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Dissertation

Sujet :
« L’argent, jusqu’à ce jour, était le fumier dans lequel poussait l’humanité de demain. L’argent
empoisonneur et destructeur, devenait le ferment de toute végétation sociale, le terreau nécessaire
aux grands travaux qui facilitaient l’existence. »

Vous discutez cette thèse de Zola à la lumière de votre lecture des œuvres au programme.
Introduction
L’argent est objet des passions les plus violentes et les plus contradictoires. Il est aussi bien recherché
pour son apport à la qualité de la vie, que honni pour les perversions sociales qu’il provoque. Aussi, Platon et
Aristote le considéraient-ils, déjà, comme « un mal nécessaire » ; les écritures moralistes en condamnaient-elles
l’avidité et Marx le considérait-il à l’origine des organisations sociales et politiques. De son côté Zola, qui a
consacré le 18ème roman de la série des Rougon-Macquart à l’histoire d’un scandale financier, fait dire à Mme
Caroline à la fin de son roman L’Argent 1, comme pour clore la polémique : « l’argent, jusqu’à ce jour, était le
fumier dans lequel poussait l’humanité de demain. L’argent empoisonneur et destructeur, devenait le ferment de
toute végétation sociale, le terreau nécessaire aux grands travaux qui facilitaient l’existence. » Par la métaphore
filée, l’auteur fait de l’argent une condition nécessaire du développement en dépit de son caractère contradictoire
et des risques qu’il représente. Il serait alors judicieux de s’interroger à propos de la valeur ou des valeurs de
l’argent qui lui permettent, indifféremment, d’être de toutes les situations sociales et économiques.

Nous essaierons de lire cette conclusion de Zola à la lumière de la comédie de Molière L’Avare , et surtout
de l’œuvre de Georg Simmel Philosophie de l’argent 2, étude qui allie analyse psychologique et sociale en vue de
montrer l’influence complexe de l’introduction de l’argent dans les relations économiques et humaines en
général. Nous postulons alors que, si l’argent est à la fois cette puissance destructive et le « terreau nécessaire
aux grands travaux », c’est qu’il ne peut-être qu’un outil indifférent. C’est l’usage de l’argent qui serait
« destructeur ». Dans cette optique, nous nous interrogeons à propos des conditions à même de faire de cet outil
un ressort du développement économique et social. Pour ce faire, nous consacrons la première partie à l’analyse
des valeurs de l’argent pour tenter de comprendre son omniprésence et l’engouement qu’il suscite. La deuxième
partie traitera le rôle « empoisonneur » de l’argent, notamment, des relations sociales et de l’activité
économique. Ces aspects opposés de l’argent prouvent son indifférence. L’usage raisonné de l’argent serait à
même de réussir « les grands travaux qui facilitaient l’existence » comme nous le montrerons dans la dernière
partie de cette réflexion.

I) l’argent : une valeur omniprésente.

L’argent est un moyen omniprésent. La lecture historique prouve comment il contribue à l’édification des
sociétés et des conditions. En fait, ce moyen défie le temps et l’espace et permet la réalisation d’objectifs variés
et étendus : il est alors un outil privilégié pour satisfaire les besoins psychologiques et affectifs des individus et
c’est ce qui explique l’engouement qu’il suscite.

1) l’argent : une présence remarquée.

L’argent a une présence très remarquée dans notre existence ; une omniprésence que confirme aussi bien
une approche historique que le constat de son utilisation quotidienne. En effet, L’histoire de l’argent révèle
l’histoire de l’humanité. Il est un témoignage du développement des sociétés. Nous pouvons dire, à la suite de
Simmel, que l’histoire présente l’argent comme une valeur fondatrice des civilisations : l’exemple des cités
primitives qui se fabriquaient de la monnaie à partir de coquillages montre que l’argent est davantage un besoin
ou du moins qu’il répond à un besoin nécessaire. Par la suite la satisfaction de ce besoin a contribué à l’essor des
civilisations. Ainsi, l’invention de la monnaie à Egine où, pour la première fois, « furent frappées des pièces de
monnaie » a transformé cette ville en une grande métropole commerciale. Rapidement, l’argent devient un
élément fondateur des organisations sociales et politiques comme le confirme Simmel : « au-delà de sa limitation,
de son insignifiance, de sa rigidité matérielle (…) Il est, disions-nous, caractéristique de la formation de l’Etat. »
( Simmel, p : 244) de même, la centralisation de l’état au XVII siècle en France a entraîné le changement et la
dégradation de la condition de l’aristocratie de l’époque. Désormais la bourgeoisie la dépasse en richesse et en
notoriété. Harpagon le clame haut comme pour discréditer une aristocratie historique qui manque de
moyens : « je me moque de tous ces comtes ; et le monde aujourd’hui n’est plein que de ces larrons de noblesse,
que de ces imposteurs, qui tirent avantage de leur obscurité » (Acte V, SC 5). D’un autre côté, les œuvres
littéraires se font l’écho de la représentation de l’argent dans la société. Ainsi, une comparaison entre l’argent de
Zola et l’avare de Molière montre comment l’argent s’est dématérialisé en évoluant d’une valeur nominative,
matérielle qui encourage la possession vers une valeur symbolique, abstraite qui ne prend sens qu’avec la
dépense et l’échange. Cependant, les deux textes illustrent bien sa présence au quotidien : dans la comédie de
Molière, il est le ressort de l’intrigue et élément principal de la tension dramatique, comme le déclare
Harpagon : « « De l’argent. » Toujours parler de l’argent. Voilà leur épée de chevet, de l’argent. » ( Acte III, sc 1).
Zola, lui, fait de l’argent un espace de vie où l’on se rencontre, mange, s’aime... et où on s’adonne « au négoce et
à sa forme sublimée, le pur commerce d’argent. » (Simmel, p : 265). En somme, l’histoire a montré que « jusqu’à
ce jour » l’argent a une forte présence et une forte influence sur les individus et sur les états. Il dépasse même les
pouvoirs politique et militaire et fait miroiter à son tour des conquêtes : « tous les rêves, chuchotés depuis des
mois, semblaient se réaliser devant l’enchantement public : le berceau de l’humanité réoccupé, les antiques cités
historiques du littoral ressuscités de leur sable, Damas, puis Bagdad, puis l’Inde et la Chine exploitées, par la
troupe envahissante de nos ingénieurs. Ce que Napoléon n’avait pu faire avec son sabre, cette conquête de
l’orient, une compagnie financière le réalisait » (Zola, p : 326). Nous sommes alors amenés à nous interroger à
propos des caractéristiques et des valeurs qui assurent à l’argent cette omniprésence et cette puissance.

2) les valeurs de l’argent : manifestations d’une puissance..

Coquillage, matière précieuse ou billet, l’argent n’est qu’un signe conventionnel qui n’a aucune valeur en
lui-même, « n’a pas de contenu propre » (Simmel, p : 247). Cependant, deux caractéristiques fondamentales
contribuent à son épopée : la facilité de son transport et la possibilité de son utilisation « pour toute acquisition
économique » avec une « indifférence complète de l’objet et du moment ». (ibid) La première caractéristique a
affranchi l’homme de la dictature de l’espace. Ainsi, la fin de l’œuvre de Zola nous montre Mme Caroline qui se
prépare pour partir en Italie rejoindre son frère et l’argent qu’elle a pu sauver de l’écroulement de l’Universelle,
quand Dom Thomas d’Alburcy dans L’Avare, a réalisé le voyage inverse. Craignant pour sa vie, il quitte Naples
après avoir vendu ce qu’il avait et s’installe à Paris sous une fausse identité, Anselme. Paradoxalement, c’est cette
facilité de transport de l’argent qui cause les ennuis d’Harpagon : « certes, ce n’est pas une petite peine que de
garder chez soi une grande somme d’argent. »(1,4) L’argent devient donc un moyen d’affranchissement et d’accès
à la liberté. Ce besoin pousse à le chercher par tous les moyens : « le besoin d’argent crée une telle détresse
qu’on va même trouver alors, finalement, la personne la plus méprisée jusque dans son refuge le plus évité »
( Simmel, p, 260) comme l’a fait Cléante : « j’ai résolu d’aller en d’autres lieux (…) Je fais chercher partout pour
ce dessein de l’argent à emprunter. » (I, 3) Encore est-il que dans le cas de la comédie de Molière, l’argent est
seulement un moyen rare et recherché pour subvenir à la consommation immédiate ou pour couronner une
passion amoureuse ; objectifs qui sont finalement satisfaits par l’intervention d’Anselme. Néanmoins, l’argent est
aussi un « outil [dont] l’essence est de persister au-delà de son application particulière » (Simmel, p : 246),
application qui s’étend à tous les secteurs de l’activité économique et sociale. Ainsi, nous découvrons Saccard
dans le premier chapitre dans une situation déplorable et manquant de moyens pour refaire surface. Il rêve alors
de « réussir enfin, remettre le talon sur ces gens qui lui tournaient le dos, et lutter de puissance avec ce roi de
l’or, et l’abattre peut-être un jour » (Zola p : 43) des objectifs qui allient l’économique et l’affectif, « qui
resteraient inaccessibles à un effort directement dirigé vers eux » ( Simmel, p : 243) La suite du récit montre ce
personnage en train de réaliser ses objectifs et se fixer d’autres démesurément, confirmant par là cette lecture
psychologique de la volonté humaine : « Aucune fin particulière de notre vouloir n’est considérée par nous
comme fin dernière, nous gardons ouverte à chacune la possibilité de n’être qu’une étape vers une fin plus
élevée » (Simmel p : 279). En somme, l’argent aide à la réalisation de tous les objectifs comme le précise Simmel
en parlant de la puissance de l’argent : « son caractère de moyen apparaît de plus en plus nettement. Ce dernier
signifie en effet que l’ensemble des objets que l’on peut acquérir par l’argent s’étend de plus en plus, que les
choses se soumettent avec de moins en moins de résistance au pouvoir de l’argent » (p :275). Or, le
développement n’est en fait que la réalisation successive et continue des objectifs fixés comme le confirme
Simmel : « nous devons prendre la vie comme si chacun de ses instants était une fin en soi, chacun d’eux doit être
pris au sérieux, (…) nous devons mener la vie comme si aucun de ses instants n’était définitif, notre sentiment de
la valeur ne doit s’arrêter à aucun d’eux, chacun doit valoir comme un passage, un moyen de parvenir à des
stades de plus en plus élevés. » (Ibid) L’on dirait alors pour la fin que si l’argent n’existait pas, il faut l’inventer. Il
est présent dans tous les aspects de la vie quotidienne et suscite un engouement infernal. Il est comme le déclare
Valère pour plaire à son maître « plus précieux que toutes les choses du monde » (I ,5) ou comme le pense Hans
Sachs, cité par Simmel : « l’argent est ici bas le dieu terrestre »(p :283) : il défie le temps et l’espace, il est
omniprésent , il est adoré.

L’argent s’avère donc un moyen paradoxal. D’une part, il n’a aucune valeur en lui-même et d’autre part il
est de toutes les actions et de tous les projets humains. Certes, il détient sa valeur de la valeur des objectifs visés,
cependant il devient rapidement un objectif visé pour lui-même et constamment recherché. Il contribue à l’essor
et au développement des états et des civilisations par la réalisation continue des objectifs. Il n’en demeure pas
moins vrai que l’argent a aussi un pouvoir destructeur dont il faut se prémunir.

II. L’argent est aussi un moyen destructeur

L’argent perturbe les relations sociales. L’engouement qu’il suscite ainsi que l’étendue de son utilisation
font de lui non plus un moyen mais une fin en soi. C’est là en fait la source des perversions en relation avec le
commerce de l’argent, allant jusqu’à faire de la vie humaine une valeur d’échange. L’argent devient ainsi non plus
« le terreau nécessaire aux grands travaux qui facilitaient l’existence » mais un moyen « destructeur et
empoisonneur » même des organisations économiques.

1. L’argent : agent détruisant les relations sociales.

L’engouement sur l’argent et l’étendue de son utilisation pervertissent sa symbolique. Désormais, il cesse
d’être un moyen abstrait pour devenir une valeur pleine, une valeur autonome qui se suffit à elle-même. Une telle
perception entraîne un ensemble de comportements répréhensibles. Simmel analyse ces digressions et précise
« l’argent se pose bien trop facilement en finalité, chez bien trop de gens il clôt définitivement les séries
téléologiques, leur fournissant une mesure pour un faisceau unifié d’intérêts de niveau abstrait, souverainement
placé au-dessus des détails de l’existence, qui affaiblit en eux le besoin de rechercher la progression de ces
satisfactions » (p :282) De là jaillissent des caractères qui ont depuis toujours inspiré la comédie : cupidité ( le
barbier de Séville), Cynisme ( Dom Juan) et l’avarice que montre la pièce de Molière. Simmel la définit comme
une forme de volonté de puissance qui, pour se maintenir intacte, renonce à s’exercer. De là sa fréquence chez
les vieillards comme Harpagon qui « aime l’argent plus que réputation, qu’honneur et que vertu » (II, 4) Ils ne
peuvent connaître d’autres jouissances, à l’image de Gundermann « qui triomphe parce qu’il est sans désirs »
(Zola, p :484). Ils sont alors enclins soit à tyranniser effectivement leur entourage soit à rechercher la puissance
abstraite qui s’incarne dans l’argent au risque de détruire la famille. Cependant, ces comportements individuels,
quand ils se propagent dans la société, engendrent de véritables phénomènes. Aussi, se développe-t-il une
véritable haine des étrangers qui réussissent dans le commerce de l’argent. Simmel précise à ce propos que « la
haine du peuple envers les grandes maisons financières venait principalement de ce que leurs propriétaires, et la
plupart du temps aussi leurs représentants, étaient d’habitude des étrangers » (p : 366) Ce sentiment grandissant
s’assimile à de la xénophobie comme le montre l’image du juif dans les deux œuvres littéraires. Il est
systématiquement associé soit à la figure de l’usurier comme le montre l’exclamation de Cléante devant le taux
d’intérêt que lui rapporte La Flèche « comment diable ! quel juif, quel arabe est-ce là ? c’est plus au dernier
quatre » (II, 1) ; soit à la figure du parvenu et de l’arriviste comme le montre l’explication par Jantrou de la
réussite de Nathansohn : « un garçon très gentil, Nathansohn , déclara Jantrou, et qui mérite de réussir ; nous
avons été ensemble au crédit immobilier… Mais il arrivera, lui, car il est juif. » ( Zola, 54) nous nous contentons
de cet exemple qui illustre comment l’argent « empoisonne » et « détruit » les relations sociales. Il peut même
toucher à la dignité de l’être humain et à son droit à la vie.

2. L’argent : agent menaçant la dignité humaine.

Contrairement à ce que espérait Simmel, la valeur de l’argent égale sinon dépasse la vie et la dignité humaines.
Ainsi, Harpagon fait de la dot le critère principal pour décider de son mariage et de celui de ses enfants,
occultant de fait les critères habituels de l’âge, du milieu social, de l’amour ou du mérite. Saccard de même
sélectionnait ses premières cibles, notamment la baronne Sandorff, en fonction de ce qu’elles ont et non de ce
qu’elles sont, attribuant de fait à l’argent « une sorte de mérite moral » (Simmel, p :254) condamnable. L’argent
devient même l’équivalent de la vie. Ainsi, Harpagon, qui vouait une passion démesurée à son argent, use-t-il de
la prosopopée pour le personnifier. Le vol est perçu alors comme la perte d’un être cher voire comme la perte de
la vie : « Hélas ! mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami ! on m’a privé de toi ; et puisque tu m’es
enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde :
sans toi, il m’est impossible de vivre. C’en est fait, je n’en puis plus ; je meurs, je suis mort, je suis enterré. » (IV,
7) Sur un volet plus dramatique, le récit de Zola rapporte l’exemple de personnes qui se sont suicidées après que
le jeu à la bourse les ait ruinées comme le père de Jordan ou sont morts de dépit comme le comte de
Ladricourt « mort d’un coup de sang, ruiné, à la suite d’une série de liquidations lamentables. » (p :52) L’on dirait
alors que l’argent réussit à intégrer l’être humain lui-même à la panoplie de ses valeurs d’échange. Saccard,
obnubilé par l’argent était arrivé à ce stade ou l’argent l’emporte sur la dignité de l’homme comme le pense Mme
Caroline : « il avait partagé sa femme avec son fils, vendu son fils, vendu sa femme, vendu tous ceux qui lui
étaient tombés sous la main, il s’était vendu lui-même, et il la vendrait elle aussi, il vendrait son frère, battrait
monnaie avec leurs cœurs et leurs cerveaux. Ce n’était plus qu’un faiseur d’argent qui jetait à la fonte les choses
et les êtres pour en tirer de l’argent. » (p : 288) Mais c’est Shakespeare qui a bien réussi à montrer cette
décadence de l’homme dans Le Marchand de Venise : l’usurier Shylock impose une condition au marchand
Antonio pour lui prêter 3000 ducats : lui prélever une livre de chair en cas de défaut de paiement. Peut-être
comprenons-nous mieux l’appréhension des grecs et des romains vis-à-vis de l’argent ; cet argent présomptueux
et destructeur des valeurs humaines. Les relations économiques ne peuvent que suivre pour sombrer dans la
crise.

3. L’argent : agent provocant les crises économiques.

L’argent intervient dans l’échange pour « objectiver » la valeur qu’un individu donne à l’objet. Il est un « outil
parfaitement neutre du mouvement économique, [qui] se fait monnayer ses services sans avoir cure de la
tendance ou du rythme de ce dernier » (Simmel, p :251) Malheureusement, la prospérité devient une fiction que
l’on maintient par l’artifice. La spéculation fait en sorte que l’argent devienne une valeur autonome qui se
détache de la réalité économique et dont la valeur se précise en fonction de la quantité et de la valeur des objets
échangeables. Ainsi, Saccard, qui « reprochait à la spéculation la continuelle instabilité », n’hésitait pas lui –
même à l’attiser par des moyens frauduleux tout en refusant la demande de Mme Caroline pour que les « titres
reprennent leur valeur réelle ». Ainsi, les trois mille titres de L’Universelle produisirent plus de sept millions et
demi et les cours dépassèrent les 3000 francs. Ceci fait dire au narrateur : « il n’y avait plus ni vérité, ni logique,
l’idée de la valeur était pervertie, au point de perdre tout sens réel. »( 377) la bulle financière finit par éclater,
L’universelle sombre aussi rapidement qu’elle est née mais en emportant avec elle les rêves et les économies de
milliers de gens qui ont investi dans la Banque dans l’espoir d’en tirer un revenu de retraite. La crise économique
se double donc d’une crise sociale. l’argent est passible alors de détruire des familles et des sociétés étant donné,
comme le pense Simmel, que l’argent ne peut pas être analysé dans une optique individualiste, ne serait-ce que
parce que l’échange exige la présence de deux parties. Bref, quand l’argent devient un objet de la quête pour lui-
même, son estimation dépasse sa valeur réelle et entraîne une crise économique et sociale.

L’argent donc détruit relations sociales et économiques qu’il est sensé servir. Pourtant, comme on a vu
dans la première partie de cette analyse, il est aussi élément créateur de richesse et de confort, ou comme le dit
Simmel « l’argent a le pouvoir de procurer des emplois, de l’influence et des plaisirs » (p :261). Deux fonctions
antithétiques, une vision manichéenne du monde. Nous pensons toutefois que de ce constat contrasté de l’argent,
jaillit sa vérité comme une valeur neutre. Il nous revient de penser un usage raisonné de l’argent à même d’en
faire « le fumier dans lequel pouss[erait] l’humanité de demain »

II. Réguler le négoce de l’argent par des mesures éthiques et juridiques pour édifier l’humanité de
demain.

Nous postulons que l’argent est davantage empoisonné qu’ « empoisonneur » : c’est l’action des hommes
qui pervertit ce moyen neutre. Dès lors l’humanité idéale de demain ne peut se réaliser sans la prise préalable et
nécessaire de mesures éthiques et juridiques pour réguler son commerce.

1. les mesures éthiques et juridiques

Le désordre économique et social n’émane pas de l’argent mais plutôt du dysfonctionnement de son
utilisation. Certes, il exerce un attrait et une pression psychologique sur l’être au point de l’amener à commettre
des actes irréparables ; cependant il est essentiel à la vie : « Aussi devant le choix entre la totalité des biens
matériels et la totalité des biens idéaux, opterions-nous obligatoirement pour les premiers, parce que renoncer à
eux reviendrait à nier la vie dans son ensemble » (Simmel, p :252). Nous voyons mal comment « l’humanité de
demain » puisse revenir aux formes primitives du troc, et focaliser son énergie et le génie humain autour de la
consommation quotidienne. Peut-être alors devrions-nous penser à des mesures éthiques et juridiques pour lutter
contre l’emploi pervers et frauduleux de l’argent. Il faudra lutter aussi bien contre les comportements individuels
rabaissant la valeur de l’argent comme le cynisme ou l’avarice qui fait d’Harpagon « le valet de son valet » et qui
rabaisse l’homme au lieu de l’élever, que contre les crimes financiers organisés. Simmel relève la difficulté de la
chose : « le pur commerce de l’argent, pour sa part, requiert moins de préalables techniques que toute autre
activité lucrative, et donc se soustrait plus aisément aux contrôles et aux ingérences » (Simmel, p :260). Les
spéculations boursières dans l’œuvre de Zola illustrent cette thèse. En effet, Les clients méconnaissent dans leur
majorité les règles élémentaires de l’équilibre économique. La bourse est assimilée à « un jeu », terme qu’utilise
aussi Cléante dans L’Avare, où on perd ou on gagne au hasard. Même les opérations les plus réussies, comme
celle du célèbre Amadieu, ne répondaient à aucune logique. Le roi de l’or tient sa réussite d’un coup de
chance « lorsque les titres étaient tombés à quinze francs, et que l’on considérait tout acheteur comme un fou, il
avait mis dans l’affaire sa fortune, deux cents mille francs, au hasard, sans calcul ni flair, par un entêtement de
brute chanceuse. » ( Zola, p : 28). Cependant, si les réussites sont rares au point de devenir des mythes de la
bourse, les échecs sont nombreux et les fraudes aussi du fait, comme le précise Simmel que « les formes
juridiques de l’économie monétaire ne sont jamais assez précises pour exclure à coup sûre la nuisance
délibérée. » (p : 268). Une nuisance délibérée qu’illustre parfaitement Saccard : il se permet de racheter ses
propres actions pour attiser la spéculation et accorde à ses amis « la libération gratuite » des actions quand la loi
de 1865 interdit au gérant de racheter ou de rembourser des actions en utilisant le capital social pour ne pas
appauvrir la société. Il usera alors du mensonge et de la presse pour influencer l’opinion publique et maintenir
une fausse prospérité. Nous sommes devant un usage illicite de l’argent qui ne peut conduire qu’à la destruction
de la société. L’action première alors à mener est de renforcer le contrôle juridique pour maintenir l’équilibre
entre l’argent comme moyen et seulement un moyen et sa valeur marchande. C’est peut-être cette logique qui a
permis à Gundermann de triompher : « son raisonnement était qu’une action vaut d’abord son prix d’émission,
ensuite l’intérêt qu’elle peut apporter, et qui dépend de la prospérité de la maison, du succès des entreprises. Il y
a donc une valeur maximum qu’elle ne doit raisonnablement pas dépasser ; et dès qu’elle la dépasse, par suite de
l’engouement public, la hausse est factice, la sagesse est de se mettre à la baisse, avec la certitude qu’elle se
produira. » ( Zola,p : 344). C’est à ces conditions que nous pouvons espérer faire de l’argent un valet au service
de l’humanité.

2. l’usage raisonné de l’argent contribue à l’édification de « l’humanité de demain. »

Sans être un mal, l’argent est nécessaire à l’édification de la modernité. Au-delà des grands travaux qu’il
peut permettre à l’image du projet final de Saccard en Hollande : « une affaire colossale, le dessèchement
d’immenses marées, un petit royaume conquis sur la mer, grâce à un système compliqué de canaux. » (Zola, p :
500) ; l’argent devient le moyen par lequel s’exprime la volonté de l’homme. Or, l’on sait que la volonté est la
faculté qui a permis à l’homme de s’affranchir, de se réaliser et de progresser. L’on dira alors que l’argent peut
contribuer à l’émancipation de l’individu et au développement de « l’humanité de demain ». Sur un plan
individuel, l’argent permet au moi de se distinguer de l’être primitif et de se réaliser comme l’explique
Simmel : « c’est avec l’action finalisée que le moi commence à se différencier, en tant que personnalité » (p :
237). Aussi a-t-on vu Cléante paraître distingué avec le peu d’argent qui lui revenait du « jeu » et même Saccard
réaliser quelques uns de ses objectifs et défier son frère le ministre qui essayait de le convaincre de l’utilité d’un
exil forcé. Mais, c’est sur le plan social que l’usage raisonné de l’argent est davantage remarquable. Nous le
percevons comme un facteur d’intégration qui permet aux minorités de préserver leur exception culturelle et
d’intégrer les nouvelles sociétés en contribuant à leur essor économique. Nonobstant les opinions populistes,
l’argent est créateur de richesses et de travail, alors « les éléments venus de l’extérieur, n’appartenant pas au
groupe par la racine, s’intégreront bien plutôt par (l’argent) » ( Simmel, p :264). La réussite finale de
Gundermann ou les mariages réussis par l’étranger Dom Thomas d’Alburcy ne peuvent que le confirmer. Enfin,
l’argent joue un rôle d’union entre les nations. En effet, par sa caractéristiques d’être « le lieu d’intersection des
séries finalisées qui vont de n’importe quel point du monde économique à n’importe quel autre » (Simmel, p :
262), l’argent est à même de réussir, non la mondialisation, mais l’union entre les nations. La fiction littéraire l’a
réussi et nos intrigues traversent le temps et l’espace pour évoluer indifféremment en France, Italie ou Hollande
tout en citant les contrées lointaines comme le moyen orient, la Chine ou l’Inde. C’est là « l’humanité de demain »
que nous espérons, une humanité où l’argent sert le développement technologique auquel croit Zola, préserve la
dignité humaine comme l’espère Molière et Simmel, une humanité où l’argent réunit les hommes et ne les divise
plus.

Conclusion

Nous avons donc pu constater, à la lumière de la conclusion de Zola, la nature complexe de l’argent. Il est
de toutes les actions de l’homme à travers l’histoire. Il est fondateur des civilisations et un moyen à même de
satisfaire tous les besoins de l’homme en défiant temps et espace. Cependant, l’argent n’est qu’un moyen qui
prend sa propre valeur de la valeur d’échange. Or, quand par des moyens frauduleux ou pour des circonstances
externes, le moyen dépasse la valeur réelle de l’objet désiré, il s’ensuit des dysfonctionnements économiques,
sociaux et psychologiques. Toutefois, ces perversions relèvent de l’usage de l’argent et ne lui sont pas
intrinsèques. Il faut alors penser à des mesures éthiques et juridiques pour réguler le négoce de l’argent. C’est à
ces conditions qu’on l’on peut faire de l’argent « le fumier dans lequel pouss(erait) l’humanité de demain. »

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