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LA RADICALITE
LECTURES LIVRET N° 1
SOMMAIRE

FAUT IL PROSCRIRE TOUTE RADICALITE ?


• Razmig Keucheyan Qu’est-ce qu’une pensée radicale ? Aspects du radicalisme
épistémique p 3
• Marie-José Mondzain | pour que «radicalité» retrouve tout son sens p 12
• Miguel Benasayag , Dardo Scavino Pour une nouvelle radicalité p 17

LA QUESTION DES EXTREMISMES


• Hannah Arendt Les Origines du totalitarisme p 18 2
• Motion du 75ème congrès de la Fédération anarchiste p 19
• Nicolas LEBOURG Front national et radicaux: une interaction dynamique p 20
• Les enfants du chaos» - 3 questions à Alain Bertho p 22

RADICALISATION DE L’ISLAM OU ISLAMISATION


DE LA RADICALITE ?
• Flore Thomasset, La tentation de la radicalité chez les jeunes musulmans de banlieue
p 24
• Olivier Roy: «Le salafisme n’est pas le sas d’entrée du terrorisme p 26
• Olivier Roy et Gilles Kepel, querelle française sur le jihadisme p 32
Razmig Keucheyan Qu’est-ce qu’une pensée radicale ? Aspects du
radicalisme épistémique
A quoi reconnaît-on une théorie, une doctrine ou une pensée radicale, sachant que la notion de
« radicalité » a des applications ailleurs que dans le domaine intellectuel, par exemple en
politique ou dans les arts ?

Résumé
L’objectif de cet article est de déterminer en quoi consiste la radicalité dans le domaine de la
pensée. A quoi reconnaît-on une théorie ou une doctrine radicale, sachant que la notion de
« radicalité » a également des applications ailleurs que dans le domaine intellectuel, par
3
exemple en politique ou dans les arts ? Le point de départ de l’analyse est constitué par une
hypothèse présente chez Walter Benjamin, Siegfried Kracauer et Carl Schmitt. Chacun à sa
manière, ces auteurs défendent l’idée que faire la théorie d’un phénomène social suppose
d’examiner ses manifestations extrêmes ou radicales, et non ses manifestations ordinaires ou
normales. Cette idée est à la base de ce que nous appellerons le radicalisme épistémique, dont
nous préciserons ensuite certaines des caractéristiques principales.

« … les voyageurs, qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant
tantôt d’un côté tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours
le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté (…) ; car, par ce moyen, s’ils ne vont justement
où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront
mieux que dans le milieu d’une forêt. » Descartes, Discours de la méthode, troisième partie.
Introduction

Notre objectif dans cet article est de tâcher de déterminer en quoi consiste la radicalité dans le
domaine de la théorie ou de la pensée. A quoi reconnaît-on une théorie, une doctrine ou une
pensée radicale, sachant que la notion de « radicalité » a des applications ailleurs que dans le
domaine intellectuel, par exemple en politique ou dans les arts ?
La notion de « radicalité intellectuelle » - ou des notions connexes telles que « pensée radicale »
ou « pensée extrême » - n’a à ce jour fait l’objet que de peu d’analyses approfondies. Elle
apparaît, par exemple, dans un article de Philippe Raynaud paru dans la revue Le débat, intitulé
« Les nouvelles radicalités. De l’extrême gauche en philosophie ». Cet article a ensuite donné
lieu à la publication d’un ouvrage du même auteur ayant pour titre L’extrême gauche plurielle.
Entre démocratie radicale et révolution [1]. Dans ces deux textes, Raynaud présente et soumet
à critique certaines des principales philosophies politiques « révolutionnaires » - ou
radicalement réformistes - apparues au cours des années 1990 (c’est-à-dire après la chute du
mur de Berlin), notamment celles de Toni Negri, Daniel Bensaïd, Etienne Balibar et Alain
Badiou. Les expressions de « radicalité intellectuelle » ou de « radicalité philosophique » sont
employées à plusieurs reprises pour désigner ces doctrines. Ces expressions ne sont cependant
jamais définies rigoureusement, si bien que la pertinence de l’usage de la notion de
« radicalité » dans le domaine de la pensée n’apparaît pas véritablement.
On trouve par ailleurs à l’heure actuelle des analyses de la « radicalité » ou de la
« radicalisation » développées par des sociologues, des politistes, des historiens ou des
psychologues. Mais celles-ci n’abordent pas de front la question de la radicalité en matière
intellectuelle. Ainsi, l’ouvrage collectif dirigé par Annie Collovald et Brigitte Gaïti, intitulé La
démocratie aux extrêmes. Sur la radicalisation politique, renferme des études consacrées à
divers processus de radicalisation des comportements politiques [2]. Le problème du rôle de la
radicalisation idéologique dans la radicalisation politique y apparaît à plusieurs reprises, par
exemple dans un article de Nicolas Guilhot intitulé « Les néo-conservateurs : sociologie d’une
contre-révolution ». La question de ce en quoi consiste précisément une pensée radicale n’y est 4
cependant pas posée, et aucune définition de cette notion n’est proposée. En particulier, la
question de savoir si un processus de radicalisation peut d’abord naître dans le domaine
intellectuel, pour se propager ensuite dans celui de la pratique politique n’est pas abordée.
Le présent article ne vise évidemment pas à répondre de manière exhaustive au problème de la
nature de la radicalité intellectuelle. Il a simplement pour objectif de mettre en lumière certains
aspects de ce problème. Le qualificatif « radical », on le sait, renvoie étymologiquement à ce
qui est relatif à la racine (radix en latin), et par extension à l’essence ou au fondement de l’entité
ou du processus approché de manière radicale. C’est par exemple le sens que donne Karl Marx
à cette expression lorsqu’il affirme dans sa critique de la philosophie du droit de Hegel qu’
« Etre radical, c’est prendre les choses par la racine » [3]. Le problème, bien entendu, est qu’une
fois dit cela, on n’a encore rien dit de précis sur la nature de la radicalité, qu’elle soit
intellectuelle ou autre [4]. Un effort minimal de clarification conceptuelle est donc requis en ce
qui concerne cette notion.
Nous commencerons par proposer trois citations de penseurs qui se sont posés, pour des raisons
convergentes, le problème de la radicalité intellectuelle. Nous tâcherons ensuite d’en dégager
des enseignements permettant de progresser dans la compréhension de ce qu’est une pensée
radicale. Nous nous concentrerons tout particulièrement sur deux éléments qui nous semblent
caractéristiques de la radicalité intellectuelle.

Le radicalisme épistémique
La première citation que nous considérerons est de Walter Benjamin. Elle est tirée de
l’ouvrage L’Origine du drame baroque allemand - la thèse de doctorat de Benjamin - paru en
1928. Voici ce qu’affirme le philosophe :
« C’est une erreur que de vouloir présenter ce qui est général comme une valeur moyenne. Ce
qui est général, c’est l’idée. Par contre, plus on pourra la voir comme quelque chose d’extrême,
plus on pénétrera profondément au cœur de la réalité empirique. Le concept découle de
l’extrême. »
Et Benjamin ajoute plus loin : « La nécessité de se tourner vers les extrêmes - c’est la norme de
la formation des concepts dans les recherches philosophiques. » [5]
La deuxième citation est de Siegfried Kracauer, qui était, comme Benjamin, un proche de
l’Ecole de Francfort. Voici ce que dit Kracauer dans son ouvrage intitulé Les employés, paru en
1929 :
« Le matériel présenté dans ce travail a été recueilli à Berlin, car à la différence de toutes les
autres villes et localités allemandes, Berlin est l’endroit où la condition des employés se
présente sous sa forme extrême. Et l’on peut comprendre la réalité seulement à partir de ses
extrêmes. » [6]
La troisième citation est d’un auteur qui se situe politiquement à l’opposé des deux précédents :
Carl Schmitt. Elle est tirée de l’ouvrage de Schmitt intitulé Théologie politique, paru en 1922.
Cherchant à définir la notion de « souveraineté » - l’une des principales thématiques que
renferme son œuvre - Schmitt affirme ceci : 5
« Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle. Cette définition peut satisfaire
la notion de souveraineté en tant que notion limite. Car notion limite ne signifie pas notion
confuse comme dans la terminologie approximative de la littérature vulgarisée : il s’agit d’une
notion de la sphère extrême. De là vient que la définition de la souveraineté ne saurait se
rattacher au cas normal : elle se rattache au cas limite. » [7]
Benjamin, Kracauer et Schmitt sont les produits d’une époque - l’Allemagne de l’entre-deux-
guerres - qui se caractérise par des processus politiques extrêmes, et qui n’ont évidemment pas
été sans conséquences sur le type de pensée qu’ils développent. L’une des questions à laquelle
une théorie générale de la radicalité intellectuelle devrait être en mesure de répondre consiste à
déterminer dans quelle mesure le caractère conflictuel de la société dans laquelle a évolué un
penseur a influé sur la plus ou moins grande radicalité de ses idées. Les moments de crises
économiques, de révolutions ou de guerres tendent-elles à générer un surcroît de théories
radicales ? Les périodes de stabilité sociale sont-elles au contraire propices à la radicalité,
comme le pense Fredric Jameson, pour qui la pensée « utopique » - l’une des formes de la
pensée radicale - a le plus souvent fleuri dans les moments de relative accalmie politique [8] ?
Nous apporterons des éléments de réponse à cette question par la suite, mais laisserons en
principe de côté ces aspects historiques pour nous concentrer sur la logique conceptuelle du
problème qui nous occupe.
Que disent Benjamin, Kracauer et Schmitt dans les citations que nous avons rapportées ? Le
problème auquel ces auteurs cherchent à répondre est celui, très classique, du rapport
qu’entretiennent la réalité et les concepts ou les théories élaborées pour la comprendre. Le
présupposé qui se trouve en arrière-plan des passages cités est l’idée que les théories ne sont en
aucun cas des « copies » ou des « calques » de la réalité, autrement dit qu’elles ne peuvent
renfermer l’ensemble des informations qui sont contenues dans la réalité. Parce que celle-ci est
trop complexe, parce que le cerveau humain est insuffisamment performant pour l’appréhender
complètement, ou pour ces deux raisons à la fois, les théories sont toujours des
reconstructions partielles ou fragmentaires de la réalité. Cette idée avait bien entendu été
antérieurement énoncée par un auteur qui a eu une influence directe sur Benjamin, Kracauer et
Schmitt, à savoir Max Weber, dont les Essais sur la théorie de la science paraissent sous forme
d’articles entre 1904 et 1917.
Dès lors que l’on admet que les théories sont forcément partielles se pose la question de
l’articulation entre la théorie et la réalité. Plus précisément, à partir du moment où le rapport
entre une théorie et la réalité qu’elle décrit n’est pas un rapport d’identité ou d’exhaustivité,
surgit le problème de ce que Walter Benjamin appelle dans la citation ci-dessus « la norme de
la formation des concepts », c’est-à-dire le problème des principes méthodologiques qui doivent
présider à l’élaboration des théories, ou à la sélection des informations qui doivent figurer dans
les théories.

Ce que Benjamin, Kracauer et Schmitt proposent, c’est une certaine norme de formation des
concepts, un certain mode de production des théories, que nous appellerons le radicalisme
épistémique [9]. En première approximation, le radicalisme épistémique soutient que lorsque 6
l’on fait la théorie d’un phénomène social, il convient toujours de se tourner vers les
manifestations extrêmes de ce phénomène, et non vers ses manifestations ordinaires ou
normales. Par exemple, si l’on veut comprendre comme Kracauer la condition des « employés »
dans l’Allemagne du début du 20e siècle, c’est le cas des employés berlinois qu’il faut examiner,
parce que c’est à Berlin que cette condition se présente sous sa forme la plus extrême. De même,
si l’on souhaite analyser comme Schmitt la nature du politique ou de la souveraineté, ce n’est
pas les processus politiques ordinaires qu’il faut prendre en considération - par exemple les
élections, les évolutions de l’opinion publique, ou l’émergence progressive d’un Etat de droit.
Ce qu’il faut prendre en considération, ce sont les processus politiques qui sortent de l’ordinaire,
à savoir les guerres, les révolutions, les dictatures ou les états d’exception.
Le radicalisme épistémique a quelque chose de délibérément paradoxal. Lorsque l’on cherche
à comprendre un phénomène, il semble logique, au premier abord en tout cas, d’en examiner
les manifestations « normales », quel que soit le sens précis que l’on attribue à cet adjectif. Plus
précisément, il semble logique d’examiner les caractéristiques d’un phénomène qui
apparaissent le plus fréquemment, qui sont les plus « centrales » ou « essentielles » dans ce
phénomène. Pour reprendre le cas du politique, il est clair que dans les sociétés modernes, les
élections se produisent plus souvent que les révolutions ou les états d’exception [10]. A ce titre,
c’est en principe à partir des élections - et d’autres phénomènes de ce type - qu’il conviendrait
d’élaborer une théorie du politique. Or, Benjamin, Kracauer et Schmitt soutiennent le contraire.
Le caractère paradoxal du radicalisme épistémique découle du fait que par définition, les cas
extrêmes sont rares. C’est pour cette raison qu’on les qualifie d’extrêmes. Si les cas extrêmes
n’étaient pas rares, ils ne seraient pas extrêmes, ils se situeraient dans la norme ou au cœur des
formes que revêt le phénomène considéré. La question, à partir de là, consiste à se demander
comment il est possible de comprendre la nature d’un phénomène à partir d’éléments qui se
situent à sa marge.
Pour répondre à cette question, il faut être plus précis concernant ce qui est radical ou extrême
dans le radicalisme épistémique. La forme la plus simple de radicalisme épistémique se trouve
sans doute chez Kracauer. Le raisonnement de ce dernier repose sur quatre points :

1. L’analyste cherche à comprendre la condition des employés dans l’Allemagne du début du


20e siècle ;
2. Berlin est le lieu où cette condition se présente sous sa forme la plus extrême ;
3. Comprendre un phénomène implique de se concentrer sur ses formes extrêmes ;
4. L’analyste doit donc étudier la condition des employés de Berlin.
Dans ce raisonnement, à quoi exactement la radicalité est-elle attribuée ? Ce qui est extrême
ici, c’est la condition des employés berlinois, c’est-à-dire la réalité que Kracauer cherche à
comprendre. « Extrême » ou « radical » sont avant tout, chez Kracauer, des propriétés de la
réalité qui est décrite, et non des propriétés des concepts ou des théories utilisés pour la décrire.
Bien entendu, la description d’une réalité extrême donnera souvent lieu à la formulation de
concepts eux aussi extrêmes. Par exemple, si on analyse le politique à partir de cas de
révolutions ou de dictatures plutôt que de systèmes électoraux ou d’évolutions de l’opinion 7
publique, on en viendra à le définir de manière radicale. On dira par exemple, comme le fait
Schmitt, que le politique, c’est la capacité à définir l’opposition entre l’ « ami » et l’ « ennemi »,
ce qui est de toute évidence une définition radicale du politique. En ce sens, la radicalité de la
réalité rejaillit sur les concepts qui en sont proposés. Mais il n’en demeure pas moins que ce qui
caractérise cette première forme de radicalisme épistémique, c’est l’idée que si l’on veut
comprendre une réalité donnée, il faut prendre en considération les formes extrêmes réelles de
cette réalité.
Walter Benjamin développe un point de vue quelque peu différent. Benjamin affirme ceci :
« Plus on pourra voir l’idée comme quelque chose d’extrême, plus on pénétrera profondément
au cœur de la réalité empirique. » L’objectif de Benjamin n’est pas de se donner pour objet la
forme la plus extrême que revêt un phénomène dans la réalité. C’est plutôt d’élaborer des
concepts ou des idées extrêmes pour rendre compte d’un phénomène de la manière la plus
pertinente possible, que ce phénomène soit lui-même extrême ou non. Contrairement à
Kracauer, Benjamin pose le problème au niveau du concept, et non au niveau de la réalité. Ce
qui est radical chez lui, c’est donc avant tout la théorie.

Mais pourquoi les concepts doivent-ils être extrêmes ? Pour Benjamin, l’avantage des concepts
extrêmes est qu’ils permettent d’accéder, dans les meilleures conditions, au cœur de la réalité
empirique. En d’autres termes, c’est avec des concepts extrêmes qu’on a le plus de chances de
comprendre un phénomène donné. L’image que suggère Benjamin est celle de la lame : plus le
concept est tranchant ou acéré, plus il pénètre en profondeur dans la « substance » du
phénomène étudié. Plus votre concept du politique est tranchant ou acéré, plus vous avez de
chances d’accéder à l’ « essence » du politique. Mais reste bien entendu à déterminer ce qu’est
un concept tranchant ou acéré : est-ce un concept particulièrement simple, clair, original ?

Le radicalisme conceptuel de Benjamin prend le contre-pied de la théorie des « types idéaux »


de Max Weber. Pour Weber, on le sait, c’est par l’entremise de représentations « idéales », au
sens de représentations « stylisées », d’une réalité qu’on a les meilleures chances de la
comprendre. Pour Benjamin, c’est au contraire par l’entremise de types extrêmes, qui peuvent
d’ailleurs être, au même titre que les types idéaux de Weber, des constructions purement
intellectuelles. Dans le cas de Benjamin, on a donc une forme de radicalisme « heuristique »,
c’est-à-dire de radicalisme censé favoriser la découverte ou la compréhension d’une réalité. Le
radicalisme, pour Benjamin, a une véritable fonction cognitive.
Il y a par conséquent une première distinction à établir concernant le radicalisme épistémique,
à savoir que celui-ci peut découler de l’attention portée aux formes extrêmes réelles d’un
phénomène, ou procéder de la volonté de l’analyste de forger des concepts extrêmes pour
comprendre une réalité qui, elle, n’est pas nécessairement extrême.
La coupure épistémologique

Les passages rapportés ci-dessus permettent d’identifier une seconde caractéristique importante
du radicalisme épistémique. Le radicalisme épistémique a ceci de remarquable qu’il cherche à 8
opérer des ruptures par rapport aux opinions courantes, ou perçues comme courantes,
concernant un phénomène donné. Autrement dit, le radicalisme épistémique entretient un
rapport d’opposition frontale et systématique au sens commun. Cet aspect est par exemple
présent dans la citation de Carl Schmitt, dans laquelle Schmitt affirme ceci : « Notion limite ne
signifie pas notion confuse comme dans la terminologie approximative de la littérature
vulgarisée : il s’agit d’une notion de la sphère extrême. »
Quel est le sens de cette attaque de Schmitt contre la « littérature vulgarisée », qui confond
selon lui « notion limite » et « notion confuse » ? Comme en matière politique, le radicalisme
dans le domaine de la pensée consiste en une critique de l’ordre existant. S’il existe une
définition générale de la notion de « radicalisme », c’est sans doute dans son rapport négatif à
l’ordre existant qu’elle doit être trouvée [11]. Le radicalisme politique critique les institutions
politiques existantes, le radicalisme épistémique critique les modes de pensée ou les opinions
courants. Le radicalisme épistémique peut ainsi être mis en rapport avec une thématique très
présente dans la pensée du 20e siècle - en particulier dans la pensée française du 20esiècle - à
savoir la thématique de la coupure épistémologique. Cette thématique, on le sait, a d’abord été
développée par Gaston Bachelard, mais on la trouve également chez des auteurs comme Louis
Althusser, Michel Foucault et Pierre Bourdieu [12]. En dernière instance, elle remonte au
Durkheim des Règles de la méthode sociologique, et plus loin encore, à l’opposition
platonicienne entre doxa et épistème.
Quel est le rapport entre le radicalisme épistémique et la thématique de la « coupure
épistémologique » ? Les partisans de la coupure épistémologique soutiennent que la pensée
véritable - qu’elle soit sociologique, philosophique, littéraire, historique, ou qu’elle relève des
sciences naturelles - doit toujours commencer par rompre avec le sens commun. La raison en
est que le sens commun se trompe systématiquement - pas seulement occasionnellement -
concernant la nature de la réalité, ou concernant la nature de tels phénomènes particuliers. Deux
arguments sont le plus souvent avancés à l’appui de cette position. Soit le sens commun se
trompe parce qu’il est entièrement imprégné d’idéologie. C’est l’argument marxiste, celui de
Louis Althusser par exemple. Ou alors, le sens commun se trompe parce que les « prénotions »
qu’il renferme n’ont pas été élaborées avec méthode, mais à des fins pratiques. Un argument de
cet ordre se trouve par exemple dans les Règles de Durkheim et sous une forme différente
dans Le métier de sociologuede Bourdieu, Chamboredon et Passeron.
Il va sans dire que la critique du sens commun, ou de tel « région » du sens commun, n’implique
pas toujours le radicalisme épistémique. Il y a des auteurs qui mettent en cause les opinions de
sens commun, et qui ne sont pas pour autant radicaux. La critique radicale du sens commun
comporte cependant deux caractéristiques, qui la distinguent de critiques plus modérées. La
première est qu’elle est totale ou intégrale, c’est-à-dire que c’est l’ensemble du sens commun,
voire peut-être l’idée même de sens commun, qui est mis en question. Cette caractéristique est
par exemple présente chez l’un des principaux philosophes radicaux contemporains, à savoir
Alain Badiou. Badiou défend l’idée - chez lui d’origine à la fois platonicienne et althussérienne
- selon laquelle la pensée a toujours pour condition de possibilité une forme d’« arrachement »
à la doxa, et l’enclenchement de ce qu’il appelle des « procédures de vérité ». Une idée similaire 9
est énoncée, dans des termes différents, par Jacques Rancière, au moyen de la distinction qu’il
propose entre le « partage du sensible » (c’est-à-dire grosso modo le sens commun) et l’
« égalité des intelligences » [13].
La seconde caractéristique de la critique radicale du sens commun est que cette critique repose
le plus souvent sur des considérants politiques. C’est très clair chez les auteurs proches du
marxisme, mais pas seulement. Le caractère politique de la critique radicale du sens commun
soulève la question du rapport qu’entretiennent le radicalisme épistémique et le radicalisme
politique. Les trois auteurs que nous avons évoqués sont des radicaux dans le domaine politique.
Benjamin et Kracauer étaient proches de l’Ecole de Francfort, et par conséquent du marxisme,
alors que Carl Schmitt a été l’un des principaux juristes du régime nazi. (Schmitt est davantage
qu’un conservateur de type Edmund Burke. Il y a clairement chez lui des éléments de
radicalisme.) Quel que soit le sens précis que l’on confère à ces termes, il y a donc chez ces
trois auteurs une coprésence du radicalisme épistémique et du radicalisme politique.

Est-ce que le rapport entre ces deux formes de radicalisme est un rapport d’implication logique,
au sens où ils iraient nécessairement de pair ? Peut-on au contraire être l’un sans l’autre, par
exemple radical dans le domaine de la pensée mais non dans le domaine politique, ou l’inverse ?
Il existe à notre sens des penseurs qui sont radicaux sur le plan politique, mais qui ne le sont
pas dans le domaine intellectuel au sens où nous avons défini ce terme. On peut penser, par
exemple, à Noam Chomsky, qui se réclame de la tradition anarchiste en politique, mais à qui il
ne viendrait pas à l’esprit de dire, comme Benjamin, que le concept découle de l’extrême, et
qui n’est pas non plus un partisan de la coupure épistémologique systématique. Sur le plan
épistémologique, Chomsky est un « continuiste », qui considère que les règles de rationalité qui
prévalent dans l’élaboration des raisonnements scientifiques sont les mêmes que celles qui ont
cours dans le raisonnement naturel (notamment en politique) [14]. Un auteur comme Bertrand
Russell, qui était comme Chomsky un socialiste libertaire et rationaliste, est également à classer
dans cette catégorie. Il est donc possible d’être radical dans le domaine politique, sans l’être
dans le domaine épistémologique.
Est-ce qu’il existe à l’inverse des auteurs qui sont radicaux dans le domaine de la pensée, mais
qui ne le sont pas sur le plan politique ? Des penseurs comme Jacques Lacan et Roland Barthes
relèvent peut-être de cette catégorie. Ceux-ci étaient assez loin d’être des révolutionnaires dans
le domaine politique, mais leurs doctrines psychanalytiques et sémiologiques peuvent à certains
égards être considérées comme radicales. En bons structuralistes, Lacan et Barthes sont des
partisans de la « coupure épistémologique » [15], et l’idée que les concepts découlent de
l’extrême ne leur était pas étrangère. A tout le moins, une propension à la théorisation à partir
de cas sortant de l’ordinaire - donc à la construction de ce que nous avons appelé des « types
extrêmes » - peut être identifiée chez eux. Il semble donc que le radicalisme épistémique et le
radicalisme politique ne vont pas nécessairement de pair, même s’il est clair qu’on les retrouve
souvent chez les mêmes auteurs.
Razmig Keucheyan Maître de conférences Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)
Razmig.Keucheyan@paris-sorbonne.fr 10

1] Voir Philippe Raynaud, « Les nouvelles radicalités. De l’extrême gauche en philosophie »,


in Le débat, nº105, 1999 ; et Philippe Raynaud, L’extrême gauche plurielle. Entre démocratie
radicale et révolution, Paris, Autrement, 2006.
[2] Annie Collovald et Brigitte Gaïti (éds.), La démocratie aux extrêmes. Sur la radicalisation
politique, Paris, La dispute, 2006.
[3] Karl Marx, Contribution à la critique de « La philosophie du droit » de Hegel, Paris, Aubier-
Montaigne, 1971.
[4] Marx, il est vrai, ajoutait : « Et la racine de l’homme, c’est l’homme lui-même », ce qui
donne une idée de ce que la radicalité signifiait à ses yeux.
[5] Walter Benjamin, L’origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985, p. 32.
[6] Siegfried Kracauer, Les employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle, Paris, Editions de la
MSH, 2004, p. 11.
[7] Carl Schmitt, Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988, p. 15. Pour un commentaire de
ce passage, voir Pasquale Pasquino, « Carl Schmitt. Théorie de la constitution », in François
Châtelet et alii, Dictionnaire des œuvres politiques, Paris, PUF, 2001.
[8] Frederic Jameson, « The Politics of Utopia », in New Left Review, nº25, 2004, pp. 35-54.
[9] L’adjectif « épistémique » est employé ici au sens de « relatif à la pensée ».
[10] Sauf si l’on pense, comme le « néo-schmittien » Giorgio Agamben, que nous vivons dans
un « état d’exception permanent » depuis le 11 septembre 2001 et les « lois d’exception »
auxquelles a donné lieu cet événement. Voir Giorgio Agamben, Etat d’exception, Paris, Seuil,
2003.
[11] Comme l’affirme Samuel Huntington dans son intéressante analyse de la dialectique entre
le conservatisme et le radicalisme. Voir Samuel Huntington, « Conservatism as an Ideology »,
in American Political Science Review, nº52, 1957.
[12] Pour une mise en perspective historique de cette thématique, voir Razmig Keucheyan,
« Sens commun et réalité sociale : perspectives sociologiques et philosophiques », Social
Science Information/Information sur les sciences sociales, 42 (2), 2003.
[13] Voir respectivement Alain Badiou, Abrégé de métapolitique, Paris, Seuil, 1998 ; et Jacques
Rancière, La mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995.
[14] Voir Noam Chomsky, « Le vrai visage de la critique post-moderne », in Agone, n°18-19,
1998.
[15] La coupure épistémologique et l’insistance sur les discontinuités historiques et
conceptuelles sont, on le sait, l’une des principales caractéristiques du structuralisme.

11
Marie-José Mondzain | pour que «radicalité» retrouve tout son
sens
Posté le 17 février 2017

Le 22 février, Marie-José Mondzain publiera Confiscation des mots des images et du


temps. Dans cet essai, la philosophe analyse comment le libéralisme économique siphonne le
vocabulaire et anesthésie l’action politique en délégitimant la « radicalité ». Et s’interroge sur
ce que deviennent les mots dans les stratégies de communication du pouvoir qui traduisent
toujours, de façon insidieuse et agressive, le désir de légitimation de toutes les violences
perpétrées en retour. Un combat pour un verbe vivace, à défendre contre les « récupérateurs »
censés nous gouverner …
Découvrez son introduction :

Le désir d’écrire la brève méditation qui va suivre s’est fait sentir comme une nécessité à la fois
politique et affective, ou plus exactement sous la forme d’un affect politique qui, m’ayant fait
passer de la nausée à la colère, cherche peut-être à s’apaiser par les voies de la formulation. Ces 12
voies sont celles du partage et de l’espoir d’y inscrire le désir et les conditions d’une
transformation. Le point de départ de ce désir d’écrire était paradoxal puisqu’il provenait du
sentiment, plus profond chaque jour, de l’inutilité et de l’impuissance des gestes et
particulièrement des gestes de l’écriture. Comment écrire, et pour qui écrire? Ce sentiment
s’installait sournoisement à travers l’expérience quotidienne du délabrement des liens, devant
le spectacle ou la lecture de ce qu’on appelle les « nouvelles » et qui précisément anéantit par
sa nuisible répétition chaque jour davantage la possibilité même de toute nouveauté. Le
sentiment d’impuissance comme l’effroi face à tout changement, dont la rhétorique de la terreur
est complice, sont à l’origine des ornières de la pensée. Ces ornières font entendre les
chuintements du ressassement dans ce qu’on lit et dans ce qu’on entend. Deux régimes
incantatoires se partagent l’abattement : celui qui invoque la répétition du même au fil séculaire
de l’histoire et celui qui, au contraire, invoquant l’absolue nouveauté du paysage
anthropologique, justifie la passivité de chacun devant l’inéluctable des innovations. À la
plainte quotidienne et légitime qui dénonce la pollution de l’air et annonce l’agonie de la planète
se joint, inséparable, l’expérience déprimante des tensions agressives dans l’espace public. Le
spectacle du pouvoir manifeste dans le lugubre éclat de la violence policière son incapacité
politique, son indigence intellectuelle et son inculture. Les organes du pouvoir lui-même, dans
leur acquiescement lucratif avec le capitalisme sauvage, se font serviteurs de toutes les
dérégulations en faisant mine d’en combattre les dérèglements et même de nous en protéger!
Tout sonne tellement faux, comme un instrument désaccordé ! On peut à juste titre se demander
quelles sont les voix qui peuvent se faire entendre, non pas pour formuler quelque vérité perdue
ou encore inédite, mais pour rendre simplement à l’usage de la parole et au sens des mots leur
pouvoir de liaison. Il s’agit surtout de cette fiabilité sans laquelle c’est le partage du temps et
celui de l’espace public qui perd sa vitalité et sa consistance. Loin de s’accorder, c’est-à- dire
de tomber d’accord dans le chorus d’une opposition, la consonance consensuelle des opposants
eux-mêmes devient le masque du mutisme et la brèche ouverte aux impostures. Les
discordances dans les conflits apportent au contraire leur prodigieuse fécondité aux productions
imaginaires sans lesquelles il n’y a pas de vie politique. Il s’agit de construire un monde
commun dans le respect des désajustements irréductibles de ses membres. Cette composition
se construit au cœur d’un paysage sonore, celui des voix et des mots avec lesquels nous
désignons les choses et nommons les personnes, avec lesquels nous partageons nos désirs et
devrions débattre de nos désaccords pour inventer justement ce monde commun. Elle se
construit aussi dans un paysage visuel à la croisée des regards et des mots qui récusent la toute-
puissance de la terreur pour créer un espace d’hospitalité.

C’est dans ce paysage que je souhaite ici rendre au terme « radicalité » sa beauté virulente et
son énergie politique. Tout est fait aujourd’hui pour identifier la radicalité aux gestes les plus 13
meurtriers et aux opinions les plus asservies. La voici réduite dans un nouveau lexique à ne
désigner que les convictions doctrinales et les stratégies d’endoctrinement qui font croire en
retour qu’il suffit de « déradicaliser » pour éradiquer toute violence et pratiquer une
réconciliation consensuelle avec le monde qui a produit ces dérives elles-mêmes. La radicalité,
au contraire, fait appel au courage des ruptures constructives et à l’imagination la plus créatrice.
La confusion entre la radicalité transformatrice et les extrémismes est le pire venin que l’usage
des mots inocule jour après jour dans la conscience et dans les corps. Que l’on considère
l’extrémisme le plus désespéré, voire suicidaire, ou bien tous les intégrismes fanatiques qui
veulent insu er les vapeurs toxiques d’un enthousiasme haineux et xénophobe, nulle part il ne
s’agit de radicalité, c’est-à-dire de la liberté inventive et généreuse. Cette radicalité ouvre les
portes de l’indétermination, celle des possibles, et accueille ainsi tout ce qui arrive, et surtout
tous ceux qui arrivent, comme un don qui accroî t nos ressources et notre puissance d’agir.

É crire, faire de la philosophie, penser une action politique, partager des gestes de résistance,
construire pas à pas la collaboration des colères, voilà ce que le flux industriel de la
communication audiovisuelle du libéralisme est en train d’éroder par les images et les discours.
Ce sont les saccades inanalysables et la violence ininterrompue de ce qu’on appelle l’actualité.
Tel est, pourrai-je dire, le cadre dans lequel nos vies sont tenues d’inscrire la singularité de leur
trajectoire quotidiennes et n’y parviennent plus ou craignent de ne plus y parvenir. C’est à partir
de ce fond, dont je ne saurais m’abstraire par l’effet de quelque vision d’aplomb, que je prends
l’initiative d’écrire malgré tout ces quelques réflexions à propos de la radicalité. Ce sont les
programmes dits de «déradicalisation» qui ont inspiré et nourri ma résistance à réduire la
radicalité au seul signifiant de la violence, du terrorisme et de la mort. Il ne s’agit ici ni de
retraverser l’histoire philosophique des radicalismes théorétiques ni de rivaliser avec les
spécialistes reconnus des divers fanatismes monothéistes.

Refusant de consentir aux itinéraires planifiés par l’ordre dominant, qui expertisent les régimes
de la terreur et imposent l’ordre de la sécurité, je préfère emprunter les lignes d’erre qui tracent
ou simplement ouvrent la cartographie imprévisible d’un vagabondage du sens et de la
nébuleuse des possibles. Je vais tenter ce bref exercice flâneur dont les lecteurs de Benjamin
espèrent toujours pouvoir encore tenter l’aventure. Je crois que si j’ai consacré tant d’années à
la question de l’image et à celle des images, c’est peut-être pour défendre le principe de «la
pensée malgré tout». Cet enjeu concerne d’abord la délité à la parole et la fiabilité de son usage
dans un monde dominé par le régime du spectacle. Il appartient au regard du promeneur
d’embrasser l’horizon le plus large pour ne pas se laisser fasciner par ce que la surabondance
des productions visuelles et sonores impose comme foyer d’incandescence dans l’organisation
quotidienne de la terreur et de la jouissance, ce qui finalement revient au même. C’est toujours
une modalité de la pornographie qui voudrait gagner du terrain et qui parfois semble y parvenir. 14
Il s’agit donc de défendre la radicalité contre cette pornographie en cessant d’en faire un
oxymore qui dit ensemble la révolte et l’asservissement.

Je voudrais aborder par une voie sensible et communicable la puissance des affects qui, en
mettant en mouvement les corps qui veulent encore combattre, prennent des risques, avec le
courage qu’exige la conscience du danger. Les événements récents, comme ceux de Nuit
Debout, disent bien dans le titre qu’ils se donnent que ce qui fait l’événement est ce
redressement des corps vigilants dans leur tenue au cœur de la nuit. Ce n’est pas la nuit qui
serait normalement consacrée au sommeil, mais celle qui porte la marque des ténèbres, celle de
nos «sombres temps ». Les corps debout ne sont pas insomniaques, mais ils refusent l’assise
confortable des sièges tant convoités où sont installés les pouvoirs qui se veulent inamovibles.
La peur de perdre son siège est une hantise dans les palais du pouvoir. Ceux qui sont debout
s’insurgent contre les litières et autres palanquins médiatiques où l’on voudrait coucher pour
toujours les corps et les consciences, les distraire, tout en les maintenant dans un demi-sommeil,
de leur épuisement et de leur ennui. Tenir debout dans la nuit, c’est imaginer une autre lumière,
la lumière qui permet de créer les nouvelles conditions de la joie et du partage. Il s’agit donc
non seulement d’un régime émotionnel mais de l’énergie du réveil sollicitée au cœur de la
veille, énergie de nos convictions, de ce qui nourrit notre capacité d’action et notre désir
d’efficacité.
Laisser flotter le visible dans son indétermination, consentir à entendre le murmure plaintif ou
joyeux des choses, percevoir les vibrations imprévisibles, innombrables et contradictoires de
tout ce qui nous entoure et nous soutient, tel est le programme sensitif qui peut conduire à la
source des joies et des chagrins qui soutiennent nos actions politiques. É crire pour conjurer les
«passions tristes» en retrouvant peu à peu, et par bribes, le sens des mots confisqués, ceux qui
autrefois ouvraient les voies de ce supposé impossible qui nous est toujours à charge. C’est
parce que les images et les sons nous ont atteints avant même que nous ayons eu accès au
langage et à la vision distincte qu’il nous faut y revenir a n d’instruire à nouveau les conditions
de possibilité de toute création constituante, c’est-à-dire de cette imagination sans laquelle il ne
peut y avoir de vie politique ni même de façon générale de vie de la pensée. Ce chemin qui
s’ouvre voudrait rétablir la puissance d’une radicalité qui n’a rien à voir avec les gestes
désespérés et cruels du nihilisme, ni avec ceux des fanatismes de tout poil qui opposent d’est
en ouest les possédants et les possédés des trois monothéismes, des passions nationalistes
affamées de légitimation fantasmatique et d’identification meurtrière. La possession de la vérité
rend fou et les prosélytes qui en font commerce sont des imposteurs.

Avant d’aller plus loin, je tiens à ce qu’il soit clair que la défense de la radicalité dont il s’agira
ici est exempte de toute complaisance à l’égard des gestes meurtriers de ceux qu’on se plaî t à 15
nommer « radicalisés ». Je partage le chagrin de tous devant la violence des massacres, qu’ils
soient perpétrés par des fanatiques ou par des champions de la vengeance. Mais il faut choisir
entre la loi du talion et la position politique d’un problème qui concerne aussi bien les victimes
que les bourreaux. C’est au nom d’un monde commun, dont tout est à construire, que le présent
travail sur l’usage des mots tente d’apporter une modeste contribution. Je dis «modeste», car
j’ai conscience de l’ampleur et de la difficulté de ce que je me donne pour horizon et je sais que
l’exercice politique de la philosophie se heurte toujours aux objections des femmes et des
hommes de terrain qui invoquent la complexité de leurs pratiques face à ce qui est considéré
comme une activité verbale et sans risque. À quoi je répondrai en premier lieu que la position
que je défends ici résulte justement de la rencontre et de l’écoute directe de celles et de ceux
qui sont concernés et désignés comme «sujets de la radicalisation». En second lieu, il est clair
que l’activité discursive et réflexive sur une réalité commune est précisément ce qu’il faut
défendre et soutenir dans ses effets sur cette réalité même.
La défense de la parole et la vigilance maintenue dans les usages de la langue sont la condition
du débat qui permet et soutient la vie politique.
Loin d’être un privilège des «élites» et des «intellectuels», la parole et la conscience critique
qu’elle suscite doivent être reconnues comme capacité et droit de tous sans exception. La
philosophie a pour tâche de le rappeler. Comprendre, ce n’est pas faire un usage privé,
professionnel et privilégié de son jugement, c’est au contraire construire la scène où les
conditions nécessaires pour «se comprendre» s’élaborent ensemble dans la communauté des
débats et les énergies d’éclaircissement. Construire ce partage avec lesdits « radicalisés » est un
geste d’accueil sans lequel aucun monde commun n’étant possible, il n’y aura plus que la guerre
de tous contre tous. La jungle de Calais était devenue envers et contre tout un espace de
sociabilité. Dans cet espace de déréliction, le travail des architectes ne s’est pas réduit aux gestes
du bâtiment mais à tous les gestes de la parole et de l’image qui protégeaient la dignité des plus
démunis et créaient la scène d’un partage. Alors pourquoi s’en remettre à ce que la suprématie
occidentale a longtemps appelé «la loi de la jungle» pour parler d’un monde impitoyable et sans
humanité ? Qui ose dire que comprendre, c’est excuser, à moins d’être le promoteur d’une
dictature morale et sécuritaire, dominée par la peur panique inspirée par tout autre ?
Marie-José Mondzain, Confiscation des mots, des images et du temps.
224 pages, 18,50€, parution le 22 février 2017.

16
17

[.
Hannah Arendt Les Origines du totalitarisme

Il est dans la nature même des régimes totalitaires de revendiquer un pouvoir illimité. Un tel
pouvoir ne peut être assuré que si tous les hommes littéralement, sans exception aucune, sont
dominés de façon sûre dans chaque aspect de leur vie. Dans le domaine des affaires
étrangères, les nouveaux territoires neutres ne doivent jamais cesser d'être soumis, tandis qu'à
l'intérieur, des groupements humains toujours nouveaux doivent être domptés par l'expansion
des camps de concentration, ou, quand les circonstances l'exigent, être liquidés pour faire
place à d'autres. Le problème de l'opposition est sans importance, tant dans les affaires
étrangères qu'intérieures. Toute neutralité, toute amitié même, dès lors qu'elle est
spontanément offerte, est, du point de vue de la domination totalitaire, aussi dangereuse que
l'hostilité déclarée : car la spontanéité en tant que telle, avec son caractère imprévisible, est le
plus grand de tous les obstacles à l'exercice d'une domination totale sur l'homme. Aux
communistes des pays non communistes qui se réfugièrent ou furent appelés à Moscou, une
amère expérience apprit qu'ils constituaient une menace pour l'Union soviétique. Les
communistes convaincus sont en ce sens, qui est le seul à avoir quelque réalité aujourd'hui,
aussi ridicules et aussi menaçants aux yeux du régime russe que les nazis convaincus de la
faction Röhm l'étaient par exemple pour les nazis.
Les hommes, dans la mesure où ils sont plus que la réaction animale, et que
l'accomplissement des fonctions, sont entièrement superflus pour les régimes totalitaires. Le 18
totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans
lequel les hommes sont superflus. Le pouvoir total ne peut être achevé et préservé que dans un
monde de réflexes conditionnés, de marionnettes ne présentant pas la moindre trace de
spontanéité. Justement parce qu'il possède en lui tant de ressources, l'homme ne peut être
pleinement dominé qu'à condition de devenir un spécimen de l'espèce animale homme.

..] le totalitarisme diffère par essence des autres formes d'oppression politique que nous
connaissons, comme le despotisme, la tyrannie et la dictature. Partout où celui-ci s'est hissé au
pouvoir, il a engendré des institutions politiques entièrement nouvelles, il a détruit toutes les
traditions sociales, juridiques et politiques du pays. Peu importent la tradition spécifiquement
nationale ou la source spirituelle particulière de son idéologie : le régime totalitaire transforme
toujours les classes en masses, substitue au système des partis, non pas des dictatures à parti
unique, mais un mouvement de masse, déplace le centre du pouvoir de l'armée à la police, et
met en œuvre une politique étrangère visant ouvertement à la domination du monde. Les
régimes totalitaires actuels sont nés des systèmes à parti unique ; chaque fois que ces derniers
sont devenus vraiment totalitaires, ils se sont mis à agir selon un système de valeurs si
radicalement différent de tous les autres qu'aucune de nos catégories utilitaires, que ce soient
celle de la tradition, de la justice, de la morale, ou de celles du sens commun, ne nous est plus
d'aucun secours pour nous accorder à leur ligne d'action, pour la juger ou pour la prédire.
Motion du 75ème congrès de la Fédération anarchiste réuni à
Laon et Merlieu les 3, 4 et 5 juin 2017

La Fédération anarchiste s’est réunie lors de son 75e Congrès les 3, 4 et 5 juin 2017 à Laon et merlieux
dans l’Aisne pour aborder l’évolution du monde et actualiser son projet anarchiste.

Le capitalisme globalisé et ses soutiens étatiques et religieux accentuent leurs pressions sur
l’humanité et l’environnement, pour asseoir par des modes de régulation et de production de plus en
plus brutaux le triomphe de la logique de profit.

La thèse de la crise permanente du capitalisme qui justifie les politiques d’austérité et de régression
sociale sert à camoufler la réalité : les riches sont de plus en plus riches tandis que les pauvres sont de
plus en plus nombreux et plongent dans la misère. En cela, le capitalisme remplit parfaitement le rôle
qui est le sien.

L’arrogance des capitalistes encouragée par une véritable colonisation des esprits remet aujourd’hui
en cause le pacte concédé à l’issue de la seconde guerre mondiale qui institua la protection sociale, le
système de retraite par répartition et une redistribution limitée des richesses pour éloigner le spectre
révolutionnaire et développer une nouvelle classe dite moyenne et la société industrielle et de
consommation de masse.

Le système capitaliste cherche sans cesse de nouvelles sources de profits incarnées aujourd’hui par le
capitalisme vert, la numérisation et la robotisation de l’économie et même la fin du salariat en
individualisant la relation entre le travailleur et son patron par l’uberisation et l’auto entreprenariat.

Le capitalisme paupérise la classe moyenne dont la première utilité était de neutraliser le danger
19
révolutionnaire, ce qui rend la lutte des classes plus franche et plus directe.

En contrepartie, l’appareil répressif étatique et l’emprise des religions sur les consciences se renforcent
pour imposer la peur et la résignation. L’état d’urgence qui était une exception devient la norme, la
présence militaire dans les rues, la surveillance généralisée et les restrictions des libertés publiques se
banalisent, la police se militarise et se radicalise, devient factieuse et multiplie les violences et les
provocations.

Les élections présidentielles passées et législatives à venir démontrent une progression des tendances
souverainiste et populiste en même temps qu’une volonté avérée d’effacer la conscience de classe en
affirmant supprimer le clivage gauche-droite comme l’ont souligné les deux finalistes de la dernière
course à l’Élysée. Le pouvoir a mis en place le candidat le plus à même de défendre les intérêts du
patronat et de la Finance. Sa mission est un programme de démolition sociale dans la droite ligne des
présidents et gouvernements précédents en marche vers le détricotage du Code du travail, une fiscalité
antisociale, la suppression des régimes spéciaux et la mise en place d’un système de retraites par
points…

Le Front national a dépassé les dix millions de voix en jouant sur la peur de l’autre et en s’érigeant en
défenseur de façade des acquis sociaux. Pour autant, le Capital n’a pas aujourd’hui besoin du FN
pour arriver à ses fins : le MEDEF a appelé à voter Macron.

Le projet Mélenchonniste est une impasse. Le modèle du leader charismatique, nouveau sauveur
suprême, messie des temps modernes, incarnation du « peuple » a détourné la question sociale du
terrain de la lutte des classes vers celui de la lutte des places. L’imposture des partis Syriza et
Podemos en Europe ou des régimes de Chavez et Maduro au Venezuela témoignent de leurs
soumissions aux diktats capitalistes : le Pouvoir reste maudit.
Si les anarchistes sont volontairement absents des urnes et du spectacle médiatique, ils demeurent
présents et actifs dans les luttes et les alternatives. Notre anti-électoralisme est en phase avec le rejet
grandissant de la classe politique et un intérêt croissant pour le mandatement impératif, la rotation et la
révocabilité des mandatés et le fédéralisme libertaire.

La tâche des révolutionnaires est de dessiner des perspectives permettant de crédibiliser et


d’envisager la transformation sociale. En cela le mouvement anarchiste n’a pas capitulé et reste fidèle
à son projet révolutionnaire : le socialisme libertaire sans frontières.

Pour cela, la diffusion de nos idées et de nos pratiques doit rester notre tâche essentielle, tout en
apprenant des luttes diverses et en menant le nécessaire travail de remise en cause et de
réactualisation de nos propositions et de nos pratiques.

Les temps prochains nécessiteront la mobilisation de toutes les forces attachées à l’émancipation, la
Fédération anarchiste réunit en son 75e Congrès prendra toute la place qui lui revient dans ce combat
et appelle les individus et groupes qui partagent notre projet commun à la rejoindre et à la renforcer.

Nicolas LEBOURG Front national et radicaux: une interaction


dynamique
20
Quand bien même «rénové», le Front national continue à participer au champ des extrêmes droites,
avec lesquelles il entretient des rapports à la fois étroits et délicats. La dédiabolisation elle-même
résulte, pour partie, de cette interaction. Nicolas LEBOURG, université de PerpignanVia Domitia,
Observatoire des radicalités politiques de la fondation Jean Jaurès L e Front national s’inscrit dans la
veine nationalepopuliste, installée dans la vie politique depuis les succès du général Boulanger (1887-
1889). Privilégiant le lien entre le sauveur et le peuple, ce courant se réclame de la défense du petit
peuple de bon sens, face à la trahison d’élites défaites. Il joint des valeurs sociales de gauche et des
valeurs culturelles de droite. L’extrême droite radicale émerge quant à elle des tranchées de 1918. Elle
rêve d’inventer un homme nouveau, défait des traits du libéralisme. Néanmoins, le théoricien d’Action
française Charles Maurras propose, en 1934, que les extrêmes droites forment un «Front national »,
via un « compromis nationaliste ». Le processus échoue, entre autres car les radicaux craignent que ce
FN soit au service de la réaction. Jacques Doriot tente de lancer son propre rassemblement unitaire, en
appelant jusqu’à la gauche réformiste en 1937. Vichy connaît un pluralisme de mouvements d’extrême
droite, et force vaines vocations des radicaux à établir un parti unique. L’extrême droite: un espace,
deux camps En 1946, d’ex-Waffen-SS fran- çais forment un réseau qui veut implanter des cadres dans
des mouvements anticommunistes, pour assurer une dynamique subversive au sein de la
contresubversion (1). Après la dissolution du Jeune nation (JN) de Pierre Sidos en 1958, est lancé un
Parti nationaliste qui souhaite regrouper l’ensemble des mouvements dans un Comité d’entente, mais
il est à son tour dissout (2). Les tentatives de manœuvre du mouvement poujadiste par d’exJN et d’ex-
PPF ne donnent rien, tandis que les ex-JN qui pré- fèrent suivre Dominique Venner que Pierre Sidos
entament une intense rénovation politique, avec la mouvance Europe-Action. En effet, Venner publie
Pour une critique positive, en 1962. Ce fascicule pose la rupture entre « nationaux », « réactionnaires »
et « nationalistes », « révolutionnaires ». Il affirme que l’union entre les deux au sein de l’Organisation
armée secrète fut un échec. Il répudie donc la straté- gie du compromis nationaliste, hormis s’il existe
une structure aux mains des nationalistes pour manier les nationaux. Ayant pénétré la direction des
comités Tixier-Vignancour, Europe-Action profite de la dissension entre Jean-Louis TixierVignancour
et Jean-Marie Le Pen, après l’échec de l’élection présidentielle de 1965. Ils provoquent un « appel de
la base », pour la création d’un « parti unitaire ». Celui-ci est présenté à la presse comme l’union de
divers groupes ne supportant plus la division et les Etats-majors démonétisés. Tous les membres de sa
direction sont en fait membres d’un Centre nationaliste, composé d’ex-Europe-Action, qui reprend
l’idée de l’insertion de cadres dans divers mouvements pour une unification empirique de facto (3). In
fine, ce sont les exfidèles à la ligne JN qui réussissent à rassembler les radicaux au sein d’Ordre
nouveau (1969). ON lance le FN en 1972, et, après une tentative ratée de direction collégiale, Jean-
Marie Le Pen s’en impose président. Suite à la dissolution d’ON par l’Etat en 1973, l’essentiel des
radicaux se rassemble dans un Parti des forces nouvelles (PFN), qui tente de dédiaboliser l’extrême
droite et de s’imposer comme une composante de l’alliance des droites. Le président du FN doit
chercher d’autres militants, et, en 1974, il affirme, dans la presse nationaliste-révolutionnaire (NR),
que le FN «autorise la double appartenance et respecte les choix idéologiques de ses adhérents ».
Toutefois, Jean-Pierre Stirbois organise en 1979-1981 la purge des radicaux, considérant que leur
antisémitisme diabolise le parti. FN et PFN ayant été incapables de présenter un candidat à l’élection
présidentielle de 1981, les radicaux tentent une union. L’Œuvre française (OF), le Mouvement
nationaliste-révolutionnaire et les Comités de soutien de Militant lancent ensemble le Rassemblement
nationaliste en 1982, en choisissant une ligne de « nationalisme populaire » (4)… mais, dès 1983, la
réussite de Stirbois à Dreux, puis de la liste lepé- niste aux européennes de 1984, oblitèrent toute
réussite hors FN. Une machinerie entre unification et scissions Longtemps, Jean-Marie Le Pen laisse
21
les tendances s’organiser, pour ne se priver ni d’apports, ni de possibilité de jouer les uns contre les
autres. Bruno Mégret organise la mainmise des radicaux sur l’appareil, et prône une dédiabolisation.
Si l’impossibilité de mener des fractions est censée servir le pouvoir central, il n’empêche pas le vote
par sensibilités aux congrès, avec la circulation de listes des partisans de Bruno Mégret et Bruno
Gollnisch, lors de ceux de 1997 et 2007. Consé- quemment, la présidence ne peut dominer par la
synthèse des motions qui travestiraient les querelles de pouvoir en débats idéologiques : l’appareil
passe directement à la querelle personnelle, ce qui est lourd de Extrême(s) droite(s) DOSSIER
Hommes & Libertés N° 166 u Juin 2014 u 29 Front national et radicaux: une interactiondynamique
conséquences aux congrès susdits, enclenchant en grande part les scissions de Bruno Mégret (1999,
fondant le Mouvement national républicain-MNR) et Carl Lang (2009, fondant le Parti de la France),
dont les structures reposent toutes deux sur le compromis nationaliste. Le système unifie donc, en
période haute de domination charismatique, mais il provoque des ruptures et scissions en proportion
de la baisse de ce capital symbolique.

Nicolas LEBOURG, université de PerpignanVia Domitia, Observatoire des radicalités


politiques de la fondation Jean Jaurès
Les enfants du chaos» - 3 questions à Alain Bertho
• 17 févr. 2016
• Par Pascal.Boniface
• Blog : Le blog de Pascal.Boniface

Alain Bertho, anthropologue et professeur à l’université Paris-8, est spécialiste des phénomènes
de mobilisations urbaines et émeutes, en France et dans le monde. Il répond à mes questions à
l’occasion de son dernier ouvrage « Les enfants du chaos : essai sur le temps des martyrs », paru
aux Éditions La Découverte.

Vous constatez que les mobilisations populaires, aussi bien dans les vieilles démocraties que dans
les pays où l’on vote depuis peu, n’ont pas de débouché électoral. Pouvez-vous expliquer ?

Nous vivons depuis plus de dix ans une période historique particulière à l’échelle mondiale, que j’ai
qualifiée dès 2009 de « Temps des émeutes »[1]. Ce que nous avons appelé au XIXème et XXème siècle
la politique, c’est à dire une puissance subjective collective permettant aux mobilisations de s’inscrire
dans une stratégie vis-à-vis du pouvoir, n’est plus là. Avec la mondialisation financière, les États,
quels que soient les régimes, se sont séparés de leurs peuples et ne rendent plus de comptes qu’aux
marchés financiers ou institutions interétatiques. Les Grecs en ont fait la tragique expérience. Nous 22
vivons un effondrement des dispositifs politiques de représentation.

Les souffrances comme les espoirs populaires se trouvent privés de débouchés et s’expriment par une
rage collective dans des émeutes et des affrontements civils dont le nombre, qui n’a cessé d’augmenter
jusqu‘en 2013, s’est stabilisé autour de 2000 par an. L’entre soi du personnel dirigeant comme
l’institutionnalisation du mensonge d’État, souvent couplés à des formes diverses de corruption, ont
fait des ravages dans la conscience des peuples. Si le pouvoir peut faire l’objet d’une critique sans
concession, il n’est plus une perspective mobilisatrice. On l’a bien vu dans la séquence
insurrectionnelle commencée en 2011 par le printemps arabe, les Indignés et Occupy Wall Street,
prolongée en 2012-2014 par les mobilisations au Québec (printemps érable), en Turquie (Place
Taksim), au Brésil, voire en Ukraine.

Mêmes les soulèvements vainqueurs, en Tunisie et en Égypte, n’ont pas été des révolutions au sens
traditionnel. Les insurgés sont restés volontairement à la porte du pouvoir et ont laissé aux spécialistes
la gestion, voire le sabordage de leur victoire. Podemos est la seule tentative de faire le lien entre
mobilisation contemporaine et espace parlementaire. C’est passionnant, mais c’est maigre… et fragile.
La puissance de mobilisation, dont ont fait preuve les peuples, est minée par les désillusions. Quand la
politique reflue, c’est la religion qui afflue. Si, comme le dit Slavoj Žižek, aujourd’hui la fin du monde
semble plus crédible que la fin du capitalisme, les révoltes sans espoir peuvent conduire sur le chemin
du Djihad. On le voit en Tunisie qui est l’un des plus grands pourvoyeurs de combattants de Daech.

Vous évoquez la cohabitation de pléthore d’informations disponibles et de la sophistication de la


mise en spectacle du monde. Qui va l’emporter ?La politique n’est pas la seule victime de la
mondialisation. Paradoxalement, l’ère de la communication planétaire et d’Internet a mis fin à l’espace
public tel que l’avait décrit Habermas, c’est-à-dire l’usage public et sous contrôle public de la Raison.
Les pouvoirs et les médias dominants ont des moyens sans précédents pour déconstruire le réel et
produire un grand récit du monde qui impose sa logique et son vocabulaire, sa hiérarchie des
informations, ses silences jalousement gardés. Les peuples subissent cette mise en spectacle tout en
faisant l’expérience quotidienne de son décalage avec le réel.

Cette expérience est dévastatrice pour la crédibilité de toute parole « autorisée », que ce soit celle des
gouvernants, des savants, des médecins, des enseignants... Nous vivons la crise du régime moderne de
vérité qu’assurait l’espace public depuis les Lumières. Cette méfiance généralisée investit sa quête de
vérité « alternative » dans cet outil formidable et terrible qu’est Internet. Formidable car il peut
fonctionner comme le General Intellect qu’annonçait Marx. Terrible car il peut être - et il est déjà - le
vecteur d’un nouvel obscurantisme.

Les Sciences sociales, qui sont les filles de la politique et de l’espace public, subissent de plein fouet
au XXIème siècle cette crise de la vérité combinée au congédiement des peuples (et de la question
sociale) par des pouvoirs engagés dans des logiques sécuritaires et guerrières. Elles sont une nouvelle
responsabilité historique soulignée par Appadurai[2] : celle de la construction avec les peuples d’un
savoir partagé et d’un nouveau récit collectif.[3]

En quoi l’organisation reste l’un des points sensibles de la radicalité contemporaine ?

La radicalité comme critique créatrice de l’état du monde et des dominations et comme espérance est
indispensable à la bonne santé de l’humanité. Les grandes périodes historiques ont été de grands
moments d’inventions contestatrices, de remise en cause des autorités installées et des certitudes. Cette
23
radicalité là est le contraire du Djihad et de sa logique mortifère et désespérée. La crise de la
représentation et de la politique que nous subissons est aussi le signe d’une immense potentialité
démocratique, réprimée non seulement par la militarisation du débat public mais aussi par
l’autoritarisme procédurier de l’organisation de la vie sociale et du travail qui caractérise le
libéralisme.[4] Le rejet populaire des pouvoirs politiques ou économiques et de la bureaucratie est une
conséquence de cette répression quotidienne de la puissance d’invention, d’expertise et de création des
peuples.

C’est l’enjeu démocratique du siècle. Il ne s’agit plus de « prendre le pouvoir » mais de constituer les
compétences des peuples comme une puissance organisatrice du commun et souveraine sur l’État. Les
grandes mobilisations depuis quinze ans ont toutes été marquées par l’organisation de moments et de
lieux d’échanges collectifs d’idées et de savoirs, du forum social mondial à la place Tahrir, de la
Puerta del Sol à Occupy Wall Street, de l’échelle du monde à l’échelle des ZAD.

Une nouvelle figure de la politique comme puissance subjective et comme stratégie se cherche dans
cette radicalité démocratique. Il lui manque aujourd’hui une forme organisationnelle qui identifie la
mémoire, la pérennité et la puissance du commun au-delà des moments forts de mobilisation. On voit
bien que les modèles partisans, tous issus du léninisme, ne correspondent plus à ses exigences. Ce sont
les figures nouvelles en train d’émerger, sur plusieurs continents, qu’il nous faut travailler et faire
grandir. Il y a urgence car seule l’émergence d’une telle radicalité démocratique peut faire face à la
généralisation de la guerre et à la tentation d’une radicalité désespérée, meurtrière et suicidaire.

[1] BERTHO (Alain), Le temps des émeutes, Bayard, 2009.


RADICALISATION DE L’ISLAM OU ISLAMISATION
DE LA RADICALITE ?
Flore Thmasset, La tentation de la radicalité chez les jeunes
musulmans de banlieue
Flore Thomasset, le 20/03/2017 à 18h09
Mis à jour le 20/03/2017 à 18h59
la croix

Deux chercheurs du CNRS ont mesuré le degré d’adhésion des adolescents à la radicalité
religieuse et à la violence, déterminant ainsi la population qui pourrait être sensible à la
propagande djihadiste.

Mesurer le degré d’adhésion des lycéens aux idées radicales : tel est l’enjeu d’une enquête du
CNRS, lancée après les attentats de novembre 2015 et dont les résultats ont été publiés lundi
20 mars. 7 000 élèves, âgés de 14 à 16 ans, ont été interrogés sur leur sensibilité à la radicalité
religieuse et à la violence, la combinaison de ces deux facteurs désignant une population 24
susceptible d’être réceptive à la propagande djihadiste.

Attention toutefois : l’échantillon est volontairement biaisé et ne peut être extrapolé à


l’ensemble de la population. Les lycées situés en zone urbaine sensible sont surreprésentés
dans cette enquête, de même que les élèves se déclarant de confession musulmane qui
représentent 25 % de l’échantillon.

Religion contre science

Sur la religion, une part minoritaire adhère à une « forme d’absolutisme », disent les auteurs :
11 % considèrent à la fois qu’il y a « une seule vraie religion » et que « la religion a raison
contre la science » concernant la création du monde. Ce chiffre tombe à 6 % pour les élèves
se disant « chrétiens » mais grimpe à 32 % pour ceux se déclarant « musulmans ».

Par ailleurs, 25 % des jeunes interrogés adhèrent à la « violence et à la déviance »– ils sont 33
% parmi les seuls musulmans. Ils estiment « acceptable » de « participer à des actions
violentes pour ses idées » et sont susceptibles d’« affronter la police » un jour. « Il y a, dans
certains segments de la jeunesse, une culture de la violence et de la délinquance qui s’est
banalisée, relève Olivier Galland. Quand cette culture se combine à la radicalité religieuse,
alors ça devient très inquiétant. »

Des médias décrédibilisés

Cette double radicalité religieuse et violente concerne 4 % de l’ensemble des lycéens mais 12
% des lycéens musulmans. C’est cette population qui est à risque et pourrait être réceptive à la
propagande djihadiste. « Ainsi, 9 % des lycéens chrétiens et 20 % des jeunes musulmans
estiment qu’il est acceptable dans certains cas de combattre les armes à la main pour sa
religion », précise Olivier Galland, contacté par La Croix.

Enfin, la perception des attentats de janvier et novembre 2015 – le questionnaire a été validé
avant celui de Nice – a été interrogée. Les résultats sont significatifs : seuls 68 % de
l’ensemble des lycéens condamnent totalement les auteurs des attentats de Charlie Hebdo et
de l’Hyper Cacher. 10 % les condamnent « mais en partageant certaines de leur motivation »,
5 % ne les condamnent pas et 9 % y sont « indifférents ». Les chiffres sont moins élevés
concernant le Bataclan : 79 % les condamnent totalement. Enfin, interrogés sur le 11 25
septembre 2001, seuls un tiers des élèves rejettent totalement l’affirmation selon laquelle cet
attentat a été organisé par la CIA. Ainsi, 44 % déclarent que « c’est en partie vrai ».

« Chez ces jeunes, les médias sont complètement décrédibilisés et ils considèrent que, quelque
part, il n’y a plus de vérité », note Olivier Galland. L’étude va d’ailleurs se poursuivre pour
mesurer notamment leur adhésion aux théories du complot.

Flore Thomasset
Olivier Roy: «Le salafisme n’est pas le sas d’entrée du
terrorisme»

Le politologue Olivier Roy critique la lecture qui s’est


imposée ces derniers mois de l’avènement du
terrorisme perpétré au nom de l’islam. Il l’explique
dans un nouveau livre
Frédéric Koller
Publié vendredi 14 octobre 2016 à 11:36.

Comment lutter contre le terrorisme qui se réclame de l’islam? D’abord en


essayant de comprendre ses ressorts. Dans un nouveau livre «Le djihad et la 26
mort» (Seuil), le politologue et spécialiste de l’islam Olivier Roy rejette la
lecture qui privilégie la dérive religieuse. Plutôt que d’évoquer une
radicalisation de l’islam, il parle d’une islamisation de la radicalité, selon une
formule qui a fait florès. Il s’en explique.

Le Temps: Vous prenez le contre-pied d’une lecture religieuse et


politique du phénomène terroriste au nom de l’islam. Ne prenez-vous pas
le risque de minimiser le prêche islamiste?

Olivier Roy: La radicalisation de l’islam existe, le salafisme existe, il se


répand parmi les jeunes en Europe et au Moyen-Orient. Mais je conteste
l’idée que le salafisme est le sas d’entrée dans le terrorisme. Il y a quelques
salafistes qui sont devenus terroristes, mais très peu. On connaît la trajectoire
de beaucoup de djihadistes. Que constate-t-on? Très peu sont passés par des
mosquées salafistes. Il y a des réseaux, au Royaume-Uni, en Belgique, mais
ils ne sont pas salafistes, ils sont djihadistes. Il est vrai que Daech
(organisation Etat islamique) utilise un référentiel qu’il partage en partie avec
les salafistes: la charia, la détestation des chiites, l’idée qu’il n’y a rien à
négocier avec les juifs et les chrétiens, l’apocalypse. Il y a aussi de grandes
différences. Les salafistes s’opposent au suicide. Daech met en scène une
esthétique de la violence, fait l’apologie du viol et appelle les femmes à
devenir djihadistes. Tout cela est étranger au salafisme. Noyer le djihadisme
dans le salafisme, c’est ne pas comprendre les racines de la radicalisation.
Cela dit, sur le plan sociétal, le salafisme pose de vrais problèmes de vivre
ensemble et d’intégration. Mais ce n’est pas un problème de terrorisme.

– Cette rupture d’avec les valeurs de la République qu’opère le salafisme


ne prépare-elle pas le terrain à la dérive sectaire des terroristes?

– Cela ne se passe pas ainsi. Prenez les frères Abdeslam, ils étaient loin d’être
en rupture avec la société dans un monde salafiste. Ils tenaient un bistrot où
on buvait de l’alcool et où on dealait du haschisch. On n’a pas affaire à des
gars qui se sont retirés de la vie sociale, qui ont mené une vie de prière, de
halal, et qui, au terme d’un parcours religieux, décident de passer à la
violence. Comment expliquer la soudaine augmentation de femmes, la plupart
du temps converties, dans le djihad? Pour les salafistes, elles doivent rester à
la maison. Le salafisme n’explique rien, c’est une explication paresseuse.

– Vous contestez aussi l’idée que les actes de terreur de ces derniers mois 27
puissent s’inscrire dans une stratégie de Daech visant à diviser les
sociétés européennes, entre musulmans et non musulmans, pour mieux
préparer le terrain à un califat mondial.

– Cela ne fonctionne pas ainsi. Vous ne trouverez pas chez Daech de théories
selon lesquelles les musulmans établis en Occident doivent se révolter. Daech
tue plus de musulmans que de non musulmans. Un tiers des victimes de
l’attentat de Nice étaient musulmanes. On pourrait le dire à la rigueur pour
Al-Qaida, quand l’organisation fait assassiner les journalistes de Charlie
Hebdo. Là, il y avait un discours assez structuré des frères Kouachi: ils ont
insulté le prophète, ils doivent mourir. Mais les attentats revendiqués par
Daech par la suite ne sont pas dans ce registre. Alors on invente des théories:
au Bataclan, on dit que c’était les bobos qui étaient visés, à Nice les patriotes,
ailleurs les policiers, à Rouen le christianisme. A la fin, on se dit qu’ils visent
tout le monde: les musulmans, les juifs, les chrétiens. On fait une relecture
paranoïaque des actions de Daech en s’appuyant sur un auteur, al Souri, qui
n’a jamais été lu par les jeunes. Ces jeunes parlent de l’Oumma global, des
crimes des croisés, mais il n’y a aucune analyse sur la guerre civile en
Europe. Pour eux, tous ceux qui refusent le djihad, le martyr, sont de mauvais
musulmans. Ils n’ont aucune sympathie pour les musulmans d’Europe. On
veut présenter Daech comme l’avant-garde des masses musulmanes. C’est
une illusion d’optique.

– Vous dites que ce qui guide les terroristes n’est pas une utopie, mais la
quête de la mort. Ce n’est pourtant pas un hasard si l’essentiel des
attentats de ces dernières années est réalisé par des individus qui se
réclament de l’islam?

– Ils s’inscrivent dans une construction narrative islamique, c’est certain.


Mais il n’y a pas qu’eux. Le pilote de la Germanwings qui tue 200 personnes
dans son suicide, on dit qu’il est fou parce qu’il n’a pas dit Allahu akbar. Aux
Etats-Unis, il y a eu 50 Columbine depuis 1999, cinquante gamins qui sont
retournés dans leur école, armés, pour perpétrer un massacre. Il y a des tas
d’exemples de ce type de comportement suicidaire. Il y a une catégorie qui se
réclame de l’État islamique, ce qu’on appelle le terrorisme islamique. Ils sont
musulmans, ils pensent qu’ils iront au paradis. Je ne dis pas que c’est un
simple prétexte. Quand ils basculent dans le radicalisme, ils pensent
réellement qu’ils vont aller au paradis. Mais ils ne sont pas utopistes. La mise
en place d’une société islamiste ne les intéresse pas. Les personnes qui
commettent des attentats au nom de l’islam en Europe depuis 1995 meurent 28
tous ou presque. Conclusion: la mort est liée à leur projet.

– Était-ce différent auparavant?

– Avant 1995, il y avait aussi du terrorisme. Pensez aux années de plomb en


Italie et leurs attentats de masse. Les gars posaient leur bombe et s’en allaient
en tuant autant de personnes. Pourquoi depuis Khaled Kelkal en 1995
jusqu’au gars de Nice, décident-ils tous de mourir délibérément? Parce que la
mort fait partie de leur projet. Si c’étaient des militants, en quête de la
réalisation d’une cause, ils feraient tout pour s’en sortir. Les militants
palestiniens n’étaient pas suicidaires, ils avaient un projet concret
d’indépendance nationale.

– Vous contestez du coup que les terroristes actuels, agissant au nom de


l’islam, aient un projet politique?

– Il est faux de prétendre que les attentats de Daech représentent une victoire
de l’islam politique. Daech suit une logique qui est profondément non
politique, c’est apocalyptique. Ils font l’apologie du suicide que ce soit sur le
terrain du Proche-Orient ou en Europe. La mort est au cœur du projet
individuel des jeunes qui rejoignent Daech. S’il y a un projet politique de
Daech, il est intenable. Ce n’est pas un projet du type Frères musulmans ou
talibans. Les Frères musulmans veulent construire un Etat islamique dans un
pays concret. Les talibans veulent créer l’État islamique d’Afghanistan.
Daech dit que le califat est en perpétuelle expansion, qu’il ira du Maroc à
l’Indonésie. C’est un projet intenable. C’est un projet de guerre. Daech ne
cherche pas à mettre en place un Etat, il se comporte comme une armée
occupante pour tenir le territoire. Daech s’est imposé car il y avait une
population arabe sunnite qui avait de bonnes raisons de se révolter. Il n’y a
plus un seul Etat arabe sunnite dans la région à part la Jordanie. En Syrie, le
régime alaouite est la dictature d’une minorité religieuse sur la majorité
même s’il s’appuie sur des éléments sunnites et chrétiens. En Irak, l’Etat
sunnite a été remplacé par un Etat chiite par les Américains. Les chiites n’ont
fait aucun effort pour intégrer la minorité sunnite. La population sunnite a
donc accueilli Daech qui les emmène dans le précipice.

– En réfutant tout projet politique des terroristes islamistes, vous balayez


les peurs en Europe d’une menace de prise du pouvoir des musulmans
dont l’expression la plus emblématique fut peut-être le livre de
Houellebecq «Soumission».
29
– Daech dit vouloir conquérir le monde. Mais qu’elle est sa base sociale?
Combien de divisions? La théorie que vous évoquez consiste à penser que
l’immigration musulmane en Europe représente cette base sociale. Quel est le
lien entre Daech et cette population? Aucun. Il n’existe aucun relais. Si vous
prenez d’autres mouvements idéologiques à prétention universaliste et
violent, comme le communisme, ils avaient une base sociale, des relais, les
syndicats, les mouvements de femmes, des associations, des intellectuels.
Daech: zéro. Les jeunes de Daech ne sont jamais insérés dans un mouvement
social, ils ne vont pas à la mosquée ou alors ils contestent l’imam. Ils se
radicalisent au contact d’un petit groupe de copains, en prison, et passent à
l’acte. Il n’y a aucune propagande, sinon par l’action, un peu comme les
anarchistes à la fin du 19e siècle. Mais elle n’est pas ciblée. C’est d’ailleurs
ce que reproche Al-Qaida à Daech. Al-Qaida faisait des attentats
symboliques. Daech fait feu de tout bois.

– N’est-ce pas le meilleur moyen de déstabiliser une société que de tuer à


l’aveugle?
– Daech veut déstabiliser la société européenne, car cette organisation pense
que c’est une société corrompue et fragile. Mais cela n’a rien à voir avec une
guerre civile à la Houellebecq. Il n’y a chez Daech aucune idée de mobiliser
les populations musulmanes pour provoquer une guerre civile en Europe.
Pour eux ces gens-là ne sont pas des musulmans.

– En remettant en question l’idée de radicalisation de l’islam comme


facteur de passage à l’acte, vous balayez également les programmes de
déradicalisation.

– Ils servent à rassurer les parents. Mais ils ne marchent pas. Les filles en
particulier le disent: mon projet était de mourir. Ce ne sont pas des naïfs qui
commencent par faire leurs cinq prières par jour et qui ont été doucement
amenés à poser une bombe. Ils ont voulu poser une bombe dès le début. La
radicalité fait partie de leur choix. L’idée de leur présenter un islam modéré
en pensant leur faire comprendre qu’il ne faut pas poser une bombe au nom
de l’islam, revient à croire que c’est leur pratique religieuse qui les a amenées
à poser cette bombe. Ils adhèrent au discours de Daech, qui est religieux, pour
aller à la violence. Les programmes de déradicalisation sont d’une totale
absurdité. 30
– Que faire alors?

– Il faut les traiter en personne libre. Pathologiser, médicaliser le terrorisme,


cela revient à ne pas s’interroger sur le terrorisme. Il n’y a pas à négocier. Il
faut les punir.

– Mais pour quelqu’un qui n’est pas encore passé à l’acte et qui bascule
dans un islam radical, que faire?

– C’est quoi l’islam radical? On pense qu’un croyant modéré est quelqu’un
qui est modérément croyant. Nos sociétés ne comprennent plus le religieux,
voilà le problème. Le bon religieux est celui qui n’est pas religieux. Nos
sociétés pensent que tout discours religieux va forcément se prolonger en
radicalisation politique. On ne comprend plus l’absolu religieux. L’idée que
la dame en burkini finira par poser des bombes est totalement absurde. Ce
sont des braves dames qui, comme ma grand-mère, veulent se baigner avec
leurs petits-enfants mais qui n’aiment pas se mettre en maillot de bain. Si
c’étaient des salafistes, elles n’iraient jamais sur la plage au milieu de corps à
moitié nus. Nos sociétés ne veulent plus voir le religieux. On demande aux
religieux d’être invisibles, choses que les chrétiens avaient intériorisées plus
ou moins jusqu’au revivalisme de Jean-Paul II, qu’on qualifie aujourd’hui
d’intégriste. Il y a des terroristes islamistes, mais on ne peut pas assimiler le
port du burkini à une étape du passage vers le terrorisme.

– Comment apaiser notre relation à l’islam?

– Il faut penser l’islam par rapport à la majorité des musulmans et non par
rapport aux terroristes, sans quoi on ne s’adresse qu’à ces derniers en leur
donnant un rôle démesuré. Ils deviendraient alors nos interlocuteurs, ils
auraient réussi leur coup. L’islam en Europe, va s’européaniser,
s’occidentaliser, cela se fera sur la durée. L’Église catholique a mis un siècle
à s’adapter au modernisme. L’occidentalisation de l’islam va prendre quantité
de formes. Mais elle ne peut dépendre d’une réforme théologique. Dans
l’église catholique, la réforme théologique est arrivée à la fin de l’évolution.
Le conseil Vatican II couronne un siècle d’adaptation au modernisme. Il en
ira de même avec l’islam.

31
ENQUETE

Olivier Roy et Gilles Kepel, querelle française sur le


jihadisme
Par Cécile Daumas — 14 avril 2016 à 18:01

Le Coran de la bibliothèque de l’imam Farid Darrouf, recteur de la mosquée Averroès, Montpellier,


mai 2015.  PHOTO NANDA GONZAGUE

Les deux chercheurs s’écharpent sur l’analyse qu’il convient d’appliquer au terrorisme. Faut-
il partir de la religion ou des sources de la violence radicale ? Un débat qui pose plus
largement le rapport à l’islam en France. Sans oublier une bonne guerre d’ego sur fond de
pouvoir et de renommée .

• Olivier Roy et Gilles Kepel, querelle française sur le jihadisme

Ils n’en sont pas encore venus aux noms d’oiseaux mais c’est tout comme. 32
«Rastignac», «procès d’intention», «posture intellectuelle», «royale ignorance»
: depuis les attentats de 2015, Gilles Kepel et Olivier Roy se livrent, via la
presse, une guerre sans merci sur les origines du jihadisme. Pontes dans leur
domaine, ils font tous deux partie des meilleurs spécialistes en France de l’islam
politique : l’un, élégance froide et cérébrale, arabisant versé dans les sciences
politiques et sociales, a créé la chaire sur le Moyen-Orient à Sciences-Po qu’il
dirigea durant vingt-cinq ans ; l’autre, rondeur bouillonnante, philosophe devenu
politologue spécialiste de l’islamisme, officie à l’Institut universitaire européen
de Florence.

Entre eux, un enjeu de taille : élaborer le concept-clé qui permettra de saisir les
ressorts de cette génération de terroristes qui frappe Paris comme Bruxelles.
Alors simple rivalité de chercheurs qui se connaissent depuis plus de trente ans ?
Le duo-duel Roy-Kepel est plutôt symptomatique d’une gigantesque mise sous
pression du savoir universitaire depuis les attentats de 2015 : dans l’urgence, il
s’agit de comprendre ce dernier avatar de violence politique, non pour l’excuser,
comme le juge Manuel Valls, mais pour le prévenir et le combattre.
Tout commence au lendemain des attentats du 13 Novembre. Dans la sidération
des attaques parisiennes, il a fallu remonter le fil de cette organisation terroriste
capable d’accomplir un massacre de masse au cœur d’une grande capitale
occidentale. Qui sont ces terroristes ? Comment agissent-ils ? Comment sont-ils
recrutés et formés ? Le jihadisme est une «révolte nihiliste», avance Olivier Roy
dans une tribune publiée dans le Monde du 25 novembre. Pour étayer sa thèse, le
politologue emploie cette formule qui fait mouche : «Il ne s’agit pas de la
radicalisation de l’islam, mais de l’islamisation de la radicalité.» Comprendre :
l’hyperviolence dont la France vient d’être victime serait moins une question de
religion que l’expression «d’une révolte générationnelle». Très largement
partagée sur les réseaux sociaux, «l’islamisation de la radicalité» refroidit
davantage les spécialistes. Particulièrement Gilles Kepel qui défend la thèse
inverse. Il faut partir de l’islam, de l’hégémonie du discours salafiste pour cerner
ces nouveaux visages du terrorisme. Quand l’un (Kepel) replace le fait religieux
au centre de l’interrogation jihadiste, l’autre (Roy) le met en périphérie. Quand
l’un esquisse trois générations de combattants depuis l’Afghanistan, l’autre en
rit et n’en voit qu’une seule depuis Khaled Kelkal. Pourquoi une telle
dissymétrie dans leur approche ?«Comprendre ce qui se joue dans ces discours 33
sur l’islam ne relève pas seulement d’une analyse froide des enjeux
scientifiques, explique l’historienne Leyla Dakhli qui consacre une enquête à
cette bataille d’experts dans la Revue du crieur (mars 2016, Mediapart-La
Découverte). C’est aussi une affaire très française traduisant notre rapport aux
migrations, au monde arabe et musulman, à l’histoire coloniale.»

D’une certaine façon, la polémique Roy-Kepel rappelle celle qui a frappé


l’écrivain Kamel Daoud en début d’année au sujet des agressions de Cologne, le
1er janvier. Deux grandes interprétations s’affrontent. L’une, culturaliste, met en
avant le fait religieux, donc l’islam et ses mutations : Kepel s’y rangerait, Roy
non, évidemment. En revanche, les deux se retrouvent pour dénigrer la seconde
grande explication, dite «tiers-mondiste», qui part de la géopolique du Moyen-
Orient, de l’héritage postcolonial et de ses conséquences en matière de racisme
et de discriminations dans les sociétés européennes. Cette approche est plutôt
soutenue par le troisième grand nom de l’islam en France, François Burgat,
spécialiste réputé de l’islamisme basé à Aix-en-Provence dont les relations avec
les deux autres ne sont pas faciles non plus !
Troisième voie

Entre ces deux blocs, où se situe Roy ? Disons, qu’il revendique une troisième
voie affichant une sensibilité plus proche de la philosophie et de la psychologie,
s’intéressant davantage «aux radicalités» qu’à l’islam en soi. C’est ce que lui
reproche Kepel : dans sa tribune publiée dans Libération le 15 mars,
ironiquement titrée «"Radicalisations" et "islamophobie" : le roi est nu» !, le
professeur de Sciences-Po estime que le terme «radicalisation» - tout comme le
concept d’«islamophobie» - empêche d’ouvrir et de mener le débat sur l’islam.
Surtout, quand on n’est pas arabisant, comme Roy qui a commencé sa carrière
en Afghanistan, région non arabophone.

La thèse de Manuel Valls

Plus prosaïquement, cette polémique est rattrapée par les enjeux politiques
français. Manuel Valls ne s’y est pas trompé, s’invitant brusquement dans la
querelle la semaine dernière lors de son intervention au Théâtre Déjazet. «Il y a
une forme de minorité agissante, des groupes salafistes sont en train de gagner
la bataille idéologique et culturelle» sur l’islam.Alors qu’aucune étude ne valide
34
une telle hypothèse, d’où tient-il cela ? Pente glissante des thèses képéliennes ?

Gilles Kepel, lui, a apporté son soutien au Printemps républicain, mouvement


pour une laïcité stricte lancée en mars par des personnalités, comme l’avocat de
Charlie Hebdo, Richard Malka, le politologue Laurent Bouvet ou l’ancienne
ministre Fadela Amara. «Oui, j’ai rejoint le Printemps républicain en tant que
laïc non communautariste, profil qui peut tant être de gauche ou de droite,
précise le chercheur. Mais mes choix électoraux n’influencent en rien mes
recherches.»Basé à Florence, Olivier Roy est moins tenté d’entrer dans le débat
hexagonal même si dans l’Obs de la semaine dernière, tout en traitant Gilles
Kepel de «Rastignac professionnel de haut niveau», il dénonce la «tentation
totalitaire» de la laïcité d’aujourd’hui. Ancien maoïste, aujourd’hui de
sensibilité de gauche, il est anti-Valls, notamment sur sa vision de l’islam.
«Olivier Roy se caractérise par une tendance un peu libertaire, y compris dans
son positionnement académique. Cela se traduit, je pense, par une mise à
distance du religieux», analyse un habitué du milieu.

Plus largement, au-delà de l’affrontement Kepel-Roy, c’est tout le milieu de la


recherche qui a été emporté par le souffle des attentats, avec des spécialistes qui
se disputent concepts, hypothèses, titres et budgets. Certains, comme Romain
Caillet, se réclament de la «jihadologie», nouvel objet d’étude en gestation qui
fait lui-même polémique.

Autre sujet de dissension, l’accès au terrain et un enjeu de méthode : comment


recueillir la parole de jihadistes passés par Daech ? «Il est de plus en plus
difficile de travailler en Irak ou en Syrie, confie Gilles Dorronsoro, professeur
de science politique à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, expert réputé de
la région. Les sources primaires sur l’Etat islamique sont devenues très rares, et
plus globalement les pays du Moyen-Orient sont en train de se refermer.»

Olivier Roy et Gilles Kepel le disent eux-mêmes : ils analysent les derniers
profils de terroristes à partir des sources des rares journalistes qui ont pu mener
des interviews, comme ceux du Guardian ou le Français David Thomson, ou
bien en lisant les travaux de Romain Caillet. «Pratiquement, aucun chercheur
n’a rencontré sérieusement les jihadistes de l’Etat islamique, résume un jeune
sociologue du fait religieux. Nous sommes encore dans l’analyse secondaire. Ce 35
qui n’invalide en rien les thèses d’Olivier Roy et Gilles Kepel. Au regard de
leurs travaux passés et de leur carrière, ils ont toute légitimité à proposer une
lecture éclairée au public.» L’un et l’autre le reconnaissent : ils cherchent
encore, leurs analyses sont faites pour être débattues. Et même, elles pourraient
se compléter ! Pour cerner un phénomène si complexe que le jihadisme,
plusieurs regards sont nécessaires, de l’histoire à la science politique, en passant
par la psychologie. C’est cette voie que les pouvoirs publics semblent avoir
choisie.

Gros budgets, gros tirages

Dans l’après-2015, les sciences sociales ont été appelées à la rescousse. En


novembre, le CNRS a lancé un appel à projets Attentats-Recherche, un rapport a
été remis en mars au ministère de l’Education et de la Recherche, une dizaine de
postes viennent d’être créés à l’université et attribués à des chercheurs nettement
moins médiatisés que Kepel ou Roy. «Notre volonté, dit-on au ministère, est de
promouvoir d’autres disciplines, la psychologie ou les sciences cognitives, tout
en renforçant les études classiques d’islamologie délaissées ces dernières
années.» Mais le gouvernement couve une autre ambition : créer un poste de
conseiller scientifique auprès du gouvernement sur les radicalisations afin de
renforcer les liens entre recherche et décision politique. A Matignon, on dit
même vouloir lancer un centre de recherches avant l’été. Une structure qui
intéressera sûrement Gilles Kepel, lui qui portait l’année dernière un projet
similaire mais qui fut retoqué.

Au niveau européen, la générosité est aussi de mise : comme cela fut le cas aux
Etats-Unis après septembre 2001, des budgets sont attribués, certains atteignent
2 ou 3 millions d’euros. «Avec une telle somme, un chercheur peut exercer une
réelle influence dans son domaine, analyse un universitaire. Il embauche de
jeunes doctorants, lance des carrières. Postes et argent attisent les rivalités…»
Et cette reconnaissance institutionnelle peut se révéler une bonne affaire en
librairie. Le débat sur la radicalisation s’est traduit par une avalanche de
publications. A la fin du mois, l’anthropologue franco-américain Scott Atran,
remarqué pour un texte publié en février sur le site de l’Obs, propose une
plongée dans l’Etat islamique (Les Liens qui libèrent), tandis que
Fethi Benslama privilégie l’approche psychanalytique avec son concept de
«surmusulman» (en mai au Seuil). Gilles Kepel, lui, vient de signer un quasi- 36
best-seller pour un essai : sorti en décembre, Terreur dans l’Hexagone. Genèse
du jihad français (Gallimard) s’est vendu à 90 000 exemplaires. Olivier Roy
fera-t-il mieux ? Il prépare un ouvrage à la rentrée sur… l’islamisation de la
radicalité ! «Ces deux-là entretiennent un tel niveau de passion dans leurs
relations qu’ils feraient mieux de s’arrêter», leur conseille un condisciple,
spécialiste réputé du Moyen-Orient.

Cécile Daumas

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