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Première partie : la conjuration babylonienne

Chap. I : Le Capital au XXIe siècle…

Jadot, désespéré, reposait sur la table basse qui lui faisait face Le Capital au XXIe

siècle de Thomas Piketty. Il allongeait ses grandes jambes de sauterelles, redressait

son dos voûté qui reposait contre sa liseuse depuis deux bonnes heures, et poussait

un imperceptible soupir de découragement. Jamais il ne serait riche. Thomas P.

venait de le lui démontrer. En ce début de XXIe siècle, prédisait l'économiste

d'extrême-centre, le Patrimoine déboulait, comme un tsunami, pour emporter sur son

passage tous les acquis des luttes sociales du siècle dernier : les héritiers relevaient

la tête, après avoir perdu une grande partie de leur biens lors des deux dernières

guerres mondiales. Les fils à papa battaient de nouveau le haut du pavé bitumé.

Digne héritier d'une longue lignée de guenillards, traine-savates, RMIstes et autres

chômeurs de longue durée, Jadot n'avait pour seul héritage que son large sourire, et

sa foi dans l'avenir. Mais Thomas P. l'amenait à penser que, maintenant, ce ne serait

peut-être plus suffisant pour sortir de la merde dans laquelle il était plongé depuis sa

plus tendre enfance. Collégien modèle, lycéen prometteur, étudiant brillant diplômé

d'un MBA en administration territoriale avec les félicitations du jury, Jadot n'avait

jamais, jusqu'à ce jour, décroché un seul emploi qui lui eut permis de divorcer d'avec

les aides sociales dont il connaissait tous les méandres, tous les plis et replis, tous

les ressacs et reflux. Non seulement il ne serait jamais riche, mais il y avait de fortes

chances pour qu'il demeure miséreux, jusqu'à son dernier souffle, avant d'être jeté

dans une fosse commune du cimetière de Thiais. Il soupira de nouveau, et compta

mécaniquement, dans sa poche, les derniers euros qui lui permettraient de finir le
mois : 3 euros et cinquante centimes pour tenir dix-huit jours. Désespéré, il sourit

largement, en prenant conscience de l'étendue de sa détresse. Son sourire, la seule

richesse qu'il n'ait jamais possédé. Il était sans cesse sans espoir, mais toujours

souriant. Faute de subside, il avait, à l'âge de vingt-six ans, renoncé à l'épicurisme et

aux plaisirs de la vie : l'amour des femmes, le vin des amis. Car le bonheur, ça coute

des ronds. Mais le malheur ne l'empêchait pas le moins du monde de sourire. Il se

répétait, quand il sentait ses forces défaillir, cette maxime de Sénèque qui le

revigorait : " C'est quand on n'a plus rien à espérer qu'il ne faut désespérer de rien."

Et il sourit. Il sortit les mains de sa poche pour se saisir de la dernière édition du

Parisien, "spécial emploi", qui recouvrait en partie le pavé de Thomas P. traduit en

dix-huit langues. Quoi qu'il en soit, il devait s'en sortir. Il faut que je taffe, se répétait-

il. Il fallait qu'il remplisse son frigo qui n'avait pas vu de produits frais depuis noël

dernier ; il y entreposait désormais ses paquets de spaghettis et de tortellinis qu'il

achetait par lot de dix tous les cinq du mois, lorsque son RSA tombait, sur son

compte épargne de La Poste. Mais cette indigence de jeune banlieusard fauché ne

saurait durer plus longtemps : depuis trois semaines, il était coaché par son

conseiller pôle emploi, qui ne le lâchait plus d'une Stan smith. Il avait été sélectionné,

d'entre les chômeurs, pour rentrer dans le programme expérimental

"Recherch'Activ". En deux mois maxi, lui avait-on assuré, il devait retrouver du

boulot, et faire honneur à la social-démocratie qui jusqu'à présent l'avait (mal)

éduqué, (mal) nourri et (mal) logé, sans qu'elle n'en retire le moindre bénéfice. Sa

force de travail n'avait pas encore participé à élever de quelques millièmes le Produit

National Brut de la France. L'ingrat, l'inutile.

Un coach l'appelait donc chaque matin, à 8 heures pétantes, pour lui indiquer la

voie à suivre vers le plein emploi. Pour l'aider à ne pas perdre le nord sur son
chemin de croix, son conseiller pôle emploi lui adressait tous les lundis le

supplément Emploi du Parisien. Il déplia le canard, et des petites annonces, écrites

en corps 4, lui faisaient de l'œil, en remuant leur popotin. Jadot ignora la plupart

d'entre elles pour se concentrer sur les quelques offres qui se situaient dans un

périmètres de cinq kilomètres autour de ses appartements. Jadot était fauché, mais

casanier. Il s'éveillait tous les petits matins dans sa piaule qu'il ne quittait guère, non

loin de Paris, située au sein d'une ancienne banlieue rouge de la petite ceinture. La

couleur politique de la commune hésitait désormais entre le vert et le rose. Les

communistes avaient été chassés de la mairie par les socialistes qui partageaient le

pouvoir avec les écologistes.

Jadot avait grandi dans cette zone ouvrière. Bambin, il avait poussé au milieu

des tours d’une cité HLM non loin d’Aubervilliers. Il avait gardé des souvenirs précis

des fesses couvertes de taches de rousseur de Stéphanie, son premier amour

d'enfant. Les grands ensembles avaient couvé son vert paradis des amours

enfantines. Il se souvenait aussi, avec exactitude, de Moncef, son poteau tunisien,

à la tignasse bouclée noir corbeau. Mais l'enfance n'était plus. Stéphanie avait

quitté Aubervilliers. Moncef avait disparu dans la jungle urbaine. Mais bon : il n'était

pas question pour Jadot, à ce moment-là du récit, de sombrer dans la mélancolie. Il

se concentra sur trois petites annonces, dont l'une proposait un job, chez lui, à

Hameau-sur-Seine. Elle était rédigée en corps 8, et occupait un tiers de page. Elle

disait : "L'association À La Villa Chez nous recherche son secrétaire général.

Idéalement diplômé en administration territoriale, il aura à cœur de développer les

activités de l'association promotrice du maintien de l'agriculture paysanne en Seine-

Saint-Denis. Organisé, ayant le sens du contact, sensibilisé au développement

durable, au circuit court et à l'économie collaborative, il devra organiser les réunions


mensuelles de l'association, gérer le budget de l'association, promouvoir ses

activités, assurer le lien avec les collectivités locales. Salaire attrayant. Ticket resto

et treizième mois. Si intéressé merci de contacter Soizic au : 06 78 56 45 77." Jadot

surligne la petite annonce, composa le numéro de Soizic. La sonnerie retentit cinq

fois, avant que le répondeur ne se déclenche. Il se gratta la gorge, et déclama, sur

un ton théâtral : "Je viens de prendre connaissance de votre offre d'emploi, et je

suis l'homme qu'il vous faut. Merci de me rappeler au numéro qui s'affiche."

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