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Exemplier sur l'argent

« De l’or ! De l’or jaune, étincelant, précieux ! Non, dieux du ciel, je ne suis pas un soupirant frivole… Ce peu
d’or suffirait à rendre blanc le noir, beau le laid, juste l’injuste, noble l’infâme, jeune le vieux, vaillant le
lâche… Cet or écartera de vos autels vos prêtres et vos serviteurs; il arrachera l’oreiller de dessous la tête des
mourants ; cet esclave jaune garantira et rompra les serments, bénira les maudits, fera adorer la lèpre livide,
donnera aux voleurs place, titre, hommage et louange sur le banc des sénateurs ; c’est lui qui pousse à se
remarier la veuve éplorée. Celle qui ferait lever la gorge à un hôpital de plaies hideuses, l’or l’embaume, la
parfume, en fait de nouveau un jour d’avril. Allons, métal maudit, putain commune à toute l’humanité, toi qui
mets la discorde parmi la foule des nations. [...] Toi dieu visible, et qui soudes ensemble les incompatibles et
les fais se baiser, toi qui parles par toutes les bouches et dans tous les sens, pierre de touche des cœurs, traite en
rebelle l’humanité, ton esclave, et par ta vertu la jette en des querelles qui la détruisent, afin que les bêtes aient
l’empire du monde ! »
Shakespeare, La vie de Timon d’Athènes (1607), acte IV, scène 3, tr. Messiaen.

« Ce qui, par l'argent, est pour moi, ce que je peux payer, c'est-à-dire ce que l'argent peut acheter, cela,
je le suis, moi, le possesseur de l'argent lui-même. Aussi grande est la force de l'argent, aussi grande est ma
force. Les qualités de l'argent sont mes qualités et mes forces essentielles – ce sont celles de son possesseur. Ce
que je suis et ce que je peux faire n'est donc nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid, mais je
peux m'acheter la plus belle femme. Donc je ne suis pas laid, puisque l'effet de la laideur, sa force repoussante
est anéantie par l'argent. Je suis boiteux mais l'argent me procure 24 pieds, donc je ne suis pas boiteux ; je suis
un homme mauvais, malhonnête, sans conscience ni esprit, mais l'argent est honoré, donc aussi son possesseur.
L'argent est le bien suprême, donc son possesseur est bon [...] ; je suis sans esprit, mais l'argent est l'esprit réel
de toutes choses ; comment son possesseur pourrait-il être sans esprit ? En plus, il peut m'acheter les gens
pleins d'esprit et celui qui a le pouvoir sur les gens plein d'esprit, n'est-il pas plus riche d'esprit que l'homme
plein d'esprit ? Moi qui peux obtenir tout ce à quoi un cœur humain aspire, est-ce que je ne possède pas toutes
les capacités humaines ? Est-ce que l'argent ne transforme donc pas toutes mes incapacités en leur contraire ?
[…] Le renversement et la confusion de toutes les qualités humaines et naturelles, la fraternisation des
incompatibles – la force divine – de l'argent gît dans son essence en tant qu'essence générique de l'homme
aliénée, ayant perdu et perdant son expression. Il est la capacité de l'humanité qui a perdu son expression.
Ce dont je ne suis pas capable en tant qu'homme, ce dont par conséquent toutes mes forces essentielles
individuelles ne sont pas capables, de cela je suis capable par l'argent. L'argent fait donc de chacune de ces
forces essentielles quelque chose qu'elle n'est pas en soi, c'est-à-dire qu'il en fait son contraire.
[…] Moi qui n'ai pas d'argent pour voyager, je n'ai pas besoin de voyager, c'est-à-dire pas un besoin
réel et se réalisant, de voyager. Moi qui ai la vocation d'étudier, mais pas d'argent pour, je n'ai aucune vocation
pour les études, c'est-à-dire aucune vocation efficiente, aucune vraie vocation. Inversement, moi qui n'ai
réellement aucune vocation à étudier, mais qui ai la volonté et l'argent, j'ai une vocation efficiente à le faire.
[…] Comme l'argent, en tant que concept existant et s'activant de la valeur, confond et échange toutes
choses, il est la confusion et l'échange universels de toutes choses, et donc le monde renversé, la confusion et
l'échange de toutes les qualités naturelles humaines.
Celui qui peut acheter le courage est courageux, même s'il est lâche. […] [L'argent] est la fraternisation
des choses impossibles en même temps, il contraint les termes qui se contredisent à s'embrasser. »
Marx, Manuscrits économico-philosophiques, 3e Cahier, tr. Fischbach, p. 197.

« Moins tu manges, moins tu achètes de livres, moins tu vas au théâtre, au bal, au bistrot, moins tu
penses, moins tu aimes, moins tu fais de la théorie, moins tu chantes, moins tu peins, moins tu te bats à l’épée,
etc., et plus tu épargnes, et plus grand est ton magot – que ne boufferont ni les mites ni la poussière – ton
capital. Moins tu es, moins tu exprimes ta vie, et plus tu as, plus grande est ta vie sans expression, plus tu
accumules de ton être aliéné. Tout ce que l’économiste te dérobe de vie et d’humanité, il te le remplace en
argent, en richesse et tout ce que tu ne peux pas, ton argent le peut : il peut manger, boire, aller au bal, au
théâtre ; il connaît l’art, il est cultivé, il connaît les curiosités historiques, le pouvoir politique ; il peut voyager ;
il peut te permettre d'acquérir tout cela ; il peut acheter tout cela ; il est la vraie puissance qui rend capable de
tout. Mais lui, qui est tout cela, il ne peut rien faire d'autre que s'engendrer lui-même, s'acheter lui-même, car
tout le reste est déjà son valet, et si je possède le maître, alors je possède le valet et je n'ai pas besoin de son
valet. Il faut donc que toute passion et toute activité dégénère en cupidité. Le travailleur n'a le droit de posséder
qu'autant qu'il veut vivre, et il n'a le droit de vouloir vivre que pour posséder. »

Marx, Manuscrits économico-philosophiques, 3e Cahier, p. 180.

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