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La " construction de l'unitaire " et le "


sentiment de l'unité " dans la saisie du contact
des langues

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Robert Nicolaï
University of Nice Sophia Antipolis
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La “ construction de l’unitaire ” et le “ sentiment de
l’unité ” dans la saisie du contact des langues.
Nicolaï Robert
Université de Nice-Sophia Antipolis
Traverses 2, 2001, pp. 359-85, Montpellier, 2001

Un premier paradoxe, c’est qu’il n’y a probablement aucun état des choses que l’on
puisse définir comme une « construction de l’unitaire » ; et un deuxième, c’est que le
terme « unitaire », je décide de ne pas le définir. Même s’il est flou à souhait il
renvoie à une compréhension intuitive de représentations partagées 1 . C’est tout, et
c’est apparemment suffisant. Ce n’est pas un « concept », c’est un « construit
référentiel variable » ; disons que c’est un « signe » dans tout son polysémantisme. Il
n’y a probablement pas d’autre « unitaire » que ce sentiment – trivial – qui pose le
« eux » et le «nous » ; référentiels apparemment donnés et reconnus a priori, mais
continuellement construits et négociés en contexte. En conséquence, s’il y a quelque
chose qui ait besoin d’être appréhendé à propos des « langues » et du « contact des
langues », c’est tout d’abord un procès variable (un procès d’unitarisation) dans
lequel se construisent continûment des systèmes de réseaux et des représentations
grâce à des symboles ad hoc, parcellisés et restructurés, contextuellement définis et
redéfinis. Pour reprendre une image maintenant ancienne, la construction de
l’unitaire procède d’un « bricolage structural » 2 . Où saisir ce procès de
construction ? Il y a des situations privilégiées, tout particulièrement celles qui
concrétisent le contact linguistique en raison du bilinguisme reconnu des participants
aux échanges, quelle que soit par ailleurs la clôture retenue : communautés posées ou
non comme « plurilingues », groupes définis ou non par rapport à ce critère.
Autrement dit, ce procès d’unitarisation peut être appréhendé partout ; ce qui ne veut
pas dire qu’il soit partout le même car bien évidemment la spécificité de chaque
clôture tout autant que les particularismes des positions et projections concernant les
représentations identitaires fonctionnalisées « en contexte », sont des facteurs
importants de différenciation.

Pour approcher cela je prendrai deux exemples très différents dans leur nature : une
situation « minimale » illustrée par un bref échange tenu entre deux locuteurs, a
priori considérés comme monolingues – il s’agira tout simplement de souligner la
théâtralisation de leur discours et ce qu’elle permet de supposer ; ensuite la situation
actuelle du corse appréhendée à travers la construction des réflexes identitaires et des
actions clôturantes militantes qui se manifestent à son propos. Finalement, je
conclurai en essayant d’identifier quelques unes des propriétés structurantes
(processus généraux de construction des normes, des représentations et des identités )
que ces deux exemples, très différents l’un de l’autre, me semblent illustrer, et qui me
paraissent devoir être prises en compte dans tout projet d’élaboration théorique
concernant la compréhension de la dynamique évolutive des langues et les procès de
leur constitution.

1
De toute évidence, les auberges espagnoles sont aussi des auberges !
2
Cf. Cl. Lévi-Strauss. Voir plus loin.

1
Les « étrangers » du Broc, ou la théâtralisation :
L’échange met en scène une situation ordinaire de «théâtralisation »3 à travers
une séquence de discours rapporté produite par deux « étrangers » dans un village du
sud de la France (Le Broc). Le cas choisi concerne donc une « communauté
minimale » : un sous-réseau caractérisé a priori – bien qu’implicitement – par une
certaine unité et « d’évidentes » valeurs partagées. Disons que ce qui m’intéresse ici
c’est la modalité de construction et de figement d’une norme dans un cadre
interactionnel non explicitement référé du point de vue des identités exhibées ; c’est
l’activité de construction qui s’élabore de façon endogène dans le sous-réseau en
utilisant tout ce qui est disponible pour à la fois autoriser l’échange et permettre,
dans l’échange lui-même, sa propre distanciation, créant une sorte d’effet
d’autonymie référentielle. La théâtralisation porte sur l’élaboration de contraintes
discursives et de constructions normatives dans les interactions langagières 4 et elle
est probablement corrélative de tout échange discursif.

On présentera ainsi l’échange :


Le village. une variété de provençal bas-alpin, langue réputée originelle du lieu, n’est
(quasiment) plus maîtrisée par les villageois, seules les générations les plus vieilles
sont encore bilingues et actualisent selon les situations, les thèmes et les contraintes
communicationnelles, non pas le dialecte mais un discours mélangé. Une interaction
un peu longue actualisant uniquement le dialecte aurait aujourd’hui un caractère
d’exception alors que son déroulement en français est de pratique courante. Le
passage d’une langue à l’autre est la norme et le français reste la langue
quantitativement dominante du discours mélangé. Par ailleurs, les jeunes locuteurs ne
sont plus capables que d’une compréhension passive (au mieux) du dialecte et se
limitent à l’utilisation de quelques locutions figées.
Les interlocuteurs. Ils habitent tous les deux le village depuis de nombreuses années
mais ne sont pas originaires du lieu.
V n’est pas d’origine méridionale, parle un français peu marqué de traits
méridionaux, ne connaît pas le dialecte mais possède d’évidentes capacités ludiques
dans le travail de ses registres langagiers.
M est originaire du Midi et déclare parler un français marqué de « méridionalité »
mais atypique en ce qu’il n’est pas aisément localisable.
M, pas plus que V, n’est capable de parler le dialecte local, et il est connu de tous
que, bien que d’origine méridionale, il est étranger au village. Il a pu cependant
acquérir une connaissance passive d’une variété dialectale proche de celle utilisée au
village dans le cadre de recherches antérieures et possède l’expérience familiale d’un
discours à dominante français, alterné de temps en temp s de provençal par le biais de
l’un de ses grands-parents, mais cela ne fait pas partie de son image publique.
Emile, celui dont le discours est rapporté, est un villageois âgé de plus de 75 ans,
cultivateur, originaire du lieu, et possédant – du moins pour les « étrangers » – toutes
les caractéristiques des « gens du pays ».
L’interaction. Il s’agit d’une conversation ordinaire entre V et M, dans laquelle V
relate à M des faits locaux auxquels elle se trouvait avoir été mêlée et qui la

3
On est toujours acteur, lorsqu’on parle. Tous les enfants le savent : ce n’est qu’en vieillissant qu’on l’oublie.
4
Elles peuvent aussi être «masquées ». Entendons par là qu’il n’est pas nécessaire qu’elles nécessitent une
focalisation particulière des participants à l’échange : autrement dit, on peut aussi, bien évidemment, parler pour
envisager transmettre un simple contenu propositionnel.

2
concernaient ; le rapport entre V et M était de ceux qu’il est possible de faire surgir
dans une conversation entre des « voisins » qui se connaissent et sympathisent.
Pratiquement l’échange s’est effectué dans une courette sur laquelle donnent de
nombreuses fenêtres ; il avait donc un aspect privé, mais sans que le caractère ouvert
du lieu ne fasse pour autant peser une contrainte sur sa nature et sur son thème (il
était acceptable que de tels propos sur un tiers puissent être prononcés par V devant
M en un tel lieu).
La séquence. A un instant du récit, V profère la séquence suivante « alors quand je
l’ai vu, je lui ai dit ‘Emile, tu vas pas me faire ça !’ ». Il s’agit donc d’un fragment de
discours rapporté mais c’est la modalité de sa profération qui est intéressante car elle
présente une disjonction ; en effet tandis que V énonce le fragment A « alors quand
je l’ai vu, je lui ai dit » avec l’intonation qu’elle adopte normalement dans ses
interactions avec M, c'est-à-dire sans trace sensible de « méridionalité », le fragment
B « Emile tu vas pas me faire ça ! » est caractérisé par l’emploi de stéréotypes
indiquant cette méridionalité dans l’accentuation, l’allongement des syllabes
toniques, le rythme et la prononciation de la finale atone [«]. Ainsi V rapporte non
seulement ses paroles mais aussi un usage discursif « méridional » qui était
spécifiquement lié à la situation d’interaction évoquée : elle présente ce qu’elle à dit
mais aussi le fait qu’elle l’a dit avec cette intonation là. Et à ce niveau
« minimaliste », tout est déjà là.
Le français dans ses registres. Puisque je parle de « méridionalité » et que je fais
ainsi référence à des stéréotypes supposés connus, il est bon de préciser plus en détail
ce dont il peut s’agir.
On peut entendre au village un français caractérisé par des traits dialectaux assez
accusés : « accent », syntagmes et formes dialectales figées, développements
discursifs, items lexicaux dialectaux spécifiques, etc. toutefois son emploi n’est ni
général, ni homogène et l’on constate une absence d’uniformité qui peut globalement
– et arbitrairement – être caractérisée comme suit .
Le français vernaculaire indigène (FVI). Il s’agit de ce que parlent les locuteurs
villageois âgés. Cette forme de français comprend selon les situations et les contextes
plus ou moins de traits dialectaux, lexicaux et morphosémantiques ; elle fait
éventuellement place à un discours alterné dans les contextes qui s’y prêtent. Ces
locuteurs possèdent ainsi plusieurs registres langagiers dans un continuum dont une
limite est un français nettement marqué par le dialecte du point de vue phonologique,
soit donc une variété de français local, et l’autre est une variété de discours mélangé
ou alternent français vernaculaire et dialecte dans des proportions qui varient en
fonction des locuteurs, des thèmes, des situations, des rituels d’interaction, etc.
Il est toutefois difficile de proposer des illustrations du FVI, à moins d’en faire
l’objet de l’analyse, car son identification en tant que tel dépend tout à la fois de sa
forme matérielle, de l’interprétation qui en est faite en situation et de la grille
d’analyse que l’on s’est donnée. L’entité n’existe pas « en soi » indépendamment du
procès de sa construction.
Exemple :
la'b•rnadeNsaN'di, 'dizu kela'metu'pa per'ke japad¿pre'sjuN, l¿dja'mEtr¿
dekanalisa'tjoN Estrowpi'tSiN
« La borne d’incendie, ils ont dit qu’ils ne la mettent pas parce qu’il n’y a pas de
pression, le diamètre des canalisations est trop petit »

3
Dans sa forme linguistique, cet énoncé peut être interprété ou non comme du
FVI, tout dépend de pour quoi il se donne, de qui le profère et dans quel contexte
discursif et situationnel. Cela renvoie donc à sa détermination catégorielle, au
contexte de l’interlocution, là où les stéréotypes sociolinguistiques, et identitaires
sont interprétables et « négociables » ; soulignant au passage cette évidence : que les
données linguistiques réduites à elles- mêmes sont insuffisantes pour assurer le statut
de ce qui est produit 5 .
Bien sûr, on peut continuer et raffiner la classification en introduisant d’autres
variétés sur des critérologies ad hoc. Par exemple : le français local non-indigène
(FL). Il peut s’agir de formes méridionales urbaines du français ou bien de formes
non- méridionales mais dans tous les cas ces variétés sont nettement catégorisées
comme différentes du FVI et généralement, elles en sont formellement distinctes. Les
locuteurs qui les emploient, de part leurs activités et leurs intérêts, ne sont pas (ou
plus) effectivement intégrés dans la communauté villageoise traditionnelle et ils ne
maîtrisent pas (ou plus) le « dialecte ». Enfin, si certains locuteurs indigènes parlent
aussi une ou plusieurs variétés du FL, il est improbable que les locuteurs non-
indigènes maîtrisent les variétés langagières dialectalisées des autochtones.
La méridionalité. Qu’en est- il du fragment B ? Il s’agit d’un type de production qui
ne relève pas du répertoire FL attendu de V et possède des traits du parler FVI de son
interlocuteur indigène. De toute évidence, compte tenu de la valeur stéréotypée de
ces traits, leur profération tend à en faire une production catégorisable en tant que
« plutôt FVI » ; appelons français vernaculaire étranger (FVE) ce discours qui se
donne pour du FVI sans en être, proféré par des locuteurs non- indigènes et
caractérisé par des formes stéréotypées qui valent potentiellement comme
représentations des marqueurs sociolinguistiques du code dialectal. Ainsi des
locuteurs non- indigènes bien que ne connaissant pas (ou plus) le « dialecte » en
maîtrisent cependant certains stéréotypes et sont susceptibles de les utiliser en
situation. Toutefois cet emploi ne se développe que dans des interactions avec des
locuteurs indigènes ou encore dans des situations où le trait « d’indigénité » est
significatif, tel l’exemple étudié.
La re-présentation. Mais le rapport fait à M du fragment B en FVE est plus
complexe : il va de soi pour V que M est un producteur potentiel de ce type de
discours, c’est pourquoi il ne saurait en être l’auditeur légitime n’étant pas indigène
du lieu. De fait V tient compte de cette contrainte car si le discours rapporté renvoie
bien à une présentation du FVE, il suffit d’un peu d’attention pour constater qu’il
s’en distingue aussi : les différences portent sur une exagération évidente des
marqueurs sociolinguistiques stéréotypés qui, pour les non- indigènes, traduisent
l’appartenance aux locuteurs du FVI. Autrement dit V, en situation de discours
rapporté face à un locuteur non- indigène connaissant le milieu et susceptible de
pratiquer aussi le FVE – comme elle –, utilise non pas ce FVE mais une re-
présentation « distanciée » de ce qu’il est (le FVE’) pour signifier par cet emploi
particulier qu’elle a utilisé le FVE. Le FVE’, caractérisé par l’hypertrophie de
certains marqueurs sociolinguistiques, est ainsi légitimement employé entre non-
indigènes : il indique à la fois une mise en scène du FVE et la maîtrise de la sélection
des contextes d’interlocution. En effet il est évident que l’emploi du FVE’ en,
situation d’interlocution avec les locuteurs légitimes du FVI ne pourrait pas ne pas
5
En l’occurrence, l’énoncé en question n’est pas une production « limite » du FVI mais une production « limite » du
dialecte local ou d’une variété alternée à dominante dialectale : il a été obtenu dans un contexte d’enquête
dialectologique où la consigne stricte était de ne pas utiliser le français.

4
être perçu négativement, dans la mesure où déjà, l’emploi en contexte du FVE lui-
même, peut très bien ne pas être « accepté ».
Bien sûr il faut ajouter à cela les processus bien connus d’accommodation
(« rapprochement/éloignement » : Giles, Clyne, Le Page, Tabouret-Keller) qui eux
non plus ne sont pas des effets « mécaniques », traduisent des stratégies potentielles
et sont actifs à tous les niveaux. Ainsi le fait que V utilise le FVE avec Emile traduit
cette stratégie d’accommodation ; ensuite le fait qu’elle utilise le FVE’ avec M
traduit à nouveau une accommodation, et en même temps manifeste la conscience
qu’elle a des processus d’accommodation qu’elle met en œuvre 6 .
En fin de compte on retiendra cette possibilité de (se) re-présenter le discours
FVE en tant que discours distinct marqué par des caractères formels qu’on peut
mettre en scène, comme l’indice que le processus actualisé dans le passage du FL au
FVE n’est pas un phénomène « automatique » d’adaptation à un contexte socio-
discursif et qu’il correspond bien à l’emploi d’un procédé plus ou moins conscient,
significatif et interprétable : il s’agit d’un comportement symbolique, il s’agit d’un
choix stratégique 7 . Les re-présentations écha ngées sont reconnues à travers les
marqueurs conventionnels et contextuels qui les indiquent, à travers les phénomènes
d’alternances de langues, de dialectes, de styles, qui les traduisent. Et cela dans une
communauté que je définis comme clivée, jamais ho mogène, toujours caractérisée
comme le lieu du contact, lequel est garant à la fois de la dynamique et de la stabilité
des formes et des représentations de la langue. Par le clivage même 8 . Mais
cependant, une re-présentation n’est pas une représentation, c’est une présentation
réitérée ; et cela demande sans doute un peu d’attention9 . A la différence d’une
représentation – qui est un « construit », quelque chose que l’on « montre » – une
présentation traduit une pratique, quelque chose qui se « montre », tout simplement.
Il est vrai que les locuteurs du Broc, tous « réseaux confondus » auraient bien du mal
à dire quelque chose du FVI ou du FVE, et tout particulièrement en ce qui concerne
ce dernier, ils n’auraient pas d’autre solution que de le re-présenter une nouvelle fois,
semblable et différent, pour manifester la maîtrise qu'ils en ont. Ce n’est donc que par
la réitération du «prime » (cf. FVE’, FVE’’, …) que la re-présentation se manifeste.
Autrement dit, les locuteurs en ont la maîtrise, mais pas les règles 10 si l’on entend par
6
Un autre niveau de présentation qui me semble pertinent ici renvoie à la perception autonymique du discours, en
tant que modalité constante de présentation dialogique. A chacun des moments de son énonciation, pas toujours avec
la même intensité mais cependant avec la même continuité, V, et probablement, M, et certainement tout le monde, se
pose dans procès même de l’échange, la question de « ce qu’il dit ». Ce « ce qu’il dit » n’étant pas uniquement une
référence de contenu, C’est certainement aussi une référence formelle, inscrite, de ci de là, dans la langue, et c’est
probablement aussi une référence aux usages.
Il y a donc toujours un « C’est quoi que tu dis là ? », potentiellement évaluatif, qui au delà du contenu présenté
renvoie… à son emballage. On retient ainsi l’hypothèse d’un fait autonymique qui ne se manifeste pas que dans la
langue et dans les discours mais aussi dans les « usages ». De ce point de vue, les questions de l’émergence et de la
fonctionnalité des représentations normatives et celles de leur « mise en signification » me paraissent relever de cette
problématique. Plus précisément, la reconnaissance interactionnelle d’indices formels fonctionnalisés dans la
communauté et non-référés à la fonction élémentaire de communication de la langue — des langues, des codes, dans
l’usage linguistique, quel que soit cet usage : « plurilingue » ou non — me paraît traduire non pas un simple fait
d’autonymie mais plutôt une dimension autonymique et fondamentale, propre du langage, actualisée dans ces traces
particulières. Au travers d’un processus continu de sa constitution et de sa transformation.
7
Le processus traduit en quelque sorte l’orientation sociale de l’énoncé en situation, cf. Bakhtine.
8
Cf. Nicolaï : 2000.
9
Par contre, l’intuition ordinaire concernant la métaphore théâtrale est assez aisément acceptée a priori s’agissant de
rendre compte d’un effet de discours rapporté, le découpage plus ou moins arbitraire des variétés linguistiques est si
traditionnel que l’on ne s’attend guère à ce qu’il soit mis en cause en tant que tel – même si l’accord sur les entités
découpées n’est pas réalisé et si le consensus sur son inadéquation reste chronique et récurrent.
10
Je remercie ici Ph. Poutignat dont les commentaires très pertinents qu’il m’a fait sur ce thème m’ont aidé dans ce
développement.

5
là une représentation objectivée. Ou bien s’ils en maîtrisent les règles ce sont les
règles normatives de son actualisation et non pas les règles constitutives qui, seules,
permettraient sa représentation. Je renvoie ici à Searle, bien évidemment, pour qui se
limite à une perception statique du phénomène ; mais on peut toutefois s’intéresser à
la question du point de vue de l’identification dynamique des processus de
sémiotisation et d’objectivation des normes et remarquer qu’une représentation, à la
différence d’une re-présentation, implique une thématisation particulière et une
élaboration sémiotique 11 .

Le militantisme corse ou la construction identitaire.


Ce deuxième exemple illustre une activité volontariste de gestion de la langue : la
volonté normative est en prise directe sur la représentation des identités. Aujourd’hui,
une bonne analyse peut être trouvée dans un article tout récent, clair et documenté12
sur le corse dont on aurait pu penser qu’à la suite de la francisation commencée au
cours du 19ème siècle il aurait suivi, avec quelque décalage, ce cheminement attendu
et bien connu, largement décliné sur le continent, qui semble conduire
tangentiellement à la disparition des dialectes. Or, conséquence des revendications
nationalistes qui se sont cristallisées au cours des 30 dernières années, il n’en va pas
exactement ainsi car la revendication nationaliste s’appuie en partie sur un activisme
linguistique qui contribue à structurer un arrière-plan idéologique dans lequel se
construit un discours sur la langue ; par exemple : « à la diglossie fergusonienne
toscan-corse qui survécut jusque dans les dernières décennies du XIXe siècle a
succédé le couple français-corse qui préfigurait la disparition de la langue B par
glottophagie, avant le renouveau des années 1970 » 13 , ou encore : « l'ascension d'une
variété linguistique par l'accès à des domaines considérés comme déterminants pour
l'épanouissement de la langue et sa reconnaissance par les instances de légitimation
institutionnelle ou par le simple sens commun » 14 .
Cette volonté militante, et donc catégorisante et interventionniste se manifeste à tous
les niveaux. Comme M.-J. et Ph. Dalbera sont amenés à le constater : « en raison de
l'étroite imbrication des faits, mais aussi des rôles joués par les personnes. Ce sont en
effet les mêmes, en groupe forcément restreint, qui parlent, décrivent, légifèrent —
comme politiques et comme grammairiens — produisent la littérature, l'enseignent,
fabriquent le lexique, l'étudient, occupent les media, sur lesquels ils produisent
également des analyses, etc. ». Et cela conduit finalement au développement d’une
variété de langue qui, par le volontarisme même de sa mise en oeuvre, se fonde en
rupture sociolinguistique et linguistique avec la tradition.
Ainsi les auteurs constatent que « Ce n'est pas la langue du privé : elle est exclue
des rapports familiaux où son usage est souvent sanctionné par les anciens.
Ce n'est pas non plus la langue utilisée normalement par la petite communauté dans
laquelle elle se développe : son usage est en effet trop laborieux, insuffisamment
dominé, pour que l'on puisse jouer sur ses registres. Elle ne fonctionne donc pas

11
Cf. tout particulièrement les notions de ‘thématisation’, de ‘norme 1’ (présentée) et ‘norme 2’ (représentée) :
Nicolaï, 1986, les notions de ‘règles d’orientation téléologiques’ et de ‘règles d’adéquation projectives’ : Nicolaï,
1988a, 1988b.
12
M.-J. Dalbera-Stefanaggi & J.-Ph. Dalbera, Réflexion sur la dimension sociolinguistique du changement
diachronique. Corse-français : une évolution croisée, R. Nicolaï (Ed.) Leçons d’Afrique, Peeters, 2001.
13
Thiers, J. (1986 : 66), cité d’après Dalbera.
14
Thiers, J. (1986 : 67), cité d’après Dalbera.

6
comme une sorte d'argot, une langue à usage interne d'une communauté, mais bien
plutôt comme une langue à usage externe, public.
Ceux qui l'emploient, publiquement, se donnent à voir comme s'inscrivant dans une
certaine mouvance. Cette langue ne sert jamais de moyen de communication obligé :
son usage relève toujours de la démarche volontariste, jamais de la nécessité, ni
référentielle, ni communicationnelle. En revanche, la charge affective et symbolique
est forte ».
Et ils concluent leurs remarques : « On peut dire en schématisant un peu les choses
que, en regard de l'usage qui était fait dans la population précédemment décrite, le
statut s'est inversé : c'est-à-dire que de vernaculaire qu'elle était la langue devient
véhiculaire, et que son usage assume de plus une fonction phatique ».
On conçoit que dans ce contexte, la langue soit volontairement construite et
exhibée en tant qu’objet symbolique, outil « suturé » de la revendication identitaire :
on peut penser que pour ceux qui l’élaborent, le néo-corse n’est certainement pas une
nouvelle variété du corse, c’est le corse. Je ne dirais pas comme les auteurs que « de
vernaculaire qu'elle était la langue devient véhiculaire, et que son usage assume de
plus une fonction phatique », si par cette dernière l’on entend le simple « maintien de
la communication », car cette fonction- là est neutre du point de vue de la symbolique
identitaire qui est ici posée. La langue exhibée est un symbole avant tout ; elle est
« donnée à voir », a priori dotée d’une fonction emblématique foncièrement
normative qu’il convient de reproduire et de décliner dans son détail, garante qu’elle
est de sa reproduction dans la reélaboration identitaire revendiquée. C’est un
emblème qui (re)structure non pas le champ de la communication mais celui des
appartenances et, finalement, la même théâtralisation que j’ai montrée dans le
contexte « non-revendicatif » du premier exemple est active.
Corrélativement, les auteurs soulignent que le mode de transmission de la langue
n’est plus le même puisque « la famille, bien souvent, n'ayant plus joué son rôle de
vecteur, les jeunes gens désireux de pratiquer le corse ont recours à des manuels
maladroitement normatifs […] et/ou au soutien de milieux militants, associatifs… : la
conséquence non négligeable de cette évolution dans la transmission est le
bouleversement, voire le laminage de la dialectalisation ». Dans ce contexte, la
dialectalisation reconnue, posée finalement comme « naturelle » aussi bien par les
locuteurs que par les linguistes, est en quelque sorte la marque de la continuité
linguistique et sociale car elle permet là la fois l’identification et la différenciation,
l’allégeance et l’opposition sans pour autant fonder – autrement que par l’arbitraire
d’une construction – une quelconque rupture « sociale ».
Qu’est ce donc qui se construit aujourd’hui ? Comme le remarquent les auteurs ce
n’est plus le vernaculaire. Est-ce l’émergence d’une koinè ainsi qu’ils le suggèrent ?
S’il y avait là quelque trait d’une koinè, ce serait peut-être cette capacité postulée à
fonctionner hors du domaine communautaire, extérieur ici renvoyé à l’univers des
entités dialectales « naturelles » ; mais il est certainement bien trop tôt pour se
prononcer. Ce qui est certain c’est qu’autour de la stratégie de construction
identitaire, le procès volontaire de création de ce néo-corse est un avatar du
feuilletage linguistique de facto créé, à toutes fins utiles. J’entends par « feuilletage »
le caractère propre à tout répertoire linguistique de pouvoir fonctionner comme
ressource dans la re-élaboration de variétés linguistiques et d’usages langagiers
constitués à travers la refonctionnalisation de traits, de formes et de fragments
discursifs matériellement disponibles. Parler de « feuilletage » permet ainsi
d’appréhender la superposition et la multiplicité des usages et des variétés

7
disponibles dans le répertoire, sans leur attribuer a priori une homogénéité
structurelle, au sens ou une telle qualité est présupposée pour une description
structurale ou pour une identification collective. Par ailleurs, en raison même de la
défonctionnalisation initiale des traits, formes et fragments, toutes ces « bribes » sont
disponibles pour une refonctionnalisation sociale ou emblématique. Le travail sur le
feuilletage en tant que tel se situe donc en deçà d’une imposition identitaire. C’est
seulement un outil disponible pour sa mise en œuvre.
Le procès de création du néo-corse, comme le montrent les auteurs, brouille les
cartes par rapport aux « évolutions naturelles attendues » car il est une re-élaboration
qui, conséquence du feuilletage, utilise le code, et se réinscrit dans le répertoire,
lequel finalement est affecté dans sa totalité plurilingue puisque du point de vue
linguistique et à tous les niveaux pertinents (phonétique, prosodique,
morphosyntaxique, lexical, phraséologique), l’effet du contact agit à la fois sur le
« français » qui évolue vers une variété régionale stabilisée qui « se caractérise
autant par l'affleurement du substrat corse que par l'emprise exercée par la norme,
celle de la langue (relativement) étrangère apprise à l'école » et sur le « corse ». Non
pas le corse vernaculaire des anciens mais ce néo-corse qui, finalement, « ne se
« comprend », du point de vue des locuteurs comme du point de vue de l'analyste,
qu'à partir du français, dont il est, dans une très large mesure, un recodage ».
Notons que la situation est toujours beaucoup plus complexe que la présentation
que l’on en fait car autour d’entités perçues dans leur «essence » – le corse, le
français, mais aussi l’italien – il y a le même jeu emblématique, les mêmes stratégies
et les mêmes effets discursifs fondés sur la pratique de l’alternance codique français-
corse, français standard-français régional, corse vernaculaire-néo-corse 15 … Autant de
variations et de potentielles restructurations qui se fondent sur la nature feuilletée du
répertoire.
Ici aussi, si l’on souhaitait reprendre l’inventaire – inadapté – des représentations
normatives selon la modalité pratique de l’exemple précédent, l’on pourrait mettre en
évidence des variables telles que le français vernaculaire indigène (FVI), le français
local non- indigène (FL). La « corsité »… en place de la « méridionalité », mais tout
autant le français vernaculaire étranger (FVE)… et sa représentation distanciée, le
FVE’.
Il faudrait encore ajouter au tableau l’émergence du néo-corse face aux corses
vernaculaires, et tout le jeu que permet de construire l’interactivité et la variabilité de
ces variétés construites reconnues, construites ou postulées. Mais cette fois, ce n’est
pas à une re-présentation que nous avons affaire : c’est bien à une représentation : la
construction du néo-corse est un procès délibéré ; à proprement parler, le néo-corse
n’est pas la pratique et l’appropriation d’un usage ou d’une norme, c’est la
construction d’une règle. Le néo-corse est un « construit », une représentation ; le
FVE est une « pratique », une re-présentation. L’utilité de cette distinction dans
l’appréhension des dynamiques sociales et linguistiques et la compréhension des
processus d’évolution en jeu est bien évidemment une question qui se pose.

15
Je cite ici un point de la conclusion des auteurs, qui souligne l’importance de la rupture « Cette langue
actuellement en gestation ne peut que manifester les effets de l’à coup qui lui a donné naissance ; son évolution ne se
déduit pas linéairement à partir des stades précédents. Trois dimensions majeures sont à prendre en compte dans son
élaboration : l’interférence avec le français, la distanciation maximale d’avec l’italien (notamment par la promotion
de traits emblématiques) et le laminage de la variation interne (notamment aréale). Ces trois dimensions sont
d’ailleurs loin d’être indépendantes les unes des autres ».

8
Les usages observés prennent nécessairement en compte ces re-présentations et
ces représentations plus ou moins impératives que leur théâtralisation « fait vivre » à
travers la stigmatisation sociale et la stéréotypie spontanée assurée dans le jeu
langagier. Remarquons toutefois qu’une telle déclinaison de représentations et de
définitions de « variétés » n’est, au demeurant, qu’un autre avatar de cette autre
déclinaison plus largement socialisée qui, du français populaire au français standard,
s’est construite sur un autre feuilletage prégnant et toujours remis en cause, à l’image
de la communauté de laquelle il se génère. La seule chose qui soit stable du point de
vue linguistique, c’est la réalité – et la nécessité – du feuilletage, sa capacité à
occuper une fonction stratégique dans les élaborations communautaires, et à
multiplier les « feuilles ».

Théâtralisation, identité et contact.


Mais revenons au « contact des langues ». L’exemple de la théâtralisation
discursive au Broc fourni un cas où aucun plurilinguisme n’est présent dans la
« sous-communauté » qui « théâtralise ». Toutefois, dans la pratique langagière le
contact des langues n’en est pas moins là. A la limite la pratique linguistique
« étrangère » sera inventée comme cela pourrait se faire en situation de jeu ; ce qui
contribue à montrer à quel point la nécessité plurilingue est intégrée dans le procès de
construction identitaire. Non nommé, non utilisé, le « dialecte » est pris en compte à
la fois en tant que ressource discursive et en tant que ressource identitaire :
conséquence du feuilletage, ses stigmates sont utilisés et manipulés au travers de jeux
stratégiques identitaires 16 . Il est donc déconnecté de ses fonctionnalités linguistiques,
récupéré, testé et reconstruit comme une nouvelle référence ; et cela sur la base de
quelques marqueurs matériels dont la nature 17 n’a pas d’importance particulière, étant
issu de la contingence de leur actualisation et d’une attribution de valeur redéfinie par
le simple effet de cette contingence. C’est donc d’un « bricolage structural » à partir
des données disponibles que naît l’interprétation : les traits linguistiques se mettent à
« fonctionner pratiquement » en tant que matériau et en tant qu’outils dans un cadre
qui n’a a priori plus rien à voir avec celui de la transmission de l’information
référentielle. Mais ce sont justement ces structurations non-référentielles, constituées
et actualisées dans le tissu communautaire, qui finissent éventuellement par faire
système et par se figer, puis conséquemment, se traduire (pour qui ? Le linguiste ?
L’utilisateur ?) en variétés linguistiques, accentuant le feuilletage. Il s’y appliquera
alors la « mécanique » systématique, structurelle et cognitive – toujours présente –
dont nous traitons à travers les différents modèles structuraux de description
linguistique que nous mettons en œuvre ; mais on pourra se demander si ce n’est pas
justement parce que nous avons affaire à des structurations indépendantes de toute
finalité de transmission d’information référentielle, que ces structurations ont une
force suffisante pour tracer des frontières contraignantes à l’intérieur desquelles les
systèmes linguistiques – au sens strict – seront conduits à « composer » et à se
restructurer.
La possibilité de « rupture structurelle » ainsi « consubstantielle » de la
construction – entendons la « rupture structurelle » comme un chevauchement ou
croisement de pertinences : par exemple celle qui prédétermine la mécanique d’une

16
Peut-être des actes d’identité au sens de Le Page & Tabouret-Keller (1985).
17
Indépendamment des caractères formels, structurels et cognitifs qui attribuent à certains types de traits
linguistiques une sensibilité potentielle à la diffusion.

9
communication fonctionnelle avec celle qui prédétermine la construction de
symboles identitaires – me paraît traduire la réalité d’une évolution qui intègre le
« contact » avec ses effets potentiels. Dans le même temps elle brouille les
modélisations simplistes dont les représentations arborescentes, les divisions simples
et les descendances linéaires proposées pour rendre compte de l’évolution des
langues sont des exemples et on trouve là, en germe, la condition d’une approche
plurilinéaire qui pourrait modifier drastiquement ces représentations trop naïvement
linéaires de l’évolution des langues 18 .
Quant à l’exemple corse, il illustre dans un contexte radicalement différent ce
même bricolage structural, cette même prise en compte pratique et symbolique du
plurilinguisme qui se manifeste dans la construction du néo-corse. Et cela renvoie à
l’élaboration de postures 19 et à des prises de positions collectives 20 dont la
« sémantisation conjoncturelle », éventuellement lourde de conséquences, se traduit à
travers l’affirmation identitaire, dans la fonctionnalisation des symboles et le
quotidien de la communauté.
En généralisant encore un peu, on fera l’hypothèse d’un double procès de
sémiotisation. Tout d’abord à travers une mise en signification des formes par
rapport à leur usage communautaire « ordinaire » : les langues se constituent alors en
tant que signes, sont stratégiquement manipulées et conduisent potentiellement à la
création d’usages nouveaux. Ensuite, à travers un processus d’essentialisation qui,
recadrant et donc isolant une nouvelle fois, l’usage ainsi défini, le constitue à
nouveau, pour d’autres fins possibles. La modalité particulière de construction et de
prise en compte de la langue, l’usage pragmatique particulier que le groupe en fait
prédétermine les potentialités de sa transformation, ce que Le Page et Tabouret-
Keller avaient implicitement (ou explicitement ?) déjà noté. Bien évidemment, la
gestion, la «stabilisation » sociolinguistique et éventuellement « l’essentialisation »
de cette mise en usage la renforce en feedback.
Cela ne veut pas dire qu’on doive supposer l’existence nécessaire d’une volonté
directe des individus ou des groupes conduisant à la transformation de la « langue ».
Non. Mais il se trouve qu’au travers des «études de cas » l’analyse des processus
mis en œuvre dans les usages donne des clés possibles pour comprendre la
dynamique de l’évolution des langues, et que ces clés sont peut-être plus dépendantes
des stratégies dirigeant la dynamique des groupes que l’on aurait tendance à le
penser.

Croisement des déterminismes et bricolage structural.


Ainsi avec ces deux exemples j’ai voulu montrer la pertinence du contact des
codes et du contact des groupes dans le procès de transformation des langues auquel
nous participons nécessairement par le seul fait qu’on parle : ils illustrent ce fait que
dans la clôture communautaire définie par un usage donné de la parole, la langue sert
tout autant à communiquer des informations et des propositions qu’à rendre compte
de structurations sociales, de rapports de force, d’affirmations identitaires, lesquelles
étant conjoncturellement établies sont contextuellement négociées. Pour cette
communication non-référentielle coextensive de l’échange, les locuteurs utilisent tout
18
On a tout lieu de penser que l’évolution linéaire est le résultat d’un « effet d’optique » dépendant d’ »un cadre
d’analyse trop étroit en ce qu’il ne prend pas en compte l’ensemble des facteurs pertinents pour rendre compte de son
objet. .. Les amateurs de révolutions coperniciennes pourront en prendre note !
19
Susceptibles d’une étude pour elles-mêmes.
20
Eventuellement à des « angles d’attaque ».

10
ce dont ils disposent. Il y a ici non seulement un usage de la langue au sens
« classique » du linguiste mais aussi un usage de la parole et un « activisme » lié à
cet usage – à tous les sens du mot. Activisme qui me paraît être tout aussi
« consubstantiel » du discours que sa caractérisation illocutoire et son
fonctionnement pragmatico-conversationnel21 .
Ceci dit, au-delà du projet identitaire dont je viens de souligner la constance
fonctionnelle (potentielle ou actualisée) dans l’usage de la langue, on se demandera
comment, pratiquement – « linguistiquement 22 » –, se construit le marquage du code
en tant qu’il assure/soutient le feuilletage du répertoire ? Je crois que, à la différence
de toute transformation structurale, c’est simplement «au coup par coup » que cela
se fait, et en utilisant les « moyens du bord ». Autrement dit c'est avec des formes
retenues par l’usage et qui n’ont par ailleurs aucune vocation particulière à remplir le
rôle symbolique qu’elles vont assurer. Autrement dit encore, ce sont des formes qui
seront reconnues non pas en tant qu’unités relationnelles d’un système linguistique
mais en tant que signes positifs fonctionnant dans un système symbolique dont la
construction ou le rejet est un enjeu possible. Corrélativement (ou subséquemment ?)
un marquage empirique va se traduire qui entraînera la stabilisation et/ou la
modification de ces traits linguistiques ; lesquels à leur tour et sur le plan de
pertinence qui est le leur, modifieront potentiellement les « résultats attendus » par la
« mécanique ‘normale’ » des déterminismes évolutifs. Dans tous les cas les effets
d’une réorga nisation structurale sont attendus et l’on conçoit que la dimension
systématique, relationnelle et linguistique, en s’appliquant à l’objet construit,
conduise à des discontinuités structurelles. Ces effets de discontinuité, ces
« incohérences » structurelles, fonctionneront alors en tant qu’indices : preuves et
traces du « feuilletage ». En conclusion, tout en relevant de clôtures différentes 23 ,
plusieurs déterminismes composent dans cette dynamique : celui de la structure
linguistique relationnelle, celui de la langue essentialisée et ontologisée et celui des
usages sociaux interactionnellement définis et redéfinis.
Mais on peut aller plus loin. S’il est vrai que le «pro-jet » identitaire manifesté
dans un espace communautaire relève de l’a priori puisqu’il postule une essence, il
est tout aussi vrai que c’est toujours dans un a posteriori qu’il est effectivement
construit 24 , avec les données/outils contextuellement disponibles du moment. La
meilleure image de cette dynamique de construction reste encore cette notion de
« bricolage » que j’ai mentionnée à plusieurs reprises ; celle- là même que Lévi-
Strauss avait présentée au début des années ’60 25 . Il est tout à fait intéressant de le
citer ici26 : « Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ;
mais à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elle à l’obtention
21
De ce point de vue, le test ou la vérification continue des «mondes construits » et échangés dans l’espace
communautaire se traduit au travers des constructions langagières.
22
Et je me sens aujourd’hui contraint de mettre ce terme «entre guillemets » tant son acception limitée au
travailleurs sur la langue est devenue – et me paraît aussi – limitative.
23
Je note qu’il y a certainement là un élément important pour comprendre ce que je considère aujourd’hui comme
une confusion – après l’avoir pratiquée longtemps – et qui consiste à supposer que la « langue » dans son acception
saussurienne est dotée de « tendances évolutives » propres, identifiables au point de vue « linguistique et structural ».
Il s’agit certainement là d’une conceptualisation dérivée d’une posture structurale fortement inculquée, dans laquelle
la langue et le système linguistique ne font qu’un, et sont par ailleurs subrepticement « essentialisés ».
24
A tout hasard, notons ici que cet apparent paradoxe n’est rien moins qu’une reformulation de la distinction
kantienne entre la connaissance a priori et cette connaissance a posteriori qu’est la connaissance empirique, en
général. Autrement dit : de la réflexion sur la raison pure à l’expression lévi-straussienne du bricolage je ne relève
pas de discontinuité.
25
Cf. son approche de la pensée mythique (Cl. Lévi-Strauss,1962, La pensée sauvage).
26
Ibid, p. 31.

11
de matières premières et d’outils conçus et procurés à la mesure de son projet : son
univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les
« moyens du bord », c'est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de
matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas
en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais
le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou
d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de
destructions antérieures. L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas
définissable par un projet… ; il se définit seulement par son instrumentalité,
autrement dit, et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments
sont recueillis ou conservés en vertu du principe que « ça peut toujours servir ». De
tels éléments sont donc à demi particularisés : suffisamment pour que le bricoleur
n’ait pas besoin de l’équipement et du savoir de tous les corps d’état ; mais pas assez
pour que chaque élément soit astreint à un emploi précis et déterminé. ». Il
poursuit 27 : « Regardons le à l’œuvre : […] sa première démarche pratique est
pourtant rétrospective : il doit se retourner vers un ensemble déjà constitué, formé
d’outils et de matériaux ; en faire ou en refaire l’inventaire ; enfin et surtout, engager
avec lui une sorte de dialogue, pour répertorier, avant de choisir entre elles, les
réponses possibles que l’ensemble peut offrir au problème qu’il lui pose. Tous ces
objets hétéroclites qui constituent son trésor, il les interroge pour comprendre ce que
chacun d’eux pourrait « signifier », contribuant ainsi à définir un ensemble à réaliser,
mais qui ne diffèrera finalement de l’ensemble instrumental que par la disposition
des parties. »
Si l’on appréhende sous cet angle la théâtralisation du discours constatée au Broc
et l’élaboration militante de la langue observée en Corse, il est aisé de faire apparaître
les similitudes et les différences dans le procès de construction, volontariste ou non,
des représentations identitaires que ces procès traduisent : c’est effectivement avec
« les moyens du bord » représentés par des « signes » potentiellement disponibles
que sont construites les re-présentations ; signes latents dont certains sont retenus tels
quels 28 tandis que d’autres seront filtrés à travers une grille de construction ad hoc,
en fonction de leur valeur supposée, et que d’autres encore seront tout simplement
« construits ». Par ailleurs, de part l’existence de leur projet « posé », c’est
certainement en tant « qu’ingénieurs » plutôt qu’en tant que « bricoleurs » que se
pensent (se sont pensés) les militants corses 29 en tant qu’ils se posent comme
« spécialistes » du corse ( ce que les locuteurs dans les villages n’étaient évidemment
pas) 30 . Ici aussi la comparaison lévi-straussienne n’est pas inutile.
Ceci étant on constate que la « langue » sert toujours au moins deux fois…. Et
elle se construit avec les restes…

Le travail de deuil ?
Ces réflexions achevées, il est possible de les faire déboucher sur des
perspectives très différentes. Et c’est tout à fait intéressant. Par exemple, on peut
s’orienter sur l’approche des effets de re-présentation, sur la construction des

27
Ibid, p. 32.
28
Comme les stéréotypes bien recensés, l’emploi particulier de formes, la reproduction d’usages, saisis en contexte.
29
A l’instar de tous les autres militants de la langue et des identités.
30
C’est à Ph. Poutignat que je dois d’avoir mis l’accent sur cette distinction. Notons encore que la mise en scène de
l’hétérogénéité que manifeste l’exemple du Broc n’est significative que par rapport à l’homogénéité supposée
partagée par le ‘groupe’ qui l’actualise, V et M par exemple.

12
représentations ; sur les caractères généraux de leur prise en charge ou sur les
propriétés spécifiques des situations particulières. Quasiment tous les champs
disciplinaires reconnus (représentés ?) dans les « Sciences Humaines » peuvent être
concernés par ce qui vient d’être présenté. Y compris la linguistique. Et c’est
certainement là que le bât blesse parce qu’aujourd’hui l’on ne sait plus très bien ce
que l’on peut entendre par là. C’est devenu un poncif que remarquer que le
« transfert académique » de la «Linguistique » aux «Sciences du langage » traduit
certainement cela en termes de représentations structurelles, c'est-à-dire avec une
certaine sclérose et un certain retard.
En ce qui concerne mon propos l’arrière-plan pointé aura montré la valeur
polithétique du terme ‘langue’ et la nécessité de procéder continûment à un travail de
reconstruction (feuilletage ? bricolage ?) des cadres d’élaboratio n des
connaissances31 .
Ainsi, ce qui me semble intéressant de mettre en évidence aujourd’hui c’est un
certain nombre de caractères donnés pour stables concernant la construction
symbolique et la caractérisation formelle des langues ainsi que les processus de leur
transformation. Soit donc, sur ce point stratégique où le descriptiviste « linguiste » se
trouve en porte-à-faux dans son étude des faits de langue par rapport à l’analyste
« non- linguiste » des effets de langue. Il devient là intéressant d’essayer de structurer
certains points fixes doublement articulés sur la pertinence du « linguiste » et celles
de « l’anthropologue ». C’est peut-être dans la reconstruction qui s’ensuit ce que j’ai
voulu entendre par « le travail de deuil ». Allons- y.

La construction symbolique. La compréhension de la dynamique de l’évolution des


langues, et donc celle du contact, de son effet « linguistique » et de ses incidences
subjectives est améliorée si l’on prend en compte dès le départ un questionnement
non-réductioniste intégrant une réflexion sur l’identité, la perméabilité et la
variabilité de l’objet proposé à la description. Dans ce cas on retiendra tout d’abord
que la « langue »32 est une construction symbolique, que c’est potentiellement une
représentation identitaire de la communauté qui est censée la parler. Dans ce contexte
la « langue » sous sa forme « essentialisée », extraite de son contexte saussurien, est
un outil construit pour fonctionner dans le jeu des rapports communautaires et
intercommunautaires : le travail collectif concernant son essentialisation est ici
fondamental. Ainsi, par exemple, il y a une évidente incommensurabilité à la fois
symbolique et linguistique entre « la langue vernaculaire » dont/que parlent les
anciens et « la langue emblématique » que constituent les militants corses ; et cela se
« marque », laissant/introduisant des traces dans le code 33 .
Ensuite on se questionnera sur la perméabilité au contact de cette « langue » :
dans quelle mesure, de quelles façons les constructions symbolique s, les
représentations élaborées vont-elles autoriser, faciliter ou stigmatiser une attitude de
« laxité » ou un « purisme » dont la spécificité et le dynamisme participeront des
choix identitaires qui sont mis en œuvre dans le tissu communautaire ? Car il n’y a

31
Il est caractéristique que le « linguiste » dans l’acception classique du terme, se trouve dépossédé d’un objet dont il
avait fait sa propriété.
32
Et l’on doit certainement penser que la « langue » entre guillemets n’est bien évidemment pas la langue sans
guillemets dont le plus souvent, traite le linguiste…
33
Ce n’est que lorsqu’on étudie le code à travers un locuteur ou une communauté, définie comme « réceptacle » que
l’approche ainsi focalisée neutralise ces effets de construction. Au risque de rationaliser la dynamique par la
construction de concepts dérivés comme celui des « tendances évolutives » de la langue. Qui clôturent
structuralement l’objet langue préalablement découpé.

13
aucune nécessité qui lie le purisme linguistique et la construction identitaire : un bon
exemple en est fourni par ces communautés sépharades de Turquie dans lesquelles la
pratique du judéo-espagnol sait se conjuguer avec un véritable exercice jubilatoire
intégrant dans une discursivité non-contrainte l’ensemble des langues disponibles du
répertoire communautaire sans mettre le moins du monde en jeu ou en péril l’identité
du groupe. Groupe qui, à la limite, revendiquera ce plurilinguisme dans sa propre
construction identitaire.
Enfin la variabilité dans les usages mérite d’être approchée : il n’y a pas
davantage de nécessité qui lierait, autrement que « de fait », l’existence d’usages
linguistiques rigidifiés et des représentations identitaires fortes, ou au contraire une
importante variabilité linguistique et discursive et des représentations lâches d’une
appartenance communautaire. Toutefois il n’est pas inutile de rappeler les notions
psychosociales de projection et de focalisation telles, par exemp le, qu’elles ont été
illustrées par Le Page et Tabouret-Keller 34 .
Les processus. En résumé, si l’on réfère les propriétés symboliques précédentes a la
dynamique linguistique qu’elles induisent, on pourra reconnaître l’existence de trois
procès interdépendants qui, chacun pour sa part, ont un impact potentiel sur la forme
et l’organisation du code :
- construction/constitution des langues en tant qu’activité symbolique et construction
identitaire (constitution),
- normalisation de l’activité discursive, concernant à la fois la perméabilité du
contact et la variabilité des usages linguistiques (fonctionnalisation),
- (re)structuration des unités linguistiques (systématisation).
Mais l’on devra aussi se demander quel rapport ces trois procès entretiennent
avec ces autres procès de restructuration, de véhicularisation et d’appropriation, qui
sont souvent retenus dans le cadre des questionnements sur les créoles et qui, eux
aussi, sont constamment actifs dans la dynamique évolutive des langues, chacun avec
sa finalité propre 35 . On peut penser qu’il s’agit là aussi d’une différence de
perspective ; dans ce cas le triptyque ‘constitution-normalisation-(re)structuration’ se
distinguerait du triptyque ‘appropriation-véhicularisation-(re)structuration’ comme le
groupe se distinguerait de l’individu, ou comme l’unité intégrante se distinguerait de
l’unité intégrée. Ce qui n’implique aucune hiérarchisation, seulement un pertinence
différente.
Les points fixes. Les propriétés dynamiques que l’on a reconnues aux objets
linguistiques appréhendés ci-dessus et les processus qu’ils actualisent conduisent
encore à approfondir leur nature. On retient ainsi que leur caractère le plus stable est
leur nature stratifiée. Mieux, on postule que cette stratification est l’élément stable,
celui qui possède la plus haute valeur explicative pour rendre compte de la
dynamique de l’évolution. On introduit donc comme propriété définitoire la nature
« feuilletée » de la langue ; mais corrélativement, on retiendra la notion de clivage.
Autrement dit autant on admet la notion aujourd’hui « classique » de répertoire
communautaire et individuel, autant il me semble nécessaire d’admettre la nature
feuilletée de toute entité symbolique définie comme langue et, ainsi que je l’ai noté
ailleurs, la nature clivée des entités communautaires au sein desquelles s’échange le
discours. Les exemples de la théâtralisation au Broc et de la construction identitaire

34
Le Page & Tabouret-Keller (1985) : « nous devons reconnaître l’activité qui entre dans notre espace
multidimensionnel comme un procès de diffusion à travers un contact initial, et ensuite, dans des circonstances
favorables, de mise en focus, ou convergence vers différentes normes vernaculaires ».
35
Cf. La « lignée » D. Hymes (1971), G. Manessy (1995), et finalement, pourquoi pas, R. Nicolaï (2000).

14
en Corse illustrent, chacun à leur manière, dans leur positionnement respectif par
rapport à « l’unitaire », ce travail de feuilletage sur le répertoire ; et la nature
foncièrement clivée des communautés qui l’actualisent 36 .
Finalement – de retour pour l’instant du côté des « linguistes » – je conclurai en
remarquant que du point du vue des descripteurs, il est important de savoir distinguer
entre des représentations linéaires et arborescentes qui miment une descendance
idéalisée et se réfèrent à la fois à« l’essence » et à « l’origine », et les représentations
multilinéaires et feuilletées qui, elles, miment l’émergence et se réfèrent à la
construction contingente.
On ne part jamais que de « bribes », mais on les (re)structure… On se donne des
« faits » et l’on construit avec. Les constructions se font a posteriori. Pour les
descripteurs comme pour les locuteurs , l’a priori constitutif de l’objet retenu est
construit de la perception a posteriori de ses traces.

Références :
Bakhtine M. (1978), Esthétique et théorie du roman, Gallimard, Paris.
Dalbera-Stefanaggi, M.-J. & Dalbera, J.-Ph. (2001), Réflexion sur la dimension
sociolinguistique du changement diachronique. Corse-français : une évolution
croisée, in : Nicolaï, R. (Ed.) Leçons d’Afrique, Peeters.
Hyme, D. (Ed.) (1971), Pidginization and creolization., Cambridge.
Le Page, R. & Tabouret-Keller, R. (1985), Acts of identity, Cambridge.
Lévi-Strauss, Cl. (1962), La pensée sauvage, Paris : Plon.
Manessy, G. (1995), Créoles, pidgins, variétés véhiculaires, Ed. du CNRS, Paris.
Nicolaï, R. (1986), Catégorisation pratique et dynamique linguistico- langagière
(application à la morphosémantisation et aux constructions normatives). Langage et
Société, 35, pp. 33-66.
- (1987), Sens commun (thématisation et autodélocutivité), Bulletin du CEP, 9, pp.
81-90.
- (1988), Stereotypes : notes on the effect of identificational and dialogic functions in
the interaction between code and usage. International Journal of Sociology of
Language, 74, pp. 91-105.
- (1988), Normes, règles et changement : Remarques sur la recatégorisation des
représentations. Journal of Pragmatics, 12, pp. 203-216.
- (2000), La traversée de l’empirique, essai sur les représentations de l’évolution des
langues, Paris : Ophrys.
Searle, J. R. (1972), Les Actes de langage, Hermann, Paris.
Varol, M.-Chr., sous presse, Calques morphosyntaxiques du turc en judéo-espagnol :
mécanismes et limites, in : Faits de langues.

36
Une réflexion reste à faire sur la place des productions linguistiques référées à une représentation construite (une
norme explicitée) dans le jeu du répertoire et l’organisation du feuilletage.

15

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