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de l’individu
Gábor Boros
(Eötvös Université Budapest)
1, De l’individu en général
Spinoza n’aborde la question de la constitution de l’individu qu’après la
proposition 13 du livre 2 de l’Éthique. D’abord il parle des lois de la nature qui
règlent le mouvement des corps simples en donnant une explication
immanente-naturelle : « Toutes les modalités selon lesquelles un corps est
affecté par un autre corps suivent de la nature du corps affecté en même temps
que de la nature du corps qui l’affecte ». C’est en train de cette explication
naturaliste que le concept de l’individu s’introduit :
« Quand certains corps [...] sont contraints par les autres corps à
rester appliqués les uns contre les autres, ou, s’ils se meuvent à la
même vitesse ou à une vitesse différente, sont contraints à se
communiquer leur mouvement les uns aux autres selon un certain
rapport, nous disons que ces corps sont unis entre eux et que tous
composent ensemble un seul corps, c’est-à-dire un Individu qui se
distingue des autres par cette union des corps. » (Ethique/Misrahi,
PUF 1990, 117)
Cette définition ne peut pas être interprété comme si les influences
extérieures, la pression venant d’autre corps faisaient consister et subsister un
individu tout en restant un chose sans aucun pouvoir. Les lemmes 5 et 6
relèvent qu’une « certain rapport » (certa quadam ratio) de la communication
mutuelle du mouvement constitue la forme ou la nature de l’individu.
« Si certain corps, composant un Individu, sont contraints d’infléchir
vers d’autres parties le mouvement qu’ils avaient vers certaines
parties, mais de telle sorte qu’ils puissent poursuivre leurs
mouvements et se les communiquer les uns aux autres suivant le
même rapport qu’auparavant, l’Individu conservera là encore sa
nature, sans aucun changement de forme. » (Lemme 6)
Et la nature que possèdent les modes finis ne leur revient qu’en
conséquence du principe général annoncé dans le corollaire de la proposition
25 du livre 1.
« Les choses particulières ne sont rien d’autre que des affections des
attributs de Dieu, ou, en d’autres termes, des modes par lesquels les attributs
de Dieu sont exprimés d’une manière précise et déterminée (certo et
determinato modo). ».
G. Boros: De l’Ethique au TTP 3
n’est pas une partie de la natura naturata déterminée à jamais qui a commencé
l’individu change ou qu’il soit détruit : les frontières entre l’individu quelconque
n’est forcément pas un acte hostile. Tout au contraire : en effet, l’être même des
individus constitué et soutenu par le conatus ne consiste que dans cet échange
essence [...] J’entends donc ici par le terme de Désir tous les efforts,
tellement opposés les uns aux autres, que l’homme est tiré dans tous
1
Nam per affectionem humanae essentiae quamcunque ejusdem essentiae constitutionem intelligimus
[…] Hic igitur Cupiditatis nomine intelligo hominis quoscunque conatus, impetus, appetitus, &
volitiones, qui pro varia ejusdem hominis constitutione varii, & non raro adeo sibi invicem oppositi sunt,
ut homo diversimode trahatur, &, quo se vertat, nesciat.
G. Boros: De l’Ethique au TTP 4
Donc les individus doivent tenter sans cesse à modifier les frontières, car
c’est ce qui est le contenu de leurs être qui s’ex-plique en des constitutions
ne peuvent mener une vie agréable que dans la mesure où ils réussissent non
seulement à parer aux tentatives étrangères mais aussi à les rendre utilisable
monde des individus particuliers à qui il peut demander raison : les seuls
3
Legis nomen absolute sumptum significact id, secundum quod unumquodque individuum, vel omnia vel
aliquot ejusdem speciei, una eademque certa ac determinata ratione agunt; (SO 3, 57).
4
Deinde quia rerum omnium naturalium potentia nihil est nisi ipsa Dei potentia, per quam solam omnia
fiunt et determinantur, hinc sequitur, quicquid homo, qui etiam pars est naturae, sibi in auxilium ad suum
esse conservandum parat, vel quicquid natura, ipso nihil operante, ipsi offert, id omne sibi a sola divina
potantia oblatum esse, vel quatenus per humanam naturam agit vel per res extra humanam naturam. (SO
3, 46).
G. Boros: De l’Ethique au TTP 7
5
nam cum nemo aliquid agat nisi ex praedeterminato naturae ordine, hoc est, ex Dei aeterna directione
et decreto, hinc sequitur neminem sibi aliquam vivendi rationem eligere, neque aliquid efficere nisi ex
singulari Dei vocatione, qui hunc ad hoc opus vel ad hanc vivendi rationem prae aliis elegit. (SO 3, 46).
6
Honeste cupimus.
7
(SO 3, 46)
G. Boros: De l’Ethique au TTP 8
8
Hebraea natio non ratione intellectus neque animi tranquillitatis a Deo prae caeteris electa fuit, sed
ratione societatis et fortunae, qua imperium adepta est quaque id ipsum tot annos retinuit. (SO 3, 47).
G. Boros: De l’Ethique au TTP 10
Alors encore une fois : il ne peut pas s’agir de l’élection d’un peuple par
rapport à la connaissance des choses par les causes premières ou l’acquisition
de la vertu. En ce qui concerne les Hébreux, Spinoza affirme que
« les Hébreux l’ont emporté sur toutes les autres nations en cela
seulement qu’ils ont mené leurs affaires avec succès en ce qui
concerne la sécurité de la vie et qu’ils ont surmonté de grands
dangers, tout cela surtout grâce au seul secours externe de Dieu ;
pour tout le reste, ils furent égaux aux autres nations, et Dieu fut
également propice à tous. »9
Alors nous pouvons conclure que selon Spinoza Dieu est porté en
principe sur chaque peuple également, c’est-à-dire il prête son secours – soit
interne, soit externe – à tous les peuples également.
[finissage ?]
Spinoza rend compte à l’opinion de ceux, qui en réfléchissant sur les
affaires des Hébreux dans leur histoire sont de l’avis qu’ils obtenaient plus de
secours externe que n’obtenaient des autres. Sa réponse contient-elle un
élément assez intéressant. Ce qui ne nous surprend pas c’est qu’il tient à son
idée que même si cet avis était vrai, l’explication de cette différence devrait
s’appuyer sur des circonstances et évènements qui appartiennent à l’empire
des choses finis. Spinoza voudrait nous avertir que dire que les Hébreux
obtenaient plus de secours externe qu’ils n’ont interne ou que n’obtenaient les
autres peuples, équivaut à la constatation qu’ils n’étaient pas capables de
gouverner leurs affaires eux-mêmes avec assez d’adresse. Que la forme
appropriée de leur gouvernement ne pouvait s’engendre au milieu de leur auto-
évolution. S’ils avaient eu assez d’adresse en l’auto-gouvernance, ils n’auraient
pas besoin de secours externe, parce qu’ils avaient réglé leurs affaires eux-
mêmes – c’est-à-dire par le secours interne de Dieu.
Toutefois ce n’est pas encore sa réponse la plus intéressante. Je pense
á la question du fondateur ou des fondateurs du gouvernement qui se pose
toujours quand un gouvernement s’établie, mais qui est plus aigüe au cas de
l’hétéro-évolution d’un gouvernement. Il s’agit donc de Moise, fondateur du
gouvernement des Hébreux. Il y a deux choses qui peuvent nous intéresser.
9
Hebraeos in hoc solo caeteras nationes excelluisse, quod res suas, quae ad vitae securitatem pertinent,
feliciter gesserint magnaque pericula exsuperaverint, idque maxime solo Dei externo auxilio, in reliquis
autem caeteris aequales fuisse et Deum omnibus aeque propitium. (SO 3, 47/8).
G. Boros: De l’Ethique au TTP 11
ouvertes, comme flexibles. Toutefois il a bien vu que la haine peut les ôter de la
flexibilité en les fermant. Et même s’il ne s’est posé de telles questions, j’ai le
sentiment que son but principal en naturalisant la vocation des Hébreux était
d’ôter à la différence entre les Hébreux et les autres peuples du caractère
d’altérité essentielle, c’est-à-dire d’étrangeté et d’hostilité. Peut-être il a vu que
si « le concept du politique » se fonde sur le pair de valeur « ami / ennemi »
c’est trop facile d’identifier l’autre haï à un ennemi à anéantir.
C’est aussi dans cette direction que je voudrais interpréter le passage
suivant sur les prophètes. Selon Spinoza leur vocation n’était absolument pas
de séparer les peuples les uns des autres, mais de les unir.
« C’est pourquoi il suffit que nous trouvions dans l’Ancien Testament que des
Gentils et des incirconcis comme Noé, Hénoch, Abimélech, Balaam, etc. ont
prophétisé ; et aussi que les prophètes Hébreux ont été envoyés par Dieu non
seulement à leur propre nation, mais aussi à beaucoup d’autres. [...] C’est
pourquoi il est hors de doute que tous les autres peuples eurent aussi leurs
prophètes comme les Juifs, qui prophétisèrent pour les Juifs et pour eux. »10
Cependant, la référence la plus intéressante qui témoigne que Spinoza
voulait ouvrir les frontières entre les Hébreux et les autres nations – et, bien
entendu, en principe entre toutes les nations – plutôt que les fermer, se trouve
un peu plus tard, là, où il fait mention des prophètes, qui prêchaient
« une alliance nouvelle et éternelle, de connaissance, de grâce et
d’amour de Dieu [...] ils l’ont promis aux hommes pieux seulement : il
est facile de s’en convaincre. [...] Et puisque cette élection regarde la
vertu vraie, il ne faut pas supposer qu’elle a été promise aux Juifs
pieux seulement, à l’exclusion de tous les autres. [...] C’est pourquoi
l’alliance éternelle de la connaissance et de l’amour divins est
universelle [...]. » (175).11
Contre ceux qui relient cette promesse seulement aux Hébreux – et il
comptait parmi eux Moise aussi malgré sa supériorité en tant que législateur et
stabilisateur d’un état – Spinoza souligne que cette élection ne concerne pas
l’existence des Hébreux dans un propre état plus tard. Ce qu’elle concerne c’est
10
Sufficit itaque, quod in Vetere testamento reperiamus homines gentiles et incircumcisos, ut Noah,
Chanoch, Abimelech, Bilham etc. prophetavisse; deinde Hebraeos prophetas non tantum suae, sed etiam
multis aliis nationibus a Deo missos fuisse. [...] Quare non dubium est caeteras gentes suos etiam
prophetas ut Judaeos habuisse, qui iis et Judaeis prophetaverunt. (SO 3, 51).
11
novum et aeternum foedus Dei cognitionis, amoris et gratiae praedixerunt […] (SO 3, 55).
G. Boros: De l’Ethique au TTP 13
quelque chose qui ne peut pas être en possession d’un peuple à l’exclusion des
autres. En effet ce n’est autre chose que l’alliance éternelle de l’amour de Dieu
qui s’appuie sur la connaissance de Dieu. En ce sens on pourrait ajouter encore
que selon Spinoza ce qui réponde plus tard typologiquement aux Hébreux de
l’Ancient Testament ce n’est pas un état qui peut-être pourrait se rétablir dans
l’avenir, ni la chrétienté du Nouveau Testament, mais plutôt la société (encore ?,
toujours ?) à venir qui réunirait ceux qui aiment Dieu-substance de manière où
l’aiment les philosophes spinozistes.