris l’importance du marché et de l’innovation
Philippe Aghion Penseur de la croissance inclusive, pour la croissance économique.» Même à 27 ans, le cordon n’est
l’économiste social-libéral qui a inspiré Emmanuel Macron pas facile à couper. Il faut l’intervention d’un de ses profes-
seurs pour convaincre Gaby que le déjà docteur en économie
regrette de ne pas voir ses idées appliquées intégralement. doit rallier Harvard: «Il a dit à ma mère: “Philippe est un em-
bryon de chercheur. Son grand problème, c’est vous. J’ai l’inten-
tion de mettre un océan entre vous deux.”»
«La recherche, c’est ma vie, ma passion», s’excuse presque
Aghion. «J’y pense sans cesse. Les vacances, ça n’a pas vraiment
de sens pour moi. Ou seulement trois jours par-ci par-là, pour
faire des randonnées en montagne.» Les Etats Unis deviennent
son eldorado. L’étudiant, qui en France avait «raté beaucoup
de concours», surperforme. Il y rencontre surtout une autre
tête pensante déracinée, Peter Howitt. S’inspirant des idées
émises par l’Autrichien Schumpeter, le Français et le Canadien
révolutionnent l’approche de la croissance. A ces travaux,
Aghion doit aujourd’hui d’être classé à la 24e place au palma-
rès RePec des économistes qui comptent. Philippe Aghion a
la gloire mais le mal du pays le ronge. «Je ne me suis jamais
senti américain», confie celui
qui, en 2015, rejoint le Collège
de France par «peur de rater 1956 Naissance
le dernier métro»: «Chez moi, à Paris.
c’est ici. Participer au débat 1984 Etudiant
politico-économique a été ma à Harvard.
façon de garder le contact.» 1998 Endogenous
Entre Philippe Aghion et Em- Growth Theory, co-
manuel Macron, la compli- écrit avec Peter Howitt.
cité remonte à 2007, à cette 2002 Enseignant
commission Attali chargée à Harvard.
par Nicolas Sarkozy de libé- 2015 Collège
rer la croissance. Philippe de France.
Aghion en est un membre Juin 2018 Note
éminent, Emmanuel Macron à Emmanuel Macron.
le rapporteur. «On passait
notre vie ensemble», se sou-
vient l’alors professeur de Harvard. A discuter dans le pied-à-
terre qu’il conserve à Paris ou dans les cafés de la rue Saint-An-
dré-des-Arts. «Il était avide d’apprendre, et je lui expliquais
les nouvelles théories économiques. Lui me parlait de philoso-
phie et me demandait des conseils de carrière, c’est drôle…»
François Hollande en piste pour 2012, les deux hommes
renouent pour fonder le groupe de la Rotonde chargé de nour-
rir le programme économique du candidat. «Hollande n’a pas
vraiment tenu compte de nos idées, regrette Aghion. Il pensait
que la croissance, ça revient comme les vagues, comme le vent
qui vient de l’Ouest, quelles que soient les hausses d’impôts. La
veille d’un déjeuner à l’Elysée, Macron m’a encouragé à lui dire
qu’il faisait erreur.» Le chercheur s’y emploie plus tard à sa
façon, dans un livre intitulé Changer de modèle.
Quand le jeune ministre de Bercy entre en lice pour la prési-
dentielle, Aghion est à ses côtés. Que le candidat puise sans
retenue dans ses travaux sur l’innovation, l’éducation, la flexi-
sécurité, la mobilité sociale et la réforme de l’Etat n’est pas
pour lui déplaire… L’espace d’une campagne, le chantre de

S
a dernière intervention dans les médias, Philippe toile blanche, il saute dans tous les sens, il met de la couleur la «croissance inclusive» croit son rêve à portée de main. Son
Aghion s’en souvient comme d’un moment désagréable. partout, vous ne comprenez rien, et à la fin, c’est très beau !» actuelle protestation est un peu celle de l’auteur qui craint de
Que sa note critique au Président sur le déséquilibre de Ce que voudrait Aghion? «Que la social-démocratie fonctionne voir son œuvre dévoyée. A n’appliquer qu’une partie de ses
sa politique économique, corédigée avec Jean Pisani-Ferry en France.» C’est dire si le normalien a fait du chemin. A 17 ans, recommandations, le chef de l’Etat risque d’en trahir l’esprit.
et Philippe Martin, se retrouve en une du Monde n’était «pas le même ne jurait que par le PCF. Engagé au point de songer «Macron sait que je suis son ami, que je veux être utile et que
planifié», assure le professeur au Collège de France. en devenir un permanent. «La rupture de l’Union de la gauche je ne brigue absolument rien, corrige Aghion. Moi, ce qui m’in-
«On l’aurait écrite autrement», ajoute-t-il mécontent des en 1978 m’a fait changer d’avis», confie le chercheur. L’échec téresse, c’est le pouvoir des idées, pas le pouvoir tout court.»
«trucs déformés» qu’en ont rapporté les médias. Rien que d’y manifeste de l’expérience soviétique le désarçonne. Mais le Depuis son élection, le professeur n’a croisé le Président
penser, son torse balance d’avant en arrière sur sa chaise. communisme est une histoire de famille. Celle du cousin de qu’une fois, en juillet 2017, lors d’un dîner. Tout au plus échan-
«C’était terriblement frustrant», soupi- son père Henri Curiel, marxiste et antico- gent-ils des SMS de loin en loin. Cet éloignement «n’empêche
re-t-il pendant que ses mains pétrissent
un peu plus fort le haut de ses cuisses. LE PORTRAIT lonialiste, pour lequel Aghion réclame la
pose d’une plaque, rue Rollin, lieu de son
pas de dormir» celui qui déteste les ronds de jambe. Entre ses
projets au Collège de France, ses cours à la London School of
La parole, l’économiste phare de la gauche assassinat à Paris. Celle de son père, Ray- Economics et ses séminaires à Harvard, le sexagénaire divorcé
libérale ne se gêne pas d’ordinaire pour la prendre. «Aghion mond, rejeton d’une riche famille juive d’Alexandrie, qui puise et père de deux jeunes adultes n’a pas une minute à lui. Son
cherche toujours à captiver son auditoire», salue l’ancien direc- dans les thèses marxistes l’énergie de rompre en 1945 avec un ambition se moque de l’Elysée: «L’important, c’est de passer
teur de l’OFCE Jean-Paul Fitoussi, resté son ami malgré leurs ordre social égyptien marqué par des inégalités extrêmes. La le test darwinien. Que pour les générations futures, dans la fa-
différences de vues. «Dans ses conférences, il y arrive de galerie d’art qu’il ouvre boulevard Saint-Germain devient un çon d’appréhender la croissance, il y ait un avant et un après
deux façons: par le contenu mais aussi en créant ce suspens: lieu de rendez-vous des surréalistes. «Enfant, j’ai passé des va- Aghion.» Cet espoir-là du moins reste entier: «Je fais déjà des
“Quand va-t-il tomber de l’estrade?”» C’est que le chercheur cances dans la maison de Tzara à Trégastel», raconte Aghion. petits enfants. Il y a des jeunes chercheurs qui citent des cher-
ne tient pas en place. Son corps comme ses idées s’accommo- Qui ajoute: «Je me souviens d’Aragon arpentant la galerie, de cheurs qui me citent.» A chacun sa consécration. •
dent d’un coq-à-l’âne permanent, rebaptisé «disruption» par son ami Roberto Matta aussi.»
ses soins. «Un Jackson Pollock de l’économie», s’était enthou- Côté maternel, même karma. Si sa mère, Gaby, fondatrice de Par NATHALIE RAULIN
siasmé un économiste catalan: «Aghion, il arrive devant une la marque de prêt-à-porter de luxe Chloé, prend l’affaire avec Photo JÉRÔME BONNET

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