Vous êtes sur la page 1sur 31

 

ROUSSEAU, STENDHAL ET
L'AUTOBIOGRAPHIE
PAR RAYMOND TROUSSON

Quiconque écrit, au XIXe siècle, une autobiographie, se


réfère, pour les imiter ou les renier, aux Confessions de
Jean-Jacques Rousseau. Le plus souvent — Chateaubriand,
George Sand, Lamartine — c'est pour annoncer un projet
différent et prétendre éviter les indiscrétions du modèle,
mais il n'en demeure pas moins que les Confessions
captivent les autobiographes, même s'ils se récrient sur leur
impudeur, et la critique fait chorus; on annonce les
indispensables omissions et réticences et les titres affichent
une rassurante innocuité : Mémoires, Histoire de ma vie,
Histoire de mes idées, Souvenirs, à la rigueur Confidences.
   Stendhal aussi devait être attiré par les Confessions, non
seulement parce qu'il les a tôt découvertes, mais parce qu'il
s'est lui-même beaucoup observé et analysé. Mis bout à
bout, ses écrits autobiographiques forment un ensemble
suivi : la Vie de Henry Brulard, le Journal, les Souvenirs
d'égotisme s'enchaînent et se complètent. Depuis toujours
obsédé de Rousseau(1), il peut moins que personne
escamoter l'encombrant exemple et se trouve confronté avec
la difficulté de mettre sur pied une entreprise semblable
avec une autre finalité et des moyens différents : s'observer
intus et in cute et n'être pas cependant cet «imitateur»
d'avance récusé par Rousseau dès la première ligne des
Confessions.
   En quatorze jours, du 20 juin au 4 juillet 1832, dans une
écriture spontanée, fulgurante, Stendhal vient à bout des
Souvenirs d'égotisme, consacrés à la décennie passée à Paris
de 1821 à 1830. Ces pages, il les donne pour un «examen
de conscience(2)», soulignant par là qu'il parlera de lui-
même, non par vanité, désir d'occuper le public de son
personnage ou afféterie, mais pour se scruter et apprendre à
se connaître

Ai-je tiré tout le parti possible pour mon bonheur des positions
où le hasard m'a placé pendant les neuf ans que je viens de
passer à Paris? Quel homme suis-je? Ai-je du bon sens, ai-je
du bon sens avec profondeur? Ai-je un esprit remarquable? En
vérité, je n'en sais rien. […] Je ne me connais point moi-même
et c'est ce qui autrefois, la nuit, quand j'y pense, me désole.
Suis-je bon, méchant, spirituel, bête? (SE, II, 429-431)

Une telle autoscopie contraint à parler de soi, et lui inspire


«une répugnance réelle», à moins de proposer à cet étalage
une compensation : «Le seul antidote qui puisse faire
oublier au lecteur les éternels Je que l'auteur va écrire, c'est
une parfaite sincérité» (SE, II, 431). Pour dire vrai, évacuer
la littérature, résister à la tentation de broder et d'enjoliver :
«Je plairais presque sûrement aux sots, si je prenais la peine
d'arranger ainsi quelques morceaux du présent bavardage.
Mais peut-être, écrivant ceci comme une lettre, à trente
pages par séance, à mon insu, je fais ressemblant. Or, avant
tout, je veux être vrai» (SE, II, 466). La spontanéité sera
garante de la sincérité : il ne prendra ni le temps ni le soin
de déguiser ou de corriger. Raconter son passé, c'est prendre
le risque de se complaire dans la résurrection des moments
heureux, de les exposer tout au long pour en retrouver la
saveur : «C'est ce que je ne ferai point, je sauterai le
bonheur» (SE, II, 430). Dans les Souvenirs, nulle référence
à Rousseau — sauf une peut-être, implicite : «Malgré les
malheurs de mon ambition, je ne crois point les hommes
méchants; je ne me crois point persécuté par eux» (SE, II,
431). Donc, ni justification, ni plaidoyer. Dans cette tranche
de vie, pas de tableaux, peu de récits : il a dépouillé
l'écrivain pour aider l'homme à se comprendre. Même si les
Souvenirs d'égotisme ne contiennent aucune allusion aux
Confessions, il est clair que les résolutions prisés sont
autant de déclarations de principes antirousseauistes.
   La Vie de Henry Brulard, entreprise plus ambitieuse et
plus complexe, est plus proche aussi du projet des
Confessions, puisqu'il s'agit cette fois de remonter jusqu'aux
racines de l'être pour éclairer la genèse d'une personnalité.
Rousseau s'était astreint à un travail de longue haleine; la
rédaction de Stendhal, ici encore, est rapide — de novembre
1835 à mars 1836. L'analyse l'emporte sur le récit et,
comme dans les Souvenirs d'égotisme, il se soucie peu de
correction littéraire, de ménager tableaux, pauses,
transitions, n'évite ni les digressions ni les redites : toujours
la méfiance à l'égard de la littérature. Cette fois cependant
s'impose le parallèle avec les Confessions. Stendhal admire
les mémorialistes, Retz ou Saint-Simon : il déteste «ce
jésuite de Marmontel». Il n'a pas pu lire les Mémoires
d'outre-tombe, mais il a connu les récits de voyage et la
Préface testamentaire. Cela suffit pour faire de
Chateaubriand le «roi des égotistes», dont il déteste
l'emphase mensongère et les belles phrases. À l'opposé, il
loue les autobiographies «vraies», celles de Benvenuto
Cellini et de Mme Roland(3). Ce ne sont pourtant pas
celles-ci qui l'obsèdent. Le 21 novembre 1835, deux jours
avant de commencer à rédiger, il confie au libraire
Levasseur : «J'écris maintenant un livre qui peut être une
grande sottise; c'est Mes Confessions, au style près, comme
Jean-Jacques Rousseau, avec plus de franchise(4).»
Insistant sur l'exigence de sincérité, il ajoute : «Peut-être la
franchise de ce manuscrit le rendra-t-elle trop ennuyeux
pour être publié.» Certes, la revendication de véracité fait
partie du rituel autobiographique et Rousseau, le premier,
l'avait respecté. Mais Stendhal redoute que la vérité sans
fard, le récit sans ornements soient fastidieux. Dans son
esprit, la franchise des Confessions est inversement
proportionnelle à leur séduction littéraire : vérité et
littérature sont incompatibles. On retrouve donc ses
réflexions sur le beau style propre à falsifier la pensée et à
fonder l'imposture. Il écrivait en décembre 1827 : «Tous les
écrivains qui cherchent à tromper les hommes affectent un
style rempli de pompe et d'emphase» (C, II, 131); en 1840,
dans une lettre à Balzac, il reprochera au style de Rousseau
de dire des «faussetés». Il y songe à propos de Henry
Brulard, le 14 mars 1836, quand il explique à Mme Jules
Gaulthier qu'il rédige ses souvenirs «avec moins de talent et
plus de franchise que Rousseau» (C, III, 195). Il y revient
en octobre de la même année : «J.-J. Rousseau, qui sentait
bien qu'il voulait tromper, demi-charlatan, demi-dupe,
devait donner toute son attention au style. Dom[ini]que,
bien inférieur à J[ean] Jacques] et d'ailleurs honnête
homme, donne toute son attention au fond des choses(5).»
Stendhal en est conscient, les comparaisons sont inévitables
entre son entreprise et celle du Genevois, mais il n'a
nullement «le désir d'imiter un modèle(6)»; il souhaite au
contraire se distinguer le plus possible en tenant cette
gageure de réaliser un projet à première vue identique, en
réalité différent. À l'égard de l'autobiographie rousseauiste,
il éprouve simultanément une attirance — redoutable, parce
qu'elle incite à l'imitation d'un modèle insurpassable sur le
plan littéraire — et une répulsion — féconde, parce qu'elle
le contraint à suivre d'autres voies. D'où ce paradoxe : les
modèles jugés positifs, ceux de Cellini ou de Mme Roland,
sont en définitive moins efficients que celui dont il prétend
se démarquer. Il s'était fait romancier contre La Nouvelle
Héloïse, il sera autobiographe contre les Confessions.
   L'œuvre de Rousseau déployait à la fois plusieurs projets,
distincts et pourtant liés. L'écrivain voulait se faire
connaître dans son authenticité, son texte contenait une
disculpation et une apologie. Conscient d'avoir à se situer, il
jetait des lumières sur la société de son temps, sur les divers
milieux où il avait évolué; attentif à recréer le passé en le
revivant, il tentait un essai de récupération du bonheur.
L'histoire de sa vie, contemplée avec le recul du temps,
s'organisait comme un roman à plusieurs faces —
d'apprentissage, picaresque, psychologique, sentimental —
avec scènes, intrigues, protagoniste et personnages
secondaires(7). Stendhal n'a pas, au même degré, cette
diversité, ni les mêmes motivations. Comme pour les
Souvenirs d'égotisme, il parle d'«examen de conscience(8)»,
même de «confessions» (HB, II, 547), mais il songe à une
démarche introspective, à une enquête destinée à le
renseigner sur son identité(9). Il le répète, il n'a pas le
sentiment d'être persécuté : «Je n'ai jamais eu l'idée que les
hommes fussent injustes envers moi» (HB, II, 878). Son
essai n'aura donc aucune finalité apologétique.
Fondamentalement, la divergence se situera moins sur le
plan de l'exécution où, en dépit des précautions, certaines
rencontres étaient inévitables, les deux œuvres relevant du
même genre littéraire, que sur celui de l'intentionnalité.
   Rousseau, persuadé de la réalité d'un complot, écrit ses
Confessions pour se défendre des calomnies de ses ennemis
et se justifier aux yeux de la postérité. Au-delà des traverses
d'une existence mouvementée, malgré des désordres et des
paradoxes apparents, malgré ses erreurs, voire ses méfaits,
il veut convaincre d'une unité essentielle, jamais vraiment
corrompue, procédant de sa bonté originelle. Le ton de défi
du célèbre préambule est justifié par une conscience aiguë
de sa vertu. Qui donc pourrait l'expliquer, sinon lui-même?
«Chacun ne connaît guère que soi, s'il est vrai même que
quelqu'un se connaisse(10)» (OC, I, 1148). C'est pourquoi
on ne saurait se contenter de relater des faits, non signifiants
par eux-mêmes : «J'écris moins l'histoire des événements en
eux-mêmes que celle de l'état de mon âme, à mesure qu'ils
sont arrivés» (OC, I, 1150). Rousseau est aux yeux des
autres un mystère dont Jean-Jacques a la clé. Parfois,
comme dans les Rêveries, il semble se poser la question :
«Que suis-je moi-même? Voilà ce qui me reste à chercher»
(OC, I, 995). Mais l'hésitation n'est pas de longue durée.
Etre à part, profondément singulier, Jean-Jacques s'appuie
sur une évidence : «Je sens mon cœur» (OC, I, 5). Sa
connaissance de lui-même ne procède pas de l'analyse, de
l'enquête, mais de l'intuition, fondement d'une connaissance
sûre. Il le disait déjà dans la première de ses Lettres à
Malesherbes : «Je me montrerai à vous [… ] tel que je suis
car passant ma vie avec moi je dois me connaître. […]
Personne au monde ne me connaît que moi seul» (OC, I,
1133). Il n'y a donc pas chez lui de véritable problématique
du moi : son ignorance ou son incertitude ne sauraient être
que momentanées. Aussi, observe J. Starobinski, la
réflexion de Rousseau peut partir d'un constat d'ignorance
de soi, jamais y aboutir(11).
   Il peut donc dire son cœur «transparent comme le cristal»
(OC, I, 446). S'il y a erreur dans la connaissance et la juste
compréhension, elle est le fait des autres; les Confessions
sont donc conçues pour opérer la rectification du regard
extérieur. Déclarer : «Je voudrais pouvoir en quelque façon
rendre mon âme transparente aux yeux du lecteur», c'est
être convaincu de la préexistence de cette transparence et,
en même temps, des vertus explicatives de
l'autobiographie : «Nul ne peut écrire la vie d'un homme
que lui-même. Sa manière d'être intérieure, sa véritable vie
n'est connue que de lui» (OC, I, 1149). Bien sûr, il y a les
«faux sincères», comme Montaigne attentif à se peindre
«ressemblant mais de profil» (OC, I, 1150), mais Rousseau
a la ferme intention d'offrir, pour la première fois, le portrait
d'«un homme dans toute la vérité de la nature» (OC, I, 5),
et, pour cela, de fournir au lecteur tous les faits nécessaires :
«Ce n'est pas à moi de juger de l'importance des faits, je les
dois tous dire, et lui laisser le soin de choisir» (OC, I, 175).
En réalité, les Confessions ne se borneront pas à être un
dossier pour l'instruction de son cas : elles contiendront
aussi commentaire, interprétation et plaidoyer. Elles font
apparaître «le fil de [ses] dispositions secrètes», l'auteur se
dédoublant pour rendre compte de lui-même et objectiver la
connaissance de soi. Ce sera le rôle des dialogues de
Rousseau juge de Jean-Jacques : «Il fallait nécessairement
que je disse de quel œil, si j'étais un autre, je verrais un
homme tel que je suis» (OC, I, 665).
   Rousseau procède à un dévoilement — «Voila ce que j'ai
fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus» (OC, I, 5) – dont, seul à
se connaître, il est seul capable. À ce processus de
révélation s'oppose la démarche stendhalienne,
essentiellement heuristique. L'auteur de Henry Brulard
cherche ce que l'auteur des Confessions a toujours su. Chez
l'un, les aveux d'ignorance ou d'incertitude sont aussi
nombreux que, chez l'autre, les protestations de
connaissance : «Qu'ai-je été? que suis-je? En vérité, je
serais bien embarrassé de le dire» (HB, II, 532). Détenteur
de la vérité, Jean-Jacques organise une divulgation
systématique, tout comme il avait entrepris de faire
apparaître l'homme de la nature sous «l'homme de
l'homme», produit de la socialisation; Stendhal écrit sa vie
dans l'espoir que sa vérité finira par se révéler dans l'acte
même de l'écriture : «Je devrais écrire ma vie, je saurai
peut-être enfin, quand cela sera fini dans deux ou trois ans,
ce que j'ai été, gai ou triste, homme d'esprit ou sot, homme
de courage ou peureux, et enfin au total heureux ou
malheureux» (HB, II, 533). Du questionnement surgira la
découverte : «Je cherche à atteindre cette vérité qui me fuit»
(HB, II, 548). Pour lui, l'autobiographie n'est pas portrait
puisqu'il ne connaît pas ses traits, mais recherche,
investigation(12). Difficile, d'ailleurs, et pleine d'embûches.
Stendhal reprend, sur le mode interrogatif, l'image de l'œil
utilisée par Rousseau dans les Dialogues  : «Quel oeil peut
se voir soi-même?» (HB, II, 535). Pour constater, cent
cinquante pages plus loin : «L'œil ne se voit pas lui-même»
(HB, II, 671).
   De cette différence initiale en découle une autre.
Rousseau se donne à la fois pour unique et exemplaire, il
est la pierre de touche de l'humanité authentique; Stendhal
enquête pour son propre compte, bien heureux déjà s'il
parvient à répondre aux questions qu'il se pose, et ne
prétend rien quant à la portée édifiante ou universelle de
son exploration. De là, comme dans les Souvenirs
d'égotisme, sa répugnance pour «cette effroyable quantité
de Je et de Moi» (HB, II, 533), inévitable dans ce genre de
récit où il faut «rendre compte des mouvements intérieurs
de l'âme», mais qui risque de faire «prendre l'auteur en
grippe» (HB, II, 534) et ressemble à de «l'impertinence»
(HB, II, 708). Cette exhibition égotiste ne va-t-elle pas
agacer, assommer le lecteur? Il y aurait bien un moyen de le
captiver, au moins le faire patienter : recourir aux
séductions d'un style, brosser des tableaux attachants, faire
de la littérature comme ces enchanteurs, Chateaubriand et
Rousseau, mais ce serait duper et se duper :

J'ai sans doute beaucoup de plaisir à écrire depuis une heure, et


à chercher à peindre bien juste mes sensations d'alors, mais qui
diable aura le courage de couler à fond, de lire cet amas
excessif de je et de moi? Cela me paraît puant à moi-même.
C'est là le défaut de ce genre d'écrit où, d'ailleurs, je ne puis
relever la fadeur par aucune sauce de charlatanisme. Oserais-je
ajouter : comme les confessions de Rousseau? Non, malgré
l'énorme absurdité de l'objection, l'on va encore me croire
envieux ou plutôt cherchant à établir une comparaison
effroyable par l'absurde avec le chef-d'œuvre de ce grand
écrivain (HB, II, 767-768).

Encore une fois, la sincérité procède de la spontanéité et


celle-ci, comme l'investigation honnête, est inconciliable
avec une recherche d'ornements relevant du
«charlatanisme». Stendhal récuse donc le «beau style» au
nom de sa «parfaite bonne foi» et de son «adoration pour le
vrai».
   Ces considérations débouchent enfin sur un autre
problème : celui de l'audience visée. Rousseau prend à
témoin Dieu lui-même et tous les hommes présents et à
venir; prophète de sa propre vérité, sa voix résonnera in
saecula saeculorum. Stendhal, moins ambitieux, escompte
la compréhension, moins éloignée, de quelques âmes
choisies :

Mes confessions n'existeront donc plus trente ans après avoir


été imprimées, si les je et les moi assomment trop les lecteurs;
et toutefois, j'aurai eu le plaisir de les écrire, et de faire à fond
mon examen de conscience. De plus, s'il y a succès, je cours la
chance d'être lu en 1900 par les âmes que j'aime, les Mme
Roland, les Mélanie Guilbert (HB, II, 536).

Ce public, que sera-t-il? S'estimant méconnu, incompris de


son temps, un Diderot livre son œuvre à la postérité, dont il
attend avec confiance le jugement, et c'est aussi de cette
postérité que Rousseau espère, les querelles partisanes
éteintes, la réhabilitation. Beaucoup plus moderne, Stendhal
redoute des difficultés de communication insoupçonnées de
ses prédécesseurs(13). Les modes passent, l'expression
littéraire est datée, produit d'un moment historique et social.
En 1837, il constate qu'on ne lit plus La Nouvelle Héloïse ni
les romans de Mme Cottin; il se demande si son lecteur de
1880 connaîtra Les Liaisons dangereuses, «roman fort
célèbre encore aujourd'hui» (HB, II, 593). Plus un texte
s'inscrit dans la tradition littéraire d'une époque, plus il fait
appel à une esthétique, à une rhétorique marquées, moins il
a de chances d'être immédiatement accessible aux lecteurs
d'une autre époque : le temps n'est plus où il croyait que. La
Nouvelle Héloïse ne vieillirait pas «de dix ou douze
siècles» :

J'écris ceci, sans mentir j'espère, sans me faire illusion, avec


plaisir, comme une lettre à un ami. Quelles seront les idées de
cet ami en 1880? Combien différentes des nôtres! [… ] Ceci
est nouveau pour moi : parler à des gens dont on ignore
absolument la tournure d'esprit, le genre d'éducation, les
préjugés, la religion! (HB, II, 536-537).

Pour être compris, le meilleur moyen n'est-il pas d'user d'un


langage sans apprêt, d'un style préservant avant tout la
claire expression de l'idée, rendu intemporel par le
dépouillement? Ôtez les fioritures, périssables, reste la
vérité : «Quel encouragement à être vrai, et simplement
vrai, il n'y a que cela qui tienne.» Tâche difficile, surtout
pour l'écrivain, par nature enclin à l'affabulation : «Mais
combien ne faut-il pas de précautions pour ne pas mentir!»
(HB, II, 537). Le refus de la grandiloquence et du
«charlatanisme», professé au nom d'une esthétique de
l'ellipse et de la sobriété, se renforce par l'espoir de
demeurer intelligible lorsque le temps aura modifié les
goûts et les sensibilités.
   Ces précautions prises, Stendhal peut, comme Rousseau,
s'abandonner au mouvement de l'écriture qui, peu à peu,
sollicite une mémoire rétive ou obscurcie. À mesure que le
texte se fait, le passé se désancre, les détails oubliés
reviennent à la surface : «Il est singulier de combien de
choses je me souviens depuis que j'écris ces confessions!»
(HB, II, 07). Parce qu'il n'accorde pas à sa narration le
même soin de composition, de structuration systématique
que Rousseau, Stendhal, en se relisant, multiplie les
indication à son usage personnel : «ne pas oublier… mettre
à sa place chronologique… faits à placer en leur temps, mis
ici pour ne pas l'oublier». Il justifie aussi sa mauvaise
écriture, presque illisible, par la rapidité fiévreuse d'une
rédaction qui saisit au vol les souvenirs. L'acte d'écrire
dégrippe un mécanisme rouillé et suscite en même temps
une allégresse. Les associations d'idées, les réminiscences
inattendues nourrissent ses cahiers; l'écrivain éprouve le
bonheur de voir se reconstituer ce qu'il croyait à jamais
perdu, tout en s'inquiétant d'une masse sans cesse
grossissante. Son ampleur fait que «l'idée d'être lu
s'évanouit de plus en plus». Toujours lucide, l'auteur sait
que le péril est là : céder à la tentation d'enjoliver, de narrer
avec agrément ou, comme il dit, de relever la sauce : «Qui
lirait de telles fadaises? Quel talent de peintre ne faudrait-il
pas pour les bien peindre, et j'abhorre presque également la
description de Walter Scott et l'emphase de Rousseau» (HB,
II, 833-834). On retrouve ici le double mouvement déjà
manifesté ailleurs : Stendhal ne se suppose pas le talent de
Rousseau et l'aurait-il, qu'il ne consentirait pas à s'en servir.
   Souvent il s'interroge sur l'intérêt d'une telle accumulation
de détails : «Mais que diable est-ce que cela fait au lecteur?
[…] Et cependant, si je n'approfondis pas ce caractère de
Henri, si difficile à connaître pour moi, je ne me conduis
pas en honnête auteur cherchant à dire sur son sujet tout ce
qu'il peut savoir» (HB, II, 600). Probité, mais aussi
délectation : «Je sais bien que tout ceci est trop long, mais
je m'amuse à voir reparaître ces temps primitifs» (HB, II,
652). Rousseau avait éprouvé le même besoin, recueillant
des bagatelles pour leur valeur mémorative, leur charge
affective, et demandant qu'on les lui laissât conter «le plus
longuement qu'il me sera possible, pour prolonger mon
plaisir» (OC, I, 22). Les choses n'ont pas de valeur en elles-
mêmes, mais parce qu'elles appartiennent à un passé
révolu : «Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par
cela seul qu'ils sont de ce temps-là» (OC, I, 21). Lui
reprochera-t-on des minuties oiseuses? Il répondra comme
Stendhal : «Je sais bien que le lecteur n'a pas grand besoin
de savoir tout cela; mais j'ai besoin, moi, de le lui dire»
(OC, I, 21).
   Ce besoin règne surtout dans la première partie des
Confessions — le versant lumineux. Dans une démarche
caractéristique de l'autobiographe vieillissant, Rousseau
élabore un mythe du paradis perdu, de l'enfance heureuse.
Ce mirage en rose est absent de la Vie de Henry Brulard, ou
plutôt il n'en subsiste que des lambeaux indistincts,
antérieurs à la mort de la mère. Pour Stendhal aussi, le
paradis terrestre a existé, mais il en a été expulsé plus tôt.
Au lieu de la plénitude rousseauiste, une blessure :
«Autrefois quand j'entendais parler des joies naïves de
l'enfance, des étourderies de cet âge, du bonheur de la
première jeunesse, le seul véritable de la vie, mon cœur se
serrait. Je n'ai rien connu de tout cela; et, bien plus, cet âge
a été pour moi une époque continue de malheur, et de haine,
et de désirs de vengeance toujours impuissants» (HB, II,
622-623). Alors que Rousseau édifie une Genève mythique
dont le souvenir se retrouve dans la dédicace du Discours
sur l'inégalité ou la Lettre à d'Alembert, Stendhal exècre sa
ville natale au point d'éviter de la nommer(14). L'un et
l'autre en seront pour leur appréciation subjective : Stendhal
apprendra avec surprise, à Milan, que bien des gens tenaient
Grenoble pour une cité pleine d'agréments, Rousseau devra
déchanter sur Genève à l'époque d'Emile et du Contrat
social. À l'égard du mythe du temps perdu, Henry Brulard
est une sorte d'anti-Confessions. Aux yeux de Rousseau, le
temps est fatalement entropie, dégradation du bonheur :
«Ma mémoire, qui me retrace uniquement les objets
agréables, est l'heureux contrepoids de mon imagination
effarouchée, qui ne me fait prévoir que de cruels avenirs»
(OC, I, 278). Du reste, la tonalité des Confessions ne cesse
de s'assombrir au fil des livres, et l'œuvre s'interrompt dans
un silence sinistre, lourd de menaces. Au contraire, la Vie
de Henry Brulard est tendue vers le futur : le héros émerge
lentement d'un puits de ténèbres pour monter vers la
lumière. D'abord Paris, la délivrance, puis Milan, le
bonheur. Toutes deux fondées sur un mythe, les deux
œuvres vont en sens inverse. Chez Stendhal, dit très
justement Béatrice Didier(15), il n'y a pas nostalgie de
l'Eden, mais aspiration à la Terre Promise.
   Comme Rousseau cependant, Stendhal n'ignore pas
l'importance de l'enfance, heureuse ou non, et n'hésite pas à
rapporter les «torts puérils» et les «bêtises» dédaignés par
George Sand. Jean-Jacques lui-même avait parfois reculé
devant la crainte d'ennuyer, tout en pressentant la valeur
littéraire et psychologique de ces bêtises : «Si je ne sentais
la difficulté de faire supporter tant de détails puérils, que
d'exemples ne donnerais-je pas de la force qu'ont souvent
les moindres faits de l'enfance» (OC, I, 1157). Cherchant à
se saisir dans un mouvement récapitulatif de synthèse du
moi(16), l'autobiographe se penche sur la genèse de sa
personnalité. La recherche des racines est d'autant plus
importante que, retraçant leur évolution, les deux hommes
sont tentés de reconnaître en eux une permanence: bien
connaître leur état passé, c'est connaître leur présent, car ils
ont peu varié — du moins le croient-ils sur la foi de la
vision rétrospective. Rousseau le dit, l'homme est déjà dans
l'enfant :

J'ai promis de me peindre tel que je suis et pour me connaître


dans mon age avancé, il faut m'avoir bien connu dans ma
jeunesse. […] Il y a une certaine succession d'affections et
d'idées qui modifient celles qui les suivent et qu'il faut
connaître pour en bien juger. Je m'applique à bien développer
par tout les premières causes pour faire sentir l'enchaînement
des effets (OC, 1, 174-175).

Son caractère a pu subir des variations, des modulations,


mais l'essentiel est demeuré constant, et Jean Jacques se
sent «toujours le même dans tous les temps» (OC, I, 272).
Ce sentiment n'est pas étranger à Stendhal, à qui il arrive
d'assurer : «Il y a 42 ans, j'allais à la chasse du bonheur
précisément comme aujourd'hui; en d'autres termes plus
communs : mon caractère était absolument le même
qu'aujourd'hui» (HB, II, 635); ou encore : «Tel j'étais en
1799, tel je suis encore en 1836» (HB, II, 877). L'analyse, il
est vrai, fait parfois vaciller cette illusion psychologique :
«Pour parvenir à la vérité il faut mettre quatre dièses à mes
expressions. Je les rends avec la froideur et les sens amortis
par l'expérience d'un homme de quarante ans» (HB, II, 854).
Même s'il ne songe pas à se disculper ni à faire son
apologie, Stendhal n'échappe pas à la tentation de conférer à
sa vie une signification(17), c'est-à-dire d'organiser en
destin la contiguïté sérielle des faits. Moins cependant que
Rousseau, l'homme à la mauvaise étoile : «Tout concourt à
l'œuvre de la destinée quand elle appelle un homme au
malheur» (OC, I, 525). Stendhal doit au moins à ses maîtres
matérialistes d'accorder plus d'importance au hasard, au
caprice des événements fortuits(18). Mais tous deux isolent
clairement les moments déterminants de leur passé, les faits
qui ont formé leur être. Ils remontent très haut chez
Rousseau puisque, dit-il, «ma naissance fut le premier de
mes malheurs» (OC, I, 7), et l'on se rappelle le célèbre
épisode du peigne brisé, «terme de la sérénité de ma vie
enfantine» (OC, I, 20), ou l'illumination de Vincennes,
début de sa carrière littéraire : «dès cet instant je fus perdu»
(OC, I, 351). Les Confessions font souvent appel à ces «ici
commence…», forme de ponctuation dramatique soulignant
la prise de conscience d'un tournant décisif. On retrouve ces
éléments dans Henry Brulard. Stendhal tombe sous la férule
d'un premier maître : «Ici commencent mes malheurs» (HB,
II, 555); il perd sa mère : «là commence ma vie morale»
(HB, II, 556); il est puni pour avoir fait tomber un couteau :
«de cette époque date mon horreur pour la religion» (HB, II,
552), etc.
   Cette tentation de découvrir un sens, un fil conducteur,
n'empêche pas Stendhal de prendre garde à l'abus de
reconstruction auquel s'abandonne Rousseau. Le risque est
de faire de sa vie une histoire dont le protagoniste — et
pour cause — en sait autant que l'auteur. À chaque page
guettée par le roman, l'autobiographie, une fois envahie par
ses procédés et ses prestiges, devient suspecte d'infidélité.
Sans cesse la mémoire, instrument de recherche de la vérité,
est sur le point de céder le pas à l'imagination aux intrusions
ruineuses pour la sincérité(19). Toute expérience vécue est
transformée par l'écriture, la nécessaire simplification du
récit produit un sens, la formalisation du souvenir crée des
épisodes, une intrigue là où il n'y avait qu'un
enchevêtrement de faits, le style fige et embellit: le
romanesque n'est plus loin.
   Rousseau ne l'a pas évité. Parce qu'il veut se justifier et
offrir de lui-même une image correcte, il lui faut convaincre
et émouvoir, au risque de se prendre au piège de son propre
pouvoir affabulateur. Il ne résiste pas, pour son propre
plaisir, à rendre le réel plus beau, plus touchant, donc à
retoucher le souvenir. Son style et ses nombreuses variantes
attestent un souci d'artiste plus que de mémorialiste; à
propos de la première partie, il écrit : «Tous les souvenirs
que j'avais à me rappeler étaient autant de nouvelles
jouissances. J'y revenais sans cesse avec un nouveau plaisir,
et je pouvais tourner mes descriptions sans gêne jusqu'à ce
que j'en fusse content» (OC, I, 279). L'écrivain trouve son
compte à polir les phrases, à soigner les descriptions, à
recomposer ses discours, mais il quitte le registre du vrai.
On est loin de Stendhal rédigeant à la hâte au point de gâter
son écriture. Découvre-t-il des lacunes dans la continuité de
ses souvenirs, Jean Jacques supplée aux défaillances de sa
mémoire : «Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et
s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce
n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon
défaut de mémoire» (OC, 1,5). Poésie ou vérité? Dans la
quatrième Rêverie, il revient de manière assez confuse sur
ces «ornements», expliquant qu'ils naissaient du bonheur
d'écrire, de revivre des moments délicieux; les Confessions
sont véridiques, même s'il leur arrive de dire les choses
«comme il me semblait qu'elles avaient dû être, comme
elles avaient été peut être en effet» (OC, I, 1035). Il peut
donc assurer : «J'ai souvent débité bien des fables, mais j'ai
très rarement menti» (OC, I, 1038). Ce n'est pas inexact,
dans la mesure où le mythe même fait partie de sa vérité
intérieure, mais Rousseau se sent malgré tout assez mal à
l'aise pour avouer : «Quand entraîné par le plaisir d'écrire
j'ajoutais à des choses réelles des ornements inventés j'avais
[… ] tort […] parce que orner la vérité par des fables c'est
en effet la défigurer» (OC, I, 1038). C'est l'avis de Stendhal,
et l'on voit pourquoi Rousseau est à ses yeux à la fois
«charlatan» et première «dupe» de son système. L'amour du
vrai se concilie mal avec l'amour de l'art, l'homme de lettres
est l'ennemi du mémorialiste. Du reste, il n'y a pas que les
additions à la vérité, il y a aussi la manière de la dire. Un
ensemble de procédés stylistiques vient soutenir et
orchestrer le discours — rythmes, métaphores, symbolisme,
redondances, choix de termes à résonances affectives, etc.
(20). Le défaut de Rousseau, disait Stendhal, c'est
l'«exagération», désignant ainsi le puissant appareil de
survalorisation toujours à l'œuvre dans sa prose. Les
Confessions insistent sur une absolue liberté de l'écriture
apparemment garante de la vérité du fond :

Si je veux faire un ouvrage écrit avec soin comme les autres, je


ne me peindrai pas, je me farderai. […] Je prends donc mon
parti sur le style comme sur les choses. Je ne m'attacherai point
à le rendre uniforme; j'aurai toujours celui qui me viendra, j'en
changerai selon mon humeur sans scrupule, […] sans
m'embarrasser de la bigarrure. […] Mon style inégal et naturel,
tantôt rapide et tantôt diffus, tantôt sage et tantôt fou, tantôt
grave et tantôt gai fera lui-même partie de mon histoire (OC, I,
1154).

Admirable laisser-aller contrôlé, qui est aussi le comble de


l'art. Pour Stendhal, une telle narration peut être sincère,
mais est-elle vraie? Elle convient à l'homme qui couche sur
le papier ce qu'il pense être la vérité; convient-elle à celui
qui la cherche et doit se défier de ce qui pourrait la falsifier
à ses propres yeux?
   La Vie de Henry Brulard doit donc se constituer contre le
modèle rousseauiste. Le scandale des Confessions, pour
Stendhal, ne réside pas dans le récit de «puérilités», ni dans
les aveux embarrassants ou la mise en cause de tiers, mais
dans l'irruption de l'art dans le registre du vrai, «coup de
pistolet» pour le moins aussi incongru, selon sa formule
fameuse, que l'intrusion de la politique dans un roman. Il
reprend donc l'image déjà utilisée dans les Souvenirs
d'égotisme : «J'écris ceci, sans mentir j'espère, sans me faire
illusion, avec plaisir, comme une lettre à un ami» (HB, II,
536). Avant tout, bannir l'éloquence : «J'aime mieux
manquer quelque trait vrai que de tomber dans l'exécrable
défaut de faire de la déclamation comme c'est l'usage» (HB,
Il, 937). Plutôt la sécheresse : «Je cherche à détruire le
charme, le dazling des événements, en les considérant ainsi
militairement. C'est ma seule ressource pour arriver au vrai»
(HB, II, 544). C'est renouer avec la tradition vive et
primesautière, avec le naturel et l'imprévu de
Montaigne(21). Stendhal reste attentif au pernicieux
exemple de Rousseau quand il refuse l'organisation
concertée, l'architecture équilibrée, l'orchestration
magistrale. À la belle phrase, à l'élan soutenu des
développements lyriques ou oratoires, il substitue une
esthétique du fragment et de la digression, une écriture de la
rupture(22), un peu semblables à celles qu'il admire chez
Pascal. D'où les «je me laisse emporter», «je m'égare
encore» et même la tentation de remplacer tous ces
«bavardages» par une notice impersonnelle (HB, II, 534).
Après une page de préambule, Rousseau, imbu de
l'importance de son propos, attaque sur le ton d'un Saint-
Simon : «Je suis né à Genève en 1712…» Stendhal a rempli
déjà deux chapitres de «considérations générales» et de
digressions, quand il annonce ironiquement, à la manière de
Tristram Shandy : «Je vais naître.» C'est en la comparant
aux Confessions ou aux Mémoires d'outre-tombe qu'on a pu
souvent tenir la Vie de Henry Brulard pour une ébauche, un
simple brouillon très éloigné de sa forme définitive. Sa vie
apparaît à Stendhal comme un vieux manuscrit où
manqueraient des mots effacés par le temps et qu'un éditeur
scrupuleux s'interdit de restituer à sa guise. Amateur d'art, il
utilise une autre comparaison :

À côté des images les plus claires je trouve des manques dans
ce souvenir, c'est comme une fresque dont de grands morceaux
seraient tombés. […] L'action d'écrire ma vie m'en fait
apparaître de grands lambeaux (HB, II, 644).

Il donnera ce qui reste, quitte à être imprécis, approximatif,


mais, à la différence de Rousseau soucieux de préserver la
continuité sans ruptures, il ne tentera ni de compléter, ni de
restaurer la fresque.
   Tout ne sera donc pas dit. Du reste, Rousseau non plus ne
dit pas tout, non seulement à cause des insuffisances de sa
mémoire, puisqu'il lui arrive d'y remédier, mais parce qu'il
opère un choix dans ses souvenirs, reconstruisant ainsi la
réalité à la fois pour composer l'image qu'il veut donner de
lui-même et pour rendre son récit attrayant(23). Il pourrait,
s'il voulait, raconter tant d'anecdotes de l'heureux temps de
Bossey : Cinq ou six surtout… composons. Je vous fais
grâce des cinq, mais j'en veux une, une seule» (OC, I, 22).
Ce sera la fameuse histoire du noyer de la terrasse.
L'intégralité des aveux est subordonnée à une finalité
esthétique. Peut-on tout dire, en vrac? Aussi bien une
autobiographie vraiment complète, à la supposer possible,
serait illisible : comme pour un roman, les faits doivent
passer au crible. Stendhal le sait et il se livre à l'inévitable
tri, par exemple à propos de la mort du pauvre Lambert :
«Je pourrais remplir encore cinq ou six pages de souvenirs
clairs qui me restent de cette grande douleur» (HB, II, 676).
Ne rien ajouter à la fresque, mais parfois retrancher, pour ne
pas ennuyer et parce que tout et vrai ne sont pas
synonymes. Véracité forcément relative d'ailleurs, car la
mémoire peut tromper, égarer la bonne foi : Je m'interroge
depuis une heure pour savoir si cette scène est bien vraie,
réelle» (HB, II, 645). La question n'avait pas échappé à
Rousseau :

Je n'ai qu'un guide fidèle sur lequel je puisse compter; c'est la


chaîne des sentiments qui ont marqué la succession de mon
être. […] je puis faire des omissions dans les faits, des
transpositions, des erreurs de dates; mais je ne puis me tromper
sur ce que j'ai senti. [… ] C'est l'histoire de mon âme que j ai
promise (OC, I, 278).

Vérité intérieure, mémoire affective. Stendhal le rejoint là-


dessus : «Je n'ai de prétention à la véracité qu'en ce qui
touche mes sentiments; quant aux faits, j'ai toujours eu peu
de mémoire» (HB, II, 640); ou encore : «Je ne prétends pas
peindre les choses en elles-mêmes, mais seulement leur
effet sur moi» (HB, II, 671). Comme chez Rousseau,
l'affectivité rend compte de la vivacité de certains souvenirs
malheureux (les humiliations, les injustices, ses révoltes,
Grenoble, Séraphie, Raillane) ou heureux (la lecture de Don
Quichotte, Mlle Kubly, le Saint-Bernard, Ivrée et Cimarosa,
etc. ).
   Accusé par Stendhal d'avoir fait du roman, Rousseau ne
s'était pas privé d'adresser le même reproche à ses
prédécesseurs, coupables d'avoir davantage imaginé que
relaté et d'avoir contrevenu, par souci de littérature, à
l'exigence de vérité :

Je ne connais jusqu'ici nul autre homme qui ait osé faire ce que
je me propose. Des histoires, des vies, des portraits, des
caractères! Qu'est-ce que tout cela? Des romans ingénieux
bâtis sur quelques actes extérieurs, sur quelques discours qui
s'y rapportent, sur de subtiles conjectures où l'Auteur cherche
bien plus à briller lui-même qu'à trouver la vérité. On saisit les
traits saillants d'un caractère, on les lie par des traits
d'invention, et pourvu que le tout fasse une physionomie,
n'importe qu'elle ressemble? (OC, I, 1149).

Par leur structure, leur organisation, leurs procédés, les


Confessions relèvent pourtant du genre romanesque.
Rousseau ne se présente-t-il pas lui-même en héros de
roman, en être «singulier», «unique» par ses passions et ses
malheurs, poursuivi par la fatalité comme un nouveau
Cleveland? L'œuvre contient d'ailleurs plusieurs romans:
picaresque, sentimental, d'apprentissage, de mœurs. Comme
un romancier, Jean-Jacques se préoccupe de «rendre [ses]
narrations intéressantes» (OC, I, 1151), c'est-à-dire de
captiver un lecteur jamais perdu de vue : scènes, discours,
dramatisation des épisodes, transitions, portraits,
descriptions concourent à composer un récit passionnant.
   Si Rousseau accueille le romanesque avec complaisance,
Stendhal au contraire fait un effort remarquable pour
«fonder la spécificité de l'autobiographie par rapport au
roman(24)» et Henry Brulard compte sans doute parmi les
moins romanesques des autobiographies. Ce qui ne signifie
pas qu'il échappe à sa sphère d'influence, tout simplement
parce qu'il n'y a pas de différence essentielle entre le roman
et l'autobiographie, celle-ci apparaissant volontiers comme
un cas particulier du roman. B. Didier a pu montrer dans la
Vie de Henry Brulard tout un jeu de l'intertextualité où le
récit de la vie est sous-tendu par un tissu de références à des
lectures romanesques. Malgré sa peur, cent fois dite, de
verser dans le roman, il était impossible à Stendhal, à moins
de se confiner dans le procès-verbal, d'évacuer toute
stratégie romanesque. Quelle que soit sa bonne volonté,
l'autobiographe ne peut éviter de se traiter en protagoniste
ni de songer à un lecteur potentiel. Stendhal a conscience de
la proximité des deux genres. Le lecteur, dit-il, s'irritera de
la prolifération des je et des moi parce que moi, Henry
Brulard, j'écris ma propre vie. Imaginons que moi, Henry
Brulard, j'aie écrit sur la page de titre : Vie de Henry
Bernard; alors «ce livre ne serait plus comme le Vicaire de
Wakefield (son émule en innocence), qu'un roman écrit à la
première personne» (HB, II, 807). C'est dire que toute la
différence repose en effet sur le «pacte autobiographique»
défini par Philippe Lejeune.
   Il serait donc aisé d'énumérer des procédés communs aux
deux écrivains. Comme Rousseau, Stendhal pratique les
portraits, nombreux et divers dans leur technique pour
éviter la monotonie. Pour le docteur Gagnon (HB, II, 553),
au portrait social (docteur à la mode parmi les dames) et
intellectuel (lecteur d'Hippocrate et d'Horace), il mêle les
détails concrets composant une silhouette presque
balzacienne (ses rhumatismes, sa perruque poudrée ronde,
son chapeau triangulaire, sa petite canne à pomme en racine
de buis). Pour d'autres, l'aspect extérieur est évoqué en
quelques traits, mais la caractérisation morale est plus
développée. L'abbé Chélan est «un petit homme maigre,
tout nerfs, tout feu, pétillant d'esprit» (HB, II, 581), dont le
caractère est fixé par une anecdote sur la messe; de
Chérubin, on saura qu'il était «excessivement ridé et laid»
(HB, II, 596), de Raillane qu'il était «petit, maigre, très
pincé, le teint vert, l'œil faux avec un sourire abominable»
(HB, II, 598); Dubois-Fontanelle est condensé dans un
aperçu biographique; Mlle Kubly «était une jeune femme
mince, assez grande, avec un nez aquilin, jolie, svelte, bien
faite, [… ] un visage sérieux et souvent mélancolique» (HB,
II, 761), mais, à son propos, Stendhal s'attarde surtout sur
ses propres émotions. Il y a des scènes, comme celle de la
morsure et du couteau tombé (HB, II, 563)… Stendhal fait
au romanesque d'inévitables concessions, mais son
originalité consiste à se tenir sur ses gardes, à les limiter et à
ne jamais lâcher la bride à son imagination; l'exemple de
Rousseau joue le rôle d'un utile garde-fou.
   Plaidoyer et justification, les Confessions contenaient ex
officio un dialogue implicite avec le lecteur-juge, très
visible dans l'emploi de procédés du langage oratoire.
D'implicite, il devient explicite : Rousseau amorce parfois
une sorte de conversation, lance des apostrophes à son
lecteur, l'invite à la prudence, prévient des objections.
Stendhal aussi tient compte de son lecteur potentiel,
dialogue avec lui, l'interpelle(25) : «Non, mon lecteur… Il
faut que vous … … Quelle patience il vous faudra, ô mon
lecteur! … Le lecteur me croira-t-il... Le lecteur peut se
rassurer… Excusez cette longue parenthèse, ô lecteur de
1880.» La simple lettre à un ami prend alors d'autres
allures. En outre, Stendhal écrit en effet très vite, sans se
corriger, pour ne pas perdre son élan et conserver à son
texte la spontanéité qui garantit sa vérité. Mais quand il se
relit, il n'est plus aussi indifférent aux questions esthétiques,
ses notes marginales le montrent. Il songe à revoir l'ordre, la
construction des épisodes, ou à préparer l'intérêt : «Style.
Ordre des idées. Préparer l'attention par quelques mots en
passant» (HB, II, 571); il s'interroge sur l'effet produit :
«Cette queue savante fait-elle bien? (HB, II, 583); contre
son intention première, il constate qu'il lui faudra travailler
et transcrire certains morceaux (HB, II, 658), voire même,
comme il disait, relever la sauce : «la fadeur de l'amour de
Kubly doit être relevée par une pensée plus substantielle»
(HB, II, 768); changer de place ou élaguer certains épisodes
(HB, II, 763); prévoir des développements (HB, II, 703);
préparer un ensemble structuré : «Plan : établir les époques,
couvrir la toile, puis, en relisant ajouter les souvenirs» (HB,
II, 963); revoir l'équilibre des chapitres (HB, II, 962-963). Il
s'en rend compte, le roman le guette : «Voici, annonce-t-il,
les grandes divisions de mon conte» (HB, II, 540). Il pense
à des sous-titres : «Roman imité du Vicaire de Wakefield»,
«roman moral», «roman à détail s» (HB, II, 961-962). Bien
entendu, Stendhal ironise, mais ces observations sont
significatives. Pratiquant le dédoublement, il lui arrive de se
traiter, comme Rousseau, en héros de roman à Paris, à
Milan, il s'attend aux aventures amoureuses les plus
invraisemblables, s'imagine jouant dans les salons les Saint-
Preux ou les Valmont, feint de voir avec les yeux d'un
enfant, se traite avec ironie. À diverses occasions, il se met
en garde, quand le trouble le sollicite ou quand il risque de
développer gratuitement, d'enjoliver : «Je ferais du roman si
je voulais noter ici l'impression que me firent les choses de
Paris» (HB, II, 926); ou, à propos de sa présence à la
bataille du Tessin : «Je n'en dis pas davantage, de peur de
faire du roman» (HB, II, 952).
   La sollicitation romanesque intervient surtout lorsqu'il
s'agit d'exprimer les émotions ressenties, de reconstituer les
moments heureux. Magicien de l'écriture, Rousseau a lui-
même rencontré l'insurmontable difficulté de faire partager
au lecteur ses bonheurs les plus intenses. Presque toujours,
il a le sentiment que ses meilleures restitutions sont à peine
de pâles reflets de ce qu'il a éprouvé et, en dépit de son art,
il prend conscience du problème de la communication et
des limites du langage. Il s'avoue incapable d'expliquer à
Malesherbes ce qu'il a vu et senti lors de l'illumination de
Vincennes : «Oh Monsieur si j'avais jamais pu écrire le
quart de ce que j'ai vu et senti sous cet arbre…» (OC,
1,1135). Toute son oeuvre, à laquelle on a trouvé tant de
mérites, n'a pourtant été qu'une médiocre copie de cette
éblouissante révélation. Souvent, dans les Confessions, il se
heurte à l'insuffisance, à la pauvreté de l'assemblage de
mots inaptes à restituer le vécu et constate que nul art
d'écrire n'est à la mesure de la complexité de la vie
psychologique. Donc, rien ne peindra jamais», une telle
sensation «ne se peut décrire», elle est «inexprimable(26)».
Indignation intraduisible de la découverte de l'injustice : «Je
ne me sens pas capable de démêler, de suivre, la moindre
trace de ce qui se passait alors en moi» (OC, 1,19). Cette
impuissance se manifeste davantage encore dans la
description du bonheur, non seulement à cause de la
difficulté de rendre son intensité, mais parce qu'il est fait
d'une foule de détails insignifiants en eux-mêmes; saisi,
pétrifié dans l'écriture, il se décolore : «Le vrai bonheur ne
se décrit pas, il se sent, et se sent d'autant mieux qu'il peut
le moins se décrire» (OC, 1, 236); les petits repas à la
fenêtre, auprès de Thérèse, laissent le souvenir d'un bien-
être si simple qu'il en est indescriptible : «Je l'ai toujours dit
et senti, la véritable jouissance ne se décrit point» (OC, I,
354). Il lui arrive d'essayer, par exemple pour le séjour aux
Charmettes, mais il s'enlise dans la répétition, le
balbutiement :

Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles, je


pourrais le décrire et le rendre, en quelque façon : mais
comment dire ce qui n'était ni dit, ni fait, ni pensé même, mais
goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d'autre objet de
mon bonheur que ce sentiment même. Je me levais avec le
soleil et j'étais heureux; je me promenais et j'étais heureux, je
voyais maman et j'étais heureux, je parcourais les bois, les
coteaux, j'errais dans les vallons, je lisais, j'étais oisif, je
travaillais au jardin, je cueillais les fruits, j'aidais au ménage, et
le bonheur me suivait par tout; il n'était dans aucune chose
assignable, il était tout en moi-même, il ne pouvoir me quitter
un seul instant (OC, 1,225-226).

Le bonheur est plus et autre chose que la somme des


fragments qui le constituent. Au mieux peut-il, comme ici,
être traduit par la musique et le rythme. Dire le bonheur,
c'est le ternir, le trivialiser par l'inévitable médiation d'un
langage indigent.
   Tous les autobiographes ont vécu cet échec de la
traduction de l'état d'âme, cette impossibilité de la
communication qui peuvent conduire à l'arrêt pur et simple
de l'écriture et condamnent au moins à l'élision ou à
l'ellipse(27). Stendhal l'a observé, on n'enferme pas le
bonheur dans les mots : «Souvent on gâte le plaisir en le
décrivant» (J, 1, 459); «Souvent je troublerais mon bonheur
en cherchant à le décrire» (J, 1, 470); «Je sais bien le secret
du plaisir que j'ai goûté, mais je ne le dirai pas pour ne pas
le ternir» (J, 1, 574); «Je n'écris pas de journal quand je suis
heureux; cette analyse indiscrète nuit au bonheur» (J, 1,
827); «On gâte le bonheur en le décrivant» (J, 1, 884)…
Cette conviction, maintes fois exprimée dans le Journal,
reparaît dans les Souvenirs d'égotisme, où Stendhal se
promet de «sauter le bonheur», et se retrouvera dans
l'autobiographie.
   L'effort de dire le bonheur, de l'emprisonner dans les
circuits de la communication peut donc, si l'intensité de la
reviviscence est assez forte, mener à la paralysie, à
l'impuissance, au fiasco littéraire. Cette constatation invite à
chercher les raisons de l'inachèvement de la Vie de Henry
Brulard.
   L'ennui l'accable. Stendhal écrit en octobre 1834 :
«Faudra-t-il vivre et mourir ainsi sur ce rivage solitaire?
J'en ai peur» (C, II, 711). Auprès de son ami Domenico
Fiore, il se plaint de la monotonie de son existence, de sa
santé, de son âge, de la chaleur : «Je crève d'ennui. […]
Quoi! vieillir à Civita-Vecchia! ou même à Rome!J'ai tant
vu le soleil» (C, II,718). Il rêve au climat du nord, aux
salons, aux conversations spirituelles, à la joie d'écrire des
romans dans un grenier, à Paris. Le 15 février 1836,
alléguant «le retour continuel de la fièvre», il a demandé au
duc de Broglie un congé (C, III,170). La réponse est enfin
arrivée, le 26 mars, et il note sur son manuscrit de Henry
Brulard : «Annonce du congé for Lutèce. L'imagination
vole ailleurs; ce travail en est interrompu» (HB, II, 959). Il
est tentant d'en conclure que le congé rend compte de
l'interruption; pris ensuite par d'autres préoccupations,
l'écrivain, une fois l'élan brisé, n'est plus revenu à l'histoire
de sa vie(28). Jean Sgard l'a fait remarquer, cette raison
n'est pas tout à fait convaincante(29). En effet, Stendhal
rédige le XLVIe chapitre, Milan, le 15 mars et ajoute
l'explicit le 17; à plusieurs reprises, entre le 17 et le 26, il
revoit son texte, notamment le 22 et le 23, où il récrit ou
complète certains passages. Lancé comme toujours dans
une rédaction rapide, il a disposé de neuf jours pour la
poursuivre: l'annonce du congé n'est donc pas la cause de
l'interruption.
   On peut aussi, à la suite de R.N.Coe(30), soutenir qu'en
dépit des apparences, Henry Brulard est bel et bien une
oeuvre achevée mais, dans son intention, très différente des
Confessions. Chez Rousseau, le récit de l'enfance et de
l'adolescence représente seulement une partie d'un projet
plus vaste. Soulignant la continuité de son être, décrivant un
développement progressif, l'écrivain ne perçoit pas comme
une rupture le passage à l'âge adulte et même hésite sur le
moment où situer «le terme de sa jeunesse». Stendhal au
contraire sait exactement quand elle prend fin, quand il
devient un autre : devant Milan. En quelques jours, la
métamorphose s'est accomplie, l'enfant est devenu un
homme. La Vie est donc un ensemble cohérent, un tout en
soi, non une introduction, et Stendhal s'interrompt quand il
en prend conscience, même s'il comptait, à l'origine, aller
plus loin. Soit, mais cela n'explique pas la rupture abrupte,
au milieu du chapitre, ni pourquoi Stendhal aurait renoncé à
raconter aussi l'histoire de l'adulte qu'il était soudain
devenu.
   On peut encore suggérer que l'inachèvement procède, non
d'une découverte ou d'une volonté déterminée, mais de la
nature même de l'œuvre. L'absence d'ordre, de structure
concertée, perceptible dans tout le récit, le refus de corriger,
d'entreprendre les vastes refontes parfois annoncées
s'expliqueraient par la crainte de détruire la vérité de
l'entreprise autobiographique en brisant le flux de l'écriture
et son rythme. Ce rythme est celui, non de l'écrit achevé et
orchestré, mais du discontinu, de l'improvisation et du
fragment. Œuvre ouverte et non close, Henry Brulard fraye
des voies radicalement neuves et modernes, parce que
l'inachèvement autorise le lecteur à une participation
beaucoup plus active et ne l'enferme pas dans les
contraintes d'un système prédéterminé(31).
   Stendhal, enfin, n'a-t-il pas dit cent fois son impuissance à
décrire le bonheur? Longtemps il a pu biaiser, mais Milan
l'accule à raconter son ravissement, à faire le roman du
sentiment ou à renoncer. Cette fois, il doit s'avouer vaincu.
C'est en effet ce qui ressort du texte : «Je suis comme un
peintre qui n'a plus le courage de peindre un coin de son
tableau. […] En honnête homme qui abhorre d'exagérer, je
ne sais comment faire» (HB, II, 958). Le texte s'interrompt
là mais, deux jours plus tard, Stendhal ajoute une brève
citation des Considérations sur la langue française de
Villemain, apparemment sans rapport avec ce qui précède.
Très ingénieusement, Jean Sgard a fait voir comment ces
quelques lignes sur l'originalité des peuples recoupent à
point nommé les inquiétudes de Stendhal réduit au silence à
la fois par l'anémie de la langue, par la conscience du
ridicule qui, dans la société moderne, affecte le langage du
cœur, par sa propre incapacité à dire le bonheur sans
renoncer au naturel(32). L'œuvre est donc bien achevée,
non parce que Stendhal a atteint le seuil de sa vie d'homme
ou parce qu'elle obéit à son rythme propre en demeurant
ouverte, mais par l'impossibilité d'aller au-delà : raconter le
bonheur est un défi que l'autobiographe a vraiment tenté de
relever, et la réflexion de Villemain a fourni une assise
théorique, une motivation objective, «scientifique», à son
blocage personnel.
   L'aveu de la défaite, l'impossibilité reconnue de regarder
le soleil en face rendent donc compte de l'inachèvement de
la Vie de Henry Brulard. Reste à se demander dans quelle
mesure le refus de poursuivre peut être lié aussi au souvenir
de Rousseau, à la hantise de ne pas recommencer des
Confessions, de ne pas répéter les «faussetés», «la pompe et
l'emphase». En effet, l'inquiétude de ne pas venir à bout de
la tâche sans verser dans le romanesque s'exprime à
plusieurs reprises dans l'ouvrage, en particulier lorsque
Stendhal doit relater un moment heureux et, chaque fois,
Rousseau est présent à son esprit.
   Un premier bonheur illumine l'enfance morose. Vers 1790
ou 1791, Stendhal fait aux Echelles, village dans le massif
de la Chartreuse, un voyage auquel, contre son habitude, il
consacre plusieurs pages. Le séjour ménage une délicieuse
parenthèse dans sa triste existence; il oublie Séraphie, son
père et la rue des Vieux-Jésuites : «Ce fut comme un séjour
dans le ciel : tout y fut ravissant pour moi. […] Ce fut un
bonheur subit, complet, parfait» (HB, II, 658). Rapporté
dans une tonalité nettement rousseauiste, l'épisode est un
peu l'équivalent de la fameuse journée des cerises, au livre
IV des Confessions : «monté sur un âne», l'enfant participe
à «une fête charmante avec des gâteaux et du lait», dans une
«maison délicieuse… quartier général de la gaieté», et
s'éprend même d'une «demoiselle». Climat de fête et
d'innocence, parties folâtres et bon enfant, journées simples
et radieuses. Stendhal peut récuser le pathos et la
sentimentalité de Rousseau, il n'en est pas moins sensible à
son évocation d'un monde où subsistent l'authenticité et
l'émotion : il revoit l'aventure des Echelles à travers les
Confessions. En vivant ces instants, le petit Beyle était, sans
le savoir, en pleine littérature; le consul de Civitavecchia,
lui, le sait. Rentré à Grenoble, l'enfant procédera d'ailleurs à
la manière de Jean Jacques en peuplant ces lieux enchantés
des «êtres selon son cœur» échappés de ses lectures : «Sous
les bois de Berland je plaçai les scènes de l'Arioste […],
tous les enchantements d'Ismen de la Jérusalem délivrée»
(HB, II, 666-667).
   Le récit de Stendhal demeure certes moins élaboré que
ceux de Rousseau, mais on ne saurait s'y tromper : le
bonheur des Echelles, c'est un morceau des Confessions
enchâssé dans la Vie de Henry Brulard. Du reste le climat,
le coloris rousseauiste ne sont pas tout : les Confessions
sont expressément associées à la narration. La gentille tante
Camille ne se rend-elle pas souvent à Chambéry, tout
proche? En outre, «elle ressemble beaucoup à ces
charmantes femmes de Chambéry [… ] si bien peintes par
J.-J. Rousseau (Confessions)» (HB, II, 659). C'est même le
cas, à la réflexion, de tous les habitants du bourg : «J'ai
quelques années après retrouvé trait pour trait le portrait de
ces bonnes gens dans les Confessions de Rousseau, à
l'article Chambéry» (HB, II, 660).
   Or c'est à propos de cette scène rousseauiste que Stendhal
envisage de renoncer à son entreprise par impuissance à
rendre ce vécu sans concessions au romanesque, à
l'idéalisation rétrospective :

Je ne sais si je renoncerai pas à ce travail. Je ne pourrais, ce me


semble, peindre ce bonheur ravissant, pur, frais, divin, que par
l'énumération des maux dont il était l'absence complète. Or ce
doit être une triste façon de rendre le bonheur (HB, II, 658).

Il y insiste avec inquiétude : cette première évocation du


bonheur lui fait pressentir son projet menacé. Dès
maintenant, plus de trente chapitres avant d'y parvenir, il
prévoit la difficulté insurmontable de dire sa félicité de
Milan :

Ici déjà les phrases me manquent; il faudra que je travaille et


transcrive ces morceaux, comme il m'arrivera plus tard pour
mon séjour à Milan. Où trouver des mots pour peindre le
bonheur parfait goûté avec délices et sans satiété par une âme
sensible jusqu'à l'anéantissement et la folie? [… ] Tout fut
sensations exquises et poignantes de bonheur dans ce voyage,
sur lequel je pourrais écrire vingt pages de superlatifs. La
difficulté, le regret profond de mal peindre et de gâter ainsi un
souvenir céleste où le sujet surpasse trop le disant me donne
une véritable peine au lieu du plaisir d'écrire. Je pourrai bien
ne pas écrire du tout par la suite le passage du mont S[ain]t-
Bernard [… ] et le séjour à Milan (HB, II, 658-660).

Précisément, il ne veut pas céder à la tentation d'écrire ces


vingt pages de superlatifs. Ici, quoique plus expansif qu'en
d'autres endroits, il se maîtrise et se bornera à noter
quelques souvenirs «pour ne pas laisser en blanc le voyage
des Echelles» (HB, II, 660). Déjà il soupçonne
l'impossibilité de communiquer le bonheur sans
s'abandonner à l'hyperbole, à la description, à un étalage de
sentiments auquel répugne sa pudeur; en un mot : sans faire
comme Rousseau.
   Son arrivée à Genève lui offre une deuxième
réminiscence heureuse. Cette fois, il passe très vite : la
mémoire lui fait défaut, un pan de la fresque s'est effondré
et le récit ne reprend qu'au départ de la ville. Du moins se
rappelle-t-il avoir été «fou de joie» et, de nouveau, cette
allégresse est associée à Rousseau : «fou de La Nouvelle
Héloïse» (HB, II, 933), il court se recueillir devant la
maison de Jean-Jacques. À partir de là, en vingt-cinq pages,
les moments d'exaltation se succèdent dans un irrépressible
crescendo.
   C'est d'abord l'extase de Rolle : «J'étais absolument ivre,
fou de bonheur et de joie. Ici commence une époque
d'enthousiasme et de bonheur parfait. […] Là, ce me
semble, a été mon approche la plus voisine du bonheur
parfait» (HB, II, 935-936). Or ce bonheur provient de la
rencontre bouleversante de ses lectures avec le paysage, de
la littérature avec le réel : La Nouvelle Héloïse, Vevey, le
son de la cloche, le lac. Comme pour l'épisode des Echelles,
le voilà confronté avec l'indicible, ou plutôt avec ce qui
devrait être rendu avec les moyens, les procédés de
Rousseau, évités avec tant de soin jusqu'ici. Le roman
menace : «Que dire d'un tel moment sans mentir, sans
tomber dans le roman?» (HB, II, 936). Et le roman, c'est
Rousseau :

Comment rendrais-je le ravissement de Rolle? Il faudra peut-


être relire et corriger ce passage, contre mon dessein, de peur
de mentir avec artifice comme J.-J. Rousseau (HB, II, 935).

Le franchissement du Saint-Bernard le jette dans la même


perplexité. Il se rappelle que les splendeurs du paysage
faisaient résonner en lui les «phrases si belles» de Rousseau
(HB, II, 939), qu'il vivait les délicieuses rêveries de La
Nouvelle Héloïse (HB, II, 940).
   De nouveau il résiste, ne décrit ni le décor ni ses
sensations, s'en tient à rappeler les conseils de prudence du
capitaine Burelvillers et son éducation de «poule mouillée
complète». Notations sèches, réalistes, sans complaisance,
consignées par l'homme qui raconte sa lointaine expérience
de jeunesse sans nul essai de restitution du passé vécu.
L'objectivité est un refuge contre Rousseau. Arrivé en Italie,
le jeune homme s'émerveille d'être dans le pays de la
Zulietta et de Mme Basile (HB, II, 944) mais, pour le
narrateur, l'obstacle se dresse : «Je serais obligé de faire du
roman et de chercher à me figurer ce que doit sentir un
jeune homme de dix-sept ans, fou de bonheur en
s'échappant du couvent, si je voulais parler de mes
sensations d'Etroubles au fort de Bard» (HB, II, 944). Donc
il ne dira rien : ce silence, plus qu'une dérobade, est le seul
moyen de demeurer fidèle à ses intentions.
   L'émotion monte encore d'un ton pour le récit de
l'audition, à Ivrée, du Matrimonio segreto. Même fugitive,
l'allusion à Rousseau est présente, puisque Stendhal croit
pouvoir dire que Cimarosa lui donna alors plus de bonheur
que La Nouvelle Héloïse. Comme au Saint-Bernard, il se
borne aux faits : «L'actrice qui jouait Caroline avait une
dent de moins sur le devant. Voilà tout ce qui me reste d'un
bonheur divin. Je mentirais et ferais du roman si
j'entreprenais de le détailler» (HB, II, 951). Stendhal isole
les résidus réels de ses souvenirs de toute construction
imaginative : si le réel a disparu, la tentative de
reconstitution par l'imagination renvoie au romanesque, à
l'anti-modèle des Confessions.
   Jusqu'ici, Stendhal a mené une lutte opiniâtre, fuyant la
recomposition du souvenir, la scène à faire, refusant
d'imaginer ce qu'il avait pu sentir. Chaque fois, l'impression
de bonheur a été associée à un souvenir rousseauiste et,
chaque fois, il s'est raidi dans son ascèse pour ne pas verser
dans l'emphase, l'exagération des Confessions ou dans le
romanesque de La Nouvelle Héloïse. À la prolifération
incontrôlable de l'imaginaire, l'«honnête homme» qu'il veut
être préfère le blanc, le silence ou encore ce qu'il nomme le
«sommaire» des faits, la litote — négation du pathos
romantique. La gageure était-elle tenable?
   Le chapitre Milan n'est pas seulement inachevé : il est à
peine commencé et impressionne par son désordre. À peine
entré dans la ville, Stendhal rencontre Martial Daru, prend
congé du capitaine Burelvillers et suit son cousin dans la
casa d'Adda, où il déjeune d'un plat de côtelettes. Là s'arrête
la narration: trente lignes en tout. Les trois ou quatre pages
suivantes sont faites de réflexions et de répétitions dont
l'incohérence révèle un trouble extrême. Devant les
souvenirs qui se pressent, l'improvisation, l'écriture
spontanée ne peuvent suffire. Il faudrait classer, ordonner,
trouver un fil conducteur pour évoquer de manière
compréhensible «le plus beau temps de [sa] vie», son
«bonheur fou et complet», ces «cinq ou six mois de bonheur
céleste et complet» (HB, II, 956). Or, il en a décidé ainsi
depuis le début, tracer un plan, construire son
autobiographie, c'est prendre le risque de l'insincérité en
s'écartant du naturel de la lettre à un ami. Le pressentiment
de son insuffisance à dire sans violer les clauses du contrat
passé avec lui-même le paralyse avant même d'avoir tenté
un essai :

On ne peut pas apercevoir distinctement la partie du ciel trop


voisine du soleil; par un effet semblable, j'aurai grand-peine à
faire une narration raisonnable de mon amour pour Angela
Pietragrua. [… ] Par où commencer? Comment rendre cela un
peu intelligible? Voilà déjà que j'oublie l'orthographe, comme
il m'arrive dans les grands transports de passion (HB, II, 957).

Il ne parvient pas, même en se promenant «un quart d'heure


avant d'écrire», à trouver les mots pour peindre «cet amour
si céleste, si passionné, qui m'avait entièrement enlevé à la
terre pour me transporter dans le pays des chimères» (HB,
II, 957). L'accumulation inusitée des superlatifs trahit à la
fois l'impuissance à dire et la perte du contrôle, en même
temps que l'expression «le pays des chimères» renvoie
expressément, dans les Confessions, à la genèse de La
Nouvelle Héloïse. Rousseau, lui, n'a pas refusé le roman, ni
dans la Julie où il transposait des sentiments vécus, ni dans
l'autobiographie — témoins les récits «romancés» de ses
amours avec Mlle de Breil, Mme Basile, Mme de Warens
ou Mme d'Houdetot. Le dilemme ressurgit : faire comme
Rousseau et accepter le roman pour donner à ces
merveilleux souvenirs une formulation digne d'eux, mais
alors «mentir avec artifice», inventer dans le présent de
l'écriture ce qu'il était autrefois, camper le jeune Beyle en
Saint-Preux, c'est-à-dire supposer, comme un romancier,
que la conscience de l'homme de 1836 coïncide absolument
avec celle du jeune homme de 1800; ou les rapporter, ces
souvenirs, en s'en tenant aux faits et avec le détachement
convenable, ce qui revient à les vider de leur substance :

Comment raconter raisonnablement ces temps-là? […] En me


réduisant aux formes raisonnables je ferais trop d'injustice à ce
que je veux raconter. Je ne veux pas dire ce qu'étaient les
choses. Ce que je découvre pour la première fois à propos en
1836, ce qu'elles étaient. Mais, d'un autre côté je ne puis écrire
ce qu'elles étaient pour moi en 1800, le lecteur jetterait le livre.
Quel parti prendre? comment peindre le bonheur fou? (HB, II,
957).
Est-il possible, devant une émotion aussi intense, de
maintenir le loyal refus du romanesque, de continuer à fuir
Rousseau? On comprend la tentation de la dérobade :
«J'aime mieux renvoyer à un autre jour» (HB, II, 957).
Impossibilité de dire, parce qu'il y a disjonction entre le
narrateur et le personnage dont il relate l'histoire. Le jeune
homme de Milan était étourdi de romans – «Le romanesque
chez moi s'étendait à l'amour, à la bravoure, à tout» (HB,
II,956) – alors que l'autobiographe s'interdit d'en faire. Mais
comment raconter, sans recourir au roman, ce qui fut vécu
comme un roman et qu'il faudrait aujourd'hui réinventer?
C'est l'impasse : accepter les procédés de Rousseau ou
renoncer :

Ma foi je ne puis continuer, le sujet surpasse le disant. Je sens


bien que je suis ridicule ou plutôt incroyable. Ma main ne peut
plus écrire, je renvoie à demain. […] Comment peindre
l'excessif bonheur que tout me donnait? C'est impossible pour
moi (HB, II, 958).

Pourtant, Stendhal voudrait poursuivre l'entreprise, il


cherche à louvoyer. Pourquoi ne pas «sauter le bonheur»,
comme il disait dans les Souvenirs d'égotisme? «Peut-être il
serait mieux de passer net ces six mois-là» (HB, II, 958).
Ou alors le moyen terme, comme pour le Saint-Bernard ou
Ivrée : «Il ne me reste qu'à tracer un sommaire pour ne pas
interrompre tout à fait le récit» (HB, II, 958). Se tirer
d'affaire en substituant l'analyse à la peinture, l'objectif au
subjectif : «Ne sachant comment peindre, je fais l'analyse
de ce que je sentis alors» (HB, II, 958). Mais cette fois le
résultat ne le satisfait plus : «En honnête homme qui
abhorre d'exagérer, je ne sais comment faire» (HB, II, 958).
Ce 15 mars, il n'ira pas plus loin. Deux jours après, il
introduit les quelques lignes de Villemain sur
l'impossibilité, dans le monde moderne, de s'exprimer
naturellement dans le langage des passions, justification
impersonnelle, scientifique, de son échec. D'où la dernière
phrase, qui acquiesce à l'inévitable renoncement : «On gâte
des sentiments si tendres à les raconter en détail» (HB, II,
959).
   La Vie de Henry Brulard ne s'interrompt pas parce que le
récit de l'enfance et de l'adolescence forme un tout en soi
(système clos), ni parce qu'elle manifeste un refus délibéré
de la clôture (œuvre ouverte) et qu'il y aurait «de la pose et
de la déclamation» à terminer une autobiographie, c'est-à-
dire à se statufier comme Rousseau.
   L'exemple est peu heureux. On a tendance à le perdre de
vue en raison du volume de l'œuvre et surtout parce qu'elle
conduit beaucoup plus avant dans la vie de son auteur, les
Confessions, elles aussi, sont inachevées, même si
l'interruption est moins abrupte que chez Stendhal. Mais
leur inachèvement procède de raisons exactement opposées.
Rousseau a pu évoquer la difficulté de raconter le bonheur
et déplorer l'inadéquation du langage, il a cependant réussi,
fût-ce en faisant du «roman», à peindre ses années
heureuses. Une première interruption se produit après le
sixième livre, au moment où Rousseau décide de monter à
Paris il le déclare alors explicitement, il s'arrête et se tait
(OC, 1, 272). Lorsque deux ans plus tard, se croyant
entouré d'espions, il reprend son autobiographie, c'est «le
cœur serré de détresse» et pour raconter «des malheurs
inouïs». Pour se résoudre à donner «de l'ennui» au lecteur,
il doit se convaincre de son devoir de dire la vérité, de
dénoncer les calomnies, de se justifier. Aussi la seconde
partie est-elle de plus en plus pauvre en instants heureux et
la part du romanesque s'y amenuise progressivement. Enfin,
si Rousseau ne poursuit pas son récit au-delà du douzième
livre, c'est à cause de l'échec douloureux des lectures
publiques de son oeuvre, fiasco de la justification, et aussi
parce que, après son départ de l'île de Saint-Pierre, il
n'aurait plus devant lui que la peinture de la détresse et de la
déréliction; il lui faudrait s'enfoncer dans les insondables
ténèbres du complot: ce serait pénétrer dans l'univers
kafkaïen qu'il créera dans Rousseau juge de Jean Jacques.
   Alors que Rousseau a buté contre l'obstacle du malheur,
Stendhal, lui, s'est fort bien sorti de la narration de sa triste
enfance et de son adolescence sans joie. Au contraire, son
désarroi augmente à mesure que les souvenirs lumineux se
multiplient et qu'il va lui falloir affronter la description du
bonheur. Sa pudeur et sa délicatesse répugnent à
l'exhibitionnisme, à l'exagération comme à la confidence
sans retenue de ses émotions les plus pures et les plus
intimes. Chaque réticence s'est vue associée au souvenir de
Rousseau. Stendhal veut à tout prix éviter l'insincérité des
belles phrases, l'égotisme romantique, l'impudeur de narrer
tout au long ses aventures amoureuses et, pour y parvenir, il
a créé une écriture neuve de la rupture et de la digression et
fait passer son refus du romanesque par le refus d'un certain
ordre narratif(33). Il est vrai. L'auteur de la Vie de Henry
Brulard redoute le pathos, il aurait horreur de se promener,
comme René, le cœur en écharpe. Vrai aussi qu'il déteste
Chateaubriand comme l'incarnation même du mensonge
dans tous les domaines. Ce «roi des égotistes» (HB, II, 533)
a «le génie du charlatanisme» (J, II, 237), tout est chez lui
«affectation», «fatras» et l'Itinéraire de Paris à Jérusalem
est «puant d'égotisme, d'égoïsme, de plate affectation et
même de forfanterie» (J, II, 109). Reste que Stendhal n'a pu
connaître aucune des grandes autobiographies romantiques,
en particulier les Mémoires d'outre-tombe. Ne pas vouloir
être Chateaubriand, écrit Béatrice Didier, a permis à
Stendhal d'être lui-même. Sans doute. Mais il ne veut
surtout pas être Rousseau, le véritable ancêtre dont l'ombre,
de l'aveu de l'Enchanteur, se profile même derrière René, et
qui le préoccupe depuis bien plus longtemps et bien
davantage. Dès le départ, Stendhal a explicitement édifié
son entreprise contre les Confessions, comme un dernier
compte à régler avec le maître de sa jeunesse.
   A la faveur du chapitre sur Milan, Stendhal aurait-il
découvert, comme dit Béatrice Didier, «une impossibilité
plus générale d'écrire une autobiographie»? Pas tout à fait.
Ce qu'il découvre, c'est l'impossibilité d'écrire la sienne
comme il l'avait résolu à partir du moment où il se voit
contraint à la peinture du bonheur. S'en tenir à l'analyse, se
contenter d'un sommaire, ou accepter de revenir aux
procédés de Jean-Jacques, de recourir aux expédients
littéraires. La première solution conduit à ennuyer le lecteur
tout en privant l'auteur de la joie de revivre l'intense
émotion d'autrefois; la seconde contient le désaveu de
l'entreprise, c'est la bride lâchée à l'imaginaire, à la
sensibilité, à l'exubérance du moi. Pris entre deux trahisons,
l'autobiographe n'avait plus qu'à se saborder.
   Dans Le Rouge et le Noir, Stendhal romancier avait réussi
à exorciser le fantôme de La Nouvelle Héloïse;
l'autobiographe a échoué devant les Confessions. Aussi ne
lui restait-il qu'une issue. Non pas reprendre son récit
irrémédiablement compromis, mais trouver un exutoire
dans le roman, le lieu où le romanesque a le droit de se
déployer. La Vie de Henry Brulard, note judicieusement V.
Del Litto (HB, II, 1307), se poursuit naturellement dans La
Chartreuse de Parme. Là, par personnage interposé,
Stendhal pouvait dire enfin le bonheur, s'abandonner à un
flot de tendresse et d'amour. Fabrice del Dongo prend la
relève d'Henri Beyle et ce n'est pas un hasard si ce roman,
d'où le nom de Rousseau est quasi absent et où Stendhal ne
refait à sa manière aucune scène de la Julie, est cependant
celle de ses œuvres dont la tonalité, le coloris sont le plus
évidemment rousseauistes.

RÉFÉRENCES

   1. Pour une étude d'ensemble : R. Trousson, Stendhal et


Rousseau. Continuité et ruptures, 2e éd., Genève, Slatkine,
199..  [Retour]
   2. Souvenirs d'égotisme, dans Œuvres intimes, éd. par V. del
Litto, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1981-
1982, 2 vol., t. II, p. 427, 443. Cité dans le texte comme
SE. [Retour]
   3. B. Didier, Stendhal autobiographe, Paris, PUF, 1983, p.
249. [Retour]
   4. Correspondance, éd. par H. Martineau et V. del Litto,
Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1968, 3 vol., t.
III, p. 140. Cité dans le texte comme C. [Retour]
   5. Journal, dans Œuvres intimes, t. II, p. 283. Cité dans le
texte comme J. [Retour]
   6. V. Brombert, «Stendhal lecteur de Rousseau», Revue des
sciences humaines, oct.-déc. 1958, p. 482. [Retour]
   7. Voir M. Raymond, «Les Confessions», dans Jean-Jacques
Rousseau, Neuchâtel, La Baconnière, 1962, p. 33-50. [Retour]
   8. Vie de Henry Brulard, dans Œuvres intimes, t. II, p. 536.
Cité dans le texte comme HB. [Retour]
   9. R.N.Coe, «Stendhal, Rousseau and the search of self»,
Australian Journal of French Studies, XVI, 1979, p.
40. [Retour]
   10. J.-J. Rousseau, Œuvres complètes, éd. par B. Gagnebin et
M. Raymond, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade),
1959, t. I, p. 1148. Cité dans le texte comme OC. [Retour]
   11. J. Starobinski, Jean-Jacques Rousseau. La Transparence
et l'obstacle, Paris, Gallimard, 1971, p. 217. Nous empruntons
à cet ouvrage (p. 218-227) la suite du développement [Retour]
   12. B. Didier, Stendhal autobiographe, p. 252. [Retour]
   13. Voir G. May, «The Rousseauistic self and Stendhal's
autobiographical dilemma», Œuvres et critiques, X, 1985p.
22. [Retour]
   14. Sur cette omission du nom de Grenoble, voir B. Didier,
Stendhal autobiographe, p. 184-193. [Retour]
   15. B. Didier, Stendhal autobiographe, p. 33. [Retour]
   16. Ph. Lejeune, L'Autobiographie en France, Paris, A.
Colin, 1971, p. 19. [Retour]
   17. G. May, «Préromantisme rousseauiste et égotisme
stendhalien», L'Esprit créateur, VI, 1966, p. 104. [Retour]
   18. G. May, «Aspects de la sensibilité stendhalienne»,
Symposium, XXIII, 1969, p. 134. [Retour]
   19. F. Landry, L'Imaginaire chez Stendhal. Formation et
expression, Lausanne, L'Age d'homme, 1982, p. 23. [Retour]
   20. Voir l'étude de L. Duisit, «Les Pièges de la narration
d'agrément dans les Confessions», Dix-huitième siècle, VII,
1975, p. 243-252. [Retour]
   21. G. May, Préromantisme rousseauiste et égotisme
stendhalien, p. 106. [Retour]
   22. B. Didier, Stendhal autobiographe, p. 252. [Retour]
   23. J.-L. Lecercle, Rousseau et l'art du roman, Paris, A.
Colin, 1969, p. 400-401. [Retour]
   24. B. Didier, Stendhal autobiographe, p. 290. [Retour]
   25. Ibid., p. 294-318. [Retour]
   26. J.-L. Lecercle, op. cit., p. 394. [Retour]
   27. B. Didier, Stendhal autobiographe, p. 22. [Retour]
   28. H. Martineau, Le Cur de Stendhal. Histoire de sa vie et
de ses sentiments, Paris, Albin Michel, 1952-1953, t. II, p.
306. [Retour]
   29. J. Sgard, «L'explicit de la Vie de Henry Brulard», Revue
d'histoire littéraire de la France, LXXXIV, 1984, p. 199-
200. [Retour]
   30. R.N. Coe, op. cit., p. 30-33 [Retour]
   31. B. Didier, «Inachèvement, interruptions et modernité
dans l'autobiographie», Europe, 61, 1983, p. 8-13. [Retour]
   32. J. Sgard, op. cit., p. 201-205. [Retour]
   33. B. Didier, Stendhal autobiographe, p. 289. [Retour]

Copyright © Raymond Trousson, 2007


Copyright © Bon-A-Tirer, pour la diffusion en ligne

Vous aimerez peut-être aussi