Vous êtes sur la page 1sur 4

L'Information Grammaticale

L'apparition de l'aspect verbal en indo-européen : l'apport du


mycénien
Yves Duhoux

Citer ce document / Cite this document :

Duhoux Yves. L'apparition de l'aspect verbal en indo-européen : l'apport du mycénien. In: L'Information Grammaticale, N. 56,
1993. pp. 3-5.

doi : 10.3406/igram.1993.3160

http://www.persee.fr/doc/igram_0222-9838_1993_num_56_1_3160

Document généré le 27/09/2015


PERSPECTIVES DIACHRONIQUES

UAPPARITION DE L'APPORT
L'ASPECT DU
VERBAL
MYCÉNIEN
EN INDO-EUROPEEN :

Yves DUHOUX

1. Depuis quelques années, un changement de tionnellement appelé « linéaire B », nous avons accès à
perspectives s'est opéré dans les études indo-européennes un état de langue antérieur d'au moins quatre siècles à
relatives à l'aspect verbal - j'entends par « aspect » Homère - les textes linéaires B les plus récents sont
l'expression morphologique du développement de l'action datés des environs de 1200 avant J.-C. La plupart des
verbale, grâce aux temps de la conjugaison (Duhoux, documents mycéniens sont écrits sur tablettes d'argile.
1992a: § 108). L'aspect est à distinguer de l*« aspec- Leur contenu est toujours purement administratif : ils
tivité », expression lexicale du développement de l'action. constituent la comptabilité des royaumes mycéniens
(Duhoux, 1985).
Pendant longtemps, on a cru que la catégorie de l'aspect
était apparue avant celle de la temporalité (1) - ainsi, Le caractère aspectuel du grec est indiscutable dès le
Martinet (1986, 216) considère qu'en indo-européen, premier millénaire avant J.-C. (Duhoux, 1992b). Mais
« l'expression du temps finit par se greffer sur celle des qu'en est-il de la situation dans les textes mycéniens,
aspects. » Cette opinion s'appuyait sur un ensemble quatre cents ans au moins auparavant ? Une étude
d'arguments dont les principaux sont les suivants : les récente (Duhoux-Dachy, 1992) vient d'essayer de montrer
langues slaves et le grec attestent une situation où qu'il y aura lieu de distinguer le cas du parfait (aspect
l'aspect a une importance essentielle ; d'autres langues d'état) de celui de l'aoriste et du présent/imparfait (aspects
indo-européennes connaissent aussi l'aspect, bien que ponctuel-duratif). Le parfait marquerait incontestablement
son développement y soit moins prononcé (par exemple, l'état à date mycénienne. Par contre, les deux autres
en latin) ; Bronckart (1976, 141) a aussi mis en évidence aspects y auraient seulement été en voie d'émergence :
des indices psycholinguistiques tendant à montrer que dans le parler relevé, reflété par la conjugaison vivante
« l'existence d'une « période aspectuelle » précédant des documents administratifs, ils seraient inexistants ou
l'élaboration des relations temporelles semble bien à peine en voie de constitution ; dans le parler familier,
présenter un caractère de nécessité. » reflété par l'anthroponymie participiale, ils seraient déjà
constitués en tant que tels - noter que le parler familier
L'idée de la priorité génétique de l'aspect sur la temporalité serait plus avancé sur ce point que la langue relevée.
est encore toujours partagée par un nombre important de
comparatistes. Mais depuis tout un temps, il existe une 3. Si tout ceci était correct, il en résulterait que les deux
tendance qui défend des vues diamétralement opposées : familles indo-européennes les plus prestigieuses du point
ce serait la temporalité qui aurait précédé l'aspect (voir* de vue aspectuel, les langues slaves et le grec, auraient
en dernier lieu, Szemerenyi, 1989 : 332-341). L'un de ses créé l'aspect verbal à date relativement tardive (à
arguments majeurs provint des langues slaves, où l'aspect l'exception du parfait grec). Si l'on ajoute à ces éléments ceux
est une création relativement tardive -ainsi, Cohen (1989, qui ont été réunis par Szemerenyi (1989), la conclusion à
262) observe que l'aspect est « à peine « ébauché »... en tirer semble claire : l'indo-européen aurait ignoré les
vieux slave et certainement pas entièrement constitué en aspects à l'exception de celui d'état, rendu par le parfait.
vieux russe ». On a proposé de situer l'émergence de
l'aspect slave entre 700 avant et 300 après J.-C. Mais cet aspect d'état est-il, lui-même, aussi ancien qu'on
le pense en indo-européen ? Ne se pourrait-il qu'il ait été,
2. Dans le débat sur l'aspect indo-européen, le grec en fait, une caractéristique secondaire du parfait ? Cette
présente un intérêt tout particulier parce qu'il est attesté question est iconoclaste, mais je pense qu'il faut oser la
dès le II* millénaire avant notre ère. En effet, grâce aux poser.
documents mycéniens, écrits dans le syllabaire conven-
Je rappelle d'abord que la seule langue indo-européenne
autre que le grec à être attestée au deuxième millénaire
1. J'entends par « temporalité » la localisation chronologique d'une avant J.-C, le hittite, ignore tous les aspects - il ne
action par rapport à un point de repère (Duhoux, 1992a : 111).
possède même pas l'aspect d'état (Sturtevant, 1951 : seulement l'intransitivité et, le cas échéant, le passif. Ce
118-199, 132). stade serait largement antérieur aux textes mycéniens.
La position dominante du parfait pour rendre le passif
Passons du hittite au mycénien. Il est bien connu que le aurait ensuite été battue en brèche en raison de la
parfait mycénien est intransitif (Chantraine, 1967). Mais tendance grecque à constituer une conjugaison en bonne et
ce dont on s'est moins rendu compte, c'est que l'immense due forme. Le passif aurait donc tendu à être de plus en
majorité des parfaits mycéniens sont passifs lorsque leur plus exprimé par d'autres temps, de manière à constituer
voix est determinable (Duhoux-Dachy, 1992: §8). En une voix complète, opposée à l'actif. Le parfait, déstabilisé
fait, on constate que c'est le parfait que les Mycéniens dans sa fonction antérieure, aurait alors été réinterprété
utilisent de préférence lorsqu'ils veulent rendre le passif. comme marquant l'aspect. L'apparition d'un aspect en
Or, on a précisément supposé que le parfait bonne et due forme pourrait avoir été favorisée par
indo-européen aurait eu « en général une valeur passive » l'aspectivité (§ 1), qui a certainement dû exister en
(Kurylowicz, 1977 : 63). Le mycénien atteste donc très indoeuropéen (2). L'évolution sémantique du parfait vers
exactement sur ce point la situation reconstituée. Il faut l'aspect d'état pourrait s'être produite comme suit : au
ajouter une autre propriété que tout le monde s'accorde à
point de départ, on aurait l'intransitivité, centrage de
reconnaître au parfait indo-européen, l'intransitivité l'action sur le sujet verbal ; au point d'arrivée, l'aspect
(Szemerenyi, 1989 : 317). Cette dernière est plus d'état présenterait la conséquence, pour le sujet, de
fondamentale que le sens passif, qui n'apparaît que dans les l'action verbale. Ce stade serait atteint dans la conjugaison
verbes transitifs. On peut donc se demander si le sens mycénienne.
passif du parfait ne pourrait pas être issu de son
intransitivité. Ceci ne ferait aucune difficulté du point de Il est possible de vérifier en partie cette hypothèse grâce
vue sémantique, étant donné qu'il existe des affinités aux participes anthroponymiques mycéniens. On se
entre l'intransitivité et le passif : comparer par exemple souvient qu'ils semblent représenter une étape plus
une forme comme le français « je suis éveillé », de sens avancée que celle de la conjugaison vivante mycénienne
indifféremment intransitif ou passif selon les contextes. des tablettes (§ 2). Par conséquent, si l'idée d'un parfait
En fait, dans l'intransitivité aussi bien que dans le passif, concurrencé par les autres temps dans l'expression du
l'action verbale ne met en scène que le. sujet, sans passif est correcte, nous devrions avoir davantage de
complément d'objet direct ; la différence essentielle entre présents/aoristes/futurs passifs dans les anthroponymes
intransitivité et passif est que le-passif présente mycéniens que dans la conjugaison vivante. Ce qui est
explicitement l'action comme subie par le suiet. remarquable, c'est que cette prédiction se vérifie. Dans
les participes anthroponymiques mycéniens passifs, on a
4w Se pourrait-il, alors, que lïrtfransitivité ait été la
caractéristique la plus ancienne du parfait indo-européen et seulement un parfait contre quatre formes d'autres temps
(trois participes aoristes passifs et un participe présent
que l'aspect d'état ne soit apparu qu'ultérieurement? passif) - dans la conjugaison vivante mycénienne, on a la
Plusieurs données semblent favoriser cette hypothèse. répartition inverse, avec trois ou quatre parfaits passifs
Il y a d'abord un fait morphologique bien connu : on sait contre une seule forme passive aux autres temps.
que les désinences indo-européennes du parfait et du Observer aussi la répartition dans les anthroponymes
médio-passif ont une même origine (Szemerenyi, 1989 : participiaux homériques : sur 12 exemples retenus, on a
363-367). Ceci oriente non pas vers l'aspect d'état, mais un passif assuré ; or, il est rendu par l'aoriste, et non par
vers l'intransitivité - comme le dit Kurylowicz, 1964 : 74 : le parfait (Duhoux-Dachy, 1992 : § 8, 11, 19).
« The middle voice is by its origin nothing else than a 5. Bien des objections pourraient être faites à l'idée que
development of the etymological Intransitive [italiques de le parfait indo-européen aurait pu ne pas marquer l'aspect
hauteur] value ». En effet, le propre du moyen est dé d'état et être purement intransitif. Celle qui se présente
présenter l'action comme centrée sur ta sphère du sujet d'abord à l'esprit vient du plus connu de tous les parfaits
verbal (Benveniste, 1966 : 168-175). Noter aussi que ce indo-européens, *woyd-a, qui a donné oiôa en grec,
sont les désinences médio-passives qui serviront védaen sanskrit, wait en gothique, etc. (Pokorny, 1959-
ultérieurement de marqueur préférentiel de la voix passive. 1969 : I, 1125-1127). Toutes ces formes ont le sens de
Par ailleurs, en grec, qui est la seule langue où l'on peut « savoir ». Or, à côte de *woyd-a, il existe des formes en
suivre le parfait depuis le deuxième millénaire, on a le *weyd-/wid- issues du même radical et qui ont le sens de
processus suivant : dans la conjugaison mycénienne, le « voir » - que l'on songe simplement à l'aoriste grec lô-
parfait marque l'intransitivité, l'aspect d'état, et il manifeste eTv (3). On explique généralement le sens de « savoir » à
une nette affinité pour le passif. Au premier millénaire, ce partir de la signification de « voir » : « je sais parce que
tableau a changé : le parfait marque toujours l'état, mais j'ai vu ». Et cette analyse justifie, bien entendu, l'idée d'un
son intransitivité diminue et il a perdu sa préférence pour parfait exprimant l'état à date indo-européenne
le passif (Duhoux, 1 992a : 31 6-346). On a donc un double (Szemerenyi, 1989 : 317).
déclin : celui de l'intransitivité et celui de l'emploi passif
du parfait. Comment expliquer cette évolution ? Le 2. Si le suppletisme verbal existait bien en indo-européen (Szemerenyi,
schéma qui me semble le plus naturel postule au point de 1989 : 327-328), il pourrait précisément avoir servi à exprimer lexicalement
le développement du procès.
départ un parfait ne marquant pas l'aspect, mais 3. Attesté dès l'époque mycénienne : -wi-de, Ffoz, « il vit ».
Je me demande toutefois si cette interprétation est bien BIBLIOGRAPHIE
la seule possible. En effet, le sens de « savoir » n'est pas Benveniste E., 1966. - Problèmes de linguistique
restreint au seul parfait de la racine *weyd-. Au contraire,
on a de nombreuses formations purement nominales qui générale, Paris, Gallimard.
BronckartJ.-P., 1976. - Genèse et organisation des
en sont porteuses (par exemple, le grec iô-piç ,
« savant »). Inversement, le sens de « voir » n'est au formes verbales chez l'enfant. De l'aspect au temps,
aucune manière exclu des formes de parfait en *woyd- Bruxelles, Dessart et Mardaga.
Chantraine P., 1967. - « Le parfait mycénien», Studi
comme le montre le parfait latin vid-i < *woyd-ay, « je
vis ». Je me demande donc si l'on n'est pas victime d'un Micenel ed Egeo-Anatollci 3, 19-27.
mirage en opposant, d'une part, les sens de « voir » (hors Cohen D., 1989. - L'aspect verbal, Paris, Presses
du parfait) d'autre part celui de « savoir » (au parfait). Car universitaires de France.
la racine *weyd-/woyd-/wid- pourrait avoir eu le sens Duhoux Y., 1985. - Mycénien et écriture grecque,
unitaire suivant : « prendre connaissance par la vue » - Linear B : a 1984 Survey (A. Morpurgo Davies -
Y. Duhoux éd.), Louvain-la-Neuve, Peeters, 7-74.
Ernout-Meillet (1959, 734) parlent fort justement à ce Duhoux Y., 1992a. - Le verbe grec ancien. Eléments de
sujet de « vision en tant qu'elle sert à la connaissance » morphologie et de syntaxe historiques, Louvain-la-
- avec, d'après les cas, une réalisation en « voir » ou
« savoir ». Si ceci est exact, rien n'imposerait de penser Neuve, Peeters.
Duhoux Y., 1992b. - La dynamique des choix aspectuels
que le sens de « savoir » ait été dû à l'aspect d'état
indoeuropéen. On pourrait alors postuler que *woyd-a aurait en grec ancien (à l'impression).
eu la signification lexicale de « savoir » et que la fonction Duhoux-Dachy F., 1992. - «L'aspect verbal: du
ancienne du parfait aurait été de lui conférer un sens mycénien à l'indo-européen, Mykenaïka ». Actes du
IXe Colloque international sur les textes mycéniens et
intransitif.
égéens (J.-P. Olivier, éd.), Athènes, Ecole française
6. Je serais donc enclin à proposer le schéma suivant d'Archéologie (à l'impression).
pour l'histoire des aspects en grec et en indo-européen : Ernout A., Meillet A., 19594. - Dictionnaire étymologique
1. l'indo-européen aurait été totalement dépourvu de la langue latine. Histoire des mots, Paris, Klinksieck.
d'aspect, même au parfait (toutefois, il aurait été Kury I owicz J., 1 964. - The inflectional Categories of Indo-
probablement connu l'aspectivité). Le parfait n'aurait marqué European, Heidelberg, Polska Akademia Nauk.
que l'intransitivité et, le cas échéant, le passif ; Kurylowicz J., 1977. - Problèmes de linguistique
2. la tendance à constituer une conjugaison en bonne en indoeuropéenne, Wroclaw, Polska Akademia Nauk.
Martinet A., 1986. - Des steppes aux océans. L'indo-
due forme aurait entraîné la possibilité de doter les
temps autres que le parfait d'un sens proprement européen et les « Indo-européens », Paris, Payot.
PokornyJ., 1959-1969. - Indogermanisches
passif ; etymologisches Wôrterbuch, Berne - Munich, Francke.
3. cette concurrence aurait entraîné une réinterprétation Sturtevant E.-H., 195t2. - A Comparative Grammar of
du parfait. Grâce à un glissement sémantique, il aurait the Hittite Language, New Haven - Londres, Yale
reçu une valeur aspectuelle et aurait marqué l'état. En University Press.
grec, cette évolution serait de loin antérieure à l'époque Szemerenyi O., 19893. - Einfûhrung in die vergleichende
des tablettes mycéniennes ; Sprachwissenschaft, Darmstadt, Wissenschaftliche
4. ce ne serait qu'après l'apparition de l'aspect d'état que Buchgesellschaft.
le grec aurait vu émerger les aspects duratif ~ ponctuel.
Cette innovation se serait faite dans la mouvance de Yves DUHOUX
l'aspect d'état et aurait apparemment débuté dans la Université Catholique de Louvain
langue familière. Cette étape serait déjà atteinte
plusieurs générations avant l'époque des tablettes,
dans l'état de langue reflété par l'anthroponymie
participiale.

Vous aimerez peut-être aussi