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© rue des écoles & Le Monde, 2016. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
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SOMMAIRE

LE PERSONNAGE DE ROMAN, DU XVIIE SIÈCLE À NOS JOURS p. 5


chapitre 01 – Définition(s) et évolution du genre
romanesque du xviie siècle à nos jours p. 6
chapitre 02 – Le personnage de roman : du héros à l’anti-héros p. 14
chapitre 03 – Personnage romanesque
et vision(s) du monde p. 20

LE TEXTE THÉÂTRAL ET SA REPRÉSENTATION, DU XVIIE SIÈCLE À NOS JOURS p. 27


chapitre 04 – L’évolution des formes théâtrales depuis le xvii siècle
e
p. 28
chapitre 05 – Le théâtre et la question de la mise en scène p. 34

ÉCRITURE POÉTIQUE ET QUÊTE DU SENS, DU MOYEN ÂGE À NOS JOURS p. 41


chapitre 06 – Place et fonction du poète au fil des époques p. 42

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chapitre 07 – Versification et formes poétiques p. 48
chapitre 08 – L’écriture poétique : redécouvrir la langue,
redécouvrir le monde p. 54

LA QUESTION DE L'HOMME DANS LES GENRES DE L'ARGUMENTATION,


DU XVIE SIÈCLE À NOS JOURS
p. 61
chapitre 09 – Les formes de l’argumentation p. 62
chapitre 10 – La réflexion sur l'homme à travers les textes
argumentatifs p. 68

ENSEIGNEMENT DE LITTÉRATURE – PREMIÈRE L p. 75


chapitre 11 – Vers un espace culturel européen :
Renaissance et humanisme p. 76
chapitre 12 – Les réécritures, du xviie siècle à nos jours p. 82

LE GUIDE PRATIQUE p. 89
le personnage de roman,
du xviie siècle à nos jours

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L’ESSENTIEL DU COURS

REPÈRES
Aux sources du genre : de
l’auditeur au lecteur.
Définition(s) et évolution
du genre romanesque
• Le terme « roman » a été utilisé
pour la première fois au Moyen
Âge, pour désigner un récit
littéraire, généralement écrit
en vers, rédigé en « roman » (en

du xviie siècle à nos jours


langue « vulgaire ») par opposi-
tion au latin. C’est cette forme
du « roman » que troubadours et
trouvères utilisent pendant tout
le Moyen Âge, afin de raconter

L
les exploits des chevaliers. Le
récit écrit n’est alors qu’un sup- e roman a connu des formes et une reconnaissance
port pour la mémoire, puisque variables entre le xviie siècle et notre époque. Quelles sont
la littérature est profondément
orale : ses destinataires sont des les sources du genre romanesque ? Quelles ont été les
auditeurs et non pas, comme grandes étapes de son évolution ?
aujourd’hui, des lecteurs. Cette
littérature s’adresse d’ailleurs
à un public restreint, celui des
seigneurs et de leur cour. xviie siècle :
du roman pastoral sur la « Carte du Tendre ». Cependant, ce type de
au roman d’analyse romans, malgré son succès, se trouve discrédité. En
• À travers ses romans (Le Conte du Avec la Renaissance, les divertissements de Cour, les effet, les personnages semblent d’une perfection
Graal, Le Chevalier à la charrette, modes et les comportements se transforment : les peu crédible et l’atmosphère est ressentie comme

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etc.), l’un des auteurs les plus spectacles et les arts remplacent ainsi peu à peu les trop idyllique.
célèbres de cette période, tournois et autres jeux du Moyen Âge où la violence Le roman d’analyse est un autre genre très en
Chrétien de Troyes, a ainsi primait. Apparaît alors le roman pastoral, genre vogue au xviie siècle. La Princesse de Clèves, de
su créer un genre narratif – illustré par Honoré d’Urfé (L’Astrée) ou Madeleine Mme de La Fayette, en est une parfaite illustration.
enchaînant des épisodes suivis de Scudéry (Clélie). Il met en scène, dans un territoire Chef-d’œuvre du classicisme et du « roman d’ana-
mais aussi entrelaçant diffé- imaginaire, des personnages en habits de bergers lyse » ancré dans l’histoire récente (et non plus dans
rentes « histoires » – célébrer les ou de nymphes dont toute la vie est tendue vers une Antiquité lointaine ou une histoire de légende),
exploits d’hommes valeureux l’amour et l’harmonie. Leurs parcours amoureux avec des personnages inspirés de personnes réelles,
dans un temps légendaire et donnent des récits très longs, fondés sur le détail des le roman évoque, dans une langue très pure, les
mettre en relief les éléments émotions et des progrès faits par les protagonistes troubles de la passion amoureuse dont il restitue
culturels et religieux du xiiie siècle. les plus fines nuances.
Ces trois aspects sont, précisé- Au xviie siècle, le roman est varié dans ses formes
ment, les orientations qui gui- comme dans ses codes, et a un lectorat divers.
dent, aujourd’hui encore, notre Cependant certains points communs se dégagent :
perception du « roman ». En effet, la narration d’épisodes centrés autour de person-
nous sommes attentifs à la façon nages que le lecteur suit dans leur parcours ; une
dont chaque auteur module les prose au service de l’action et de la peinture des
spécificités du genre romanesque, sentiments.
au « héros » – motif central du
roman – et enfin à la vision du xviiie siècle : l’essor du roman
monde qui transparaît à travers épistolaire
l’œuvre. Dans la seconde moitié du xviie siècle, et tout au long
du xviiie siècle, le roman par lettres se développe et
• Au xvie siècle, grâce à la diffusion connaît un grand succès.
de l’imprimerie, le roman bénéfi- La forme épistolaire permet à l’auteur de jouer sur
cie d’un public plus large qui de- les frontières entre réalité et fiction. Plusieurs de
vient lecteur plus qu’auditeur. Les ces romans se présentent ainsi comme un échange
œuvres majeures sont les romans réel de lettres, dont l’auteur affirme alors n’être que
satiriques de Rabelais (Pantagruel, le découvreur et l’éditeur. Cela permet, bien sûr, de
1532, Gargantua, 1534, suivis de contourner la censure ou la condamnation (pour
trois autres Livres) qui traitent immoralité ou irréligion), mais cela offre également
dans un registre burlesque les Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de
la possibilité de faire entrer plus facilement le lecteur
thèmes majeurs de l’humanisme : La Fayette (1634-1693), auteur du premier « roman dans un univers dont il pense qu’il est « vrai ».
éducation, religion, guerre. psychologique ». En outre, le roman a autant de narrateurs qu’il y a de

6 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours


L’ESSENTIEL DU COURS

ŒUVRES CLÉS
xviie : La Princesse de Clèves,
premier grand roman d’analyse
Le récit de Mme de Lafayette s’ancre
dans l’histoire réelle, le xvie siècle,
sous le règne d’Henri II, environ
120 ans avant sa rédaction. Les per-
sonnages sont inspirés de person-
nalités réelles de la Cour d’alors,
mêlant ainsi réalité historique et
fiction (ce qui offre aux lecteurs
le plaisir du « décryptage »). La
langue est extrêmement classique
– absence d’oralité et mesure dans
l’expression – pour mieux révéler
les troubles et les secousses en-
gendrés par la passion amoureuse.

xviiie : les chefs-d’œuvre du


roman épistolaire
• Dans Les Lettres persanes (1721)
Montesquieu évoque des thèmes
majeurs de la philosophie des
Portrait de Montesquieu, 1728 (Musée national du Portrait de Jean-Jacques Rousseau par Alain Ramsay, Lumières par la vision décalée de
château de Versailles). 1766. Persans voyageant en France.
• La Nouvelle Héloïse (1761) de
personnages écrivant les lettres. De ce fait, des points Vers le contemporain Rousseau est la correspondance

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de vue divergents sur un même épisode se confrontent, Aux xxe et xxie siècles, le roman est toujours un amoureuse entre deux amants.
et le lecteur a le plaisir de saisir les incompréhensions, genre particulièrement prisé par les auteurs, Cette œuvre préfigure les thèmes
de comparer les perceptions de chacun, comme s’il comme par le public, et la variété qui l’a toujours du romantisme.
observait les faits selon une multiplicité d’angles. caractérisé s’accroît encore. • Les Liaisons dangereuses (1782),
Certains romanciers creusent la veine du xixe siècle de Choderlos de Laclos, présentent
xixesiècle : le triomphe du roman et s’attachent à la description du réel. Parmi eux, les aventures libertines de deux
réaliste de nombreux auteurs, marqués par la violence héros scandaleux.
À la suite des Lumières, mais également sous l’in- de la première moitié du xx e siècle, prennent
fluence du développement industriel et de l’essor position par rapport à l’insupportable (la guerre, xixe : réalisme et naturalisme
de la bourgeoisie, le roman connaît, au xixe siècle, le nazisme, toutes les formes de totalitarisme) dans • L’ambition « totalisante » du
un grand succès et s’oriente majoritairement vers des romans engagés : Céline, avec Voyage au bout courant réaliste est illustrée par
une représentation fidèle de la réalité sociale sans de la nuit, Malraux, dans L’Espoir, Camus avec La le titre que choisit Balzac pour
se limiter à la classe dirigeante. Peste, etc. rassembler ses romans : La
Le mouvement littéraire du réalisme s’attache ainsi Dans les années 1950, le Nouveau roman refuse la Comédie humaine. Loin de tra-
à décrire scrupuleusement les faits et gestes de per- psychologie des personnages et toute subjectivité ; duire une intention comique, ce
sonnages issus du « peuple » ou du « grand monde ». les auteurs de ce courant (Robbe-Grillet, Duras, titre signifie la volonté de saisir
Dans la même lignée, le naturalisme poursuit cette Sarraute) ne livrent que l’extérieur des choses et des les masques et les divers états ou
ambition mais avec un aspect scientifique plus êtres, laissant au lecteur le soin de « construire » un conditions des hommes.
marqué. Pour Zola, le roman doit être une sorte de personnage et un univers. • Flaubert (L’Éducation sentimen-
« laboratoire » grâce auquel on peut étudier les com- Enfin, les frontières entre fiction et réalité se tale) et Maupassant (Une Vie,
portements humains, les révéler voire les dénoncer. brouillent, avec des genres comme l’auto-fiction, Pierre et Jean) cherchent égale-
mêlant autobiographie et fiction. ment à montrer aux lecteurs les
parcours de personnages parfois
TROIS ARTICLES DU MONDE Le roman, en offrant un univers fictionnel, permet très humbles, en privilégiant une
À CONSULTER au lecteur de s’évader du réel et de savourer les narration objective.
plaisirs de l’imagination. Mais, parce que le par- • Les Rougon-Macquart œuvre sous-
• Modiano, prix par surprise p. 10-11 cours de personnages individualisés forme le pivot titrée par Zola « Histoire naturelle
(Raphaëlle Leyris, Le Monde daté du 11.10.2014) de cet univers, le roman est en même temps un et sociale d’une famille sous le Se-
révélateur et une évasion de ce réel. Ses formes, cond Empire », 20 romans (Nana,
• Alain Robbe-Grillet p. 11-12 extrêmement diverses, en font ainsi un outil privi- Germinal, La Bête humaine…)
(Michel Contat, Le Monde daté du 20.02. 2008) légié pour interroger notre monde ainsi que nous- élaborés à partir d’enquêtes très
mêmes : notre « condition humaine » pour re- fouillées, permettent à l’auteur de
• Maupassant, chroniqueur vagabond p. 13 prendre le titre d’un roman de Malraux. dresser un tableau complet de tous
(Robert Solé, Le Monde daté du 19.12.2008) les milieux sociaux.

Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours 7


UN SUJET PAS À PAS

REPÈRES
Romans et histoire.
Dissertation : Dans quelle mesure
Anticipation
• Romans de Jules Verne anticipant
la lecture des romans permet-elle
sur des techniques inconnues à
son époque : voyage spatial dans de connaître une période historique
De la terre à la Lune, sous-marin
dans Vingt mille lieues sous les
mers, télévision dans Le Château
et une société ?
des Carpathes.
• Principe de l’uchronie : Philipe connaître les milieux sociaux dans
Roth, Le Complot contre L’Amé- lesquels évoluent les personnages, puis
rique, part de l’idée que Franklin nous verrons en quoi ces enseignements
Roosevelt n’a pas remporté les élec- trouvés dans les romans peuvent être
tions en 1941. Charles Lindbergh, sujets à caution du fait que le romancier
devenu président, signe un traité est d’abord un écrivain, un artiste qui
de non-agression avec l’Allemagne exprime sa vision de la société en visant
nazie – Éric-Emmanuel Schmitt, un engagement ou dans une perspec-
La Part de l’autre, où Hitler réussit tive essentiellement esthétique. Enfin,
son examen d’entrée aux Beaux- nous réfléchirons à d’autres objectifs des
Arts de Vienne, bouleversant ainsi romanciers, et attentes des lecteurs de
l’histoire de la seconde moitié du romans, que de s’intéresser à la dimension
xxe siècle. historique ou sociale de la vie humaine.

Romans ancrés dans une époque Le plan détaillé du


• Balzac, La Comédie humaine, pour développement

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« faire concurrence à l’état civil ». I. Les romans peuvent permettre de
• Zola, Les Rougon-Macquart, connaître une certaine période histo-
somme romanesque de vingt vo- rique, une société donnée.
lumes présentée comme « L’His- a) Des romans à vocation « historique »
toire naturelle et sociale d’une Romans historiques : romans se propo-
famille sous le Second Empire ». sant de faire revivre telle ou telle période
• Stendhal, Le Rouge et le Noir, de l’histoire à travers les aventures de
« Chronique de 1830 ». personnages de fiction.
Exemples : la révolte antirépublicaine des
Romans historiques paysans bretons  dans Les Chouans de Bal-
• L’époque de Louis XIII : Alexandre zac ou Quatre-vingt-treize de Victor Hugo.
Dumas, Les Trois Mousquetaires. b) Les romans ancrés dans une situation
• Les guerres de religion, le mas- Honoré de Balzac. historique
sacre de la Saint-Barthélemy : Romans fortement et volontairement
Alexandre Dumas, La Reine Margot. L’intitulé complet du sujet ancrés dans une situation historique précise qui leur
Un philosophe a déclaré qu’il avait beaucoup plus ap- sert de cadre permettant aux lecteurs de s’immerger
Témoins ou acteurs pris sur l’économie et la politique dans les romans de dans une époque, un milieu.
d’événements historiques Balzac qu’en lisant les économistes et les historiens. Exemples : romans réalistes et naturalistes du
• La guerre de 14-18 : Barbusse, Le Feu ; Dans quelle mesure la lecture des romans permet-elle xixe siècle tels que Le Rouge et le Noir de Stendhal,
Roland Dorgelès, Les Croix de bois. de connaître une période historique et une société ? sous-titré « Chronique de 1830 » – Madame Bovary de
• La guerre civile espagnole de Vous rédigerez un développement structuré, qui s’ap- Gustave Flaubert, sous-titré « Mœurs de province ».
1936 : Malraux, l’Espoir. puiera sur les textes du corpus, les romans que vous c) L’évolution des personnages dans un contexte social
• L’univers concentrationnaire avez étudiés en classe et vos lectures personnelles. Romans construits autour de personnages qui évo-
pendant la Seconde Guerre mon- luent dans un contexte social dont le lecteur s’im-
diale : Jorge Semprun, Le Grand L’analyse du sujet prègne, presque malgré lui.
Voyage et L’Écriture ou la Vie. Exposer les éléments de la problématique : paradoxe Exemples : Thérèse Desqueyroux de François Mauriac,
• Le colonialisme en Afrique du de la « fiction » romanesque se posant en concurrente l’action se situe dans la bourgeoisie du bordelais,
Nord : Driss Chraïbi, Le Passé de l’histoire. Citer la question et dégager son aspect
Simple et Les Boucs ; en Afrique provocateur.
noire : Sembène Ousmane, Les Ce qu’il ne faut pas faire
Développer une argumentation
Bouts de bois de Dieu. Introduction tranchée dans un seul sens, l’expression
• La révolution communiste en Nous nous attacherons tout d’abord à voir quand
« dans quelle mesure » invitant
Chine : Malraux, La Condition et comment les romans peuvent être de bons pro-
à rechercher des nuances.
humaine. fesseurs d’histoire et d’économie et permettent de

8 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours


UN SUJET PAS À PAS

catholique et bien-pensante de la première moitié du


xxe siècle – Les Choses, de Georges Pérec, 1965, sous-
EXTRAITS CLÉS
titré « Une histoire des années soixante », restituent Gavroche
les débuts de la société de consommation. Gavroche participe à l’émeute pa-
risienne de juin 1832.
II. Les romans traduisent une certaine vision de la « Gavroche, complètement envolé
société, par une écriture qui reflète la sensibilité et et radieux, s’était chargé de la mise
l’univers personnels des romanciers en train. Il allait, venait, montait,
a) Les romanciers et l’objectivité descendait, remontait, bruissait,
Les romanciers ne peuvent prétendre à la véracité et étincelait. Il semblait être là pour
l’objectivité des historiens. Ils ne peuvent s’empêcher l’encouragement de tous. Avait-il
de défendre une vision de l’histoire et des événe- un aiguillon ? oui certes, sa mi-
ments, de manière assez subjective, voire partisane. sère ; avait-il des ailes ? oui certes,
Exemple : Vision particulièrement critique du sa joie. Gavroche était un tour-
peuple dans L’Éducation sentimentale, de Flaubert billonnement. On le voyait sans
– à l’opposé La Fortune des Rougon, de Zola, donne cesse, on l’entendait toujours. Il
une vision sublimée du peuple. remplissait l’air, étant partout à la
b) L’engagement de l’auteur fois. C’était une espèce d’ubiquité
Le roman peut même devenir un instrument pré- presque irritante ; pas d’arrêt pos-
cieux au service de l’engagement de l’auteur et sible avec lui. L’énorme barricade
doit donc être perçu comme tel et non comme un le sentait sur sa croupe. »
témoignage objectif sur l’histoire ou la société. (Victor Hugo, Les Misérables, 1862.)
Exemples : Germinal de Zola est un roman de la lutte des
classes – avec Le Dernier Jour d’un condamné et Claude Gustave Flaubert. Le saccage des Tuileries
Gueux, Victor Hugo s'engage contre la peine de mort. Frédéric assiste au saccage du
c) La sensibilité des auteurs de Gide, avec le personnage de Nathanaël. palais des Tuileries au cours de la
Les romanciers ne se contentent pas de rendre pla- b) Le roman philosophique révolution de 1848.
tement compte de la réalité sociale, ce sont avant Le roman peut également emprunter une autre voie, « Tous les visages étaient rouges ;

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tout des écrivains qui expriment leur sensibilité et très éloignée des préoccupations sociales, celle des la sueur en coulait à larges gouttes
s’adressent à la sensibilité des lecteurs, à travers un idées, de la philosophie. […]. Et poussés malgré eux, ils
style efficace qui leur est propre et en utilisant les Exemple : philosophie existentialiste théorisée dans entrèrent dans un appartement
ressources de la création romanesque. L’existentialisme est un humanisme (essai) et illustrée où s’étendait, au plafond, un dais
Exemples : sublimation des foules révoltées chez dans La Nausée de Sartre. de velours rouge. Sur le trône, en
Zola, les figures emblématiques du peuple chez Hugo L’absurde est « romancé » dans L’Étranger, après avoir dessous, était assis un prolétaire
(Jean Valjean, Cosette, Gavroche) – dans La Condition été théorisé dans Le Mythe de Sisyphe (essai) par Camus. à barbe noire, la chemise entrou-
humaine, Malraux fabrique, avec sa sensibilité et dans c) D’autres voies romanesques : écriture et jeu verte, l’air hilare et stupide comme
un autre style, le mythe du héros révolutionnaire. Enfin, certains romans s’écartent délibérément de un magot. D’autres gravissaient
tout ancrage social ou historique, voire de toute l’estrade pour s’asseoir à sa place.
III. Le roman peut avoir d’autres préoccupations que vérité historique. "Quel mythe ! dit Hussonnet. Voilà
de vouloir rendre compte d’une réalité historique Exemple : Le Nouveau roman préfère « l’aventure de le peuple souverain !" »
ou sociale l’écriture » à « l’écriture d’une aventure. » La Jalousie, (Gustave Flaubert, L’Éducation
a) Les situations universelles Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet – La Modification sentimentale, 1869.)
Le roman manifeste surtout un intérêt pour les de Michel Butor.
situations universelles, les passions éternelles, indé- Jeu des contraintes formelles de l’Oulipo : La Dis- Insurrections républicaines
pendamment de leur contexte historique ou social. parition de Georges Pérec, sur le principe du lipo- Le coup d’État du 2 décembre 1851
Passion amoureuse : La Princesse de Clèves de gramme, en faisant disparaître la lettre e. suscite des insurrections républi-
Mme de Lafayette – Le Lys dans la vallée de Balzac avec caines en Provence.
Mme de Morsauf – L’Écume des jours de Boris Vian Conclusion « La bande descendait avec un élan
avec Colin et Chloé. Il faut récapituler les éléments de la réflexion, ouvrir superbe, irrésistible. Rien de plus ter-
Illustration de l'ambition, de l'arrivisme : romans de sur la grande richesse du genre romanesque qui riblement grandiose que l’irruption
formation du xixe : Julien Sorel, Rastignac, Bel Ami… évolue sans cesse et continue de solliciter, à la fois, de ces quelques milliers d’hommes
Exaltation des sens et de la vie : Nourritures terrestres l’histoire et l’imaginaire. dans la paix morte et glacée de
l’horizon […]. Quand les derniers
bataillons apparurent, il y eut un
SUJET TOMBÉ AU BAC SUR CE THÈME éclat assourdissant. La Marseillaise
emplit le ciel, comme soufflée par
Question liminaire des bouches géantes dans de mons-
– Quelles visions du peuple les trois extraits du corpus donnent-ils ? (Sujet national, 2011, séries ES, S) trueuses trompettes qui la jetaient,
Corpus : Victor Hugo, Les Misérables – Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale – Émile Zola, vibrante, avec des sécheresses de
La Fortune des Rougon. cuivre, à tous les coins de la vallée. »
(Émile Zola, La Fortune des
Rougon, 1871.)

Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours 9


LES ARTICLES DU

Modiano, prix par surprise


Le romancier français, auteur d’une trentaine d’ouvrages marqués par l’identité et la
perte, a été récompensé, à 69 ans, du Nobel de littérature, jeudi 9 octobre.

B
ien sûr, Patrick Modiano Jusqu’à l’âge de 4 ans, il lui donna des cours de maths et de champ plus intéressante,
a trouvé « bizarre » de parle flamand qui sera son témoin de mariage, comme au cinéma. »
recevoir le prix Nobel de Ce couple étrange, entouré en 1970) se plonge dans le Paris Ce procédé se retrouve dans
littérature, comme il l’a dit à de « drôles de comparses », fait de l’Occupation avec une forme ses deux livres suivants, avec
son éditeur, Antoine Gallimard vivre une enfance ô combien de rage froide. Suivant les pas lesquels La Place de l’étoile
– « irréel », aussi, a ajouté l’écri- « bizarre » à Patrick Modiano. de Raphaël Schlemilovitch, ce constitue ce que l’on appellera
vain lors d’une conférence de Né Jean (ses parents ajouteront roman est, par bien des aspects, une « trilogie de l’Occupation » :
presse. « Bizarre », d’abord parce « Patrick » par la suite) en 1945, différent des livres à venir – dans La Ronde de nuit (1969) – sur un
que c’est sans doute le mot qui il est suivi en 1947 par Rudy, sa narration virtuose et halluci- personnage qui travaille tout à
revient le plus dans la bouche de qui mourra à l’âge de 10 ans. née, son recours à une forme la fois pour la Gestapo et pour la
cet homme à la timidité et à la Jusqu’en 1949, ce sont leurs de grotesque –, mais il pose Résistance, et semble annoncer
modestie presque légendaires, grands-parents maternels qui nombre de pierres de l’œuvre le film Lacombe Lucien, dont
inquiet « d’écrire toujours un s’occupent des enfants : ainsi, qu’elle annonce : l’évocation de Modiano coécrira le scénario
peu le même livre ». « Bizarre », le futur écrivain français n’a-t-il l’Occupation, l’errance dans Pa- avec Louis Malle – et Les Boule-
aussi, parce que nul ou presque parlé que le flamand jusqu’à ris, le mélange de personnages vards de ceinture (1972), enquête
n’imaginait que la récompense l’âge de 4 ans. Ses jeunes années fictifs et de personnages réels. sur le passé d’un père, qui lui
puisse de nouveau revenir à sont marquées par l’absence En 2007, lors de la parution de vaudra le Grand Prix de l’Aca-
un écrivain français, six ans de ses géniteurs à l’entourage Dans le café de la jeunesse per- démie française.

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après Jean-Marie-Gustave Le inquiétant, la prégnance d’un due, il nous disait : « J’ai toujours
Clézio. Mais les membres de sentiment d’insécurité, avec incorporé, sans forcément le Affection du public
l’académie suédoise, n’aimant des déménagements incessants faire exprès, des silhouettes de Les livres de Modiano le
rien tant que surprendre, en («  Nous changions si souvent personnes réelles, anonymes ou font d’emblée reconnaître
ont décidé autrement. Le 9 oc- d’adresse que nous les confon- célèbres, qui étaient comme une comme un auteur talentueux,
tobre, ils ont couronné ce grand dions et nous apercevions greffe sur la fiction. Je trouve l’imposent comme une figure
écrivain de 69 ans à l’œuvre toujours trop tard de notre que cela renforce la fiction, que littéraire incontournable, même
entêtante, lumineusement cré- méprise  », écrira-t-il, en 1972, cela lui donne une profondeur s’il n’est guère à l’aise devant
pusculaire, en raison, de « l’art dans Les Boulevards de ceinture),
de la mémoire avec lequel il a avant les séjours en pension, POURQUOI CET ARTICLE ?
évoqué les destinées humaines dont il s’évade toujours, lui
les plus insaisissables et dévoilé qui, une fois inscrit à la Sor- À l’occasion de l’attribution l’Occupation, les personnages
le monde de l’Occupation ». bonne, sera ce que l’on appelle du prix Nobel de littérature en quête d’identité et leurs
Cette période de l’histoire un « étudiant fantôme » – le à Patrick Modiano en 2014, errances citadines. Il en retien-
française est en effet centrale terme convient à la perfection Raphaëlle Leyris dresse un por- dra également le procédé du
chez le romancier né en 1945 à à celui dont l’œuvre sera hantée trait de l’auteur et propose une mélange entre personnages fic-
Boulogne-Billancourt, auteur par tant de spectres. Du poids analyse de son œuvre. Marqué tifs et personnages réels, dont
d’une trentaine d’ouvrages tra- de cette enfance et cette ado- dans son enfance par un senti- les destins sont suggérés dans
vaillés par l’identité et par la lescence, il se délestera en les ment d’insécurité dû au quasi- les coupures de vieux jour-
perte, qui dira avoir « toujours racontant avec une incroyable abandon de ses parents et aux naux, tel celui de Dora Bruder,
l’impression d’être une plante distance dans Un pedigree déménagements incessants, héroïne éponyme du roman
née de ce fumier » – même si son (2005), ce texte écrit comme Modiano n’a eu de cesse, dans paru en 1997. L’article offre
œuvre est loin d’être réductible s’il s’agissait de la vie d’un autre, la trentaine de romans qui ont également une approche de
suivi La Place de l’étoile (son la musique si caractéristique
à ce sujet. Ses parents se sont « parce qu’on la [lui] a imposée ».
premier roman, paru en 1968), des romans de Modiano, dont
rencontrés en 1942 : elle est Car le véritable acte de nais-
de revenir sur la période de l’écriture réussit à « rendre
une actrice flamande ; lui, sance, pour Patrick Modiano,
l’Occupation, pendant laquelle avec netteté une atmosphère
Albert Modiano, juif d’origine est la publication de La Place de ses parents se sont rencontrés. de flou » et – jouant des super-
italienne, fréquente des l’étoile, au printemps 1968, chez Le candidat au bac trouvera positions du passé, du présent
individus aux activités louches, Gallimard. Alors que les événe- ici un parcours chronolo- et du futur – aboutit, selon ses
et pratique, sous une fausse ments de Mai se préparent, ce gique de son œuvre, avec ses propres termes, « à une sorte
identité, le marché noir pendant grand et beau jeune homme thèmes récurrents : le Paris de de transparence temporelle ».
la guerre. (ami de Raymond Queneau, qui

10 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours


LES ARTICLES DU

les caméras et les micros, mul- lectionne aussi les coupures de ambiance de roman noir. Ainsi des superpositions du passé, du
tipliant, de sa belle voix basse vieux journaux. Ainsi, c’est un de Rue des boutiques obscures présent et même du futur, et
et cendreuse, les hésitations et avis de recherche diffusé dans (1978), où l’on voit un détec- que cette surimpression des
les points de suspension – qui un Paris Soir du 31 décembre tive mener une enquête sur époques aboutit à une sorte de
lui attirent l’affection du public. 1941 qui lui fera rencontrer le son propre passé – qui ramène transparence temporelle. C’est
Mais il apparaît évident qu’il nom de Dora Bruder, jeune fille à l’Occupation –, après un cette sensation que j’essaie de
écrit moins pour laisser sa trace recherchée par ses parents, dont épisode amnésique, et après restituer dans mes romans. »
que pour garder celle des autres, il découvrira qu’elle est morte s’être vu assigner une fausse Des romans qui, eux aussi, de
pour empêcher leur disparition en 1942 à Drancy, et qui lui ins- identité. Comme un concentré Livret de famille (1977) à Acci-
- l’un de ses livres a pour titre pirera, en 1997, l’un de ses plus d’atmosphère « modianesque », dent nocturne (2003), de Remise
Du plus loin de l’oubli (1996). grands livres, portant le nom de qui lui vaut, à 33 ans, le prix de peine (1988) à Pour que tu ne
« Jeune, je songeais à tous ces la jeune femme, aux dernières Goncourt – « pour l’ensemble te perdes pas dans le quartier
gens qu’on croise dans des lieux phrases superbes et déchi- de son œuvre », précise aussi et (Gallimard, 160 p., 16,90 €), de
de passage, des gares ou des rantes : « J’ignorerai toujours c’est exceptionnel, l’académie. Chien de printemps (1993) à
cafés, et je trouvais dommage à quoi elle passait ses journées, Cette œuvre est alors déjà, L’Horizon (2010), semblent se
de ne pas pouvoir les répertorier, où elle se cachait, en compagnie et ne cessera d’être, d’une superposer (comme la réunion
pour garder une trace de leur de qui elle se trouvait (...). C’est là remarquable cohérence, dans en Quarto, en 2013, de dix de ses
passage. C’est pour ça aussi que son secret. Un pauvre et précieux la beauté de son écriture, dans livres les plus « autobiogra-
j’ai toujours été fasciné par les secret que les bourreaux, les sa volonté de fixer le tremblé phiques » permettaient d’en
annuaires, par exemple : les ordonnances, les autorités des choses, de rendre avec net- prendre conscience). Ils créent
gens y figurent, et puis, l’année dites d’occupation, le Dépôt, les teté une atmosphère de flou, un temps à part : celui des lec-
d’après, ils disparaissent. C’est casernes, les camps, l’Histoire, le de même que sa manière d’évo- teurs de Modiano. Celui auquel
bizarre… » temps – tout ce qui vous souille quer les rues de Paris, à force de les jurés Nobel ont proposé de
De ces Bottin, où l’écrivain et vous détruit – n’auront pas pu précision, leur fait accéder à une mettre le monde entier, avec
ira chercher les noms de ses lui voler. » dimension irréelle. Ecrivain du leur récompense. Un temps
personnages, son bureau aux Chez Modiano, on court lieu, obsédé par la topographie, « bizarre », sans doute, mais
hautes bibliothèques ployant derrière des ombres, des sil- Modiano est aussi, et peut-être dont on n’a guère envie de

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sous les volumes, dans son houettes disparaissent à peine surtout, un écrivain du temps, s’extraire.
grand appartement parisien entraperçues, d’autres rôdent, ou, plutôt, de l’intemporalité :
près du jardin du Luxembourg, menaçantes… Presque tous ses « J’ai l’impression, nous disait-il Raphaëlle Leyris
est plein. Patrick Modiano col- livres dégagent comme une en 2007, qu’il y a parfois comme Le Monde daté du 11.10.2014

Alain Robbe-Grillet
Célébré partout dans le monde pour ses inventions formelles mais assez peu lu en
France, l’auteur des « Gommes  », chef de file autoproclamé du Nouveau Roman,
avait été élu à l’Académie française en 2004. Depuis lors, il avait tout fait pour ne pas
y être reçu.

D
es grands écrivains de la narquoise, belliqueuse. Naturel- qu’en art comme en science, il ses adeptes traditionnels, le
seconde moitié du lement chef d’école parce qu’il y a progrès, et que les vérités romancier régnant sur sa créa-
xxe siècle, Alain Robbe- avait des convictions esthé- neuves s’imposent en rendant tion comme Dieu sur l’univers,
Grillet, mort lundi 18 février, à tiques fortes, il les défendait en caduques les anciennes. Il pou- éternellement, alors qu’en art
l’hôpital de Caen, des suites d’un attaquant. Le Nouveau Roman, vait donc y avoir des erreurs tout est jeu de formes et de
accident cardiaque, à l’âge de dont il s’institua le chef de file, esthétiques, de mauvais raison- langage,  « remise en question
85 ans, a été sans doute le plus il l’a conçu comme une manière nements en art comme il y en a permanente »,  « perpétuelle
connu à l’étranger et le moins de faire corps contre la litté- d’inélégants en mathématique. renaissance ».
aimé en France. Admiré, certes, rature qu’il trouvait périmée, Et puis des révolutions. Le De sa belle voix grave et
controversé, jalousé, respecté facile, et qui plaisait au grand nouveau devait tuer l’ancien, amusée, il expliquait volon-
aussi pour sa vivacité intellec- nombre. ceci remplacer cela. Robbe- tiers, encore récemment dans
tuelle, mais aimé non, justement Sa formation d’ingénieur Grillet remplacer… qui, quoi ? ses entretiens radiophoniques
parce que son intelligence était agronome lui avait donné l’idée Balzac, le roman balzacien, repris en livre, Préface à une

Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours 11


LES ARTICLES DU

vie d’écrivain (2005), que ses provoque dans Le Monde la fu-


études scientifiques l’avaient reur du feuilletoniste littéraire, POURQUOI CET ARTICLE ? permanent avec l’horizon
d’abord cantonné aux lettres l’académicien Émile Henriot, Michel Contat revient dans d’attente du lecteur… Ce mou-
anciennes, aux classiques, pour qui le voue à la correctionnelle cet article sur l’œuvre et la vie vement – qui eut ses admira-
la culture littéraire, et qu’il avait ou à Sainte-Anne. Plus tard, d’Alain Robbe-Grillet, chef de teurs et ses détracteurs – prend
eu, jeune homme, des rapports Jacqueline Piatier rectifiera le file du Nouveau Roman qui a place dans une époque qui,
distants avec les romans de son tir en faveur de Robbe-Grillet, cherché à bouleverser, dans la au lendemain de la Seconde
temps, préférant Hérodote à qu’elle admirait plus qu’elle seconde moitié du XXe siècle Guerre mondiale, est pro-
Henri Troyat, Homère à Georges ne le prisait – ils siégeaient tous les codes du genre roma- fondément celle de l’« ère du
Duhamel. ensemble dans le jury du prix nesque : nouvelles pratiques soupçon » (Nathalie Sarraute,
Lorsqu’il se mit à écrire, Médicis. d’écriture, déconstruction de 1956) : après Auschwitz, il n’est
sans l’idée d’abord de deve- La publication, en 1957, de  la notion de personnage et plus possible d’appréhender
nir écrivain, il fut en quelque La Jalousie, roman de l’hyper- du schéma narratif tradition- le monde et la création de la
sorte porté à l’originalité par trophie du regard, celui pos- nel, refus de l’intrigue et du même façon, les règles doivent
méconnaissance de ce qui se siblement d’un époux jaloux portrait psychologique, jeu nécessairement changer.
faisait et ne s’aperçut qu’au jusqu’à la démence, scènes pho-
rejet de ses premiers romans tographiques de la vie coloniale,
(Les Gommes, 1953 ; Le Voyeur, sans action, sans intrigue, laisse rale que Projet pour une révolu- lanière qui frappe une chair,
1955) par une partie influente perplexes même les lecteurs tion à New York (1970) oriente la cordelette qui l’attache, etc.)
de la critique qu’il avait trans- conquis par les deux précé- vers l’esthétique du pop art et par l’extrême intelligence de
gressé des règles. Il allait en dents, qui n’étaient pas faciles américain. En 1981, après une son commentaire méta-discur-
faire l’inventaire et la critique non plus : 746 exemplaires ven- décennie littérairement peu sif. L’écrivain était en effet un
afin d’établir les siennes propres dus la première année, alors fructueuse, Robbe-Grillet donne critique très remarquable. Sur
(Pour un nouveau roman, 1963), que  Le Voyeur avait atteint les une sorte d’exercice de gram- la vingtaine de livres qu’Alain
qu’il pensait plus valides pour 10 000. Pourtant, Robbe-Grillet, maire appliquée à ses thèmes Robbe-Grillet a publiés et qui
son époque. devenu auteur-star pour études visuels favoris, Djinn, qui donne sont des créations artistiques
Né à Brest en 1922, petit-fils littéraires dans les universités un sentiment d’épuisement de hypersophistiquées, il se pour-
d’instituteur, fils d’un petit (surtout américaines), déclarait la veine. Tout change avec la rait que seuls les deux pre-

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entrepreneur désargenté, Alain dans un éclat de rire que les conversion inattendue de l’au- miers, Les Gommes et Le Voyeur,
Robbe-Grillet fait ses études droits de La Jalousie, ce roman teur à l’autobiographie : Le mi- restent comme d’indéniables
primaires, secondaires et supé- lent, énigmatique, répétitif, roir qui revient (1984), Angélique chefs-d’œuvre. Leur virtuo-
rieures à Paris, avec un an de déroutant et peut-être délibé- ou l’enchantement (1987),  sité verbale, leurs volontaires
service du travail obligatoire rément illisible, expérimental Les Derniers Jours de Co- égarements narratifs, leurs
en 1943-1944 à Nuremberg en tout cas, et donc très com- rinthe (1994). glissements dansants sur des
comme tourneur-rectifieur. menté, lui rapportaient à eux Cette trilogie des « Roma- thèmes récurrents, leur intensi-
Diplômé de l’Institut national seuls l’équivalent du SMIG. nesques », à laquelle s’ajoute, té fantasmatique, leur angoisse
d’agronomie en 1945, il remplit en 2001, La Reprise, trans- aussi, une sorte de froideur qui
divers emplois d’ingénieur, « Autobiographie gresse en un jeu habilement caresse la peau de la langue et
à l’INSEE puis à l’Institut des fantasmatique » pervers les contrats de lecture y tranche comme un rasoir en
fruits et agrumes coloniaux, En 1960, il signe le Manifeste qui régissent l’autobiogra- font des expériences de lecture
au Maroc, en Guinée, à la Gua- des 121 pour le droit à l’insou- phie et le roman, sans pour inoubliables de complicité dans
deloupe. Il se met à écrire Les mission dans la guerre d’Algé- autant sacrifier au genre l’hallucination perverse.
Gommes sur le paquebot qui rie ; le Nouveau Roman y est ambigu de l’autofiction, que Élu à l’Académie française en
le ramène des Antilles, en 1951, aussi représenté par Marguerite d’ailleurs Robbe-Gril- mars 2004, au fauteuil de
pour raisons de santé. Aupa- Duras, Claude Ollier, Nathalie let réprouve, lui préfé- Maurice Rheims, qu’il n’a jamais
ravant, il avait écrit, en 1949, Sarraute et Claude Simon. Cette rant, pour son usage occupé, Alain Robbe-Grillet
le roman Un régicide, qui fut prise de position ne retiendra érotisé, l’« autobiographie fan- aura, pour finir, faussé
refusé par Gallimard. Jérôme pas André Malraux de lui appor- tasmatique ». Son livre ultime,  compagnie aux Immortels sans
Lindon accepte avec enthou- ter le soutien du ministère de Un roman sentimental (2007), sacrifier à aucun de leurs rites,
siasme  Les Gommes pour les la culture pour la réalisation poussait la transgression habit vert, discours, éloge, dic-
Éditions de Minuit ; il sou- de son premier film, L’Immor- jusqu’à la pornographie par tionnaire. Mais il leur laisse un
tiendra toujours les projets de telle (1963), rendu possible par une sorte de saturation de ses nom illustre et aux vrais lec-
l’écrivain et l’engage comme le succès de L’Année dernière à propres thèmes. teurs une œuvre considérable et
lecteur puis comme conseiller Marienbad (1961), qu’il a écrit et Cette œuvre a marqué son qui peut échapper aux marques
littéraire. En 1955, Le Voyeur qu’a réalisé Alain Resnais. époque par sa singularité du temps par le coulé, le « nap-
obtient le prix des Critiques, Plusieurs films suivront, obstinée, sa richesse d’expres- pé » somptueux, aurait dit Ro-
grâce à Georges Bataille, Jean pour un public de plus en sion et le petit nombre de ses land Barthes, de son écriture si
Paulhan et Maurice Blanchot, plus « averti ». La Maison de obsessions (le regard mobile française.
qui ont été, avec Georges Lam- rendez-vous, le roman paru en et fouilleur, le viol, le sang, la
brichs et Roland Barthes, les 1965, voit l’auteur glisser vers jeune fille à peine nubile, la Michel Contat
premiers à le soutenir. Le Voyeur la fantasmatique érotico-pictu- blessure, l’escarpin rouge, la Le Monde daté du 20.02.2008

12 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours


LES ARTICLES DU

Maupassant, chroniqueur vagabond


Q ui ne connaît ses
contes et nouvelles ?
Qui n’a lu l’un ou
l’autre de ses romans ?
alternent avec des œuvres de
fiction. Dans certains cas, le
conte précède la chronique ;
dans d’autres, c’est la chro-
perd, la galanterie est morte,
on ne sait plus pratiquer l’art de
causer, « ce vif effleurement des
choses par les mots »… Même
finie, barbare, monstrueuse,
contre nature. »

Conteur à l’affût
Mais il y a un troisième Mau- nique qui inspire et nourrit le l’architecture a sombré dans Maupassant ne se contente
passant, le Maupassant chro- conte. Maupassant pratique des le vulgaire. À preuve la tour pas de voyager « de la place de
niqueur, intimement lié aux allers-retours incessants. Il se Eiffel,  « ce squelette disgra- la Madeleine à la place de la
deux autres, qui mérite d’être répète aussi, sans complexe. cieux », à la base énorme, qui Bastille ». Ce Normand devenu
découvert. Henri Mitterand Qu’importe, dit-il, ces journaux avorte en ridicule cheminée Parisien glisse peu à peu vers le
nous en offre une anthologie n’ont pas les mêmes lecteurs… d’usine…  Sud, attiré par « l’éblouissement
passionnante, remarquable- C’est du « copier-coller » avant Maupassant est intaris- furieux de la lumière ». Il renou-
ment construite et commentée. la lettre. sable sur l’adultère et sur le velle un genre éculé, le voyage
Au début de Bel-Ami, on se sou- Faisant la chasse aux dou- mariage, cause de malheur en Italie, en abordant la pénin-
vient de la réplique de Georges blons, Henri Mitterand a retenu chez les uns et de crime chez sule par la mer, sur son bateau.
Duroy, modeste rond-de-cuir, 200 chroniques sur 250. Il a d’autres. Plaidant pour la li- Et le voilà reporter en Afrique
à son chef de bureau : « Je m’en délaissé l’ordre chronologique berté de divorcer, il ne se lasse du Nord, à l’occasion de révoltes
fiche un peu, par exemple ! » Il pour un classement en quatre pas d’observer les femmes, contre les autorités françaises,
claque la porte de cette grands thèmes : société et poli- avec des commentaires qui le décrivant aussi brillamment
sinistre usine à papier noirci, tique ; mœurs du jour ; flâneries feraient passer aujourd’hui les paysages que « la situation
annonçant qu’il vient de se faire et voyages ; lettres et arts. pour un fieffé réactionnaire. de l’indigène et du colon ».
Certaines de ses chroniques

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POURQUOI à divers journaux de l’époque l’une l’autre. Si son engagement algériennes sont d’ailleurs
CET ARTICLE ? comme Le Gaulois, Gil Blas ou politique est moindre que celui, signées « Un colon » ou « Un
À l’occasion de la sortie, en 2008, Le Figaro. Il montre à quel point, par exemple, d’un Zola, l’obser- officier », comme s’il avait
des Chroniques de Maupassant, chez Maupassant, chronique et vation de la vie et du réel sont eu besoin de se glisser dans
réunies par Henri Mitterand, récit, fiction et journalisme sont pour lui une source intarissable la peau d’un acteur pour en
Robert Solé évoque la contri- intimement mêlés, s’influençant d’inspiration et alimentent en
comprendre le comportement.
bution du célèbre romancier mutuellement, se nourrissant continu la création romanesque.
Toutes ces figures, ces scènes,
ces anecdotes nourriront les
embaucher comme journaliste Contrairement à Zola, Flau- La nature féminine, toute romans à venir. Derrière chaque
à La Vie française. Guy de Mau- bert avait toujours refusé de  « sensation » et de « pas- paragraphe, remarque Henri
passant a lui-même retiré avec d’écrire dans les journaux, esti- sion », n’est-elle pas impropre Mitterand, on devine le conteur
délices ses manches de lustrine mant cet exercice incompatible au  « raisonnement » ? Réac- à l’affût. Maupassant ne peut
en mai 1880, après avoir été en- avec le métier d’écrivain. Mau- tionnaire, il l’est aussi dans son s’empêcher d’ailleurs de mélan-
gagé comme chroniqueur par  passant se différencie de lui refus du suffrage universel et de ger les genres. Telle chronique,
Le Gaulois grâce au succès de sur ce point, malgré l’immense l’égalité en général : « Quand consacrée aux « grandes pas-
sa fameuse nouvelle Boule de admiration qu’il lui porte. Il on aura établi l’égalité des sions », est dialoguée comme
Suif. On lui offre 125 francs faut bien vivre… Mais l’auteur tailles, l’égalité des ventres, une comédie de salon. Telle
par chronique, contre des Contes de la bécasse n’a ni la l’égalité des nez et l’égalité autre, destinée à brocarder la
200 francs mensuels au tête politique ni les convictions des esprits, je me soumettrai à censure, met en scène, de ma-
ministère de l’Instruction pu- républicaines de Zola : il s’inté- l’égalité des situations. » Mais nière burlesque et même gri-
blique. C’est presque le Pérou, resse surtout à l’air du temps et c’est le même qui condamne voise, la commission des achats
car il va collaborer parallèle- vagabonde selon ses humeurs. courageusement les dérives de livres destinés aux biblio-
ment à d’autres journaux, Le regard sévère qu’il porte du colonialisme. Le même qui thèques… On se délecte. Bel-
comme  Gil Blas et Le Figaro, sur son époque le fait souvent écrit : « Quand j’entends pro- Ami n’est pas loin.
jusqu’en 1887. basculer dans une nostalgie un noncer ce mot : la guerre, il me
Parfois signés d’un pseu- peu convenue : à l’en croire vient un effarement comme si Robert Solé
donyme – Maufrigneuse ou – mais y croit-il vraiment lui- on me parlait de sorcellerie, d’in- Le Monde des livres
Guy de Valmont –, ses articles même ? – l’esprit français se quisition, d’une chose lointaine, daté du 19.12.2008

Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours 13


L’ESSENTIEL DU COURS

ZOOM SUR…
Le narrateur et les points de
vue narratifs.
Le personnage
de roman : du héros
Le narrateur
Il est celui qui narre, c’est-à-dire
qui raconte l’histoire.
• Dans un récit à la première per-
sonne, il est le « je » qui s’exprime
et peut intervenir dans l’histoire en

à l’anti-héros
tant que personnage. Attention, ce-
pendant, à ne pas le confondre avec
l’auteur, qui a écrit le livre. Cette dis-
tinction entre auteur et narrateur ne

U
s’abolit que dans les récits autobio-
graphiques, fondés justement sur le n roman est une œuvre en prose, assez longue, retra-
principe que l’auteur du livre raconte
sa propre vie (c’est ce que l’on appelle çant le parcours d’un « héros ». Comment se constitue
le « pacte autobiographique »). l’identité du personnage, et que recouvre précisément le
• Dans un récit à la troisième per-
sonne, le narrateur n’est pas un
terme héros ?
personnage de l’histoire : il s’efface
derrière les événements narrés. Pour- Qui est le personnage de roman ?
tant, tout récit est forcément raconté Le personnage principal du roman s’oppose au
à partir d’un certain point de vue : héros antique ou à celui du théâtre tragique : il n’a
bien que le narrateur ne dise pas pas la grandeur et la noblesse des héros légendaires,
« je », il peut manifester sa présence il ne représente pas la lutte digne face à un destin

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(son jugement, ses sentiments), par implacable. De manière nettement moins glorieuse
exemple, à travers des modalisateurs. ou grandiose, il incarne des sentiments et un
• Pour faire partager au lecteur parcours qui pourraient être ceux des lecteurs.
l’intériorité des personnages, le ro- Bien sûr, le protagoniste peut vivre des aventures
mancier a le choix entre trois points extraordinaires ou faire preuve d’une grandeur ad-
de vue narratifs ou « focalisations ». mirable. Mais, depuis le xviie siècle, les romanciers
cherchent à faire vivre des personnages qui soient
La focalisation zéro proches de leurs lecteurs et de leur quotidien. Le
Également appelée point de vue « héros » est alors dénommé comme tel en tant
omniscient. Le romancier est « tout- qu’il est le pivot du roman, et non plus selon la
puissant » : il sait tout de son héros définition étymologique : il n’est plus un demi-
et des personnages du roman et livre dieu. Le roman met en scène un personnage qui
leurs pensées les plus intimes. est face au monde, un être nuancé, aux réactions
complexes et diverses.
La focalisation interne Selon le genre du roman ou le mouvement littéraire
Elle permet de connaître les émo- auquel il appartient, le personnage ne sera pas le
tions ou les jugements du héros, même et s’adressera, ainsi, à différents sentiments
mais pas ceux d’autres person- ou aspirations de son lecteur :
nages. Le lecteur ne surplombe – le héros incarne les désirs d’exploration et l’am-
plus la « population » du roman, bition dans les romans d’aventures et d’action ;
il est avec l’un d’entre eux et dé- – le personnage est soumis aux affres de la passion
couvre, en même temps que lui, et est pris dans les contradictions ou les doutes
et de l’extérieur, comme lui, les de ses sentiments et de ses désillusions dans le
réactions des autres personnages. roman d’analyse et le mouvement littéraire du Cosette chez les Thénardier par Émile Bayard (1837-1891).
Ce mode de focalisation facilite romantisme ;
l’identification au héros. – le protagoniste cherche à affronter le monde et est de l’auteur ? La question reste en suspens.
avide d’ascension sociale dans le roman réaliste ; « Nous avouerons que notre héros était fort peu
La focalisation externe – le personnage interroge le monde et l’individu héros en ce moment. Toutefois la peur ne venait
Elle fait du romancier une « ca- dans les œuvres du xxe siècle, etc. chez lui qu’en seconde ligne ; il était surtout scan-
méra » enregistrant l’extérieur Dans le roman réaliste traditionnel, il arrive que dalisé par ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. »
des choses. Cette technique laisse l’auteur lui-même intervienne dans le récit et que (Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1838) L’emploi
le lecteur construire lui-même ses sa voix recouvre celle du narrateur. L’analyse litté- de « nous, notre » fait apparaître un narrateur qui
interprétations, et affirme que le raire désigne habituellement ce phénomène sous peut être identifié à Stendhal lui-même en train de
monde est opaque, impénétrable. le nom d’ « intrusion d'auteur ». Mais s’agit-il bien créer son « héros ».

14 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours


L’ESSENTIEL DU COURS

Comment existe le personnage


REPÈRES
de roman ? Les techniques de caractérisa-
Le romancier crée, dans son œuvre, un « être de pa- tion du personnage.
pier » : cet être de fiction n’a, par définition, aucune
existence réelle (ce qui l’oppose aux personnages Caractérisation directe
de l’autobiographie). Le héros est d’abord caractérisé
Toutefois, afin que le lecteur puisse s’identifier au par sa désignation : un prénom
personnage, le romancier doit donner l’illusion du et un nom. Certains patronymes
réel. Il utilise, pour ce faire, de nombreux « outils » donnent ainsi un « indice » sur le
grâce auxquels le personnage prend chair dans caractère ou la condition sociale
l’épaisseur du livre. du personnage.
Son identité est complétée par
La caractérisation du personnage se fait par l’inter- un physique, des vêtements, l’ap-
médiaire de plusieurs « techniques ». La descrip- partenance à un certain milieu,
tion est, bien sûr, l’outil privilégié du romancier qui l’environnement familial, etc.
veut « donner à voir » son personnage. Les images Zola, dans les Rougon-Macquart,
(comparaisons et métaphores) sont également ajoutera à ces éléments la notion
essentielles pour concrétiser un trait de caractère, d’hérédité avec des personnages
par exemple. Quant à la focalisation, elle permet de plusieurs générations diffé-
des variations dans la présentation et la découverte rentes appartenant à la même
du héros, engageant parfois le sens de l’œuvre tout famille.
entière. Il en existe trois types : la focalisation « zéro » Une caractérisation psycholo-
où le narrateur est omniscient, la focalisation interne gique peut également être utili-
qui fait entrer le lecteur dans la conscience d’un sée. Chez Balzac, le physique et
personnage ou, au contraire, la focalisation externe le caractère sont souvent liés :
qui le place en situation d’observateur. Jeanne Le Perthuis des Vauds, Une vie, dessin d’A. Leroux, Madame d’Espard, femme du
gravure de G. Lemoine, 1883. monde cruelle et intéressée, est

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ainsi dotée d’un « profil d’aigle ».
Du héros à l’anti-héros Au xxe siècle, l’anti-héros est toujours présent, mais
Comme on l’a vu, contrairement au sens étymolo- on assiste également à ce que l’on pourrait appeler la Caractérisation indirecte
gique, le héros de roman n’est pas un demi-dieu de « mort du héros » : Le héros peut aussi livrer des aspects
légende, il est plus proche de la réalité. Il a donc la – du fait des deux guerres mondiales, le doute s’ins- de sa personnalité à travers des élé-
capacité, d’une part, d’exprimer les nuances des talle sur la capacité de l’homme à maîtriser le monde. ments « indirects » : ses gestes, ses
individus et, d’autre part, d’incarner différentes La foi dans le progrès (le positivisme) est battue actions, son comportement. De plus,
conceptions de l’homme, selon les époques. en brèche et la notion de personnage s’en ressent. les dialogues insérés dans le récit
Les personnages de romans portent encore parfois Loin d’être un surhomme, ou même un homme sont également porteurs d’indica-
les valeurs des héros chevaleresques, ils sont alors ordinaire, le héros des romans du xxe siècle se délite tions sur le personnage.
des « modèles » dans le domaine social, moral, et se décompose ; Enfin, un objet ou un vêtement
spirituel, etc. – selon les auteurs du Nouveau roman (mouvance peuvent parfois fonctionner
Cependant, ils peuvent tout aussi bien être des née dans les années 1950, à Paris), le roman n’est pas comme des symboles, donnant
héros « médiocres ». Enfermés dans leur condition un moyen de connaissance. Il est, avant tout (et un éclairage essentiel sur le
sociale ou familiale, ils ne sont pas armés pour peut-être seulement), une écriture. Beckett, par héros. Flaubert, par exemple,
lutter ou manquent de grandeur. Claude Lantier, exemple, propose, dans ses romans, de longs mono- dans le portrait de Charles Bo-
dans L’Œuvre de Zola, se suicide après avoir compris logues, ou discours, de personnages dont on ne sait vary enfant, qu'il affuble d’une
qu’il n’atteindrait jamais son idéal. Jeanne, dans Une presque rien. Les consciences sont impossibles à ex- invraisemblable casquette,
Vie, de Maupassant, est littéralement écrasée par la plorer, tout est opaque ou morcelé, les points de vue signe, dès les premières pages
société. Ces personnages sont ce que l'on appelle sur un même objet se multiplient sans former une de l’œuvre, la condamnation de
des « anti-héros ». Les romanciers peuvent à travers image nette ; le personnage n’est plus qu’une ce personnage.
eux exprimer toute une veine satirique et effectuer, conscience sans certitudes, il est presque
parfois, une véritable charge contre la société. englouti. Caractérisation dynamique
Le personnage de roman évolue
constamment, au cours de l’œuvre.
Dans Le Rouge et le Noir, Stendhal
montre un Julien Sorel d’abord to-
talement absorbé par ses ambitions
UN ARTICLE DU MONDE À CONSULTER sociales, prêt à tout pour « réussir ».
Puis, à la fin du roman, un homme
• Michel Houellebecq – Même pas mort ! p. 18-19 se rapprochant, au contraire, de ses
(Raphaëlle Rérolle, Le Monde des livres daté du 03.09.2010) pairs, rejetant l’hypocrisie et l’am-
bition au profit de l’amour et de la
solidarité.

Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours 15


UN SUJET PAS À PAS

REPÈRES
Les personnages des Misérables
Question liminaire :
de Victor Hugo, sont devenus,
pour la plupart, des figures em-
blématiques.
Quelle image du héros de roman chacun
La fille-mère héroïque
Fantine, belle et naïve ouvrière
de ces textes propose-t-il ?
abandonnée avec une enfant pour
laquelle elle fera tous les sacrifices. faisant de moi le plus jeune
« Fantine était belle et resta pure le Tolstoï de tous les temps,
plus longtemps qu’elle put. C’était me permettrait d’apporter
une jolie blonde avec de belles dents. immédiatement à ma mère
Elle avait de l’or et des perles pour la récompense de ses peines
dot, mais son or était sur sa tête et et le couronnement de sa vie.
ses perles étaient dans sa bouche. » Je m’attelai d’arrache-pied
à la besogne. Avec l’accord
L’enfant martyr de ma mère, j’abandonnai
Cosette, la fille de Fantine, maltraitée provisoirement le lycée, et,
par les Thénardier qui l’ont recueillie. m’enfermant une fois de plus
« Ses grands yeux enfoncés dans dans ma chambre, me ruai à
une sorte d’ombre étaient presque l’assaut. Je plaçai devant moi
éteints à force d’avoir pleuré. Les trois mille feuilles de papier
coins de sa bouche avaient cette blanc, ce qui était, d’après
courbe de l’angoisse habituelle, mes calculs, l’équivalent de
qu’on observe chez les condamnés Guerre et Paix, et ma mère
et chez les malades désespérés. » m’offrit une robe de chambre

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très ample, modelée sur celle
Le couple cupide et cruel qui avait fait déjà la répu-
Les Thénardier qui exploitent tation de Balzac. Cinq fois
odieusement la naïveté de Fantine par jour, elle entrouvrait la
et martyrisent Cosette. « Ces êtres porte, déposait sur la table
appartenaient à cette classe bâtarde un plateau de victuailles et
composée de gens grossiers parve- Les textes ressortait sur la pointe des pieds. 
nus et de gens intelligents déchus, Texte 1 (Romain Gary, La Promesse de l’aube, 1960.)
qui est entre la classe dite moyenne Une épidémie de peste sévit à Oran, en Algérie, dans
et la classe dite inférieure, et qui les années quarante. Alors que le fléau disparaît, il Texte 3
combine quelques-uns des défauts fait une dernière victime en la personne de Tarrou, Monsieur Linh fuit son pays d’Asie en guerre et s’exile
de la seconde avec presque tous les l’ami du médecin Rieux, héros du roman. en Occident avec sa petite-fille, Sang Diû.
vices de la première (…). » Cette forme humaine qui lui avait été si proche, C’est un vieil homme debout à l’arrière d’un bateau.
percée maintenant de coups d’épieu, brûlée par un Il serre dans ses bras une valise légère et un nouveau-
Le gamin de Paris mal surhumain, tordue par tous les vents haineux né, plus léger encore que la valise. Le vieil homme
Gavroche, fils Thénardier, meurt du ciel, s’immergeait à ses yeux dans les eaux de se nomme Monsieur Linh. Il est seul à savoir qu’il
glorieusement sur une barricade. la peste et il ne pouvait rien contre ce naufrage. s’appelle ainsi car tous ceux qui le savaient sont morts
« C’était un garçon bruyant, blême, Il devait rester sur le rivage, les mains vides et le autour de lui. Debout à la poupe du bateau, il voit
leste, éveillé, goguenard, à l’air vivace cœur tordu, sans armes et sans recours, une fois de s’éloigner son pays, celui de ses ancêtres et de ses morts,
et maladif. Il allait, venait, chantait plus, contre ce désastre. Et à la fin, ce furent bien les tandis que dans ses bras l’enfant dort. Le pays s’éloigne,
[…] volait un peu, mais comme les larmes de l’impuissance qui empêchèrent Rieux de devient infiniment petit, et Monsieur Linh le regarde
chats et les passereaux, gaiement, voir Tarrou se tourner brusquement contre le mur, et disparaître à l’horizon, pendant des heures, malgré le
riait quand on l’appelait galopin, se expirer dans une plainte creuse, comme si, quelque vent qui souffle et le chahute comme une marionnette.
fâchait quand on l’appelait voyou. » part en lui, une corde essentielle s’était rompue. La Le voyage dure longtemps. Des jours et des jours. Et
nuit qui suivit ne fut pas celle de la lutte, mais celle tout ce temps, le vieil homme le passe à l’arrière du
Le policier implacable du silence.  bateau, les yeux dans le sillage blanc qui finit par s’unir
Javert qui traque Jean Valjean. (Albert Camus, La Peste, 1947.) au ciel, à fouiller le lointain pour y chercher encore les
« Quand Javert riait, [...] ses lèvres rivages anéantis. 
minces s’écartaient, et laissaient Texte 2 (Philippe Claudel, La Petite Fille de Monsieur Linh,
voir, non seulement ses dents, mais Romain, alors qu’il est lycéen, découvre un jour sa 2005.)
ses gencives, et il se faisait autour mère en proie à un malaise et apprend ainsi qu’elle
de son nez un plissement épaté et est diabétique. Introduction
sauvage comme sur un mufle de Je sentis qu’il fallait me dépêcher, qu’il me fallait en Les textes du présent corpus sont tous trois extraits
bête fauve. » toute hâte écrire le chef-d’œuvre immortel, lequel, en de récits des xxe et xxie siècles. Le premier est tiré de

16 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours


UN SUJET PAS À PAS

La Peste de Camus, roman publié en 1947. Le deu-


xième est extrait de l’autobiographie de Romain
fixe son pays qui s’éloigne inexorablement, puis
l’horizon, alors que son pays n’est plus visible,
ZOOM SUR…
Gary intitulée La Promesse de l’aube, publiée mais aussi par des signes tels que sa valise, dont Les problématiques d’autres
en 1960. Le dernier est un extrait tiré d’un roman le contenu dérisoire laisse deviner une fuite personnages.
de Philippe Claudel publié en 2005, La Petite Fille précipitée, et, bien sûr, sa petite-fille de six se-
de Monsieur Linh. maines, probable rescapée du massacre, qu’il Anti-héros du xxe siècle
Ces trois extraits donnent diverses images du emmène dans son exil. Monsieur Linh incarne Sartre, La Nausée, 1938 (Roquentin) ;
héros confronté à l’adversité. Dans La Peste, le donc une figure à la fois tragique et pathétique ; Camus, L’Étranger, 1942 (Meursault).
docteur Rieux assiste, impuissant, à la mort de il est l’image souffrante et sublime de la guerre
son ami Tarrou. Le narrateur-personnage de La civile et de l’exil ; il est également le héros qui, Ambitieux et arrivistes
Promesse de l’aube, pour plaire à sa mère malade, malgré l’horreur et la peine endurées, se place du Balzac, La Comédie humaine
entreprend de se lancer dans l’écriture. Dans le côté de la vie, en jetant ses dernières forces dans (Rastignac) ; Maupassant, Bel-Ami,
roman de Philippe Claudel, le personnage de Mon- l’éducation de sa petite-fille. 1885 (Georges Duroi).
sieur Linh doit fuir son pays en bateau, portant Le personnage de La Promesse de l’aube est pré-
dans ses bras sa petite-fille âgée de six semaines. senté par son narrateur avec plus de distance. Il Aventuriers
semble incarner davantage un héros de roman Dumas père, Le Comte de Monte-
Développement d’apprentissage : d’abord adolescent fougueux Cristo, 1845-1846 (Édmond Dantès) ;
Le docteur Rieux et Monsieur Linh incarnent, cha- et naïf, il cherche à écrire un « chef-d’œuvre Jules Verne, Vingt mille lieues sous
cun à leur manière, des héros tragiques, impuis- immortel » pour consoler sa mère malade de ses les mers, 1869 (le capitaine Nemo).
sants mais dignes face à un événement doulou- peines et se rêve d’emblée en « plus jeune Tolstoï
reux. Le narrateur du roman de Camus insiste sur de tous les temps ». À partir de là, il s’applique Femmes fatales
l’impuissance du médecin : il juge « impossible » les clichés de l’écrivain forçat, qui, avec la respec- Mérimée, Carmen, 1845 ;
d’ouvrir les ganglions de son ami agonisant ; « il tueuse complicité de sa mère, s’enferme dans sa Zola, Nana, 1880 ; Flaubert, Salammbô,
ne [peut] rien » contre le « naufrage » de Tarrou ; chambre et veut noircir « trois mille feuilles de 1862 (Salomé).
enfin, ce sont les « larmes de l’impuissance » qu’il papier blanc ». Cependant, cette naïveté initiale
verse quand son ami expire. Rieux est également semble amener le héros à prendre conscience de Fourbes
un héros « révolté », qui, malgré l’absurdité du sa véritable vocation d’écrivain, et des enjeux pro- Balzac, La Comédie humaine, 1830-
monde et « le silence de la défaite », s’est efforcé de fonds de son désir d’écrire. Le jeune homme mue 1856 (Vautrin sous ses diverses

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livrer des « combats » contre la peste. Dans la scène progressivement vers une forme d’humanisme, identités).
présentée dans le premier texte, Rieux donne « étreint par un besoin de justice pour l’homme
aussi l’image d’un héros pathétique, qui vient tout entier ». Héros de la classe populaire
de perdre un ami « qui lui avait été si proche », Zola, Germinal, 1885 (Étienne Lantier).
alors même que la ville vient d’être « libérée de la Conclusion
peste ». Cette situation douloureuse le conduit à Les personnages de ce corpus illustrent bien la Héros romantiques et le « moi »
un exil moral : « il n’y aurait plus jamais de paix figure dominante du héros dans la littérature en émoi
possible pour lui-même ». moderne : doté, à l’instar des héros « tradition- Chateaubriand, Atala, 1801 ; René,
Dans le roman de Philippe Claudel, nous n’accé- nels », de vertus positives – courage, dignité –, il 1802.
dons pas avec autant de précision aux pensées du reste cependant humain dans son impuissance à
héros, mais la dignité du personnage de Monsieur changer le monde, sa faiblesse ou sa naïveté. Libertins
Linh est déjà suggérée par la manière dont il Laclos, Les liaisons dangereuses,
est présenté : « debout à l’arrière d’un bateau ». 1782 (Merteuil et Valmont).
Comme Rieux, sa douleur n’est jamais explicitée,
mais elle est sensible à travers l’évocation du Ce qu’il ne faut pas faire Monstres qui en disent beaucoup
massacre de ses proches : ceux qui « savaient [son Coller une étiquette générale sur la nature humaine
nom] sont morts autour de lui ». On comprend sur le personnage sans prendre en compte Rabelais, Gargantua, 1534 ;
également que l’exil qu’il subit est un arrachement sa spécificité dans l’extrait. Hugo, Notre-Dame de Paris, 1831
insupportable, par l’obstination avec laquelle il (Quasimodo).

Personnage de conte, au service


de la visée argumentative
SUJETS TOMBÉS AU BAC SUR CE THÈME Voltaire, Zadig, 1747 ; Candide, 1759.

Dissertations Raffinements de la psychologie


– En partant des textes du corpus, vous vous demanderez si la tâche du romancier, quand il crée des person- amoureuse classique
nages, ne consiste qu’à imiter le réel. (Sujet national, 2008, séries ES, S) Mme de Lafayette, La Princesse de
– Un roman doit-il chercher à faire oublier au lecteur que ses personnages sont fictifs ? (Sujet national, 2008, Clèves, 1678.
série L)
– Un personnage de roman doit-il nécessairement surmonter des épreuves pour être considéré comme un Séducteurs
héros de fiction ? (Centres étrangers, 2011, séries ES, S) Mérimée, Les âmes du
purgatoire, 1834 (Don Juan) ;
Stendhal , Le Rouge et le Noir,
1830 (Julien Sorel).

Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours 17


L'ARTICLE DU

Michel Houellebecq
Même pas mort !

H
ouellebecq est mort. joueur du Real Madrid, dont ébranlent – ils agissent. Et s’ils guère dans la communauté des
Assassiné. Tout s’est chaque livre est guetté comme provoquent, chaque fois, une hommes, ou plutôt, il n’appar-
passé dans une maison l’arrivée d’un cyclone et dont réaction chimique sur l’esprit tient pas – ni à lui-même ni
du Loiret, où l’écrivain vivait les rares apparitions sont pas- du lecteur, c’est parce que aux autres. Il se contente de
retiré, après avoir longtemps sées aux rayons X, en France leurs questions sont, au fond, traverser le monde à sa façon
séjourné en Irlande. L’homme comme ailleurs. L’écrivain qui, toujours les nôtres – même et désenchantée, absolument
a été sauvagement déchiqueté, suscitant l’enthousiasme ou le surtout quand elles soulèvent « neutre », pour ne pas dire dé-
en compagnie de son chien. dégoût, électrise périodique- le cœur. Houellebecq n’est pas pressive. « Le regard qu’il porte
Leurs corps ont été découpés ment la scène plutôt morne du humaniste ? Il est humain. Et sur la société de son temps,
en lanières et mélangés de débat d’idées, dans l’Hexagone. bien vivant. écrit l’auteur, est celui d’un
telle manière qu’il est devenu Comment ? Par une stratégie L’homme Houellebecq ethnologue bien plus que d’un
impossible de les distinguer. romanesque de neutralité qui est vivant, donc, mais son commentateur politique.  »
Interrogés, ses proches se confine à la violence. Un ton personnage meurt, comme Promis à la célébrité grâce à
sont montrés peu loquaces. Il glacé, une froideur de jugement meurent un certain nombre une exposition dont un certain
« avait beaucoup d’ennemis », déroutante, un manque d’affect des « personnalités » française Michel Houellebecq rédigera le
disent-ils seulement, et «  on que ne lui pardonnent pas mises en scène dans le livre. catalogue, Jed approchera les
s’était montré avec lui injuste- ses adversaires. Sans paraître Rien d’étonnant, puisqu’il passions creuses de la gloire,
ment agressif, cruel ». s’en émouvoir, mais avec une s’agit, pour partie au moins, avant de s’en détourner tout
Fascinante mise en abyme : intense vitalité, Houellebecq d’un roman d’anticipation, à fait.
ces scènes, extraites de La pointe les dérives et les mons- censé se conclure dans un C’est à partir du décalage

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Carte et le Territoire, à paraître truosités de la modernité, fai- futur proche (une grosse ving- entre son absence d’émo-
ces jours-ci, mettent en évi- sant surgir une grande étran- taine d’années). Le personnage tion et les mirages produits
dence le paradoxe du « cas » geté sous le quotidien trivial principal, pourtant, n’est pas par la célébrité que Michel
Houellebecq. Pour ce qu’on en de la société de consommation. l’écrivain promis au carnage, Houellebecq (le vrai) construit
connaît, voilà un homme qui
cultive un environnement per-
sonnel d’une extrême bana- POURQUOI Cet article date de 2010, année écrivain, fait partie des person-
lité (en Irlande, notamment). CET ARTICLE ? de l’attribution du prix Gon- nages : la narration à la troi-
Un intellectuel qui se tient à court à La Carte et le Terri- sième personne permet ainsi
Michel Houellebecq est toire, son cinquième roman. à Houellebecq – l’auteur – de
l’écart de toutes les formes de
le plus « médiatique » des Raphaëlle Rérolle met ici en raconter son propre assassinat !
glamour, de la bohème chic
romanciers contemporains. évidence une caractéristique Le personnage principal, un
et des discours qui vont avec.
Les thèmes de ses romans le essentielle de l’écriture de Mi- jeune peintre asocial, porte sur la
Un romancier qui traque les mettent au centre de polé- chel Houellebecq : sa « stratégie société un regard d’ethnologue.
symptômes de la modernité miques virulentes : ravages de neutralité », qui lui permet Ce Jed Martin s’inscrit dans la
à travers les lieux, les objets, du libéralisme, tourisme de faire ressortir l’étrangeté de lignée des antihéros présents
les pratiques et les pensées sexuel, clonage de l’être notre société marquée par la dans les précédents romans
les plus ordinaires, les moins humain, islamisation de la consommation. Le traitement de l'auteur (Extension du
dignes (en apparence) de société (Soumission, paru en des personnages est un élément domaine de la lutte, 1994, Les
susciter l’intérêt. 2015, évoque dans un futur déterminant de cette stratégie. Particules élémentaires, 1998,
Et voilà pourtant l’écrivain proche une France dirigée par Dans La Carte et le Territoire, Plateforme, 2001, La Possibi-
qui attire, sur sa personne un parti musulman). un certain Michel Houellebecq, lité d’une île, 2005).
comme sur ses textes, la
plus violente explosion de
critique et de haine dont la vie Derrière son masque, mais un jeune peintre, Jed Mar- un récit d’une force, d’un
littéraire française soit capable. M. Tout-le-Monde est un tin, qui pourrait être une sorte humour et d’une inventivité
L’homme aux procès retentis- « alien », et Michel Houelle- de double de Houellebecq. Une évidents. Tout est mis à plat,
sants, celui que les jurés Gon- becq un écrivain puissant, silhouette très « houellebec- méticuleusement déplié,
court n’ont touché que du bout quoi qu’on en dise  : loin des quienne », en tout cas : comme froidement regardé  : tel un
des doigts, de peur de se salir mille livres bien polis qui, d’autres personnages croisés encyclopédiste, Jed a entre-
les mains. Celui dont les chan- chaque année, ne font fina- dans de précédents romans, pris de « fixer sur la toile » des
gements d’éditeur font parler lement ni chaud ni froid, les Jed n’est pas empathique, pas objets, puis des métiers, puis
presque autant que ceux d’un siens dérangent, révulsent ou solidaire. Il ne se reconnaît des hommes en voie de dis-

18 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours


L'ARTICLE DU

parition. Son ambition n’est de comportements, de pensées plus souvent des artefacts. la mort, sujet de prédilection
pas d’attraper le détail ou de stéréotypées, de tics de langage Bien sûr, il parsème son his- de nombreux écrivains, mais
s’attarder sur le pittoresque, ou simplement de la notice toire de noms « vrais », qu’il du fait que l’éternité n’existe
mais de chercher la structure. d’un appareil photo, riche d’en- s’agisse d’écrivains (Frédéric pas. «  L’individualité n’est
Considérant le portrait que seignements sur les normes Beigbeder, Philippe Sollers) guère qu’une fiction brève  »,
Jed a fait de lui, le personnage familiales en vigueur), cruel, ou de gens de télévision (Jean- observe Jed. Tout indifférent
Houellebecq commence par réaliste à sa façon. -Pierre Pernaut, Claire Chazal, soit-il à l’ensemble du vivant,
déclarer qu’il le verrait bien au- Peut-on dire pour autant Patrick Le Lay, Julien Lepers), Jed est confronté, par son art,
dessus de sa cheminée, puis, qu’il est un auteur réaliste  ? mais chacun d’entre eux à la question de la pérennité :
quelques verres de chablis Sans doute pas. En le lisant, n’est qu’un type, pas une per- comment représenter le
plus tard  : «  Pourtant, j’aime ce sont les toiles du peintre sonne réelle. Certaines scènes, monde et pourquoi  ? pour
bien vos derniers tableaux, américain Edward Hopper qui comme la soirée de nouvel quelle durée ?
même s’ils représentent des viennent à l’esprit  : précises, an chez Jean-Pierre Pernaut, Faut-il seulement le représen-
êtres humains. Ils ont quelque elles aussi, mais muettes et donnent d’ailleurs lieu à de ter ? Du seul fait qu’il existe, le
chose… de général, je dirais, qui porteuses d’une énigmatique véritables farces, plus proches livre répond par l’affirmative.
va au-delà de l’anecdote. » neutralité. Hopper qui, comme de la pochade que d’une quel- Houellebecq, lui, s’affirme
«  La carte est plus impor- Houellebecq dans ce livre, était conque fresque naturaliste. comme un moraliste et pas
tante que le territoire », observe captivé par les maisons (il est L’ensemble renvoie l’image seulement comme l’entomolo-
finalement l’auteur, en réfé- beaucoup question de loge- d’une société décadente, giste qui se promène au milieu
rence au travail de Jed sur des ments, dans La Carte et le Terri- pour ne pas dire à bout de de ses semblables, la loupe à la
cartes Michelin. Des cartes de toire). Considéré comme « le » souffle. Un monde à ce point main. Mais un moraliste un
France, bien sûr, puisque c’est peintre de l’« American way dépourvu de colonne verté- peu nostalgique, alternative-
de cela qu’il s’agit : la France, of life », Hopper avait mis les brale peut-il survivre ? Consi- ment féroce et presque atten-
dans sa géographie spatiale outils du réalisme au service, dérant les cadavres de l’écri- dri, qui fixerait soigneusement
et sociale, celle dont Michel non pas de la réalité propre- vain et du chien, un policier, «  sur sa toile  » les dernières
Houellebecq (le vrai) parle avec ment dite (ce qu’il finissait par le commissaire Jasselin, se images d’un monde voué à
acuité, de livre en livre. Ce pays peindre n’était jamais ce qu’il souvient d’une phrase apprise l’extinction – comme une sorte

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et, au-delà, cette modernité avait eu sous les yeux), mais dans un monastère sri-lankais d’inventaire loufoque et méti-
frénétique, polarisée autour d’un état d’esprit – d’une idée où il a pratiqué la « méditation culeux, avant liquidation.
de ses grandes surfaces et de de la réalité. sur le cadavre » : « Ceci est mon
ses «people» plus ou moins destin, le destin de l’humanité
glorieux, tournant comme « Méditation entière, je ne peux y échap-
un derviche autour de son sur le cadavre » per.  » Cette non-pérennité
centre vide. De ce territoire, Les éléments de réalité dont de toute chose revient à plu- Raphaëlle Rérolle
l’écrivain brosse un portrait Houellebecq se sert pour sieurs reprises, dans le livre. Le Monde des livres
précis (descriptions de lieux, alimenter son livre sont le Il ne s’agit pas seulement de daté du 03.09.2010

Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours 19


L’ESSENTIEL DU COURS

ZOOM SUR…
Le suicide dans le roman,
une fin de parcours tragique.
Personnage romanesque
La vision du monde que laisse
transparaître un personnage de
et vision(s) du monde
L
roman trouve une signification
particulièrement lourde quand e roman est la création d’un univers qui fonctionne comme
son « parcours » s’achève par un
suicide. un reflet du monde réel. Que ce reflet soit déformé ou qu'il
ait lieu dans un espace ou un temps différents des nôtres, le
Ariane et Solal
Belle du Seigneur, de Cohen, 1968,
lecteur effectue des « allers-retours » entre ces deux univers qui
s’achève par le double suicide le mènent à une réflexion sur notre monde. Le roman est porteur
simultané d’Ariane et Solal. C’est d’une ou plusieurs « visions du monde ».
une sorte d’apothéose paradoxale,
les deux amants, conscients
d’avoir vécu l’acmé de leur amour, Le porteur d’une vision du monde et s’oppose éventuellement à ceux pour qui cette vision
choisissent de mourir ensemble Un personnage de roman est, en quelque sorte, « plus est inopérante. Dans La Peste, le docteur Rieux estime
en ingérant une dose massive de que lui-même ». Le héros, pivot de l’œuvre, acquiert qu’il n’y a qu’une seule attitude possible : lutter contre
morphine. un statut qui est davantage que celui d’un simple la maladie. Il est rejoint par un certain nombre de
individu. Il peut alors, dans le roman, être le vecteur personnages, tandis que d’autres préfèrent se replier sur
Claude Lantier d’une conception du monde. eux-mêmes : deux visions du monde se dessinent ainsi.
Dans L’Œuvre d’Émile Zola, 1886, le Le protagoniste, à travers son parcours, devient
peintre Claude Lantier, marqué par peu à peu le symbole d’une qualité : il incarne une À la croisée de plusieurs visions
l’hérédité alcoolique qui lie les per- vertu, un vice, ou une façon de se positionner par du monde
sonnages des Rougon-Macquart, rapport au monde. Certains héros deviennent ainsi Le personnage est rarement seul dans un roman. De

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est à la recherche de la perfection. des « types », au point que leur nom peut donner fait, le roman ne délivre pas un « message » simpliste
Incapable de réaliser l’œuvre qui naissance à un terme désignant un comportement et univoque, mais permet, au contraire, une confron-
représenterait la Femme, il se pend général (Exemple : le « bovarysme »). tation de perspectives.
devant le tableau inachevé. Un héros romanesque peut, de même, révéler une L’exemple de La Peste est à cet égard éclairant : Rieux,
vision du monde lorsque son itinéraire est à l’image incarnant la lutte contre le fléau, rencontre un jour-
Emma Bovary de celui de tout un groupe. Lantier, dans Germinal, naliste qui, lui, est prêt à tout pour quitter la ville, où
La protagoniste de Madame Bo- représente ainsi les mineurs, la classe ouvrière : il la peste s’est déclarée, et rejoindre sa bien-aimée. Pour
vary, de Flaubert, publié en 1857, donne au lecteur la possibilité de considérer la société lui, l’amour est plus important que la solidarité avec
est la plus célèbre « suicidée » du selon un angle particulier, celui des opprimés. les habitants. Mais Rieux ne le condamne pas. Les deux
roman français. Abandonnée par Le personnage peut également être le symbole d’une perspectives sont ainsi données au lecteur, comme
ses amants, affolée par les dettes cause à défendre. Il rassemble alors des hommes deux choix personnels, engageant deux modes de
qu’elle a réussi à cacher à son mari, autour de lui, réunis par une même vision du monde, comportement et deux visions du monde.
elle s’empoisonne avec de l’arsenic De plus, chaque personnage est un « composé » qui
dérobé chez le pharmacien Homais. possède de multiples facettes. Le romancier ne se
contente pas de caricatures, il construit un personnage
Javert riche qui sera sensible aux situations qu’il rencontrera
Dans Les Misérables de Victor et ses réactions ne seront pas toujours prévisibles. Dans
Hugo, publié en 1862, le policier Les Misérables, Jean Valjean est celui qui lutte contre
Javert a dédié sa vie à la loi. Sauvé les préjugés et vient en aide aux plus démunis, le père
par Jean Valjean, l’homme qu’il a rêvé pour Cosette… mais il est également celui qui ne
traqué sans répit, il se noie dans la supporte pas d’être « dépossédé » de sa fille adoptive
Seine pour mettre fin au dilemme lorsque celle-ci tombe amoureuse : son amour paternel
qui l’accable. est à la fois admirable et abusif.
En outre, cette complexité est encore amplifiée par
Kyo et Tchen le « duo » formé par le romancier et ses personnages.
La Condition humaine de Malraux, Ni le narrateur, ni le romancier, ne sont forcément
1933, propose des figures de suici- en accord avec les visions du monde portées par les
dés héroïques, des révolutionnaires personnages : l’ironie de Flaubert, dans L’Éducation
communistes dans le contexte de sentimentale, fait éclater aux yeux du lecteur l’aspect il-
la guerre civile en Chine : Kyo qui lusoire de la conception du monde de Frédéric Moreau.
se suicide pour éviter la torture ; Le romancier peut également critiquer la société dans
Tchen, blessé dans l’attentat contre laquelle il place ses personnages : dans Une Vie, de
Tchang-Kaï-Shek, qui se tire une Maupassant, Jeanne se trouve confrontée à la violence
balle dans la bouche. Statue de Voltaire, à Ferney. de son mari, à la cruauté d’une société de classes, sans

20 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours


L’ESSENTIEL DU COURS

CITATIONS
• « On ne peut créer des person-
nages que lorsqu’on a beaucoup
étudié les hommes, comme on
ne peut parler une langue qu’à la
condition de l’avoir sérieusement
apprise. »
(Dumas fils, La Dame aux camé-
lias, 1848.)

• Pour le romancier objectif, « la


psychologie doit être cachée dans
le livre comme elle est cachée en
réalité sous les faits dans l’exis-
tence. Le roman conçu de cette
manière y gagne de l’intérêt, du
mouvement dans le récit, de la
couleur, de la vie remuante. »
(Maupassant, préface de Pierre et
Gargouille surmontant Paris. Jean, 1887.)

pouvoir trouver d’autre « remède » que sa maternité. système philosophique ou une idéologie politique • « C’est toujours nous que nous
L’auteur, ici, ne juge pas forcément son personnage, dans les éléments d’un récit. Ainsi, Aragon, dans Les montrons dans le corps d’un roi,
mais il délivre une vision du monde pessimiste en Communistes, fresque romanesque en 6 volumes, d’un assassin, d’un voleur ou d’un
décrivant « objectivement » une vie ordinaire. publiés de 1949 à 1951, rend hommage à l’action cou- honnête homme. »
rageuse des communistes dans les années tragiques (Maupassant, ibidem.)
Le roman comme vision de la « drôle de guerre » (1939) et de la défaite (1940).
du monde

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Camus, dans L’Étranger, illustre la philosophie de • « Le peintre qui fait notre portrait
Les visions du monde qui s’expriment à travers un l’absurde exposée dans Le Mythe de Sisyphe et Sartre, ne montre pas notre squelette. »
roman sont portées, non seulement par les person- dans La Nausée, donne une expression romanesque (Maupassant, ibid.)
nages et le narrateur, mais également par tous les de l’existentialisme développé dans L’Être et le néant.
motifs qui s’entrecroisent dans l’œuvre. • « Le thème de tout roman, c’est
Le roman peut interroger les modes de connaissance Le roman peut également être une vision du monde, le conflit d’un personnage roma-
et les croyances d’une époque. À la fin du xixe siècle, non pas au sens politique ou philosophique, mais nesque avec des choses et des
Zola (et tout le mouvement naturaliste) s’inspire de la au sens esthétique du terme. Une œuvre est faite hommes qu’il découvre en pers-
biologie et des sciences expérimentales : tout en criti- de mots autant que de personnages, de rythmes et pective à mesure qu’il avance,
quant la société, il montre par là qu’il est en accord avec de sons, autant que de thèmes. Cet entrecroisement qu’il connaît d’abord mal, et qu’il
une vision « scientifique » et progressiste du monde. des motifs et de l’écriture permet de transmettre au ne comprend jamais tout à fait. »
À l’inverse, la littérature romanesque du début du lecteur un autre regard sur le monde. (Alain, Système des Beaux-Arts,
xxe siècle met en doute cette notion de progrès. Certains romans laissent ainsi une empreinte en 1920.)
Céline s’inscrit en faux contre la vision du monde nous par leurs descriptions, ou par l’imaginaire
selon laquelle l’homme serait capable de maîtriser qu’ils nous offrent. Certains romans nous marquent • « Le but suprême du roman-
ses inventions et ses connaissances. par leurs descriptions, ou par l’imaginaire qu’ils cier est de nous rendre sensible
Dans un style d’écriture différent, le roman noir, ap- nous offrent : Le Grand Meaulnes (Alain-Fournier), l’âme humaine, de nous la faire
paru à la fin du xviiie siècle, rejette l’idée selon laquelle Aurélia (Gérard de Nerval), Au Château d’Argol (Julien connaître et aimer dans sa gran-
la transparence et la vérité nous seraient accessibles : Gracq), ou encore La Recherche du temps perdu deur comme dans sa misère, dans
des zones d’ombre entourent les personnages. Le (Marcel Proust) sont autant d’exemples d’œuvres ses victoires et dans ses défaites.
monde y est un labyrinthe obscur et effrayant. dans lesquelles le monde est transformé par un re- Admiration et pitié, telle est la
gard. Le lecteur est invité à se déplacer légèrement, devise du roman. »
L’œuvre peut également être porteuse d’une ré- à faire un pas de côté pour considérer, plus qu’une (Duhamel, Essai sur le roman, 1925.)
flexion philosophique, débouchant soit sur un « vision du monde », un monde « re-vu ».
constat lucide (et parfois pessimiste) soit sur une • « Les héros ont notre langage, nos
révolte. faiblesses, nos forces. Leur univers
Toute l’œuvre romanesque de Maupassant est ainsi n’est ni plus beau, ni plus édifiant
porteuse d’une philosophie pessimiste, qui voit en UN ARTICLE DU MONDE À CONSULTER que le nôtre. Mais eux, du moins,
l’homme un prédateur égoïste. À l’inverse, Malraux, courent jusqu’au bout de leur destin
dans L’Espoir comme dans La Condition humaine, • Écriture de soi et questionnement du et il n’est jamais de si bouleversant
révèle la faculté d’union et de solidarité des hommes. monde p. 24-26 héros que ceux qui vont jusqu’à
Héritier du conte philosophique de l’époque des (Thomas Clerc, Le Monde daté du 26.03.2010) l’extrémité de leurs passions. »
Lumières (xviiie) où s’est illustré Voltaire (Candide, (Albert Camus, L’Homme révolté,
Zadig, Micromégas…), le roman à thèse illustre un 1951.)

Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours 21


UN SUJET PAS À PAS

REPÈRES
Quelques romanciers net-
tement caractérisés par la
tonalité optimiste ou pessi-
Écriture d’invention :
miste de leurs œuvres. Lettre d’un lecteur à un romancier pessimiste
Dumas père (xixe siècle) L’intitulé complet du sujet
• Les héros des Trois Mousque- Après avoir lu un roman, un lecteur adresse un courrier au romancier pour lui reprocher la vision très
taires (D’Artagnan, Athos, Porthos pessimiste qu’il donne de la réalité. Quelques jours plus tard, il reçoit la réponse du romancier qui défend
et Aramis) sont des hommes d’ac- sa position. Rédigez successivement la lettre du lecteur et celle du romancier. Ne signez pas les lettres de vos
tion, jamais à court de ressources noms et prénoms, mettez un pseudonyme et indiquez une fausse adresse.
ni de témérité pour surmonter Corpus : Honoré de Balzac, Flaubert, Guy de Maupassant, Huysmans.
les obstacles : leçon d’optimisme
malgré l’échec de leurs « aven-
tures » amoureuses. Guy des Gares
• Le héros du Comte de Monte- 12 rue du Château-d’If
Cristo, Édmond Dantès, innocent 36000 Châteauroux
condamné sur la dénonciation
calomnieuse d’un jaloux, se re- à Émilien Aloz
trouve enterré vivant au château 1, rue de l’Assommoir
d’If. Il renverse pourtant la situa- 75020 Paris
tion, s’évade, devient immensé-
ment riche et traque ses ennemis Monsieur,
pour se venger. Je termine à l’instant le dernier roman que vous avez publié, intitulé Adieu la Vie. Je l’ai lu avec
beaucoup d’intérêt, et il me faut reconnaître la qualité de votre style. Cependant, je suis sorti
Maupassant (xixe siècle) totalement déprimé par la lecture de ce récit, qui impose une vision très pessimiste de la vie et

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Le plus célèbre pessimiste de la du monde. Je ne partage pas du tout votre approche de la fiction.
littérature française ! Athée, il Pour moi, un roman est destiné à des lecteurs ordinaires, à la vie banale et sans relief. J’attends
récuse toute providence ou trans- d’une fiction littéraire qu’elle me fasse oublier, le temps d’une histoire palpitante, la morosité
cendance, il ne croit ni aux profits de mon quotidien. Or, à travers votre histoire sombre, vous nous renvoyez violemment à notre
du « progrès » ni même aux propre univers. Vos personnages nous ressemblent trop, avec leurs faiblesses et leurs vices. Ils
vertus de l’amitié. Ses thèmes sont « humains, trop humains ». Ne croyez-vous pas, pourtant, que l’écriture romanesque doit
favoris – la Normandie rurale, le plonger le lecteur dans un univers où dominent la rêverie et une certaine forme d’idéal ? Songez
monde des employés de bureau donc à ces magnifiques aventures racontées par Dumas, comme Le Comte de Monte-Cristo. Le
parisiens, les maisons closes – héros arrive par exemple à se sortir de situations incroyables, à l’image du chapitre où il s’évade
sont traités avec un réalisme dans un cercueil, que deux gardiens vont précipiter dans l’océan. Le lecteur ne songe plus aux
excluant toute idéalisation. Les tracas qui encombrent son existence : il s’est identifié au héros, et il sait que ce héros sortira
hommes y apparaissent le plus vainqueur des épreuves qu’il doit affronter. Pensez également aux romans des chevaliers de la
souvent sous leurs pires travers : Table ronde, au cycle arthurien : bien sûr, il y a des morts, des traîtres, mais des personnages
bêtise, égoïsme, cupidité, cruauté. comme Lancelot du Lac, par leur haute valeur, tant guerrière que morale, s’affirment comme
Dans des récits (essentiellement des exemples à suivre. Imposer un dénouement triste, mettre en scène des personnages banals,
des nouvelles) qui finissent rare- c’est donner à vos lecteurs l’impression qu’il n’y a pas de possibilité d’un monde meilleur, que
ment « bien », les femmes sont la création fictionnelle n’est là que pour accentuer notre désespérance. Le roman doit-il être le
presque toujours leurs victimes : miroir de notre monde ? Je suis certain du contraire : s’il peut être intéressant de prendre appui
épouses bafouées (Jeanne dans sur la réalité socio-historique, le romancier se doit de transposer le réel pour le magnifier, de
Une vie, 1883), prostituées rejetées proposer un univers auquel nous avons envie d’appartenir. Vous êtes écrivain, mais vous êtes sans
(Boule de suif, 1880)… doute vous-même un lecteur ; pensez-vous que l’on puisse lire si le plaisir est absent ? La vision
du monde que vous nous soumettez renvoie à une réalité trop dure, trop noire, et transforme la
Saint-Exupéry (xxe siècle) lecture non en plaisir, mais en douleur d’assister au spectacle d’une réalité toujours décevante,
Lui-même pilote à l’époque comme dans Illusions perdues, de Balzac.
héroïque de l’aviation civile, Monsieur l’écrivain, méditez ces humbles remontrances avant la rédaction de votre prochain
Saint-Exupéry célèbre dans ses ouvrage : je ne vous demande pas de faire des romans à l’eau de rose ; on peut faire de la bonne
récits – Courrier Sud (1930), Vol littérature avec de bons sentiments. Je vous demande de porter un regard différent sur le monde.
de nuit (1931), Terre des hommes Les hommes n’ont pas besoin de vous pour être désespérés…
(1939) – le courage et l’abnégation
de ces hommes qui risquaient Bien respectueusement,
leur vie pour transporter le cour- Guy des Gares
rier. Un humanisme que l’on
retrouve dans son célèbre conte
Le Petit Prince (1943).

22 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours


UN SUJET PAS À PAS

Émilien Aloz
CITATIONS
1, rue de l’Assommoir • « Perrichon – Madame, je voudrais
75020 Paris un livre pour ma femme et ma
à Guy des Gares fille… un livre qui ne parle ni de ga-
12 rue du Château-d’If lanterie, ni d’argent, ni de politique,
36000 Châteauroux ni de mariage, ni de mort. »
(Eugène Labiche, Le Voyage de
Monsieur, monsieur Perrichon, 1860.)
J’ai bien reçu votre lettre, que j’ai lue avec le même intérêt que celui que vous avez eu à me lire. Si
je prends la peine de vous répondre, c’est que votre critique relève d’une conception de l’écriture • « Un roman est comme un ar-
romanesque que je ne partage pas complètement. chet, la caisse du violon qui rend
Vous avez certes totalement raison : mon dernier roman témoigne d’une perception assez noire de des sons, c’est l’âme du lecteur. »
l’existence. Toutefois, vous vous méprenez quand vous dites qu’il y a dans cette vision une complète (Stendhal, Vie de Henry Brulard,
désespérance. Faire comprendre la réalité du monde dans toute sa cruauté n’est pas un message 1890.)
négatif envoyé au lecteur. Il ne s’agit pas de le renvoyer à la noirceur de son propre univers, mais
de l’inciter à changer le quotidien afin de le rendre moins sombre. Votre lettre n’est d’ailleurs pas • « J’appelle un livre manqué celui
exempte de présupposés discutables : vous paraissez ainsi penser que mes romans ne sont qu’une qui laisse intact le lecteur. »
photographie banale de la vie, que ce que je raconte est nécessairement le fruit d’une expérience (André Gide, Cahiers d’André Walter,
humaine authentique. Or, à l’instar du romancier réaliste défini par Maupassant, dans sa préface 1891.)
à Pierre et Jean, je prétends qu’un véritable travail artistique préside à l’effet de réel. De la même
façon, si je vous propose un univers pessimiste, c’est peut-être pour vous conduire implicitement • « Dites-vous bien que la littéra-
vers une certaine forme d’idéal. Prenez l’exemple du fameux roman de Maupassant, Une vie : ture est un des plus tristes che-
chaque aventure, chaque incartade conjugale, précipite l’héroïne plus avant dans la déception et mins qui mènent à tout. »
l’amertume. Pourtant, la dernière page s’éclaire d’un espoir nouveau, à travers la présence d’un (André Breton, Manifeste du sur-
enfant, ce qui fait dire à la servante : « La vie, […] ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit. » Les réalisme, 1934.)
romans peuvent parler de la perte des illusions pour mieux appréhender la réalité et l’améliorer.
Pensez-vous que, pour ma part, je n’ai pas d’idéal ? Croyez-vous que mon approche de la réalité • « Je tiens que le romancier est l’his-

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reflète un dégoût de la vie ? J’attends de mes lecteurs autre chose qu’une simple réception passive torien du présent, alors que l’histo-
de mes récits. Certes, comme vous le sous-entendez, je n’arrache pas mes lecteurs à leur quotidien rien est le romancier du passé. »
en leur proposant un univers parfois banal et réaliste. Cependant, j’ose croire que certains peuvent (Georges Duhamel, La Nuit de la
trouver du plaisir à la lecture de mes œuvres ; non pas ce plaisir que vous décrivez, celui, un peu Saint-Jean, 1935.)
enfantin, d’avoir un désir immédiatement satisfait, mais le plaisir, plus intellectuel celui-là, d’avoir
l’impression de détenir des clés pour déchiffrer le monde. Ce genre de satisfaction dure bien au- • « Le livre est l’ami de la solitude. Il
delà de la lecture : mes romans sont là pour déranger, changer, bousculer le lecteur ; celui qui se nourrit l’individualisme libérateur.
laisse prendre au jeu de la réflexion sur le monde, et qui n’évalue pas un roman en fonction de sa Dans la lecture solitaire, l’homme
capacité à susciter des émotions artificielles, comprendra sans doute que je suis un incorrigible qui se cherche lui-même a quelque
optimiste. En effet, je vous fais confiance pour penser qu’il est urgent de bâtir un monde différent chance de se rencontrer. »
de celui que mes romans dépeignent. (Georges Duhamel, Défense des
Lettres, 1937.)
Je vous salue bien cordialement,
Émilien Aloz • « Un roman n’est jamais qu’une
philosophie mise en images. »
(Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe,
1942.)

• « L’art du roman est de savoir


Ce qu’il ne faut pas faire
mentir. »
Présenter successivement deux exposés abstraits opposant optimisme et pessimisme, (Louis Aragon, J’abats mon jeu, 1959.)
sans faire référence à des œuvres.
• « Je ne dirai jamais de mal de la lit-
térature. Aimer lire est une passion,
SUJETS TOMBÉS AU BAC SUR CE THÈME un espoir de vivre davantage, autre-
ment mais davantage que prévu. »
Dissertations (Georges Perros, Papiers collés, 1961.)
– En conclusion du roman de Guy de Maupassant, Une vie, Rosalie déclare : « La vie, voyez-vous, ça n’est
jamais si bon ou si mauvais qu’on croit ». Pensez-vous qu’un roman doit ouvrir les yeux du lecteur sur la vie • « C’est vrai, avec les bons senti-
ou bien au contraire permettre d’échapper à la réalité ? (Sujet national, 2008, séries technologiques) ments on ne fait pas de la bonne
– Le roman est-il « une feinte pour tenter d’échapper à l’intolérable », comme l’affirme Romain Gary ? littérature. On en fait de l’excel-
(Amérique du Sud, 2009, séries S et ES) lente : Balzac et Shakespeare. »
(Jacques de Bourbon Busset, Les
Arbres et les jours, 1967.)

Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours 23


L'A RT I C L E D U

Écriture de soi
et questionnement
du monde
I
l faut d’abord refuser l’antienne de départ, puisqu’elles correspon- Le règne Il faut défendre Narcisse,
pénible du « déclin » de la dent à un changement d’horizon autobiographique comme l’a bien montré Philippe
littérature française. Il existe d’attente : fin des idéologies, Incontestable est le « retour au Vilain (Défense de Narcisse),
aujourd’hui d’excellents écrivains triomphe du spectaculaire-mar- sujet » que l’on observe depuis les puisque Narcisse c’est vous et
en France, mais leur visibilité est chand prophétisé par Debord, années 1980. Fait mal compris, ce moi, c’est-à-dire un sujet qui va
incertaine. Ce n’est pas la littéra- surmédiatisation, néolibéralisme « retour » est salutaire, puisqu’il mourir mais qui voudrait quand
ture qui est en crise, mais sa légi- substituant le divertissement à la a permis l’explosion de la sphère même y voir plus clair dans le
timité. Centrale dans la formation culture, etc. autobiographique, qui est ce qui siècle. La vitalité de l’écriture
des élites du passé, elle ne l’est Sur le plan des formes, l’éclate- est arrivé de mieux à la littérature de soi est liée à ce mouvement
plus ; mais la littérature exigeante, ment des tendances est manifeste française des trente dernières de tension entre le dedans et le

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contrairement à ce qu’affirment les dans la mesure où les options années. Ce « retour » n’est pas dehors, décliné sous toutes ses
néoconservateurs, n’a jamais été esthétiques ont cédé le pas de- réactionnaire, contrairement à ce formes. Il n’y a en fait aucune
populaire qu’au sein d’un groupe vant un éclectisme augmenté par qu’affirment les fictionalistes, c’est- séparation entre l’écriture de soi
social restreint : Gide tirait souvent l’explosion de la production (plus à-dire les défenseurs des vieilles et le questionnement du monde :
à 500 exemplaires, mais il était de mille romans chaque année) formules romanesques et du réa- ses détracteurs n’ont que des
lu par les gens-qui-comptent. La et le décalage entre l’offre et la lisme narratif, qui constitue la ma- arguments moraux à opposer à
croyance d’une universalité de la demande. Face à cette pléthore, jorité de la production courante. En un bouleversement esthétique.
littérature est donc une imposture des écrivains en voie de classicisa- effet, ce n’est pas le « vieux sujet » On peut donc proposer un
française qui s’est écroulée avec tion (légitimés de leur vivant) font qui revient, mais un autre, traversé premier partage à partir du mot
l’élévation du niveau et la diversi- figure de repères : pour prendre par de multiples polarités. « Je » est « contemporain », entendu au
fication de l’offre culturelle. deux extrêmes, Patrick Modiano, toujours pluriel. sens faible d’« actuel » : produc-
Ce qui a vécu, c’est aussi une cer- moderne parce qu’il a été rétro Du reste, les théoriciens de la tion commerciale, d’évasion,
taine idée de la littérature close sur (jetant, en 1968, un regard sur la mort de l’auteur et de la fin de empruntant souvent les traits
elle-même – son autoréférentialité France des années noires), ou Pierre l’homme, Barthes et Foucault, du romanesque de convention,
– véhiculée par les modernes tels Guyotat dont l’avant-gardisme avaient déjà anticipé cette pro- littérature « du milieu » (comme
Blanchot ou Derrida. La littérature sur les plans politique et sexuel blématique en opérant un chan- on dit au cinéma « la qualité
est un monde en soi et elle a un s’accompagne d’une conscience gement de cap à la fin des années française »), indifférente à la lan-
dehors, elle est donc relationnelle : extrême de la langue. Tous deux 1970 : Foucault avec ses derniers gue qu’elle emploie ; de l’autre
ni pur reflet, comme le disait la ont utilement obligé la société travaux sur l’esthétique de l’exis- côté, le « contemporain » au sens
vulgate marxiste, ni pur miroir française à prendre conscience de tence (définition possible de l’au- fort, littérature qui se pose le
auto-réfléchissant comme feignait ses mensonges. tobiographie), et Barthes avec son problème de la représentation du
de le croire le structuralisme. On On peut aussi brandir plusieurs autoportrait Roland Barthes par sujet moderne. Cette « littérature
peut appeler « postmodernité » noms sans doute appelés à devenir Roland Barthes (1975), où l’identité d’auteur » où le texte est une
cette période (la nôtre) qui ouvre la des classiques (Echenoz, Quignard, est envisagée comme un rôle. Par performance ou un événement
littérature sur le monde, au risque Michon, NDiaye, etc.), auteurs sur conséquent, l’écriture de soi est un de langage se distingue de celle
de voir se diluer sa spécificité. Du lesquels règne un accord qui n’est genre bien plus théorique qu’on qui n’est écrite par personne, pur
coup, les critères de littérarité pas forcément le meilleur service à ne le dit et, du coup, plus vivant canevas destiné à raconter des
semblent plus opaques, ce qui ne leur rendre. En effet, la littérature que tous les autres. L’erreur a été histoires interchangeables : Marc
facilite la tâche de personne, ni des contemporaine peut être définie de croire qu’elle signifiait « spon- Lévy n’écrit pas en français mais
critiques ni du public. comme celle sur laquelle il n’y a tanéité », « naturel » et réfutation dans une langue scénarisée. Tout
Le mot « contemporain » im- pas de consensus. Aussi problé- de l’histoire littéraire là où elle le monde connaît les noms de
plique un contexte et des partis matiserai-je la question à partir vise au contraire à questionner cette littérature vendeuse, mais
pris. Pour le découpage historique, d’un genre lui-même incertain : conjointement le sujet de l’écri- les oublie vite. L’autre littérature,
les années 1980 sont un bon point l’autobiographie. ture et l’homme moderne. contemporaine au sens subjec-

24 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours


L'A RT I C L E D U

tif, qui concerne notre temps, judiciaire. Plus près de nous, le est, puisque le sujet est un être l’effet de vérité constituent tout
s’incarne exemplairement dans dernier autobiographe à lever les de langage – à partir de quoi, le sel d’une œuvre controversée,
l’écriture de soi. tabous de la société française en tout est possible : objectivation puisque typiquement terroriste.
procédant à une esthétique de la froide (Rapport sur moi, Grégoire La notion de pathos, dévalorisée
Terroristes transparence totale, fut Guillaume Bouillier), grand flux verbal de par un usage trivial du mot, est
et Rhétoriqueurs Dustan. Son progressisme s’ex- Frédéric-Yves Jeannet (Charité) qui décisive pour mesurer la qualité
Celle-ci, loin d’être un recul prime dans une œuvre imparfaite mêle diverses couches de temps, du récit autobiographique – Phi-
narcissique, est le lieu d’un mou- dont la réception a été brouillée lyrisme de Raymond Federman lippe Forest (L’Enfant éternel) ou
vement paradoxal de régénéra- (Je sors ce soir, Génie divin) par des (Amer eldorado), confession Camille Laurens (Philippe) le rap-
tion des formes et des contenus. polémiques entretenues par l’inté- construite de Catherine Millet, pellent dans leurs récits consacrés
En effet, cette littérature « per- ressé lui-même – c’est la marque (La Vie sexuelle de Catherine M.). à la mort de leurs enfants.
sonnelle » a contaminé tous les des écrivains terroristes que de Écrit avec élégance, ce best-seller
genres : roman, théâtre, poésie, ne pas être considérés comme des légitime a une double portée : La vérité hors
essai. On peut donc penser la lit- écrivains. littéraire (c’est un grand livre des- autobiographie
térature d’aujourd’hui à partir des Les pendants des Terroristes criptif, qui insiste sur la visualité En face de l’hydre autobiogra-
problèmes spécifiques posés par sont les Rhétoriqueurs, pour qui la de l’écriture), mais aussi culturelle phique, dont la force est liée à la
l’écriture de soi. Ainsi la question littérature est d’abord un art ver- puisque la narratrice joue la dis- pertinence du regard qu’elle pro-
centrale de la vérité : il y a les bal obéissant à des lois qu’il s’agit ponibilité contre la transgression, pose dans une société fascinée par
écrivains qui y croient, et ceux d’accomplir ou d’inventer. Mais contribuant ainsi à désacraliser la la transparence, d’autres options
pour qui c’est une notion sans la recherche sur la forme modifie sexualité. Dans tous ces exemples, sont possibles. Si la littérature est
fondement. Jean Paulhan appe- nécessairement notre vision du le moi n’est pas posé préalable- la mieux à même de dire la vé-
lait les premiers « Terroristes », monde, et le transforme oblique- ment à l’écriture mais s’invente au rité du monde renversé (ce qui lui
les autres « Rhétoriqueurs » (Les ment. Toute la littérature digne cours du livre, il est « pris dans une confère sa nécessité et empêche
Fleurs de Tarbes). Les Terroristes de ce nom est donc politique (au ligne de fiction » (Lacan). sa « disparition »), les moyens
considèrent que la littérature ne sens large), puisqu’elle défait les Pour autant, le mot « autofic- employés divergent, preuve de
se réduit pas à la littérature, mais anciennes manières de lire et de tion » est gênant dans son succès la richesse de ses possibilités :
qu’elle est travaillée par le De- penser à partir d’un renouvelle- même, puisqu’il présuppose que il existe ainsi une tendance do-
hors : en termes linguistiques, le ment de sa matière. En fait, les la littérature est par essence fic- cumentaire dans la littérature

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message y déborde le code. C’est la grands écrivains sont à la fois tionnelle, ce qui est faux : simple française actuelle, représentée
définition même de l’avant-garde, Terroristes et Rhétoriqueurs : de postulat statistique, venu d’Aris- par Jean Rolin (Chrétiens, Zone)
qui cherche à abolir la différence Breton à Sartre ou Duras, changer tote. Cette conception autorise ou François Bon (Sortie d’usine,
entre l’art et la vie. On suppose la vie c’est changer la vue. les détracteurs de l’écriture de Daewoo). Ici, la « vérité » n’est plus
les avant-gardes mortes depuis soi, tel Valéry, à considérer qu’elle liée à une subjectivité exposée
les années 1980. Et si l’écriture de Entre vérité est un genre falsifié, selon un mais à un regard plus neutre,
soi était la version postmoderne et mise en scène paradoxe scolaire : le roman quoique traversé par l’expérience
de l’avant-garde ? Car il existe Une bonne autobiographie se serait plus vrai que les autobiogra- du réel (La Maladie de Sachs, Mar-
une écriture autobiographique jugera donc à son degré de sin- phies mensongères. Or l’écriture tin Winckler). À l’inverse se situe
qui comporte des traces d’uto- cérité autant qu’à l’intelligence de soi n’a jamais impliqué un le « roman romanesque », celui
pie, comme les Souvenirs obscurs de son dispositif verbal, ces deux renoncement à la mise en scène dont on déplore souvent qu’il
d’un juif polonais né en France, éléments étant inséparables. Plus et à l’invention. L’autofiction, fasse défaut, capable d’embrasser
de Pierre Goldman (1975), mise à une autobiographie est attentive qui postule une identité de nom le monde et l’Histoire, comme
nu d’un homme et d’un système à son médium, meilleure elle entre narrateur et personnage on dit que les Américains savent
(comme l’autobiographie) mais le faire, sur le modèle, d’ailleurs,
refuse le pacte de vérité (comme le du roman français du xixe siècle.
POURQUOI critures, qu’elles se réfèrent à des roman) flirte avec une dimension Houellebecq représente assez
CET ARTICLE ? icônes historiques (Ingrid Caven, ludique, qui en limite l’intérêt si cette tendance : du bon roman
de Jean-Jacques Schuhl, Madman on n’y sent qu’une complaisance à thèses, à la fois cynique et
Thomas Clerc propose dans cet ar- Bovary, de Claro) à des figures de virtuose. Georges Perec a conçu touchant dans la mesure où il
ticle un tour d’horizon de la litté- l’ombre (L’Adversaire, d’Emmanuel des autobiographies formalisées, prend au sérieux la plupart des
rature actuelle autour de la problé- Carrère) ou encore qu’elles jouent mais nullement gratuites, grâce « grandes questions » qui ani-
matique de « l’écriture de soi ». Les avec les codes (transposition de à leur puissance historique (W ment notre temps (Les Particules
années 1980 marquent un tour- l’écriture télévisuelle dans Doggy ou le souvenir d’enfance ou Je me élémentaires, Plateforme). L’am-
nant, avec les succès de l’ « auto- bag, de Philippe Djian). Le candi- souviens). Il convient donc d’être biance sinistre et folle du monde
fiction », dont il cite les exemples dat au bac de français trouvera ici prudent lorsqu’on utilise le terme vu comme asile d’aliénés trouve
les plus significatifs. Ce succès une « cartographie » de la littéra- d’« autofiction » qui convient aux en Régis Jauffret un interprète
n’exclut pas ceux d’une littéra- ture contemporaine que Thomas expériences d’une Chloé Delaume de choix (Promenade ou Univers,
ture de témoignage (« documen- Clerc fait commencer dans les ou aux raffinements identitaires univers). La veine plus dérision-
taire »), du roman à thèse (Les Par- années 1980 avec la fin des idéo- d’Anne Garréta (Pas un jour) plus niste des auteurs des Editions de
ticules élémentaires, Plateforme logies et l’éclatement des formes qu’au pathos d’Annie Ernaux Minuit doit son succès au renver-
de Houellebecq). Thomas Clerc romanesques qui accompagne le (Journal du dehors) ou de Chris- sement des principes esthétiques
analyse aussi les réussites des réé- « retour au sujet ». tine Angot (L’Inceste). Chez cette sur lesquels était fondée cette
dernière, la « prise de parole » et illustre maison : le burlesque et

Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours 25


L'A RT I C L E D U

l’humour servent à déstabiliser, (L’Adversaire, Emmanuel Carrère). par le « médialecte » dénoncé par avons en France, à défaut de
de manière outrée, les apparences Il peut s’agir aussi de « rejouer » Gérard Genette (l’exemple-type : « grands écrivains fédérateurs »,
d’un monde absurde. On préfé- des œuvres, télévisuelles chez le forçage de l’adjectif « surréa- des poètes de premier plan :
rera l’ironie politique d’un Volo- Philippe Djian (Doggy bag), ou fil- liste »). Dominique Fourcade, Jacques
dine, auteur transgenre venu de miques, comme dans le superbe La littérature adopte alors Roubaud, Jude Stéfan, et les plus
la science-fiction et théoricien du Cinéma, de Tanguy Viel, récriture divers usages tactiques de son jeunes Philippe Beck, Olivier Ca-
post-exotisme, qui vise à penser du Limier, de Mankiewicz. matériau : réponse réactive d’un diot, Tarkos, Nathalie Quintane,
le monde gagné par la catastrophe La question de la langue reste Renaud Camus défenseur de expérimentateurs de l’hybridité
(Le Post-exotisme en dix leçons, décisive pour proposer une autre syntaxe, activisme d’un Valère - mais la poésie peut aussi être
Dondog). Une tendance produc- vision du monde que celle que Novarina réinventant le français une performance orale (Bernard
tive est la réappropriation roma- véhiculent les langages formatés. à partir d’une pratique presque Heidsieck, Charles Pennequin) et
nesque de personnages réels ou De ce point de vue, contrairement dialectale de la langue. Comment investir les genres.
de faits historiques marquants. à ce qu’affirme Jacques Rancière, ne pas rire à l’extraordinaire sens La littérature n’est pas seulement
En choisissant des figures du il y a bien un « propre de la lit- de la novlangue contemporaine un art mais aussi un savoir sur les
monde moderne, le roman réé- térature », qui est de constituer d’un Jean-Charles Masséra (We textes : elle ne demande donc qu’à
crit alors l’Histoire par ses icônes une autre langue à l’intérieur are l’Europe) ? N’oublions pas la être mieux cartographiée pour être
(Ingrid Caven, de Jean-Jacques de la langue. Si notre époque poésie, qui dans son existence moins méconnue.
Schuhl, Madman Bovary, de marginalise la littérature, c’est même propose une alternative Thomas Clerc
Claro), ou des figures de l’ombre qu’elle méprise la langue, mutilée à la langue commune. Or nous Le Monde daté du 26.03.2010

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26 Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours


le texte théâtral
et sa représentation,
du xviie siècle à nos jours

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L’ESSENTIEL DU COURS

ZOOM SUR…
Le théâtre au xvii e siècle :
L’évolution des formes théâtrales
comédie, tragédie et repré-
sentation. depuis le xviie siècle

L
La comédie
• Personnages principalement e terme « théâtre » vient du grec theatron et signifie « le lieu
bourgeois.
• Sujets : famille, mariage, vie où l’on regarde ». Le théâtre est ainsi, avant tout, un espace
sociale, argent, amour (sphère de spectacle. Né dans l’Antiquité grecque, il est devenu un
privée).
• Forme assez libre : vers ou prose.
genre littéraire (le texte des pièces) qui s’est épanoui de ma-
• Registre comique et fin heureuse. nière diversifiée selon les époques. À son origine, le théâtre est
Unité de lieu, de temps, d’action. lié au sacré (culte de Dionysos à Athènes, de Bacchus à Rome),
La tragédie caractère que l’on retrouve dans les mystères, qui reprennent,
• Personnages nobles. au Moyen Âge, des épisodes bibliques ou des vies de saints, et
• Sujets : pouvoir, politique, amour
(sphère publique). qui seront condamnés par l’Église au milieu du xvie siècle.
• Forme stricte : cinq actes ; texte
en vers.
• Registre et dénouement tra- Le xviie siècle : siècle du théâtre die, et en exploitera toutes les ressources : de la farce
giques. Le xviie siècle voit s’amorcer plusieurs nouveautés. à la « grande comédie », c’est-à-dire des comédies
• Unité de lieu, de temps, d’action. Le métier de comédien, même s’il est méprisé par en vers, offrant des personnages nuancés, autour
l’Église et une part de l’opinion, fascine de plus en de sujets importants (cf. Tartuffe, Le Misanthrope).
La représentation théâtrale plus. Les femmes peuvent, quant à elles, enfin mon- La règle dite des « trois unités » impose que le sujet
Au xvii e siècle, le théâtre répond ter sur scène. Enfin, en 1630, le théâtre est reconnu traité par une pièce ait lieu en 24 heures, dans un

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à un véritable besoin social en comme un art officiel par Richelieu. Quelques seul lieu, et soit uni par une cohérence forte (on ne
attirant un public populaire décennies plus tard, Louis XIV agira en mécène et raconte pas plusieurs « histoires » à la fois). On doit
dans les théâtres de foire et au- de nombreuses pièces seront créées à la cour du également observer la règle de bienséance : pas de
tour des tréteaux du Pont-Neuf à roi. Toutefois, le clergé est, en majorité, hostile au sang ni de scène choquante sur scène.
Paris. Des troupes ambulantes y théâtre et considère que les comédiens doivent Les auteurs les plus célèbres de ce siècle sont
donnent essentiellement des être excommuniés. Molière pour la comédie, Corneille et Racine pour
pièces comiques, des farces et la tragédie.
des saynètes. Certaines troupes Dans ce siècle dominé par le classicisme, la distinc-
sont dites « résidentes » : c’est tion entre les genres théâtraux est nette : la tragédie Le xviiie siècle : théâtre
le cas de celle de l’Hôtel de et la comédie ont des caractéristiques propres et et Lumières
Bourgogne, qui joue des l’auteur se doit de les respecter. Il existe cependant Les « unités », reconnues au xviie comme essentielles
tragédies de Racine ou encore quelques formes « mêlées » : Le Cid, de Corneille, est pour la vraisemblance, apparaissent peu à peu
de celle du Marais, qui présente ainsi une tragi-comédie. comme des carcans et les auteurs cherchent à
des farces avant de créer certains s’en défaire. De plus, les philosophes des Lumières
chefs-d’œuvre de Corneille (Le Si la tragédie est le genre « noble » par excellence, prennent violemment parti contre le clergé et son
Cid, Horace…). La troupe des Ita- Molière défendra avec beaucoup d’ardeur la comé- attitude autoritaire envers le théâtre. Les « esprits
liens, installée au Palais-Royal,
est réputée pour les audaces de
son jeu inspiré de la commedia
dell’arte.
Dans la salle, on retrouve la
ségrégation sociale dans la
séparation entre le public po-
pulaire, qui se tient debout au
parterre, et les spectateurs aisés,
bourgeois et aristocrates, qui
occupent les sièges des galeries
et des loges. La grande révolu-
tion du lieu théâtral survient
avec la création de la scène « à
l’italienne », inspirée des salles
installées dans les palais prin-
ciers, tel que le théâtre Farnèse,
inauguré, à Parme, en 1619. Molière. Jean Racine. Pierre Corneille.

28 Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours


L’ESSENTIEL DU COURS

ZOOM SUR…
Romantiques et réalistes du
xixe siècle.

Dumas père
Le 10 février 1829, il donne au
théâtre Henri III et sa cour, drame
en prose évoquant les machina-
tions de Catherine de Médicis et
osant toutes les ressources d’une
théâtralité totale : potion sopori-
fique, porte secrète... sans omettre
les « mignons » du roi pour la pa-
rodie. C’est le triomphe du premier
Les Comédiens italiens, Antoine Monsieur Ubu, d’Alfred Jarry. Le Cardinal Richelieu. drame romantique.
Watteau, c. 1720.
Hugo
Hugo a exposé sa théorie du drame
libres » estiment que le théâtre est non seulement Le xxe siècle : des tendances romantique dans la préface de
un divertissement innocent, mais également un diverses Cromwell (1827) où il récuse les
moyen pédagogique : Voltaire et Diderot sou- Au xxe siècle, le théâtre emprunte différentes voies, règles du théâtre classique. Il re-
tiennent l’idée selon laquelle la représentation des encore creusée et diversifiées par les auteurs d’au- vendique le droit de mêler « le
vices et des vertus peut « éclairer » les hommes. jourd’hui. grotesque au sublime ». Hernani
Deux noms, en dehors des « philosophes », s’im- Certaines pièces poursuivent dans la veine de la (1830) et Ruy Blas (1838) illustrent
posent dans ce xviii e e siècle : Marivaux et Beau- comédie de mœurs, déjà présente au xviie siècle, brillamment ce renouveau du
marchais. Chez Marivaux, les personnages ne sont et qui avait connu un regain de succès à la fin du genre.
plus des types comiques ou des héros tragiques, xixe  siècle, avec Georges Feydeau et Eugène Labiche

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mais des individus aux prises avec un question- (auteurs de vaudevilles). Musset
nement sur leur identité. Ainsi, dans plusieurs Un théâtre de la « subversion » apparaît simultané- Il se distingue en ce qu’il renonce
comédies (par exemple La Double inconstance), les ment : Alfred Jarry, avec Ubu roi, 1896, présente une assez vite à faire représenter ses
personnages cachent leur identité à leur promis(e), pièce faite pour choquer. Dans une certaine proxi- pièces. Après l’échec de La Nuit
en prenant le costume de son valet (ou de sa sui- mité avec le mouvement Dada ou le surréalisme, ce vénitienne, il écrit des drames
vante). Chacun veut en effet connaître son promis théâtre rejette toute psychologie des personnages romantiques (Lorenzaccio), des
de façon masquée, mais c’est aussi lui-même qu’il pour préférer une représentation brute, presque drames et des comédies, en prose,
découvre dans ce jeu de masques. Beaumarchais, abstraite, de l’homme. mêlant des jeunes gens amoureux
avec Le Barbier de Séville ou Le Mariage de Figaro, D’autres auteurs, comme Eugène Ionesco, Samuel et des personnages vieillissants,
donne au personnage du valet une importance Beckett, Marguerite Duras, mettent en question grotesques et autoritaires.
cruciale. Davantage que chez Molière (Scapin, dans leurs œuvres le personnage théâtral, le genre
Sganarelle…), il est, chez Beaumarchais, porteur de des pièces, et le langage même. Des cris, des ré- Émile Augier
revendications de justice et d’égalité sociale : nous pliques apparemment dénuées de sens se succèdent Ses comédies de mœurs connais-
sommes dans un théâtre « pré-révolutionnaire ». pour donner une image à la fois drôle et effrayante sent le succès. Il y dépeint ironique-
de l’humanité. ment les travers de la bourgeoisie du
Le xixe siècle : le refus La première moitié du xxe siècle marque aussi le second Empire : Le Gendre de
des « cages » retour du tragique : Jean Cocteau, Jean Anouilh, Monsieur Poirier (1854), Les Lionnes
Au xixe siècle, les règles du xvii e  siècle (les trois Jean Giraudoux reprennent, tout en les moderni- pauvres (1858)…
unités, la bienséance) sont définitivement aban- sant, des mythes antiques comme celui d’Œdipe,
données. Les auteurs romantiques veulent un d’Antigone ou d’Électre. Ils montrent ainsi, d’une Alexandre Dumas fils
théâtre capable de mettre en scène l’histoire et le part, la permanence des interrogations humaines Dans la même veine, Dumas fils
pouvoir, dans une dramaturgie ample et un style et, d’autre part, le sens nouveau que l’on peut donner donne La Dame aux camélias
qui ne soit plus soumis aux bienséances. Victor à ces mythes dans le contexte d’affrontement (1852). Ses rapports difficiles avec
Hugo parle des unités comme d’une « cage ». idéologique de l’après-guerre. À cette période éga- son père inspirent la probléma-
Dans cette mouvance, on peut également citer lement, des auteurs à la fois philosophes et drama- tique familiale de nombreuses
Alfred de Vigny ou Alexandre Dumas, auteur turges proposent un théâtre « engagé » : Sartre pièces : La Question d’argent (1857),
des premiers drames romantiques (Henri III et sa (Les Mains sales, 1948) et Camus (Les Justes, 1949). Le Fils naturel (1858)…
cour, 1829). Ce nouveau type de pièces engendre
de véritables combats entre leurs partisans et UN ARTICLE DU MONDE À CONSULTER Eugène Labiche
leurs détracteurs. L’un de ces combats est resté Il propose son observation des
célèbre sous le nom de la « bataille d’Hernani », • Patrice Chéreau, un théâtre de la vie p. 32-33 mœurs dans la veine comique du
en 1830, quand de violentes altercations secouent (Brigitte Salino, Le Monde daté du 09.10.2013) vaudeville : Le Voyage de Mon-
la première représentation de la pièce d'Hugo. sieur Perrichon (1860), La Cagnotte
(1864).

Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours 29


UN SUJET PAS À PAS

REPÈRES
Caligula : théâtre et histoire
Commentaire de texte :
Albert Camus, « Caligula »
Créée en 1945, avec Gérard Philipe
dans le rôle titre, Caligula a eu une
première version, en 1921. Camus
présente l’argument : « Caligula,
prince relativement aimable jusque
là, s’aperçoit à la mort de Drusilla, Le texte Introduction
sa sœur et sa maîtresse, que “les Caligula, empereur romain dément et Caligula, est un drame en
hommes meurent et ils ne sont sanguinaire, est assassiné en 41 après quatre actes d’Albert Camus,
pas heureux”. Dès lors, obsédé par Jésus-Christ par une conjuration formée publié en 1944 et inspiré du
la quête de l’absolu, empoisonné de par les chefs de la noblesse et du sénat. destin du jeune empereur
mépris et d’horreur, il tente d’exer- Hélicon est son fidèle confident. Cet extrait romain assassiné en 41 après
cer, par le meurtre et la perversion est le dénouement. Jésus-Christ. Mais l’auteur en
systématique de toutes les valeurs, fait un héros de l’absurde,
une liberté dont il découvrira pour Il tourne sur lui-même, hagard, va vers le aux côtés de Sisyphe, de
finir qu’elle n’est pas la bonne. Il miroir. Meursault (L’Étranger) et de
récuse l’amitié et l’amour, la simple Caligula (des bruits d’armes)— […] C’est l’in- Jan, victime du Malentendu,
solidarité humaine, le bien et le nocence qui prépare son triomphe. Que ne pour constituer ce qu’il a ap-
mal. Il prend au mot ceux qui l’en- suis-je à leur place ! J’ai peur. Quel dégoût, Buste de Caligula. pelé « le cycle de l’absurde ».
tourent, il les force à la logique, après avoir méprisé les autres, de se sentir la Par les humiliations infligées
il nivelle tout autour de lui par la même lâcheté dans l’âme. Mais cela ne fait rien. La peur aux patriciens, les meurtres gratuits, il a réussi à
force de son refus et par la rage de non plus ne dure pas. Je vais retrouver ce grand vide où provoquer une révolte contre lui-même, contre l’ab-
destruction où l’entraîne sa passion le cœur s’apaise. surde qu’il incarne. Il n’a rien fait pour empêcher le
de vivre. » Il recule un peu, revient vers le miroir. Il semble plus complot qui se trame contre lui, parce qu’il a aussi
Caligula, personnage historique, est calme. Il recommence à parler, mais d’une voix plus basse pris conscience que « tuer n’est pas la solution ».
connu notamment par La vie des et plus concentrée. Cette prise de conscience annonce et justifie le dé-

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douze Césars de l’historien Suétone. Tout a l’air si compliqué. Tout est si simple pourtant. Si nouement : il ne lui reste plus qu’à jouer le dernier
Descendant d’Auguste, successeur j’avais eu la lune, si l’amour suffisait, tout serait changé. acte de cette tragédie qu’il a lui-même montée.
de Tibère, il devient empereur en Mais où étancher cette soif ? Quel cœur, quel dieu aurait Caligula, d’abord seul en scène devant son miroir,
31. Après six mois d’un règne juste pour moi la profondeur d’un lac ? (S’agenouillant et se lance dans un long monologue, qui occupe les
et libéral, il devient tyrannique et pleurant.) Rien dans ce monde, ni dans l’autre, qui soit deux tiers de la scène. Il y fait le bilan désespéré de
incarne la figure d’un « empereur à ma mesure. Je sais pourtant, et tu le sais aussi (il tend son action, puis il s’offre aux coups des conjurés
fou ». Il ridiculise le Sénat et les les mains vers le miroir en pleurant), qu’il suffirait que qui surgissent. On assiste à la mort de Caligula et
consuls, fait assassiner ses proches. l’impossible soit. L’impossible ! Je l’ai cherché aux limites de son fidèle confident, Hélicon.
Une conjuration le fait assassiner du monde, aux confins de moi-même. J’ai tendu mes Nous étudierons tout d’abord le face-à-face de
par des soldats de sa garde, en l’an 41. mains, (criant :) je tends mes mains et c’est toi que je Caligula avec lui-même, occasion pour lui de faire
rencontre, toujours toi en face de moi, et je suis pour le bilan de son action, puis nous nous attacherons
Le retour de la tragédie toi plein de haine. Je n’ai pas pris la voie qu’il fallait, je à l’étude de la dimension tragique et spectaculaire
au xxe siècle n’aboutis à rien. Ma liberté n’est pas la bonne. Hélicon ! de la mort de Caligula, héros de l’absurde.
Genre dominant du théâtre clas- Hélicon ! Rien ! Rien encore. Oh ! Cette nuit est lourde !
sique, la tragédie renaît au xxe siècle Hélicon ne viendra pas : nous serons coupables à ja- Le plan détaillé du développement
avec la création de pièces qui re- mais ! Cette nuit est lourde comme la douleur humaine. I. Le face-à-face de Caligula avec lui-même : le bilan
nouvellent l’approche de grandes Des bruits d’armes et des chuchotements s’entendent de son action
figures des mythes et de l’histoire en coulisse. Hélicon (surgissant au fond) a) Caligula, seul face au miroir : situation symbo-
antiques. Garde-toi, Caïus ! Garde-toi ! lique et révélatrice
• Jean Cocteau, La Machine infernale, Une main invisible poignarde Hélicon. Caligula se relève, Dégager la valeur symbolique de la situation en
créée en 1934 : variation poétique prend un siège bas dans la main et approche du miroir en analysant les didascalies indiquant la gestuelle.
inspirée de l’Œdipe roi de Sophocle. soufflant. II s’observe, simule un bond en avant et, devant Faux-monologue (= dialogue avec soi, alternance
• Jean Giraudoux, La guerre de Troie le mouvement symétrique de son double dans la glace, des pronoms de première et de deuxième per-
n’aura pas lieu, 1935 : sur l’impossibi- lance son siège à toute volée en hurlant : sonne du singulier : « Je sais pourtant, et tu le sais
lité d’échapper à la guerre. À l’histoire, Caligula, à l’histoire. aussi. ») permettant un retour sur soi.
• Jean Anouilh, Euridyce, 1942 : ver- Le miroir se brise et, dans le même moment, par toutes b) La libre expression des sentiments face à une
sion modernisée du mythe d’Or- les issues, entrent les conjurés en armes. Caligula leur mort attendue
phée et d’Antigone, 1944, inspirée fait face avec un rire fou. Le vieux patricien le frappe Relever la progression des sentiments : peur/
de Sophocle, elle devient l’allégorie dans le dos, Chéréa en pleine figure. Le rire de Caligula se dégoût de sa lâcheté. D’où son abandon à la mort
de la Résistance. transforme en hoquets. Tous frappent. Dans un dernier libératrice : « Je vais retrouver ce grand vide
• Henri de Montherlant, La Reine hoquet, Caligula, riant et râlant hurle : où le cœur s’apaise. » périphrase = aveu de son
morte, 1942 : évoque un épisode Je suis encore vivant ! athéisme, absence d’un au-delà. Néant = apaise-
de la vie à la cour du Portugal au Rideau. ment espéré et anticipé dans la didascalie : « Il
xive siècle. (Albert Camus, Caligula, 1944, acte IV, scène 14.) semble plus calme. »

30 Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours


UN SUJET PAS À PAS

c) Face au miroir, le bilan négatif


Aveu de son erreur dans sa quête de l’impossible,
dans le théâtre), « il s’observe, simule », semble
jouer. Gestes provocateurs décrits dans une longue
REPÈRES
dans son exigence d’absolu symbolisé par la lune. didascalie « Caligula se relève, […] lance son siège à Trois dramaturges contem-
Mise en relief en tête de phrase du mot « impos- toute volée en hurlant. » Meurtre de Caligula par les porains.
sible » – ponctuation exclamative – emploi du passé conjurés = scène d’action violente, loin de la règle
composé = quête appartenant au passé, vouée à de bienséance du théâtre classique. Unanimité des Éric-Emmanuel Schmitt
l’échec. Gradation descendante « limites du monde/ conjurés soulignée par les pluriels, les pronoms Né en 1960, il est à la fois drama-
confins de moi-même) = rétrécissement de l’espace, indéfinis « toutes », « tous » ; où se distinguent « le turge, nouvelliste, romancier et
anéantissement de ses rêves. vieux patricien le frappe dans le dos » et Chéréa qui réalisateur de cinéma. Au théâtre,
Analyse des raisons de son échec : quête insensée, le frappe « en pleine figure », comme s’il voulait il a notamment créé La Nuit de
contradiction soulignée par l’antithèse compliqué/ détruire un symbole. Valognes (1991), Variations énigma-
simple. Goût de l’absolu ne pouvant être satisfait par b) La mort du héros de l’absurde : « un suicide tiques (1996) avec Alain Delon, Mon-
l’amour humain, imparfait, ni par l’amour d’un dieu. supérieur » sieur Ibrahim et les fleurs du Coran
Questions purement rhétoriques, « Mais où étancher Rôle révélateur du miroir. Caligula brise son image (1999), La Tectonique des sentiments
cette soif ? Quel cœur, quel dieu aurait pour moi la en brisant le miroir. Forme de suicide symbolique (2008). Kiki van Beethoven (2010) est
profondeur d’un lac ? » Métaphore filée de la « soif » qui préfigure son abandon aux coups des conjurés. l'adaptation de son essai Quand je
que ne peuvent étancher ni l’amour, ni la religion. Courage et grandeur de Caligula : il « leur fait face, pense que Beethoven est mort alors
Constat négatif, amer et résigné : « Rien dans ce avec un rire fou ». Excite leur haine du tyran fou que tant de crétins vivent.
monde, ni dans l’autre, qui soit à ma mesure. » et de l’absurde qu’il a incarné : « Caligula, riant et
d) La reconnaissance de l’échec inspire culpabilité râlant, hurle. » Yasmina Reza
et haine c) Le testament de Caligula, en deux phrases riches de sens Également auteur de romans et
Reconnaissance explicite de son erreur dans l’exer- La première : « À l’histoire, Caligula, à l’histoire. » de récits, Yasmina Reza fait preuve
cice du pouvoir : « Je n’ai pas pris la voie… ». Dernier est un appel à la postérité : désormais, Caligula d’un pessimisme voilé d’humour.
sursaut : appel désespéré à son confident Hélicon appartient à l’histoire. La seconde : « Je suis encore Les personnages de ses pièces re-
(deux occurrences exclamatives). Trois phrases né- vivant ! » = cri paradoxal puisque Caligula meurt flètent les défauts et le ridicule de
gatives et l’adverbe « rien » = aveu d’échec total. Prise en même temps sous les coups des conjurés (cri notre époque. Art (1994) a connu
de conscience de sa culpabilité radicale et de celle historique selon Suétone). Ce cri prend surtout une un succès immédiat en France et
d’Hélicon qui l’a soutenu dans cette folie : « […] nous dimension philosophique : par-delà sa mort, ce qu’il aux États-Unis. L’intrigue s’organise

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serons coupables ». Comparaison soulignant le poids incarne, à savoir l’absurde, perdurera, s’incarnera autour d’un tableau blanc, avec
de la faute et de la douleur qui l’accompagne. Géné- sous d’autres visages. de fins liserés transversaux, que
ralisation traduisant aussi l’écrasement de l’homme Serge vient d’acheter. Les avis de ses
qui ne peut échapper à sa condition. Didascalies Conclusion amis, Marc et Yvan, sont partagés.
marquant sa capitulation et son désespoir : « s’age- Scène de dénouement très symbolique. Scène très Les trois amis vont s’entre-déchirer
nouillant et pleurant », « il tend les mains vers le théâtrale aussi, d’une grande intensité dramatique. autour de ce tableau blanc en invo-
miroir en pleurant » avec des verbes qui soulignent Caligula = personnage majeur de l’œuvre de Camus quant des arguments qui tournent
son accablement, son effondrement. Il ne reste plus qui fait écho à d’autres héros épris d’absolu : Hamlet autour de l’art moderne et de l’art
à Caligula qu’à mourir, à se laisser tuer. chez Shakespeare, dom Juan chez Molière. Enfin, en contemporain. En janvier 2008,
concluant à travers son personnage qui n’a pas pris elle met en scène sa nouvelle pièce,
II. Un dénouement tragique, spectaculaire et riche la voie qu’il fallait, Camus laisse entendre qu’il reste Le Dieu du carnage, au théâtre
de sens d’autres voies à essayer : celle de la révolte huma- Antoine, à Paris.
a) Une scène d’action spectaculaire niste et constructive contre l’absurde (cf. celle du
Méditation interrompue par l’arrivée quasi simul- docteur Rieux et de Tarrou dans La Peste). Jean-Michel Ribes
tanée des conjurés (didascalies) et le retour pré- Jean-Michel Ribes, né en 1946, est
cipité du confident pour le protéger. « Garde-toi, acteur, dramaturge, metteur en
Ce qu’il ne faut pas faire
Caïus ! Garde-toi ! » : impératif de mise en garde scène de théâtre, réalisateur et
répétée et désespérée = fidélité d’Hélicon. Réaction Choisir cet exercice si vous ne connaissez scénariste au cinéma. Parmi ses
surprenante de Caligula, aucune surprise, aucun pas le thème de la pièce ni sa place créations : Théâtre sans animaux,
dans l’œuvre de Camus !
geste de défense. Mise en scène de soi, (théâtre en 2001, au Théâtre Tristan Bernard,
Musée haut, musée bas, en 2004, au
Théâtre du Rond-Point, René l’énervé,
opéra bouffe et tumultueux, en 2011,
SUJETS TOMBÉS AU BAC SUR CE THÈME au Théâtre du Rond-Point.

Dissertations
– Dans quelle mesure le costume de théâtre joue-t-il un rôle important dans la représentation d’une pièce
et contribue-t-il à l’élaboration de son sens pour le spectateur ? (Sujet national, 2004, S et ES)
CITATION
– Dans quelle mesure le spectateur est-il partie prenante de la représentation théâtrale ? (Sujet national, 2007, « Il n’y a de théâtre vivant que si
S et ES) des auteurs y sont attachés. Ce sont
– Dans quelle mesure peut-on affirmer, comme Eugène Ionesco, que le théâtre « rejoignant une vérité univer- les auteurs autant que les troupes
selle », « me renvoie mon image » et qu’il est « miroir » ? (Polynésie, 2009, séries S, ES) qui font les théâtres ». (Jean-Louis
Barrault, Hommage à Albert Camus,
La Nouvelle revue française, 1960.)

Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours 31


L'ARTICLE DU

Patrice Chéreau, un théâtre de la vie


Le metteur en scène est mort lundi 7 octobre 2013 à Paris. Il avait 68 ans.

I
l court. Il porte une chemise son écriture, minuscule, qui cou- jamais quittée. Le père a repris la troupe allemande, et ses fabuleux
blanche qui gonfle sous le vent, vrait de commentaires les textes, peinture, qu’il avait abandonnée acteurs, en particulier Helene Wei-
un jean et des lunettes noires. les partitions et les scénarios. Il y pendant presque vingt ans, et gel, l’épouse de Brecht, marque
Ses pieds semblent à peine toucher a quelques années, il avait déposé la mère a continué ses travaux. tant Chéreau qu’il fera souvent le
le sol, sa tête dessine un angle toutes ses archives à l’Institut L’argent n’était pas toujours au voyage à Berlin, et qu’il apprendra
droit avec son corps. Elle regarde Mémoires de l’édition contempo- rendez-vous mais les parents l’allemand, à l’université.
dans une direction qu’on ne voit raine (IMEC), à Caen. Et cela lui res- le cachaient délicatement aux Et puis, il y a Giorgio Strehler,
pas, sur cette petite photo en noir semblait : il n’aimait pas regarder en enfants. Ils vécurent de la vente qui vient à Paris avec L’Opéra de
et blanc où Patrice Chéreau est arrière. Seul aujourd’hui comptait. de trois tableaux de Rodin reçus quat’sous. Un autre choc esthé-
tel qu’il a toujours été : dans un Avec le désir des garçons, la en héritage : la grand-mère de la tique. Et le cinéma, avec l’expres-
élan, tendu vers un but, la nuque passion du travail, l’obstination mère de Patrice Chéreau avait été sionnisme allemand, et Ingmar
solide. Que faisait-il sur cet étrange à forcer les événements pour ne un modèle du peintre. Le père n’a Bergman. Patrice Chéreau dévore
sol sablonneux barré d’un rideau pas vivre dans le rêve, mais créer, jamais connu de véritable noto- tout. En même temps, il se bat
d’arbres ? Quel désir le poussait à encore et toujours. Et la création riété, quels que furent les efforts contre la guerre d’Algérie, qui
courir ainsi, droit devant ? Désir revenait toujours à un postulat de son fils, qui a tenu à reproduire l’ouvre à l’engagement politique.
des acteurs, comme toujours dans simple, en apparence : raconter son atelier dans Ceux qui m’aiment Il est de toutes les manifestations,
sa vie. C’était en 1986, et il tournait une histoire, « parce que ça peut prendront le train, un film large- dont celle de Charonne, le 8 fé-
Hôtel de France, un film adapté contenir le monde, ça peut nous ment autobiographique, comme vrier 1962, avec son Bailly et son
de Platonov, de Tchekhov, qu’il contenir, nous et les problèmes toute son œuvre d’ailleurs, puisée Gaffiot, ses dictionnaires de grec et
avait mis en scène pour les élèves qu’on a à affronter, et la façon dans le cours des jours, des rages de latin qui servent d’armes contre
de l’école de Nanterre-Amandiers. dont on est au monde », comme il et des sentiments. les forces de la police. Ce qu’il vit

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Aujourd’hui, c’est cette image qui le dit dans Les Visages et les Corps, Et des rages, il y en eut beau- alors, dans la rue, le marque d’une
s’impose : Patrice Chéreau vivant. le beau livre écrit au moment où coup, chez Patrice Chéreau. À manière indélébile, et explique
Le cancer, qui l’a emporté lundi Patrice Chéreau a été le « grand commencer par se trouver pire pourquoi il sera beaucoup moins
7 octobre, ne changera rien. Peu invité » du Louvre, en 2010. que laid, moche, à l’adolescence. actif, en 1968 : l’enjeu lui semblera
d’hommes et d’artistes ont vécu Par une étrange coïncidence de Il ne savait pas alors qu’il déga- moins important que l’indépen-
aussi intensément et laissé un la vie, ce fut au moment où il pré- geait déjà une incandescence dance d’une ancienne colonie
héritage aussi impérieux : il y parait son exposition et ses deux qui a frappé tous ceux qui l’ont française.
avait tous les metteurs en scène, mises en scène au Louvre, Rêve rencontré, dès ces années où il Ainsi, en trois ans, de 1959 à
et Patrice Chéreau. Non qu’il d’automne, de Jon Fosse, et La Nuit était au Lycée Louis-le-Grand, et 1962, Patrice Chéreau trouve
fût toujours le meilleur mais il juste avant les forêts, de Bernard- où tout a changé. Ou tout change, le socle sur lequel il va se
a toujours été à côté, là où on Marie Koltès, que Patrice Ché- pour être juste : car l’histoire de construire. Deux ans plus tard, il
ne l’attendait pas. Œuvrant sur reau a appris qu’il était malade. Patrice Chéreau s’écrit au présent, signe sa première mise en scène,
tous les fronts – théâtre, opéra, Comme si une boucle se bouclait : à partir du moment où il découvre au lycée : L’Intervention, de Victor
cinéma –, il a révolutionné la le Louvre avait été son terrain le théâtre, grâce à l’atelier du lycée. Hugo, couplée avec les Scènes
vision du Ring, de Wagner, offert d’enfance, c’est là qu’il s’est formé Il y passe son temps, s’essaye au populaires dessinées à la plume,
quelques très beaux films, dont à l’art, emmené par son père. jeu, mais très vite découvre que par Henry Monnier. Suivent, en
L’Homme blessé, La Reine Margot, C’était au début des années 1950, ce qu’il aime, c’est organiser. Donc 1965, Fuenteovejuna, de Lope de
Ceux qui m’aiment prendront le sa famille vivait à l’angle de la rue mettre en scène, diriger les autres. Vega et, en 1966, L’Héritier de vil-
train... et des spectacles de théâtre de Seine et de la rue des Beaux- Il trouve alors sa place : « J’étais lage, de Marivaux, qui créé l’évé-
inoubliables, de La Dispute à I am Arts. Il n’y avait que le pont à fermé, dur, agressif. Le théâtre m’a nement au Festival des jeunes
the Wind, en passant par Dans la traverser. Patrice Chéreau avait aidé à vivre », confiait-il. compagnies de Nancy.
solitude des champs de coton. Dans cinq ans, quand il est arrivé dans Dans l’atelier du lycée, il y a Quel est ce jeune homme
son bureau de son appartement du cet appartement, avec son frère Jérôme Deschamps, Jacques qui n’hésite pas à tordre le cou
Marais, à Paris, il y avait plusieurs aîné et aimé, et ses parents. Ils Schmidt, qui deviendra le cos- aux textes et déploie un sens de
tables : chacune était consacrée venaient de Lézigné (Maine-et- tumier de Patrice Chéreau, et l’image aussi sidérant ? Le mot
à un projet et Patrice Chéreau en Loire), où il est né, le 2 novembre Jean-Pierre Vincent, qui pleure de surdoué vient aussitôt sur les
avait toujours plusieurs en cours. Il 1944. À cette époque, son père et sa aujourd’hui un ami. L’époque est lèvres, et la fameuse mise en scène
passait de l’une à l’autre, commen- mère dessinaient des tissus pour intense. Il y a le théâtre, avec le de L’Affaire de la rue de Lourcine,
tait d’une manière incisive, avec les couturiers. Ils lui apprirent à TNP de Jean Vilar, à Chaillot, et la de Labiche, confirme la même
son regard vert tranchant. dessiner, et ce fut essentiel, parce découverte, fondatrice, du Berliner année que, oui, Patrice Chéreau
Tout allait vite avec Patrice que « apprendre à dessiner, c’est Ensemble de Brecht, dans le cadre et son théâtre violent, virulent et
Chéreau. Il fallait le voir manger, apprendre à regarder », affirmait-il. du Théâtre des Nations, à Paris, un somptueux, est sans pareil. Cela
voracement. Il avait un sourire cin- En 1962, les Chéreau sont passés festival qui fut aussi une univer- est si évident qu’il se voit confier,
glant et un phrasé rapide, comme sur la rive droite, qu’ils n’ont plus sité pour toute sa génération. La toujours en 1966, la direction du

32 Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours


L'ARTICLE DU

Théâtre de Sartrouville. À 22 ans. lyonnaise marquent un tournant. fumigènes. Une voiture arrive en Terre étrangère, de Schnitzler ;
Il entraîne avec lui Jean-Pierre Tout en faisant du théâtre, dont la crissant. Il en sort la musique de Alain Crombecque a fait entendre
Vincent, et rencontre un jour mythique Dispute, de Marivaux, Caravan, de Duke Ellington. Puis des musiques du Maghreb ; Klaus
un jeune homme qui frappe et un Peer Gynt, d’Ibsen, qui reste la voix de Michel Piccoli, chef d’un Michael Grüber a magnifié La
à la porte : Richard Peduzzi. À un de ses plus beaux spectacles, il chantier en Afrique où les Blancs Mort de Danton, de Büchner...
l’époque, Patrice Chéreau fait signe son premier film, La Chair écrasent les Noirs... Nanterre-Amandiers a été une
tout, mises en scène et décors. de l’orchidée, en 1974. Puis c’est la En 1983, Bernard-Marie Koltès école du regard, qui donnait envie
Désormais, Richard Peduzzi sera, Tétralogie de Wagner, à Bayreuth, a 35 ans. Avec Combat de nègre d’aimer le théâtre.
pour toujours, son décorateur. en Allemagne, qui commence sous et de chiens, son nom est enfin Patrice Chéreau sut partir à
Plus même : un frère dans le les huées, en 1976, et s’achève, à associé à celui de Patrice Chéreau, temps. En 1990, il quitte les
travail, incarnant des visions à sa dernière reprise, en 1980, par qu’il veut absolument comme Amandiers. Il lui faut respirer, se
vous damner l’âme. À Sartrou- quatre-vingt-sept minutes d’ap- metteur en scène de ses pièces. retrouver, prendre un nouvel
ville, l’équipe milite pour que le plaudissements. Ce Ring fait entrer Et Patrice Chéreau le veut abso- élan. Il travaille d’un théâtre à
théâtre sorte de la salle, aille dans Patrice Chéreau dans la légende : lument comme auteur. Ainsi se l’autre, à l’Odéon pour Le Temps
les écoles, les usines. Sans lésiner de « superstar » européenne, il noue une histoire rare dans le et la Chambre, de Botho Strauss,
sur les moyens financiers qui, très devient mondialement connu. théâtre. Elle se poursuit, en 1986, inaugurant les Ateliers Berthier
vite, explosent. C’est la faillite, Il est saisissant, aujourd’hui, de avec la création de Quai Ouest. avec Phèdre, de Racine, jouée par
malgré la réussite flamboyante constater qu’il avait 32 ans quand Un désastre. L’époque s’est dur- Dominique Blanc, et laissant,
des Soldats de Lenz. Patrice Ché- il a été appelé à Bayreuth. cie, des illusions sont tombées, pour finir, ce Rêve d’automne au
reau s’en va. Il mettra quinze ans Après le Ring, personne ne peut et le sida commence à faire des Louvre, et I Am the Wind, au
à rembourser les dettes, de sa rien lui refuser : il est au faîte de ravages. Cette collusion de la vie Théâtre de la Ville. Ces deux créa-
poche. Et le voilà en Italie, où Gior- sa gloire, et il en profite quand et de la mort gagne le théâtre de tions lui ressemblent tant que
gio Strehler l’invite à rejoindre la gauche, qu’il a toujours soute- Nanterre-Amandiers. La drogue leur souvenir contient toutes les
son Piccolo Teatro, à Milan. nue, arrive au pouvoir, en 1981. s’en mêle. Pour Quai Ouest, autres : personne ne savait
En avril 1970, sa première mise Jack Lang, ministre de la culture, « tout le monde pète les plombs », comme Patrice Chéreau mettre en
en scène, Splendeur et mort de lui propose la direction d’un selon l’administrateur Philippe scène les visages et les corps, leur
Joaquin Murieta, de Pablo Neruda, théâtre à Paris. Chéreau impose Coutant. Même le sage Richard solitude intempestive et leur désir
lui vaut vingt-deux rappels d’une son choix : Nanterre-Amandiers. Peduzzi, qui invente un décor effréné de s’approcher, de se com-

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salle debout. Un an plus tard, il Avec ses amis, Catherine Tasca, de conteneurs portuaires dans battre ou de s’étreindre, dans la
signe à Spolète, toujours en Italie, Alain Crombecque, Richard Pe- lequel les comédiens se perdent. haine comme dans l’amour. À
La Finta Serva (La Fausse suivante), duzzi, il invente un projet sans La presse n’est pas tendre. chaque fois, ces visages et ces
un Marivaux « sans marivaudage, précédent : une sorte de Bau- Mais Chéreau ne lâche pas : il corps laissaient une part d’eux-
brutal et désespéré », écrit Colette haus où toutes les disciplines décide de monter une autre pièce mêmes, et vous, déchirée. Ainsi
Godard, dans Le Monde. Puis c’est sont conviées, théâtre, musique, de Koltès, Dans la solitude des fut-il. Ainsi soit-il.
Lulu, de Wedekind, au Piccolo. Une opéra, cinéma. Sans oublier l’école champs de coton, en 1987, avec
autre somptueuse critique sociale, des Amandiers, où se formeront Laurent Malet et Isaac de Ban- Brigitte Salino
un nouveau triomphe. Valeria Bruni Tedeschi, Vincent kolé. En 1995, il reprendra la pièce, Le Monde daté du 09.10.2013
C’est alors que le directeur du Perez, Laurent Grévill, Marianne la jouant avec Pascal Greggory.
TNP de Villeurbanne, le metteur Denicourt, Agnès Jaoui... Patrice Ce sera un acmé du désir et du
en scène Roger Planchon, un de Chéreau revendique l’orgueil théâtre. Entre-temps, il aura une
POURQUOI
ses maîtres, appelle Chéreau en d’un projet qui veut embrasser nouvelle fois créé une œuvre de
lui disant : « Tu ne crois pas que le monde et peut se le permettre. Koltès : Retour au désert, joué CET ARTICLE ?
ce serait bien que tu reviennes en Le 23 février 1983, Nanterre- non pas à Nanterre-Amandiers, Brigitte Salino retrace ici le
France ? » L’expérience milanaise Amandiers ouvre avec un coup mais au Théâtre du Rond-Point, à parcours du metteur en scène
prend fin. Commence celle de d’éclat : la création de Combat de Paris. Avec Jacqueline Maillan et et cinéaste Patrice Chéreau,
Villeurbanne. Le premier spec- nègre et de chiens, de Bernard-Ma- Michel Piccoli, frère et sœur enne- décédé en octobre 2013. Elle
tacle, Massacre à Paris, de Jean rie Koltès. Jusqu’alors, Patrice Ché- mis dans la province française, au évoque notamment la façon
Vauthier, d’après Marlowe, inspire reau a monté très peu d’auteurs moment de la guerre d’Algérie. dont il a modernisé la mise
à Bertrand Poirot-Delpech une contemporains. Il n’en cherchait Si les créations des pièces de en scène théâtrale par des
critique assassine et une réponse pas, « parce que c’est comme en Koltès ont marqué les années choix esthétiques novateurs
tout aussi assassine du metteur en amour : quand on cherche, on ne Nanterre-Amandiers, elles ne les et un travail de précision sur
scène dans Le Monde. L’époque n’a trouve pas. Quand on arrête de résument pas. Ce fut un temps les décors, souvent fastueux.
pas peur du débat, qui porte sur la chercher... » une pièce peut vous unique, où le théâtre ressemblait Héritier de Bertolt Brecht
conception du théâtre populaire, arriver entre les mains, et vous à un phalanstère, où flottait un comme d’Antonin Artaud,
dans la France d’après-1968. Et sidérer. Chéreau l’est totalement parfum d’utopie : Jean Genet, Patrice Chéreau a su plonger
Chéreau n’a pas peur de défendre avec cette pièce de Koltès, dont dont Chéreau a mis en scène Les les spectateurs dans une nou-
sa ligne, qui est celle du renouvel- il est impossible d’oublier la pre- Paravents, est venu ; Peter Stein velle dimension artistique
lement. Quitte à se faire traiter de mière scène. Vous êtes assis sur a présenté les plus belles Trois et scénique, où le lyrisme et
dispendieux, ce qu’il est : la beauté des gradins, face à un sable jaune sœurs, de Tchekhov, qu’on ait l’expressivité ont la part belle.
a un prix, et il se paye. et une bretelle d’autoroute inter- jamais vues ; Luc Bondy a fait ses
Ses années dans la banlieue rompue net, et noyée dans les débuts fracassants en France avec

Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours 33


L’ESSENTIEL DU COURS

REPÈRES
Les formes du dialogue théâtral. Le théâtre et la question
Didascalie

L
Ces précieuses indications pour la
lecture et la mise en scène sont pro- e théâtre est un genre littéraire, mais aussi un spectacle ;
posées dans le texte de la pièce. Elles
donnent des informations sur le
cette double dimension pose la question des rapports entre
nom des personnages, le découpage le texte et la mise en scène.
en actes et scènes, le lieu, l’époque,
les gestes, les mimiques, le ton d’un
personnage (exemple : « Figaro (seul, Le théâtre : un texte La représentation
se promenant dans l’obscurité, dit du Si l’on excepte la commedia dell’arte (jouée aux xvie Une pièce de théâtre – sauf cas exceptionnel, comme
ton le plus sombre.) »), l’énonciation et xviie siècles, en Italie et en France), où le texte est Musset et son Spectacle dans un fauteuil par
(exemple : « en aparté »), le décor réduit à un canevas sur lequel les acteurs improvi- exemple – est écrite pour être jouée, c’est-à-dire
(exemple : « Devant le château. sent, une pièce de théâtre est écrite par un auteur pour être mise en scène. Les didascalies restent
Perdican »), les bruits, la musique dramatique. Ce texte est composé de deux éléments des indications, même si elles sont essentielles.
(exemple : « On entend soudain distincts : le dialogue, et les didascalies. Le metteur en scène a donc un rôle décisif dans
la valse qui recommence, accom- Le dialogue est le discours direct entre les person- le passage du texte à la représentation concrète.
pagnée de rires, de vivats, du bruit nages. Il permet au spectateur : Au xviie siècle, la règle des trois unités impose un
des verres entrechoqués. Puis tout – de connaître les pensées et les sentiments des seul lieu, un temps réduit à 24 heures et une
s’arrête brusquement. ») ou encore personnages ; seule action. Le lieu peut être une pièce dans un
les accessoires (exemple : « Caligula – de connaître les informations nécessaires à la palais, un intérieur bourgeois, une place, etc. que
se relève, prend un siège bas dans compréhension de la pièce ; le metteur en scène meuble et décore.
la main et approche du miroir en – de ressentir des émotions. Au xixe et xxe siècles, les lieux sont multiples, ce qui
soufflant »). Le texte théâtral se distingue ainsi par une « double impose des changements de décors. Le metteur en
énonciation » : les acteurs se parlent entre eux scène peut choisir des décors réalistes ou stylisés,

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Monologue (premier niveau d’énonciation), mais ils s’adressent voire de simples écriteaux indiquant la nature du
Le monologue est un faux dialogue aussi au public (second niveau d’énonciation). Cette lieu (renouant ainsi avec les procédés du Moyen
où le personnage se parle à lui- spécificité peut donner lieu à de jeux, si le spectateur Âge et de la Renaissance).
même. Il peut prendre la forme de en sait davantage qu’un personnage, comme dans le Dans tous les cas, la convention choisie est accep-
stances, si le style en est poétique ; cas du quiproquo par exemple. tée par le spectateur. Cependant, chacune engendre
il peut être un aparté, si d’autres des émotions différentes.
personnages sont sur scène mais En prose ou en vers, le texte théâtral diffère toujours La musique, la lumière, les costumes, les décors…
ne sont pas censés entendre ce que de la communication de la « vie réelle ». En effet, il sont autant d’éléments de mise en scène laissés à la
dit le premier personnage. s’agit d’un texte littéraire, qui vise à l’efficacité : discrétion du metteur en scène. À chaque moment
les paroles prononcées doivent avoir un lien avec d’une pièce existent donc des choix à faire, qui
Récit l’action représentée sur scène. D’autre part, dans les engagent le sens de l’œuvre.
Il est employé pour donner à en- répliques, les rythmes et les sonorités ont autant Les acteurs sont dirigés par le metteur en scène :
tendre des faits qui ne sont pas d’importance que le sens : il s’agit pour le drama- leur travail commun permet de faire émerger une
représentés sur scène, soit parce turge d’engendrer des émotions chez le spectateur, diction, un débit, des intonations, mais aussi des
que la bienséance s’y oppose, soit de le frapper, et de créer un univers. gestes, des déplacements… Là encore, les choix
parce qu’ils se déroulent dans un effectués donneront une couleur spécifique à la
autre lieu ou une autre époque. Les didascalies sont les indications scéniques que pièce.
l’auteur donne au metteur en scène, aux acteurs, et
Réplique éventuellement au lecteur, mais pas au spectateur. Mise en scène et création
La réplique est une prise de parole Elles sont souvent présentées en italiques, et signa- Ainsi, le metteur en scène n’est pas un simple
par un personnage. lent d’emblée qu’une pièce ne se réduit pas aux exécutant ; il ne peut pas se contenter de transpo-
échanges verbaux entre personnages. ser les didascalies en éléments réels. D’une part,
Tirade parce qu’elles n’étaient pas fréquentes jusqu’au
Cette longue réplique, souvent xix e siècle ; d’autre part, parce que ces indications
argumentative, peut également laissent encore de la place pour une interpréta-
appartenir à un registre lyrique, tion ; enfin, parce que chaque mise en scène est
tragique, épique, etc. unique et que le théâtre est un art « vivant ». La
mise en scène est donc « création », à partir de
Stichomythie l’œuvre de l’auteur dramatique.
Il s’agit d’une succession rapide En règle générale, la représentation s’attache à
de répliques dans laquelle les rendre visible, par des signes, le sens de l’œuvre
personnages se répondent vers écrite. Les metteurs en scène respectent le texte,
par vers. Elle révèle un moment mais aussi les lieux (décors), l’époque, les classes
intense d’échange. sociales des personnages, etc. Il y a ainsi conver-

34 Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours


L’ESSENTIEL DU COURS

de la mise en scène ZOOM SUR…


Les différents types de comique
et les registres.

Comique de caractère
Un avare, un misanthrope ne sont
pas comiques en soi. Pourtant, ils le
deviennent quand ce trait de carac-
tère devient une folie qui les aveugle
et fait d’eux des proies faciles. C’est
ce que l’on appelle le comique de ca-
ractère. Le naïf Orgon, par exemple,
sort de sous la table où il s’était caché
et, au lieu de chasser Tartuffe de
chez lui, s’attendrit à ses discours.

Comique de gestes
Le comique de gestes fait la part
belle à la mimique, à la grimace, à
l’exubérance gestuelle. Le comique
de gestes est « transformiste » : on
rit de voir le corps de l’acteur s’apla-
tir, s’allonger, diminuer, s’envoler…

Comique de mots
Mots déformés ou tronqués, al-
liance de mots, réparties qui font

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mouche, tels sont les ressorts du
comique de mots.

Comique de situation
Tombera ? tombera pas ? Verra ?
verra pas… le comique de situation
repose toujours sur un « piège »
dans lequel un personnage, au
moins, doit tomber. Le rire naît du
bonheur de cette catastrophe dif-
gence entre la pièce telle qu’elle a été écrite et la sette », est d’un registre comique ; mais on peut le férée. Telle est la situation de base,
représentation. dire avec lenteur, sur un ton pathétique, comme le que l’auteur travaille ensuite à son
Cependant, le respect du texte et des conditions de fit, par exemple, Jouvet. Dans ce dernier cas, il n’y gré, au moyen du quiproquo, de la
création initiale n’empêchent pas que deux met- a pas « trahison » de l’auteur : le metteur en scène péripétie, du coup de théâtre. Ainsi,
teurs en scène donneront, pour la même œuvre, met soudain en relief un aspect du personnage dans le Tartuffe de Molière, Orgon
un spectacle différent. En effet, les costumes, le qui disparaissait sous le comique. Harpagon reste est caché sous la table pendant que
ton ou les déplacements des acteurs, le choix ridicule, certes, mais devient aussi émouvant et Tartuffe fait la cour à sa femme.
même des acteurs (connus ou inconnus, plus ou révèle le mal dont il souffre.
moins jeunes, de physiques différents, etc.) sont Registre burlesque
autant d’éléments qui donneront au spectacle sa Conclusion Le burlesque est un type de comique
spécificité. Chaque metteur en scène offre donc Le spectacle théâtral est à la fois « représentation » qui consiste à traiter un sujet hé-
un apport personnel au texte initial. et « re-création » ; par ces deux aspects, il permet roïque ou sérieux en des termes
Enfin, certains metteurs en scène choisissent la redécouverte de l’œuvre originale. vulgaires ou populaires. Le burlesque
de s’écarter délibérément de l’un ou l’autre des peut être rapproché de la parodie,
aspects du texte initial : il y a alors divergence. du pastiche ou de la caricature en ce
On peut ainsi transposer le sujet dans une autre qu’il relève d’une imitation : l’idée est
époque (par exemple, faire jouer une œuvre de de travestir un modèle en mettant
Marivaux par des comédiens en jean) : le texte UN ARTICLE DU MONDE l’accent sur l’inversion des valeurs
est le même – cependant, il prend, par cette À CONSULTER (le haut devient le bas opérant une
modernisation, un sens nouveau. Un metteur en démythification de l’héroïsme).
scène peut également envisager la pièce selon un • Au commencement est le plateau p. 39-40 Le rire burlesque prend ainsi une
angle original. Ainsi, le monologue de L’Avare, (Fabienne Darge, Le Monde Culture et idées signification politique : il rabaisse
de Molière, dans lequel le personnage se plaint daté du 11.07.2015) l’orgueil des grands qui deviennent
d’avoir été volé et de ne pas retrouver sa « cas- objets de risée.

Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours 35


UN SUJET PAS À PAS

MOTS CLÉS
ACTE
Dans la dramaturgie classique, une
Questions liminaires :
pièce de théâtre est divisée en actes.
Au xviie siècle, on descendait, entre
chaque acte, les lustres éclairant la
Le monologue chez Molière,
Beaumarchais, Musset et Tardieu
scène afin de renouveler les chan-
delles : par conséquent, un acte dure
le temps qu’il faut pour brûler une
chandelle (trois quarts d’heure). De
nos jours, on baisse le rideau à la fin Texte 2
d’un acte pour le relever ensuite. La Le valet du Comte Almaviva, Figaro, doit épouser
règle classique de la vraisemblance Suzanne, servante de la Comtesse. Il apprend que
impose, au milieu du xviie siècle, que le Comte n’a pas renoncé au « droit de cuissage »,
l’acte soit une unité temporelle ab- ancienne coutume qui permet au maître de passer
solument continue, les ellipses étant la nuit de noces avec la mariée. Figaro se plaint de
situées entre les actes. Le temps de son sort et de Suzanne qui va, d’après lui, céder au
l’acte est alors une représentation Comte à qui elle a donné un rendez-vous secret.
en temps réel, tandis que l’entracte, Figaro (seul, se promenant dans l’obscurité, dit du
aussi court soit-il, représente une ton le plus sombre.) — Ô femme ! femme ! femme !
durée indéterminée. créature faible et décevante !… nul animal créé ne
peut manquer à son instinct ; le tien est-il donc
COUP DE THÉÂTRE de tromper ?… Après m’avoir obstinément refusé
Événement inattendu qui pro- quand je l’en pressais devant sa maîtresse, à l’ins-
voque un brusque revirement tant qu’elle me donne sa parole, au milieu même
dans l’intrigue. Chez Molière, par de la cérémonie… Il riait en lisant, le perfide ! et moi
exemple, cet événement est très comme un benêt… non, Monsieur le Comte, vous

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souvent une reconnaissance qui ne l’aurez pas… vous ne l’aurez pas. Parce que vous
vient rompre, d’un coup, le nœud êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand
dramatique et qui permet une ré- génie !… noblesse, fortune, un rang, des places ;
conciliation. Ainsi, à la fin de L’Avare, Alfred de Musset par Charles Landelle, 1854. tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant
Marianne, qu’Harpagon veut épou- de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître,
ser à la barbe de son fils, se révèle et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire !
être la fille de son ami Anselme et la Les textes tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule
sœur de Valère, l’amoureux d’Élise, Texte 1 obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de
sa fille. Il peut être le fruit d’un deus George Dandin, riche paysan qui a épousé la noble calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis
ex machina, c’est-à-dire procéder Angélique, paraît seul sur scène. depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ;
d’une « intervention divine » (les George Dandin — Ah ! qu’une femme demoiselle est et vous voulez jouter… On vient… c’est elle… ce n’est
dieux, dans le théâtre du Grec Euri- une étrange affaire ! et que mon mariage est une personne. – La nuit est noire en diable, et me voilà
pide, descendent du ciel suspendus leçon bien parlante à tous les paysans qui veulent faisant le sot métier de mari quoique je ne le sois
à une grue que l’on appelle une s’élever au-dessus de leur condition, et s’allier, qu’à moitié ! Il s’assied sur un banc. –Est-il rien de
« machine »). Par extension mé- comme j’ai fait, à la maison d’un gentilhomme ! La plus bizarre que ma destinée ? […] 
taphorique, l’expression désigne noblesse, de soi, est bonne ; c’est une chose consi- (Pierre Augustin Caron de Beaumarchais, La Folle
une intervention providentielle et dérable, assurément : mais elle est accompagnée Journée ou Le Mariage de Figaro, acte V, scène 3,
totalement extérieure à l’intrigue. de tant de mauvaises circonstances, qu’il est très 1784.)
bon de ne s’y point frotter. Je suis devenu là-dessus
DRAMATURGIE savant à mes dépens, et connais le style des nobles, Texte 3
Le terme dramaturgie peut désigner lorsqu’ils nous font, nous autres, entrer dans leur Perdican est amoureux de sa cousine Camille, qu’il doit
soit l’activité du dramaturge (c’est- famille. L’alliance qu’ils font est petite avec nos épouser. Mais elle repousse son amour car elle a décidé
à-dire l’écrivain de théâtre), soit personnes : c’est notre bien seul qu’ils épousent ; d’entrer au couvent. Les deux jeunes gens ont eu une
toutes les possibilités scéniques que et j’aurais bien mieux fait, tout riche que je suis, de discussion animée. Seul sur scène, Perdican s’interroge.
contient un texte de théâtre. Étudier m’allier en bonne et franche paysannerie, que de Devant le château. Perdican — Je voudrais bien savoir
une pièce sous un « angle dramatur- prendre une femme qui se tient au-dessus de moi, si je suis amoureux. D’un côté, cette manière d’in-
gique », c’est alors la penser comme s’offense de porter mon nom, et pense qu’avec tout terroger est tant soit peu cavalière, pour une fille de
un texte, non à lire, mais à jouer. mon bien je n’ai pas assez acheté la qualité de son dix-huit ans ; d’un autre, les idées que ces nonnes
Attention, dans le théâtre actuel, on mari. George Dandin ! George Dandin ! vous avez lui ont fourrées dans la tête auront de la peine à se
appelle dramaturge la personne qui fait une sottise, la plus grande du monde. Ma maison corriger. De plus, elle doit partir aujourd’hui. Diable, je
aide le metteur en scène à élucider m’est effroyable maintenant, et je n’y rentre point l’aime, cela est sûr. Après tout, qui sait ? peut-être elle
les enjeux scéniques d’un texte de sans y trouver quelque chagrin.  répétait une leçon, et d’ailleurs il est clair qu’elle ne se
théâtre (ce n’est donc ni l’auteur, ni (Molière, George Dandin ou Le Mari confondu, soucie pas de moi. D’une autre part, elle a beau être
le metteur en scène). acte I, scène 1, 1668.) jolie, cela n’empêche pas qu’elle n’ait des manières

36 Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours


UN SUJET PAS À PAS

beaucoup trop décidées et un ton trop brusque. Je n’ai


qu’à n’y plus penser ; il est clair que je ne l’aime pas.
puis s’arrêtent.
Vous voyez ?…
ZOOM SUR…
Cela est certain qu’elle est jolie ; mais pourquoi cette Une bouffée de bruits de bal. Les trois plus grands dra-
conversation d’hier ne veut-elle pas me sortir de la Vous entendez ?… maturges de notre histoire
tête ? En vérité, j’ai passé la nuit à radoter. Où vais-je Bruits de bal. littéraire.
donc ? – Ah ! je vais au village. Quand je me tais… (bruits de bal)… ça recom-
Il sort. mence quand je commence, cela se tait. C’est Corneille (tragédie)
(Alfred de Musset, On ne badine pas avec l’amour, merveilleux ! Mais, assez causé ! Je suis là pour Dramaturge très novateur,
acte III, scène 1, 1834.) accomplir une mission périlleuse. Quelqu’un sait Corneille (1606-1684) s’illustre
qui je suis. Tous les autres ignorent mon identité. dans différents registres.
Texte 4 J’ai tellement d’identités différentes ! C’est-à-dire • 1635 : Médée, première tragédie ba-
Un bal est donné au château du Baron de Z… Les que l’on me prend pour ce que je ne suis pas. roque sur un thème mythologique.
invités viennent tour à tour se présenter sur scène. Le crime – car il y aura un crime – n’est pas encore • 1636 : L’Illusion comique, chef-
Le premier d’entre eux est Dubois-Dupont. consommé. Et pourtant, chose étrange, moi le d’œuvre du théâtre baroque.
Dubois-Dupont (il est vêtu d’un « plaid » à pèlerine détective, me voici déjà sur les lieux mêmes où L'intrigue inclut le procédé du
et à grands carreaux et coiffé d’une casquette il doit être perpétré !… Pourquoi ? Vous le saurez « théâtre dans le théâtre », à rap-
assortie « genre anglais ». Il tient à la main une plus tard. procher du Songe d’une nuit d’été
branche d’arbre en fleur) — Je me présente : je suis Je vais disparaître un instant, pour me mêler de Shakespeare ou de La vie est un
le détective privé Dubois. Surnommé Dupont, à incognito à la foule étincelante des invités. Que de songe de Calderon.
cause de ma ressemblance avec le célèbre policier pierreries ! Que de bougies ! Que de satins ! Que de • 1636 : Le Cid ; 1640 : Horace, Cinna et
anglais Smith. Voici ma carte : Dubois-Dupont, chignons ! Mais on vient !… Chut !… Je m’éclipse. 1643 : Polyeucte, tragédies classiques.
homme de confiance et de méfiance. Trouve la Ni vu ni connu ! • 1649 : Don Sanche d’Aragon préfi-
clé des énigmes et des coffres-forts. Brouille les Il sort, par la droite, sur la pointe des pieds, un gure le drame romantique.
ménages ou les raccommode, à la demande. Prix doigt sur les lèvres.  • 1650 : Andromède ; 1650 : La
modérés. (Jean Tardieu, « Il y avait foule au manoir », La conquête de la toison d’or et 1661 :
Les raisons de ma présence ici sont mystérieuses Comédie du langage, 1987.) Psyché (montée avec Molière en
autant que… mystérieuses… Mais vous les connaî- 1671), pièces à grand spectacle.
trez tout à l’heure. Je n’en dis pas plus. Je me tais. Questions

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Motus. 1. À qui s’adressent les personnages dans les Molière (registre comique)
Qu’il me suffise de vous indiquer que nous nous différents monologues du corpus ? Jean-Baptiste Poquelin (1622-1673)
trouvons, par un beau soir de printemps (il montre 2. À quoi servent, selon vous, les monologues devient Molière pour incarner, au
la branche), dans le manoir du baron de Z… Zède proposés ? plus haut degré, l’homme qui s’est
comme Zèbre, comme Zéphyr… (il rit bêtement) identifié totalement à sa passion
Mais chut ! Cela pourrait vous mettre sur la voie. 1. La scène 1 de l’acte I de George Dandin de Mo- pour le théâtre. Il sera à la fois auteur,
Comme vous pouvez l’entendre, le baron et sa lière, la scène 3 de l’acte V du Mariage de Figaro acteur, metteur en scène et directeur
charmante épouse donnent, ce soir, un bal somp- de Beaumarchais, la scène 1 de l’acte III de On ne de troupe. Sa production très abon-
tueux. La fête bat son plein. Il y a foule au manoir. badine pas avec l’amour de Musset et l’exposition dante inclut toutes les variantes du
On entend soudain la valse qui recommence, de « Il y avait foule au manoir » de Tardieu sont théâtre comique : farces (Les Four-
accompagnée de rires, de vivats, du bruit des verres quatre monologues. beries de Scapin, 1671), comédies
entrechoqués. Puis tout s’arrête brusquement. À chaque fois, un personnage seul sur scène pro- de mœurs (Les Précieuses ridicules,
Vous avez entendu ? C’est prodigieux ! Le bruit du nonce une tirade qui peut être destinée à différents 1659), de caractère (Le Misanthrope,
bal s’arrête net quand je parle. Quand je me tais, interlocuteurs. George Dandin, le personnage épo- 1666), comédies ballets (Le Bourgeois
il reprend. nyme de la comédie de Molière, et Perdican, dans le Gentilhomme, 1670) et pièce à grand
Dès qu’il se tait, en effet, les bruits de bal recommencent, drame de Musset, s’adressent tout d’abord à eux- spectacle (Psyché, 1671).

Racine (tragédie)
Dans les pièces de Racine (1639-
SUJETS TOMBÉS AU BAC SUR CE THÈME 1699), la passion pousse les héros
à tous les excès : jalousie, avidité,
Dissertations haine, cruauté. Cette passion les
– Le monologue, souvent utilisé au théâtre, paraît peu naturel. En prenant appui sur les textes du corpus, sur conduit à une déchéance lucide
différentes pièces que vous avez pu lire ou voir et en vous référant à divers éléments propres au théâtre (cos- et sans rémission. Dès le lever du
tumes, décor, éclairages, les gestes, la voix, etc.), vous vous demanderez si le théâtre est seulement un art de rideau, ils sont « en sursis », face
l’artifice et de l’illusion. (Sujet national, 2009, séries technologiques) à des conflits insolubles qui les
– On emploie parfois l’expression « créer un personnage » au sujet d’un acteur qui endosse le rôle pour la pre- conduisent inéluctablement à la
mière fois. Selon vous, peut-on dire que c’est l’acteur qui crée le personnage ? (Sujet national, 2009, série L) mort ou à la folie.
– Selon quels critères, selon vous, une scène d’exposition est-elle réussie et remplit-elle sa fonction ? (Sujet • 1667 : Andromaque.
national, 2011, séries technologiques) • 1669 : Britannicus.
– Au théâtre le rôle du metteur en scène peut-il être plus important que celui de l’auteur ? (Sujet national, • 1670 : Bérénice.
2011, séries L) • 1672 : Bajazet.
• 1677 : Phèdre.
• 1691 : Athalie.

Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours 37


UN SUJET PAS À PAS

REPÈRES mêmes. Ainsi, le premier s’apostrophe lui-même


en s’écriant « George Dandin ! vous avez fait une
Quelques metteurs en scène sottise », alors que le second s’interroge et déclare :
du xxe siècle. « je voudrais bien savoir si je suis amoureux » ou
se demande à la fin : « Où vais-je donc ? » Figaro,
Jean-Louis Barrault lui, s’adresse plutôt aux autres personnages de la
Jean-Louis Barrault (1910-1994) a comédie, bien qu’ils ne soient pas à ses côtés. Le dé-
fondé en 1946, avec sa femme Made- but de l’extrait semble destiné à Suzanne à travers
leine Renaud, la Compagnie Renaud- l’apostrophe « Ô femme ! », alors que la suite prend
Barrault. Il accorde une importance directement à partie le Comte ; Figaro interpelle son
particulière au langage du corps, maître et utilise le pronom « vous » comme si celui-
découvert grâce au mime. Directeur ci était présent : « non, Monsieur le Comte, vous
du Théâtre de l’Odéon, il monte les ne l’aurez pas », déclare-t-il. Enfin, Dubois-Dupont
grandes œuvres classiques et les s’adresse explicitement, et de façon déroutante, au
pièces les plus modernes : Rhinocé- public. Après s’être présenté, il amorce l’intrigue en
ros d’Ionesco, Oh les beaux jours de ménageant un certain suspense, il suscite l’intérêt
Beckett, Des journées entières dans du spectateur en annonçant : « Les raisons de ma
les arbres de Marguerite Duras. présence ici sont mystérieuses […] Mais vous les
connaîtrez tout à l’heure. »
Antoine Vitez Même si cette manière d’interpeller le public est
Antoine Vitez (1930-1990), professeur assez surprenante et originale, il est évident que
au Conservatoire d’art dramatique, a les autres monologues s’adressent également au
eu une influence déterminante sur spectateur. En effet, selon le principe de la double
le théâtre français d’après-guerre. destination théâtrale, toute parole prononcée sur
Traducteur des auteurs russes – scène est destinée à un personnage mais également
Tchekhov (La Mouette), Maïakovski au public. De ce fait, George Dandin, Figaro et
(Les Bains) –, il monte également Perdican s’adressent aussi au public – qui a alors
des pièces du répertoire grec avec accès aux pensées du personnage – en ayant parfois

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notamment un Électre très personnel un destinataire plus spécifique. George Dandin vise
Pierre Augustin Caron de Beaumarchais par Jean-Marc
et des œuvres contemporaines : Mère par ses propos les paysans, auxquels il s’identifie en Nattier, 1755.
Courage, La Vie de Galilée de Brecht, parlant de « nous autres », et les nobles dont il est
Le Soulier de satin de Claudel. question dans son monologue. De même, Figaro,
à travers le Comte, s’adresse particulièrement aux Par ailleurs, les monologues servent également
Roger Planchon nobles, surtout lorsque ses paroles se font généra- à exprimer les sentiments des personnages, à
Roger Planchon (1931-2009) est une lisantes : « noblesse, fortune, un rang, des places ; dresser une sorte de bilan et à révéler une tension
figure majeure du Théâtre national tout cela rend si fier ! ». intérieure. Ainsi, George Dandin fait le constat de
populaire, héritier de Jean Vilar. Les personnages de ces monologues ont donc son erreur, sa « sottise », et souligne sa souffrance
Il a mis en scène Brecht, Molière différents destinataires. en déclarant : « Ma maison m’est effroyable main-
(Tartuffe, George Dandin, L’Avare, tenant […] ». Surtout, les monologues de Figaro et de
dont il interprète lui-même le 2. Les quatre monologues du corpus remplissent Perdican mettent en valeur la grande agitation des
rôle titre), Shakespeare (Henri IV, différentes fonctions. personnages : les questions et les exclamations y
Falstaff), Calderon (La vie est un Ces extraits servent en premier lieu à informer. Les sont particulièrement nombreuses. Figaro exprime
songe), et des créations d’auteurs monologues des comédies de Molière et de Tardieu, son amertume et sa colère, il est bouleversé à l’idée
contemporains tels Arthur Adamov en particulier, sont situés dans l’exposition, ils que Suzanne l’ait trahi et s’indigne de l’attitude
(Le Sens de la marche, Paolo Paoli) et informent donc le spectateur sur les personnages et du Comte qu’il traite de « perfide ». Il revient
Michel Vinaver (Par-dessus bord). la situation, amorcent l’intrigue à venir et le genre également sur sa vie : « Est-il rien de plus bizarre
de la pièce. George Dandin apprend au public que, que ma destinée ? » Les propos de Perdican révèlent
Ariane Mnouchkine paysan enrichi, il a fait un mariage malheureux : il encore davantage le désarroi du jeune homme : il
Ariane Mnouchkine (1939-), qui a épousé une jeune fille de la petite noblesse qui le ne se rappelle plus où il se rend et s’interroge : « Où
anime depuis 1964 la troupe méprise et considère cette union comme une mé- vais-je donc ? » Son monologue est nettement déli-
du Théâtre du Soleil donne une salliance. Le thème et les personnages annoncent bératif, il ne sait pas ce qu’il éprouve pour Camille
importance particulière aux la comédie. De même, le monologue de Dubois- et se contredit en affirmant tour à tour : « Diable,
dimensions visuelles (décors en Dupont joue un rôle d’exposition. Le personnage je l’aime, cela est sûr » puis « il est clair que je ne
mouvement) et sonores (bande- décline son identité et sa profession – détective l’aime pas ». Ces monologues permettent donc aux
son). Ses créations évoquent des privé – précise le lieu et l’époque de la scène : « un personnages de se livrer à une introspection.
problèmes actuels : Le Dernier beau soir de printemps […] dans le manoir du baron Enfin, le monologue peut également avoir une di-
Caravansérail sur la vie quoti- de Z… », et annonce une intrigue policière : « il y mension critique. C’est le cas, en particulier, de
dienne en Afghanistan et celle aura un crime » sur un mode burlesque. Par ses celui de Figaro, qui critique avec une grande viva-
des migrants clandestins ; Les jeux de mots, par sa mise à distance de l’illusion cité le Comte, il oppose son propre mérite aux
Éphémères, tranches de vie dans théâtrale, lorsque le personnage souligne les jeux privilèges dont le Comte a simplement hérité en
la société d’aujourd’hui, alternant sur le bruitage, le monologue annonce là aussi une affirmant : « Vous vous êtes donné la peine de
scènes comiques et pathétiques. comédie. naître, et rien de plus. »

38 Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours


L'ARTICLE DU

Au commencement
est le plateau
Mots, costumes, lumière et sons : les ingrédients nécessaires à Joël Pommerat pour
créer ses spectacles sont d’égale importance. Puisant le langage de ses pièces à partir
des acteurs et avec eux, le fondateur de la Compagnie Louis Brouillard travaille de la
même manière depuis vingt-cinq ans.

I
l est environ 17 heures, ce La nouvelle création de Joël
mercredi 24 juin, et Joël Pom- Pommerat, Ça ira (1) Fin de Louis,
merat prononce cette phrase qui entreprend de prendre la POURQUOI historiques de Michelet, de
étrange, à l’attention des comé- Révolution française à bras-le- CET ARTICLE ? Soboul, etc.), qui alimente
diens qui l’entourent sur le pla- corps, n’échappe pas à la règle. des pochettes de documents
teau du Théâtre Nanterre-Aman- Elle aurait dû faire, cette année, Comme ses illustres prédéces- constituées en fonction du
diers : « Je n’ai pas du tout travaillé l’ouverture du Festival d’Avignon seurs, Shakespeare et Molière découpage de la pièce. Cette
la scène 18 B, mais peut-être que ce dans la Cour d’honneur. Mais par exemple, Joël Pommerat création collective suscite
serait bien de la dégrossir. » Joël Joël Pommerat a été obligé d’y est à la fois dramaturge et l’enthousiasme de la troupe,
Pommerat est auteur et metteur renoncer : épuisé par des années metteur en scène. À l’occasion exprimé en ces termes : « Le
en scène, et l’on s’imagine tou- de travail intense, il a dû faire une de sa nouvelle création, Ça ira personnage doit vraiment

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jours qu’un auteur ET metteur pause, il ne pouvait pas être prêt (1) Fin de Louis, une pièce sur émerger de l’acteur et du tra-
en scène commence par écrire, en pour Avignon. Ça ira… sera donc la Révolution française, cet vail collectif : on le voit naître,
un voyage solitaire autour de sa présenté en première à Mons, en article offre une description en une gestation très émou-
chambre, puis, une fois son texte Belgique, en septembre, avant de de sa méthode de travail. Le vante, où le costume joue un
terminé, qu’il entreprend de lui venir à Nanterre en novembre, texte de sa pièce n’est pas écrit grand rôle, en devenant véri-
donner vie sur le plateau avec ses puis de partir pour une longue à l’avance, il est élaboré par tablement une seconde peau. »
comédiens. Rien de tel avec Joël tournée. le dramaturge à partir d’une Le candidat au bac trouvera
Pommerat. Quand on rencontre Joël Pom- interaction avec les comédiens ici des exemples concrets du
Certes, l’homme qui, avec sa merat dans sa maison, en avril, il au cours de séances d’improvi- travail d’un metteur en scène
Compagnie Louis Brouillard, est est bien en peine de nous montrer sation. Celles-ci sont préparées contemporain pour lequel la
à l’origine d’une des aventures des pages recouvertes d’un texte au moyen d’un important notion de théâtre comme « art
théâtrales les plus flamboyantes en bonne et due forme. L’ordina- fonds documentaire (ouvrages vivant » prend tout son sens.
de ces dernières années aime le teur est posé sur un petit bureau,
silence, le calme et la solitude. Au devant la fenêtre qui ouvre sur le
point qu’il a acheté récemment, jardin et sur le paysage, comme Comme ma préoccupation depuis chronologique. J’ai donc beaucoup
dans la campagne des environs dans un tableau de la Renaissance. plusieurs années est la question des lu – Michelet, que j’ai été surpris de
d’Agen, une maison charmante et Quelques livres historiques – ceux idéologies et des représentations trouver aussi pertinent, les travaux
sans chichis, qui donne à perte de d’Albert Soboul (1914-1982), celui mentales, je me suis demandé quel de l’historienne Sophie Wahnich et
vue sur les champs et le paysage d’Eric Hazan, Une histoire de la contexte historique permettait le ceux de Tackett, notamment Par
vallonné de cette douce région. Révolution française, qui a été à mieux d’entrer dans l’idéologie la volonté du peuple. Comment
Mais s’il a besoin de s’y retirer, l’origine du projet, ceux de l’histo- contemporaine. Après être allé les députés de 1789 sont devenus
ce n’est pas pour livrer un produit rien américain Timothy Tackett – voir du côté de la Résistance et révolutionnaires, qui est devenu
fini à ses comédiens. Depuis ses traînent çà et là dans la pièce. des révolutions du XIXe  siècle, je ma bible. Il ne s’agit pas de repartir
débuts, en 1990, Joël Pommerat « Pour le moment, j’essaie de me suis rendu compte qu’il fallait des grandes figures historiques
écrit à partir de et avec les acteurs. définir des thèmes, de réaliser un revenir à la racine, à la révolution – hormis Louis XVI et Marie-Antoi-
Il ne s’agit pas de création collec- découpage, explique Joël Pom- de 1789 : c’est le mythe fondateur nette, qui sont incontournables –,
tive : c’est bien lui qui écrit et qui merat. La méthode de travail est de notre culture, le cœur de notre mais de replonger dans le proces-
signe ses pièces. Mais le processus la même que celle que j’ai toujours roman national. Mais en même sus révolutionnaire à partir de
d’écriture se déroule à partir du mise en œuvre, mais ce qui change temps, on en a une vision superfi- figures anonymes qui échappent
plateau, de ce que les comédiens radicalement, c’est le fait de s’atta- cielle, figée. » à la construction légendaire. Et,
improvisent et proposent en par- quer à un sujet historique. Cela « A partir de là, poursuit Pom- plus que jamais, la dimension de
tant d’une recherche commune de faisait longtemps que j’avais envie merat, il fallait d’abord que je maî- laboratoire de mon travail pouvait
matériaux, d’idées, de situations. de travailler sur un tel matériau. trise les événements de manière permettre de retrouver les impul-

Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours 39


L'ARTICLE DU

sions, l’énergie de cette histoire en manquait de matière pour nour- « Ce qui est beau, dans le travail 1992, Joël Pommerat l’a appelé pour
marche… ». Joël Pommerat a donc rir ce personnage, constate Guil- avec Joël, c’est que le personnage la création de Vingt-cinq années de
engagé, très vite, une jeune dra- laume Mazeau. On a travaillé sur n’est pas donné une fois pour littérature de Léon Talkoi. Depuis,
maturge (au sens de collaboratrice ce que c’est que de voir le monde toutes par l’auteur, notent en ils ne se sont plus quittés. Comme
à la dramaturgie), Marion Boudier, à travers une croyance. Je suis allé chœur Ruth Olaizola et Isabelle ils ne se sont plus quittés avec Eric
et un jeune historien spécialiste lui chercher des correspondances Deffin, la costumière de la com- Soyer, qui est arrivé peu après.
de la période, Guillaume Mazeau, contemporaines, chez les prêtres pagnie, qui travaille elle aussi François Leymarie et son travail sur
membre de l’Institut d’histoire ouvriers, par exemple. » avec Joël Pommerat depuis vingt le son ont eu une importance capi-
de la Révolution française, pour Chez les comédiens, on sent à la ans. Le personnage doit vraiment tale pour le théâtre de Pommerat :
qu’ils accompagnent le processus fois une excitation et une légère émerger de l’acteur et du travail l’utilisation des micros HF a ainsi
de création sur toute sa durée. angoisse à l’idée de gravir une telle collectif : on le voit naître, en une permis, très vite, de développer
Quelques jours plus tard, on montagne. Surtout chez les gar- gestation très émouvante, où un jeu «  débarrassé du problème
retrouve Marion Boudier et Guil- çons, qui sont tous plus ou moins le costume joue un grand rôle, de la projection vocale, laissant un
laume Mazeau à la Ferme du Buis- nouveaux. Chez les femmes, trois en devenant véritablement une univers très intimiste se dévelop-
son de Noisiel (Seine-et-Marne), font partie du « canal historique » seconde peau. » per entre les comédiens ». Entre les
où toute l’équipe répète. Ils sont et travaillent avec Joël Pommerat Dans le théâtre de Joël Pom- trois hommes, l’osmose semble
accompagnés de leur «  biblio- depuis vingt ans : Saadia Bentaïeb, merat, les costumes, l’espace, la totale : ils inventent un théâtre
thèque portative  », constituée de Agnès Berthon et Ruth Olaizola lumière et le son ont la même « tellement attaché au réel, à toutes
dizaines d’ouvrages et de milliers « parlent » le Pommerat couram- importance que les mots. C’est les strates de réel, qu’il doit trouver
de documents. «  L’idée, c’est de ment. La quatrième, Anne Rotger, « un auteur qui écrit avec des mots, des moyens sophistiqués pour le
repartir directement de la parole qui joue (entre autres) Marie-An- des corps, de la lumière et des retraduire » – c’est Isabelle Deffin,
première de l’époque, expliquent- toinette, fait le lien entre les deux sons  », a expliqué Eric Soyer, le la costumière, qui signe la formule.
ils. On a donc constitué un fonds groupes. Elle a déjà travaillé avec scénographe de la compagnie – La démarche de Joël Pomme-
documentaire à partir de journaux, Pommerat sur Pinocchio (2008) encore un qui travaille avec Joël rat, pourtant, n’est pas si révolu-
de correspondances, de Mémoires et et La Réunification des deux Corées Pommerat depuis vingt ans –, tionnaire que cela. Shakespeare
des archives parlementaires qui ont (2013), mais elle ne fait pas partie quand il est allé réceptionner les écrivait à partir du plateau, du
été mises en ligne par l’université de l’équipe qui le suit de spectacle Molières décernés à la compagnie corps et de la personnalité de
Stanford, aux Etats-Unis. Mais il en spectacle. « Le travail avec Joël pour Ma chambre froide, en 2011. ses camarades acteurs. Bertolt

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fallait trouver une méthodologie est très différent de ce qu’on fait «  Ecrire avec des mots, des Brecht ne cessait de remanier
par rapport à l’archive. En fonction d’habitude au théâtre, résume-t- corps, de la lumière et des sons » et de reprendre ses pièces en
du découpage réalisé par Joël, nous elle. Il faut énormément inventer, est devenu une formule un peu fonction de ce qu’il voyait sur
constituons donc chaque jour des il ne suffit pas d’arriver avec sa passe-partout, mais elle prend un la scène, et il en imaginait les
«pochettes» de documents, que sensibilité et sa technique. Et sur sens extraordinairement concret décors, les costumes. Mais,
les comédiens doivent lire pour ce spectacle, il faut assimiler tout quand on assiste au travail de la dans le théâtre de metteurs en
pouvoir improviser à partir de ce un apport théorique et historique compagnie. Il faut voir les comé- scène issu de la modernité du
matériau. Et Joël Pommerat écrit, et le transformer en théâtre, bien diens se changer à toute vitesse XXe siècle, elle reste minoritaire.
au fur et à mesure, à partir de ces sûr, puisqu’on ne va pas faire un entre deux scènes, puisant dans Surtout, Joël Pommerat, avec son
improvisations. On essaie de fiction- cours d’histoire. » le stock de vêtements plus ou «  imaginaire visuel, sonore et
ner à partir de la parole des acteurs A ce jeu-là, les quinze comé- moins contemporains, pour éviter littéraire très fort  », comme le
de l’époque, telle qu’elle est ingérée diens choisis par Joël Pommerat, le folklore du costume d’époque. dit son ami François Leymarie,
et «mâchée» par les comédiens… » qui joueront des dizaines de rôles, Il faut voir Eric Soyer ajuster ses a su lui donner une traduction
L’un des principaux outils de s’en donnent à cœur joie. Lors des lumières au millimètre, de répé- contemporaine.
la nouvelle création de Pom- répétitions à Noisiel et à Nanterre, tition en répétition, pour prendre Avec cette création, qui devrait
merat est donc cette fameuse Joël Pommerat observe, recadre, la mesure du théâtre-laboratoire être suivie d’un deuxième volet,
« pochette » en carton, qui fait réoriente, impulse et dirige de de Joël Pommerat, et la virtuosité Ça ira (2) Fin de Louis, sur la pé-
l’objet de moult plaisanteries de manière beaucoup plus serrée avec laquelle tout ce petit monde riode 1793-1795, Joël Pommerat se
la part des comédiens quand ils se dans les passages intimes que l’orchestre. Le tout sous la direc- lance un nouveau défi : écrire
retrouvent avant les répétitions. dans les scènes de groupe, comme tion d’un Pommerat qui, pour ne l’Histoire, avec sa grande hache,
«  Tu as lu ta pochette  ?  » «  Non, lors d’un dialogue entre Marie- pas jouer au maître – posture qui comme le disait joliment Georges
pas eu le temps, je suis sorti hier Antoinette et Louis XVI, lors de la lui semblerait tout à fait déplacée Perec. Une manière d’aller encore
soir…  » Mais Marion Boudier et nuit du 4 août 1789. « C’est un peu et ridicule –, n’en sait pas moins plus loin dans ce théâtre où le réel
Guillaume Mazeau interviennent normal, s’amuse Yvain Juillard, très bien ce qu’il veut, et surtout et la fiction se renvoient sans
aussi, au cours des répétitions, qui joue Louis XVI. Les moments ce qu’il ne veut pas. cesse la balle, puisque, comme le
pour signaler des erreurs ou des d’intimité sont plus difficiles à «  Joël a toujours eu une vision, dit l’historien Guillaume Mazeau,
approximations. Parfois, ils tra- créer pour nous, parce qu’on a une visée expressive très forte  », «  écrire l’Histoire, c’est toujours
vaillent même en direct avec les beaucoup moins de matière, de té- explique François Leymarie, qui écrire une fiction ».
comédiens : ce jour-là, à Noisiel, moignages sur lesquels s’appuyer. est le plus ancien collaborateur de
l’historien se livre ainsi à une ses- On ne sait pas vraiment comment Pommerat. Le réalisateur sonore
sion avec le jeune acteur Simon on se touchait, par exemple, dans de la Compagnie Louis Brouillard Fabienne Darge
Verjans, qui doit jouer un prêtre ces milieux-là, à cette époque… On travaillait au Théâtre du Soleil avec Le Monde Culture et idées
du bas clergé. « Simon est belge, il ne peut qu’imaginer. » Jean-Jacques Lemêtre quand, en daté du 11.07.2015

40 Le texte théâtral et sa représentation, du xviie siècle à nos jours


et quête du sens,
écriture poétique

du moyen âge à nos jours

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L’ESSENTIEL DU COURS

ZOOM SUR…
Orphée.

Le mythe
Selon la légende, Apollon aurait
Place et fonction
du poète au fil
fait don d’une lyre à Orphée, et
les Muses lui auraient appris à en
jouer. Il devient ainsi capable de
charmer les animaux, les arbres et
les rochers. Il participe d’ailleurs
à l’expédition des Argonautes, et

des époques
son chant parvient à charmer le
serpent gardien de la Toison d’Or.
Lorsque son épouse Eurydice, vou-
lant échapper aux avances d’un
dieu, est mordue par un serpent et
meurt, Orphée est inconsolable. Il

U
se rend à l’entrée des Enfers et, grâce
à son chant et à sa musique, réussit n poète est un écrivain qui compose de la poésie. Certes,
à attendrir Charon, le passeur, le
chien Cerbère, et Hadès qui permet mais au-delà de cette définition standard, le terme de
à Orphée de ramener Eurydice à la
vie, à une condition : il ne doit pas
« poète » évoque une manière de voir la vie et de la vivre,
se retourner vers elle avant d’avoir une façon d’appréhender le monde qui se marque par une cer-
revu la lumière du jour. Mais Or-
phée ne parvient pas à respecter taine distance avec le « commun des mortels ». Quels rapports le
cette condition : juste avant d’arriver
poète a-t-il entretenu avec la société, au fil des époques ?

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à la lumière, il se retourne – et perd
définitivement Eurydice.
Orphée donne ainsi une image
double de la figure du poète : il Les origines traduit également par une forme de virtuosité. Il
est celui qui reçoit un don, et qui En Grèce, le poète (l’ « aède », ou chanteur) est un est celui qui fait rimer les mots entre eux, qui fait
est proche des dieux, en même artiste qui reçoit l’inspiration et chante les exploits chanter la phrase selon un rythme : il redonne
temps celui qui est profondément des dieux (ou des héros, c’est-à-dire des demi-dieux) aux mots leurs sonorités, et leur beauté. Tandis
homme. Il permet également de en s’accompagnant d’une lyre. Le poète latin est lui
mettre l’accent sur une fonction aussi inspiré des dieux, puisqu’il en est l’interprète.
fondamentale du poète, celle de Être désigné, il se distingue du reste des humains par
l’enchanteur grâce à la puissance ce « don » qui lui est fait, mais reste profondément
du lyrisme et aux liens qui unissent un « homme », avec des faiblesses.
poésie et musique.
Le poète : un être à part
La permanence du mythe Le terme « poète », utilisé en français, a été formé à
• Ovide : Les Métamorphoses (Livres partir de la racine grecque « poieïn », qui signifie
X et XI – texte de référence). « faire, créer ». Un poète est donc avant tout un
• Apollinaire : Le Bestiaire ou cor- créateur, celui qui fait œuvre – mais la matière
tège d’Orphée, 1911. Chaque poème qu’il travaille est spécifique, puisqu’il s’agit
dresse un portrait plein d’esprit d’un des mots. Il se distingue des autres créateurs
animal. pour plusieurs raisons. En effet, le poète est en
• Jean Cocteau : Orphée en 1950 partie lié au sacré (à distinguer du religieux),
et Le Testament d’Orphée en 1960. à une manière enchantée, spirituelle de voir
Le mythe y est transposé dans le le monde. Le langage, à la fois outil banal de
monde contemporain. communication et forme la plus haute de la
• Marcel Camus : Orfeu Negro (1959). spécificité humaine, est son l’instrument. Aussi
Le mythe est transposé de Thrace à est-il très proche de chacun d’entre nous, mais
Rio de Janeiro lors du carnaval. nous avons tous l’intuition que les mots, malgré
• Marguerite Yourcenar : La Nouvelle leur utilité dans le quotidien, sont « magiques » :
Eurydice (1931). Roman privilégiant lorsque nous donnons un nom à quelque chose
la figure d’Eurydice. ou à quelqu’un, nous lui donnons en quelque
• Jean Anouilh : Eurydice (1942). sorte naissance, et nous reconnaissons son exis-
L’héroïne est actrice dans une tence. Enfin, la capacité qu’a le poète de faire
troupe de comédiens. vibrer cette part « non-utile » du langage se Arthur Rimbaud par Étienne Carjat, vers 1872.

42 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours


L’ESSENTIEL DU COURS

À l’inverse, il joue également un autre rôle qui lui


fait dire les mouvements les plus intimes du cœur.
ZOOM SUR…
Dans ce cas, le poète n’est plus l’interprète d’un Mallarmé et le symbolisme.
groupe : il cherche par son lyrisme à exprimer les
sentiments et émotions qui l’étreignent (Ronsard, « Nommer un objet, c’est suppri-
Sonnets pour Hélène). mer les trois quarts de la jouissance
Il se fait ainsi proche de chacun : le lyrisme de l’au- du poète qui est faite du bonheur
teur renvoie le lecteur à ses propres expériences et de deviner peu à peu ; le suggérer,
sensations. Les Romantiques ont particulièrement voilà le rêve. C’est le parfait usage
revendiqué cette facette de la poésie. de ce mystère qui constitue le sym-
Mais si le poète est proche de chacun lorsqu’il bole : évoquer petit à petit un objet
exprime ainsi ses émotions, il est en même temps pour montrer un état d’âme, ou,
différent des autres parce qu’il cherche à traduire ce inversement, choisir un objet et en
qu’il éprouve et transforme des expériences vécues dégager un état d’âme par une série
en mots capables d’aller vers les autres. Il a donc de déchiffrements. » (Mallarmé,
une sensibilité exacerbée d’une part et, d’autre réponse à l’enquête de Jules Huret
part, le désir d’aller vers l’art. La fonction du poète sur l’évolution littéraire.)
peut alors devenir une fonction « éclairante ». L'œuvre de Mallarmé se compose
Par son attention aux objets ou aux êtres, il nous de nombreux poèmes, appréciés de
révèle le quotidien sous un autre jour. Ainsi, à la son vivant par un cercle restreint de
fin du xixe siècle, Rimbaud se définit comme un connaisseurs. Parmi les membres de
« voyant ». Partant du mot, de sa polysémie et de la jeune école symboliste, fascinés
ses sonorités, il cherche à dire, dans sa poésie, la par la profondeur de ses propos sur
multiplicité du monde que notre langage quotidien la poésie et la musique et qui vien-
tend à nier. Tandis que le langage commun rejette nent l'écouter chez lui, on retrouve
Pierre de Ronsard par l’école de Blois, xvie siècle.
la complexité et le mystère, le langage poétique Paul Claudel et Paul Valéry.
doit aller vers l’inconnu, rechercher l’inédit afin
que le langage courant confond le mot et la chose, d’élargir la pensée et la faire naître, telle est CHRONOLOGIE

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le langage poétique fait retrouver aux mots les l’ambition des poètes symbolistes.
plus banals leur « image sonore ». Des œuvres littéraires symbolistes
Le poète acquiert ainsi le statut de celui qui dit
Le poète et le citoyen une vérité non-soupçonnée. La vérité poétique 1873 Une saison en enfer,
Le poète occupe une place spécifique dans la n’est pas une vérité scientifique, elle est un voile Arthur Rimbaud (poésie)
société. Artiste, c’est un homme « inutile » : dont qui se lève, une découverte – parfois autour d’un
l’œuvre n’apporte rien de matériellement né- élément qui semblait pourtant très familier. « Voilà 1874 R
 omances sans paroles, Paul
cessaire à la société. Et en même temps, c’est un pourquoi/ Je dis la vérité sans la dire » (Paul Éluard, Verlaine (poésie)
homme nécessaire, son œuvre parle au cœur et « L’Habitude », Capitale de la douleur, 1926.)
aux sens, elle apporte un enrichissement émo- 1876 L’Après-midi d’un Faune,
tionnel ou spirituel. C’est cette ambivalence qui Enfin le poète est celui qui, par les mots, essaie Mallarmé (poésie)
explique les différentes fonctions que le poète d’entrevoir le monde autrement. Il peut aussi être
a pu se voir attribuer, ou qu’il a pu revendiquer celui qui guide ses lecteurs (et plus généralement 1883 C
 ontes cruels, Villiers de
lui-même. la société) vers des idées ou un engagement. La l’Isle-Adam (roman)
Le poète prend en charge l’histoire d’un peuple, poésie a alors une fonction politique : « Je serai,
ou les grands événements qui l’ont marquée, sous le sac de cendre qui me couvre, La voix qui 1885 Les Complaintes,
et il les porte par sa voix. Il les fait résonner, dit : malheur ! La bouche qui dit : non ! » (Victor Jules Laforgue (poésie)
les magnifie grâce à l’ornement poétique, et les Hugo, « Ultima Verba », Les Châtiments, 1853.) ;
transmet : la poésie appartient alors au registre « Et c’est assez pour le poète d’être la mauvaise 1886 L es Illuminations, Arthur
épique (Ronsard, La Franciade). conscience de son temps » (Saint John Perse, Rimbaud (poésie)
discours de Stockholm, prononcé lors de la remise
du prix Nobel, en décembre 1960) ; « La poésie est 1887 Poésies, Stéphane Mallarmé
une insurrection » (Pablo Neruda, J’avoue que j’ai
DEUX ARTICLES DU MONDE vécu, 1987.). 1889 T
 ête d’or, Paul Claudel (théâtre)
À CONSULTER
Conclusion 1891 Cœur double,
• La flamme du slam p. 45-46 Le poète joue donc des rôles non seulement va- Marcel Schwob (roman)
(Stéphane Davet, Le Monde daté du 01.10.2006) riables, mais surtout antithétiques en apparence :
dans et avec la société lorsqu’il est porteur de sa 1892 P
 elléas et Mélisande, Maurice
• Le cercle des poétesses de Kaboul mémoire et de son histoire ; exilé de cette société Maeterlinck (théâtre)
p. 46-47 par une sensibilité personnelle ; proche de chacun
(Frédéric Bobin, Le Monde daté du 18.09.2011) à travers le lyrisme ; ou encore « à l’avant » de la 1897 Un coup de dés jamais
société, comme la proue d’un navire, quand il n’abolira le hasard,
cherche à entrevoir ce qui n’est pas encore. Stéphane Mallarmé (poésie)

Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours 43


UN SUJET PAS À PAS

REPÈRES Dissertation : On associe souvent poésie et lyrisme.


Quelques œuvres essentielles.
La poésie consiste-t-elle seulement pour les poètes
Poésie « engagée »
• Les Tragiques (1616-1630), Agrip-
à exprimer leurs sentiments personnels ?
pa d’Aubigné : poète humaniste,
protestant engagé, dénonce les L’analyse du sujet française d’Aragon (la diane est à la fois la musique
horreurs de la guerre civile. Le sujet part du constat suivant : la poésie, genre litté- militaire destinée à réveiller les soldats et une référence
• Les Châtiments, (1853), Victor raire, est souvent associée au registre lyrique. L’interro- à la déesse grecque de la chasse).
Hugo : poésie de combat contre gation qui suit met en question ce constat, définissant le
Napoléon III. lyrisme comme l’expression des sentiments personnels. III. La poésie, du sentiment à l’universalité
• Poésie et vérité (1942), Paul L’adverbe « seulement » implique que le constat géné- a) L’expression sublimée de l’expérience personnelle
Éluard : grand recueil de poésie de ral est valide mais qu’il faut en cerner les limites. Le L’écriture lyrique peut métamorphoser l’expérience
la Résistance pendant l’occupation plan dialectique canonique est donc bien adapté à la personnelle pour l’ouvrir sur le monde. Ex. : Baudelaire,
(1942), s’ouvrant sur « Liberté » problématique. décrivant son « Spleen » dépasse le narcissisme, et
(« …J’écris ton nom »). communique une expérience.
La problématique b) Le lyrisme réinventé
Poésie « objective » Le rôle de la poésie est-il exclusivement d’être le miroir Milieu du xixe siècle : les Parnassiens remettent complè-
• De l’angélus de l’aube à l’angélus des sentiments du poète ? Le moi du poète habite-t-il tement en cause le moi lyrique, au profit d’une recherche
du soi (1897), Francis Jammes : le nécessairement l’écriture poétique ? Ne peut-il exister du Beau dans l’impersonnel. La poésie devient une
monde de la campagne restitué en une poésie détachée de son auteur, qui se donne pour forme pure, un objet sculptural qui n’a d’autre but que
vers libres par un « poète paysan ». but d’explorer le réel ? lui-même. Ex. : la poésie contemporaine fait preuve de
• Le parti-pris des choses (1942), fantaisie verbale et explore le langage dans L’accent grave
Francis Ponge : l’objet devient « ob- Le plan détaillé du développement et l’accent aigu (Jean Tardieu). Apparence de jeux autour
jeu », le poète disparaît devant la I. La poésie, territoire privilégié de l’expression du moi de la conjugaison et de la forme interrogative où trans-
plénitude des choses. a) Le sentiment personnel comme source d’inspiration paraît l’angoisse du poète derrière les questions : « Est-ce
Mieux que toute autre forme littéraire ou artistique, la que nous allons partir ?/ Est-ce que nous allons rester ? ».

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Poésie « pure » poésie permet d’exprimer la part intime de soi. On peut Transition : Dès lors, le lyrisme, quoique déguisé, devient
• Émaux et camées (1852), Théo- ainsi se référer à de nombreux recueils ou poèmes se non plus expression conventionnelle des sentiments,
phile Gautier : adepte de « l’Art rapportant à l’expression des sentiments personnels, à mais un véritable dialogue, presque métaphysique,
pour l’Art ». des expériences vécues. Par exemple, dans Les Regrets, amorcé avec le lecteur.
• Les Trophées (1893), José Maria Du Bellay évoque l’expérience décevante de son séjour à
de Heredia : galerie de tableaux Rome (le poème « Heureux qui comme Ulysse » traduit Conclusion
parnassienne. sa nostalgie du pays natal). Les Contemplations (Victor Il est donc fondé de penser que le lyrisme est un registre
Hugo) : poèmes exprimant la douleur du poète à la majeur, voire fondateur du genre poétique. Il serait ce-
Recueils lyriques mort de sa fille. pendant erroné de réduire celui-ci à la seule expression
• Les Méditations poétiques (1820), b) L’écriture poétique, « lyre » accordée à l’expression d’une sensibilité et d’une subjectivité. Le poète, homme
Alphonse de Lamartine : premier des sentiments. dans le monde, cherche aussi à habiter le monde par
grand recueil lyrique romantique. L’écriture poétique est comme une lyre pour l’épanche- l’écriture, tentant parfois, par les mots, d’en alléger les
• Les Regrets (1858), Joachim Du ment du moi. Les contraintes métriques et formelles maux. Les poètes ont su dépasser cette stérile dichoto-
Bellay : recueil de sonnets ex- sont le moyen de dire avec intensité des sentiments mie impliquée par le sujet : beaucoup ont su donner à
primant la déception devant les parfois difficilement exprimables. leur sensibilité une dimension universelle ; beaucoup
mœurs romaines et la nostalgie ont su mêler leur voix intérieure à la réalité du monde.
du pays natal. II. La poésie, lieu d’exploration du réel Beaucoup, enfin, ont tenté de masquer la force émotion-
a) La poésie comme miroir du réel nelle de leur « je » par le « jeu », tant il est vrai que la
Certains poètes s’attachent davantage à « réfléchir » le poésie doit donner à entendre une conscience :
CITATIONS monde (à la fois à le refléter et à le penser). Dans Le Parti conscience d’une âme ou conscience du monde.
• « Ah ! frappe-toi le cœur, c’est là pris des choses, Ponge porte un regard nouveau sur les
qu’est le génie ! » (Alfred de Musset) objets de notre environnement quotidien, tels que « le
• « Entrez en vous-même / Sondez pain », « le cageot », etc. Claude Roy, dans La France de Ce qu’il ne faut pas faire
les profondeurs où votre vie prend profil, tente de saisir le monde sous des angles nouveaux Restreindre la notion de lyrisme
sa source. » (Rainer Maria Rilke, dans des textes accompagnés de photographies (« La à l’expression du sentiment amoureux.
Lettre à un jeune poète, 1929.) fenêtre fermée n’en réfléchit pas moins/ Le monde
• « La poésie est un moyen de qu’elle tient à l’écart d’elle-même »).
connaissance, un moyen d’ap- Transition : Mais quand ce monde transpire l’injustice
SUJET TOMBÉ AU BAC SUR CE THÈME
prendre le monde. » (Eugène ou la violence, cette voix peut aussi devenir cri de révolte
Guillevic) et parole engagée. Dissertation
• « la poésie dévoile […] les choses b) La poésie comme arme de combat – Est-il juste de dire que la poésie permet
surprenantes qui nous environ- Le genre poétique peut être une arme de combat, une d’échapper aux espaces qui emprisonnent ?
nent et que nos sens enregistraient écriture de l’engagement. Ex. : Les Tragiques d’Agrippa (Sujet national, 2010, séries ES, S)
machinalement. » (Jean Cocteau) d’Aubigné contre le fanatisme religieux ; La Diane

44 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours


LES ARTICLES DU

La flamme du slam
Héritiers branchés des troubadours et des griots, les slameurs se
réunissent pour déclamer leurs textes en public. Leur chef de file,
Grand Corps Malade, est en concert à Paris jusqu’au 14 octobre.

S
ur le principe « un texte régulièrement, lors des sessions Corps Malade sait tout ce qu’il doit venues du hip-hop. En France, des
dit, un verre offert », une Slam’Aleikoum, Fabien Marsaud, à ces scènes ouvertes. pionniers comme Pilote le Hot
trentaine de personnes se alias Grand Corps Malade. En « J’écrivais des textes, plutôt et Nada posent les bases d’une
sont inscrites pour participer à la humble maître de cérémonie, cette proches du rap, mais je n’avais pas scène parisienne (notamment au
session « Slam’Aleikoum »qui a grande silhouette appuyée sur une l’idée de les partager, se souvient- Club Club de Pigalle), vers 1995, en
lieu, ce soir de septembre, à la mjc béquille présente chaque aspirant il. J’ai assisté à quelques soirées retranscrivant la notion de com-
de Saint-Denis-Basilique, baptisée poète. Il évite de surenchérir sur au café culturel, mais c’est dans pétition chère aux Américains.
Ligne 13. Règle immuable, l’entrée les vedettes du genre, mais de- un bar, à Paris, en 2003, que j’ai On observe alors une première
est gratuite. Tous applaudis à mande à la salle d’encourager les osé dire un de mes textes pour la effervescence, mais c’est surtout
l’entrée comme à la sortie de scène baptêmes du feu. première fois. Tout d’un coup, l’idée à partir de 1998 et de la diffusion
par une salle pleine à craquer, Avec 300 000 exemplaires ven- de poésie devenait accessible dans du film Slam, de l’Américain Marc
certains tiennent des feuilles à la dus de son premier album, Midi 20, cet esprit de convivialité. » Levin, interprété par Saul Williams,
main, d’autres comptent sur leur Grand Corps Malade – en concert Le slam s’inscrit dans une généa- une vedette du genre, que naissent
mémoire. Un cadre bien mis s’em- au Bataclan, à Paris, du 3 au 14 oc- logie multiple et immémoriale : du des vocations qui évacueront de

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
berlificote dans ses mots savants ; tobre –, est devenu l’ambassadeur poète antique au griot africain, du plus en plus la notion de concours.
un jeune beur rappe la noirceur de de choc du mouvement. Plus que troubadour occitan au repentiste « En sortant du cinéma, je suis
sa cité ; une quadra blonde rend la mise en musique de ses textes, du Nordeste brésilien, en passant entré directement dans un café
hommage à une femme africaine ; c’est l’impressionnante résonance par les chansonniers français du pour demander à faire une soi-
Rahman, un rasta déluré, met le de sa voix de basse et de ses vers xixe siècle, les écrivains de la beat rée slam », se souvient Frédéric
feu en scandant un reggae coquin ; qui ont provoqué ce succès sur- generation, ou les précurseurs très Nevchehirlian, organisateur des
Chantal, la soixantaine, s’étrangle prise et donné envie à beaucoup politisés du rap américain - Last soirées Slam-poésie, à Marseille,
en parlant de son mari défunt ; de fréquenter les slam sessions. Pœts ou Gil Scott-Heron. et slameur lui-même au sein du
Saroya s’applique : « Quand le Observateur minutieux et drôle Le concept de slam apparaît groupe Vibrion. « Je n’étais pas
soleil s’endort/ Je retire une plume de sa banlieue (« J’voudrais faire à Chicago dans les années 1980, intéressé par le côté sportif du
de son oreiller/ Et je me couche sur un slam pour une grande dame quand un jeune écrivain, Marc genre. Je ressentais le slam comme
le papier. » que j’connais depuis tout petit Smith, organise et baptise ainsi des une nécessité. »
Rares sont les endroits qui (…)/ J’voudrais faire un slam pour compétitions de poésie orale arbi- Quelle urgence pousse ainsi un
comme les soirées slam (de l’an- cette banlieue nord de Paname trées par le public. L’idée connaît public toujours plus nombreux à
glais to slam : claquer) rassemblent qu’on appelle Saint-Denis ») et de le succès, en particulier à New venir écouter et s’exprimer dans
autant de tranches d’âge, d’ori- sa propre histoire (un accident l’a York, au début des années 1990, ces soirées ? « Dans une société de
gines ethniques et sociales. Au café laissé à moitié paralysé), Grand enrichie par l’apport de plumes plus en plus régie par des moyens
culturel (Saint-Denis), à la Guin-
guette-Pirate (Paris), au Poulpason
(Marseille) et dans des dizaines POURQUOI CET ARTICLE ? textes en public. » Le concept Il place au premier rang le
d’autres lieux en France, la vague est né à Chicago au début des besoin de partage de la parole
Le candidat au bac trouvera années 1980, lancé par le jeune contre la fausse communica-
des slameurs grossit. Tchatcheurs
dans cet article un historique écrivain Marc Smith, sous la tion à grande vitesse qui ca-
bobos ou tribuns des quartiers
et une analyse du phénomène forme de compétitions de poé- ractérise la société actuelle. Il
chauds, gamines intimidées ou
« slam ». À l’occasion d’une soi- sie orale. Le succès de ces soi- souligne également la fonction
vieux renards des mots, tous sont rée slam donnée en septembre rées de poésie populaire gagne cathartique de ces textes dits
animés par leur envie d’écouter et 2006 à Saint-Denis, Stéphane New York en 1990 et la France en public par leurs auteurs,
de dire – ou plutôt de slamer, de Davet revient sur cette pra- vers 1995. Stéphane Davet pro- dont les premiers étaient d’an-
déclamer en public, a cappella et tique artistique aux frontières pose une analyse des raisons ciens toxicomanes, des ex-dé-
plus ou moins en rythme, leurs entre poésie, chanson et spec- du succès de cette nouvelle tenus. L’article permet aussi de
textes et poèmes. tacle participatif. « Héritiers pratique qui donnera au candi- bien situer les textes de slam
Rares sont aussi les formes d’ex- branchés des troubadours et dat des éléments de réflexion par rapport à ceux du rap, dont
pression artistique où l’on voit une des griots, les slameurs se réu- sur « la place et la fonction ils n’ont ni le support musical
vedette du disque animer bénévo- nissent pour déclamer leurs du poète au fil des époques ». ni l’agressivité.
lement des soirées, comme le fait

Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours 45


LES ARTICLES DU

de communication désincarnés slam, ça résonne dans ma tête ! ». sions rap à une déclamation plus mutations du slam, tout en privilé-
et par la vitesse, analyse Grand Elle s’enthousiasme. « Je viens de douce, caractéristique de nom- giant d’abord leur lien à l’écriture.
Corps Malade, les gens trouvent là la poésie traditionnelle, trop sou- breux slameurs. « Le rap est trop « Je veux être écrivain, poète, et en
l’occasion de se poser pour partager vent snob et mortifère. Le slam, au souvent prisonnier de l’agressivité même temps être dans le peuple. Le
un vrai accès à la parole. » contraire, c’est le rythme, la vie. En de ses clichés et des impératifs com- slam permet cette utopie. »
Croisé à la Guinguette-Pirate, tant que militante communiste, je merciaux, estime Abd Al-Malik, Autre point commun de la plu-
lors d’une des sessions organisées retrouve ici un peu d’idéal égali- le slam valorise la spiritualité des part de ces activistes, une volonté
par Tsunami, un étudiant d’origine taire et fraternel. » textes. » pédagogique de faire partager leur
coréenne, qui a pris le pseudo- Pour certains, les mots font Il n’en garantit pas pour autant amour des mots en animant des
nyme de Bissao, explique que, office de bouée de sauvetage. Ce la qualité. Le flot des rimes charrie ateliers d’écriture. Grand Corps
pour lui, « le slam est le seul art n’est sans doute pas un hasard si son lot de déchets. « Le défaut le Malade intervient, par exemple,
qui offre la possibilité de découvrir plusieurs des pionniers français plus courant du slameur ?, s’inter- à la maison des adolescents de
des gens que l’on ne fréquenterait du slam étaient d’anciens toxi- roge Frédéric Nevchehirlian. La l’hôpital de Bobigny (Seine-Saint-
pas autrement ». À 20 ans, Katel, comanes. Brillant improvisateur, démagogie, une façon trop consen- Denis). Félix Jousserand initie des
étudiant en journalisme d’origine fréquentant les milieux du jazz suelle de dénoncer les malheurs jeunes de quartiers sensibles :
camerounaise, présente des textes comme de la chanson alternative, du monde. » « L’intérêt est souvent « J’essaie de leur expliquer que
qui veulent se jouer des idées Dgiz se définit comme « poète plus humain qu’artistique », sou- l’arme la plus tranchante est de
reçues : « Le slam est pour moi troubadour citoyen ». Grandi ligne Félix Jousserand. Mais ces savoir convaincre. »
une façon citoyenne d’aborder la dans une cité de Gennevilliers, il soirées produisent aussi leur élite, Tsunami a travaillé en maison
vie et des thèmes dont ne parlent a découvert la puissance du verbe des individualités ou des collectifs d’arrêt. Depuis les émeutes de
pas les journaux. » en prison, où il a écrit ses premiers (129H, Urgence poétique, Boucha- banlieue, en 2005, il constate que
Félix Jousserand, alias Félix J., textes – « C’était ma façon de crier zoreill’…) qui finissent par aspirer les slameurs sont souvent contac-
figure du slam parisien, officiant mes envies de liberté. » D’abord à d’autres aventures que la pure tés par les mairies pour retisser du
entre autres au sein du groupe tenté par le rap, il a vécu le slam convivialité des scènes ouvertes. lien social. « J’explique aux gamins
Spoke Orkestra, croit à la simpli- comme une révélation. « En 2001, À l’instar de Grand Corps Malade, que je suis poète, pas flic, vigile ou
cité de cette forme : « Le slam est j’ai pris une claque. J’ai aimé la beaucoup tentent la mise en mu- psy. Je ne suis pas là pour leur dire :
tellement dénudé, qu’il dégage for- gratuité, l’échange de l’écoute, une sique de leurs textes, enregistrent "Il ne faut pas casser", mais pour
cément de la sincérité, même si elle poésie de proximité. » des disques, donnent des concerts leur faire comprendre que sous la

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est parfois naïve. En t’autorisant à Autres bretteurs de la langue, les (Vibrion, Dgiz, Souleymane Dia- forme d’un texte, d’un poème, on
prendre la parole, tu amènes une rappeurs trouvent souvent dans manka, Spoke Orchestra, D’de Kab- peut balancer ce qu’on a sur le
cassure dans un univers où tous le slam matière à se ressourcer. bal, le projet Dum Dum de Félix J.). cœur. »
les discours sont codés, déconnectés Dans son nouvel album, Gibraltar, D’autres se rapprochent du Stéphane Davet
des choses. » le rappeur strasbourgeois Abd Al- théâtre, comme la compagnie Le Monde daté du 01.10.2006
Retraitée de l’Éducation natio- Malik a, par exemple, enrichi la Uppercut. Nombreux sont ceux
nale, George est entrée sur scène, dimension poétique de ses textes qui, comme Frédéric Nevchehir-
pieds nus, en s’exclamant « Slam, en passant clairement des scan- lian, assument l’ensemble des

Le cercle des poétesses de Kaboul


Depuis deux ans, des Afghanes se réunissent pour lire leurs poèmes et en
discuter. Une prise de parole pas toujours du goût de leur entourage, au
point que certaines usent de stratagèmes pour assouvir leur soif de poésie.

C
’est une supplique tour- table autour de laquelle s’agrège la Ce samedi-là, le cercle des poé- qués : l’amour bien sûr – éthéré et
mentée. « Rappelle-moi le petite assemblée. Au fond de la salle tesses de Kaboul tient sa réunion contrarié – l’ode à la mère, la prière
chant du cœur meurtri. » La se dressent des étagères emplies hebdomadaire. Iley Ahadi dirige la à Dieu, l’indignation patriotique, la
petite assistance a les yeux rivés sur d’ouvrages. Et Farahnaz poursuit séance, distribuant la parole, ani- dénonciation de la fausse moder-
Farahnaz. La jeune poétesse pach- la lecture de ses vers acides et brû- mant la discussion collective qui nité, la critique de la violence faite
toune, visage clair encadré d’un lants. Jusqu’à l’imploration finale : suit rituellement chaque lecture. aux femmes, le désir de liberté…
hidjab sombre, se tient debout, un « Nous sommes pachtounes et nous Son hidjab rose, affriolant, tranche La belle histoire que celle de cette
feuillet entre les doigts. Elle conti- nous aimons, alors, sois prêt à af- avec le noir des châles autour d’elle. petite société d’amoureuses de la
nue à déclamer : « Rappelle-moi fronter la mort et la prison. » Un La voilà qui arbitre une âpre contro- poésie de langue pachto. À l’heure
les douleurs de l’amour. Blesse-moi lourd silence, un brin gêné. Puis les verse : pourquoi avoir utilisé un où l’Afghanistan s’enfonce dans
avec la lame de tes yeux noirs. Fais autres membres du groupe – une mot dari (persan d’Afghanistan) là une guerre sans issue apparente,
couler le sang de mon cœur. » dizaine de femmes – applaudissent où un mot pachto aurait suffi ? Puis et dresse un bilan désenchanté de
Des sacs à main sont posés sur la avec chaleur. chacune commente les thèmes évo- dix ans de « reconstruction » sous

46 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours


LES ARTICLES DU

est très implantée. « Un cousin m’a d’Herat, ville située non loin de la
POURQUOI où dominent les hommes. D’où appelée pour me dire que les talibans frontière avec l’Iran, succombait
CET ARTICLE ? les stratagèmes déployés par les n’avaient pas apprécié, raconte-t-elle. aux coups infligés par son mari.
poétesses : emprunt d’une iden- Mais je n’ai pas peur, je continuerai L’assaut avait été causé, semble-t-il,
Frédéric Bobin évoque les réu- tité masculine dans l’expression à écrire ce que je veux. » La poésie par les activités littéraires de Nadia
nions du cercle des poétesses de des sentiments, pseudonymes désormais absorbe l’essentiel de son Andjoman dont l’œuvre lui avait
Kaboul. En Afghanistan, les poé- masculins, participation aux réu- effort de création. On lui demande valu un début de notoriété. Dans
tesses affrontent de multiples nions par téléphone. Cet article de lire l’un de ses poèmes. Elle hésite, l’un de ses poèmes, elle écrivait :
obstacles : être femme dans un permettra au candidat au bac de sourit, puis récite de mémoire un « Des filles, porteuses de douleur,
pays encore marqué par le fana- comprendre à quel point la poé- petit texte intitulé Le Peintre : « Je Corps désolés,/ Avec la joie qui a mi-
tisme taliban, vouloir s’exprimer sie, dans un tel contexte, répond rêve d’être un peintre/ Pour dessiner gré de leurs visages/ Avec des cœurs
dans une société qui leur refuse à un besoin vital, en lui propo- la beauté de tes yeux… » vieillis, pleins de crevasses ! (…)/ Ô Sei-
la parole, se déplacer pour se réu- sant un exemple très significatif Toutes les poétesses du cercle gneur !/ Serait-il que leur cri sourd/
nir, s’exposer aux regards, voire se et actuel de « la place et la fonc- n’ont pas le privilège de Touba Parvienne jusqu’aux nuages ? »
tasser dans des transports publics tion » du poète dans la société. Neda, sa personnalité de roc, ses Face à l’adversité, les femmes
parents compréhensifs. Pour la ont rodé la parade. Subterfuge
plupart d’entre elles, l’affaire est courant, elles feindront d’exprimer
les auspices de la communauté cette poésie séparée des sexes. toujours compliquée, élan bridé des sentiments masculins. « Si une
internationale, l’expérience en dit Touba Neda est l’une des plus par les pesanteurs sociales. En poétesse célèbre la beauté féminine,
long sur cette parole de femmes, hardies du cénacle. Châle cerise général, les familles ne goûtent les familles seront moins choquées
pugnace mais précaire, qui n’en d’où réchappe une mèche de jais, guère les activités poétiques de que si elle exalte la beauté mascu-
finit pas de quêter sa voie. L’atelier yeux noirs ardents, joues géné- leurs filles. Assister à une réunion line », explique Najib Manalaï. Les
poétique a maintenant deux ans reuses, elle tient un stylo entre le n’est jamais anodin. Il faut sortir en lecteurs avisés, eux, sauront décoder
d’existence. Après avoir été hébergé pouce et l’index. Au mur s’étale ville, s’exposer aux regards, voire se et capter le message caché. Un autre
dans le Centre culturel français de une photo d’ambulance. La jeune tasser dans des transports publics détournement consiste à user carré-
Kaboul, il a migré dans la biblio- femme reçoit au siège de l’organi- où dominent les hommes. ment d’un pseudonyme masculin,
thèque du ministère de l’éducation sation non gouvernementale (ong) Dans une société afghane ul- sauf-conduit de la liberté de ton.
nationale, vaste complexe adminis- où elle travaille, bâtisse cernée de traconservatrice, notamment au Ainsi, sous la signature de poètes

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tratif bordant un axe embouteillé hauts murs et nichée dans l’une des sein de la communauté pachtoune, en Afghanistan se camouflent en
de la capitale. ruelles cabossées de Kaboul. pareille traversée de l’espace social fait des poétesses. « Les gens pensent
Un club de poétesses au cœur À entendre Touba Neda parler de pose problème. Pour les provin- que seuls les hommes peuvent expri-
de la cité donc. L’aventure reflète sa voix assurée, résolue, émaillée ciales, le handicap est rédhibitoire. mer leurs sentiments tandis que les
l’Afghanistan d’aujourd’hui, la soif de saillies d’humour, on comprend Pourtant, l’enthousiasme est là, femmes doivent rester silencieuses »,
d’émancipation de sa jeunesse, la qu’on a affaire à un bloc de ferveur. vibrant, irrépressible. Alors, on use grince Touba Neda. « Cela est très
prégnance de traditions difficiles La poésie est sa passion, et nul ne d’expédients. Ce samedi-là, la prési- dommage, les femmes devraient
à bousculer. l’en détournera. Père employé de dente de séance, Iley Ahadi, brandit être fières de leur poésie », enchérit
Dans le Kaboul des années 2005- banque, mère enseignante, elle fait un téléphone portable et appuie Sahena Sharif, professeur de litté-
2006, période d’ébullition créatrice partie cette classe moyenne éclairée sur la touche haut-parleur. Une rature à l’université de Kaboul et
où la désillusion n’avait pas encore de Kaboul où l’on a les idées larges. voix grésille, lointaine, fluette, et se l’une des marraines du Cercle des
assombri les esprits, des groupes Sa première œuvre a déjà fait met à déclamer. C’est une poétesse poétesses de la capitale.
de férus de littérature émergent. De quelques vagues. Il s’agissait d’un du Wardak, province située à l’est Afin d’inciter les femmes à sortir
jeunes filles s’y joignent mais leur roman où elle campait une jeune de Kaboul, qui lit son poème au de l’ombre, un célèbre poète afghan,
présence demeure marginale. Les femme en conflit avec son mari à téléphone. Ses parents lui avaient Golpacha Olfat (1909-1978) avait
parrains du mouvement ne tardent l’époque du régime taliban (1996- interdit de se rendre à Kaboul, capi- jadis recouru au biais inverse. Il
pas à saisir la raison de cette difficile 2001). L’héroïne se rebelle car elle tale suspecte. avait signé l’un de ses poèmes –
mixité : en ces forums où la langue veut terminer ses études de mé- Au-delà, il y a surtout la méfiance La Complainte des femmes – d’un
se libère, notamment dans l’expres- decine, tandis que son époux – un visant la passion poétique elle- nom féminin, désireux de créer un
sion des émois amoureux, les filles taliban – la somme de rester à la même, abandon de l’âme et vertige précédent. On pouvait y lire : « À
sont tétanisées de malaise, culture maison. Elle finit par sombrer dans du cœur qui sentent le soufre. « La qui puis-je me plaindre, où puis-je
traditionnelle de la pudeur oblige. la folie, son mari la répudie, mais poésie est forcément associée à pleurer ? La tradition ne me laisse
« Quand les jeunes femmes – happy end ! – un gentil médecin l’amour dans l’esprit des familles, pas dire la vérité. Combien de temps
entendaient certains poèmes de psychiatre la sauve en lui rouvrant explique Touba Neda. À leurs yeux, demeurerai-je dans l’obscurité de
garçons, coquins et osés, elles trou- les portes de l’amour. « J’y ai mis tout écrire un poème, c’est forcément l’ignorance ? »
vaient cela presque insupportable », ce j’avais sur le cœur, dit-elle. J’aime être amoureuse. Et cela doit être Quelques décennies plus tard,
raconte Najib Manalaï, l’un des l’islam, ma religion, je suis pour un contrôlé. » De là éclatent des drames. de jeunes filles audacieuses s’affi-
inspirateurs de la scène littéraire gouvernement islamique, mais pas Ainsi l’histoire de cette jeune chent enfin. Devant ses copines du
kaboulie. Seule la formation d’un un régime de type taliban. L’islam et fille de la province de Ghazni qui, cercle des poétesses de Kaboul,
cercle proprement féminin pouvait les talibans, c’est différent. » interdite de poésie par sa mère, Farahnaz peut entonner le « chant
permettre de surmonter l’obstacle. Depuis la parution du livre, Touba s’est immolée par le feu de déses- du cœur meurtri ». Une petite
Entre femmes, l’embarras s’est Neda est indésirable dans son dis- poir. Une autre tragédie a défrayé conquête, fût-elle ténue, fragile.
dissipé. Les candidates ont afflué. trict d’origine – Tagab (province de la chronique. En 2005, Nadia An- Frédéric Bobin
Affranchissement paradoxal que Kapisa) – où la rébellion talibane djoman, poétesse persanophone Le Monde daté du 18.09.2011

Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours 47


L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS-CLÉS
DIÉRÈSE ET SYNÉRÈSE
Elles influent sur le comptage des
syllabes. Elles concernent l’asso-
Versification et
formes poétiques
ciation de deux voyelles, dont la
première est un i, u ou ou. Dans
le langage courant, on prononce
ces associations en une seule
syllabe (synérèse) : nuit en une
syllabe, union en deux syllabes, etc.

L
En versification, le poète a le choix :
soit il adopte le mode courant, ef- e vers s’oppose, par définition, à la prose. On s’en sert
fectuant ainsi une synérèse ; soit il
désire une prononciation en deux
lorsque le langage quotidien n’est pas suffisant pour s’ex-
syllabes, nommée diérèse. primer, notamment dans un contexte religieux, mais aussi
Exemple : « Vous êtes mon lion su-
perbe et généreux » (Victor Hugo)
pour évoquer tout ce qui ne relève pas de la conversation ordi-
On n’obtient les douze syllabes de naire. On trouve ainsi, de l’Antiquité au xviiie siècle, des traités de
cet alexandrin que si l’on prononce physique ou de philosophie écrits en vers. La poésie, étant elle
li/on en deux syllabes (diérèse).
aussi, un discours « autre », a souvent recours au vers. Il faut
MÈTRE donc savoir en reconnaître les spécificités.
Nombre de syllabes d’un vers.

Éléments de versification – les rimes croisées sont alternées et suivent le


ZOOM SUR… La versification française est héritée de la versifica- schéma abab ;
tion latine, mais, en français, le décompte (la base de – pour les rimes embrassées, les rimes externes

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Un exemple de versification la versification) prend la syllabe pour unité. encadrent les rimes internes selon le schéma abba.
complexe. Il existe différents types de vers. Les plus courants Il arrive que la rime soit remplacée par une asso-
sont «  pairs », c’est-à-dire qu’ils sont formés d’un nance, c’est-à-dire la similitude d’une voyelle d’un
« Murs, ville/ Et port,/ Asile/ De nombre pair de syllabes (six syllabes = hexasyllabe  ; vers à l’autre, mais avec une différence de consonne :
mort,/ Mer grise/ Où brise/ La huit = octosyllabe ; dix = décasyllabe ; douze = dans le couple farine/ pastille, on a ainsi une asso-
brise/ Tout dort. alexandrin). Toutefois, certains poètes, comme nance en i. L’assonance était pratiquée au Moyen Âge,
Dans la plaine/ Naît un bruit./ Verlaine, emploient des vers impairs (cinq syllabes et certains poètes modernes l’emploient de nouveau.
C’est l’haleine/ De la nuit./ Elle = pentasyllabe ; sept = heptasyllabe). Exemple d’un vers comprenant une assonance en
brame/ Comme une âme/ Qu’une ou et une assonance en a : « L’élixir de ta bouche où
flamme/ Toujours suit. Pour compter correctement les syllabes (scansion), il l’amour se pavane » (Baudelaire ; « Sed non satiata »,
La voix plus haute/ Semble un faut tenir compte de la règle dite des e muets : Les Fleurs du Mal, 1857.).
grelot./ D’un nain qui saute/ C’est – on compte le e lorsqu’il est placé devant une consonne ; L’allitération, c’est-à-dire la répétition d’un son donné
le galop./ Il fuit, s’élance,/ Puis en – on ne le compte pas lorsqu’il est placé devant une par des consonnes, contribue également à la musica-
cadence/ Sur un pied danse/ Au voyelle, ou bien lorsqu’il est en fin de vers. lité du vers et aux jeux sur les sonorités.
bout d’un flot. […] » Exemple : « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit Exemple d’allitération en f : « Un frais parfum sortait
(« Les Djinns », Les Orientales, de la campagne » (Victor Hugo). des touffes d’asphodèles » (Victor Hugo, « Booz
Victor Hugo, 1829.) Dans ce vers, les trois e sont muets : les deux premiers endormi », La Légende des siècles, 1859-1883).
Hugo fait correspondre versifi- sont suivis d’une voyelle, le troisième est situé en Un vers correspond à une certaine diction. La manière
cation et signification : le mètre fin de vers. dont les mots et syllabes s’enchaînent, dans le cadre
utilisé augmente d’une syllabe au du vers, donne le rythme du vers et donc celui de la
fur et à mesure qu’est évoquée En français, les vers s’associent entre eux, selon une poésie.
l’approche des djinns (esprits mal- récurrence de sons dont la rime est la principale repré- Les vers longs, (décasyllabes et alexandrins), se partagent
faisants) dans un crescendo où le sentante. On peut classer les rimes suivant leur richesse : le plus souvent en deux hémistiches (moitié de vers),
bruit est de plus en plus effrayant. – une rime est dite riche lorsque trois sons, au moins, autour d’une césure (milieu du vers). Par exemple, le
Ainsi, la première strophe est en sont en commun entre les deux vers : sombre/ ombre vers suivant : « Tout m’afflige et me nuit // et conspire
dissyllabes, la deuxième en tri- (son [ɔ̃] + son [b]+ son [], le e final étant muet) ; à me nuire » est composé de deux hémistiches, de six
syllabes, puis le mètre passe au – une rime est suffisante lorsque deux sons sont en syllabes chacun.
quadrisyllabe et continue à s’am- commun : orage/ ravage (son [a] + son [], le e final La césure est alors une pause, un repos de la voix (qui
plifier jusqu’à un décasyllabe dans étant toujours muet) ; peut correspondre à une reprise du souffle, mais n’est
la strophe centrale. Puis vient le – une rime est pauvre si elle ne comporte qu’un son pas nécessairement placée à la fin d’un mot). Cette
decrescendo : le mètre diminue en commun : beau/ château (son [o]). césure centrale donne donc un rythme binaire à
dans un mouvement inverse et Plusieurs dispositions possibles : l’alexandrin.
symétrique au précédent, sym- – les rimes plates ou suivies se succèdent selon le Toutefois, certains poètes ne marquent pas la césure,
bolisant la menace qui s’éloigne. schéma aabb ; et préfèrent donner un rythme ternaire au vers.

48 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours


L’ESSENTIEL DU COURS

MOTS-CLÉS
ENJAMBEMENT
On appelle enjambement le fait
que la phrase déborde le vers (sans
insistance sur un élément).

REJET ET CONTRE-REJET
Il y a un rejet lorsqu’un élément
bref, lié du point de vue du sens
à un vers, est rejeté au début du
vers suivant.
« Il est de forts parfums pour qui
toute matière/ Est poreuse. On
dirait qu’ils pénètrent le verre »
(Baudelaire, « le Flacon », Les
Fleurs du Mal, 1857.)
L’élément en italique est un rejet.
Sa position le met en valeur.
Le contre-rejet est le phénomène
inverse : un élément bref apparaît
en fin de vers, alors qu’il est lié par
le sens au vers suivant.
« Voilà le souvenir enivrant qui
voltige/ Dans l’air troublé ; les
yeux se ferment ; le Vertige/ Sai-
sit l’âme vaincue… » (Baudelaire,
ibid.)

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L’Inspiration du poète, Nicolas Poussin, vers 1629-1630. Dans cet extrait, la partie en ita-
lique est cette fois en position de
contre-rejet : elle occupe la fin du
« Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir » du sonnet est le suivant : abba abba ccd ede ; vers 2, alors qu’elle est liée par le
(Corneille) est également un alexandrin, mais la • le pantoum, apparu au xixe siècle, est une forme sens au vers 3.
césure, tombant sur le second « toujours », n’est pas fondée sur l’entrecroisement ; les rimes se croisent,
marquée par la voix. Les virgules et la répétition le 2e et le 4e vers de chaque strophe deviennent les
de l’adverbe imposent de dire l’alexandrin en 1er et 3e vers de la strophe suivante, le 1er vers du ZOOM SUR…
trois mesures de quatre syllabes chacune. Le vers poème est aussi le dernier. Le plus célèbre pantoum
est alors appelé « trimètre » : « Toujours aimer, / français est « Harmonie du soir » de Baudelaire. La strophe.
toujours // souffrir, / toujours mourir ».
D’autre part, le rythme est également donné par Conclusion Ensemble de vers séparé par un blanc
la correspondance, ou la discordance, entre le La versification est ainsi un ensemble de règles constituant une unité poétique, à
vers et la syntaxe (la phrase). En effet, un vers ne permettant de donner un rythme, un cadre, au la façon d’un paragraphe dans un
correspond pas forcément à une phrase. Lorsque poème. Toutefois, les poètes ont toujours oscillé texte de prose. Le mot appartient,
la phrase se poursuit, il y a alors des phénomènes entre l’observation de ces règles et leur mise à à l’origine, à la poésie lyrique : elle
d’enjambement et de rejet. distance : la poésie est un art vivant, qui ne peut se forme en effet une cellule rythmique
résumer à l’observation de « recettes ». Les Roman- reproduite à l’identique au fil du
Formes poétiques tiques, en particulier, mais aussi les poètes contem- poème et peut, s’apparenter au cou-
Les différents décomptes et les règles permettent porains, exploitent ainsi de nombreuses directions, plet ou au refrain ou d’une chanson.
d’établir des types de poèmes, appelés poèmes à abandonnant parfois même la notion de vers, c’est Il y a autant de types de strophe
forme fixe. le cas, par exemple, des Petits Poèmes en prose, de que de formes poétiques. Un
Quelques poèmes à forme fixe : Baudelaire. distique est une strophe de deux
– le rondeau se compose de trois strophes (un vers ; un tercet, de trois vers ; un
quintil, un tercet, un quintil) et chaque strophe est quatrain, de quatre vers ; un quin-
formée sur deux rimes seulement ; UN ARTICLE DU MONDE til, de cinq vers ; un dizain, de dix
– la ballade comporte trois strophes d’un même nombre À CONSULTER vers. On ne trouve que rarement
de vers, fondées sur les mêmes rimes, plus un « envoi », des septains ou des neuvains.
strophe plus courte (la plus fréquente est formée de trois • Aragon poète : un parcours triomphal Une strophe est isométrique
huitains d’octosyllabes et d’un quatrain) ; et douloureux p. 52-53 quand elle est constituée de vers
• le sonnet est la forme qui a connu le plus de succès (Alain Bosquet, Le Monde des livres daté du ayant tous le même mètre. Dans
à partir de la Renaissance. Il se compose de deux 03.05.1997) le cas contraire, (fréquent dans les
quatrains (en rimes embrassées) et de deux tercets Fables de La Fontaine) elle est dite
fondés sur deux autres rimes. Le schéma des rimes hétérométrique.

Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours 49


UN SUJET PAS À PAS

MOTS CLÉS
Quelques procédés d’écriture. Questions liminaires :
ALLÉGORIE
Figuration d’une abstraction
(exemples : l’amour, la mort) par
une image, un tableau, souvent
Hugo, Éluard, Cadou et Tardieu
par un être vivant.
Les textes du corpus Texte 3
ANALOGIE Texte 1 Je t’attendais ainsi qu’on attend les navires
L’analogie est une identité de Dans la seconde partie du recueil Les Contemplations, Dans les années de sécheresse quand le blé
fonctionnement ou un modèle Victor Hugo évoque sa douleur de père après la mort Ne monte pas plus haut qu’une oreille dans l’herbe
commun entre deux réalités dif- de sa fille. Qui écoute apeurée la grande voix du temps
férentes. En général, elle implique Oh ! je fus comme fou dans le premier moment, Je t’attendais et tous les quais toutes les routes
un raisonnement (raisonnement Hélas ! et je pleurai trois jours amèrement. Ont retenti du pas brûlant qui s’en allait
par analogie) mais elle peut Vous tous à qui Dieu prit votre chère espérance, Vers toi que je portais déjà sur mes épaules
aussi avoir le sens plus vague de Pères, mères, dont l’âme a souffert ma souffrance, Comme une douce pluie qui ne sèche jamais
« ressemblance » entre ces deux Tout ce que j’éprouvais, l’avez-vous éprouvé ? Tu ne remuais encore que par quelques paupières
réalités. Je voulais me briser le front sur le pavé ; Quelques pattes d’oiseaux dans les vitres gelées
Puis je me révoltais, et, par moments, terrible, Je ne voyais en toi que cette solitude
COMPARAISON Je fixais mes regards sur cette chose horrible, Qui posait ses deux mains de feuille sur mon cou
Une comparaison rapproche deux Et je n’y croyais pas, et je m’écriais : Non ! Et pourtant c’était toi dans le clair de ma vie
idées ou deux objets (ou un objet – Est-ce que Dieu permet de ces malheurs sans nom Ce grand tapage matinal qui m’éveillait
et une idée) et un rapport d’ana- Qui font que dans le cœur le désespoir se lève ? Tous mes oiseaux tous mes vaisseaux tous mes pays
logie est établi entre ces deux Il me semblait que tout n’était qu’un affreux rêve, Ces astres ces millions d’astres qui se levaient
éléments. Elle comprend toujours Qu’elle ne pouvait pas m’avoir ainsi quitté, Ah que tu parlais bien quand toutes les fenêtres
au moins deux termes (un com- Que je l’entendais rire en la chambre à côté, Pétillaient dans le soir ainsi qu’un vin nouveau

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paré et un comparant) et s’opère Que c’était impossible enfin qu’elle fût morte, Quand les portes s’ouvraient sur des villes légères
grâce à un terme comparant (ainsi Et que j’allais la voir entrer par cette porte ! Où nous allions tous deux enlacés par les rues. 
que, comme, de même que, pareil Oh ! que de fois j’ai dit : Silence ! elle a parlé ! (René-Guy Cadou, « Quatre poèmes d’amour à
à, tel, etc.). Tenez ! voici le bruit de sa main sur la clé ! Hélène », Œuvres poétiques complètes, 1976.)
Attendez ! elle vient ! laissez-moi, que j’écoute !
MÉTAPHORE Car elle est quelque part dans la maison sans doute !  Texte 4
Il s’agit d’une figure qui consiste à Jersey, 4 septembre 1852. Conjugaisons et interrogations
désigner un objet ou une idée par (Victor Hugo, Les Contemplations, IV, 1856.) J’irai je n’irai pas je n’irai pas
un mot qui convient pour un autre Je reviendrai Est-ce que je reviendrai ?
objet ou une autre idée liés aux Texte 2 Je reviendrai Je ne reviendrai pas
précédents par analogie. La mé- Au nom du front parfait profond Pourtant je partirai (serais-je déjà parti ?)
taphore fusionne, donc, les deux Au nom des yeux que je regarde Parti reviendrai-je ?
termes de la comparaison en un Et de la bouche que j’embrasse Et si je partais ? Et si je ne partais pas ? Et si je ne
seul ; il s’agit d’une comparaison Pour aujourd’hui et pour toujours revenais pas ?
sans terme comparatif, d’une com- Au nom de l’amour enterré Elle est partie, elle ! Elle est bien partie. Elle ne revient pas
paraison implicite. Au nom des larmes dans le noir Est-ce qu’elle reviendra ? Je ne crois pas Je ne crois pas
La métaphore est dite filée quand Au nom des plaintes qui font rire qu’elle revienne
le comparant est développé par Au nom des rires qui font peur Toi, tu es là Est-ce que tu es là ? Quelquefois tu n’es pas là.
plusieurs mots qui lui sont appa- Au nom des rires dans la rue Ils s’en vont, eux. Ils vont ils viennent
rentés, sans que leur comparé soit De la douceur qui lie nos mains Ils partent ils ne partent pas ils reviennent ils ne
exprimé. Au nom des fruits couvrant les fleurs reviennent plus
Lorsque le comparé et le compa- Sur une terre belle et bonne Si je partais, est-ce qu’ils reviendraient ?
rant sont présents dans la phrase, Au nom des hommes en prison Si je restais, est-ce qu’ils partiraient ?
on parle de métaphore in praesen- Au nom des femmes déportées Si je pars, est-ce que tu pars ?
tia ; quand seul le comparant est Au nom de tous nos camarades Est-ce que nous allons partir ?
présent dans la phrase, on parle Martyrisés et massacrés Est-ce que nous allons rester ?
de métaphore in absentia. Pour n’avoir pas accepté l’ombre Est-ce que nous allons partir ?
Il nous faut drainer la colère (Jean Tardieu, « Formeries », L’accent grave et l’accent
PERSONNIFICATION Et faire se lever le fer aigu, 1976.)
Cette figure de style confère à des Pour préserver l’image haute
entités abstraites, ou à des inani- Des innocents partout traqués Questions
més, des traits de comportement, Et qui partout vont triompher. Quelles remarques pouvez-vous faire sur la forme
de sentiment ou de pensée propres (Paul Éluard, « Au rendez-vous allemand, poétique de chacun de ces poèmes ? Quelles fonctions
aux êtres humains. Sept poèmes d’amour en guerre, 1943.) les poètes attribuent-ils à la poésie dans chacun des

50 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours


UN SUJET PAS À PAS

textes du corpus ? Vous justifierez votre réponse en


vous fondant sur les procédés d’écriture qui vous
Les quatre poèmes du présent corpus s’inscrivent
dans un registre lyrique. Les textes 1, 3 et 4 mettent
MOTS CLÉS
semblent les plus remarquables. ce lyrisme au service d’une expression personnelle ANAPHORE
des sentiments. Dans l’extrait des Contemplations, Une anaphore est un procédé qui
Analyse des questions le poète exprime l’intensité de sa souffrance au consiste à commencer les divers
Les questions portent sur les formes poétiques et les moyen d’exclamations et d’interjections qui res- membres d’une phrase par le même
fonctions du poète, qu’il faut identifier de manière semblent à des cris de souffrance (« Non ! » ; « oh ! ») mot. « Rome, l’unique objet de mon
précise. La référence aux procédés d’écriture implique et d’interrogations dans lesquelles il apostrophe ressentiment !/ Rome, à qui vient
de les nommer précisément. ceux qui ont pu connaître la douleur du deuil d’un ton bras d’immoler mon amant !/
enfant : « Pères, mères […] / Tout ce que j’éprouvais, Rome qui t’a vu naître, et que ton
Proposition de corrigé l’avez-vous éprouvé ? ». Le poète a également recours cœur adore !/ Rome enfin que je hais
Les différents poèmes de ce corpus, composés entre le au discours direct, et rend ainsi sensible au lecteur parce qu’elle t’honore ! » (Corneille,
xixe et le xxe siècles, présentent des formes poétiques une souffrance qui confine à la folie : « Tenez ! Horace, acte IV, scène 6, 1640.)
variées. Le poème extrait des Contemplations de voici le bruit de sa main sur la clé ! » Le poème de
Victor Hugo renvoie à la forme classique de l’écriture René-Guy Cadou (texte 2) évoque une rencontre et ANTITHÈSE/ OPPOSITION
versifiée, avec deux strophes de longueur inégale la naissance du sentiment amoureux à travers un Une antithèse consiste à rappro-
(seize vers et un quatrain) constituées d’alexandrins jeu complexe d’analogies, mêlant comparaisons cher, dans le même énoncé, deux
disposés en rimes plates. Dans le texte 2, Paul Éluard (« Je t’attendais ainsi qu’on attend les navires »), pensées, deux expressions, deux
adopte une structure classique avec cinq quatrains, et allégories (« cette solitude / qui posait ses mains mots opposés pour mettre en va-
des vers octosyllabiques. Cependant, la rime est qua- de feuilles »), métaphores (« pas brûlant ») et leur un contraste fort.
siment absente : on ne trouve qu’une rime suffisante personnifications (« ces millions d’astres qui se
(« colère »/ « fer ») et une rime pauvre (« traqués »/ levaient »). On observe également un abondant BLASON
« triomphés »). René-Guy Cadou (texte 3) utilise, lui lexique de la nature, notamment celui du monde Le blason, très répandu au
aussi, une forme poétique traditionnelle : son poème végétal : « blé » ; « herbe » ; « feuille », associé au xvie siècle, est un poème à rimes
est constitué de cinq quatrains, et les vers sont des motif de l’eau (« pluie » ; « vin ») ou à l’idée de son plates qui loue ou qui dénigre (qui
alexandrins. Là non plus, les vers ne sont pas rimés, absence (« sécheresse » ; « sèche » ; « brûlant »). « blasonne ») un objet. Ce peut
si l’on excepte deux couples de rimes pauvres. La Le poème de Tardieu exprime, au moyen de tour- être la guerre ou l’amour, mais, le
forme du poème de Jean Tardieu (texte 4) est la plus nures grammaticales et verbales, le lien amoureux plus souvent, il s’agit d’une partie

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éloignée de la structure classique : un tercet et un autour du thème de la rupture (« je partirai ») et de du corps féminin que chante le
sizain encadrent trois strophes déstructurées, dans l’absence (« tu n’es pas là »). Derrière la fantaisie poète : son œil, son sourcil, son
lesquelles on peut reconnaître la base de deux tercets verbale − le poète s’amuse à décliner des verbes et à front, etc. « Tétin de satin blanc
et d’un distique. Sur le plan métrique, Tardieu s’ap- jouer avec diverses tournures de phrases −, le poète tout neuf/ Tétin qui fait honte à
plique également à mêler tradition et modernité : la interroge (« interrogations ») les rapports amou- la rose/ Tétin plus beau que mille
première strophe est constituée de décasyllabes ryth- reux, les diverses formes de « conjugaisons » entre choses… » (Clément Marot, « Le
més 2//4//4 et 4//6, puis les suivantes sont en vers les hommes, notamment entre lui et l’être aimé. Blason du beau tétin », 1535.)
libres ; enfin, dans la dernière strophe, on revient à des Pour cela, il construit son poème sur un système
mètres identifiables (décasyllabes et heptasyllabes). de répétitions et de variations légères (« Toi tu es MÉTONYMIE
Les rimes, quant à elles, sont absentes, mais le poète là Est-ce que tu es là ? Quelquefois tu n’es pas là. »). Elle consiste à désigner un objet ou
joue sur des effets de répétitions et d’oppositions (« je Dans la dernière strophe, l’anaphore de la tournure une idée par un autre terme que ce-
n’irai pas »/ « Je ne reviendrai pas »). interroga tive « Est-ce que […] ? » trahit, au-delà du lui qui lui convient. La compréhen-
Est ainsi révélé un attachement des poètes à une jeu verbal, l’angoisse obsessionnelle du poète. Dans sion se fait grâce à une relation de
structure strophique classique. Même si celle-ci est son poème (texte 4), Éluard attribue une fonction cause à effet entre les deux notions
bousculée, elle demeure ici une base d’écriture. différente à la poésie : le lyrisme est bien présent, (exemple : « boire la mort » pour
mais il est mis au service d’un engagement poli- « boire le poison »), ou de contenant
tique clair et d’un appel à la résistance contre l’op- à contenu (exemple : « boire un
presseur. Pour cela, il a recours à l’anaphore « Au verre » pour « boire le contenu d’un
nom de » et au lexique de l’émotion : « larmes » ; verre ») ou encore de partie à tout
« plaintes » ; « rires » ; « peur ». La femme aimée (exemple : « une lame » pour dire
est également évoquée sous la forme d’un blason : « une épée »). La synecdoque est une
« front » ; « yeux » ; « bouche ». L’idée de révolte variété de métonymie qui élargit ou
est, quant à elle, exprimée par la métonymie « se restreint le sens d’un mot.
lever le fer ».
On peut donc voir que le lyrisme poétique, dans sa REGISTRE LYRIQUE
variété, permet d’exprimer des sentiments person- Le registre lyrique est l’expression
nels, mais qu’il peut également devenir parole des états d’âme et des émotions,
d’engagement dans le réel. positifs ou négatifs : bonheur, joie,
espoir, plainte, regret, nostalgie, etc.
Un texte lyrique peut être qualifié
Ce qu’il ne faut pas faire
d’élégiaque s’il exprime la mélan-
Présenter un relevé des procédés d’écriture colie. Le thème en est souvent le
sans les relier au sens du texte et à l’intention malheur en amour ou la mort d’un
de l’auteur qui les utilise.
Érato, muse de la poésie lyrique et érotique. être cher.

Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours 51


L'A RT I C L E D U

Aragon poète : un parcours triomphal et


douloureux
L
e roman est une entreprise, question : « Mensonge ou jeu ? » Il il sait que son insolence a mûri. église, presque tout seul. Aragon et
et le poème le besoin de s’ex- ajoute aussitôt : « Pas de mesure, ni Irrationnel, il le sera de façon auto- Eluard trouvent la leur, qui existe
primer hors de la tradition de logique. » Qu’on l’écoute lancer ritaire, tandis que Breton aligne les en dehors d’eux : voici venu le
cartésienne : un éclair, une déli- quelques défis, mais qu’on le prenne images incongrues et qu’Eluard raf- temps de l’engagement politique.
vrance, un cri. Aragon est le dernier aussi pour un acrobate : il ne s’en fine sa plume séduisante mais un Persécuté persécuteur, publié en
en date de nos grands écrivains à offusque pas. Les influences sont peu mièvre : « Qu’est-ce que parler 1932, contient les poèmes les plus
avoir illustré les deux genres, avec nombreuses : Apollinaire, Reverdy veut dire ? Semer des cailloux blancs virulents d’Aragon. Les textes de
le même bonheur. Notre histoire et Cocteau. Brouiller les pistes lui que les oiseaux mangeront... » ce recueil, où la provocation fait
est riche de cas semblables. On est naturel : « L’autre ou moi. L’autre «  Qu’est-ce que la mort ? Un petit concurrence à la rage froide font
n’imagine pas Balzac, Stendhal, émoi », dit-il avec de gros clins d’œil. château fort sur la montagne. » Au penser à Vladimir Maïakowski, le
Proust ou Sartre écrivant des vers ; Il faut se montrer à la fois élégiaque, cas où ses amis l’oublieraient par poète révolutionnaire par excel-
on n’imagine pas davantage Mal- lyrique et furieux. Dès qu’on le sai- trop de rigorisme, il leur rappelle lence et, de surcroît, lié à Elsa Trio-
larmé, Saint-John Perse ou Eluard sit, on doit se demander déjà : qui que l’ode et la ballade comme au let. Le communisme, y compris
en proie à la prose romanesque. a-t-on pu saisir ? Au demeurant, il temps de Verlaine ou de Théophile le stalinisme le plus dur, Aragon
Quant à Hugo, Lamartine, Nerval, ils repousse les avances de tous : « Ma Gautier ne sont pas mortes : «  Je ne le reniera plus, même au prix
passaient avec aisance du chant le douleur ne vous regarde pas », dit-il crois qu’elle m’oublie / A la folie / de sa rupture avec Breton. La voie
plus pur au récit le plus soucieux de en Rolla moderne. J’attends qu’elle m’embrasse / Avec n’est pas sans embûches : où finit
réalisme. Aragon, dès ses premiers Mille tentations se bousculent. Si grâce... » Un poète d’avant-garde le poème et où commence le tract
écrits, se révèle un prosateur et un Aragon adhère au surréalisme, ainsi n’aurait-il pas le droit de rêver à proprement dit ? Peut-on, sans se
poète hors pair ; il en sera ainsi qu’il est exposé par André Breton, devenir un poète populaire ? rebiffer, relire aujourd’hui ces pané-
pendant plus de soixante ans. Ce dans son Manifeste de 1924, il sait, Le dilemme : poète ou prosa- gyriques et ces coups de gueule ?
que la prose, l’article incendiaire ou néanmoins, qu’il n’appliquera pas teur, ne s’est jamais posé à Aragon. Un autre recueil de la même ins-
le roman à longue haleine traduit tous les préceptes du mouvement. Une fois pour toutes, au seuil de sa piration, Hourrah l’Oural, en 1934,

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chez lui avec ampleur, ne s’oppose Il est tenté par l’essai, par le récit, trentaine, il en fait une éclatante tient de la pitrerie avec, comme
nullement à l’imagerie ni à la par le prestige du message direct ; démonstration avec une œuvre toujours, des accès de génie. Il est
musique du poème, fût-il proche au contraire, le domaine du rêve et qui est, formule approximative, grand temps, pour Aragon, de se
de l’ésotérisme. On ne saurait, du somnanbulisme n’est pas pour un long poème en prose narrative, renouveler en poésie, tandis qu’il
objectivement parlant, préférer l’instant le sien : sa folie à lui est Le Paysan de Paris : une confession écrit un de ses romans les plus
l’une ou l’autre face de son identité plus déclamatoire et, d’une certaine ininterrompue où la prose garde profonds et les plus poignants,
plurielle. Qui était Aragon, et qu’a- manière, plus liée à la tradition. sa constitution physique, mais où Aurélien.
t-il écrit de plus durable ? A tout Il se veut moins doctrinaire que la poésie impose ses fantasmes et Le Crève-Cœur, en 1941, suivi du
moment, il se surveille, se défend Breton et moins passif qu’Eluard, ses heurts entre le réel et l’irréel. Nouveau Crève-cœur, cinq ans plus
de ses propres excès et passe d’une à qui il laisse volontiers le rôle du Tout Aragon est dans ces noces, tard, font d’Aragon le grand poète
écriture martelée à une écriture poète de l’amour. Lorsqu’il publie qui lui permettront plus tard national de la France douloureuse.
allusive. Homme de l’agora, il sait son deuxième recueil important, d’appeler roman un poème, ou le Il n’est pas de textes aussi puissants
être un habitant de la tour d’ivoire. Le Mouvement perpétuel, en 1926, contraire. Breton a construit son et aussi chantants à la fois, depuis
Le comprendre est toujours facile :
toujours ou jamais.
Il connaît les horreurs de la POURQUOI
CET ARTICLE ? pas mortes ». Son engagement la lignée d’Hugo et de Péguy. À
guerre de 14-18. Il rencontre André
communiste nourrit les thèmes partir de la Libération, Aragon se
Breton. Il se méfie de la France vic-
Alain Bosquet retrace ici le de ses recueils des années 1930, consacre à ce qu’il appellera à la
torieuse : pour un jeune homme,
«  parcours triomphal et dou- Persécuté persécuteur (1932), fin de sa vie ses « deux amours »,
les moustaches de Joffre, de Cle-
menceau et de Poincaré valaient- loureux » d’Aragon à travers Hourrah l’Oural (1934), à propos « deux devoirs », et « deux pas-
elles la peine de se battre, et pour le XXe  siècle. De son premier desquels Alain Bosquet s’inter- sions » : «  Elsa et le parti ». Il
quelle République ? A vingt ans, il recueil, Feu de Joie (1919), à son roge sur la limite entre poésie écrit une suite romanesque de
a entendu parler de la Révolution ultime, Les Chambres (1969), et propagande stalinienne. Les six volumes, Les Communistes,
d’octobre, des spartakistes et sur- le poète n'a cessé de revisiter poèmes écrits et publiés clan- et dédie son œuvre poétique à
tout de Dada, dont il sera, jusqu’en les nombreuses variantes de destinement pendant l’Occupa- son épouse Elsa, avec notam-
1922, un locataire un peu distrait. la versification et des formes tion (1940-1945) font d’Aragon ment Le Roman inachevé (1956)
S’en prendre à Descartes ou à Ana- poétiques. «  Locataire un peu le «  grand poète national de la – qui, malgré son titre, est un
tole France lui paraît un bon choix. distrait » du mouvement Dada, France douloureuse », qui re- recueil de poèmes – et Le Fou
Le premier Aragon est, si on ose puis compagnon de Breton dans vient au vers régulier pour expri- d’Elsa (1963), dont Alain Bosquet
dire, celui du «  refus joueur », tel le surréalisme, Aragon rappelle à mer l’humiliation d’un peuple souligne la richesse thématique
qu’il apparaît dans son premier ses amis que « l’ode et la ballade et sa révolte. Le Crève-Cœur, Le et l’audace formelle, qui mêle
recueil de poèmes, Feu de joie, en comme au temps de Verlaine Nouveau Crève-Cœur et Le Musée prose narrative, vers réguliers
1919. Ce n’est pas un simple hasard ou de Théophile Gautier ne sont Grévin l’inscrivent ainsi dans et vers libres.
si le premier poème contient cette

52 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours


L'A RT I C L E D U

d’Aubigné, Hugo et Péguy, pour deux devoirs, donc aussi deux pas- Leur vie est là qui trouve un autre passion en devient un panégyrique
communier avec l’humiliation sions avec tout ce que cela comporte amant de la civilisation musulmane à son
d’un peuple. Aragon ne tergiverse de grave ou de contradictoire : Elsa Et d’avec moi divorce... » apogée. Quand on aime, ne doit-on
pas : il revient au vers régulier, qui et le parti. » La somme de ce qu’il Ces vers inoubliables sont pas changer de lieu, en renversant
rime et ne laisse aucune marge à écrit dans les années 50 et 60, ne d’un Ronsard moderne, et d’un l’échelle de ses valeurs habituelles ?
l’incertitude, ni dans sa forme ni saurait se concevoir séparément : « amant » comme il dit : ils Ce renouvellement imprévu s’ef-
dans son message. La France est la prose narrative des Commu- s’appliquent à sa muse, Elsa, élue fectue aussi aux dépens de notre
peut-être vaincue : elle a le droit, nistes avec ses six volumes, et les du cœur, de la raison et de mille lyrisme national : Aragon, dans ses
entre ses pleurs, de se souvenir de recueils de poèmes à la gloire de ambiguïtés. Déjà, dans les Yeux arcanes, se sent attiré par une sorte
son glorieux passé. L’optimisme son épouse. Le militant célèbre d’Elsa, en 1942, sa dévotion était de gongorisme baroque.
est intact, quelles que soient les l’Union soviétique à travers des clairement déclarée. Le serment Il a toujours été compris
trahisons. L’hymne s’élève : il est personnages romanesques, et se répète dans Elsa, en 1959, sur dans l’immédiat ; ici, on devine
dû à un être qui veut oublier aussi l’amoureux entreprend d’idéaliser un rythme plus large, comme si la l’exaltation ressentie devant les
bien sa différence que ses interroga- la femme qu’il s’est choisie. Au dimension lyrique ne lui suffisait abîmes qu’il avait jusque-là évités.
tions de naguère. « Seul souffrir est lieu d’opposer ces deux desseins, il plus. Aragon déclare : «  Il est plus Le mythe d’Elsa, il le déplace, il
éternel », proclame-t-il avec fierté. est plus judicieux de se dire qu’ils facile de mourir que d’aimer / C’est le déracine pour que le vécu ne
«  Je n’oublierai jamais l’illusion s’interpénètrent, s’appuient l’un pourquoi je me donne le mal de puisse en ternir l’éclat. On devine
tragique sur l’autre et s’enrichissent d’être, vivre  / Mon amour... J’inventerai combien Aragon se plaît ainsi dans
Le cortège les cris la foule et le au fond, incompatibles. Aragon ne pour toi la rose. » Alors qu’il achève la parabole et la fantasmagorie, qui
soleil donne jamais l’impression de se peu à peu son épopée romanesque rachètent le personnage officieux
Les chars chargés d’amour les compartimenter : un polémiste qui sur les communistes, il prépare qu’il est devenu.
dons de la Belgique rime, un romancier qui raconte, avec acharnement son monument Cependant, les contraintes se
L’air qui tremble et la route à ce un poète qui raisonne... il faudrait à la gloire d’Elsa. Il sera d’une autre relâchent. Le communisme de
bourdon d’abeilles être bien borné pour récuser cette nature, et d’une étonnante ambi- Brejnev n’est pas celui de Staline.
Le triomphe imprudent qui prime forme-là de génie. Dans Les Yeux et tion. Dans Elsa, il écrit ces mots que Elsa meurt en 1970 : douleur et
la querelle la mémoire, en 1954, on trouve par personne ne semble avoir relevés : délivrance. La trilogie romanesque
Le sang qui préfigure en carmin exemple cette justification : « Alors on entendra sous l’accent du qui se termine par Théâtre /roman
le baiser «  C’est possible après tout qu’à délire / Dans les aveugles mots les intègre, une fois pour toutes, le
Et ceux qui vont mourir debout parler politique cris de déraison. » Non sans astuce, poème au récit. Les miroirs inter-
dans les tourelles Sur le rythme royal du vers Aragon confiait à ses amis, sous disent au réel de se présenter

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Entourés de lilas par un peuple alexandrin le sceau du secret, lorsque ceux-ci sous un angle unique. L’écriture
grisé Le poème se meure et tout soit s’étonnaient de ses deux fidélités, est absolue, en un triomphe de
(...) rhétorique la politique et l’amoureuse : « J’ai choses dites, de choses indicibles
Ma patrie est comme une barque Dans le langage souverain mon parti pris et ma partie prise. » et de secrets qui pour l’équilibre
Qu’abandonnèrent ses haleurs C’est possible après tout que j’aie La parution, en 1963, du Fou d’Elsa, psychique de l’auteur doivent res-
Et je ressemble à ce monarque perdu le sens son livre le plus riche et le plus ter des secrets. Le dernier recueil
Plus malheureux que le malheur Qu’au soleil comparer le Parti insaisissable, désarçonne aussi bien de poèmes, Les Chambres, paru en
Qui restait roi de ses douleurs soit dément ses admirateurs que les tenants de 1969, contient cet aveu, qui est une
(...) Qu’il y ait de ma part simplement l’avant-garde, qui trouvent soudain défense de l’instinct débarrassé de
Il est un temps pour la souffrance indécence sur leur passage un écrivain pétri ses lumières trop domptées :
Quand Jeanne vint à Vaucouleurs A donner ça pour argument » d’énigmes, comme s’il apparte- « J’écris je dis j’écris je mens
Ah coupez en morceaux la France La lucidité n’est pas la moindre nait à une littérature autre que la Nul ne sait ce qui me foule à ses
Le jour avait cette pâleur vertu d’Aragon, qui sait à tout française. Cet ouvrage à plusieurs pieds
Je reste roi de mes douleurs... » moment où il veut aller, serait-ce thèmes, autour de son attachement Quand j’écris quels chevaux fous
Derrière son panache tricolore trop loin. Qu’est donc la vie, si on pour Elsa, réussit à donner le sen- leurs fers
avant qu’il ne redevienne rouge ne la transforme en glorification, timent d’une lutte incessante avec Cela s’écrit sur moi ce
Aragon rallie une nation entière, et en particulier la sienne, où il lui l’inconnu. Il reprend au Moyen Qui s’écrit sur moi qui me
quand bien même elle ait trois arrive d’avaler des couleuvres et d’y Age l’idée d’un amour courtois, déchire que
capitales : Paris, Vichy et Londres. prendre goût ? Il appellera, dans où l’amant se soumet de bon gré à Je déchire... »
Si le ton est celui de la ferveur, sa vieillesse, cet état le «  mentir d’impossibles prouesses. L’amour Poète de l’insolence, de la révolte,
misère ou pas, l’Histoire est invitée vrai ». Sa musique lui qui n’est pas est une plongée dans l’inconnais- du devoir, de la tradition, de la
à participer au cortège. Elle permet musicien : le comble ! lui sert de sable : il faut savoir le mériter, afin mélodie, du réel, de l’insondable,
de mieux supporter la honte, d’au- réconfort ; chanter et déchanter ne de le sanctifier. A ces exigences de l’énigme et de l’ivresse, Aragon
tant que sous le pseudonyme de sont-ils pas si proches ? On lit dans s’en ajoutent deux autres. L’une est reste, en ce siècle, le séducteur le
François-La-Colère, Aragon publie Le Roman inachevé (qui n’a rien dans le choix du langage : Aragon plus constant, suivi d’une ombre
clandestinement Le Musée Grévin, d’un roman) en 1956 : le veut multiple. Il utilise la prose qui ne lui ressemble pas, à pre-
qu’on se passera de la main à la « Comme il a vite entre les doigts narrative, le vers régulier, le vers mière vue : celle de l’écorché vif.
main de façon foudroyante et où passé blanc, et ne néglige pas les audaces Une figure immense et
la violence se renouvelle sans cesse Le sable de jeunesse du vocabulaire éclaté, semblable à comminatoire, caresse et menace à
contre ceux qui ont assassiné « ma Je suis comme un qui n’a fait que ce qu’il écrivait au temps de Dada. chaque page.
France aux yeux de tourterelle ». danser L’autre exigence concerne l’époque.
Aragon disait volontiers à ses Surpris que le jour naisse Ce n’est pas au XXe siècle qu’il Alain Bosquet
familiers, dans les dix dernières J’ai gaspillé je ne sais trop com- situe ses amours avec Elsa, mais au Le Monde des livres
années de sa vie : «  A partir de la ment temps du royaume maure sur le daté du 03.05.1997
Libération, j’ai deux amours, donc La saison de ma force point de s’écrouler, à Grenade. Sa

Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours 53


L’ESSENTIEL DU COURS

NOTIONS CLÉS
Poème en prose
Au xixe siècle, Aloysius Bertrand,
puis Baudelaire, refusent la
L’écriture poétique :
contrainte trop forte de la rime et
du vers. Ils donnent ainsi naissance
au poème en prose. Le poète in-
vente alors ses propres contraintes
redécouvrir la langue,
redécouvrir le monde
formelles. Néanmoins, ces textes
conservent une forme courte, une
syntaxe rythmée et des répétitions
sonores et lexicales.

L
Prose poétique e matériau du poète est multiple. Le poète est un artiste
Toute phrase porte en elle des
cadences et des sons, et donc une
qui travaille d’abord avec les mots, mais aussi avec sa sen-
métrique et une prosodie (analyse sibilité, sa perception du monde, et la connaissance qu’il
du rythme et des sonorités). La puis-
sance poétique ne se limite pas au
en a. Théodore de Banville parle du poète comme d’un « pen-
respect de règles préétablies. Une seur et ouvrier », insistant ainsi sur le lien essentiel qui existe
définition moderne et beaucoup entre la part intellectuelle et la part « manuelle » du travail du
plus large de la poésie surgit, la
forme linguistique elle-même (le si- poète. Quelle est la nature de ce lien ? En quoi le travail sur les
gnifiant) devient l’objet d’attention. mots ouvre-t-il une voie d’approche nouvelle du monde ?
Vers libre
Vers par sa disposition typogra- Poésie et langage

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phique, il n’a pas de régularité Du Moyen Âge au xixe siècle, les formes fixes
rythmique et n'est pas forcément dominent : elles respectent des règles précises
rimé. On le trouve dans la poésie concernant le nombre et le type de strophes, le type
moderne. de vers et de rimes, etc.
Le poète effectue un travail de recherche formelle,
REPÈRES afin d’orner la pensée ou l’objet évoqué par le poème.
Que ce soit par la musicalité et le rythme, qui per-
Quelques poètes novateurs du mettent de rendre les vers harmonieux, ou par des
xixe siècle. images (comparaisons et métaphores), le thème du
poème est ainsi enrichi et mis en valeur.
• Aloysius Bertrand Cette conception de la poésie comme « ornement »
Gaspard de la nuit (1842), tableaux donne la priorité à sa valeur esthétique. Elle cor-
en prose poétique inspirés du fan- respond à un désir de l’homme refusant le seul
tastique allemand et du gothique prosaïsme, voulant s’éloigner d’une réalité vulgaire.
anglais. Tel est l’idéal qui animera le courant du Parnasse.
• Baudelaire De ce fait, la poésie permet une redécouverte de notre
Le Spleen de Paris, (1869), rend langue. Lorsqu’un artiste s’empare de la langue pour
compte de la vie moderne « dans y trouver des termes rares, lorsqu’il écoute les com-
une prose poétique sans rythme binaisons sonores obtenues par l’enchaînement des
et sans rime, assez souples et as- vers, il offre au lecteur la possibilité de redécouvrir
sez heurtée pour s’adapter aux la matérialité des mots.
mouvements lyriques de l’âme ». Le poème est le lieu où l’attention aux mots est portée
• Lautréamont au paroxysme. Nous nous laissons bercer, ou nous
Les Chants de Maldoror, (1869) sommes frappés, par une émotion musicale parfois Charles Baudelaire par Étienne Carjat.
poèmes en prose constituant le même détachée du sens.
récit épique de la révolte et des Certains textes nous touchent d’abord par leur forme, À partir du xixe siècle, et même si certains poètes
transgressions d’un héros du Mal. avant même que nous ne comprenions tout à fait avaient déjà exploré cette voie auparavant, la re-
• Rimbaud leur sens. Si l’on pousse cette conception plus loin cherche esthétique ne passe plus forcément par
Une saison en enfer (1873), récit encore, le thème du poème peut alors n’avoir que peu la forme fixe. Les romantiques d’abord, puis les
énigmatique et flamboyant de la d’importance. La description d’une scène, d’un objet, symbolistes, revendiquent une liberté créatrice en
liaison avec Verlaine. Les Illumi- ou l’évocation d’un épisode, deviennent ainsi pour opposition avec le respect de règles trop contrai-
nations (1886) , visions halluci- le poète des « pré-textes ». Les poètes parnassiens gnantes. Les poètes assouplissent alors le vers et se
nées dans une prose poétique aux (comme José-Maria de Heredia) s’inscrivent notam- mettent à employer des vers moins fréquents, tout
images prodigieuses. ment dans cette conception. en multipliant les ruptures de rythme.

54 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours


L’ESSENTIEL DU COURS

À partir de cette époque, la perfection formelle ne


passe plus par l’observation de cadres déjà créés, mais
la ligne ou non, emploi ou abandon des rimes (qui
ne sont pas seulement sonores, mais également
CITATIONS
au contraire par l’ouverture sur un langage neuf. visuelles), usage des « blancs » entre des strophes
Baudelaire, dans les Petits Poèmes en prose, aban- hétérométriques (c’est-à-dire formées de vers de • « Le caractère essentiel de l’art
donne même totalement le vers. Contrairement différents types), etc. symbolique consiste à ne jamais
aux apparences, il ne détruit pas par-là la poésie : le Chaque poème devient ainsi une œuvre singulière aller jusqu’à la conception de
rythme, les sonorités, les figures de style, etc. sont et inattendue, et offre une redécouverte du langage, l’Idée en soi. Ainsi, dans cet art,
toujours très présentes, mais sont débarrassées du dans son aspect visuel cette fois. Ces formes nou- les tableaux de la nature, les ac-
carcan de formes trop usées. velles sont déstabilisantes puisque le lecteur n’a plus tions des humains, tous les phé-
de repères. Mais elles permettent une mise en relief nomènes concrets ne sauraient
de certains termes ou attirent l’attention sur le côté se manifester eux-mêmes ; ce
graphique du langage. C’est le cas, notamment des sont là des apparences sensibles
Calligrammes, dans lesquels Apollinaire écrit selon destinées à représenter leurs af-
le dessin même de ce qu’évoque le poème. finités ésotériques avec des Idées
primordiales. »
La dimension visuelle du langage n’est pas seule- (Jean Moréas, Manifeste du sym-
ment graphique : elle tient également à la capacité bolisme, le Figaro, 1886.)
qu’ont les mots de se lier pour créer des « images ».
Les comparaisons et les métaphores n’ont donc • « Quel est celui de nous qui n’a
jamais cessé de jouer un rôle essentiel en poésie. pas, dans ses jours d’ambition,
Aux xixe et xxe siècles, le renouvellement touche rêvé le miracle d’une prose poé-
également cet aspect de la poésie, avec les poètes tique, musicale sans rythme et
symbolistes puis les surréalistes. Ceux-ci recher- sans rime, assez souple et assez
chent des images les plus étranges possibles, à la heurtée pour s’adapter aux mou-
suite de Lautréamont qui désirait « la rencontre vements lyriques de l’âme, aux
fortuite, sur une table de dissection, de la machine ondulations de la rêverie, aux
à coudre et du parapluie ». Ce faisant, ils ouvrent soubresauts de la conscience ? »
la voie à une autre façon de voir le monde. Bre- (Baudelaire, préface des Petits

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ton, Desnos, Éluard, sont ainsi de ceux pour qui Poèmes en prose, 1862.)
le rationnel n’est qu’une façon parmi d’autres
d’envisager le réel ; ils estiment que l’homme est • « Je veux être poète, et je tra-
fait autant de ses rêves, de son sommeil, que de sa vaille à me rendre voyant : vous
« réalité » ou de son temps de veille. Le rationnel ne comprendrez pas du tout,
leur semble ainsi réducteur. Leur travail poétique et je ne saurais presque vous
est donc une exploration de tout ce que nous expliquer. Il s’agit d’arriver à
Un calligramme de Guillaume Apollinaire. négligeons habituellement et, s’il déroute, c’est l’inconnu par le dérèglement de
peut-être justement pour mieux nous montrer tous les sens. Les souffrances
une nouvelle voie. sont énormes, mais il faut être
Poésie et vision fort, être né poète, et je me suis
Aux xixe et xxe siècles, la « modernité poétique » reconnu poète. »
se signale certes par des innovations concernant Conclusion (Rimbaud, Première lettre dite
la musicalité, mais également par la dimension La poésie ne se cantonne donc pas à des thèmes « du Voyant » à son professeur,
visuelle du poème. particuliers, elle peut faire feu de tout bois, consu- Georges Izambard, le 13 mai 1871.)
Le renouvellement des formes ouvre vers un aspect mer même le plus froid, passer du lyrique à l’iro-
pictural. Les vers libres, les formes non fixées de nique, de l’émotion à l’humour. Elle est un espace • « La Nature est un temple
poèmes font que le lecteur découvre dans chaque de liberté où la parole n’est réduite ni à une réponse où de vivants piliers/ Laissent
recueil une disposition particulière. Les poètes tirent ni à une forme particulière, un espace de liberté où parfois sortir de confuses
de cette variété de multiples possibilités : passage à la parole est acte de création. paroles ;/ L’homme y passe à tra-
vers des forêts de symboles/ Qui
l’observent avec des regards
TROIS ARTICLES DU MONDE À CONSULTER familiers. »
(Charles Baudelaire, « Correspon-
• Yves Bonnefoy, en présence du monde p. 58-59 dances », Les Fleurs du mal, 1857)
(Amaury da Cunha, Le Monde daté du 12.11.2010)
• « A noir, E blanc, I rouge, U
• « Ce que cherche la poésie, c’est à déconstruire les idéologies » p. 59 vert, O bleu : voyelles,/ Je dirai
(Propos recueillis par Amaury da Cunha, Le Monde daté du 12.11.2010) quelque jour vos naissances
latentes :/ A, noir corset velu
• Ponge en abîme p. 60 des mouches éclatantes/ Qui
(Philippe Sollers, Le Monde daté du 05.02.1999) bombinent autour des puan-
teurs cruelles (…) »
(Arthur Rimbaud, Voyelles, 1883.)

Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours 55


UN SUJET PAS À PAS

PERSONNAGE
IMPORTANT Commentaire de texte :
René-Guy Cadou (1920-1951)
Homme simple, il mène la vie mo- René-Guy Cadou, « Hélène ou le règne végétal »
deste d’un instituteur de campagne,
dans l’ouest de la France. En relation
épistolaire avec Max Jacob et Pierre Intitulé complet du sujet confirmée dans la seconde strophe, à travers une
Reverdy, passionné de poésie, il est Vous commenterez le texte de René-Guy Cadou analogie de la femme avec « une douce pluie » que
à l’origine, en 1941, du groupe litté- « Hélène ou le texte végétal » (texte 3, page 48) en vous le poète « portai[t] déjà sur [ses] épaules ». Adverbe
raire connu sous le nom d’école de intéressant d’abord à la façon dont le poète évoque « déjà » intemporalité d’un sentiment qui aidait le
Rochefort. Proche de la Résistance, la rencontre avec la femme aimée et la naissance du poète à rester en vie : la pluie « qui ne sèche jamais »
le groupe de poètes se donne pour couple ; puis en étudiant comment le poète associe empêche le blé de brûler dans la « sécheresse ». Il
but un langage poétique où se ren- la femme aimée au monde. s’agissait seulement pour le poète de reconnaître la
contrent le merveilleux, héritage du femme de sa vie.
surréalisme, et le quotidien, dans sa Introduction Transition : La tournure emphatique « Et pourtant
saveur provinciale et rurale. René-Guy L’œuvre du poète René Guy Cadou est résolument c’était toi » qui ouvre la quatrième strophe met
Cadou construit une œuvre poétique marquée par la célébration d’Hélène, qui fut sa en évidence l’unicité et la singularité de la femme
où, comme chez Éluard, la découverte femme et sa muse. Dans l’un des Quatre poèmes aimée, qui, avant même d’être reconnue par le poète,
de l’autre féminin occupe une place d’amour à Hélène, le poète évoque au passé cette bouleverse son univers.
essentielle. En 1943, la rencontre d’Hé- rencontre vitale avec l’être aimé et la transformation c) De la sécheresse au pétillement
lène Laurent, elle-même poètesse, est de son existence. En quoi cette évocation lyrique, La rencontre de la femme aimée modifie en profon-
suivie d’une correspondance poétique adressée directement à la femme aimée, prend-elle deur l’univers du poète. Deux premières strophes :
et amoureuse. Il l’épouse en 1946 et la dimension d’un hymne amoureux ? Nous nous idée d’un espace sec et stérile (attente = « sécheresse »,
célèbre son amour notamment dans intéresserons d’abord à la manière dont le poète rend « blé » peu fécond, « ne mont[ant] pas plus haut
« Hélène ou le règne végétal » (publi- compte de sa rencontre avec la femme aimée. Nous qu’une oreille dans l’herbe »). Motif de la sécheresse
cation posthume en 1952). nous demanderons ensuite comment le poète associe prolongé dans la strophe suivante à travers l’image

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cette femme au monde. du « pas brûlant », caractérisant l’ardente quête
NOTIONS CLÉS Le plan détaillé du développement
d’amour du poète. Femme identifiée au motif liquide :
apparaît comme une « douce pluie » aux pouvoirs
Gradation I. Rencontre avec l’être aimé et naissance du couple perpétuels (« qui ne sèche jamais »). Thème de l’ab-
Succession ordonnée de termes, a) Une quête amoureuse sence d’eau, complété par celui du faible mouvement :
d’idées ou de sentiments. Elle est dite Motif de la quête amoureuse. Deux premières le poète met beaucoup de temps à dessiller ; c’est
ascendante lorsque les termes sont strophes ouvrant sur la déclaration à la femme un long processus de reconnaissance. La vibration
de plus en plus forts, de plus en plus aimée qui traduit, à l’imparfait duratif, l’idée d’une amoureuse est d’abord fragile et ténue, cf. image du
amples, et descendante dans le cas frustration que seule l’arrivée de l’être désiré pouvait remuement de « paupières » et métaphore des traces
contraire. Dans le poème de René-Guy combler : « Je t’attendais ». Comparaison de cette de « pattes d’oiseaux dans les vitres gelées » = idée de
Cadou, la gradation compte quatre attente avec celle des « navires » –> idée d’un voyage : légèreté, mais aussi d’un sentiment encore figé dans
termes d’amplitude croissante : le poète semble prendre acte de l’altérité radicale de la le « gel », un « hiver » amoureux. Si les « paupières »
« Tous mes oiseaux tous mes vais- femme attendue, identifiée implicitement à un autre évoquées appartiennent à la femme, il semble que
seaux tous mes pays / Ces astres ces « continent ». Cependant quête active : la deuxième l’éveil amoureux soit le fait du poète : son univers est
millions d’astres qui se levaient ». strophe suggère un mouvement obsessionnel, un bousculé par « un grand tapage matinal », et universel :
espace terrestre investi dans sa totalité –> répétition le sentiment amoureux agit sur la totalité de l’être,
Tournure emphatique de l’indéfini inscrite dans un trimètre régulier : « Je comme le suggère le trimètre rythmé par la reprise
L’emphase consiste à employer un t’attendais // et tous les quais // toutes les routes ». anaphorique du déterminant « tous » : « Tous mes
mot ou un groupe de mots d’une Puis un rejet met en valeur l’unique objet de cette oiseaux tous mes vaisseaux tous mes pays ». Dès lors,
force expressive exagérée par rap- quête préposition, suivie du pronom désignant la l’union devient ouverture (« les portes s’ouvraient ») ; le
port à l’idée exprimée (hyperbole). destinataire, soulignant encore l’idée de mouvement : « t’ » et le « je » se résolvent et se confondent en un seul
On parle de tournure emphatique « qui s’en allait / Vers toi ». pronom « nous » (« Nous allions tous deux enlacés »).
quand une phrase met en relief un Transition : À travers ce motif du voyage vers l’autre, Transition : La femme aimée éveille le monde inté-
groupe de mots . le poète semble vouloir donner à son histoire d’amour rieur du poète, sans doute parce qu’elle-même est en
un caractère prédestiné. résonance avec le monde.
Trimètre b) Un amour prédestiné
Vers formé de trois unités mé- Poème d’amour structuré par deux mouvements. II. Une femme associée au monde
triques : « Il fut héros, il fut géant, D’abord le temps de l’attente de la femme aimée, puis a) Femme associée à la nature
il fut génie. » (Victor Hugo). Dans celui de l’union avec elle. Temps de l’attente marqué Dès la première strophe, motif lié à l’attente du
le cas de l’alexandrin, on l’oppose par l’idée que l’amour du poète préexiste à l’union poète, qui s’identifie à du « blé » qui « ne monte pas
au tétramètre qui compte quatre qui va les lier (cf. image qui ouvre le poème : « ainsi plus haut qu’une oreille dans l’herbe ». Destinataire
accents rythmiques : « Décharné, qu’on attend les navires » suggère une certitude, perçue implicitement comme un principe de vie
dénervé, démusclé, dépoulpé » comme si l’être aimé, bien qu’encore inconnu, devait (cf. comparaison du vers 8 avec « une douce pluie
(Ronsard). arriver à une date donnée). Idée de fatalité amoureuse qui ne sèche jamais »). La métaphore végétale est

56 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours


UN SUJET PAS À PAS

également présente dans la troisième strophe,


sous la forme de l’allégorie de la solitude : le poète
ZOOM SUR…
semble, dans un premier temps, ne pas prendre la Des poètes du xxe siècle et
mesure de la vitalité de cette femme, qu’il perçoit leurs muses.
d’abord comme une femme seule qui a besoin de
« pos[er] ses mains de feuille sur [s]on cou ». Couple Louis Aragon
d’abord vu que comme l’union de deux solitudes. À l’instar de Ronsard pour Hélène,
L’entreprise de séduction féminine est également Aragon (1897-1982) a consacré une
évoquée avec délicatesse par une métaphore qui partie de son œuvre poétique au
identifie le mouvement de ses paupières en butte à lyrisme amoureux. Elsa Triolet,
l’indifférence du poète à des « pattes d’oiseaux dans qui fut son épouse, est devenue
les vitres gelées ». Cette subtile image poétique une des grandes figures de muse.
renforce l’identification de la femme à la nature. « Que serais-je sans toi qui vins à
Transition : Principe vital, l’être aimé est également ma rencontre/ Que serais-je sans
associé au voyage. toi qu’un cœur au bois dormant/
b) Femme associée au voyage Que cette heure arrêtée au cadran
Le poète identifie la femme objet de son amour à de la montre/ Que serais-je sans
un être qui élargit son univers intérieur. « Navire » femme aimée est alors celle qui éveille la conscience toi que ce balbutiement. » (Le
attendu, elle est associée à tous les lieux parcourus, du poète par un « grand tapage matinal », celle qui Roman inachevé, 1956.)
ceux qui débouchent sur la mer (« les quais ») ou qui commande au monde. Cette idée est amplifiée par
conduisent à un ailleurs terrestre (« les routes »). Dès une gradation traduisant l’immensité du pouvoir André Breton
lors, elle oblige le poète à porter son regard, à l’élever de la femme aimée, qui successivement fait « se Chef de file du mouvement surréa-
vers « le clair de [s]a vie ». Idée de clarté liée à celle lev[er] » les « oiseaux », les « vaisseaux », les « pays », liste, Breton (1896-1966) puise dans
de lumière (cf. métaphore des fenêtres éclairées, qui puis enfin « ces astres ces millions d’astres ». Tout l’écriture automatique, dictée par
« pétillaient le soir ainsi qu’un vin nouveau »), ou l’univers du poète semble, non pas envahi, mais l’inconscient, des images qui renou-
encore à celle d’ouverture : la « maison » du couple, stimulé, « réveillé » par l’amour. La femme aimée vellent profondément le lyrisme
c’est-à-dire leur « monde commun », est faite de devient alors égérie, muse poétique, capable, par son amoureux. « Ma femme aux yeux de
« portes [qui] s’ouvraient sur des villes légères ». verbe généreux (« Ah que tu parlais bien »), d’ouvrir savane/ Ma femme aux yeux d’eau

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Ainsi, le « pas brûlant » du voyageur solitaire s’est des « portes », de révéler au poète un monde foison- pour boire en prison/ Ma femme aux
transformé en voyage à deux, comme l’indique le nant dont lui-même semblait ignorer l’existence, et yeux de bois toujours sous la hache/
pronom « nous » adjoint à un verbe de mouvement d’apaiser l’homme, « apeuré » par « la grande voix Aux yeux de niveau d’eau de niveau
« allions », verbe suggérant l’errance, le vagabondage, du temps » qui passe. d’air de terre et de feu. » (« L’union
ce que souligne la syntaxe déstructurée du dernier libre », Clair de terre, 1931.)
vers : « Où nous allions tous deux enlacés par les Conclusion
rues. » L’union accomplie ne signifie donc pas que Ce poème est donc beaucoup plus qu’une simple Paul Éluard
le voyage du poète a pris fin : il a seulement pris une déclaration d’amour : le poète présente la femme D’abord compagnon des surréa-
forme nouvelle, plus aérienne et insouciante, et à aimée comme l’essence de son existence, au point listes, Éluard (1895-1952) s’est éloigné
l’exploration des « quais et toutes les routes » s’est qu’avant de se confondre dans l’union du couple, de ce qu’il nomme une « chapelle
substituée la promenade des deux amants « enlacés elle se confond avec la nature et en revêt tous les littéraire » dans une lettre de 1938,
par les rues ». aspects. Cette « Hélène », trait d’union entre le pour se tourner vers une poésie
Transition : L’être cher, dans cet enlacement fusion- monde de la nature et l’univers du poète, devient plus maîtrisée, dans la recherche
nel, investit l’univers poétique dans sa totalité. objet d’écriture et muse. Elle est aussi femme irréelle de la musicalité et de la structure du
c) Une femme muse en ce que, faisant corps avec le monde, elle semble poème, organisée par des anaphores
La femme à laquelle s’adresse le poète habite peu désincarnée. À l’origine du verbe poétique, elle de- et des antithèses. L’Amour de la poé-
à peu le poème. L’énonciation, organisée à l’origine vient une forme païenne de divinité, que René Guy sie, 1929, chante son amour pour
autour d’un dialogue entre le « je » du poète et le Cadou célèbre avec un lyrisme vibrant. Gala, son épouse, qui donne un sens
« tu » de la bien-aimée, met en évidence un efface- et une réalité au monde. « Je te l’ai
ment progressif du sujet au profit de l’objet. Ainsi, au Ce qu’il ne faut pas faire dit pour les nuages/ Je te l’ai dit pour
vers 11, la tournure restrictive « Je ne voyais en toi » l’arbre de la mer/ Pour chaque vague
Présenter un relevé d’observations
indique une perception faussée des choses par le pour les oiseaux dans les feuilles/
stylistiques sans les relier au mouvement
sujet parlant. En écho, le vers 13, charnière du poème, Pour les cailloux du bruit/ Pour
d’ensemble du poème.
fait éclater une vérité immémoriale : « c’était toi ». La les mains familières/ Pour l’œil qui
devient visage ou paysage/ Et le
sommeil lui rend le ciel de sa cou-
SUJET TOMBÉ AU BAC SUR CE THÈME leur/ Pour toute la nuit bue/ Pour
la grille des routes/ Pour la fenêtre
Écriture d’invention ouverte pour un front découvert/
– Vous êtes directeur d’une revue poétique. À un lecteur ou une lectrice qui a affirmé que la poésie était inu- Je te l’ai dit pour tes pensées pour
tile dans notre monde actuel, vous répondez sous la forme d’une lettre en prenant la défense de la poésie. tes paroles/ Toute caresse toute
Vous présenterez votre travail sous la forme d’une lettre, mais sans la signer. (Pondichéry, 2007, séries techno- confiance se survivent. »
logiques) (« Je te l’ai dit », L’Amour de la
poésie, 1929.)

Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours 57


LES ARTICLES DU

Yves Bonnefoy, en présence du monde


L’écrivain publie de nouveaux poèmes, un recueil d’essais et
des entretiens, tandis qu’un Cahier de L’Herne lui est consacré.

P
arler d’actualité à propos conviction d’origine », écrit-il à appartement parisien de la rue Dans notre monde malmené,
d’Yves Bonnefoy est un peu ce propos. Enfin, dans un autre Lepic qu’il occupe depuis 1950 et blessé chaque jour encore davan-
curieux tant l’œuvre qu’il essai (Le Siècle où la parole a été qui est devenu le lieu où il écrit. tage, il y a parfois des voix pour
réalise se situe dans les marges de victime, Mercure de France), le C’est la fin de journée et la porte une seconde chance. Elles sont
l’époque, dans cet espace si délicat poète revient sur le xxe siècle et s’ouvre sur le sourire du poète. Il rares, solitaires et précieuses. Et
qui est le sien, fait de dévotions le totalitarisme qui a bâillonné la regarde fixement son interlocu- celui qui désespère peut trouver
à l’enfance et d’errance dans la parole, lui enlevant toute possibi- teur, mais semble toujours plus en elles la lumière et la fraîcheur
conscience à demi somnolente. lité de souffle. loin que lui, au-delà de la parole, qui lui manquent. Quel immense
Et pourtant, il semble jouir au- Mais cette somme de commen- dans un lieu qui lui est propre, fait secours ! Yves Bonnefoy est bien
jourd’hui d’une immense recon- taires et de réflexions souffrirait de ravissement et d’inquiétude. cet artisan du partage.
naissance : comme une sorte de d’un manque si elle n’était pas ac- De longs silences ponctuent Il suffit de le lire, de recueillir
couronnement qui ne semble compagnée d’un nouvel ouvrage ses paroles. D’un sujet à l’autre, ce qu’il raconte du monde, dans
pourtant pas concorder avec son poétique inédit (Raturer outre, son œil sourit, écoute. Il évoque son « évidence mystérieuse ». Le
souci de la discrétion. Galilée) qui est la partie la plus in- peu son travail, préfère parler de poète ne propose en effet aucune
Né en 1923, traducteur de Shake- téressante de cette actualité. Car, ses amis Louis-René des Forêts et fuite, aucune nostalgie. Nulle
speare, d’Ungaretti ou de Leo- en dépit de la forêt de signes qui André du Bouchet, ou d’Henri Car- promesse d’un ailleurs. C’est la
pardi, critique d’art (il a écrit sur l’entourent, l’œuvre n’est toujours tier-Bresson, qu’il admirait pour présence des choses qui l’inté-
Goya, Balthus, Masson, Cartier- pas close. Elle poursuit la même sa capacité à recueillir un instant resse – cette proximité du regard

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Bresson…), mais surtout poète – il recherche : trouver dans l’expé- grâce au Leica, « un instrument qu’il recherche. « Le poème n’est
construit depuis 1946 une œuvre rience du poème une percée vers aussi rapide que son esprit ». pas une activité didactique, il n’a
à multiples entrées. L’exigence et un lieu méconnu de soi-même. Quand on l’interroge sur notre pas à expliquer l’expérience du
le souci du dialogue de celui dont Malgré l’importance de ces époque, il regrette qu’elle soit monde qu’il cherche à approfon-
le nom a souvent été prononcé événements éditoriaux, Yves minée par l’esprit de dérision. Si dir », écrit-il.
pour le Nobel l’ont distingué au Bonnefoy n’accepte pas d’entre- Bonnefoy croit profondément à Notre langage, habitué au calcul
point que ses textes ont suscité tien oral. Sans doute parce qu’il la poésie, il a toujours manifesté et à la recherche de la compré-
des commentaires d’éminents cri- redoute la dimension irréversible de l’inquiétude devant l’hosti- hension immédiate, nous a sans
tiques tels que Jean Starobinski ou de la parole et son impossible lité ou la raillerie qu’elle suscite doute mis à distance des choses
encore Jean-Pierre Richard. repentir. C’est donc par écrit qu’il parfois. La poésie ne disposant et a appauvri notre perception du
Il publie aujourd’hui dix a répondu aux questions que pas de l’autorité d’un discours monde. L’enjeu du poème, pour
ans d’entretiens sur la poésie nous lui avons envoyées, avant scientifique, comme le rappelle Bonnefoy, consiste à retrouver
(L’Inachevable, Albin Michel), au de nous rencontrer chez lui, dans Jean Starobinski, il est si facile de ce regard essentiel et primitif.
moment même où un numéro son appartement parisien. la déconsidérer et de clamer son Celui de l’enfant qui contemple
des Cahiers de L’Herne lui rend Yves Bonnefoy reçoit dans un inutilité ! un arbre sans en connaître encore
hommage. Dans ce volume, qui
comprend des textes du poète
et de ses contemporains, le POURQUOI lée Poèmes, en 1978. Son œuvre dans l’entretien, sa parenté avec
constant souci d’ouverture d’Yves CES ARTICLES ? se poursuit avec Ce qui fut sans le surréalisme et ce qu’il doit
lumière (1987), Début et fin de à Breton, Yves Bonnefoy réaf-
Bonnefoy est mis en lumière par
Le candidat au bac de français la neige (1991), La Vie errante firme sa croyance en une poésie
la grande variété des signatures
retiendra de cet article et du (1993), Les Planches courbes libératrice : « Ce que cherche
(Marc Fumaroli, Pierre Alechins-
suivant et de l’entretien avec (2001, au programme du bac la poésie, c’est à déconstruire
ky, Adonis…). littéraire en 2006 et 2007), La les idéologies, et celles-ci sont
Yves Bonnefoy des informa-
« Vérifier mon adhésion » tions précieuses sur l’un des Longue Chaîne de l’ancre (2008). actives, autant qu’elles sont
On peut aussi lire un recueil grands poètes français des xxe Raturer outre, publié en 2010, nocives dans toutes les relations
d’essais (La Beauté dès le premier et xxie siècles. Né en 1923, Yves poursuit le même dessein : humaines. » De ce « chant qui
jour, William Blake), qui sont des Bonnefoy a publié son premier « trouver dans l’expérience du régénère les mots » il dit aussi :
reprises de conférences. Yves Bon- recueil de poèmes Du mouve- poème une percée vers un lieu « la poésie n’est que la préser-
nefoy y questionne son rapport à ment et de l’immobilité de Douve méconnu de soi-même ». Nul vation de ce sentiment de pré-
la poésie, comme si celle-ci devait en 1953. Hier régnant désert autre poète actuel n’illustre sence de tout à tout qui faisait le
être régulièrement soumise à un (1958), Pierre écrite (1965), Dans mieux l’idée que la langue poé- bonheur, et aussi l’angoisse, des
examen intime : « En fait, je vis le leurre du seuil (1975) ont été tique est un moyen de « redé- “journées enfantes” ». Beaux su-
ces retracements comme le moyen joints dans une somme intitu- couvrir le monde ». Expliquant, jets de dissertation pour le bac !
de vérifier mon adhésion à ma

58 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours


LES ARTICLES DU

le nom. Mais cette liberté n’est lucidement par lui-même. les pièges. Ceux de l’image et ceux l’apparente simplicité de ces mots !
évidemment pas anarchique. S’il Le voyage est sinueux. Les re- des leurres de l’intellect. L’idéal En lisant Bonnefoy, il devient
a trouvé chez les surréalistes une cueils de ses textes mêlent une poétique culmine par exemple clair que l’enjeu de l’expérience
liberté de parole et la possibi- profonde inquiétude dont la lorsque le poète peut dire enfin poétique n’est pas seulement litté-
lité de convoquer « des grandes littérature est le lieu (il évoque cette phrase lumineuse et immé- raire : il concerne essentiellement
images imprévisibles, sauvages », « cette perception de l’abîme qu’est diate : « Et que tout est paisible, là, la vie, dans la recherche d’une
si son écriture est ouverte au flux l’écriture »), et une espérance près du banc accoté au tronc d’un plénitude possible.
de l’inconscient, elle se maintient qui revient sans cesse. Sur cette vieil arbre. » Mais quel chemin Amaury da Cunha
cependant sur un chemin tracé route improbable, il faut éviter parcouru à l’intérieur de soi avant Le Monde daté du 12.11.2010

« Ce que cherche la poésie, c’est à


déconstruire les idéologies »
ENTRETIEN. Yves Bonnefoy explicite le rapport entre art et pensée dans son œuvre.

Y
a-t-il une limite entre poétique ! Plutôt suggérer que champ de projets et de partages. A nipulable : comme du réifié et non
votre œuvre poétique et toutes les pensées d’une société bord de la barque dans la tempête du vivant. Je crois que la poésie
ce que vous en dites dans devraient prendre place dans mieux vaut ne pas s’inquiéter n’est que la préservation de ce
les nombreux textes (essais, celui-ci, même les conseils de la de l’horreur des hautes vagues, sentiment de présence de tout
entretiens) publiés ? Quel est science, même le débat politique. décider plutôt que cette barque, à tout qui faisait le bonheur, et

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le statut de ces échappées du Ce que cherche la poésie, c’est c’est l’être même, qu’il importe aussi l’angoisse, des « journées
champ poétique ? à déconstruire les idéologies, de préserver. Ce que le surréa- enfantes ». La mémoire de ce fait,
Une limite, vous voulez dire un et celles-ci sont actives, autant lisme, c’est-à-dire André Breton, aussi fondamental qu’oublié en ce
cloisonnement ? J’espère bien que qu’elles sont nocives dans toutes qui fut à peu près le seul qui aura siècle obsédé de technologie, épris
non, ce serait trahir la poésie. Car les relations humaines. compté dans ce groupe, en tout de savoirs quantifiables, que nous
son travail se doit d’être écriture Contrairement à une moder- cas pour la pensée, savait bien. Je ne vivons pas parmi des choses
et pensée dans le même élan. nité pour qui le réel fut du côté m’étonne de vous entendre dire mais des êtres.
L’écriture déborde l’approche de « l’impossible » (Georges Ba- que le surréalisme a été une fuite Et comment préserver cette
conceptuelle des choses mais taille) ou à fuir en toute urgence « en toute urgence ». Jamais Bre- expérience première, cela peut
tout aussitôt la pensée observe la (le surréalisme), vous défendez ton n’a cessé de vouloir intervenir être, c’est même à mon sens la
situation, pour dégager des voies une poésie accessible au monde. dans le devenir de la société. Et il principale façon, par la percep-
dans cet espace entre représenta- Comment en êtes-vous arrivé là ? l’a même fait sur le plan le plus tion dans les vocables de leur son,
tions transgressées et présences En passant par ceux mêmes que immédiatement politique, et avec leur son comme tel, qui est au
jamais pleinement vécues. Et cela vous citez ! J’ai grande sympathie, beaucoup de lucidité, dans une delà, dans chacun, des signifiés
dans ce que les poèmes ont de en effet, pour l’âpre intensité avec époque de toutes les illusions. par lesquels la pensée conceptua-
tout à fait personnel, puisque c’est laquelle Bataille a perçu - comme Simplement rappelait-il qu’on va lisée voile en eux la présence
toujours dans le rapport à soi le déjà Goya l’avait fait dans ce droit au désastre si on ne prête possible de ce qu’ils nomment. On
plus singulier que l’universel a le qu’on a nommé ses « peintures pas attention à des besoins de la écoute ce son lointain, écho dans
plus de chance de se réinventer, noires » - le dehors du lieu hu- vie dont le savoir conceptualisé, le langage de l’unité de ce qui est,
de se ressaisir. main, cette nuit des vies qui rationalisé, ne sait plus que le on l’accueille dans notre esprit par
La poésie est une pensée. Non s’entre-dévorent pour rien, dans dehors. Alors que, croyait-il, le des rythmes qui montent du
par des formules qu’elle offrirait l’abîme de la matière, ce néant. rêve en garde mémoire. corps, c’est-à-dire du besoin, non
dans des textes, mais par sa ré- Mais s’effrayer de ce dehors, et Comment êtes-vous parvenu à de posséder, mais d’être ; et c’est
flexion, au moment même où elle aussi bien dans la personne qu’on préserver votre regard d’enfant ? alors ce chant par lequel le fait
prend forme. Et il faut entendre est, ou que l’on croit être, n’est-ce Cette question, oui, c’est bien ce humain s’est établi sur la terre,
cette pensée là où elle est, dans pas que la conséquence de cet qu’appelle tout de suite ce que je dès les premiers pas du langage.
les œuvres. Ecrire sur Giacometti, emploi des mots qui, cherchant viens de vous dire, car cette idée Ce chant qui régénère les mots ;
sur Goya, sur bien d’autres, je ne à connaître les choses par leurs de la chose comme un interlocu- et qui, je l’espère bien, n’a pas
l’ai voulu, pour ma part, qu’afin aspects quantifiables, en fait aus- teur, c’est rappeler l’expérience cessé et ne cessera jamais de han-
de retrouver posés peut-être sitôt autant d’énigmes ? Mieux de l’enfant avant que peu à peu ter les instants anxieux de nos
autrement, par ces poètes, les vaut reconnaître dans la parole il ne se laisse convaincre, par grandes décisions.
problèmes que la poésie nous cet événement qui l’institua, le be- l’exemple et l’enseignement des Propos recueillis par
demande de décider. soin d’établir avec d’autres êtres, adultes, d’appréhender le monde Amaury da Cunha
Non, pas d’échappées du champ ainsi reconnus des proches, un comme une donnée passive, ma- Le Monde daté du 12.11.2010

Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours 59


LES ARTICLES DU

Ponge en abîme
L’œuvre tout entière de cet écrivain habité par la Rage de l’expression « propose à chacun […]
un voyage dans l’épaisseur des choses, une invasion de qualités, une révolution ou une subversion… »

T
rop de bruit, de bavardage, étonnement avec la pluie, l’escargot, fois la pensée des Lumières et celle qui
d’agitation inutile. Trop de mots l’abricot, le cheval, l’araignée, la crevette, a surgi de la modernité la plus aiguë. POURQUOI
pour peu de chose, masquant le verre d’eau. Pourquoi les ignore-t-on On ne l’écoute pas ? On le cantonne CET ARTICLE ?
une activité de censure et d’usure. Trop à ce point, pourquoi nous considérons- dans les marges de la société ? Peu im-
d’approximations, de clichés, de creux, nous sans cesse comme le centre des porte. Avec une sobriété et une énergie Cet article évoque Francis
de relâchement, de mépris, de mau- phénomènes ? Parce que nous parlons d’alchimiste, il est à son fourneau, jour Ponge (1899-1988), auteur du
vaise poésie, de délires ou de bonnes à plat. Sartre avait raison de dire qu’il et nuit. Il est tout entier requis par un Parti pris des choses (1942). Le
paroles couvrant des crimes. Le monde fallait « lire Ponge avec attention, mot « poème bizarre, avec retournements candidat au bac de français
humain se résume dans une énorme par mot, et puis le relire ». Et Picasso : en virevoltes aiguës, épingles à cheveux, en retiendra un témoignage
prétention de subjectivité molle. Ponge, « Ses mots sont comme des pions, de glissades rapides sur l’aile, accélérations, précieux sur un poète qui a
comme un médecin horrifié, part de là, petites statues en trois dimensions. » reprises, nage de requin » (Les Hiron- renouvelé le projet poétique.
c’est-à-dire d’un violent dégoût pour la Il ne s’agit donc pas de descriptions, delles). Du même mouvement, il rêve Sollers illustre son propos en
littérature de son temps (celui d’après mais de sculptures passionnées. Ce de boucler une nouvelle Encyclopédie citant Ponge : « Je propose à
la guerre de 14). Logiquement, il sera monsieur impeccable, là, que je vais où science et poésie seraient récon- chacun l’ouverture de trappes
compagnon de route des surréalistes, souvent visiter chez lui, à l’époque, ciliées ; où Montaigne, Malherbe, La intérieures, un voyage dans
mais sa longue aventure, le plus sou- n’est en rien un « poète », un « écri- Fontaine, Pascal, Stendhal, Lautréamont, l’épaisseur des choses » (1933).
vent clandestine, n’appartient qu’à vain », et encore moins un philosophe Rimbaud, ne seraient plus séparés. On Redécouvrir la langue et redé-
lui. L’expression qu’il répétait le plus universitaire. Nous n’allons pas, en peut aimer à la fois Voltaire et Claudel, couvrir le monde sont bien des
souvent dans la conversation ? « Sortir parlant, échanger des idées, des opi- ce dernier vu, sans révérence, comme thèmes au cœur de son œuvre.
du manège. » Ça cause, ça cause, c’est nions, des potins ou des états d’âme. « une grosse tortue marine plongeant, à

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tout ce que ça sait faire, et l’envie de se Nous nous mettrons à travailler en l’autre extrémité de l’Asie, vers sa salade
taire ou de se supprimer risque donc nous amusant. Il sera question de tel de champignons noirs, à la chinoise ». et fade, une fuite, un repli, mais un
d’apparaître comme la seule issue. Mais passage de Démocrite ou de Lucrèce ; C’est entendu : le monde est ab- acte résolument sensuel. La poésie
non, il s’agirait alors du revers de la de tel morceau de Rameau ; du Coup surde, mais il fonctionne, et le langage est devenue spectrale ? Mais non, la
même médaille nihiliste. En réalité, il de dés de Mallarmé ; des Poésies de aussi. L’impasse, c’est la manie sociale revoici vibrante, variée, armée, à la
faut fonder une résistance radicale, une Lautréamont ; des Illuminations de et son rabaissement systématique de fois dramatique et critique. La poésie
affirmation répétée et sans illusions. Le Rimbaud. La conversation est un art, l’art (fascisme, stalinisme). En 1954 : est révolutionnaire par définition,
monde muet fait signe, il est scandaleu- souvenirs, anecdotes significatives, « Dire un mot de ces salauds qui vous puisqu’elle ne transige pas avec la
sement négligé par tous les discours, la précisions historiques. mettent en garde contre l’ambition ou liberté physique. Ainsi, dès 1933, quand
vie quotidienne du moindre objet ou Le Ponge qui m’intéresse le plus est contre le désir d’absolu et de grandeur, le totalitarisme infecte déjà l’Europe :
animal est une source de connaissances celui de La Rage de l’expression, celui qui veulent vous réduire à leurs normes « Je propose à chacun l’ouverture de
inédites. L’homme pérore, la nature qui, dans la Résistance, en 1940, trouve le de concierges ou de vicieux de la litté- trappes intérieures, un voyage dans
suit son cours dans ses mille variétés moyen de s’intéresser en détail à un bois rature. » Et en 1941 : « Il s’agit de militer l’épaisseur des choses, une invasion de
musicales. Nous sommes sans cesse en de pins ou à un ciel de Provence. Celui activement (modestement mais effica- qualités, une révolution ou une sub-
retard par rapport à elle, à son inquié- qui pense qu’un tableau de Chardin cement) pour les “lumières” et contre version comparable à celle qu’opère
tante ou magnifique proximité. Il suffit laisse apparaître toute la société de son l’obscurantisme, cet obscurantisme la charrue ou la pelle, lorsque, tout
de l’écouter, de la regarder mieux, de temps uniquement par ce cadrage-là, qui risque à nouveau de nous sub- à coup et pour la première fois, sont
s’apprendre soi-même à son contact cette figure-là. Celui avec qui on n’en merger au xxe siècle du fait du retour mises au jour des millions de parcelles,
intime. finirait pas de méditer encore et encore à la barbarie voulu par la bourgeoisie de paillettes, de racines, de vers et de
Je revois ma première lecture d’un sur Cézanne. Celui qui a écrit : « La véri- comme le seul moyen de sauver ses petites bêtes jusqu’alors enfouies. Ô
texte de Ponge, dans une anthologie table poésie n’a rien à voir avec ce qu’on privilèges. » La passion esthétique est ressources infinies de l’épaisseur des
de la poésie française. Rien à voir trouve actuellement dans les collections une éthique, et, tout naturellement, choses, rendues par les ressources
avec les autres pages imprimées, une poétiques. Elle est ce qui ne se donne pas une politique. Orgueil (extrême), et infinies de l’épaisseur sémantique des
originalité immédiate, une sensation pour poésie. Elle est dans les brouillons humilité (vraie) : le contraire de la mots ! » Je revois le soir tomber, autre-
de relief magique. Voyez, là, tout de acharnés de quelques maniaques de la vanité vide. Et c’est ainsi que, dans une fois, rue Lhomond.
suite, un lézard : « Un chef-d’œuvre de nouvelle étreinte. » Une discussion avec histoire humaine en folie, nous ont On n’entend plus les cris d’enfants
la bijouterie préhistorique, d’un métal Ponge peut durer trois ou quatre heures. été rendus le mimosa, le lilas, l’œillet, de l’école toute proche. Je viens d’atti-
entre le bronze vert et le vif-argent, On laisse couler, on se tait, on reprend. l’huître, la boue, et jusqu’au soleil lui- rer l’attention de Ponge sur ce frag-
dont le ventre seul est fluide, se renfle « Aux choses mêmes » : leçon de phéno- même. Nous vivons trop dans la mort, ment de Rimbaud : « La main d’un
comme la goutte de mercure. Chic ! ménologie. Mais en même temps : aux le désir de mort, et Ponge, lui, veut maître anime le clavecin des prés. » Ce
Un reptile à pattes ! » Un lézard sort mots eux-mêmes. Toute la bibliothèque passionnément inventer une nouvelle jour-là, c’est juste ce qu’il fallait dire.
d’un mur, un lézard s’écrit sur la page : est désormais convocable, concentrée, raison de vivre heureux quand même.
flash. Une forme résonne dehors, sondée. Ponge est certainement le seul Ce nouveau bonheur, cette « nouvelle Philippe Sollers
un accord lui répond dedans. Même qui ait eu l’ambition de défendre à la étreinte » n’est plus une idée vague Le Monde daté du 05.02.1999

60 Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours


du xvie siècle à nos jours
la question de l'homme dans
les genres de l'argumentation,

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L’ESSENTIEL DU COURS

ZOOM SUR…
L’énonciation dans un texte
argumentatif. Les formes de
l’argumentation
Comme l’auteur défend une po-
sition, il s’exprime généralement
dans le registre du discours plus
que dans celui du récit (même si des
exceptions existent). On trouve , donc,
dans le texte argumentatif :

U
– la présence plus ou moins nette-
ment marquée du locuteur (« je », n texte dit « argumentatif » est un texte qui défend une
termes modalisateurs indiquant une thèse et tente de la faire partager à son lecteur. Cet
évaluation, une vision subjective,
mots mélioratifs ou péjoratifs…) ; objectif particulier ne concerne pas que le « fond », il a
– la présence de l’interlocuteur ; une influence sur la forme même du texte.
l’auteur s’adresse parfois directe-
ment au lecteur (« vous »), lui pose
des questions, l’interpelle… ; Les objectifs et les procédés L’argumentation a toujours été liée à la littérature,
– des interrogations rhétoriques, du texte argumentatif et en particulier à la fiction. En effet, pour trans-
dont la réponse est, en quelque Tout texte comporte un thème, c’est-à-dire un sujet mettre une idée, pour convaincre et persuader, le
sorte, contrainte ; dont il s’empare et qu’il traite. Mais le texte argumen- style est un auxiliaire extrêmement efficace : la
– le pronom « on » qui offre de tatif comprend également une thèse, c’est-à-dire un force d’un argument est d’autant plus grande qu’il est
multiples possibilités (« on » gé- avis ou un jugement qu’un locuteur défend. exprimé de manière séduisante. Ainsi, on comprend
néralisant, permettant de délivrer Il faut donc, face à ce type de textes, identifier (et
une sentence ; « on » inclusif, dans distinguer) le thème et la thèse. Par exemple, un texte
lequel l’auteur et/ ou le lecteur peut traiter du thème de l’école, et défendre la thèse

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sont compris ; « on » exclusif, grâce selon laquelle l’école telle qu’elle existe n’est plus
auquel l’auteur se détache d’un adaptée au monde contemporain. Comme le montre
groupe pour montrer que son opi- cet exemple, le thème peut être reformulé par un
nion diffère). mot ou un groupe de mots (ici : l’école), tandis que la
On trouve également : des liens thèse peut être reformulée par une phrase verbale (ici :
logiques de cause, de conséquence, l’école telle qu’elle existe n’est plus adaptée au monde
de concession, etc. ; une structure contemporain).
logique, visible en particulier dans À la thèse soutenue par l’auteur s’oppose la thèse
l’emploi de paragraphes distincts ; adverse, ou thèse réfutée.
des figures de style (amplification, Afin de défendre sa thèse, l’auteur du texte emploie des
images, etc.) ; un ou plusieurs re- arguments : des idées, des causes, des références. Il les
gistres, suivant les intentions de appuie et les rend plus concrets grâce à des exemples.
l’auteur (ironique, polémique, etc.). En effet, un argument est abstrait, général, et il fait
le plus souvent appel à la logique. En revanche, un
Les formes d’argumentation exemple est plus concret, plus particulier, voire même
liées à la presse écrite. anecdotique. Toutefois, un exemple particulièrement
frappant peut prendre valeur d’argument.
Journaux et revues accueillent
régulièrement des textes argu- Un locuteur cherchant à faire adhérer un lecteur à la
mentatifs. thèse qu’il développe peut emprunter deux directions :
• Le billet d’humeur est une courte – soit il s’adresse à la raison de son destinataire, il tente
chronique sur un sujet d’actualité où alors de le convaincre ;
le rédacteur s’adresse, en son nom, à – soit il essaie de toucher les sentiments du récepteur,
une ou plusieurs personnes. auquel cas il passe par la persuasion.
• L’éditorial est un article émanant de En pratique, les textes mêlent le plus souvent ces deux
la direction du journal. Il engage la voies, et allient la pertinence d’arguments convain-
responsabilité du rédacteur en chef cants à un style frappant et persuasif.
et de l’ensemble du journal, tout en
restant une parole individuelle (celle
du journaliste qui le signe). Littérature et argumentation
• Un journal peut également La liste des genres au travers desquels peut se dé-
publier une lettre ouverte (cf. le ployer l’argumentation montre que celle-ci n’est pas
célèbre J’accuse, de Zola, paru dans réservée aux essais abstraits, aux traités théoriques,
L’Aurore le 13 janvier 1898.) ou aux articles. Allégorie de la rhétorique par Hans Sebald Beham.

62 La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours
L’ESSENTIEL DU COURS

l’intérêt que ceux qui cherchent à étayer une thèse


portent à la qualité littéraire de leurs textes. Les
l’exaltation de valeurs, de positions, que l’auteur
cherche à faire partager à ses auditeurs ou lecteurs.
REPÈRES
Essais de Montaigne, les Pensées de Pascal, les Salons Pourquoi donc ce « détour » par la fiction ? La Fontaine Les formes de l’argumentation.
de Diderot, les préfaces de Hugo, etc. sont encore lus écrit, dans les Fables, à propos de l’apologue : « C’est
aujourd’hui, non seulement en raison des idées et proprement un charme : il rend l’âme attentive,/ Ou L’argumentation peut être directe
réflexions qu’ils contiennent, mais aussi parce que plutôt il la tient captive ». ou indirecte. Elle est dite « indi-
la force et la beauté de leur écriture nous touchent. Selon le fabuliste, la fiction séduit le lecteur, et fonc- recte » ou « oblique » lorsque le
Sartre dit que « l’écrivain engagé sait que la parole tionne comme un appât : elle ensorcelle par le récit du locuteur utilise la fiction pour faire
est action […] Il sait que les mots, comme dit Brice conte ou de la fable, et la moralité (ou la thèse défendue) passer sa thèse ou son message.
Parrain, sont des "pistolets chargés". S’il parle, il tire ». devient ainsi plus « digeste ». L’essai peut, en effet, appa-
Cette citation souligne le pouvoir qu’ont certaines raître comme ardu et rebutant. Un récit, au contraire, est Les formes directes 
formules – capables de « faire mouche » – d’atteindre toujours plaisant par les personnages, les animaux qu’il • L’éloge, le panégyrique, le dithy-
ce qui est visé et celui qui est destinataire, au-delà met en scène, les dialogues qu’il utilise, etc. rambe sont des textes marquant
même de la littérature dite engagée. l’enthousiasme et l’admiration
Mais l’argumentation ne se contente pas de réclamer Conclusion que leur auteur voue à quelque
un « style », un talent d’écriture. Elle passe parfois Les auteurs classiques, au xviie siècle, avaient pour chose ou quelqu’un.
par la fiction, c’est-à-dire que, paradoxalement, elle devise « instruire et plaire », et l’apologue est préci- • L’essai est un ouvrage de forme
peut utiliser l’imaginaire afin de soutenir une opi- sément le lieu où les deux actes peuvent se conju- assez libre dans lequel l’auteur ex-
nion sur un élément bien réel. Cette association de guer. Le xviiie siècle a lui aussi fait le détour par la pose ses opinions (cf. Montaigne,
l’argumentation et de la fiction existe dès les premiers fiction pour défendre les idées des Lumières : les Les Essais, 1580.).
récits fondateurs : dans L’Iliade et L’Odyssée d’Homère, contes de Voltaire sont des essais ou des pamphlets • La lettre ouverte est un opuscule
ou encore dans les chansons de geste du Moyen rendus concrets et vivants grâce aux personnages et souvent polémique, rédigé sous
Âge, s’opère une alliance entre le récit d’exploits et aux registres comique, satirique, etc. Marivaux ou forme de lettre.
Beaumarchais illustrent la réflexion sur l’individu • Le manifeste est une déclaration
et la justice sociale dans leurs pièces de théâtre : au écrite, publique et solennelle, dans
DEUX ARTICLES DU MONDE travers des dialogues et des confrontations de per- laquelle un homme, un gouver-
À CONSULTER sonnages, le spectateur voit s’incarner des idées et nement ou un parti expose un
des avis contradictoires. L’Île des esclaves, de Mari- programme ou une position (on

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• « Indignez-vous ! » Un cri qui porte loin vaux, mêle à la fois le genre théâtral et l’utopie. trouve ainsi des manifestes de
p. 66-67 (Thomas Wieder, Le Monde daté du D’autres formes fictionnelles sont encore convo- groupes d’artistes, autour d’un
02.01.2011) quées, comme le dialogue, chez Diderot (Le Neveu programme esthétique : cf. Le Ma-
de Rameau). Des origines jusqu’à nos jours, la fiction nifeste du surréalisme).
• S’engager, pas s’indigner ! p. 67 est donc toujours l’alliée de l’argumentation : au • Le pamphlet est un écrit satirique,
(Franck Allisio, Le Monde daté du 14.01.2011) xxe siècle, la contre-utopie (1984, d’Orwell, 1949) et souvent politique, au ton virulent.
l’apologue (Matin brun, de Franck Pavloff, 1998) sont • Le plaidoyer est la défense d’une
encore bien présents. cause.
• La préface est un texte placé en
tête d’un ouvrage pour le présenter,
en préciser les intentions, dévelop-
per ses idées générales (préface de
Cromwell, ou encore préface du
Dernier Jour d’un condamné, de
Victor Hugo).
• Le réquisitoire est une accusation.

Les formes obliques 


• L’apologue, récit souvent bref
contenant un enseignement : la
fable et le conte appartiennent au
genre de l’apologue.
• Le conte (Perrault, Le Petit Chape-
ron rouge, 1697) et le conte philo-
sophique (Voltaire, Candide, 1759.).
• Le dialogue (parfois dialogue phi-
losophique, cf. Diderot ou Sade).
• La fable (La Fontaine).
• L’utopie (genre littéraire dans
lequel l’auteur imagine un uni-
vers idéal, par exemple l’abbaye
de Thélème, chez Rabelais) et la
contre-utopie (1984, de Georges
Orwell).

La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours 63
UN SUJET PAS À PAS

ZOOM SUR…
Victor Hugo : incarnation du
romantisme.
Écriture d’invention :
Victor Hugo (1802-1885) est
peut-être l’auteur qui concentre
Discours à la Chambre des pairs
à lui seul le plus de traits du ro-
mantisme. Chaque étape de sa Cette femme ne voyait pas l’homme terrible qui la
biographie est marquée par son regardait. Je demeurai pensif. Cet homme n’était
engagement, son enthousiasme plus pour moi un homme, c’était le spectre de la
violent pour des idées littéraires, misère, c’était l’apparition, difforme, lugubre, en
politiques et sociales neuves. Très plein jour, en plein soleil, d’une révolution encore
jeune, il se lance dans la bataille plongée dans les ténèbres, mais qui vient. Autrefois,
pour un nouveau théâtre, avec le pauvre coudoyait6 le riche, ce spectre rencontrait
Hernani (1830) et Ruy Blas (1838). Il cette gloire ; mais on ne se regardait pas. On passait.
inaugure le drame romantique, vé- Cela pouvait durer ainsi longtemps. Du moment
ritable machine de guerre contre la où cet homme s’aperçoit que cette femme existe,
tragédie classique qu’il veut détrô- tandis que cette femme ne s’aperçoit pas que cet
ner. Le drame romantique se pose homme est là, la catastrophe est inévitable. 
comme un théâtre total opérant (Victor Hugo, Choses Vues, 1846.)
le mélange des genres et offrant
le spectacle à la fois sublime et Notes
grotesque de la réalité humaine, 1. Le 22 février 1846, deux ans avant les émeutes
concentrée dans l’histoire d’un de 1848 qui entraîneront l’abdication du roi Louis-
destin brisé. Philippe.
Hugo se lance avec la même fougue 2. Haute assemblée législative dont Victor Hugo
dans l’action politique : il devient était membre.

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pair de France en 1845, prononce 3. Voiture à chevaux sur laquelle sont peints les
des discours importants en faveur emblèmes d’une famille noble.
de la liberté de la Pologne, se bat 4. Cet emblème signale que la passagère est une
contre la peine de mort et les injus- Victor Hugo. duchesse.
tices sociales, se déchaîne contre 5. Étoffe précieuse de couleur jaune.
Napoléon III. Ses choix politiques 6. Côtoyer.
le contraignent à l’exil dans les Le texte
îles anglo-normandes (Jersey puis Hier, 22 février1, j’allais à la Chambre des pairs2. Il L’intitulé complet du sujet
Guernesey) pendant dix-neuf ans. faisait beau et très froid, malgré le soleil de midi. À son arrivée à la Chambre des pairs, le narrateur,
Son retour en France est profon- Je vis venir rue de Tournon un homme que deux sous le coup de l’émotion, prend la parole à la
dément marqué par les horreurs soldats emmenaient. Cet homme était blond, pâle, tribune pour faire part de son indignation et plai-
de la Commune (L’Année terrible, maigre, hagard ; trente ans à peu près, un pantalon der pour plus de justice sociale. Vous rédigerez ce
1872). Sénateur à partir de 1876, il de grosse toile, les pieds nus et écorchés dans des discours.
devient une figure emblématique sabots avec des linges sanglants roulés autour des
de la gauche républicaine. chevilles pour tenir lieu de bas ; une blouse courte, L’analyse du sujet
Son œuvre littéraire exploite tous souillée de boue derrière le dos, ce qui indiquait Le sujet fait référence au « narrateur » du texte
les genres et tous les registres : qu’il couchait habituellement sur le pavé ; la tête extrait de Choses vues : il s’agit donc de Victor
auteur de grands romans (Notre- nue et hérissée. Il avait sous le bras un pain. Le Hugo, pair de France (une sorte de « sénateur »). La
Dame de Paris, 1831, ou Les Misé- peuple disait autour de lui qu’il avait volé ce pain situation de communication est celle d’un orateur
rables, 1862), il est également poète et que c’était à cause de cela qu’on l’emmenait. s’adressant à un public (les pairs de la Chambre).
(Les Châtiments, 1853, Les Contem- En passant devant la caserne de gendarmerie, un Le contexte implique donc une certaine solennité
plations, 1856) et dramaturge (Her- des soldats y entra, et l’homme resta à la porte, et un registre de langue soutenu. La tonalité du
nani, 1830, Ruy Blas, 1838). Il rédige gardé par l’autre soldat. Une voiture était arrêtée texte attendu est suggérée par les termes qui font
même une épopée de l’histoire de devant la porte de la caserne. C’était une berline référence à l’état d’esprit du locuteur : « sous le
l’humanité, La Légende des siècles armoriée3 portant aux lanternes une couronne coup de l’émotion », « indignation » : on doit donc
(1859-1883). ducale4, attelée de deux chevaux gris, deux laquais retrouver, dans le lexique et les tournures, les
en guêtres derrière. Les glaces étaient levées, mais marques de cette exaltation.
CITATION on distinguait l’intérieur, tapissé de damas bouton
d’or5. Le regard de l’homme fixé sur cette voiture Proposition de corrigé
« Le romantisme “n’est autre chose attira le mien. Il y avait dans la voiture une femme Mes confrères, mes amis,
que le courant de la révolution en chapeau rose, en rose de velours noir, fraîche, Permettez-moi d’intervenir de façon brutale et
dans les idées”. » blanche, belle, éblouissante, qui riait et jouait avec d’interrompre quelque peu le cours de vos propos,
(Victor Hugo, William Shakespeare, un charmant petit enfant de seize mois enfoui mais je ne peux me contenir davantage. Nous, pairs
III, livre II, 1864.) sous les rubans, les dentelles et les fourrures. de France, que faisons-nous ici ? Quelle est notre

64 La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours
UN SUJET PAS À PAS

Les bons outils


par les rues… Cette idée me fait frémir d’horreur.
En laissant toute une partie de la population vivre
REPÈRES
Le thème de l’exercice n’étant pas littéraire, dans des conditions lamentables, nous les incitons Quelques procédés stylistiques.
l’essentiel réside ici dans le style adapté à la à sombrer dans une déchéance toujours plus
situation de communication : multiplier les grande, à renoncer peu à peu à tout principe, à Le blâme
phrases exclamatives, interrogatives, impliquer perdre toute morale. Nous ne pouvons plus ignorer Les procédés les plus couramment
les destinataires du discours par des questions les drames qui se jouent sans cesse sous nos yeux. utilisés pour blâmer sont :
rhétoriques, passer du « je » au « nous », utiliser Battons-nous pour plus de justice sociale ! La ma- – un vocabulaire péjoratif ;
l’impératif à la première personne du pluriel. jorité de la population connaît une existence dé- – des figures par amplification
plorable, et se voit contrainte de travailler sans (hyperbole) ou par opposition (an-
mission ? Ne consiste-t-elle pas à servir de toutes relâche pour enrichir quelques privilégiés qui ne tithèse) des répétitions (anaphore,
nos forces la France ? Ah ! chers confrères, écoutez- se soucient pas de leur sort. Sans compter ceux que accumulation…) qui accentuent la
moi ! Je viens d’assister à une scène qui m’a profon- la société a mis au ban, parce que le destin les a fait réprobation, exagèrent la critique ;
dément troublé et que je souhaite partager avec naître malades ou infirmes. Devons-nous oublier – des métaphores et des comparai-
vous. Là, à l’instant, je viens de voir un homme, un ces laissés-pour-compte ? Avons-nous le droit de sons dépréciatives ;
misérable, l’un de nos semblables pourtant, que les ignorer sous prétexte qu’ils ne sont pas produc- – une ponctuation expressive, des
l’on emmenait en prison pour un pain volé… le tifs, et de les laisser mourir dans la misère ? Si nous, phrases de type exclamatif ou inter-
malheureux marchait presque pieds nus par le pairs du royaume, ne pouvons rien faire pour re- rogatif qui traduisent, par exemple,
froid qu’il fait et n’était vêtu que de haillons. La donner leur place à ceux qui n’en ont plus, qui le la colère et l’indignation du locuteur.
prison pour un pain volé ! Vous rendez-vous pourra ? Qui va lever les yeux vers ces fantômes ?
compte ? Et cet homme n’avait pas mangé depuis Le constat s’impose : les nantis se contentent de L’emphase
des jours. C’est pourtant là le quotidien du petit jouir de leurs privilèges, de leur fortune, sans au- Elle caractérise le ton général d’un
peuple de Paris, mais nous y sommes aveugles. Le cune gratitude pour les obscurs travailleurs qui leur discours enclin à l’exagération ; son
riche ne se soucie pas du pauvre. Les propriétés, les permettent de s’enrichir, sans aucune compassion contraire est la simplicité. Consi-
rentes, les titres, les réceptions, voilà ce qui préoc- pour les plus démunis… Mais soyez sûrs d’une dérée péjorativement, l’emphase
cupe le riche, voilà les objets de ses soins, voilà ce chose : si nous persistons dans notre indifférence, devient de « l’enflure » ou de la
pour quoi il se bat. Mais cette situation ne peut se à ignorer la violence faite aux pauvres de cette grandiloquence. Dans cet extrait
prolonger encore longtemps, le scandale a assez nation, à ne même pas leur accorder l’aumône d’un de Tartuffe, le faux dévot, surpris en

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duré et, en notre âme et conscience, nous sentons regard, alors le vent de la tempête soufflera sur nos flagrant délit, s’accuse avec une em-
bien que nous ne pouvons plus nous en satisfaire. têtes ! Si une poignée d’hommes oisifs possèdent phase particulièrement hypocrite :
Pouvons-nous encore tolérer que nos semblables toutes les richesses et que la majorité ne peut vivre « Oui, mon frère, je suis un méchant,
travaillent dans des conditions déplorables pour décemment d’un honnête labeur, alors, mes amis, un coupable,/ Un malheureux pé-
ramener quelques sous au logis ? Que les enfants tôt ou tard le peuple se révoltera et jettera à bas les cheur tout plein d’iniquités,/ Le plus
soient obligés de travailler, de laisser leur joie, leur fondements d’une société trop inique. Unissons grand scélérat qui jamais ait été.[...]… »
santé, parfois leur vie dans un labeur inhumain que plutôt nos forces pour prévenir la catastrophe tant (Molière, Tartuffe, acte III, scène 6,
bien des adultes ne pourraient accomplir ? Pou- qu’il en est encore temps, et réformons notre so- 1664.)
vons-nous encore tolérer que les femmes livrées à ciété pour qu’enfin elle soit plus juste et plus res-
leur propre sort soient réduites aux dernières ex- pectueuse de tous ses membres. Mes amis, agissons L’éloge
trémités et s’avilissent pour espérer subsister ? Non, pour le bien-être de tous ! Le genre de l’éloge recourt à tous
assez ! L’existence que nous laissons à nos misé- les procédés du registre laudatif :
rables frères est une existence dégradante. Imagi- – un vocabulaire mélioratif ;
nez-vous un instant que l’homme que j’ai vu ait Ce qu’il ne faut pas faire – des figures par amplification ou
volé par choix, par plaisir ? Non, seuls le désespoir par opposition, des répétitions ;
• Revenir trop longuement sur l’anecdote
et la faim ont pu conduire cet homme à faire fi de – des métaphores et des comparai-
rapportée dans le texte : elle n’est que le point
son honneur et de sa dignité. Peut-être a-t-il une de départ de l’exercice d’écriture. sons valorisantes ;
famille à nourrir, peut-être est-ce pour eux qu’il • Attention aux anachronismes : le locuteur – un rythme et une syntaxe qui
s’est livré à cet acte… Une fois leur père emprisonné, se situe en 1848. donnent souvent une allure em-
que vont devenir ces petits ? Ils s’en iront mendier phatique au discours.

Les termes péjoratifs et


mélioratifs
SUJETS TOMBÉS AU BAC SUR CE THÈME Un terme péjoratif est dévalori-
sant ; un terme mélioratif est valo-
Dissertations risant. Une maison (terme neutre),
– Les textes littéraires et les formes d’argumentation souvent complexes qu’ils proposent vous paraissent-ils peut-être appelée péjorativement
être un moyen efficace de convaincre et persuader ? Vous présenterez votre travail sous la forme d’une lettre, « baraque » ou au contraire, de
mais sans la signer. (Sujet national, 2002, séries ES, S) façon méliorative, « demeure ».
– Dans quelle mesure la forme littéraire peut-elle rendre une argumentation plus efficace ? (Sujet national, Certains suffixes sont péjoratifs :
2007, séries ES, S) -ard (braillard), -âtre (jaunâtre),
-aud (lourdaud), -asse (bavasser),
-esque (livresque), -on (souillon), -is
(ramassis).

La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours 65
LES ARTICLES DU

« Indignez-vous ! » Un cri qui porte loin


La brochure, publiée en octobre par une petite maison d’édition,
a déjà trouvé près de 500 000 lecteurs.

«E
 
n quarante ans de vie au cours de la même période, que Septième titre de cette collection, de laquelle Stéphane Hessel a
de libraire, je n’ai jamais 9 500 exemplaires de La Carte et le Indignez-vous ! a d’abord été tiré participé comme chef de cabinet
vu un tel phénomène ! » Territoire (Flammarion). à 8 000 exemplaires. « Nous en d’Henri Laugier, alors secrétaire
Jean-Marie Sevestre, le patron de Depuis sa parution, le 20 octobre, sommes aujourd’hui à 650 000 », général adjoint de l’onu.
Sauramps, la grande librairie du Indignez-vous ! a déjà été vendu à explique Sylvie Crossman, qui a Reste le discours de la méthode.
centre de Montpellier, n’en revient 450 000 exemplaires, avec notam- cédé les droits en Italie, et s’apprête Sur ce point, l’horizon référentiel
pas. Depuis le 1er décembre 2010, ment de très fortes percées dans à les vendre en Grèce, en Angleterre, de Stéphane Hessel est plus com-
il a vendu 8 500 exemplaires le Midi toulousain et en Bretagne, en Pologne et aux États-Unis. plexe qu’il n’y paraît. Stigmatisant
d’Indignez-vous !, la brochure de selon Sylvie Crossman, l’éditrice « l’indifférence » comme « la pire
Stéphane Hessel (Indigène, 32 p., de Stéphane Hessel. Cette ex-jour- « Insurrection des attitudes », Stéphane Hessel
3 euros). « C’est de la folie. Le 24 naliste, qui fut notamment corres- pacifique » vante les mérites de « l’engage-
décembre, certains clients en ont pondante du Monde à Los Angeles Comment expliquer un tel suc- ment ». Mais lequel ? Le texte, ici,
acheté cinq ou dix pour les offrir. Je et à Sydney, n’est pas habituée à cès ? D’abord quelques mots de est assez ambivalent.
pensais que ça allait se calmer après de tels chiffres. Indigène, la petite l’objet. Établi par les deux éditeurs D’un côté, dans le sillage de
Noël, mais non : depuis, on en vend maison qu’elle a fondée, en 1996, à partir de trois conversations Martin Luther King ou de Nelson
encore 400 par jour ! » avec son compagnon, Jean-Pierre d’une heure et demie qui se sont Mandela, l’auteur se fait le chantre
Ce que décrit Jean-Marie Se- Barou, un ex-militant de la Gauche tenues, au printemps 2010, au de la « non-violence ». Convaincu de

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vestre, les statistiques à l’échelle prolétarienne passé par les éditions domicile parisien de Stéphane la « capacité des sociétés modernes
nationale le confirment. Selon du Seuil, était jusque-là coutumière Hessel, ce texte qui se lit en un à dépasser les conflits par une
la base de données Datalib, qui des tirages confidentiels. quart d’heure se présente à la compréhension mutuelle et une
réunit environ 200 librairies indé- Créé dans le but de « favoriser fois comme un constat, un pro- patience vigilante », il plaide pour
pendantes, Indignez-vous ! est non le dialogue entre nos sociétés et les gramme et un discours de la une « insurrection pacifique »,
seulement en tête des ventes, avec sociétés dites "premières" », Indi- méthode. une notion présente dans l’ap-
80 000 exemplaires écoulés en dé- gène a lancé, en 2009, une nouvelle Le constat tient en une phrase : pel du 8 mars 2004 qu’il cosigna
cembre, mais il devance de très loin collection, « Ceux qui marchent « Dans ce monde, il y a des choses avec d’autres anciens résistants,
le reste du peloton : en deuxième contre le vent », destinée à abriter insupportables. » L’inventaire est comme Lucie et Raymond Aubrac,
position, Michel Houellebecq, lau- des « textes militants en faveur vaste. Il va du national au glo- Daniel Cordier, Maurice Kriegel-
réat du prix Goncourt, n’a vendu, d’une révolution des consciences ». bal, Hessel s’insurgeant d’abord Valrimont, Germaine Tillion et
contre « cette société des sans-pa- Jean-Pierre Vernant. D’un autre
piers, des expulsions, des soupçons côté, Hessel ne condamne pas en
POURQUOI CET ARTICLE ? de la Résistance et à la Déclaration à l’égard des immigrés, (…) où l’on bloc toute forme de violence. Se
universelle des droits de l’homme. remet en cause les retraites, les référant, ici, à Jean-Paul Sartre,
Les années 2010 et 2011 ont été Au-delà des principes, le texte de acquis de la Sécurité sociale (…), il affirme ainsi que, si « on ne
marquées par le phénoménal Stéphane Hessel est aussi un appel où les médias sont entre les mains peut pas excuser les terroristes
succès de librairie d’un court à « l’insurrection pacifique » contre des nantis », avant de dénoncer qui jettent des bombes », on peut
texte de Stéphane Hessel intitulé les excès du libéralisme. Selon « l’immense écart qui existe entre du moins les « comprendre ». À
Indignez-vous ! (3 000 000 lecteurs Thomas Wieder, le retentissement les très pauvres et les très riches l’appui de sa thèse, l’auteur cite
fin 2011). Le retentissement de ce de Indignez-vous ! tient à la fois et qui ne cesse de s’accroître », les le cas des Palestiniens : « Il faut
texte argumentatif ne s’est pas à la personnalité de son auteur atteintes aux droits de l’homme et reconnaître que lorsque l’on est
limité au nombre de ses lecteurs. – ancien résistant et déporté, les menaces qui pèsent sur l’état de occupé avec des moyens militaires
Il a aussi inspiré de nombreux homme de lettres et diplomate – la planète. supérieurs aux vôtres, la réaction
mouvements protestataires dans et à la conjoncture de la deuxième Le programme, quant à lui, populaire ne peut pas être que non
diverses capitales – entre autres décennie du siècle, marquée par de s’articule autour de deux textes. violente. »
Madrid – dont les participants multiples inquiétudes. À côté du Il s’agit d’abord des mesures
se sont nommés eux-mêmes les « J’accuse » de Zola, ou de l’ « Appel adoptées, en 1944, par le Conseil Conjoncture
« Indignés ». Le candidat au bac du 18 juin » 1940 de de Gaulle, le national de la Résistance, qui favorable
trouvera, dans cet article, une ana- candidat retiendra cet exemple de préconisait « l’instauration d’une Hessel, on le voit, brasse large.
lyse de ce texte, qui se réfère au texte argumentatif qui contribue véritable démocratie économique À l’exception de sa position déjà
programme du Conseil national à faire l’Histoire. et sociale ». Il s’agit ensuite de la connue depuis longtemps sur le
Déclaration universelle des droits Proche-Orient, et contre laquelle
de l’homme (1948), à la rédaction s’est notamment élevé le polito-

66 La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours
LES ARTICLES DU

logue Pierre-André Taguieff, les rassurer les réalistes. ciale et à New York sur les Objectifs trice, « arrivé à point nommé, en
causes qu’il défend, comme les Paré de l’aura dont jouissent de développement du millénaire touchant un sentiment de désarroi
textes auxquels il se réfère, sont on les derniers témoins de la geste – qui nous permettaient d’aborder redoublé par l’adoption de la ré-
ne peut plus consensuels. Telle est résistante – ce qu’illustre notam- le xxie siècle avec confiance. Depuis, forme des retraites ». D’un côté
sans doute l’une des clés du succès. ment le succès des Mémoires de on est sur une pente descendante, des économistes « atterrés », de
Une autre tient à l’auteur : né en Daniel Cordier (Alias Caracalla, avec le 11-Septembre, la guerre l’autre un vieux sage « indigné »
Allemagne, en 1917, et installé Gallimard, 2009) –, Hessel bé- contre le terrorisme, huit ans de qui attend de sa « toute petite bro-
en France depuis 1924, il est l’in- néficie enfin d’une conjoncture Bush, puis la crise financière, avec, chure » qu’elle incite « les gens, et
carnation parfaite de « l’homme favorable. « Ce livre n’aurait pas au final, le sentiment qu’aucun surtout les jeunes qui ont tendance
européen » ; rallié au général de eu de sens il y a dix ans, nous gouvernement n’est capable de à se désengager, à prendre leur
Gaulle, dès 1941, puis déporté à explique-t-il de sa voix ronde au résoudre les problèmes. » destinée en main » : décidément,
Buchenwald et à Dora, il suscite timbre inimitable. En 2000, on Coïncidant avec le succès du la colère se vend très bien.
l’admiration des héros et l’empa- sortait d’une décennie admirable : Manifeste des économistes atter- Seize mois avant l’élection pré-
thie des victimes ; normalien féru après la chute du mur de Berlin, il rés (Les liens qui libèrent, 70 p., sidentielle, cela ne constitue sans
de poésie et diplomate rompu y a eu cinq grandes conférences 5,50 euros), un autre petit texte doute pas un programme de gou-
aux négociations multilatérales, il mondiales – à Rio sur l’environ- qui se classe au quatrième rang vernement. Mais à coup sûr un
cultive une double image de prag- nement, à Vienne sur les droits de des meilleures ventes en librairie, sérieux avertissement.
matisme et d’idéalisme, propre l’homme, à Pékin sur les femmes, en décembre, selon Datalib, Indi- Thomas Wieder
à séduire les romantiques et à à Copenhague sur l’intégration so- gnez-vous ! est, d’après son édi- Le Monde daté du 02.01.2011

S’engager, pas s’indigner !


Réponse à Stéphane Hessel

S
téphane Hessel aura au moins des lunettes qui datent de l’après- froide mais en regardant de plus l’engagement. S’engager, c’est

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réussi une chose : offrir une guerre. Louer le programme du près, il se révèle aussi inquiétant. d’abord et avant tout prendre à
solution simple et confortable Conseil national de la Résistance Cet appel est en effet inquiétant bras-le-corps la réalité telle qu’elle
à tous les parents et grands-parents est une chose, vouloir apporter car il reprend les vieilles ficelles est et non telle qu’on voudrait
en panne d’idée de cadeau en cette les mêmes solutions, soixante-six des populistes et des démagogues : qu’elle soit. Aujourd’hui comme
fin d’année 2010. Cette injonction ans plus tard, dans un monde qui désigner des coupables à la vindicte hier, l’engagement n’est possible
semble s’adresser aux « jeunes », n’est plus du tout le même, en est populaire, comparer l’incompa- que dans un espace politique à
ceux qui ont aujourd’hui l’âge une autre. À une France, qu’on rable, dresser un tableau apocalyp- l’écoute du monde et de la société
qu’avait Stéphane Hessel durant la le veuille ou non, au cœur d’une tique de la situation mais sans faire d’aujourd’hui et non prisonnier de
Seconde Guerre mondiale, ceux qui mondialisation avancée avec une le moindre début d’une proposition ses dogmes et utopies. On s’atten-
sont en première ligne pour relever économie totalement ouverte en sérieuse pour changer les choses. dait à un appel à l’action, on n’a
les défis personnels et collectifs concurrence avec des puissances Car, si certains hommes de gauche, en fin de compte qu’un appel à
qui se présentent à eux. Puisque émergentes ultra-compétitives, tel Manuel Valls, découvrent les la réaction. Paradoxalement, cet
nous avons été interpellés, autant Stéphane Hessel prescrit planifi- vertus du réalisme tant en matière « indignez-vous » raisonne comme
répondre et expliquer pourquoi cation et nationalisations. On se économique qu’en matière d’ordre un « résignez-vous » tant Stéphane
nous considérons cet appel comme croyait dans Le Monde d’hier, on se public, d’autres, comme Stéphane Hessel semble nous dire que son
anachronique, inquiétant et en fin retrouve chez Hibernatus : après Hessel, se complaisent dans la mise royaume n’est pas de ce monde.
de compte décevant. le bon vieux temps, le déluge… Un en accusation et finissent par se C’est un Candide qui n’aurait tiré
Cet appel est avant tout ana- tel anachronisme pourrait faire situer entre le « qu’ils s’en aillent aucune leçon à la fin de son périple.
chronique car Stéphane Hessel y sourire une génération qui a grandi tous » de Jean-Luc Mélenchon et À cet « indignez-vous », nous
jauge le monde d’aujourd’hui avec dans le monde de l’après-guerre le « tous pourris » de Jean-Marie Le aurions préféré un « engagez-
Pen. Et l’enfer étant pavé de bonnes vous » : engagez-vous dans la vie
intentions, on se rend compte que publique comme vous vous enga-
POURQUOI CET ARTICLE ? annoncés par trois adjectifs, l’évangile selon Hessel, credo des gez dans vos vies personnelles et
« anachronique, inquiétant, bobos, finit par ressembler aux dia- professionnelles, c’est-à-dire en
Franck Allisio répond ici à décevant » avant de conclure tribes de ceux contre lesquels il s’est traçant sa propre route mais en
l’appel lancé par Stéphane sur un autre mot d’ordre : toujours battu. On sait pourtant restant en prise avec la réalité d’un
Hessel dans Indignez-vous !. Il « engagez-vous ». Le candi- depuis Pascal que qui veut faire monde qui évolue sans cesse. Et
introduit son propos en usant dat au bac trouvera dans cet l’ange fait la bête… avec au cœur, non pas l’indigna-
de l’ironie (l’opuscule de Sté- article un exemple de contre Cet appel est enfin décevant tion mais du courage et de l’ima-
phane Hessel comme cadeau argumentation à lire crayon car ce que n’a pas saisi Stéphane gination.
de fin d’année). Il donne ainsi le en main pour en souligner les Hessel, c’est que pour toute une Franck Allisio,
ton d’une argumentation viru- articulations, les arguments et génération, c’est justement cette Président national
lente construite en trois points, les exemples. façon de faire de la politique qui des Jeunes Actifs de l'UMP,
a désenchanté puis dégoûté de Le Monde daté du 14.01.2011

La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours 67
L’ESSENTIEL DU COURS

ZOOM SUR…
Les stratégies des écrivains des
La réflexion sur l’homme à
Lumières.

Dans leurs combats pour la justice


travers les textes argumentatifs

U
et notamment la dénonciation de
l'esclavage, les écrivains des Lumières n texte argumentatif peut traiter de tout type de sujets.
ont multiplié les stratégies d’écriture.
Cependant, on retrouve, au fil des siècles, une récurrence
Diderot des thèmes liés à ce que l’homme a de plus proche, mais
Après la publication du Voyage
autour du monde, relatant l’ex-
parfois de plus mystérieux : lui-même.
pédition de Bougainville et la
prise de possession des îles du La réflexion sur ce qui constitue est André Breton, met en avant l’importance de
Pacifique, Diderot imagine un l’identité de l’homme l’inconscient.
dialogue dans lequel un Tahitien Le texte argumentatif est la défense, par un écrivain, Certains textes, enfin, sont plus ouvertement phi-
s’adresse à un Européen : « Tu n’es d’une thèse déjà formée ; il est également un espace losophiques. Sartre, dans L’Être et le Néant, ou dans
pas esclave : tu souffrirais plutôt où il peut s’interroger, poser des questions dont les L’Existentialisme est-il un humanisme ?, définit la
la mort que de l’être, et tu veux réponses ne sont pas évidentes et nécessitent une conscience et rejette l’idée selon laquelle il existerait
nous asservir ! Tu crois donc que réflexion. L’auteur y développe des constats, propose une « nature humaine » ou un « caractère » auxquels
le Tahitien ne sait pas défendre sa une interprétation, éventuellement une thèse et, nous serions soumis. Il s’oppose par là à tout ce que
liberté et mourir ? […] quel droit surtout, une pensée en construction. les moralistes avaient cherché à montrer.
as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? L’une des questions fondamentales qui se pose à Cette interrogation sur l’homme est souvent ac-
Tu es venu ; nous sommes-nous l’homme est bien sûr celle de son identité : qu’est-ce compagnée d’une réflexion sur le rapport entre
jetés sur ta personne ? avons-nous qu’un homme, un individu ? individu et foi, ou individu et croyance. En effet,
pillé ton vaisseau ? t’avons-nous Pour tenter de répondre à cette question, certains qui veut étudier l’homme doit prendre en compte
saisi et exposé aux flèches de nos écrits s’organisent autour d’une description de soi. ses aspirations et son inclination au sacré. Certains

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ennemis ? t’avons-nous associé Au xvie siècle, Montaigne, dans Les Essais, tente de se théologiens, comme Thomas d’Aquin, ou certains
dans nos champs au travail de nos dépeindre pour se comprendre. L’autoportrait prend croyants fervents, comme Pascal, exposent leurs
animaux ? » (Diderot, Supplément une valeur argumentative lorsqu’il se tourne vers convictions religieuses dans leurs ouvrages. Ce fai-
au Voyage de Bougainville, 1772.) une réflexion théorique à partir de l’observation de sant, ils proposent aussi une conception de l’homme :
soi-même. Montaigne affirme ainsi « Je ne peins pas il est doté d’une âme.
Montesquieu l’homme, je peins le passage ». Jean-Jacques Rousseau, La réflexion sur l’homme pose alors la question du
Il utilise, dans un essai dont l'inter- au xviiie siècle, donnera à la littérature française la pre- sens de notre vie sur terre, de notre devenir, et de la
prétation fait encore l'objet de mière autobiographie au sens strict du terme, mais Les valeur que l’on peut accorder aux biens matériels ou
discussions, le raisonnement par Confessions offrent de nombreux passages dans lesquels spirituels. Tout le xviiie siècle (en particulier Voltaire et
l’absurde : « Le sucre serait trop cher, récit de sa propre vie et réflexion sur l’identité se mêlent Diderot) s’attache à cette question en la posant sous
si l'on ne faisait travailler la plante inextricablement. Les xixe et xxe siècles poursuivront cet l’angle du bonheur. Les philosophes des Lumières
qui le produit par des esclaves. Ceux effort de compréhension de soi, également tentative de combattent une religion répressive et autoritaire, et
dont il s'agit sont noirs depuis les compréhension de l’homme. posent des valeurs nouvelles.
pieds jusqu'à la tête ; et ils ont le nez Des textes plus directement argumentatifs s’inté-
si écrasé qu'il est presque impossible ressent également à cette question. L’auteur cherche L’individu et la société
de les plaindre. » (Montesquieu, De alors à expliciter ce qu’est la personnalité ou l’hu- Réfléchir sur l’homme, c’est aussi réfléchir sur la
l’esprit des lois, 1748.) manité, en tentant de découvrir les rouages du cœur société dans laquelle il s’insère. En effet, la vie en
comme ceux de la pensée. La réflexion se fait, dans ce société engendre des heurts, des frustrations… Les
Voltaire cas, plus large, et même si certains écrivains partent textes argumentatifs cherchent donc à comprendre
Il a recours au conte, dans lequel d’un cas particulier, ils dégagent ensuite des lois le rapport de l’homme à sa communauté, et élaborent
il introduit un témoignage. Can- ou des thèses générales. Au xviie siècle, Pascal pose parfois des modèles de sociétés.
dide rencontre un esclave mutilé ainsi, dans Les Pensées, la question : « Qu’est-ce que Le genre de l’utopie (créé par Thomas More au
qui lui apprend les causes de son le moi ? ». Il y répond à l’aide d’un développement xvie siècle) est ainsi un entrelacement du récit et de
malheur : « On nous donne un théorique révélant que ce « moi » n’est réductible ni l’argumentation : il propose un lieu idéal, en corres-
caleçon de toile pour tout vête- au corps, ni à la raison, ni aux émotions. La Roche- pondance avec des valeurs, comme le fait Rabelais
ment deux fois l'année. Quand foucauld ou La Bruyère livrent, dans les Maximes et avec l’abbaye de Thélème. D’autres écrivains utilise-
nous travaillons aux sucreries, dans Les Caractères, une série de descriptions, parfois ront ce genre. Voltaire propose l’utopie de l’Eldorado,
et que la meule nous attrape le critiques, qui permettent de saisir un individu à partir dans Candide, il y montre l’importance des arts et des
doigt, on nous coupe la main ; de ce qu’il montre ou de ce qu’il croit être. Ces mora- sciences et la possibilité de se passer de prisons. Au
quand nous voulons nous enfuir, listes cherchent à pénétrer la vérité psychologique xixe siècle, Jules Verne et Charles Fourier imaginent
on nous coupe la jambe : je me suis d’un homme, au-delà des apparences. des villes propres, rationnelles et géométriquement
trouvé dans les deux cas. C'est à ce Au xxe siècle, les surréalistes reprendront cette ques- parfaites.
prix que vous mangez du sucre en tion pour lui donner une toute autre interprétation. Le rapport entre individu et société peut également
Europe. » (Voltaire, Candide, 1759.) En effet, ce courant littéraire, dont le chef de file passer par l’élaboration de codes et de « lois » mo-

68 La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours
L’ESSENTIEL DU COURS

rales, afin de permettre une vie commune sans


affrontement. Les moralistes du xviie siècle prônent
jamais cessé. Les textes argumentatifs peuvent être
directs : Montaigne, dans Les Essais, critique l’ethno-
REPÈRES
une conduite mesurée, correspondant aux valeurs centrisme et Levi-Strauss, ethnologue du xxe siècle, Les genres argumentatifs.
« classiques » de l’époque. Ils admettent l’existence auteur de Tristes Tropiques, montre que ce que nous
de l’orgueil, des défauts de chacun mais montrent nommons « barbarie » est bien plus de notre côté que Apologie
comment on peut, en respectant les bienséances et de celui des « barbares ». Désigne, en grec, le discours pro-
en se pliant à des usages de politesse, faire en sorte Sartre, dans son texte Orphée noir, préface à La noncé pour défendre quelqu’un.
que les vices ne soient pas invivables. La vision de nouvelle poésie nègre et malgache de Senghor, évoque Par extension, tout discours qui
l’homme qu’ils proposent est assez désabusée dans les mécanismes racistes. D’autres auteurs utilisent vise à justifier ou à glorifier une
la mesure où ils ne croient pas à une amélioration l’argumentation indirecte. Prévert, Césaire, Senghor, personne ou une doctrine. Il ap-
de l’individu. Pascal dans Les Trois Discours sur la par exemple, prennent la parole et défendent la thèse partient alors au vocabulaire de
condition des Grands, ou La Rochefoucauld dans les de l’antiracisme à travers la poésie. l’éloge et s’oppose au blâme. Les
Maximes, donnent aux lecteurs des éléments pour Cette réflexion sur l’égalité des hommes s’accom- Lettres philosophiques de Voltaire,
transformer cet état de fait en un univers tolérable. pagne de celle portant sur la justice. De fait, la par exemple, sont une apologie
Le théâtre prend en charge lui aussi cette réflexion : littérature argumentative s’intéresse aux notions de du régime parlementaire anglais.
la pièce de Molière, Le Misanthrope, peut être lue pouvoir, de tolérance… Le siècle des Lumières a vu
comme une argumentation sur la franchise et l’hy- émerger de très nombreux écrits comparant les dif- Controverse
pocrisie. Les pièces de Racine posent la question de férents modes de gouvernements (Montesquieu, De Discussion argumentée, contes-
la place à donner aux passions individuelles contre l’esprit des lois, texte théorique ; Les Lettres persanes, tant une opinion, un problème,
les devoirs sociaux. roman épistolaire), véritables critiques du fanatisme un phénomène ou un fait, notam-
Tout au long du xixe siècle, des auteurs tels que et de l’intolérance. En se basant sur ces éléments, ment religieux. La controverse de
Stendhal, Balzac, Maupassant ou Zola montrent, dans Voltaire et Diderot ont ainsi fourni de nombreux Valladolid (1550-1551) porte sur
des articles ou dans leurs romans, par le biais des articles pour L’Encyclopédie. la légitimité de la colonisation
réflexions des personnages, les difficultés de l’accord de l’Amérique par les Espagnols.
entre l’individu et la société. Certains textes argumen- Cette interrogation sur les modes politiques mène im- Jean-Claude Carrière en a fait une
tatifs explicitent cette incompatibilité, par exemple manquablement à la réflexion sur l’engagement. Les pièce de théâtre en 1992.
en développant une théorie de l’individualisme. textes argumentatifs explorent également les thèmes
Choderlos de Laclos, dans Les Liaisons dangereuses, ou de la guerre, de « l’inhumain », et, au xxe siècle, de Critique

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Sade, dans ses écrits romanesques et philosophiques, l’univers concentrationnaire. Réfléchir sur l’homme, Au sens littéraire, activité qui
montrent des personnages pour qui la seule voie c’est ainsi prendre position sur l’horreur de cer- essaie de comprendre le fonction-
possible est le rejet des valeurs communes et l’exal- tains événements. L’indignation emprunte diverses nement et le sens de l’œuvre d’art,
tation des inclinations personnelles. voies : la satire ou le pamphlet, l’ironie (Candide, par plus particulièrement littéraire.
Au xxe siècle, nombreux sont les ouvrages argumenta- exemple), le récit (autobiographies de Primo Levi, de À partir du xixe siècle, la critique
tifs sur la société de consommation et l’uniformisation Semprun…), la contre-utopie (1984, d’Orwell). En 2010, est devenue un genre littéraire à
issue de la mondialisation qui révèlent une réflexion Stéphane Hessel a rencontré un succès fulgurant avec part entière, dont les grands noms
sur les désirs et les frustrations individuels. un appel à l’engagement intitulé Indignez-vous. sont Sainte-Beuve, Proust (Contre
Sainte-Beuve, 1954), Paul Valéry
La réflexion politique (Variété, 1924-1944) ou encore
S’inscrire dans une société, c’est aussi participer à Conclusion Roland Barthes (Essais critiques,
la vie politique. Or, l’argumentation est le type de Le texte argumentatif, direct ou indirect, est le lieu 1964).
texte privilégié pour développer des thèses, faire la privilégié d’une réflexion anthropologique qui se
critique ou l’éloge de certains modes de pouvoir et poursuit au fil des époques. Les auteurs s’interrogent, Essai
de certaines valeurs. et se répondent d’un siècle à l’autre, chaque vision Texte en prose de longueur va-
La réflexion sur le rapport entre soi et l’autre n’a enrichissant notre vision de nous-même. riable qui analyse librement un
sujet moral, philosophique ou lit-
téraire. Le genre et le nom ont été
inventés par Montaigne, imitant
DEUX ARTICLES DU MONDE des traités philosophiques de Sé-
À CONSULTER nèque. Le genre trouve son plein
épanouissement au xxe siècle, avec
• « L'engagement s'est déplacé du une floraison d’essais critiques et
mariage vers la filiation » p. 72-73 philosophiques.
(Propos recueillis par Gaëlle Dupont, Le Monde
Culture et idées daté du 10.01.2015) Manifeste
Déclaration écrite, publique et so-
• Mario Vargas Llosa : « Je n’accepte pas lennelle, dans laquelle une entité
que la littérature soit un amusement » politique, un artiste ou un groupe
p. 73-74 d’artistes expose une décision, une
(Florence Noiville, Le Monde daté du 20.06.2008) position, une conception ou un
programme, artistique ou non.
Exemple : André Breton, le Mani-
François Rabelais. feste du surréalisme, 1924.

La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours 69
UN SUJET PAS À PAS

ZOOM SUR…
La Bruyère précurseur des
Commentaire de texte :
Jean de La Bruyère, « De l'homme »
Lumières.

La Bruyère est un maître – au sens


des écoles de peinture – qui réus-
sit l’entrée en scène de ses person-
nages, toujours en action plutôt que il continue à manger. Il se fait, quelque part où il se
décrits. Sa verve provocatrice trou- trouve, une manière d’établissement6, et ne souffre
vera sa descendance littéraire avec pas d’être plus pressé7 au sermon ou au théâtre que
Montesquieu dans ses Lettres per- dans sa chambre. Il n’y a dans un carrosse que les
sanes, Marivaux et Beaumarchais places du fond qui lui conviennent ; dans toute autre,
dans leurs meilleures tirades et si on veut l’en croire, il pâlit et tombe en faiblesse.
Voltaire dans ses contes. On ne peut S’il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient8 dans
cependant réduire La Bruyère à la les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans
seule dimension d’auteur « plaisant ». la meilleure chambre le meilleur lit. Il tourne tout à
À côté des maximes et des portraits, son usage ; ses valets, ceux d’autrui, courent dans le
Les Caractères (1688) contiennent même temps pour son service. Tout ce qu’il trouve
des réflexions sur le pouvoir et sur la sous sa main lui est propre, hardes9, équipages10.
société qui, sans jamais être les pro- Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour
pos d’un révolutionnaire ni même personne, ne plaint personne, ne connaît de maux
d’un réformateur, portent en germe que les siens, que sa réplétion11 et sa bile, ne pleure
les Lumières du xviiie siècle. « Que me point la mort des autres, n’appréhende que la sienne,
servirait en un mot, comme à tout qu’il rachèterait volontiers de l’extinction du genre
le peuple, que le prince fût heureux humain.
et comblé de gloire par lui-même (Jean de La Bruyère, « De l’homme », Les Caractères,

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et par les siens, que ma patrie fût 1688.)
puissante et formidable, si triste et
inquiet, j’y vivais dans l’oppression Notes
ou dans l’indigence ? » (« Du 1. Sa propriété.
Souverain ou de la république ») 2. Se dit pour toute espèce de nourriture.
La Bruyère est l’un des tout premiers 3. Manger bruyamment, en se faisant remarquer.
à manifester une sensibilité aux 4. Assemblage de barreaux contenant le fourrage
souffrances du peuple : « Il y a des du bétail.
misères sur la terre qui saisissent 5. Se curer.
le cœur ; il manque à quelques-uns 6. Il fait comme s’il était chez lui.
jusqu’aux aliments ; ils redoutent 7. Serré dans la foule.
Jean de La Bruyère, portrait attribué à Nicolas de Largillière
l’hiver, ils appréhendent de vivre. » (1656-1746). 8. Devancer.
(« Des biens de fortune »). Sa vi- 9. Bagages.
sion reste celle d’un moraliste : « Le Le texte 10. Tout ce qui est nécessaire pour voyager (chevaux,
peuple n’a guère d’esprit, et les Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes carrosses, habits, etc.).
grands n’ont point d’âme : celui- ensemble sont à son égard comme s’ils n’étaient 11. Surcharge d’aliments dans l’appareil digestif.
là a un bon fond, et n’a point de point. Non content de remplir à une table la pre-
dehors ; ceux-ci n’ont que des mière place, il occupe lui seul celle de deux autres ; Introduction
dehors et qu’une simple super- il oublie que le repas est pour lui et pour toute la Les Caractères, grande œuvre du moraliste La
ficie. Faut-il opter ? Je ne balance compagnie ; il se rend maître du plat, et fait son Bruyère, offre une riche galerie de portraits sati-
pas : je veux être peuple. » (« Des propre1 de chaque service : il ne s’attache à aucun des riques. Si les lecteurs du xviie siècle voulaient y voir
Grands »). mets, qu’il n’ait achevé d’essayer de tous ; il voudrait des allusions à des personnages réels de l’époque
La Bruyère ouvre la voie, avec Les pouvoir les savourer tous, tout à la fois. Il ne se sert et faisaient même circuler des « clés », ces portraits
Caractères, aux grandes œuvres des à table que de ses mains ; il manie les viandes2, les n’en restent pas moins des observations d’une
« philosophes » du siècle suivant. remanie, démembre, déchire, et en use de manière grande acuité dans lesquelles La Bruyère épingle
qu’il faut que les conviés, s’ils veulent manger, différents vices de la nature humaine en général.
mangent ses restes. Il ne leur épargne aucune de ces Ainsi, dans le chapitre « De l’homme », le moraliste
CITATION malpropretés dégoûtantes, capables d’ôter l’appétit
aux plus affamés ; le jus et les sauces lui dégouttent Les bons outils
« La gloire ou le mérite de certains du menton et de la barbe ; s’il enlève un ragoût de
• Les moralistes du xviie siècle : outre La Bruyère,
hommes est de bien écrire ; et de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre
La Rochefoucauld.
quelques autres, c’est de n’écrire plat et sur la nappe ; on le suit à trace. Il mange haut3
• L’observation de la valeur générale du portrait,
point. » (La Bruyère, Les Caractères, et avec grand bruit ; il roule les yeux en mangeant ; caricature du défaut au-delà du personnage.
1688.) la table est pour lui un râtelier4 ; il écure5 ses dents, et

70 La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours
UN SUJET PAS À PAS

dresse le portrait de Gnathon, un être profondément ZOOM SUR…


égoïste, se comportant en goujat et méprisant autrui. Ce qu’il ne faut pas faire
Le personnage prend une dimension quasiment Des écrivains qui se détestent.
Paraphraser le texte en récapitulant
allégorique et permet à l’auteur de dénoncer, par le
les actions de Gnathon. C’est là le principal
biais d’une caricature très satirique, l’égocentrisme. Fondées sur des différends esthé-
défaut des commentaires.
Comment La Bruyère procède-t-il pour mener la tiques ou personnels, les « haines »
critique de ce défaut ? Nous verrons dans un premier entre écrivains s’expriment dans des
temps que Gnathon apparaît comme un être répu- pour lui-même et reste profondément indifférent formes variées, de la petite phrase
gnant, avant d’étudier ensuite son égocentrisme. au sort d’autrui. assassine au pamphlet outrancier,
Enfin, nous observerons comment le portrait prend b) L’indifférence à autrui en passant par l’épigramme.
une dimension générale. Négations restrictives (« ne… que ») dans l’ouverture et
la clôture du portrait – note finale de la gradation (« em- xviie siècle
Le plan détaillé du développement barrasser », « plaindre », « pleurer »… « maux/ mort ») Boileau dénigre la poésie de Ronsard :
I. Un être répugnant = hyperbole « extinction du genre humain ». « Villon sut le premier, dans ces
a) Un goinfre Transition : La boucle semble bouclée, le portrait siècles grossiers,/ Débrouiller l’art
Comportement à table (plus de la moitié du texte) : est définitivement centré sur un unique person- confus de nos vieux romanciers.
juxtaposition de propositions soulignant sa goin- nage, à l’exclusion de tout autre, comme pour bien Ronsard, qui le suivit, par une
frerie – accumulation de verbes (« manie, remanie, symboliser l’égocentrisme absolu d’un être qui ne autre méthode,/ Réglant tout,
démembre » etc.) – impression d’activité compulsive se préoccupe que de lui. Le moraliste livre ici une brouilla tout, fit un art à sa mode
(« il écure ses dents = fin du repas ? contredit par « et satire particulièrement vive de ce genre d’individu. Mais sa muse, en français parlant
il continue… » = effet de surprise) – détails triviaux grec et latin,/ Vit dans l’âge sui-
décrivant sa malpropreté – assimilation métapho- III. Un portrait chargé vant, par un retour grotesque,/
rique Gnathon/ animal annoncée dans « la trace » a) Une caricature Tomber de ses grands mots le faste
et confirmée dans « râtelier ». Moraliste effacé – seul témoin : pronom indéfini pédantesque. »
Transition : Ainsi, à table, Gnathon apparaît déjà « on » : dans « on le suit », « on veut ») – évocation ob- (Boileau, Art poétique, 1674.)
comme un personnage fort mal élevé et sans gêne, jective laissant tout le champ à son sujet = caricature.
ce que confirme, de façon générale, tout son com- Nombreux pluriels et indéfinis à valeur générali- xviiie siècle
portement. sante, en particulier avec la répétition de « tous » ou Ennemi (littéraire) des philo-

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b) Un homme sans gêne ni scrupule « tout ». La Bruyère le présente, à table, grimaçant sophes, Fréron s’attaqua surtout
Relation à l’espace : accaparation (« établissement »)/ de façon exagérée et ridicule : « il roule les yeux en à Voltaire qu’il avait décrit dans
église (« sermon ») – théâtre – hôtelleries – (trait mangeant » et la métaphore du râtelier accentue les Lettres sur quelques écrits du
déjà présent dans la description du repas : « place », encore la charge satirique de la description. temps : « sublime dans quelques-
« maître du plat », « fait son propre ») – exigence du Transition : La caricature, en forçant les traits de uns de ses écrits, rampant dans
meilleur : adj. ordinal « première place » - superlatifs Gnathon, permet au moraliste de donner une portée toutes ses actions ». La critique se
répétés « meilleure chambre, meilleur lit » - avan- générale à son texte. prolongea dans chaque numéro de
tages acquis par mensonge (incise : « si on veut l’en b) L'indétermination L’Année littéraire, avec une causti-
croire »). Le portrait de Gnathon n’est pas tant celui d’un cité qui n’excluait pas une certaine
Transition : Le personnage n’a aucun scrupule à personnage que celui d’un vice : l’égocentrisme. courtoisie. Voltaire répliqua par
s’octroyer ce qu’il y a de mieux et à mépriser tous Nom de fiction à consonance grecque (Gnathon) = des pièces ridiculisant Fréron, et
ceux qui l’entourent, ne songeant qu’à son intérêt abstraire le personnage d’un cadre référentiel trop lui lança cette épigramme :
propre. Il révèle par là même un repli essentiel sur précis et caractérisé. Actions présentées en foca- « L’autre jour au fond d’un vallon,
lui-même. lisation externe : emploi du présent de l’indicatif, Un serpent piqua Jean Fréron ;
valeur narrative étendue à la dimension de vérité Que croyez-vous qu’il arriva ?
II. Un être égocentrique générale, intemporelle. Ce fut le serpent qui creva. »
a) L’égocentrisme Transition  : Ainsi, à travers le portrait chargé de Fréron répondit que l’épigramme
Trait central du personnage : l’égocentrisme – mar- Gnathon, La Bruyère dépeint le tableau d’une facette existait depuis belle lurette, sous la
qué par la reprise anaphorique du pronom « Il » peu glorieuse de la nature humaine et non d’un plume de Bruzen de La Martinière,
dans la plupart des phrases –, réseau d’oppositions individu particulier. et rétorqua :
entre singulier (« Il ») et termes au pluriel (« conviés, « Un gros serpent mordit Aurèle :
autres », tous les hommes »). Conclusion Que croyez-vous qu’il arriva ?
Transition : Gnathon se distingue donc en perma- À travers son allure de goinfre sans gêne et carica- Qu’Aurèle en mourut ? Bagatelle !
nence des autres, il ne songe qu’à lui, ne vit que turé de façon ridicule, Gnathon incarne un vice Ce fut le serpent qui creva. »
humain redoutable, l’égocentrisme. À une époque
où d’autres moralistes, comme La Rochefoucauld xixe siècle
SUJET TOMBÉ AU BAC SUR CE THÈME par exemple, dressent eux aussi un constat assez Le succès d’Alexandre Dumas lui
sombre de l’amour-propre, La Bruyère, à travers le attire bien des critiques. La pire fut
Dissertation portrait de cet individu, vise les hommes en général celle de Mirecourt qui, dans Fabrique
– En quoi l’évocation d’un monde très éloigné du sien et donne d’autant plus de poids à sa satire qu’il de romans : maison Alexandre Du-
permet-elle de faire réfléchir le lecteur sur la réalité semble décrire de façon faussement objective les mas et compagnie s’attaquait plus
qui l’entoure ? (Sujet national, 2010, séries ES, S) faits et gestes de son personnage. Le moraliste a su à l’homme qu’à ses ouvrages, ce
croquer sur le vif les expressions les plus mar- qui lui vaudra d’être condamné à 15
quantes d’un défaut toujours vivace. jours de prison pour diffamation.

La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours 71
LES ARTICLES DU

« L'engagement s'est déplacé du mariage


vers la filiation »
La loi sur le mariage pour tous oblige à cesser de confondre parents et géniteurs. Les
politiques doivent accompagner cette évolution des mentalités, souligne la sociologue
Irène Théry

A
u terme d’une année mar- La place du mariage l’illustre par- fait. Aujourd’hui, on voit en lui une Comment analysez-vous l’oppo-
quée par des défilés de La faitement. C’est seulement avec la personne en devenir, l’être le plus sition à ce texte ?
Manif pour tous contre la Révolution française que triomphe précieux car il a encore en lui toutes On ne doit pas la surestimer :
supposée « familiphobie » de la le droit de choisir librement son les promesses de la vie. Les adultes elle ne concerne en réalité qu’une
gauche, entretien avec Irène Théry, conjoint. Le mariage civil devient sont davantage conscients de leurs partie très minoritaire de l’opinion,
sociologue, auteure, avec la juriste alors le socle de la seule famille re- responsabilités et du mal qu’ils celle qui s’était déjà opposée aux
Anne-Marie Leroyer, d'un rapport connue. Une grossesse hors mariage peuvent lui faire. réformes des années 1970. Les foules
commandé par le gouvernement signifiait pour les femmes la honte, Le droit a-t-il accompagné ces drainées par La Manif pour tous
intitulé Filiation, origines, paren- et pour l’enfant ne pas avoir de père : évolutions ou a-t-il tardé à se signalent un autre problème à mon
talité, publié en septembre 2014 les « bâtards » étaient de véritables mettre en cohérence avec elles ? avis : l’inquiétude et le désarroi que
chez Odile Jacob. Elle revient sur les parias sociaux. Des centaines de Le droit a beaucoup évolué. Les suscitent les changements dans la
mutations traversées par la famille. milliers de femmes du XIXe siècle se premières fissures du modèle du filiation dès lors que les politiques
sont retrouvées enceintes d’enfants code Napoléon se profilent dès le ne jouent pas leur rôle, qui est de les
Dans les enquêtes d’opinion, la qui ont été marqués du sceau de début du XXe siècle, mais les deux expliquer. On ne peut pas instituer
famille arrive en tête des valeurs l’infamie, acculées à l’abandon ou guerres mondiales retardent le qu’un enfant puisse, pour la pre-
préférées des Français. Dans le à l’infanticide. Ce monde d’hier a moment de repenser la logique mière fois dans l’histoire humaine,

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même temps, on n’a jamais autant disparu sans même que l’on s’en d’ensemble du droit de la famille. avoir deux pères ou deux mères sans
parlé de crise des valeurs fami- rende compte. Le fait de se marier J’admire les grandes réformes dire un mot ! Dans ce silence, s’est
liales. Comment l’expliquez-vous ? ou non est devenu une question de des années 1970 – passage de la engouffrée une véritable diabolisa-
Dire que les valeurs se perdent, conscience personnelle : c’est là le puissance maritale à l’autorité tion de l’homoparentalité. Mais ne
c’est ne pas comprendre le chan- cœur de la mutation contemporaine parentale en 1970, égalité des fi- nous y trompons pas : l’objectif poli-
gement du monde dans lequel de la famille. liations en 1972, légalisation de tique de La Manif pour tous est de
nous vivons. Il n’y a pas moins de Quels ont été les ferments prin- l’avortement et libéralisation du revenir au modèle familial d’avant
valeurs mais d’autres valeurs. Mais cipaux de ces bouleversements ? divorce en 1975. Ces réformes ont les réformes des années 1970.
ce qui apparaît est bien plus dif- Le moteur majeur, c’est l’avène- été menées par la droite libérale, Quelles sont les explications qui
ficile à voir que ce qui disparaît ! ment de l’égalité des sexes comme avec l’appui de la gauche, contre ont fait défaut ?
C’est pour les mettre en avant que une valeur cardinale de la démocra- une aile familialiste traditionaliste Nous développons, dans notre
notre rapport a pour sous-titre « le tie. Les révolutions du XVIIIe siècle, attachée au modèle napoléonien. rapport, une idée très simple : le lien
droit face aux nouvelles valeurs de qui ont banni la hiérarchie des Ces évolutions du droit ont permis de filiation est désormais commun
responsabilité générationnelle ». individus au nom de l’égalité et aux mutations sociales ultérieures à tous. Les droits, les devoirs et
Avoir moins d’enfants, ce n’est pas de la liberté, l’avaient conservée de se faire sans drame. les interdits qui constituent ce lien
un signe d’égoïsme, c’est vouloir uniquement entre les femmes et les Et depuis, rien de significatif ? sont les mêmes, que les parents
assurer à chacun de bonnes condi- hommes. La hiérarchie, c’est l’idée Irène Théry Si ! Car dans les an- soient mariés ou non mariés, unis
tions d’éducation. Ne pas se marier, que tout le monde ne peut pas être nées 1980 une mutation majeure ou séparés, qu’il s’agisse des pères
ce n’est pas un refus de s’engager à la même place. Aux hommes la apparaît : ce n’est plus le mariage ou des mères. En revanche, il y a
mais une autre façon d’affronter politique, la guerre, l’entreprise, mais la filiation qui devient la désormais plusieurs façons de deve-
le défi du temps qui passe, dès lors la science, l’art ; aux femmes la référence commune à toutes les nir parent. Nous distinguons trois
que l’idéal du couple inclut la pos- maison, les enfants, les personnes familles. C’est ce qu’organisent la grandes modalités : la procréation
sibilité de rompre. L’engagement âgées et l’art de recevoir. Dans cette loi de 2002 sur l’autorité parentale charnelle (je me reconnais parent
« quoi qu’il arrive » s’est déplacé conception, le mariage était une ainsi que les textes qui ont contri- de cet enfant parce que je l’ai fait),
du mariage vers la filiation. C’est institution de la société globale bué à développer la coparentalité l’adoption (je me reconnais parent
sur elle que nous avons reporté qui, couple après couple, avait pour postdivorce. Du point de vue du de cet enfant que je ne prétends pas
tout notre besoin de sécurité et fonction majeure de faire le lien couple, le droit a été si profondé- avoir fait, parce que je l’ai adopté)
tout notre idéal d’indissolubilité et entre le monde masculin, public ment repensé qu’on peut dire que et l’engendrement avec tiers don-
d’inconditionnalité. et politique, et le monde féminin, les bases d’un droit du couple au neur (je me reconnais parent de
Pour une partie de l’opinion, privé et domestique. XXIe siècle sont désormais posées. cet enfant qui a été engendré grâce
la famille est une institution im- La modification du regard sur L’union libre, le pacs et le mariage à une tierce personne qui a donné
muable qu’il faut préserver. Vous l’enfant est l’autre grand moteur coexistent pacifiquement. La loi sur pour cela de sa capacité procréative).
montrez au contraire qu’elle subit du changement. Il était auparavant le mariage pour tous a parachevé Les questions qui troublent l’opi-
d’importantes métamorphoses. considéré comme un adulte impar- l’édifice. nion sont aujourd’hui concentrées

72 La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours
LES ARTICLES DU

n’a pas arrêté La Manif pour tous, qui adoption coexistent pacifiquement.
POURQUOI giques. Elle met en évidence les a brandi l’étendard « On ne ment pas En écrivant ce rapport, j’ai réa-
CET ARTICLE ? métamorphoses de la notion de aux enfants ». Quelle ironie tragique ! lisé qu’on ne réfléchit pas assez, en
famille depuis le XVIIIe siècle, A la différence de tant de couples France, à la filiation charnelle, la plus
La loi sur le « mariage pour avec le libre choix du conjoint, hétérosexuels stériles qui ont recours ordinaire, pourtant. Le biologique
tous », adoptée en mai 2013, l’évolution des mentalités vers à l’adoption ou à la procréation médi- suffit-il à faire des parents ? Com-
autorise désormais le mariage une égalité des sexes et un nou- calement assistée, on a accusé les ment lier intention, corps, statut ?
entre deux personnes de même veau regard porté sur l’enfant homosexuels de ce qu’ils ne font Que penser de l’asymétrie d es sexes
sexe. Cette loi a été combattue comme personne en devenir. jamais : faire croire à l’enfant qu’il dans notre droit de la filiation ?
par diverses associations, réu- Pour expliquer la virulence des est né de leur lit. L’homoparenta- Un seul exemple, la maternité, qui
nies dans le collectif La Manif opposants au « mariage pour lité a fait surgir quelque chose de traverse une révolution. Pour la pre-
pour tous, qui ont organisé de tous », elle met en cause le véritablement nouveau, qui nous mière fois, la maternité peut être
nombreuses manifestations à « silence » des politiques sur la oblige à cesser de confondre parents scindée en trois : une maternité géné-
la fin de l’année 2012 et au début complexité nouvelle du lien de et géniteurs. tique pour la donneuse d’ovocytes,
de l’année 2013. En janvier 2015, filiation, avec la prise en compte En même temps, toute tentation une maternité gestationnelle pour
Le Monde revient sur les enjeux de l’adoption et de « l’engendre- de nier le fait que tous les enfants celle qui accouche, et une maternité
de ce débat dans un entretien ment avec tiers donneur ». Cet naissent des deux sexes doit cepen- d’intention pour celle qui a voulu la
avec la sociologue Irène Théry, article fournit au candidat au dant être méditée. L’immense majo- naissance de l’enfant et l’élèvera. En
auteure d’un rapport intitulé bac des pistes de réflexion dans rité des parents homosexuels qui ont France, cette réalité est tout simple-
Filiation, origines, parentalité. un débat qui constitue, dans eu recours à la procréation assistée ment effacée : la seule « vraie » mère
Cette dernière fonde son dis- la société actuelle, un aspect ou à la gestation pour autrui pensent est celle qui accouche.
cours argumentatif sur des essentiel de la «  question de d’ailleurs qu’il est très important de C’est parce que nous refusons de
analyses historiques et sociolo- l’homme ». raconter aux enfants leur origine, penser cette complexité que nous
que cela fasse sens. Leur priorité est n’arrivons pas à parler rationnelle-
que leurs enfants soient intégrés, à ment de la gestation pour autrui.
sur l’adoption et sur l’engendrement Aujourd’hui, c’est surtout dans la partir de leur histoire propre, dans L’enjeu pour l’avenir est de penser
avec tiers donneur. Pourquoi ? Parce procréation assistée que triomphe notre condition humaine commune. enfin le corps. Les anthropologues et
que dans les deux cas le droit civil ce modèle « ni vu ni connu », qui fait Le débat semble désormais blo- les historiens nous ont montré qu’il

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français reste marqué par la volonté passer les parents stériles pour les qué, voyez-vous une issue ? est chargé de sens et de symboles,
de faire croire que l’enfant est issu géniteurs. L’enjeu est donc désormais Il faut recoudre le débat social investi dans les actions et les pas-
d’une procréation biologique du d’instituer un droit qui cesse d’être qui a été abîmé par deux années sions, en un mot qu’il est un noyau
couple, alors que c’est faux. C’est un mensonger. difficiles, en réhabilitant l’analyse de relations humaines, et non ce
héritage de l’ancien modèle matri- Quelle place l’homoparentalité historique d’ensemble et en diffusant prétendu substrat biologique qu’on
monial de filiation, qui faisait du ma- occupe-t-elle dans ce schéma ? la connaissance des configurations nous a trop longtemps imposé dans
riage le garant des liens du sang, non Les couples homosexuels nous familiales minoritaires. Nous devons les débats sur la famille, que ce soit
seulement à la mère mais au père. Ce révèlent, en quelque sorte, le pot sortir de l’alternative qui empêche le pour le valoriser ou pour le dénigrer
modèle a eu un impact majeur sur aux roses. Avec eux, le « ni vu ni débat depuis des années : le vrai pa- sans nuances.
les cas où la filiation n’est pas fondée connu » n’est pas possible car nul ne rent est-il le parent « biologique » ou
sur la procréation : il fallait « faire peut croire qu’un couple d’hommes le parent « social » ? Cette quête d’un Propos recueillis par Gaëlle Dupont
comme si ». Longtemps, on a caché ou un couple de femmes a conçu fondement ultime est parfaitement Le Monde Culture et idées
aux enfants qu’ils étaient adoptés. charnellement. Mais cette évidence absurde, au temps où procréation et daté du 10.01.2015

Mario Vargas Llosa : « Je n’accepte pas


que la littérature soit un amusement »
Renouant avec la flamme de ses grands essais littéraires, l’écrivain péruvien clame dans un nouveau
livre son admiration pour Victor Hugo, « divin sténographe ».

T
rois petit Bacon qui vous Vargas Llosa, à Paris, dans un où il sera demain, Mario Vargas m’apporte le renouvellement dont
observent à la dérobée ; un salon auquel un grand balcon Llosa. À Paris, Madrid, Londres j’ai besoin. C’est ma manière à moi
portrait de Botero surveil- intérieur donne des faux airs de ou Lima ? À 72 ans, il a « des de combattre la vision provinciale
lant le bureau du maître ; une théâtre à l’italienne. ailes aux talons » et partage son de la vie et de la culture… » 
grosse dame de Niki de Saint- Justement, le maître des lieux temps entre ces quatre villes : « Je En France, ces jours-ci, Mario
Phalle virevoltant sur la chemi- fait son entrée et il faut se dépê- suis dans un mouvement perpé- Vargas Llosa est venu parler de
née… Nous sommes chez Mario cher de le saisir, car Dieu sait tuel, dit-il. Le changement de lieu Victor Hugo. Dire son admiration,

La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours 73
LES ARTICLES DU

sa dette, sa fascination pour « cet cause, à propos des Misérables, provoqué le moindre bouleverse- mais sans que le poète puisse la
infini chaos où coexistent le meil- ce qu’il appelle « le danger du ment politique et social, cette idée toucher, cinquante centimes. S’il
leur et le pire ». Renouant avec génie ». Il y développe l’idée que de la littérature comme activité pouvait la caresser sans aller au-
les grands essais littéraires – et le roman est « une utopie qui délassante et inoffensive a fini par delà, un franc […] Presque toutes
notamment  L’Orgie perpétuelle vient prolonger la tradition de La rencontrer une acceptation géné- ces indications des carnets secrets
(Gallimard, 1978), sa splendide République de Platon, du Contrat ralisée dans les sociétés ouvertes sont écrites en espagnol pour
étude consacrée naguère à Flau- social de Rousseau et de tous les de notre temps », note Vargas brouiller les cartes. L’espagnol, la
bert et Madame Bovary – l’écri- socialistes, depuis Saint-Simon Llosa. Il n’est certes pas question langue de la transgression, de l’in-
vain péruvien publie une sorte jusqu’à Fourier, Proudhon et… les de plaider pour une littérature terdit et du péché de notre grand
de cri d’amour au « divin sténo- mormons ! » En d’autres termes, « engagée », au sens usé du terme. romantique, qui l’eût cru ! » Et
graphe », et notamment aux Mi- dit-il, ce roman est susceptible Pourtant, insiste l’écrivain, « je Vargas Llosa de donner quelques
sérables, « une de ces œuvres qui de  « faire beaucoup de mal au n’accepte pas que la littérature exemples : « E.G. Esta mañana.
ont incité tant d’hommes et de peuple en le dégoûtant d’être puisse être une forme d’amuse- Todo, todo », « Marianne. La pri-
femmes à désirer un monde plus peuple, c’est-à-dire homme et ment, même élaboré et sophis- mera vez », etc.
juste et plus beau ». non pas Dieu ». Pour l’auteur tiqué. Si c’est un divertissement, Sur l’intrication du bien et
Pour lui, le « choc Hugo » re- du Lac, c’est cela la Tentation de ce doit être un divertissement du mal dans la personnalité du
monte à 1950. Il avait alors 14 ans l’impossible : lorsque la fiction, problématique ». génie, Vargas Llosa est intaris-
et était interne à l’école militaire trop parfaite, « rivalise d’égal à On écouterait des heures Mario sable. « Connaissez-vous sa mai-
Leoncio Prado de Lima, quand égal avec la réalité ». Lorsque le Vargas Llosa évoquer, à travers son à Guernesey ? Cette maison
un ancien bagnard nommé lecteur comprend que celle-ci sa conception de la littérature, la dessinée par lui est un monument
Jean Valjean et son irréductible ne sera jamais à la hauteur du figure de Victor Hugo. Sa préco- d’egolâtrie. Autour de la table
ennemi le policier Javert, le pur rêve. Et lorsqu’il en conçoit à cité, son incroyable puissance de de la salle à manger, son siège
Gavroche, la douce Cosette et jamais, pour « cette prison de travail, sa terrible facilité à faire est deux fois plus haut que les
les abominables Thénardier ont haute sécurité qu’est la vie réelle », jaillir de sa plume « trouvailles autres, si bien qu’Hugo toisait ses
fait irruption dans « la routine une forme de frustration qui le de génie et ronflantes bouffis- commensaux tel un monarque. Et
abrutissante » du pensionnat. rend fou. D’où cette conclusion sures ». On l’écouterait des heures tout est à l’avenant : la chambre
Et avec eux une ambiguïté de de Lamartine : « La plus terrible raconter en souriant les aspects de travail est une sorte de tour
fond ressentie d’emblée : « La vie et la plus meurtrière des passions les plus lestes de sa vie privée. « À entourée de cristal qui lui per-
splendide de la fiction donnait la à donner aux masses, c’est la pas- son mariage avec Adèle Foucher, mettait de voir tout ce qui se
force de supporter la vie véritable. sion de l’impossible. » il était arrivé vierge, à 20 ans, ra- passait dans la maison et même

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Mais la richesse de la littérature Dans son salon parisien, conte-t-il dans La Tentation de au loin, dans celle de sa maîtresse.
rendait plus pauvre, aussi, la réa- près d’un siècle et demi après l’impossible. Mais dès leur nuit Hugo croyait qu’un écrivain avait
lité réelle. »  la parution des Misérables, Var- de noces, il se mit à rattraper le droit à une morale à part. Il était
En quelques mots, voici posée gas Llosa sourit des craintes de temps perdu. Au cours des nom- très généreux avec l’humanité,
la question centrale du livre, Lamartine : « Qui croirait, de nos breuses années qui lui restaient à mais les individus, en particulier
celle de la « raison d’être » de jours, qu’un grand roman puisse vivre, il perpétra d’innombrables les femmes, étaient toujours les
la fiction. « Cela nous rend-il subvertir l’ordre social ? » Pour- prouesses amoureuses avec une instruments de sa vanité et de
meilleurs ou pires d’incorporer tant, il a comme un regret, une impartialité véritablement dé- son plaisir. » 
la fiction à notre vie ? », inter- inquiétude : n’est-on pas allé trop mocratique, car il couchait avec Mario Vargas Llosa cite la jolie
roge Mario Vargas Llosa. Pour loin en sens inverse, aujourd’hui, des dames de toute condition – formule de Jean Cocteau : « Victor
répondre à cette interrogation en Occident ? Qu’est-ce qu’une lit- marquises ou servantes, quoique, Hugo était un fou qui se prenait
inattendue, l’exemple des Misé- térature qui ne serait plus qu’un l’âge venant, il ait manifestement pour Victor Hugo. » Peut-être est-
rables était tout indiqué. Car ce divertissement… ? « Comme il préféré ces dernières. » Savez- ce cela la tentation de l’impos-
qui est aujourd’hui considéré est pratiquement impossible de vous, ajoute Vargas Llosa, qu’à sible, le danger du génie ? Peut-
comme l’un des chefs-d’œuvre prouver que les chefs-d’œuvre les 83 ans, « quelques semaines être est-ce pour cela que les
de Victor Hugo n’a pas toujours plus marquants, des tragédies avant sa mort, il s’était échappé écrivains aiment jouer avec cette
suscité un enthousiasme una- de Shakespeare aux romans de de chez lui pour faire l’amour matière perturbante qui peut
nime. Dans un essai daté de 1862, Faulkner, en passant par Don à une ancienne chambrière de rendre fous les autres et soi-
en particulier, Lamartine met en Quichotte et Guerre et Paix, aient sa maîtresse de toujours, Juliette même ? « Aujourd’hui, plus per-
Drouet » ?  sonne ne soutient qu’un poème
Dans les premières pages de peut mettre en déroute l’injus-
La  Tentation de l’impossible, tice, répète Mario Vargas Llo-
POURQUOI ment à quel point, à l’inverse, le
Vargas Llosa, s’appuyant sur les sa. Mais il faut se méfier de la lit-
CET ARTICLE ? XIXe siècle a pu craindre l’effet
travaux d’Henri Guillemin fait térature. C’est une matière
subversif des œuvres litté- référence aux années d’exil et sensible. Une matière qui laisse
Florence Noiville rapporte ici raires, par exemple celles de au commerce charnel du « grand des séquelles… » Individuelles et
les propos de l’écrivain péru- Victor Hugo qu’il admire tant. barde ».  « C’était un commerce collectives. « C’est pour cela qu’en
vien Mario Vargas Llosa, qui Cet article fournit donc au can- dans tous les sens du mot, note-t- Espagne, on dit qu’ "il faut se
s’inquiète que la littérature didat au bac de français matière il, et d’abord au sens mercantile. méfier de la folle de la maison". Eh
puisse n’être plus – dans nos à réflexion : la littérature a-t-elle Il payait les prestations selon un bien, la folle de la maison, c’est la
sociétés – qu’un simple diver- par nature vocation à question- barème strict. Si la fille se laissait littérature ! »
tissement, un amusement sans ner l’ordre établi ? Peut-elle seulement regarder les seins elle
conséquence. Il rappelle notam- n’être qu’un passe-temps ? recevait quelques centimes. Si elle Florence Noiville
se déshabillait complètement, Le Monde daté du 20.06.2008

74 La question de l'homme dans les genres de l'argumentation du xvie siècle à nos jours
première l
enseignement de littérature

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L’ESSENTIEL DU COURS

REPÈRES
Une langue officielle ?
Pour simplifier la gestion admi-
Vers un espace culturel
européen : Renaissance
nistrative du royaume de France
et assurer sa centralisation,
François Ier promulgue, en 1535,
l’édit de Villers-Cotterêts qui fait
du français la langue officielle de
juridiction. Cependant, le peuple
continue à utiliser les diverses
langues régionales ; c’est la
Révolution qui décrètera le français,
et humanisme
L
« langue nationale ». ’humanisme est un mouvement intellectuel et culturel qui
La Pléiade s’est épanoui pendant la Renaissance. Il a conduit à une
La rencontre de Ronsard et Du Bellay nouvelle vision du monde et à de nouveaux modes de
aura une influence déterminante
sur la poésie française. Au collège de connaissance à travers une remise en cause des traditions. Il
Coqueret, ils étudient les Anciens sous est, en effet, et comme son nom le souligne, une affirmation de
la conduite de l’humaniste érudit
Dorat. Ils formeront, avec cinq
l’homme et une réflexion sur la place de celui-ci dans l’univers.
confrères, un groupe d’abord
nommé la Brigade, puis la Pléiade, Pétrarque (1304-1374) est un poète lyrique nourri de
en hommage aux poètes grecs de culture antique et, en particulier, de Cicéron et de
l’époque alexandrine. Du Bellay aura Virgile. À partir de ces références, il élabore une œuvre
la charge de rédiger le manifeste personnelle – à la fois en langue latine et en italien
du groupe, dont le titre, Défense et – qui va être admirée et imitée aux xve et xvie siècles,

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Illustration de la langue française est notamment en France. En parallèle, il travaille sur des
déjà un programme. Il s’y prononce manuscrits latins et grecs. En effet, l’imprimerie, qui
contre l’usage du grec et du latin apparaît aux alentours de 1455, facilite la diffusion de
dans la création poétique, non par la pensée grecque dans toute l’Europe.
refus des Anciens dont il a, comme Dans la seconde moitié du xve siècle, Marsile Ficin
ses compagnons, longuement étu- traduit et commente les œuvres du philosophe
dié les œuvres, mais au contraire grec Platon. Il cherche, dans ses écrits, à concilier la
pour mieux en assumer l’héritage. philosophie antique et la théologie chrétienne et
Il propose d’en imiter les « genres » exprime l’idée selon laquelle la grandeur humaine
mais dans un français enrichi par ne peut se comprendre que dans un univers ordonné
les créations lexicales des auteurs. par une puissance créatrice : Dieu.
Lui-même introduit le sonnet dans Pic de la Mirandole (1463-1494), autre grande figure
la poésie, avec son premier recueil, des débuts de l’humanisme, présente, dans le Discours
L’Olive. sur la dignité de l’homme (1486), des formules pou-
vant être prises comme les devises des humanistes,
Le sonnet par exemple : « Dépendre de sa propre conscience
D’origine italienne (Pétrarque), le plutôt que des jugements extérieurs ».
sonnet est introduit en France à
l’aube du xvie siècle. Formé de 14 vers, Les principes humanistes
répartis en deux quatrains et deux L’humanisme en France est souvent associé à
tercets, il est devenu, dans sa conci- l’imprimerie. Il est vrai que les imprimeurs de la
sion et le raffinement de ses rimes, Sorbonne, mais aussi ceux de Lyon, sont des savants
le joyau de l’art poétique, invitant Érasme par Hans Holbein le Jeune, 1523. ou poètes, même si l’humanisme n’a pas « attendu »
chaque génération à se dépasser. l’imprimerie pour naître, et que la recherche d’une
C’est le cas au xixe siècle, où, renouvelé culture nouvelle a précédé cette invention essentielle.
par Baudelaire, il devient la forme Les origines Guillaume Budé, juriste et érudit, est justement l’un de
fétiche de la génération parnassienne Au xvie siècle, un humaniste est un professeur qui ces savants. En 1530, sous l’impulsion de François Ier, il
(Leconte De Lisle, Heredia) puis de enseigne les « humanités », c’est-à-dire la gram- fonde le Collège royal, devenu aujourd’hui le Collège
Mallarmé. Le schéma de rimes est maire, la rhétorique et le commentaire des auteurs. de France. Cette institution enseigne non seulement
en général le suivant : Ces matières permettent aux étudiants de devenir les matières traditionnelles, c’est-à-dire la grammaire
– rimes embrassées (abba) dans les des hommes au sens noble du mot, c’est-à-dire des et la rhétorique, mais aussi le latin, le grec, l’hébreu,
quatrains ; hommes ayant une connaissance du beau, du vrai et la médecine, les mathématiques, etc.
– schéma (ccd) (ede) ou (ccd) (eed) du bien à la fois. L’humanisme correspond ainsi à un Le Collège royal se démarque de la Sorbonne, et
dans les tercets. idéal de dignité et de liberté humaine. s’oppose même à elle : d’une part en proposant des

76 Enseignement de littérature – Première L


L’ESSENTIEL DU COURS

disciplines nouvelles, d’autre part, et surtout, en osant


approcher au plus près des textes sacrés.
En Allemagne, les croyants éprouvent un sentiment
de rejet vis à vis de nombreux abus ou dérives de
REPÈRES
Les savants du Collège traduisent la Bible en français l’Église : conduite indigne de certains ecclésiastiques, Une étiquette a posteriori.
et ils commentent ce texte, ce qui passe aux yeux des importance trop grande accordée aux rites et sur- Le terme « humanisme » ne désigne
tenants de la tradition pour une quasi-hérésie. En réalité, tout trafic d’indulgences (« commerce » par lequel pas spécifiquement la pensée du
les commentaires de la Bible étaient déjà nombreux au les pécheurs pouvaient racheter leurs erreurs en xvie siècle. Créé en 1765 en plein siècle
Moyen Âge. Mais la découverte de nouveaux manuscrits payant l’Église). Luther lance alors le mouvement des Lumières, il signifie alors « phi-
et la véritable nouveauté est de vouloir produire un de la Réforme qui vise le domaine ecclésiastique, lanthropie » (intérêt pour l’homme).
texte débarrassé des contresens accumulés par les mais aussi les structures sociales et politiques. La Ce n’est que dans la seconde moitié
copistes. Cette volonté entraîne une mise à distance cri- Réforme rejoint l’humanisme dans le refus d’une du xixe, au moment où les historiens
tique de la tradition, que les théologiens de la Sorbonne tradition sclérosée et le désir du retour au sens, au tentent de définir les époques his-
supportent difficilement. vrai, à l’aide d’une érudition maîtrisée. toriques et les courants de pensée,
Le Collège royal est également la manifestation de qu’on l’applique aussi aux idées de
l’une des grandes ambitions de l’humanisme : l’am- Humanisme et Europe la Renaissance. Les « humanistes »
bition pédagogique. En effet, tous les humanistes Le mouvement humaniste ne peut pas être cir- sont ainsi nommés parce qu’ils font
ont contribué à la diffusion du savoir. Les manuels conscrit dans un espace restreint – de l’Italie à l’Al- porter leur réflexion sur des dis-
de grammaire, les traductions, les dictionnaires sont lemagne, en passant par la France –, non seulement ciplines à dimension « humaine »
des outils essentiels mis à la disposition des étudiants, il a circulé dans l’Europe entière, mais encore il a (philosophie, arithmétique, etc.), par
mais aussi des hommes de la bonne société désireux contribué à la constituer. opposition aux dogmes dispensés
de se cultiver. Plusieurs éléments font l’originalité de par l’enseignement théologique.
cette pédagogie : L’imprimerie permet la diffusion de l’écrit ; les Léonard de Vinci (1452-1519), à la
– refus du jargon spécialisé et obscur ; voyages sont des moyens de connaissance « ex- fois ingénieur, architecte, peintre
– volonté de faire du manuel, non une fin en soi, mais périmentale » de l’ailleurs et du différent ; les et anatomiste, incarne cet idéal de
un « passeur » (l’objectif d’une grammaire n’est pas de échanges artistiques et les liens politiques aux l’humaniste curieux de tout et aux
faire collection des règles mais de permettre la lecture xve et xvie siècles montrent l’humanisme comme talents multiples. Même s’il n’a pas
directe des auteurs anciens) ; un souffle passant au travers des frontières. En reçu une formation précisément
– exercices d’application ; Angleterre, où les universités d’Oxford et Cambridge humaniste, Vinci vit dans le même
– réflexion sur la façon dont l’éducation peut être « effi- accueillent l’enseignement nouveau, Thomas More univers de valeurs que les érudits.

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cace » (refus de la brutalité et d’une trop grande sévérité est l’auteur d’une œuvre novatrice : Utopie (1516). Comme ces derniers, les artistes
au profit d’une attention accordée aux enfants, tentative Aux Pays-Bas, Érasme, surnommé « le prince des sont fascinés par les mystères de
d’abolition des classes sociales, mise en place d’un temps humanistes », publie L’Éloge de la folie (1509). En l’univers et cherchent à les appro-
de « relâche », d’activités variées, de discussions libres Espagne, l’humanisme est également très présent cher. Tous désirent mieux connaître
avec le maître, etc.). mais doit composer avec le dogmatisme catholique, le monde, dans sa surface comme
L’humanisme chercher aussi à former des orateurs, ses contraintes, et son bras effrayant, l’Inquisition. dans sa profondeur.
c’est-à-dire des hommes maîtres de leur parole et
capables d’analyser la parole d’autrui : deux conditions
qui permettent à chacun de devenir véritablement Conclusion
DATES CLÉS
« citoyen » et libre. L’humaniste cherche en effet une L’humanisme est donc un mouvement qui dépasse 1440 : Perfectionnement par Guten-
expression juste et précise, mais aussi plaisante et le cadre d’un pays. Du point de vue temporel, il est berg des procédés de l’imprimerie
émouvante, une expression imprégnée des modèles également difficile de lui donner des limites précises. (usage des caractères mobiles en
des grands auteurs, non pas pour les copier servilement, Certains posent la chute de Constantinople comme plomb et de la presse à imprimer).
mais pour mieux dire la spécificité de sa propre voix. point de départ (1453) et l’affichage des articles de 1492 : Découverte de l’Amérique par
Le langage est alors à la fois porteur de beauté et de protestation de Luther contre le pape comme limite les Européens.
vérité. Capable d’humour, usant de tous les registres finale (1517). Ces dates ont cependant quelque chose 1515-1547 : Règne de François Ier qui
(cf. Rabelais), il est manifestation de liberté, sans jamais d’artificiel et de restreint. Elles ne rendent pas compte favorise un développement impor-
être un pur jeu formel. de la multiplicité d’un mouvement qui prend ses tant des arts et des lettres sous l’in-
Le programme du Collège, ou d’autres écoles, révèle racines dans le Moyen Âge, pénètre bien avant dans fluence de la Renaissance italienne.
également que l’humanisme se veut multiple : les le xvie siècle, jusqu’à Montaigne qui, malgré son 1535 : Édit de Villers-Cotterets.
sciences accompagnent les lettres, ainsi que les arts. scepticisme, reste imprégné des ambitions et des 1549 : Publication de Défense et illustra-
Comme le montre l’opposition entre le Collège royal principes humanistes. tion de la langue française (Du Bellay).
et la Sorbonne, l’humanisme et la religion ont des 1562 : Début des guerres de religion
liens à la fois serrés et lâches. Serrés, parce que les entre catholiques et protestants.
humanistes entreprennent leurs études pour aller 1572 : Massacre de la Saint-Barthé-
plus en profondeur dans la compréhension des textes, UN ARTICLE DU MONDE lemy : une partie de la noblesse
et pour approfondir leur foi. Lâches, parce que leurs À CONSULTER protestante et des milliers d’ano-
connaissances les mènent à une mise en doute de l’en- nymes sont massacrés sur l’ordre
seignement traditionnel de la religion, de sa doctrine, • La leçon de Rabelais, les yeux de Catherine de Médicis.
et de ses pratiques. et les oreilles p.80-81 1589 : Accession d'Henri IV au trône
Érasme, humaniste des Pays-Bas, est ainsi l’auteur (Jean Céard, Le Monde daté du 25.03.1994) de France. Il pacifie le royaume.
d’une traduction de la Bible jugée dangereuse par 1598 : Publication de l’Édit de Nantes
les partisans de la tradition (malgré l’absence de qui libéralise le culte de la religion
condamnation du pape). protestante.

Enseignement de littérature – Première L 77


UN SUJET PAS À PAS

REPÈRES
Deux figures de style essen-
tielles de la provocation.
Lecture méthodique
Hyperbole
L’hyperbole est une figure de style
qui consiste à mettre en relief une
notion, une idée, par l’exagération
des termes employés. Ainsi, par
à l'oral : Explication
d’un extrait d’Étienne
exemple, dans « J’ai mille choses à
te dire ! », l’exagération passe par le
choix de l’adjectif numéral « mille ».
L’hyperbole utilise des superlatifs,
des adverbes, des comparaisons
(« s’ennuyer à mourir »), des pré-
fixes (super-, hyper-, méga-, etc.).
Dans le texte à commenter, on
trouve une hyperbole « numé-
de La Boétie, « Discours
rique » (« le moindre homme du
grand nombre infini de vos villes »)
et une hyperbole comparative
(« tant d’indignités, que les bêtes
de la servitude volontaire »
mêmes ou ne sentiraient point ou
n’endureraient point »). Le texte
Celui qui vous maîtrise tant n’a que deux yeux, n’a
Question rhétorique que deux mains, n’a qu’un corps et n’a autre chose
Une question rhétorique (ou ques- que ce qu’a le moindre homme du grand nombre

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tion oratoire) est une question infini de vos villes ; sinon qu’il a plus que vous
de discours qui induit une « ré- tous, c’est l’avantage que vous lui faites, pour vous
ponse » évidente. Elle implique détruire. D’où il a pris tant d’yeux, dont il vous épie,
le destinataire du discours en le si vous ne les lui baillez ? Comment a-t-il tant de
« forçant » à admettre le contenu mains pour vous frapper, s’il ne les prend de vous ?
de la réponse. Les pieds dont il foule vos cités, d’où les a-t-il, s’ils
Dans l’extrait proposé ci-contre, La ne sont les vôtres ? Comment a-t-il aucun pouvoir
Boétie accumule plusieurs phrases sur vous que par vous autres mêmes ? Comment
de ce type : « D’où il a pris tant oserait-il vous courir sus, s’il n’avait intelligence
d’yeux, dont il vous épie, si vous ne avec vous ? […] Vous vous affaiblissez, afin de le
les lui baillez ? » ; « Comment a-t-il faire plus fort et plus roide, à vous tenir plus court
tant de mains pour vous frapper, la bride ; et de tant d’indignités, que les bêtes
s’il ne les prend de vous ? » ; « Les mêmes ou ne sentiraient point, ou n’endureraient
pieds dont il foule vos cités, d’où point, vous pouvez vous en délivrer, si vous essayez,
les a-t-il, s’ils ne sont les vôtres ? » non pas de vous en délivrer, mais seulement de
Les « yeux » du tyran, qui sur- le vouloir faire. Soyez résolus de ne servir plus, et
veillent, les « mains » qui frap- vous voilà libres.
pent, symboles de la coercition, les (Étienne de La Boétie, Discours de la servitude
« pieds » qui foulent, symbole du volontaire, 1548.)
mépris sont ceux du peuple, ce qui
est mis en évidence ici, c’est qu’au- Introduction
cun homme n’a tant d’organes. La Boétie (1530-1563) est resté dans les mémoires
« Comment a-t-il aucun pouvoir comme l’ami de Montaigne avec lequel il partage
sur vous que par vous autres le même idéal de tolérance.
mêmes ? » ; « Comment oserait-il Dans cette œuvre de jeunesse, La Boétie réfléchit
vous courir sus, s’il n’avait intel- sur la tyrannie. Elle ne repose, à ses yeux, que sur le
ligence avec vous ? ». Ces deux consentement du peuple qui a perdu son aspiration
autres questions rhétoriques naturelle à la liberté.
s’élèvent du concret (les organes) Cet extrait correspond a un discours provocateur
à l’abstrait (pouvoir, intelligence) pour montrer que les hommes sont responsables
pour énoncer la même évidence : de leur servitude.
c’est la soumission, voire la com- Comment La Boétie parvient-il à convaincre les
plicité du peuple qui « fait » le Manuscrit du Discours de la servitude volontaire d’Étienne hommes qu’ils sont les propres responsables de la
tyran. de La Boétie, (1574). tyrannie qui pèse sur eux ?

78 Enseignement de littérature – Première L


UN SUJET PAS À PAS

tyran est un homme comme un autre, pourtant


il les domine.
PERSONNAGES
Les bons outils b) Le tyran, un homme surhumain IMPORTANTS
Observer les procédés littéraires Le tyran semble donc décupler les capacités d’un seul
de la provocation : homme (expressions hyperboliques : « vous maîtrise Grands noms de l’humanisme.
– emploi des pronoms (présence tant », « tant d’yeux », « tant de mains », « les pieds
et place du vous en particulier) ; dont il foule vos cités »). Érasme (1467-1536), à la source de
– figures de style (questions la Renaissance intellectuelle
rhétoriques, hyperbole) ; III. Clé de cette contradiction : les hommes créent D’origine hollandaise, Érasme reprend
– organisation des phrases renversant eux-mêmes les conditions de leur esclavage. des études à Paris, à l’âge de 25 ans,
le rapport sujet/ objet. a) Le tyran, une création de tous auprès des humanistes français. Il
Phrases renversant le rapport sujet/objet : le « vous » publie en 1500 ses Adages et en 1511,
devient agent. C’est donc lui qui fait le tyran. son plus célèbre ouvrage : Éloge de la
b) Le peuple n’est pas innocent folie. Dans cette « déclamation » qui
Le plan détaillé du développement Peuple « complice » : expressions supposant un fourmille de citations et de références
I. Un discours polémique. assentiment. savantes, Érasme ébranle les
a) Les formes du discours L’existence de la tyrannie réside donc dans la seule fondements de toutes les certitudes
Multiples pronoms de 2e personne. L’impératif final volonté du peuple (relevé et analyse des verbes de humaines. Son « relativisme » est un
appelle les hommes à réagir. volonté dans les dernières lignes de l’extrait). élément fondamental de la pensée de
b) Inclure les interlocuteurs dans le discours la Renaissance.
Recours aux questions rhétoriques, interpellant les Conclusion
lecteurs, tout en leur imposant les réponses. Ce texte provoque le lecteur, en inversant le rapport Agrippa d’Aubigné, poète « engagé »
c) Une portée polémique de responsabilité qui justifie l’existence d’une tyran- Écrit entre 1577 et 1589, le long
Choix d’images frappantes, notamment celle de nie. Cet extrait est caractéristique de l’esprit huma- poème des Tragiques (10 000 vers)
l’animal, pour choquer, interpeller le lecteur et le niste par le souci accordé à la dignité humaine. n’a pu paraître qu’en 1616, dans une
faire réagir. France religieuse pacifiée. Sur un ton
tour à tour épique, prophétique, par-
II. Thèse : l’existence de la tyrannie repose sur une Ce qu’il ne faut pas faire fois violemment satirique, Agrippa

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contradiction fondamentale. • Relever des figures de style sans les mettre d’Aubigné évoque les longues luttes
a) L’existence d’un tyran en relation avec le sens du texte. religieuses du xvie siècle en pourfen-
Définition restrictive du tyran (usage de la néga- • Se contenter de reformuler l’idée dant l’intolérance catholique.
tion restrictive « ne… que », adjectifs numéraux, principale du texte.
comparaison avec « le moindre homme ») : le Montaigne (1533-1592) et les Essais
Édités dans leur première version en
1580, enrichis au fils des années, les
Essais de Montaigne inaugurent une
RÉFLEXIONS SUR LE POUVOIR nouvelle forme littéraire annoncée
• « Qu’une nation ne fasse aucun effort, si elle veut, pour son bonheur, mais qu’elle ne travaille pas dans l’avertissement au lecteur :
elle-même à sa ruine. » « je suis moi-même la matière de
mon livre ». Recueil de réflexions
• « Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. » sur son caractère et les épisodes de
sa vie, il s’en dégage une philosophie
• « Quelle malchance a pu dénaturer l’homme – seul vraiment né pour vivre libre – au point de lui faire du bonheur de portée universelle.
perdre la souvenance de son premier état et le désir de le reprendre ? » Leur version définitive paraît à titre
(Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1548.) posthume en 1595.

• « Sur le plus beau trône du monde, on n’est jamais assis que sur son cul ! » La Boétie (1530-1562) précurseur
des « Lumières »
• « Qui se connaît, connaît aussi les autres, car chaque homme porte la forme entière de l’humaine Le Discours de la servitude volon-
condition. » taire de La Boétie, publié en 1574,
préfigure la philosophie des Lu-
• « Il n’y a point de bête au monde tant à craindre à l’homme que l’homme. » mières. Sa thèse originale, selon la-
quelle le peuple qui se donne un roi
• « Ne cherchons pas hors de nous notre mal, il est chez nous, il est planté en nos entrailles. » ou un tyran assure volontairement
(Michel Eyquem deMontaigne, Essais, 1580-1588.) son esclavage, a été populaire no-
tamment pendant la Révolution. :
• « Comment pourrais-je gouverner autrui, qui moi-même gouverner ne saurais ? » « C’est un extrême malheur que
(François Rabelais, Gargantua, 1534.) d’être assujetti à un maître, dont
on ne peut être jamais assuré qu’il
• « La tâche de l’homme politique est de tirer d’affaire au moins quelques individus. » soit bon, puisqu’il est toujours en
(Thomas More, Utopie, 1516.) sa puissance d’être mauvais quand
il voudra. »

Enseignement de littérature – Première L 79


L'A RT I C L E D U

La leçon de Rabelais, les yeux et les oreilles


Avec sa volonté forcenée d’une ouverture au monde, Rabelais s’inscrit dans l’immense bouillonne-
ment de la Renaissance.

«Q ue nuit de toujours
savoir et toujours
apprendre, fût-ce d’un
pot, d’une guedoufle, d’une moufle,
de son temps. Il en a l’ampleur et
brasse avec aisance théologie, droit
et médecine, comme il accueille des
savoirs plus secrets ou qui n’accèdent
authenticité et débarrassés des gloses
qui les chargent et les souillent, à
la façon – cette rude image est de
Pantagruel – d’une « belle robe d’or
bien d’autres, Ambroise Paré l’affirme
au début de son œuvre, comme, de
son côté, le cosmographe André The-
vet. C’est aussi la leçon de l’oracle
d’une pantoufle ? » À Epistémon qui guère à l’expression écrite : on sait triomphante et précieuse à merveille » Bacbuc : « Vos philosophes, qui se
hésite à aller consulter la sibylle de quel document exceptionnel est son qui serait « bordée de merde ». Cette complaignent que toutes choses ont
Panzoust, soupçonnée d’être un sup- œuvre pour les historiens de la culture méthode consiste aussi à conjoindre été par les anciens écrites, que rien ne
pôt du diable, Pantagruel réplique par populaire. De la culture de son temps, sans cesse les mots et les choses, les leur est laissé de nouveau à inventer,
ce plaisant éloge de la curiosité. La il a aussi l’ambition ; il est l’un des verba et les res. Pantagruel n’étudiera ont tort trop évident. » Et Rabelais,
nature elle-même semble en établir premiers à introduire en français le pas seulement Plutarque et Platon, dans la généalogie de Pantagruel,
la légitimité ; « non sans cause », dit mot « encyclopédie » – et il ne lui mais aussi Pausanias et Athénée, ces s’amuse à parodier ceux qui, tout en-
le Géant, elle nous a fait les oreilles donne pas le sens mou auquel nous antiquaires si soigneux de consigner tiers tournés vers le passé, voudraient
toujours ouvertes, « n’y apposant sommes accoutumés : l’encyclopédie, les choses et de nous en transmettre que toutes les inventions remontent
porte ni clôture aucune », alors que pour lui, ne consiste pas à savoir tout l’épaisseur : la philologie est tout le à la plus haute Antiquité. Parmi ses
nos yeux, eux, peuvent se fermer au de tout, mais bien à disposer d’un contraire de la logophilie, qui aime lointains ancêtres, le Géant compte
monde. Les yeux sont assurément savoir attentif à sa propre cohérence, les mots pour eux-mêmes. Gemmagog, « qui fut inventeur les
l’une des voies du savoir : Pantagruel essentiellement soucieux d’apercevoir Comme les novateurs de son souliers à poulaine », Morguan, qui
est dit « amateur de pérégrinité et les connexions des disciplines. Pour époque, Rabelais croit à l’éducation, « premier de ce monde joua aux dés
désirant toujours voir et toujours traduire ce mot qui est encore un mais, comme eux aussi, il ne la avec ses besicles », et Happemousche,
apprendre ». Mais, dans cette quête, néologisme, du Bellay parle du « rond conçoit que comme une sorte de va- « qui premier inventa de fumer les
les oreilles semblent bien l’emporter. des sciences », et Guillaume Budé et-vient entre l’observation du monde langues de bœuf à la cheminée, car

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Ce n’est peut-être pas sans raison que forge le bizarre équivalent d’« érudi- et le témoignage des livres, et ceux-ci auparavant le monde les saloit comme
Gargantua a choisi, pour venir au tion circulaire ». C’est bien ainsi que ont assez d’importance pour que, on fait les jambons ».
monde, de sortir par l’oreille de sa Rabelais l’entend : Gargantua invite pendant les repas, on s’informe de la En ce xvie siècle qu’on a justement
mère. Et Frère Jean, qui n’est guère par exemple son fils à apprendre les qualité des aliments dont on se nour- défini comme le siècle des ingénieurs,
avide d’accroître son savoir, soutient plus beaux textes du droit civil en les rit en se reportant aux grands auteurs la modernité, c’est aussi le dévelop-
qu’il n’étudie jamais de peur des confrontant avec la philosophie. qui en ont traité, au point, pour en pement des techniques. Rabelais a
oreillons, des « auripeaux ». Nous être plus assuré, de les faire apporter perçu cette nouveauté. L’épisode de
sommes ainsi faits pour que « tous Revenir à l’authenticité à table. Le savoir des autres est appelé Messere Gaster, au Quart Livre, n’est
jours, toutes nuits, continuellement, Rabelais témoigne encore de la à guider et à contrôler l’expérience ; pas tant l’expression d’une philoso-
puissions ouïr, et par ouïe perpétuel- culture de son temps quand il en les oreilles sont appelées à guider et phie « matérialiste » qui placerait
lement apprendre ». recommande la méthode principale, à contrôler le témoignage des yeux. dans la satisfaction des besoins et des
Les oreilles grandes ouvertes, qui porte le beau nom de « philo- Ni les yeux ni les oreilles ne suf- désirs de l’homme le ressort de son
attentif à tous les savoirs, Rabelais logie » : il faut revenir aux textes fisent séparément à fonder le savoir ; ingéniosité qu’une alerte méditation
est un témoin actif de la culture rendus autant que possible à leur pour l’établir, leur collaboration est sur l’esprit humain qui, confronté au
nécessaire. Épistémon, entrant dans manque et à la pénurie, trouve dans
la chaumine de la sibylle de Panzoust, son ingéniosité les arts aptes à aména-
POURQUOI L’analyse des épisodes dont ils sont a tort de s’assurer, au vu de sa seule ger la nature, à apprivoiser ses forces
CET ARTICLE ? les protagonistes montre à quel apparence, qu’elle est une vraie sibylle. latentes. Ingéniosité si grande que
point Rabelais incarne l’esprit de la Mais ceux qui se contentent d’ouïr ont les hommes, ayant inventé l’agricul-
Le candidat au bac trouvera dans Renaissance et de l’Humanisme : il également tort : Ouï-dire, qui tient ture, puis le commerce, puis, pour les
cet article de Jean Céard, grand est l’inventeur de « l’encyclopédie » « école de témoignerie », est « aveugle défendre, l’art militaire, ne se trouvent
spécialiste du xvie siècle et auteur (au sens d’un savoir maîtrisé), parti- et paralytique des jambes » ; il ne se pas démunis quand leurs ennemis
d’une édition critique de l’œuvre de san d’un retour aux textes débarras- soucie ni de regarder ni d’aller sur s’avisent de retourner celui-ci contre
Rabelais, des éléments de réflexion sés de leurs commentaires, attentif place et se contente de ragots et de eux, et découvrent la manière de for-
indispensables pour bien situer au développement des techniques. rumeurs. La bibliothèque doit s’ouvrir cer les boulets de canon à rebrousser
son importance dans le xvie siècle Rabelais est aussi le défenseur sur le monde, le monde entrer dans la chemin et à revenir à l’envoyeur ! Il y
littéraire et philosophique. À côté du français contre le latin – qu’il bibliothèque : ainsi va le savoir de la a un Léonard de Vinci en Rabelais. Il
des personnages les plus connus connaît parfaitement – et tourne Renaissance. n’a évidemment pas manqué de célé-
de son œuvre, tels Pantagruel, en dérision les « subtiles niaiseries » Ce savoir qui fait la part si belle aux brer l’art de l’imprimerie comme ses
Gargantua et Panurge, Jean Céard des scolastiques, revendiquant Anciens est tout entier tourné vers la contemporains éclairés. Et il devance
convoque ici d’autres figures signi- l’ « ignorance sacrée » à laquelle modernité : la vérité est fille du temps, beaucoup d’entre eux dans la per-
ficatives : Épistémon le précepteur, lui donne droit son immense éru- nous ne sommes pas condamnés à la ception des changements profonds
Bacbuc l’oracle, Bridoye le juge. dition. pure répétition. C’est la conviction des que ne manquera pas de provoquer la
hommes de la Renaissance : parmi découverte des terres nouvelles.

80 Enseignement de littérature – Première L


L'A RT I C L E D U

Ce sens de la modernité, l’usage réso- Être orateur, maîtriser la parole : une partie de sa sagesse, fera oublier de sa bonne volonté. Extraordinaire
lu de la langue française en témoigne. voilà le signe d’une bonne éducation, que le théologien Ortuinus passait apologue de la nécessité et, pour-
Il est significatif de voir un ardent ama- d’un accès réussi au métier d’homme. pour avoir engrossé une servante – tant, du néant de l’érudition. Toute
teur de l’Antiquité jeter le discrédit sur Cet idéal d’humanité regarde l’esprit originale façon de progresser dans la la culture de la Renaissance est là :
les « rapetasseurs de vieilles ferrailles et le corps ensemble : parler, ce n’est sagesse grâce aux femmes. L’érudition la quête ardente du savoir se résout
latines », les « revendeurs de vieux mots pas seulement dire, c’est aussi pouvoir aussi peut être mise au service d’un finalement en cet idéal auquel, dans
latins tout moisis et incertains » et sou- communiquer par tout son être, savoir certain terrorisme intellectuel. la tradition de la docte ignorance,
tenir que « notre langue vulgaire n’est associer son corps à l’acte de parole, car Lefèvre d’Étaples a donné le nom
tant vile, tant inepte, tant indigente il y a, disait déjà Quintilien, une sorte Références érudites d’« ignorance sacrée ».
et à mépriser qu’ils l’estiment ». Tout d’éloquence du corps. Conception Humaniste, Rabelais multiplie dans
le monde se souvient de l’épisode de charnelle du langage dont tout lecteur son œuvre les références érudites. L’aptitude à rire de tout
l’écolier limousin qui ne veut parler de Rabelais qui a de l’oreille sent qu’elle Certaines pages, comme au Tiers Cette attitude s’exprime dans la cri-
qu’un indigeste et prétentieux franco- est consubstantielle à son écriture. Livre la consultation du juge Bridoye, tique véhémentement moqueuse des
latin et dédaigne « l’usance commune Etudiant à Montpellier, Rabelais a en sont presque illisibles. Le lecteur théologiens, des scolastiques, et de leurs
de parler ». Mais, à la différence des participé à la représentation d’une d’aujourd’hui les regarde avec respect, « subtiles niaiseries », pour parler comme
faux modernes qui ne méprisent que comédie. Chacun de ses livres s’ouvre déconcerté par ce déferlement. Il ne lui Érasme. Nulle part on ne les a raillés avec
parce qu’ils ne savent pas, Rabelais par un prologue, terme emprunté reste, pour en rendre compte, qu’à louer plus de verve que dans le discours que
plaide pour « notre langue gallique » au théâtre. Le langage ne se dit pas globalement la science de Maître Fran- prononce Maître Janotus de Bragmardo
parce qu’il est également chez lui dans seulement, il se joue. Cela parce que çois, bon représentant de « l’esprit » de pour obtenir restitution des cloches de
l’antiquaille. la culture n’est pas de l’ordre de l’avoir, la Renaissance et de sa boulimie intel- Notre-Dame ; il faut l’entendre vanter « la
mais de l’ordre de l’être. « Deviens ce lectuelle, ou, à l’inverse, à soupçonner substantifique qualité de la complexion
L’éducation des sphincters que tu es », recommandait Érasme : la Rabelais de parodier un travers de son élémentaire qui est intronifiquée en la
Ce dynamisme d’un savoir tourné culture bien comprise en est le moyen. temps. C’est aller trop vite en besogne. terrestréité de leur nature quidditative »,
vers la modernité, vers les tâches du Rabelais – et c’est là une convic- Le rire de Rabelais n’épargne pas ou bâtir ce beau raisonnement : « Omnis
monde d’aujourd’hui, d’un savoir tion profonde de l’humanisme tout l’érudition, sans pourtant qu’il ne faille clocha clochabilis in clocherio clochando
qui hérite pour transmettre, innerve entier – suggère, en effet, qu’il peut y voir que dérision. Rire de connivence clochans, clochativo clochare facit clo-
l’œuvre de Rabelais. C’est lui qui per- y avoir mauvais usage de la connais- quand la référence érudite est comme chabiliter clochantes. » Dans la parodie
met de faire du petit Gargantua cet sance. Dans ce magnifique éloge de un signe adressé à la complicité du burlesque du latin savant, Molière n’a

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être apte à commander que révélera la culture nouvelle qu’est la célèbre lecteur qui partage le même savoir : pas fait mieux.
la guerre picrocholine. Pourtant sa lettre de Gargantua à son fils, il vaut la l’Europe culturelle, c’est aussi ce senti- La scolastique ne s’est jamais tout à
nature ne l’y disposait guère ; né peine de relever ces mots révélateurs : ment, très fort chez les humanistes, de fait relevée de tels sarcasmes. Sarcasmes
flegmatique, il semblait destiné, « Je vois les brigands, les bourreaux, les former une communauté – suprana- injustes, assurément. Mais il serait éga-
comme dit un médecin du temps, à aventuriers, les palefreniers de mainte- tionale, dirions-nous –, qui, constituée lement injuste de ne pas voir dans ces
se suffire d’un lit et d’une marmite. nant, plus doctes que les docteurs et les dans et par une commune passion partis pris, dans ces dérisions, le senti-
Sa petite enfance le fait voir livré prêcheurs de mon temps. » pour les lettres antiques, fondement ment qui anime toute la Renaissance :
aux manifestations de son naturel, En certaines mains, la culture peut se de l’identité européenne, a conscience la certitude de vivre un âge nouveau, de
fiantant, pissant, rendant sa gorge, pervertir. Si le jeune Épistémon illustre de ce que la diversité de ses intérêts réinventer la culture, de définir une nou-
rotant, éternuant et se morvant en les vertus de la rhétorique, instrument répond à de mêmes enjeux. Rire d’es- velle manière de penser, de parler, d’être
archidiacre, peu pressé de quitter le de la maîtrise de la parole, d’autres pièglerie, quand la référence érudite, au monde. Cette certitude est source de
lit et avide de gagner la table. peuvent la mettre au service de leur plus ou moins truquée, concourt à gaieté, et les personnages de Rabelais
Voilà l’être qu’une éducation bien appétit de tromper ou de se tromper. Le resserrer cette complicité, mais signale sont gais : c’est la gaieté, l’aptitude à rire
conduite va changer en bon roi. Ce séduisant Panurge est là pour l’attester. aussi qu’on n’est pas prisonnier du de tout, qui sauve ceux-là mêmes que
n’aura pas été sans peine, et son père Conduit par son désir, amoureux de savoir, mais capable de jouer avec lui. son œuvre tourne en dérision, pour peu
ne commence à placer en lui des espé- soi, il est toujours en quête d’argent et Mais ce n’est pas assez dire. L’exa- que leur rire ne les épargne pas. Janotus
rances que lorsque l’enfant l’entretient prétend que l’univers est régi par les men de l’épisode de Bridoye suggère lui-même s’associe à l’immense éclat de
des diverses méthodes qu’il a essayées emprunts et les dettes et qu’il ne fait une troisième voie, qui pourrait bien rire qui accueille sa harangue, et l’amour
pour mieux se torcher le cul. L’éduca- que se conformer à l’ordre universel. être la principale. Bridoye est un de soi qui conduit Panurge ne l’empêche
tion d’un flegmatique commence par Son interlocuteur Pantagruel ne se juge actif, affairé même, qui ne se pas de savoir souvent garder quelque
le contrôle des sphincters. D’autres refuse pas au plaisir d’ouïr son beau détermine qu’en respectant scrupu- distance avec soi, rire de soi. Pour être
progrès, certes, seront nécessaires. discours, mais préférerait assurément leusement les formes juridiques, qu’en sage, il faut savoir être fou.
Quand le petit Gargantua, d’abord que Panurge, au lieu de le donner pour vérifiant sans cesse la conformité de Dans les temps de désenchante-
éduqué par des précepteurs sophistes, justification de sa conduite, ne l’eût ses choix avec les textes de droit ; mais, ment et de crise – et Dieu sait si la
c’est-à-dire des représentants de l’âge prononcé que par manière de jeu. au moment de prononcer la sentence, Renaissance a connu de profondes
gothique, de la culture gothique, C’est encore Panurge qui, prêt à il s’en remet au sort des dés ! Tout se crises, dont la plus apparente est
est confronté au jeune Épistémon, aller prendre conseil de la fameuse passe comme si, après avoir multiplié l’éclatement de la chrétienté millé-
fruit de la culture nouvelle, il ne sait Sibylle, assure que les plus grands les actes de la procédure selon les naire –, il n’est pas sans fruit de prêter
répliquer à un discours parfaitement personnages se sont bien trouvés règles les mieux reçues du droit, il l’oreille à l’optimisme vigilant dont
dominé qu’en se cachant la tête dans d’avoir recueilli les avis des femmes. estimait que juger est un acte suprême témoigne l’œuvre de Rabelais. Né au
son bonnet et en pleurant comme une Et il cite Pythagore, Socrate, Empédocle qui requiert l’aide et l’assistance du soir du xve siècle, il ignore la mélan-
vache : « Et ne fut possible de tirer de et « notre maître Ortuinus », espé- ciel et que toute son activité préalable, colie des fins de siècle.
lui une parole, non plus qu’un pet d’un rant sans doute que le souvenir de la à laquelle certes il avait le devoir de Jean Céard
âne mort. » célèbre Diotime, à qui Socrate devait s’adonner, n’était que l’expression Le Monde daté du 25.03.1994

Enseignement de littérature – Première L 81


L’ESSENTIEL DU COURS

REPÈRES
Différentes réécritures de
Madame Bovary.
Les réécritures,
Madame Bovary est le roman qui
a le plus suscité le « désir palimp-
sestueux » (selon le mot de Ge-
du xviie siècle à nos jours
U
nette) des réécritures : pastiches,
parodies, transpositions, suites et n écrivain est avant tout un lecteur : il est nourri de lit-
développements romanesques sur
les personnages secondaires dont
térature. De fait, lorsqu’un auteur décide de prendre la
voici quelques exemples… plume, il est déjà imprégné des textes, des histoires et du
• Alain Ferry, Mémoire d’un fou
style de ceux qui l’ont précédé : il emprunte donc des chemins
d’Emma, 2009. déjà parcourus. Quelles formes peut prendre cet emprunt ?
Un homme abandonné par sa Comment l’emprunt s’intègre-t-il au texte nouveau, et comment
femme trouve la consolation dans
la relecture de Madame Bovary. en révèle-t-il l’originalité ?
• Claro, Madman Bovary, 2008.
Avec le même point de départ, le
narrateur trouve ici dans le ro-
man de Flaubert un antidote en
« entrant » dans le texte pour en
modifier l’intrigue et la structure,
en endossant diverses identités :
puce, voyeur, pique-assiette, rô-

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deur et passager clandestin de la
nef flaubertienne en déroute.

• Philippe Doumenc, Contre-enquête


sur la mort d’Emma Bovary, 2007.
À partir des derniers mots chu-
chotés par Emma : « Assassinée,
pas suicidée. », deux policiers de
Rouen sont dépêchés à Yonville afin
d’élucider l’affaire. Plusieurs sus-
pects possibles : un mari cocufié, un Les différents modes « solution », lui indique que le roman tourne peut-
prêteur sur gages, deux femmes de de la réécriture être autour d’une énigme.
caractère, un cynique libertin, un Un texte littéraire peut, tout d’abord, contenir un L’allusion permet de faire écho à un texte précédent,
pharmacien concupiscent… certain nombre de fragments venus d’un ou de plu- mais de façon implicite. La source n’est pas donnée de
sieurs autre(s) texte(s). Dans ce cas, l’auteur intègre façon claire, et l’auteur compte alors sur la culture de
• Antoine Billot, Monsieur Bovary, à son œuvre des éléments propres à l’éclairer ou son lecteur, avec lequel il tisse un lien de connivence.
2006. l’enrichir. La citation est un court extrait, reproduit Exemple : dans le même roman de Robbe-Grillet,
Monsieur Bovary était-il vraiment ce généralement entre guillemets ou en italiques. on trouve ainsi le dialogue suivant : « – Dis-moi un
cocu pitoyable, ce praticien incom- Elle peut être présente dans le récit, ou bien dans le peu quel est l’animal qui est parricide le matin… – Il
pétent ? Réponse dans une dizaine discours des personnages, ou encore en épigraphe – ne manquait plus que cet abruti-là, s’écrie Antoine.
de cahiers manuscrits découverts c’est-à-dire au début d’une œuvre ou d’un chapitre. Tu ne sais même pas ce que c’est qu’une oblique, je
au début de ce siècle dans un grenier. Le sens de la citation influe sur le sens du texte de parie ? – Tu m’as l’air oblique, toi, dit l’ivrogne d’un
La signature, un «B» énigmatique, différentes façons : elle peut venir appuyer une ton suave. Les devinettes, c’est moi qui les pose. J’en ai
pourrait être celle d’un des acolytes argumentation ou, au contraire, faire l’objet d’une une tout exprès pour mon vieux copain… […] – Quel
silencieux du narrateur de Madame contestation. Elle permet parfois de caractériser un est l’animal qui est parricide le matin, inceste à midi
Bovary, qui, dans le premier chapitre personnage (notamment lorsque l’auteur, ou un et aveugle le soir ? » Il est ainsi fait allusion au mythe
fait entendre sa voix diluée dans le personnage, qualifie le héros du nom d’un autre d’Œdipe, en le détournant : la forme des questions
« nous » d’un sujet pluriel. personnage célèbre : un Dom Juan, un Rastignac, est la même, mais la réponse attendue n’est plus
Dans cette veine de réécriture etc.). « l’homme » mais « Œdipe ». Ce dialogue vient donc
centrée sur Charles Bovary : Laura Exemple : l’épigraphe du roman Les Gommes d’Alain s’ajouter à l’épigraphe et forme un réseau souterrain,
Grimaldi, Monsieur Bovary, 1991 et Robbe-Grillet (1985) est une citation de Sophocle : qui permet au lecteur de comprendre que le texte
Jean Améry, Charles Bovary, Médecin « Le temps, qui veille à tout, a donné la solution qu’il découvre prend sens à partir du mythe antique.
de campagne, Portrait d’un homme malgré toi ». Cette phrase initiale met le lecteur sur Le pastiche est l’imitation du style d’un auteur. Dans
simple, 1991. la piste de la mythologie grecque, et, avec le terme ce cas, l’écrivain B « joue » à écrire comme l’écrivain A,

82 Enseignement de littérature – Première L


L’ESSENTIEL DU COURS

la plupart du temps en amplifiant certaines marques La transposition ou l’imitation est une variation • Cette diablesse de Madame Bovary,
de son écriture (par exemple, la longueur et la com- littéraire assumée à partir d’un sujet, d’un thème Lionel Acher, 2001
plexité des phrases de Proust). L’intention peut être déjà exploité par un autre auteur, ou encore d’un Alliée au Diable, Madame Bovary
comique, voire satirique, mais elle peut constituer « mythe » (comme celui d’Œdipe, mais aussi celui ressuscitée, alias Fausta de la
également un simple jeu avec le lecteur, qui prend de Faust, de Dom Juan, etc.). Des auteurs comme Vaubyessard, règle ses comptes
plaisir à reconnaître le style de l’auteur imité. Racine ou Corneille, au xviie siècle, puisent ainsi avec tous ces hommes qui furent
La parodie consiste en une déformation du style, dans le fonds antique pour écrire leurs tragédies. causes de ses malheurs et se venge
ou du texte d’origine. Il peut y avoir un changement Le changement de forme, par exemple l’adaptation de Flaubert lui-même.
de registre (du tragique au comique, de l’épique au d’un roman au cinéma, est également une forme
prosaïque, etc.), ou changement de genre (du théâtre de transposition. • Emma, Oh ! Emma !,
à la chanson). Si le plus souvent, la parodie a, comme Jacques Cellard, 1992.
le pastiche, un but comique, elle peut cependant avoir Les positions face à ces procédés Une réécriture iconoclaste où
pour objectif de souligner l’écart entre le texte source d’écriture Jacques Cellard donne la pleine
et le texte actuel, afin de renouveler une réflexion. On peut d’abord considérer qu’une écriture totale- mesure de ses talents d’auteur
Exemple : dans La Machine infernale, Cocteau s’em- ment vierge de toute référence à d’autres textes est romanesque : intrigue sans faille,
pare lui aussi du mythe d’Œdipe ; lorsqu’arrive le une illusion. Écrire, c’est forcément réécrire : mouvement dramatique, psycho-
moment de l’énigme posée par le Sphinx au héros, – soit parce que de façon inconsciente, tout auteur est logie pénétrante et surtout une
voici le dialogue qui nous est livré : « (Le Sphinx, qui imprégné de ceux qui l’ont précédé ; maîtrise de l’écriture qui est un
est d’abord apparu à Œdipe sous les traits d’une jeune – soit parce que, de façon volontaire, les auteurs défi à Flaubert.
fille, lui donne la solution de l’énigme.) Le Sphinx – […] cherchent à rendre hommage à leurs prédécesseurs
Je te demanderais par exemple : Quel est l’animal qui ou, au contraire, à les tourner en dérision. • Madame Bovary sort ses griffes,
marche sur quatre pattes le matin, sur deux pattes Dans tous les cas, la création est une inscription Patrick Meney, 1991.
à midi, sur trois pattes le soir ? Et tu chercherais, tu dans une lignée d’œuvres. Cette position est celle de Transposition parodique dans le
chercherais. À force de chercher, ton esprit se poserait la Renaissance et du xviie siècle. L’humanisme, qui re- monde de la publicité, de la spon-
sur une petite médaille de ton enfance, ou tu répé- découvre les textes de l’Antiquité, puis le classicisme, sorisation et de la privatisation,
terais un chiffre, ou tu compterais les étoiles entre ne conçoivent pas l’écriture autrement que comme où Gustave Flaubert se voit prié
deux colonnes détruites ; et je te remettrais au fait l’imitation des Anciens. La valeur d’une œuvre ne par son éditeur de revoir sa copie.
en te dévoilant l’énigme. Cet animal est l’homme qui réside pas, alors, dans le fait d’être totalement inédite :

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marche à quatre pattes lorsqu’il est enfant, sur deux elle réside dans sa capacité à redonner vie à l’œuvre •Mademoiselle Bovary,
pattes quand il est valide, et lorsqu’il est vieux, avec la ancienne, et à l’enrichir par un style propre. Raymond Jean, 1991.
troisième patte d’un bâton. Œdipe – C’est trop bête ! » Cependant, on peut également considérer que Berthe, la fille de Mme Bovary, ou-
La transformation du texte initial a pour consé- l’emprunt n’est pas loin du plagiat, c’est-à-dire du vrière dans une filature normande,
quence d’ôter à Œdipe sa grandeur, sa sagacité, « pillage » d’œuvres, et de la répétition, c’est-à-dire vient demander des comptes à
puisque la solution lui est donnée par le Sphinx du ressassement sans apport nouveau. De plus, le Flaubert : inversant fiction et réa-
lui-même. La réplique du personnage « C’est trop fait de penser, comme le faisaient les Classiques, lité, Raymond Jean s’introduit avec
bête ! », par son registre familier, souligne le pro- que l’imitation est la seule voie possible, comporte une irrévérence affectueuse dans
saïsme choisi par Cocteau : le tragique n’est plus des risques, en particulier celui de briser un élan le chef-d’œuvre qu’il admire.
le domaine réservé des héros, mais il rejoint ici la créateur original. Les modèles peuvent alors devenir
sphère commune. les gardiens d’une prison littéraire. • Mademoiselle Bovary,
La traduction est encore un autre mode de réécriture ; Au xixe siècle, les Romantiques voient la réécriture Maxime Benoît-Jeannin, 1991.
le passage d’une langue à une autre entraîne de comme un carcan. Pour eux, les modèles jusque-là Mademoiselle Bovary non seu-
nombreuses transformations, et pose des problèmes admis sont des prescripteurs de normes facteurs de lement redonne vie aux per-
d’interprétations au traducteur. En effet, il est délicat sclérose. sonnages du roman précédent
de parvenir à traduire le sens exact d’un mot ou d’une (Homais, Rodolphe, l’usurier
phrase, mais aussi ses connotations, le registre de Mais, tout en respectant le désir de nouveauté et en Lheureux...) mais s’enrichit plus
langue, etc. De plus, chaque langue s’accompagne acceptant une ouverture, il faut admettre que celui encore de figures inattendues
d’une culture propre, et aucune transposition n’est qui écrit ne peut faire autrement que de puiser dans et hautes en couleur telles que
jamais parfaite, ce que le proverbe italien « Traduttore, un fonds (que ce soit au niveau des mots, du lexique, Bouvard et Pécuchet, Baudelaire,
tradittore » (« Traducteur, traître ») met en lumière. ou des thèmes). La réécriture est créative, dyna- les frères Goncourt... L’auteur ac-
mique, lorsqu’elle articule l’ancien et l’inédit. Il faut, complit le projet inachevé de son
pour cela, que l’auteur comprenne et écoute la source grand-père, son homonyme, qui
DEUX ARTICLES DU MONDE qu’il a choisie, mais sans la recopier servilement. Un avait reçu de Flaubert l’autorisa-
À CONSULTER angle novateur est nécessaire pour « dépoussiérer » le tion d’écrire une « suite .
modèle, de même que le modèle est nécessaire pour
• Victor Hugo appartient à tous p. 86-87 donner vie au successeur. C’est le sens de la formule • Madame Homais,
(Dominique Noguez, Le Monde daté du 27.06.2001) de Paul Valéry : « Le lion est fait de mouton assimilé. » Sylvère Monod, 1988.
Sylvère Monod conte la vie de
• Et c’est ainsi que le cousin Pons est D’autre part, chaque œuvre d’art est multiple, la femme du pharmacien, avant,
grand p. 87-88 riche d’interprétations différentes. Les réécrire, pendant et après le séjour des
(Pierre Assouline, Le Monde des livres c’est finalement leur redonner sa richesse, en ac- Bovary à Yonville. Le bon Charles
daté du 11.05.2012) centuant un aspect jusque-là peut-être négligé ou ne fut pas le seul mari trompé de
minimisé. la commune.

Enseignement de littérature – Première L 83


UN SUJET PAS À PAS

LA FABLE DE
LA FONTAINE Commentaire de texte :
Le Chêne un jour dit au Roseau :/ Le texte la récriture. Nous étudierons enfin les deux personnages
« Vous avez bien sujet d’accuser la et la morale de l’apologue.
Nature ;/ Un Roitelet pour vous est Le chêne un jour dit au roseau :
un pesant fardeau./ Le moindre vent, « N’êtes-vous pas lassé d’écouter cette fable ? Le plan détaillé du développement
qui d’aventure/ Fait rider la face de La morale en est détestable ; I. Un récit vif et plaisant
l’eau,/ Vous oblige à baisser la tête :/ Les hommes bien légers de l’apprendre aux marmots. a) Un récit vif et dense
Cependant que mon front, au Plier, plier toujours, n’est-ce pas déjà trop Brièveté, 31 vers, alternance aléatoire octosyllabes/
Caucase pareil,/ Non content Le pli de l’humaine nature ? » alexandrins. Variété des rimes utilisées : croisées puis
d’arrêter les rayons du soleil,/ Brave « Voire, dit le roseau, il ne fait pas trop beau ; suivies succèdent aux rimes embrassées.
l’effort de la tempête./ Tout vous est Le vent qui secoue vos ramures Peu de détails et absence d’indices spatio-temporels précis
Aquilon, tout me semble Zéphyr./ (Si je puis en juger à niveau de roseau) « un jour », dans « les bois ». Les personnages ne sont pas
Encor si vous naissiez à l’abri du Pourrait vous prouver d’aventure, décrits, ils sont simplement désignés avec le déterminant
feuillage/ Dont je couvre le Que nous autres, petites gens, défini : « le chêne », « le roseau ». Densité : dialogue initial
voisinage,/ Vous n’auriez pas tant Si faibles, si chétifs, si humbles, si prudents, introduit par un seul vers, suivi d’une péripétie narrée en
à souffrir :/ Je vous défendrais de Dont la petite vie est le souci constant, 4 vers ; dernier dialogue, après la tempête = dénouement
l’orage ;/ Mais vous naissez le plus Résistons pourtant mieux aux tempêtes du monde agonie du chêne et une ultime réplique.
souvent/ Sur les humides bords des Que certains orgueilleux qui s’imaginent grands. » Transition : La concision et la versification de la fable en
Royaumes du vent./ La nature envers Le vent se lève sur ces mots, l’orage gronde. font donc un texte plaisant à lire, d’autant plus qu’il se
vous me semble bien injuste. Et le souffle profond qui dévaste les bois, caractérise aussi par une grande vivacité.
– Votre compassion, lui répondit Tout comme la première fois, b) Un récit vivant
l’Arbuste,/ Part d’un bon naturel ; Jette le chêne fier qui le narguait par terre. Récit central de la tempête au présent de narration.
mais quittez ce souci./ Les vents me « Hé bien, dit le roseau, le cyclone passé – Théâtralité : large part du dialogue, répliques introduites
sont moins qu’à vous redoutables./ Il se tenait courbé par un reste de vent – par la répétition du verbe « dire ». Enchaînement de
Je plie, et ne romps pas. Vous avez Qu’en dites-vous donc mon compère ? questions / réponses.

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jusqu’ici/ Contre leurs coups épou- (Il ne se fût jamais permis ce mot avant.) Oralité : interjection suivie de l’adverbe « Hé bien », pre-
vantables/ Résisté sans courber le Ce que j’avais prédit n’est-il pas arrivé ? » mière réponse du roseau qui semble d’abord décalée
dos ;/ Mais attendons la fin. » Comme On sentait dans sa voix sa haine par rapport à la question du chêne mimant ainsi une
il disait ces mots,/ Du bout de l’hori- Satisfaite. Son morne regard allumé. conversation banale et quotidienne.
zon accourt avec furie/ Le plus terrible Le géant, qui souffrait, blessé, Mélange de registres de langue : soutenu (« lassé », « d’aven-
des enfants/ Que le Nord eût portés De mille morts, de mille peines, ture » ou « ramures ») et familier (« marmots »).
jusque-là dans ses flancs./ L’Arbre tient Eut un sourire triste et beau ; Transition : Ainsi, les personnages prennent vie à travers
bon ; le Roseau plie./ Et, avant de mourir, regardant le roseau, le dialogue qui donne une grande vivacité à la fable, tout
Le vent redouble ses efforts,/ Et fait si Lui dit : « Je suis encore un chêne. » comme dans le texte original de La Fontaine.
bien qu’il déracine/ Celui de qui la tête (Jean Anouilh, « Le Chêne et le Roseau », Fables.)
au Ciel était voisine/ Et dont les pieds II. Une récriture parodique
touchaient à l’Empire des Morts. a) Les effets d’écho
(Jean de La Fontaine, Fables). Introduction Éléments repris de La Fontaine : le titre de la fable, les per-
La Fontaine, célèbre fabuliste du xviie siècle, mais aussi sonnages, le schéma général de l’apologue (deux végétaux
LA FABLE partisan des Anciens, c’est-à-dire de l’imitation des textes confrontés à la même péripétie, mort du chêne et survie

D’ÉSOPE
de l’Antiquité, s’est en grande partie inspiré des fables du roseau). Premier vers de la version d’Anouilh identique
d’Ésope pour composer ses propres récits. Ainsi, sa fable à celui de La Fontaine : « Le chêne un jour dit au roseau ».
« Le Chêne et le Roseau » trouve son origine dans « Le Répétition du verbe « plier » par le chêne = écho de la célèbre
Le roseau et l’olivier disputaient de Roseau et l’Olivier » d’Ésope. réplique du roseau : « Je plie et ne romps pas. »
leur endurance, de leur force, de leur À son tour, l’écrivain et dramaturge Jean Anouilh s’est Fable brève faisant alterner alexandrins et octosyllabes.
fermeté. L’olivier reprochait au roseau inspiré de la réalisation de La Fontaine pour donner sa Termes archaïsants connotés xviie siècle : inversion de
son impuissance et sa facilité à céder propre version de cette fable, également intitulée « Le l’adjectif « l’humaine nature », « voire », synonyme ancien
à tous les vents. Le roseau garda le si- Chêne et le Roseau ». Comme son prédécesseur, Anouilh de « vraiment », « mon compère ».
lence et ne répondit mot. Or le vent ne présente le dialogue entre les deux végétaux, l’un droit et Transition : À l’évidence, cette fable est bien une récriture
tarda pas à souffler avec violence. Le « grand », l’autre petit et souple, puis la tempête qui s’abat de celle de La Fontaine, dont elle reprend clairement les
roseau, secoué et courbé par les vents, sur eux, déracinant le chêne mais laissant la vie sauve au caractéristiques. Cependant, cette reprise se nuance d’une
s’en tira facilement ; mais l’olivier, roseau. Pourtant, au-delà de ces emprunts, parfois paro- certaine distance amusée, qui donne à la fable moderne des
résistant aux vents, fut cassé par leur diques, Anouilh livre ici un apologue à la morale implicite accents parodiques.
violence. radicalement différente : le chêne apparaît noble, alors b) Une récriture amusée
Cette fable montre que ceux qui que le roseau est finalement plutôt mesquin et haineux. Allusions à la version de La Fontaine : la tempête se dé-
cèdent aux circonstances et à la force Comment Anouilh reprend-il ici ce récit célèbre pour chaîne « tout comme la première fois ». Les personnages
ont l’avantage sur ceux qui rivalisent donner à entendre une morale inattendue ? eux-mêmes semblent connaître la fable de La Fontaine :
avec de plus puissants. Dans un premier temps, nous observerons ce récit vif et « N’êtes-vous pas lassé d’écouter cette fable ?/ La morale
(Ésope, « Le Roseau et l’Olivier ») plaisant, avant de nous intéresser aux caractéristiques de en est détestable ».

84 Enseignement de littérature – Première L


UN SUJET PAS À PAS

Jean Anouilh, « Le Chêne et le Roseau »


L’usage que les adultes font des fables de La Fontaine lues aux – appellation métaphorique « le géant » et répétition de
enfants : « Les hommes [sont] bien légers de l’apprendre aux « mille » qui lui confèrent une dimension quasiment
marmots. » = ton critique + terme familier et péjoratif sug- épique.
gèrent avec humour une forme de supériorité, témoignant Transition : Sa grandeur s’oppose de façon flagrante à
ainsi d’une grande distance par rapport à la fable originale. la petitesse du roseau. Sa dernière réplique révèle sa
Transition : En effet, même si le chêne meurt aussi dans noblesse : au moment de mourir, il réaffirme une iden-
cette version, la morale qui se dégage de l’apologue est bien tité à laquelle il n’a pas voulu renoncer. Par là, l’auteur
différente de celle de La Fontaine. suggère une morale originale.
c) La morale
III. La morale Les végétaux personnifiés représentent deux types d’ho-
a) Le roseau Comportement et discours caractéristiques d’humains
Le roseau se caractérise par sa lâcheté. Il se réfugie derrière confrontés aux « tempêtes » symbolisant les événements
le groupe qu’il prétend former avec « les petites gens ». Au difficiles, les crises de la vie. Évocation explicite des
lieu de parler simplement en son nom, il utilise le pronom hommes : « l’humaine nature », « petites gens », « cer-
personnel « nous », en affirmant par exemple « nous tains orgueilleux ». Ces pluriels et l’usage du « nous »
autres […] résistons […] mieux ». Discours revendiquant sa permettent d’ailleurs de donner une portée générale
petitesse. Répétition de l’adjectif « petit » ; énumération au discours du roseau, encore renforcée par le verbe au
d’adjectifs : « si faibles, si chétifs, si humbles, si prudents ». présent gnomique : « nous […] résistons ». La position
Répétition de « si » rythme régulier de l’alexandrin du narrateur se dessine de plus en plus clairement au
(quatre groupes de trois syllabes) suggèrent une forme de fil de la fable :
mesquinerie. Méchanceté dans le dénouement, attitude – commentaire entre parenthèses (« Il ne füt jamais
haineuse mise en valeur dans la brève phrase nominale : permis ce mot avant » = lâcheté et vindicte du roseau qui
« Son morne regard allumé. » Les « peines » du chêne lui apostrophe le chêne en le nommant « mon compère ») ;
permettent d’exprimer sa « haine », comme le soulignent – pronom personnel indéfini « on », = narrateur témoin

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les deux termes à la rime. (« on sentait […] sa haine satisfaite »).
Transition : Le portrait du roseau est donc bien négatif et Critiquant ainsi le roseau et sa mesquinerie, il laisse le
s’oppose à celui du chêne. dernier mot au chêne, qui meurt, certes, mais devient
b) Le chêne par là même héroïque et garde toute sa grandeur jusqu’à
Le chêne se caractérise par son orgueil et sa fierté. la fin. À un homme qui choisirait de se soumettre et de
Première réplique : arrogance face au roseau, auquel il courber l’échine, le narrateur préfère l’homme qui résiste
reproche implicitement de « plier ». et ne renonce pas à son identité et à ses valeurs, quitte à
Ironie envers lui et envers la morale de La Fontaine : répéti- en mourir.
tion de « plier », en jouant sur le mot pour mieux dénoncer
cette faiblesse humaine (« le pli de l’humanité »). Conclusion
Transformation du personnage dans le dénouement : Avec « Le Chêne et le Roseau », Anouilh offre une ré-
devient héroïque et touchant : criture originale de la fable de La Fontaine. Déjouant
– champ lexical de la souffrance (« souffrait », « blessé », les attentes du lecteur, il transforme les caractéris-
« morts », « peines », « triste », souligné d’ailleurs par tiques des deux personnages pour livrer une fable
l’enjambement du vers 27 au vers 28) ; plaisante, aux accents parodiques, et surtout nous
– rythme saccadé des derniers vers, accents pathétiques à incite à porter un regard plus critique sur cette « hu-
l’agonie de l’arbre ; maine nature » si encline à « plier ». À un peuple
humble mais parfois servile, Anouilh oppose la gran-
Ce qu’il ne faut pas faire deur et la fierté de celui qui refuse de céder. Dans cette
perspective, le chêne ne rappelle-t-il pas Antigone,
Choisir de traiter ce sujet sans connaître autre personnage célèbre de l’œuvre d’Anouilh, auquel
« Le Chêne et le Roseau » de La Fontaine.
il a consacré une tragédie ?
Illustrations de Thomas Tessier.

SUJETS TOMBÉS AU BAC SUR CE THÈME

Dissertations
– La transposition d’une œuvre d’un genre dans un autre vous paraît-elle être un enrichissement ou un
appauvrissement ? (Sujet national, 2003, série L)
– Quand vous abordez une œuvre, cherchez-vous plutôt la nouveauté et l’originalité, ou appréciez-vous les
œuvres qui s’inspirent de situations, de thèmes ou de personnages connus ? (Amérique du Nord, 2006, série L)
– Selon vous, réécrire, est-ce chercher à dépasser son modèle ? Vous pourrez vous intéresser à d’autres genres
que le roman. (Sujet national, 2010, série L)

Enseignement de littérature – Première L 85


LES ARTICLES DU

Victor Hugo appartient à tous


D
ans l’affaire Cosette, les ar- rillot » poursuivent La Chanson de tels coups de théâtre (voyez les questions esthétiques non les
guments des descendants Roland. Mieux, une première suite réapparitions de Thénardier) ? spécialistes – critiques, écrivains,
d’Hugo contre François aux Misérables est déjà parue en L’assignation adressée aux éditions historiens de la littérature – ni les
Cérésa ne tiennent pas. Lauretta 1996 chez Lattès, la Cosette de Laura Plon par Pierre Hugo se raccroche lecteurs, mais des hommes que
Hugo trouve l’idée d’une « suite Kalpakian, sans susciter la moindre désespérément à une phrase que rien ne prépare, ès qualités, à les
des Misérables » aussi scandaleuse émotion. son arrière-arrière-grand-père comprendre : avocats et magistrats.
que la sortie, en 1997, du Bossu de Autre grief : en faisant échapper aurait dite sur la mort de Javert : Et de contribuer un peu plus, sur le
Notre-Dame, dessin animé améri- Javert au suicide et en le faisant « Si cette fin n’émeut pas, je renonce modèle américain, à une préoccu-
cain de l’entreprise Walt Disney qui s’amender, François Cérésa aurait à écrire jamais ! » Hélas ! cette belle pante judiciarisation de la culture.
reprenait Notre-Dame de Paris sans trahi en quelque sorte rétrospec- hyperbole n’a pas du tout le sens Les procès pleuvent aujourd’hui
citer une seule fois le nom de son tivement Les Misérables. C’est que notre plaideur veut lui donner : comme à Gravelotte sur les auteurs
auteur. Elle a tort. doublement faux. D’une part, c’est l’exclamation d’un auteur fier et les éditeurs. Dans leur diversité,
Dans ce dernier cas, une œuvre chez Hugo, au moment où il se d’avoir réussi son coup, non un ils ont les mêmes caractéristiques :
était pillée sans vergogne, sans donne la mort, le persécuteur de appel à interdire quoi que ce soit. le détournement de la loi, l’appât
reconnaissance aucune pour son Jean Valjean est déjà sur la voie Plaideurs ou non, les descendants du gain, la réduction préoccupante
pays d’origine ni pour l’individu de la rédemption ; il ne se jette de Victor Hugo ont un même tort : du domaine public.
qui l’avait créée ; la démarche rele- dans la Seine que par désaveu de celui, je le crains, de n’avoir pas On utilise désormais à cet effet le
vait de la prédation et du mépris lui-même. D’autre part, le propre bien compris ce qu’est la littérature. droit des marques et le droit moral.
culturel (donnez-moi vos créations d’une suite réussie – c’est souvent Suite, réponse, reprise, adaptation, L’un permet, moyennant une
et ensuite passez à la caisse – non le cas quand un auteur se continue pastiche, parodie, allusion, mise en modique redevance, de « déposer »
pour toucher des droits mais pour lui-même (comme Rabelais dans abyme, traduction, mise en vers, la à l’Institut de la propriété indus-

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payer votre entrée !). le Tiers Livre ou Cervantès dans littérature s’est toujours nourrie trielle des noms de personnages,
Dans l’autre cas, ce qui la cha- la seconde partie de son Don Qui- de littérature (et la peinture de et même de simples mots, pour
grine – la mention faite du nom chotte) – est de rompre peu ou prou peinture, la musique de musique, confisquer des réalités culturelles
de son ancêtre et du titre de son avec l’œuvre de départ, d’être pleine etc.). C’est ce que, voilà plus de qui appartiennent à tous. L’autre
roman dans la promotion du de rebondissements et quasiment trente ans, du côté de la revue Tel permet de prendre en otage des
nouveau livre – est précisément imprévisible. Quel, Julia Kristeva théorisait sous œuvres pourtant libres de droits.
la preuve que sa création ne lui Dans ces conditions, rien n’em- le nom d’« intertextualité ». Croire Distinct du droit d’auteur, ce
est pas déniée. On pourrait même pêche de penser que l’auteur des qu’on écrit en dehors d’une langue droit moral garantit à l’auteur le
y voir la plus belle forme d’hom- Misérables, si l’envie de poursuivre et d’une tradition littéraire – qu’on « respect de son nom, de sa qualité
mage. Car ce n’est pas un mince l’avait pris, aurait lui-même pu la suive, qu’on s’y oppose ou qu’on et de son œuvre » : il le protège,
travail, même si on en escompte ressusciter Javert, à l’instar de Sir en joue – c’est croire, comme la par exemple, contre d’éventuels
de substantielles retombées com- Conan Doyle ressuscitant Sherlock colombe de Kant, qu’on volerait éditeurs indélicats qui mutileraient
merciales, que d’écrire plusieurs Holmes. Son roman, comme tous mieux s’il n’y avait pas d’air ! ou retoucheraient son œuvre. Per-
tomes de cinq cents pages, et qui les grands romans populaires Mais le pire, c’est, comme sonne ne trouvera à y redire : il est
se tiennent, avec des personnages de l’époque, n’est-il pas plein de Pierre Hugo, de faire juges de ces normal que l’auteur ait son mot à
qu’on n’a pas choisis !
D’autant qu’une suite, contrai-
rement à une adaptation théâtrale POURQUOI puis Marius ou le fugitif. Cette de Victor Hugo sont finalement
ou cinématographique, n’altère en CET ARTICLE ? publication suscite la colère de déboutés en 2008 par la cour
rien l’œuvre originale. Au contraire, Pierre Hugo, descendant de Victor, d’appel de Paris.
elle incite à y revenir, comme à sa En 2001, à la veille du bicentenaire qui réclame son interdiction et des Sur la problématique des
source et à son aune. Elle se sert de de la naissance de Victor Hugo dommages et intérêts. Un premier « suites » d’œuvres célèbres,
sa notoriété, mais en même temps (1802) Olivier Orban, patron de la jugement du tribunal de Paris est le candidat au bac lira avec
la ravive. maison d’édition Plon, cherche un favorable à Plon. Le plaignant fait intérêt le texte de Dominique
Pourquoi donc s’indigner sou- écrivain capable d’écrire une suite appel. En 2004, la cour rend un Noguez qui présente une dé-
dain d’une pratique littéraire tout des Misérables. Il retient François arrêt qui contredit la première fense vigoureuse du droit aux
à fait courante et qui remonte au Cérésa, qui ressuscite l’inspecteur sentence, estimant que les livres de réécritures. Pour lui, « Suite,
moins aux successeurs d’Homère, Javert. Celui-ci devient un héros François Cérésa portent atteinte au réponse, reprise, adaptation,
Eugammon, Quintus de Smyrne positif dans les deux volumes droit moral du grand Victor Hugo. pastiche, parodie, allusion, mise
publiés, avec un succès relatif, au Au nom de la liberté d’expression en abyme, traduction, mise en
ou Virgile ? Hugo lui-même s’y est
printemps et à l’automne 2001 : et de création, Plon forme un vers, la littérature s’est toujours
livré : dans sa Légende des siècles,
Cosette ou le temps des illusions, pourvoi en cassation. Les héritiers nourrie de littérature. »
« Le Mariage de Roland » et « Ayme-

86 Enseignement de littérature – Première L


LES ARTICLES DU

dire sur ce qu’on publie sous son lions de francs (!) de dommages On n’a pas fait la Révolution, et représentants des institutions
nom. Mais ce droit ne cesse pas et intérêts au nom de son ancêtre, nuit du 4 août comprise, pour littéraires. Des descendants de
avec sa mort ; il est « perpétuel, Pierre Hugo a le mérite involontaire voir repoindre, deux siècles plus l’auteur pourraient y siéger, mais
inaliénable et imprescriptible ». Là de nous inciter à reposer le pro- tard, dynasties et privilèges ! Le seulement dans la mesure où ils
encore, rien à redire, s’il préserve blème des ayants droit d’écrivains. droit moral d’un écrivain, surtout feraient la preuve d’une réelle
l’intégrité de l’œuvre à travers les Quelques-uns, certes, sont irrépro- lorsque, comme Hugo, il a incarné connaissance de l’œuvre et sans
âges et s’il est exercé de façon sage chables, dévoués, larges d’esprit, se un moment de l’histoire d’un voix prépondérante.
et désintéressée. Tout dépend de démenant pour arracher à l’oubli peuple, devrait appartenir à ce Bref, on aurait envie de reprendre
qui l’exerce. Or revoici les des- les textes, tous les textes, de celui peuple tout entier et, d’une façon dans cette affaire le mot du peintre
cendants ! S’il peut, en effet, être ou de celle qu’ils représentent. Mais générale, à tous ceux qui, à travers Apelle au cordonnier qui prétendait
conféré à un tiers par testament de auprès d’eux, combien d’héritiers le monde, aiment son œuvre. À juger l’un de ses portraits : « sutor, ne
l’auteur, il est également et auto- abusifs, agissant en censeurs et en eux de la protéger : collectivement, supra crepidam ! », « cordonnier, pas
matiquement dévolu par la loi aux rapaces ! Tous n’ont pas le courage, dans le cas d’affaires comme celle plus haut que la chaussure » !
héritiers, de génération en généra- comme Madeleine Gide, de faire du Bossu de Notre-Dame, en pro- Homme de loi, pas plus haut que ta
tion, jusqu’à la fin des temps ! Et leurs mauvais coups du vivant testant et en boycottant, ou bien, robe ! Si ton code est flou ou détour-
il fournit aux moins scrupuleux de l’auteur (brûler ses lettres, en si des décisions sont à prendre né, ne juge pas ! Et vous, chers des-
d’entre eux une manne supplémen- l’occurrence). De la femme de Jules pour la publication d’inédits, de cendants, contentez-vous de des-
taire, quand bien même l’œuvre Renard caviardant son Journal à la lettres ou de brouillons, et dans le cendre !
serait tombée depuis longtemps sœur de Nietzsche tripatouillant La sens le plus libéral, par l’intermé-
dans le domaine public. Volonté de puissance, les exemples diaire d’associations compétentes, Dominique Noguez
En fait, en demandant 4,5 mil- sont légion. réunissant spécialistes, critiques Le Monde daté du 27.06.2001

Et c’est ainsi que le cousin Pons

© rue des écoles & Le Monde, 2015. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
est grand
O
n peut toucher à Bal- de Passy, dans le 16e arrondisse- moderniser une icône de la lit- a débuté en janvier pour s’achever
zac ? On le peut d’autant ment de Paris. Une expérience, térature, se demander comment en septembre ; elle est ponctuée
mieux qu’il vous y en- puisqu’il s’agit de reprendre Le vivrait Pons de nos jours, de quoi de rendez-vous ouverts au public
courage en vous recevant chez lui. Cousin Pons en l’actualisant. Quel il serait gourmand ou ce qu’il sur réservation, mensuels avec
Le critique et écrivain Bertrand culot ! Le profanateur n’en dis- collectionnerait, et procéder à ce des personnalités invitées à
Leclair ne se l’est pas fait dire convient pas : «  On peut même blasphème dans les lieux mêmes balzaquer en réunion (François
deux fois. Il a accepté sans hésiter dire que c'est un remake, au où se réunissent d’ordinaire les Bon, Pierre Rosenberg), et heb-
la proposition de la Maison de sens où les cinéastes l'emploient, gardiens du temple. domadaires avec la tenue d’un
Balzac, magnifique point de vue ou une reprise, comme disent Une réécriture eût à coup atelier de lecture. L’auditoire varie
à flanc de coteau sur la plaine les compositeurs.  » Il faut oser sûr horrifié les balzaciens canal selon la nature des séances entre
historique. Mais une reprise ? une dizaine et une trentaine de
POURQUOI public, où figurait toujours un Hervé Plagnol, l’éditeur du Cour- personnes. « Une première dans
CET ARTICLE ? « balzacologue » (spécialiste rier balzacien, loue le principe un musée de la Ville de Paris »,
Dans cet article, Pierre Assou- de l’œuvre de Balzac), dont les de cette initiative, « à condition souligne Véronique Prest, respon-
line présente les conditions commentaires étaient pris en que cela conduise à quelque chose sable de ce projet destiné à faire
dans lesquelles Bertrand Leclair compte par l’auteur. qui élargisse la lecture de Balzac vivre l’œuvre et à témoigner de
a entrepris, en 2012, la réécri- Le roman de Bertrand Leclair, plutôt que de n'être qu'un travail la modernité de sa vision de la
ture du Cousin Pons, de Balzac. Le Bonhomme Pons, a été d'érudition » ; mais sans porter de société. Le chroniqueur de « La vie
À l’initiative de la Maison publié en 2014 par les éditions jugement sur le choix de l'auteur littéraire » ne pouvait manquer de
de Balzac (musée de la Ville Belfond, dans la collection en résidence, dont il avoue ne s’y glisser.
de Paris) s’est organisée une Remake, dédiée aux réécri- rien connaître, il regrette que Ce ne fut pas tout à fait « chez
résidence d’écrivain pendant la- tures, où figurent également Le les balzaciens n'y aient pas été Balzac » mais cela n’en avait pas
quelle, outre le travail d’écriture Retour de Bouvard et Pécuchet
associés. moins de charme ; en effet, sa
proprement dit, se tenaient des de Frédéric Berthet et Ubu roi
La résidence de M. Leclair chez maison ayant récemment reçu un
ateliers de lecture ouverts au de Nicole Caligaris.
M. de Balzac, financée par le brutal rappel à l’ordre de l’époque,
conseil régional d’Ile-de-France, des travaux de mise aux normes

Enseignement de littérature – Première L 87


LES ARTICLES DU

électriques ont dû y être entrepris, convaincantes élèves du conser- province. – Mais plus personne natoires dans cette œuvre pour
ce qui a obligé les balzaciens à vatoire municipal du 16e (« Joue- ne s'appelle comme ça ! – Bon, je que Brigitte Mera, consultante au
demander l’asile poétique à Victor la comme Balzac  !  »), puis de vais revoir ce chapitre... – Non, cabinet Rastignac, fournisse une
Hugo, place des Vosges, puis aux critiques de son Bonhomme après pas trop  !  » Mais sans attendre réponse précise et érudite : «  Il
frères Goncourt, boulevard de l’avoir lui-même fait résonner. Les d’être retravaillée, la pâte trouve possédait un don de seconde vue
Montmorency ; entre confrères, deux premiers chapitres, intitulés déjà un écho sur le site Remue. et s'en inquiétait », dit-elle avant
il faut s’entraider jusque dans « Un fastueux débris de Mai 68 » net qui tient fidèlement registre de commenter un dédoublement
les situations domestiques (nos et « La machine aux gloires éphé- des minutes de cet atelier. On qui ferait du livre un roman fan-
contemporains pourraient en mères », convoquent Barthes & ne sait plus si l’on parle du tastique aux antipodes du label
prendre de la graine – et BHL me Co. Certains prennent des notes, texte de Balzac ou de celui de réaliste qui colle à son auteur.
prêter pour l’été sa villa à Tanger d’autres écoutent les yeux fermés Leclair. Discrètement assise dans Le remake sera peut-être un
car j’ai moi aussi en ce moment (esprit de Balzac, es-tu là ?). un coin, la romancière Camille jour en librairie : «  On verra  »,
des travaux à la maison...). L’exercice est réjouissant car Laurens, venue par amitié pour concède Bertrand Leclair, pour qui
il provoque des commentaires l’un et l’autre, pourrait le dire : le rapport à la vérité, et non pas
Esprit de Balzac des comédiennes Sarah, Anne et « J'y entends de l'intertextualité, simplement la vérité, prime sur
Cette variation qui mène du Mathilde sur les digressions et les comme un écho des Paludes de tout le reste dans l’ensemble de
Cousin Pons (1847) au Bonhomme métaphores qui se remarquent Gide », risque-t-elle, hypothèse l’œuvre de Balzac. Et c’est ainsi
Pons (2012) apparaît comme une davantage à l’écoute qu’à la lec- aussitôt confirmée par l'auteur. que Pons est grand.
version interactive d’un work ture. «  Il faudrait réduire le dia- De toute façon, un balzacologue
in progress hic et nunc (vous logue. – Peut-être... – Et pourquoi est toujours là qui veille. Il y eut
suivez ?). Car l’auteur s’enrichit Sylvain Pons est devenu Fernand José-Luis Diaz ; et cette fois, il Pierre Assouline
en permanence des séances de Pons chez vous ? – Le mien est né suffit effectivement que l’on s’in- Le Monde des livres
lecture créative du Cousin par de en 1945 dans une arrière-cour de terroge sur la place des arts divi- daté du 11.05.2012

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88 Enseignement de littérature – Première L


le guide pratique

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LE GUIDE PRATIQUE

TEXTE
OFFICIEL
L'épreuve écrite de français

Durée : 4 heures / Coefficients : 3 en


série L ; 2 en séries ES et S et 2 en séries
Méthodologie
technologiques (hors STAV).

Les épreuves anticipées de français


portent sur le contenu du pro-
gramme de première ; elles évaluent
grâce à un sujet unique les objets
d’étude communs à l’ensemble des
séries et, pour la série L, ceux de fran-
çais et de littérature. Elles permettent
de vérifier les compétences acquises
en français tout au long de la scola-
rité et portent sur les contenus du
programme de la classe de première.
Elles évaluent les compétences et
connaissances suivantes :
- maîtrise de la langue et de l’ex-
pression ;
- aptitude à lire, à analyser et à
interpréter des textes ;
- aptitude à tisser des liens entre
différents textes pour dégager une

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problématique ;
- aptitude à mobiliser une culture
littéraire fondée sur les travaux
conduits en cours de français, sur
des lectures et une expérience
personnelles ;
- aptitude à construire un jugement La dissertation – le plan thématique organise un raisonnement à
argumenté et à prendre en compte I. Lire le corpus de textes l’appui d’une thèse, tentant d’en dégager tous les
d’autres points de vue que le sien ; Les textes proposés vous fourniront un certain aspects de façon cohérente 4 questions du type
- exercice raisonné de la faculté nombre de pistes de réflexion, d’arguments et « Qu’est-ce que... une œuvre engagée... un dénouement
d’invention. d’exemples que vous pourrez réutiliser dans votre réussi... ? ou « Montrez que… » ;
Les sujets prennent appui sur un dissertation. – le plan comparatif met en parallèle deux thèmes
ensemble de textes (corpus), pouvant ou deux concepts tout au long du devoir et s’achève
comprendre un document icono- II. Analyser le sujet sur une synthèse qui peut, selon le cas, mettre en évi-
graphique aidant à sa compréhen- • Abordez le sujet sans idée préconçue. Posez-vous dence les ressemblances, les différences ou proposer
sion. Ce corpus peut également vraiment la question formulée par le sujet. S’il s’agit un dépassement.
consister en une œuvre intégrale d’une citation, mobilisez vos connaissances sur son • Le plan doit être construit selon une progression
brève ou un extrait long et doit s’ins- auteur, l’œuvre dont elle est issue, etc. logique : suivez un fil conducteur qui vous mène
crire dans le cadre d’un ou de plu- • Arrêtez-vous sur chaque terme du sujet et de- à une conclusion. Le plan achevé, toutes vos idées
sieurs objets d’étude du programme mandez-vous ce qu’il implique. Soyez attentif aux doivent y avoir trouvé leur place.
de première, imposés dans la série expressions employées : « dans quelle mesure… »
du candidat. « peut-on vraiment dire ». Interrogez-vous : s’agit-il IV. Rédiger l’introduction
Accompagné, ou non, de questions, de réfuter une thèse ? de la discuter ? de la soutenir ? • Procédez en trois étapes : amenez le sujet, dégagez
le sujet offre le choix entre trois types • Dès la lecture du sujet, notez au brouillon les idées la problématique, annoncez le plan.
de travaux d’écriture, liés à la totalité qui vous viennent immédiatement à l’esprit : vous • Le sujet : vous devez le resituer dans son contexte
ou à une partie des textes étudiés : en écarterez sûrement certaines, mais cela vous (histoire littéraire, évolution d’un genre, événements
un commentaire, une dissertation permettra de solliciter rapidement vos ressources. historiques, etc.) en montrant qu’il a un intérêt, qu’il
ou une écriture d’invention. Cette ne sort pas de nulle part. Les phrases trop vagues et
production écrite est notée au moins III. Construire le plan générales (du type « de tous temps, les hommes… »)
sur 16 points pour les séries générales • On distingue principalement trois types de plan : sont à proscrire. Ensuite, citez la phrase du sujet : s’il
et sur 14 points pour les séries techno- – le plan dialectique confronte différentes thèses, s’agit d’une citation un peu longue, vous pouvez la
logiques quand elle est précédée de avant de donner un avis personnel 4 sujets du type tronquer en conservant les mots essentiels.
questions, sur 20 dans toutes les « Pensez-vous que...? » « Dans quelle mesure peut-on • Dégager la problématique revient à montrer en
séries quand il n’y a pas de questions. dire que...? », etc. ; quoi la question posée par le sujet donne matière à

90 Le guide pratique
LE GUIDE PRATIQUE

ZOOM SUR…

et conseils L’oral de français : une question de


fond et de forme.

Si l’examinateur juge avant tout


de vos aptitudes et connaissances,
il sera sensible également à la
réfléchir. Cette étape doit vous permettre d’indiquer II. Dégager des axes de lecture façon dont vous vous présenterez,
dans quel sens va progresser votre argumentation. • Lisez d’abord le texte plusieurs fois, sans vous à votre comportement face au
Le plus souvent, on peut formuler la problématique laisser décourager si vous avez du mal à le cerner : sujet et face à lui. Consciemment
sous forme d’une ou plusieurs questions. appuyez-vous sur les connaissances que vous avez de ou non, il sera influencé par votre
• Enfin, vous devez annoncer votre plan, en mettant l’auteur, du genre, de l’époque à laquelle il a été écrit. ton, votre façon de vous tenir, etc.
l’accent sur les articulations logiques entre les parties. N’hésitez pas annoter le texte au cours de la lecture. Voici quelques conseils pour vous
Notez au brouillon vos premières impressions, quitte y préparer.
V. Rédiger le développement à les retravailler ensuite et à en éliminer certaines.
• L’organisation générale du développement doit • Puis, analysez le texte plus en détail. Vous pouvez À l’oral, vous êtes évalués à la fois
montrer que votre dissertation est cohérente et commencer par faire une étude linéaire qui aboutira à sur le contenu de ce que vous
progresse : chaque partie ou sous-partie doit s’achever une série de remarques que vous regrouperez ensuite dites, les connaissances que vous
sur une transition qui récapitule ce qui vient d’être selon les axes de lecture choisis. Ils doivent rendre avez accumulées tout au long de
dit et fait le lien avec la partie suivante. compte des caractéristiques du texte : selon le cas, votre scolarité, mais aussi sur la
• Il est important d’illustrer chaque idée par des vous pourrez en exprimer l’originalité (par rapport aux forme de votre exposé, la manière
exemples tirés de votre expérience de lecteur et conventions d’une époque, par exemple), dégager une dont vous vous exprimez.
d’élève. Un exemple doit être concis et présenté conjugaison ou une opposition de thèmes, montrer Faites attention à ne pas parler
uniquement en fonction de l’idée qu’il sert. Si vous en quoi un premier niveau de lecture est supplanté trop vite et à bien articuler en
choisissez d’introduire des citations (tirées, par par un second, moins évident mais plus profond, etc. posant votre voix : non seulement
exemple, du corpus proposé), veillez à bien leur • Ces axes seront les différentes parties de votre plan. cela permettra à l’examinateur de
attribuer un auteur, à les mettre entre guillemets, à Deux écueils principaux sont à éviter : comprendre sans difficulté ce que

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les retranscrire à la lettre et à signaler par des crochets – ne pas tomber dans la paraphrase du texte vous dites, mais cela vous aidera
([…]) tout passage supprimé. (« d’abord l’auteur parle de… ensuite il parle de… ») ; aussi à avoir confiance en vous.
• Pensez à soigner la présentation en aérant votre – ne pas non plus séparer le fond de la forme. Par ailleurs, sachez que la qua-
devoir par des sauts de lignes. lité de votre raisonnement et
III. Rédiger l’introduction votre aptitude à présenter des
VI. Rédiger la conclusion L’introduction d’un commentaire procède en trois arguments de manière ordon-
• La conclusion est peut-être la dernière étape de la étapes : née sont très largement pris en
dissertation, mais ce n’est pas la moins importante. – présenter le texte et son auteur (titre de l’ouvrage, compte dans la notation. Pensez-y
C’est sur cette note finale que le correcteur restera. situation dans l’histoire littéraire, situation de l’ex- au moment de la préparation et,
Il est conseillé de rédiger au brouillon la conclusion, trait au sein de l’ouvrage, forme, etc.) ; dans le fil de votre exposé, utilisez
avant même de commencer le développement. Vous – exposer votre approche du texte ; des mots de liaison : cela donnera
saurez ainsi dès le départ où vous souhaitez aboutir. – annoncer votre plan (deux ou trois axes de lecture, le sentiment à l’examinateur que
• La conclusion a une double fonction : d’une part articulés entre eux). votre pensée est structurée, que
récapituler le chemin parcouru en mettant l’accent vous savez où vous allez, et il
sur ce que vous avez démontré ou sur l’opinion IV. Citer le texte aura moins de mal à vous suivre
personnelle que vous avez développée ; d’autre part, • Chacune de vos remarques doit s’appuyer sur le que si vous passez sans transition
élargir le sujet, par exemple en évoquant une autre texte. Lorsque vous faites une citation, veillez à la d’une idée à l’autre. N’hésitez pas
œuvre du même auteur, un courant littéraire qui retranscrire à la lettre et à signaler par des crochets à écrire sur votre brouillon ces
s’est opposé par la suite à celui dont vous avez parlé. ([…]) tout passage supprimé. connecteurs logiques pour ne
• Attention, une citation ne remplace pas une re- pas oublier de les employer le
marque sur le texte, mais vient soutenir votre inter- moment venu !
Attention ! La conclusion prétation. En d’autres termes, citer ne vous dispense N’ayez pas peur enfin de ménager
ne doit jamais vous servir pas d’analyser. quelques silences (pas trop longs,
à ajouter, à la dernière minute, • Enfin, utilisez des expressions variées pour intro- tout de même…) après votre in-
une idée oubliée. duire vos citations : l’auteur « souligne », « évoque », troduction, entre les différentes
« dépeint », « tourne en dérision », « met en évidence », parties de votre exposé, et avant
« met en valeur », etc. la conclusion. De la même ma-
Le commentaire de texte nière que vous sautez des lignes à
I. Lire le corpus de textes V. Rédiger la conclusion l’écrit sur votre copie, cette pause
• Bien que le commentaire ne porte généralement La conclusion a une double fonction : dresser le bilan assumée montrera que vous avez
pas sur la totalité des textes du corpus, vous pourrez de votre lecture et faire une ouverture, par exemple la maîtrise de votre discours et
vous appuyer sur ces documents pour comprendre en effectuant un rapprochement avec un autre texte signifiera clairement que vous
le sens du texte à commenter, sa place dans l’histoire du même auteur, ou avec un autre auteur de la même passez à une autre étape de votre
littéraire, ses enjeux, etc. période. raisonnement.

Le guide pratique 91
LE GUIDE PRATIQUE

COACHING LE CORPUS DE TEXTES


10 conseils pour faire bonne
impression à l’oral. Quel que soit le sujet que vous décidez de traiter, vous disposez d’un corpus de textes qui ont néces-
sairement un lien entre eux : vous devez donc vous demander ce qui les rapproche (problématique,
1. ARRIVEZ À L’HEURE thèmes évoqués, genre, registre, etc.) et ce qui les distingue. Lisez-les très attentivement et n’oubliez
Cela peut paraître évident ! Sauf pas d’étudier soigneusement le paratexte (nom de l’auteur, titre, date, introduction éventuelle, etc.).
cas de force majeure, si vous
arrivez en retard, vous aurez déjà
fait mauvaise impression… avant L’écrit d’invention directement sur le corpus de textes, en vous invitant
même d’avoir ouvert la bouche ! I. Lire le corpus de textes selon le cas :
L’écrit d’invention n’est pas un exercice de pure ima- – à situer les documents dans leur contexte (mise en
2. AVANT DE PASSER, gination : vous devez vous appuyer fortement sur les relation avec un mouvement littéraire) ;
RESTEZ CONCENTRÉ textes du corpus, en comprendre les caractéristiques, – à dégager un thème commun à plusieurs docu-
Avant de passer l’épreuve, vous les lire à la lumière des genres littéraires et des objets ments ;
devrez probablement attendre d’étude au programme. – à comparer les différents genres et registres ;
dans un couloir, ou dans une – à confronter les textes pour montrer à la fois leurs
salle, le plus souvent avec d’autres points communs et leurs spécificités.
candidats. Durant ces instants, il • Ces textes ont toujours un rapport avec les genres
est important de rester concen- littéraires et les objets d’étude au programme : vous
tré, de rassembler calmement ses devez donc mobiliser les connaissances acquises au
idées. Chercher, par exemple, des cours de l’année.
informations auprès des autres
candidats (sur l’examinateur, les II. Rédiger et organiser la réponse
questions qu’il pose, etc.) ne peut • Votre réponse doit se présenter sous la forme d’un
que vous stresser davantage et ne texte construit et correctement rédigé : les notes et
vous apportera rien. les abréviations sont à proscrire.
• Bien que la question posée nécessite de vous ap-

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3. RESTEZ NATUREL puyer sur les textes, prenez garde à ne pas transfor-
Choisissez une tenue correcte mais mer votre réponse en un catalogue de citations qui
dans laquelle vous êtes à l’aise. Ne II. Respecter les contraintes du sujet n’apporte aucun élément d’analyse. Toute citation
forcez pas le ton de votre voix. • Vous pourrez être invité à rédiger un article (édi- doit en effet venir à l’appui d’une interprétation.
torial, article polémique, article critique – éloge ou • Enfin, votre réponse doit être organisée : quel que
4. SOYEZ POLI blâme, etc.), une lettre (réponse à une lettre présentée soit le type de rapprochement que vous avez à faire, il
ET SOURIANT dans le corpus, courrier des lecteurs, lettre ouverte,
Ce n’est pas parce que vous êtes lettre fictive d’un personnage tiré d’un texte, etc.),
stressé, fatigué, angoissé ou au un monologue délibératif, un dialogue théâtral, un
contraire trop sûr de vous qu’il essai, un récit didactique (fable, apologue, etc.), une
faut en oublier la politesse. Rester réécriture (parodie, pastiche), etc.
correct et aimable, toujours poli • Votre devoir devra donc respecter un certain nombre
sans obséquiosité ne peut que de contraintes liées à la forme et au genre littéraire.
vous être favorable. Avant de rédiger, récapitulez ce que vous en savez :
procédés d’écriture utilisés, registre (comique, tragique,
5. MAÎTRISEZ polémique, etc.), point de vue du narrateur, mise en
VOTRE STRESS forme (une lettre ou un texte de théâtre, par exemple,
Le trac, tout ont des caractéristiques très spécifiques), etc.
le monde l’a,
même ceux III. Soigner l’expression
qui ont l’air • Selon le sujet, vous pourrez être amené à vous
très à l’aise. exprimer de différentes manières : la rédaction d’un
La difficulté, blâme, par exemple, impose souvent d’employer un
c’est de le vocabulaire péjoratif ; un discours enflammé recourt
surmonter. Il existe quelques tech- à des phrases exclamatives ; une description s’appuie
niques simples pour essayer : res- sur de nombreux adjectifs ; une argumentation est
pirez à fond, évitez de trop bouger, structurée par des connecteurs, etc.
installez-vous correctement sur • Dans tous les cas de figure, veillez à employer un
votre chaise, parlez calmement. vocabulaire riche et varié, traquez les répétitions
Concentrez-vous sur ce que vous maladroites et relisez-vous attentivement.
avez à faire et sur ce que vous vou-
lez dire, plutôt que sur l’air plus ou La question liminaire
moins « sympathique » de votre I. Comprendre la question
examinateur. • La (ou les) question(s) liminaire(s) s’appuie(nt)

92 Le guide pratique
LE GUIDE PRATIQUE

faut dégager des points communs ou des différences, • Attention à ne pas calquer artificiellement une 6. APPORTEZ
en ne perdant pas de vue la spécificité de chaque perspective sur un texte en récitant un cours. VOTRE MATÉRIEL
document. Rien de plus agaçant pour un
III. Conduire l’explication examinateur qu’un candidat qui
La lecture méthodique à l’oral • La lecture méthodique est structurée en quatre n’a pas de quoi noter, qui fouille
I. Lire le texte étapes : dans son sac à la recherche d’une
Le passage que vous aurez à expliquer est tiré de – l’introduction situe le texte dans l’œuvre et dans gomme ou – pire – de sa liste de
la liste d’œuvres et de textes que vous avez étudiés l’histoire littéraire ; textes. Et ne pas avoir ses affaires,
au cours de l’année. Lisez attentivement le texte – la lecture à haute voix doit montrer que vous c’est aussi source de stress pour le
plusieurs fois en mobilisant vos connaissances sur comprenez le sens du texte et respectez son ton, sa candidat… !
l’auteur, le genre, la période, la forme, etc. Au fil de forme, etc. (en poésie, faites attention en particulier
la lecture, n’hésitez pas à annoter le texte. Listez au au mètre du vers) ; 7. UTILISEZ PLEINEMENT LE
brouillon les premières idées qui vous viennent. – l’analyse proprement dite développe votre axe de TEMPS DE PRÉPARATION
lecture en vous appuyant sur le texte ; Vous avez en général autour de
II. Dégager un axe de lecture – la conclusion récapitule les points les plus im- 20 minutes de préparation. Met-
• Il faut dégager un axe de lecture, une perspective qui portants et tente une ouverture vers d’autres tez ce temps à profit pour élaborer
orientera votre explication et montrera l’intérêt du problématiques ou d’autres textes. un plan. Ne rédigez surtout pas
passage étudié. Pour déterminer cet axe, posez-vous • Pour développer votre axe de lecture, vous l’ensemble de votre réponse, no-
des questions : Qui parle ? De quoi ? Quel est l’enjeu du pouvez suivre l’ordre du texte ou choisir une tez uniquement quelques points
texte ? Quel est son plan (les différents mouvements approche synthétique qui examine le texte en de repère et les transitions. En
du passage) ? Quel registre et quelle tonalité sont son entier sous différents angles à chaque fois revanche, réfléchissez aux mots
employés ? En quoi ce passage est-il caractéristique (comme dans un plan thématique de commentaire que vous allez utiliser et aux dif-
d’un mouvement ou d’un genre ?, etc. composé). férentes questions que l’examina-
teur pourrait vous poser.

8. SOYEZ INTÉRESSANT
Pensez que l’examinateur a beau-
coup de candidats à voir dans la

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journée, essayez donc de susciter
son intérêt. Parlez-lui posément
en le regardant. Ne lisez pas vos
notes car cela donne un ton mo-
nocorde très ennuyeux à écou-
ter. Au contraire, n’hésitez pas
à improviser pour rendre votre
discours plus vivant.

9. SOYEZ CONFIANT…
L’IMPORTANCE DE LA PRÉPARATION ET DU BROUILLON MAIS PAS ARROGANT
Il ne faut pas arriver non plus
Bien sûr, tout se joue au moment où vous passez devant l’examinateur. Mais la préparation est un trop sûr de vous le jour de l’oral.
moment indispensable pour mettre toutes les chances de votre côté. Alors, utilisez bien le temps L’examinateur est là pour estimer
qui vous est imparti. Si besoin, commencez par vous relaxer en respirant profondément, puis lisez vos connaissances à leur juste
tranquillement l’énoncé du sujet. valeur, ni pour vous « aider » ni
Notez quelques idées en vrac avant de réfléchir à l’organisation de votre exposé. Préparez-vous alors un pour vous « sacquer ». En d’autres
brouillon clair, qui vous servira d’appui pendant tout le temps de l’épreuve. N’hésitez pas à écrire gros, termes, prenez conscience qu’il
uniquement sur le recto et en numérotant les pages : cela vous évitera de mélanger vos feuilles et de s’agit là d’une véritable épreuve,
commencer votre exposé par la conclusion… aussi importante que l’écrit qui
Vous n’avez pas le temps de tout rédiger, mais prenez soin d’écrire entièrement votre introduction : vous se prépare avec sérieux et moti-
vous sentirez plus à l’aise pour commencer, sans oublier pour autant de lever les yeux vers l’examinateur. vation.
De plus, celui-ci aura une meilleure impression si vous débutez d’un ton assuré, grâce à votre brouillon
rédigé, que si vous vous lancez dans une improvisation plus hasardeuse… 10. APRÈS L’ÉPREUVE, NE
Pour le corps de votre exposé, utilisez en revanche la technique de prise de notes, en soulignant les idées VOYEZ PAS TOUT EN NOIR
phares, et en mettant en avant les transitions entre chaque idée ou chaque partie : écrivez les mots de Si l’examinateur vous a posé des
liaison, pour que votre interlocuteur puisse facilement suivre le cheminement de votre pensée. questions, ce n’est pas forcément
Inscrivez sur votre brouillon le mot « conclusion » et, lors de l’oral, n’hésitez pas à employer une formule parce que votre exposé était
du type « j’en viens à la conclusion » ou « en conclusion, on peut dire que… ». Vous signifierez ainsi insuffisant… S’il ne souriait pas,
clairement à l’examinateur que votre exposé touche à sa fin. ce n’est pas parce qu’il ne vous
Ainsi muni d’un brouillon clair et bien organisé, vous aurez moins de mal à prendre de l’assurance lors « aimait » pas, etc. Faites la chasse
de l’épreuve. Car si jamais vous perdez un peu le fil, vous savez que vous pourrez vous raccrocher à lui. aux idées sombres et préparez-
Comme une soupape de sécurité, il vous évitera de paniquer. vous plutôt pour l’écrit s’il n’a pas
encore eu lieu !

Le guide pratique 93
Crédits iconographiques

COUVERTURE
George Sand : © Rue des Archives/ PVDE ; Charles Baudelaire : © Bridgeman Images/ RDA ;
Molière : © Catherine Shepard/ Rue des Archives ; Jean-Jacques Rousseau : © Bridgeman Images/ RDA

LE PERSONNAGE DE ROMAN, DU XVIIE SIÈCLE À NOS JOURS


Définition(s) et évolution du genre romanesque du xviie siècle à nos jours
p. 6 : Mme de La Fayette DR – p. 7 : Montesqieu DR ; Jean-Jacques Rousseau DR
p. 8 : Balzac © Getty Images/ Photos.com/ Thinkstock – p. 9 : Flaubert DR
Le personnage de roman : du héros à l’anti-héros
p. 14 : Cosette DR – p. 15 : Jeanne DR – p. 16 : Livres ancien © Fotolia
Personnage romanesque et vision(s) du monde
p. 20 : Voltaire © Pierre-Marie Philipp/ Fotolia – p. 21 : Gargouille DR – p. 22-23 : Fond papier DR

LE TEXTE THÉÂTRAL ET SA REPRÉSENTATION


DU XVIIE SIÈCLE À NOS JOURS
L’évolution des formes théâtrales depuis le xviie siècle
p. 28 : Molière © Georgios Kollidas/ iStockphoto/ Thinkstock ; Racine © Getty Images/ Photos.com/ Thinkstock
Pierre Corneille DR – p. 29 : Les Comédiens italiens DR ; Ubu Roi DR ;
Richelieu © Getty Images/ Photos.com/ Thinkstock – p. 30 : Caligula © Plrang/ Fotolia
Le théâtre et la question de la mise en scène
p. 34 : Masques © Thinkstock – p. 35 : Théâtre © Getty Images/ Photos.com/ Thinkstock
p. 36 : Alfred de Musset DR – p. 38 : Beaumarchais DR

ÉCRITURE POÉTIQUE ET QUÊTE DU SENS,


DU MOYEN ÂGE À NOS JOURS
Place et fonction du poète au fil des époques
p. 42 : Rimbaud DR – p. 43 : Ronsard DR

© rue des écoles & Le Monde, 2016. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites.
Versification et formes poétiques
p. 49 : L’Inspiration du poète DR – p. 51 : Érato © Gallica
L’écriture poétique : redécouvrir la langue, redécouvrir le monde
p. 54 : Baudelaire DR – p. 55 : Calligramme DR – p. 57 : Calligraphie © Sqback/ iStockphoto

LA QUESTION DE L’HOMME DANS LES GENRES


DE L’ARGUMENTATION, DU XVIE SIÈCLE À NOS JOURS
Les formes de l’argumentation
p. 62 : Allégorie de la rhétorique DR ; p. 63 Discours © Hemera/ Thinkstock
p. 64 : Victor Hugo © iStockphoto/ Thinkstock
La réflexion sur l’homme à travers les textes argumentatifs
p. 69 : Rabelais DR – p. 70 : Jean de La Bruyère DR

ENSEIGNEMENT DE LITTÉRATURE – PREMIÈRE L


Vers un espace culturel européen : Renaissance et humanisme
p. 76 : Érasme © Photos.com/ Getty Images/ Thinkstock – p. 78 : Manuscrit de La Boétie © Gallica
Les réécritures, du xviie siècle à nos jours
p. 82 : Livres © Franck Boston/ Fotolia
p. 85 Le Chêne et le Roseau © Thomas Tessier

LE GUIDE PRATIQUE
p. 89 : Femme © iStockphoto – p. 90 : Élèves © iStockphoto –
p. 92 : Livres, Oral et Élèves © iStockphoto – p. 93 : Diplôme DR

Edité par la Société Editrice du Monde – 80, boulevard Auguste Blanqui – 75013 Paris
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