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Soi-même comme un autre dans le devenir

technique à l’âge numérique.


Essai sur une conception du processus

Joaquim Silvestre

25 septembre 2010

Résumé
Cet essai dresse un tableau de la technologie dans sa dimension cultu-
relle et ses applications dans le domaine de la conception. Le rapport avec la
technique définit l’homme. C’est cette définition de l’Homme qui servira de
point de départ à un changement de point de vue. L’outil concentre l’enjeu
de ce changement. Il est le médium par lequel l’homme modifie le monde.
L’architecte, figure, représente un monde possible. Avec ses outils de concep-
tion, qu’ils soient manuels ou intellectuels, c’est dans une position névralgique
qu’il participe à ce changement. Il est donc question de proposer un nouveau
point de vue sur la technique pour les concepteurs. Changer leurs regards est
un enjeu crucial qui passe par la proposition d’une vision. La technique in-
formatique, au niveau de développement qu’elle a atteint, constitue le point
d’inflexion qui permet d’orienter franchement le devenir de la technologie. Elle
concentre le contrôle de l’ensemble des outils et dans sa fonction principale
change le rôle de l’homme. Il n’est plus celui qui les représente les unes par
rapport aux autres. Une partie de cette représentation est automatisée et les
machines tendent à rendre leurs relations explicites. Le champ initial des ma-
chines est la manipulation de la force. Son extension à celle de l’information
retranche l’homme dans sa fonction la plus substantielle : la pensée.

1
2
TABLE DES MATIÈRES 3

Table des matières


1 Introduction 5

2 En quelle mesure devenons nous machine ? 10


2.1 Utile à nos outils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10
2.1.1 Prolétarisation automatique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
2.1.2 Outil, machine, automate, robot . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
2.1.3 L’outils falsificateur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
2.2 Des prothèses internes et externes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
2.2.1 Extériorisation des gestes & manipulation verbale . . . . . . . 25
2.2.2 Ce qui est sorti . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
2.2.3 Transhumanisme & corps augmenté . . . . . . . . . . . . . . . 30
2.3 Un point de vue technique de la nature . . . . . . . . . . . . . . . . . 38
2.3.1 Science ou nature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38
2.3.2 Apparatus d’arraisonnement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
2.3.3 La vie démontable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41

3 Infléchir le lien avec la technique 48


3.1 Regarder autrement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48
3.1.1 Rien d’autre que la matière et la force . . . . . . . . . . . . . 49
3.1.2 Le miroir de l’autre côté du visible . . . . . . . . . . . . . . . 51
3.1.3 Visualisation holistique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
3.2 Une espèce en plus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60
3.2.1 Génétique de la mécanique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
3.2.2 Machine de compagnie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
3.2.3 La voix de son maitre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66
3.3 Machine abstraite + Machine à sens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74
3.3.1 Décryptage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74
3.3.2 Couplage synchronisé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
3.3.3 Articulation avec le monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76
TABLE DES MATIÈRES 4

4 Soi-même comme un autre artifice 84


4.1 Technique sur soi de soi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
4.1.1 Rétro-contôle de soi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
4.1.2 Mise à profit des autres logiques . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
4.1.3 Desubjectiver . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
4.2 Inachèvement perpétuel, une pensée du processus . . . . . . . . . . . 105
4.2.1 Dissociation et reproductibilité . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
4.2.2 La raison d’arrêter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
4.2.3 Enchevêtrement de processus pour penser le devenir . . . . . . 108
4.3 Artifice universel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116
4.3.1 Miroir virtuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116
4.3.2 S’oublier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
4.3.3 Partenaire de jeu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119

5 Conclusion 122

Bibliographie 124
1 INTRODUCTION 5

1 Introduction
Mon champ d’investigation est la relation que les architectes entretiennent avec
leurs outils numériques pendant le processus de conception. Dans cette relation avec
l’outil, j’isolerai la notion de contrôle comme objet d’étude. Celle-ci tient une place
centrale dans l’histoire de la cybernétique. C’est par elle que l’on peut mener une
étude pertinente sur la question du devenir de la technologie. Le travail de conception
architecturale est concrètement réalisé par l’interaction d’un concepteur et de ses
outils. Dans le cadre d’une transformation profonde des outils de conception, la
méthodologie de conception se trouve elle aussi transformée. Cette transformation
fait écho aux mutations des formes et des façons d’habiter. En effet, on peut voir la
même analogie de relation entre l’acte de concevoir par l’outil et l’acte d’habiter par
la maison. En concevant, on invente ou réinvente un usage, ce qui est semblable à
l’action d’habiter par laquelle on réinvente une façon d’être au monde.

Ces mutations engendrées par la technique constituent une problématique globale


qui est difficilement abordable tant les angles d’approche sont nombreux. Celui de la
conception architecturale permet d’envisager la mutation technique du point de vue
de sa genèse et dans un rapport de systèmes. En effet, la maison est une « ancienne
technologie » qui relie les autres technologies et contient l’homme. C’est dans le cas
particulier du numérique, c’est-à-dire l’ensemble des techniques de l’information, de
la représentation et du calcul que le mémoire sera développé. Le principe de relier est
aussi au fondement de l’informatique. Relier des informations entre elles pour qu’elles
soient accessibles à l’homme. Une extrapolation entre l’architecture des espaces de
vie et l’architecture des systèmes d’informations peut être établie.

Comment les méthodologies de conception et les théories architecturales


s’accommodent-elles de leurs mutations techniques induites par les outils employés
à la concevoir ? L’outil informatique permet de rendre des connaissances discrètes.
Elles peuvent ainsi être accumulées et articulées. La masse ainsi formée fait sys-
tème et tend à phagocyter le concepteur. Il devient la partie d’un tout. Comment
1 INTRODUCTION 6

cette partie établit-elle une boucle de contrôle avec cette somme technique qui le dé-
passe ? L’agrégation de ce système autour de l’individu pose la problématique de la
conception sous l’aspect du contrôle. En effet, les outils numériques représentent une
distribution du contrôle. Ce qui est résolu par la machine n’est plus sous le contrôle
strict du designeur. Il y a une forme de lâcher-prise sur le design qui est substantiel
des outils. Pourtant, le design est une affaire de contrôle. C’est un processus diamé-
tralement opposé à celui de laisser les choses se faire complètement au hasard sans
un regard critique et lucide. Comment contrôler le lâcher-prise dans la conception
architecturale assistée par les outils numériques ?
Je pose comme hypothèse de réponse que cet ensemble technique nous oblige à
réinventer des notions et des concepts pour concevoir l’architecture. Cette réinvention
passe par un déplacement du regard sur les relations entre l’homme, la machine et la
nature en tant que philosophie.Ainsi, le concepteur peut avoir accès à une autre part
de lui-même. Cette part est le processus génératif de ses conceptions. Il lui permet
de penser le design en terme de processus inachevé et ouvert plutôt qu’en terme de
forme finie.
Le mémoire va suivre le plan suivant :
– Dans une première partie, j’exposerai en quelle mesure l’adoption de la ma-
chine à tendance à modifier la nature de l’homme. Pour développer ce propos,
je développerai ma réflexion sur trois articulations. La fréquentation de la ma-
chine tend à constituer une seconde nature qui modifie notre regard. La nature
première est perçue en terme de fin et de moyen. Elle n’est saisie que par un
appareillage qui institue une objectivité et relègue la subjectivité sur un autre
plan. Cette modification du point de vue sur la nature tend à changer l’homme.
Il est un être de culture qui se pense comme issue de la nature. Par son regard
sur la nature, l’homme modifie la perception qu’il a de lui même. L’aspect ma-
chinique qu’il observe dans la nature se transfère en lui. Ainsi, Descartes [17]
assimile les passions de l’homme à un mécanisme et Pascal soutient qu’une part
de l’homme est mécanisme. L’aspect sacré de l’âme humaine suivant le déclin
de la transcendance religieuse, l’homme n’en devient que plus mécanique. Ce
qui le distingue de l’animal est la dignité élaborée par les concepts humanistes
1 INTRODUCTION 7

des lumières. Ils définissent l’humain, non plus par le statut créature élue de
Dieu, mais par la négative : Ce qui est homme est ce qui n’est pas sauvage.
Mais, ce qui distingue l’homme de la machine et la machine de l’animal tend à
se réduire à mesure que le monde est dévoilé. Les questions de bioéthique, de
clonage ou d’embryon chimère illustre bien le flou éthique. 1

Un des principaux symptômes est celui de l’utilité. L’homme devient utile à


et comme ses machines. Extirpé de la chaine alimentaire plus ou moins circu-
laire, il prend place dans un système d’interdépendance. La faculté aliénante
de cet environnement de machine fut soulevée par Marx, 2 puis développée par
Bernard Stiegler. La phylogenèse des outils informe sur les mutations qu’elle
entraine sur la psyché humaine et son corps social. Petit à petit nous devenons
utiles aux outils devenant utiles à d’autres machine ou individu. Il n’y a pas
de fin à la chaine de l’utilité si ce n’est une fin logique : l’utilité de l’utilité.

Les outils qui aident à créer d’autres outils détiennent une place primordiale
dans cette généalogie des idées. Ces outils qui nous sont utiles demandent une
adaptation nécessaire de notre part. C’est par le rapport que nous entretenons
avec eux que le sens de l’invention est influencé. Le paradigme de l’utilité a
contraint le sens de l’invention dans une voie qui d’un point de vue éthique
et moral rencontre des difficultés à conserver une cohérence d’ensemble. Ce
déplacement des frontières de ce que nous percevons comme naturel, animal ou
humain se résume, sans connotation négative, par le terme « devenir machine ».
1. Pour citer un exemple, je prendrais le cas des recherches en embryons chimérique. Le clonage
humain est dénoncé d’un point de vue éthique. Pourtant, si le génome à un pourcentage de gène
animal, il n’est pas considéré comme humain. La HFEA – Human Fertilisation and Embryology
Autority, agence de biomédecine britannique – a ainsi autorisé les expérimentations sur ce type
d’embryon. On comprend le caractère un peu absurde de cette morale qui dans un premier temps
autorise l’expérimentation sur l’animal. Comme si celui-ci était une machine que l’on pouvait dé-
monter. Mais cette grandeur humaine inaccessible pour l’expérimentation peut se négocier avec une
adjonction d’un pourcentage de gène animale. Je ne plaide pas pour une cause plutôt qu’une autre,
mais je souligne que la notion de qualité « homme » se résume à une question quantitative.
2. Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique, il sert la
machine.
1 INTRODUCTION 8

Celui-ci peut s’établir sur diverses modes qui dépendent de l’approche avec
laquelle on aborde la question d’inventer.

– Je voudrai exposer dans la seconde partie une de ces approches. C’est une
construction mentale du monde qui appelle un autre devenir machine. La
seconde partie symbiotique une approche symbiotique du «devenir technique»
se déroule en trois sous-sections. Dans un premier temps, c’est une politique
d’un humanisme technologique qui va entamer un déplacement du point de
vue vers la seconde section qui développera l’idée d’une espèce supplémentaire.
Pour comparer et comprendre cette «espèce», elle sera mise en comparaison
avec le concepteur sur une échelle de valeur commune. La machine abstraite
sera l’espèce machinique et la machine à sens résumera la fonction de l’humain
dans le processus créatif. Je mettrais en lumière la relation symbiotique qui
peut s’établir entre ces deux « machines ».

– J’exposerai dans la troisième partie à quoi peut ressembler ce «devenir tech-


nique» sans en développer son utilité. L’utilité placée à l’horizon de cette dé-
marche se limite à la persistance d’une forme de contrôle. Dans la dernière
partie ce sera le thème de Pygmallion qui sera sondé pour donner une figure,
un arrêt sur image, d’une phase de ce devenir. Ce devenir peut passer par l’éla-
boration d’une technique de soi. Une forme de « contrôle » de soi. Un contrôle
qui n’a pas un aspect coercitif. Il est plutôt de la catégorie du témoignage, de
la contemplation. C’est par la confrontation avec le formalisme de la commu-
nication avec les machines qu’il explore par la pratique et par le résultat. La
pratique établit une action de traduction et le résultat offre un reflet d’un dé-
sir. La vision permet d’établir un rétro-contrôle qui prend un aspect, instinctif,
pour ne pas dire animal ou naturel. Ainsi, on retrouve le vrai sens du design.
On explore ce qui en devenir était déjà dans l’esprit.

Un autre arrêt sur image sera sur le caractère de ces outils et de leur rapi-
dité. Il permet de placer la navigation à un niveau instinctif, mais, aussi, la
1 INTRODUCTION 9

dissociation des phases et leur séquençage rationnel permet de les automati-


ser d’une part, et de les rendre instantanés d’autre part. Ainsi, le design n’est
jamais terminé. À chaque instant il peut être réactualisé. Il n’est pas gravé
dans la pierre. Il est pure forme et cette forme s’inscrit dans la matière tout
aussi abstraite dans les imprimantes 3D de façon instantanée. Ainsi, le projet
n’est jamais fini, et n’a donc jamais commencé. Le projet est plus nous, notre
quête et la possibilité d’un achèvement personnel. Évidemment, la situation
professionnelle place la fin concomitante de la date de rendu. Mais le design en
théorie est inachevable.

Cet inachèvement peut aider à penser le projet dans le devenir. Cette forme
de la forme, ce qui ne s’inscrit pas dans un processus, c’est sa genèse. Elle
devient cruciale, car la matière a été annihilée. Puis la forme, par les scripts
est infiniment variable et déterminée, mais indéterminable dans son ensemble.
Seule l’idée reste un repère dans cet océan d’informations.
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 10

2 En quelle mesure devenons nous machine ?


2.1 Utile à nos outils
Pour écrire ce mémoire, j’utilise un outil de saisie de caractère de type clavier
AZERTY. Celui-ci est employé dans une chaine d’outils qui permettent de produire
le document que vous tenez entre vos mains. Un document dactylographié n’est réa-
lisable que dans une chaine de production qui a nécessité un environnement d’objets
techniques eux-mêmes issu d’autres processus engageants des objets techniques. Ces
objets techniques sont inscrits par des relations de nécessité qui forme un système
global. Pour ainsi dire, on ne peut dissocier le mémoire dactylographié de notre struc-
ture sociale. Tout comme on ne peut dissocier l’existence de l’imprimante personnelle
telle qu’on la connait de l’ordinateur et du clavier. Quand je tape ce mémoire, c’est
bien l’outil qui m’est utile pour parvenir à produire un document dactylographié
et illustré. Pourtant dans ce rapport simple, je fais une concession à la machine.
J’apprends un nouvel ordre alphabétique : «AZERTY». Ce placement des caractères
est hérité des premières machines à écrire. En effet, les tiges des touches voisines
se coinçaient fréquemment l’une l’autre. Cette disposition permettait de ralentir la
vitesse de frappe et d’éviter les blocages mécaniques qui en résultaient. 3 La machine
à écrire – initialement inventée pour un souci de lisibilité et pour une rapidité de pro-
duction du texte – se trouve être un outil pour lequel nous sommes utiles. En plus
de la fabriquer, nous devons mémoriser un alphabet contre-intuitif et le pratiquer.
Cet exemple certes minime se décline avec une série d’objets techniques issue de la
révolution industrielle. Le livre « Fragilité de la puissance » d’Alain Gras[21] illustre
bien ce propos en montrant que ce qui est appelé progrès technique est à relativiser
au regard de toutes les concessions qui ont dû être faites.

L’homme des usines décrites par Marx se trouve ainsi utile dans une chaine de
production.Il comble les fonctions que l’on ne peut pas encore faire exécuter aux
3. Sur les ordinateurs, le clavier «AZERTY» n’est plus nécessaire. Il peut même être remplacé
par un clavier alphabétique pour un usage plus intuitif ou un clavier «Bépo» pour une rapidité
d’exécution optimisée pour la langue française.
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 11

machines. En devenant une partie de l’usine, une sorte de rouage, il devient utile
à celle-ci. Ces formes techniques issues d’autres besoins techniques sont assez cou-
rantes. L’architecture a, elle aussi, son lot de contrainte industrielle. Tant sur le plan
de la préfabrication de ces éléments constitutifs que sur le mode de vie qu’elle im-
pose aux hommes. Certes il ne faut pas forcément observer ce phénomène comme une
emprise sur notre liberté d’homme. Mais il y a un dialogue qui s’installe entre les be-
soins créés et assouvis par les objets architecturaux. L’architecture comme machine
à habiter devient une architecture pour machine. Les procédures de sécurité, les as-
censeurs, les réseaux électrique et hydraulique sont autant de machines, de systèmes,
qui nécessitent notre attention.

Si les machines étaient vivantes, elles nous seraient autant redevables que nous le
sommes envers elle. Nous les créons et les entretenons comme l’oiseau nourrit ses
oisillons. Ce que la forme de vie la plus primitive réalise par elle même pour se main-
tenir dans «l’étant» doit être le fruit d’une attention constante pour les machines.
Pourtant ces objets, inventés pour notre intérêt, prennent une autre tournure depuis
la révolution industrielle. Leur intérêt devient relatif. Ils se définissent en fonction
de l’économie, de la culture ou de la mode, mais n’ont pas une utilité pour l’indi-
vidu de façon directe. C’est seulement de façon détournée, en passant par une utilité
pour le groupe, la communauté, que l’on peut justifier de leur utilité. Et encore, le
sens de ce qui est le bien suprême de l’homme demande à être clarifié vis-à-vis des
autres bien. Il est ainsi difficile de discerner jusqu’à quel point le divertissement est
nécessaire ou dans quelle mesure l’espèce humaine doit elle proliférer. La disparition
totale et sans descendance de certains outils illustre bien le caractère relatif de cette
utilité. Pour certains outils complexes, couteux, polluants, on peut douter de leur
réelle utilité pour nous dans ce monde. La généalogie des outils n’a rien de rationnel
ou darwinien. Il semble même que nous en devenons utiles pour maintenir ces outils.

Ce qu’on pourrait considérer comme un dévoiement des outils d’un point de vue
téléologique n’est que la conséquence de leur conception partielle et fragmentaire.
Ils sont conçus comme des objets utiles. Ce qui ne suffit pas à les maintenir dans le
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 12

monde de façon cohérente.


L’utilité instauré comme sens engendre le non sens Hannah Arendt [4]

2.1.1 Prolétarisation automatique

L’industrialisation est le coupable idéal pour caractériser cette perte de sens. Les
récits des ouvriers sur le sentiment de désœuvrement ou sur les conditions de travail
et les cadences imposées témoignent à l’encontre de l’industrie. L’industrie est à
comprendre comme un système et non comme un instant, une révolution qui arrive
subitement et redistribue les cartes pour le meilleur et pour le pire. Ce système est
constitué par l’interaction d’agents. Les agents n’arrivent pas tous en même temps
et ils ne sont pas tous nécessaires. Comme pour un biotope, il y a des redondances et
une certaine capacité de reliance 4 . Cette notion de système est explorée par Bernard
Stiegler dans son livre "La technique et le temps[40]".
Il y a un mouvement de prolétarisation qui prend une forme « automatique » dans
le sens où celle-ci est indexée sur la structure sociale qui tend à formaliser tous les
savoir-faire en protocole exécutable par ou avec les machines comme partenaire privi-
légié. Mais cet automatisme vient du regard dans lequel la technique est entretenue.
La technique est juste envisagée pour servir.

Les mêmes normes de moyens et de fins s’appliquent aux produits. Bien qu’ils
soient une fin pour les moyens par lesquels on les produit. À la fin du processus
de fabrication, ils ne deviennent jamais, pour ainsi dire, une fin en soi, tant qu’ils
demeurent, du moins, un objet à utiliser. La chaise, qui est la fin de l’ouvrage de
menuiserie, ne peut prouver son utilité qu’en devenant un moyen. Soit comme objet
que sa durabilité permet d’employer comme moyen de vie confortable, soit comme
moyen d’échange. C’est par l’œuvre que l’homme transcende sa condition prolétaire.
En réalisant une œuvre personnelle ou collective, il transcende sa condition. Malgré
l’orientation actuelle du devenir technique la réappropriation est encore possible. (À
4. Entendu au sens du concept d’Edgar Morin dans le tome 4 de « La méthode » : l’art de faire
des liens
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 13

travers notamment le mouvement culturel DIY. 5 ) Elle permet d’envisager l’ouvrage


comme un acte créateur et innovateur et non comme un labeur. L’approche se dis-
tingue de l’amateurisme ou du simple divertissement par une réelle « philosophie de
vie » de déprolétarisation.

L’homme ne fabrique plus, mais pense l’artificialisation. Il pense son rapport à la


nature médiate par les artifices à sa disposition. C’est l’évolution envisageable du
stade "post-homofaber". Penser l’art et la technique va de pair avec la déprolétarisa-
tion du savoir-vivre par la réappropriation des techniques. La pensée s’impose, car
on ne peut revenir aux savoir-vivre anciens une fois que l’on a gouté au confort de
la technique. Vouloir se réfugier dans une ascèse technologique est une fuite de la
pensée. Il y a une nécessité d’inventer qui s’impose à l’homme qui est sorti de la ca-
verne de la prolétarisation. Mais trouver un juste milieu d’une déprolétarisation sans
envisager l’abandon de la technique n’est pas chose aisée. La pratique du Chabat
dans la religion Juive est une ascèse hebdomadaire de rejet de la technique. Elle
peut entretenir une réflexion sur la technique par le contraste de son manque. Mais
ne peut pas illustrer ce mouvement de réappropriation. Elle reste envisagée dans un
hétérotopie temporel. En effet, ce rite se joue dans un moment hors de la vie active.
Il proscrit la technique et le travail pour un temps limité. C’est un pèlerinage en
dehors du monde contemporain. «The world as design 6 » est l’alternative diamétra-
lement opposée au retour à un état de nature supposé. Il est un pari assez audacieux
de dessiner le monde. Une entreprise sans relâche et épuisante pour l’humanité. Otl
Aicher, philosophe du design, entrevoit un tel rapport au monde.

2.1.2 Outil, machine, automate, robot

Pour un ouvrage sur la technique – et plus précisément celle ayant attrait avec
l’automatisme – il convient de préciser certains termes. Ils sont dans le même champ
lexical, mais présentent une certaine nuance. Ainsi, pour placer un premier axe je
distinguerai la machine de l’outil.
5. Do It Yourself : faites-le vous-même.
6. Le monde comme une chose dessinée
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 14

Ensuite, l’automate et le robot semblent assez proches, mais on imaginerait que


le robot à une forme anthropomorphe et détient les prémices d’une intelligence ar-
tificielle beaucoup plus évoluée que celle de l’automate. D’ailleurs l’automate n’en a
aucune, il effectue des gestes de façon cyclique. Pourtant il se distingue de la simple
machine. La différence entre l’automate – j’entends par là le robot d’usine – et la
machine de l’époque industrielle est la disparition totale de la main.
Cette évolution technique des machines indique qu’une partie de la critique que
H.Arendt fait de la mécanisation du travail commence à être datée 7 . L’outil pro-
longe la main qui le guide, alors que la machine utilise la main comme un moyen[4].
Elle doit se renouveler avec la question des robots et des automates. Ce n’est pas
tant la question de la main que la question de l’esprit qui sous-tend toute la filiation
robot, automate, machine, outil. Ce qui compte dans l’observation Arendt est « l’ef-
fet sur l’esprit ». La sensation dans la situation d’une main qui guide – donc d’un
esprit qui guide – est en contraste avec une main comme moyen. La main comme
moyen implique-t-elle un esprit qui se sent guidé ? En général les gestes répétitifs
ont plutôt tendance à laisser l’esprit vagabonder. Le corps bouge automatiquement
et l’esprit vague. Là où la main est absente, l’esprit est au mieux, contemplatif ou
affairé à autre chose.
Instruments et machines ne sont pas seulement indispensables à la mo-
dification de notre environnement ; ils contribuent également à façonner
notre expérience sensible ainsi que les mots et les notions que nous utili-
sons afin d’en rendre compte. Antoine Picon [37]
Même en dehors du lieu de travail, l’outil, la machine, le robot nous façonnent.
Comme elle a façonné les concepteurs qui s’en sont servi pour modifier l’environne-
ment. L’environnement a été « façonné » par celle-ci. Ce n’est pas seulement dans le
sens littéral de la machine industrielle permettant de produire l’artifice du monde.
C’est aussi dans un aspect sensible, la machine nous inspire dans nos idées en enva-
hissant notre imaginaire. Ainsi, l’esprit des machines remonte dans la culture par le
biais de l’architecture notamment. L’architecture HiTech en est un probant exemple.
7. Comme le fait remarquer Denis Collin dans son texte "Hannah Arendt, Marx et le problème
du travail" [13]
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 15

L’architecture est la volonté d’une époque traduite en espace. 8 Ludwig


Mies van der Rohe

Un culte est fait à la machine au travers des productions architecturales comme le


HiTech, et les représentations d’Archigram et du mouvement futuriste. Si une volonté
est traduite en espace, c’est en partie celle des machines. Ou du moins de l’idée que
l’homme s’en fait. L’influence de la machine passe avant tout par la culture avant de
faire son office « insidieux » dans les gestes du travail outillé. Bien qu’encore faites à
la main, les images d’Archigram et des Futuristes sont pétries de cette volonté tech-
nique. Ce n’est pas « l’outil » qui leur a suggéré ces formes, mais la culture technique,
le zeigeist de l’époque. D’ailleurs, le présent de maintenant qui devait être leur futur
propose un futur moins futuriste. Et les constructions contemporaines n’exacerbent
plus des signes techniques. Elle tend à les cacher et à abstraire les volumes. Pour
donner un exemple plus récent, la « blob architecture » n’est pas si influencée par
le machinisme d’un fantasme culturel. Cette fois c’est l’outil de conceptions qui est
l’élément déclencheur. Elle est l’expression de la machine par les voies détournées
des outils. Culturellement, elle se situe dans un intervalle post machinique et pré in-
formationnel. Si on devait définir une origine culturelle de l’imaginaire invoqué dans
ces formes blobesque, il faudrait plutôt regarder du côté du cinéma.

L’environnement de ce nouvel homme le change au quotidien. Mais qu’en est-il du


concepteur ? Celui qui produit cet environnement ? Il est, en tant qu’homme, modifié
par son environnement, mais il l’est d’autant plus par ses outils de conceptions et de
production. Ainsi que ses conceptions sont le plus directement tributaires des outils.
Jusqu’à ce que les algorithmes soient écrits par des architectes pour des
architectes, il y aura toujours des questions non résolues de ce type.
Des programmes tels que : Alias, Maya, 3D Studio, FormZ, et Autocad,
sous-entendent tous certaines valeurs architecturales. Ils contiennent des
styles latents et une idéologie qui conditionnent tous les objets qui sont
construits avec. Ces styles et ces idéologies ne vont pas nécessairement
8. Architecture is the will of an epoch translated into space.
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 16

modifier ou transformer la discipline architecturale, car ils n’ont qu’une


faible connaissance d’une telle idée. 9 Peter Eisenman [6]
En effet, les outils de l’architecte actuel ne viennent pas de l’architecture. Ces ou-
tils sont importés des autres disciplines. Le CAD est initialement développé pour
les ingénieurs. Certains modeleurs abstraits viennent de la recherche scientifique. Le
grand boom des modeleurs 3D vient de la postproduction cinématographique des
films fantastiques. Encore une fois destiné à un profil d’ingénieurs, appelé pour le
cas imagénieur. Tandis que les outils de communication précis sont plutôt utilisés
par les graphistes. Le logiciel de trucage d’image Photoshop, ou le logiciel d’illus-
tration vectoriel Illustrator sont des produits assez généralistes. Pour certain de ces
logiciels, il y a une adaptations pour l’architecture qui est proposée. Mais dans leur
génèse, ils ne sont pas faits par et pour des profils architectes. Il est certe possible
de s’en accommoder mais c’est ce qui permet d’accroitre l’influence machinique de
l’outil. Le contrôle imparfait, autant que le mode d’utilisation de l’outil, accroit la
prolétarisation des concepteurs, ces acteurs de l’artificialisation du monde.
Chaque outil doit être utilisé avec l’expérience qui l’a créé. Leonardo
da Vinci (Codex Arundel, 191R)

Idéalement, on devrait savoir se servir de tous les outils que l’on utilise. Savoir leur
fonctionnement, leur histoire, leur usage pour pouvoir les détourner consciemment.
Pour en utiliser beaucoup, il faudrait avoir un don de psychométrie. Et ainsi, pouvoir
déjouer et savoir employer toutes les idéologies et les sous entendus que cache l’outil.
Il est évident qu’on ne peut maitriser tous les outils et que le lien entre un outil et
son utilisateur est fort. Il ne se constitue pas seulement d’un savoir, mais aussi d’une
pratique.
9. Until algorithms are written by architects for architects, there will always be unanswered
questions of this kind. Programs such as Alias, Maya, 3D Studio, FormZ, and Autocad, all presume
certain architectural values. They contain latent styles and ideologies that powerfully condition each
object constructed with them. These styles and ideologies do not necessarily modify or transform
the discipline of architecture because they have little knowledge of such an idea.
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 17

2.1.3 L’outils falsificateur

Quel que soit l’outil, il y a un danger qu’il puisse fausser nos idées. 10
Christian Gänshirt [18]

L’outil présente le risque de nous imposer l’idéologie dont il est issu. On peut certes
essayer d’aller contre cette tendance de l’outil et s’en servir comme un "mur pour jouer
contre". Comme les critères d’un manifeste peuvent-être des outils conceptuels 11
et pas seulement un recette à suivre – surtout dans le cas de Dogme 95 qui est
assez drastique si on s’en sert tel quel. Ce détournement de l’usage est un outil de
« conception » qui prend le dessus sur les nécessités d’un outil de production. Pour
un architecte, c’est par exemple, le pari de faire sa maquette conception sans utiliser
de colle pour les assemblages. Mais pour que cette domination soit effective, il faut
que le concepteur ait conscience des forces avec lesquelles il manipule les choses.
La complexité vient du fait qu’on ne peut distinguer aussi simplement des outils de
conception « conceptuels » et des outils de production matérielle. Il y a un entre-
deux. Surtout dans l’architecture où le produit n’est pas développé. Il n’y a pas de
prototype. Il n’y a que des outils de production des représentations.

Pourtant un regard profane peut projeter sur un outil un usage qui est détaché des
intentions originelles de celui qui a élaboré l’outil. Cet usage sera fondé sur le regard
que le concepteur porte sur le monde. La forme, la situation ou l’environnement
peuvent aider à définir cet usage. Le danger de falsification n’est finalement effectif
seulement lorsque l’individu s’abandonne à l’outil. Qu’il considère l’outil comme une
machine. C’est à dire, une machine devant produire une chose concrète remplissant
une utilité prédéfinie. Il faut réussir à regarder l’outil – même le plus commun –
comme une source de possible. Des possibles dans son usage, sa mise en œuvre, sa
forme, et toutes ses dimensions. L’outil est polysémique. Il peut être tout et rien.
Comme un enfant qui fait d’un sèche-cheveu un fusil galactique. Le concepteur peut
10. There is a danger with any of the possible "tools" that they could falsify our ideas.
11. Je fais ici référence au Dogme 95. Un manifeste écrit par de jeunes réalisateurs danois. Dans
l’entretien de l’un d’eux, il explique que ces critères étaient comme un mur contre lequel jouer ce
qui était en somme plus libérateur que l’épais duvet confortable qu’on ne peut jeter.[22] .
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 18

s’autoriser une mutation du sens. Il peut se libérer comme l’enfant, mais doit garder
la conscience. La plasticité du sens d’un outil a-t-elle une limite ? L’outil n’est-il en
somme qu’un matériau pour la pensée ? Et dans ce cas, l’outil est-il encore un outil
dans son sens fondamental ? Il est en somme une matière, une ouverture. Ce qui est
en somme l’inverse de la fonction de l’outil.

L’outil peut être défini – prendre un sens – par sa relation avec la matière. En
dissociant ce qui est matière, ce qui est outil et de quel outil est cette matière. Ainsi
on remet en perspective les différents acteurs de cette relation. La matière est ce
qui reste, ce qui est creusé, ajouté. Elle est d’un certain point de vue continue. Car
elle est « matière » même si elle est assemblage d’outils potentiel. Relier l’idée de la
matière à l’image mentale de la glaise est bien commode. Mais, elle masque toutes
les subtiles relations qu’entretiennent les éléments assemblés et leur liant. La colle
est une matière, car elle a ce caractère continu des liquides. Pourtant le clou semble
moins être une matière. Certes, il reste dans le produit final. Mais il n’a pas le même
statut. Il permet le maintien, il « donne » la structure. En somme, il fait un peu le
travail d’un outil. Il n’est pas si passif que la matière qu’il assemble. Il est travaillé
par un outil, le marteau, mais on ne peut dire qu’il est au même niveau que celui-ci.
Et que dire du moule ? Le moule en sable ou en cire à usage unique ? Ils ne restent
pas dans le produit final et ont toutes les propriétés « actives » d’un outil. Seule
sa « matière plastique » trouble notre entendement comme le morceau de cire de
Descartes[16] interroge notre mode de connaissance.
On pourrait employer le mot « consommable » ou matériel pour masquer ce
trouble frontalier. Mais il faut admettre que, dans le cadre de la conception, beaucoup
de matière et d’outils deviennent des consommables. Nous avons un mélange d’outils-
matière – qui d’un point de vue panthéiste – s’auto façonne. Donc, nous dirons que
pour la conception un outil est pour la matière, mais que pour l’esprit tout est matière
de ses outils-concept.
Ainsi, l’outil est fondamentalement falsificateur, car il est par nature imparfait
et partiel. Il doit falsifier, car il doit masquer une part du monde. Il doit permettre
d’isoler un usage de la force sur la matière, et la donner à manier de façon plus
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 19

efficace pour l’homme. Donc on peut faire d’un marteau un décapsuleur ou un levier,
mais à partir de ce moment il devient aussi du matériel. Même s’il n’est pas présent
physiquement dans l’objet final. Il est présent à l’instant où il est vu détaché de son
usage. Il devient matériaux d’assemblage intellectuel.
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 20
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 21
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 22
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 23
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 24

2.2 Des prothèses internes et externes


2.2.1 Extériorisation des gestes & manipulation verbale

Comme le fait remarquer Leroi-Gourhan[32], l’homme tend par ses outils à faire
disparaitre le geste. Cette externalisation progressive de fonctions s’établit à l’avan-
tage de la parole. Le mode verbal semble privilégié pour les usages de l’analyse et
la rationalité. Le geste est rattaché aux fonctions visuelles de l’esprit, c’est-à-dire
aux capacités de synthèses. Cette dialectique entre verbal et visuel, geste et parole,
analyse et synthèse, n’est pas à imaginer comme une opposition, mais plutôt une
relation de complémentarité. Seul un pur esprit désincarné peut prétendre concevoir
à l’aide de la seule raison.

Dans l’apprentissage, le corps est engagé par tous les sens. Les bases de la mémo-
risation se fondent sur les perceptions du corps. Les mots, les concepts ne sont pas
mémorisés telles des idées platoniciennes. Elles sont un ensemble de sons, d’images,
d’odeurs, de gestes. Même les idées les plus abstraites sont rattachées à une sensation
interne du corps. Le corps est essentiellement « percevant ». Comme le fait remarquer
Hume[24], c’est le renforcement des connexions qui établissent le fondement de l’intel-
lect humain. Le rattachement de plusieurs perceptions d’un même objet nous donne
l’idée de cet objet. L’invention d’une chose non perçue n’est qu’une recomposition
de diverses sensations perçues.

Pour les concepts plus abstraits tels que «l’ontologie» ou «l’espace», on pourrait
rétorquer que le monde extérieur n’offre pas de perception directe de ces notions.
Elles sont pourtant définies par un ensemble de termes qui eux sont rattachés à une
réalité perceptible. Hume en donne exemple avec l’idée métaphysique de force qu’il
dissèque en de bien communes perceptions.
C’est dans le même esprit que j’essaie de proposer un découpage de la notion
d’espace. L’espace pourrait être l’association de la sensation de kinesthésie, celle de
la matière et l’image mentale d’un négatif photo. On comprend de façon sensible que
l’espace est comme le négatif de la matière qui nous permet de ressentir la kinesthésie
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 25

des membres quand on les déplace.

Un ensemble d’image symbolique, et de sensation permet de retranscrire toutes les


idées verbalement exprimées. Les idéogrammes chinois, ou les hiéroglyphes égyptiens
en sont un probant exemple. Les images dites "symboliques" pourraient ne pas être
des "données immédiates de la conscience[9]", elles ont quelque chose de médian et
d’indirect. Elles passent par une métaphore implicite, une interaction de sensation
physique. Ainsi l’exemple de l’espace invoque l’image symbolique du négatif photo.
Celui-ci est illustré par une décomposition pour en retirer l’erreur induite par les
moyens corporels. Le geste, la sensation viennent se retrancher dans des régions plus
reculées et moins explicites, mais ils ne sont jamais annihilés par le verbe abstrait.
Le verbe est un non-corps étranger.

En architecture, c’est l’outil de représentation puis la culture architecturale qui est


venue repousser le geste, et la sensation dans de nouveaux territoires. Le disegno et
son mode de représentation est un héritage de la Renaissance. Il est une étape d’ex-
ternalisation. Ce mode de représentation, essentiellement issue du geste, permet la
diffusion et la confrontation. Implicitement, c’est le Verbe qui a pu se développer sur
une discipline pourtant essentiellement manuelle et visuelle. En effet, les cathédrales
étaient directement tracées sur le terrain à bâtir.

Certes, les bâtiments une fois érigés étaient déjà ouverts à la critique, mais leur
préfiguration a permis d’accroître le rôle du verbe par la critique de celle-ci 12 . Le
corpus des représentations littéraires et picturales a permis d’atteindre une forme
plus intellectuelle et culturelle de l’architecture. On raisonne avec des images de
référence qui autorisent à mener une forme de conception par le dialogue avec les
partenaires. Le langage étant conventionnellement plus partagé que le geste. Le geste
devient interne, il devient sensation mentale. Dans la conception, le ressenti revêt une
forme plus discrète que le geste du savoir-faire.
12. Bien que ce soit peut-être un dévoiement de l’architecture. Le jugement des représentations
est-il valable pour la qualité spatiale et architecturale ?
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 26

2.2.2 Ce qui est sorti

En 1992, dans le cadre du Paperless Studio du département d’architecture de


Columbia University dirigé par Bernard Tschumi, une forme de pratique des outils
fait son apparition. Elle réduit le geste à un strict minimum : appuyer sur des touches
et faire glisser la souris sur une surface. Laisser une trace de ses gestes, c’est-à-dire
dessiner, se retrouve externalisé par l’outil « moniteur » et « imprimante ». Le geste
devient-il intérieur ou disparait-il peu à peu de la pratique architecturale. Ce que
l’on nomme le geste n’est peut-être pas défini de façon absolue. Il se définit par la
négative du verbe, de façon topologique, relative. Le verbe et le geste se définissent
par leur rapport et non par un découpage absolu.

L’ordinateur est symboliquement l’ultime outil d’externalisation du geste. Il est


une machine «universelle» discrète selon les mots de Turing. Il peut produire une
émulation de toutes sortes d’outils, de logique de façon discrète. Ce terme de « discré-
tion » peut aussi évoquer la rapidité d’exécution qui rend imperceptible le processus
pour l’utilisateur 13 . Il parvient ainsi à faire illusion de continuité. Tous ces outils et
leurs gestes associés y sont potentiellement «représentables». Leur émulation n’en
donne pas une appréhension sensible, mais simule leur effet sur la matière. C’est une
représentation de l’effet. Voir même une réinterprétation, car les limites des outils
virtuels sont différentes. L’outil, la machine, est ici un modèle de son homologue
réel. L’intérêt n’est pas dans la parfaite ressemblance entre l’outil et sa version nu-
mérique. Cette appélation "universel" est trompeuse, car elle crée l’attente d’avoir
tous les outils en un. L’ordinateur n’est qu’un outil unique. Et pour être plus précis,
il n’est qu’un composant qui évolue en interagissant avec d’autres. Il faut discer-
ner les composants pour réellement comprendre ce qu’est la particularité de cette
externalisation.
13. En informatique et en mathématique, « discret » se définit autrement. Il se dit d’une grandeur
comportant des unités distinctes, c’est-à-dire ce qui n’est pas continu, analogique. L’acception du
mot « discret » que je propose ici est volontairement distincte de son sens technique. Je tiens à
insister sur l’illusion de continuité que procure la machine.
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 27

Le composant essentiel est le processeur. Seul, il n’est pas une machine universelle
discrète à moins d’en avoir une définition très lâche. Le processeur est un pur manipu-
lateur de signes. Il n’est pas l’externalisation d’un geste, mais celui d’une opération.
Une technique de l’esprit, une «noo-technologie», qui avait été internalisée par la
culture. C’est justement ces concepts très éloignés de la sensibilité qui sont réinté-
grés dans l’objet du processeur. Réintégrés, car ils sont sorti de l’esprit humain. Mais,
il a fallu les incorporer pour que l’usage des calculs les plus élémentaires deviennent
naturels. Désormais ils sont intégrés dans la machine.

La traduction française de « computer » présente certaines subtilités qui informent


grandement sur la capacité essentielle de la machine et les enjeux de sa science.
«Computer» du verbe « to compute » est, en premier lieu, à distinguer de « to cal-
culate ». «To calculate» se limite aux opérations mathématiques alors que « compute
» prend en compte des opérations d’ordre logique par exemple. Un « calculator », une
machine qui pratique le verbe «to calculate», est une unité intégrée dans le computer.
La frontière entre un « calculator » et un «computer» est un peu floue. Elle s’établit
sur un niveau de complexité qui permet la re-programmation de la machine. Certain
« calculator » sont très proche d’un « proto-computer » car on peut reprogrammer
une partie et son usage peut être dérivé de sa tâche initiale. Ce qui définit de façon
essentielle le « computer », c’est la liberté qu’il autorise. Il n’autorise pas le choix
entre plusieurs fonctions, il laisse le choix de définir sa fonction dans les limites de ses
capacités techniques. Une machine qui permet de calculer la résistance des matériaux
et la surface n’est pas un « computer », car elle ne nous laisse pas libres d’organiser
facilement les ressources internes qu’elle nous propose. Ses « ressources internes »
sont les composants présents dans la machine. Pour citer ces éléments : il y a le
FPU pour faire les calculs avec les nombres réel, l’ALU qui est l’unité arithmétique
et logique, le décaleur, les registres, le séquenceur (SEQ) qui traduit les instructions
complexes en instructions plus simples. La brique conceptuelle la plus élémentaire de
toutes ces unités est la porte logique. Et d’un point de vue concret, elle est composée
de plusieurs transistors.
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 28

On peut distinguer les ressources comme les espaces servants et les espaces servis.
Les espaces servants, c’est-à-dire les composants qui permettent de saisir qui sont
communément appelés « input » : les capteurs, les boutons, les potentiomètres, les
accéléromètres, tout ce qui est manipulable par l’homme, tout ce qui peut saisir l’en-
vironnement. Mais aussi ceux qui permettent d’exprimer qu’on nomme « output » :
les témoins lumineux, les moniteurs, les haut-parleurs. Mais il y a aussi les modules
spécialisés qui ne sont pas reprogrammables, mais qui réalisent des opérations assez
standard.
Les espaces servis, c’est ce qui coordonne le tout. Cela représente une infime partie
de la machine. Et c’est le contrôle et la programmation de cette partie qui fait passer
une machine quelconque au stade d’ordinateur. Le contrôle des « espaces servis »
permet de contrôler les espaces servants et ordonner leur interaction. Si par exemple
nous ne contrôlons que les inputs sans pouvoir indirectement contrôler l’espace servi
nous sommes face à un ensemble de calculateurs interfacés avec des périphériques
d’entrée et de sortie, mais pas devant un ordinateur. Le contrôle de l’espace servi
est une question problématique. À quel degré doit-on pouvoir contrôler l’espace servi
pour estimer être face à un ordinateur ? La plupart des usagers n’ont aucun contrôle
sur cet espace servi.

Dans le cas de la pratique des logiciels exclusivement on pourrait considérer qu’ils


n’utilisent pas un ordinateur. Un architecte, sur un logiciel comme AutoCad, uti-
lise une machine à dessiner, mais pas un ordinateur. Ceux qui ordonnent sont les
programmeurs. Ils établissent un ordre, un processus d’interaction entre différents
signaux. En Français le terme « ordinateur » fut proposé par le professeur de philo-
logie Jacques Perret. Ce mot vient du latin « ordinator » : celui qui met de l’ordre,
ordonnateur. Pour être plus précis, celui qui « met de l’ordre » est concrètement
le programmeur. L’ordinateur l’applique. Ce terme beaucoup plus riche sémantique-
ment fut demandé, car les dirigeants d’IBM estimaient que la traduction « calcula-
teur » bien trop restrictive eut égard aux possibilités de ces machines. Il y avait bien
là une intuition de laisser ouvert les possibilités d’usage. Et de ne pas l’abandon-
ner cette invention aux seuls calculs balistiques ou au décryptage. Les ancêtres de
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 29

l’ordinateur étaient des machines auxquelles on n’avait pas encore retiré la fonction.
L’ordinateur est une machine à tout et à rien à la fois. L’oblitération de la fonction
allait les délivrer et les rendre abstraites, vierges.
Les ancêtres des ordinateurs étaient les calculateurs et pendant longtemps calculer
était le seul souci. La Pascaline avait pour seule capacité les calculs arithmétiques
simples. La tabulatrice Hollerith en 1890 pour le recensement, et en 1937 pour le tra-
vail de comptabilité nécessaire pour la loi sur la sécurité sociale du New Deal montre
un début d’ouverture. Il s’agit toujours de compter, mais il faut compter diverses
choses, de façon organisée.
Konrad Zuse fabriqua le Z1 en 1938. Il voulait rendre plus faciles des jours entiers
de calcul pour les profils aéronautiques. Idéalement. S’il avait été terminé. Il aurait
été capable de dessiner– ou plutôt de calculer – un pont entièrement. À chaque fois
l’ordinateur fut inventé avec une fonction imposée. Celui que nous pratiquons désor-
mais est détaché d’une fonctionnalité précise. La grande innovation fut d’oblitérer
la fonction concrète pour ne laisse qu’une fonction abstraite. Ainsi, l’acheteur, le
propriétaire, est libre de définir ce qu’il faut compute.

2.2.3 Transhumanisme & corps augmenté

L’histoire de la technique est l’histoire du désir de puissance de l’homme. Chaque


machine étend les possibilités de l’humanité. Les progrès en médecine et le caractère
individualiste des sociétés techniques ont infléchi la forme de ce désir. La puissance
devient personnelle. La machine doit étendre le pouvoir du corps et non plus celle
d’un groupe. Ce sont précisément des prothèses plutôt que des machines à part
entière. Elles sont désirées au plus près du corps.

Les outils externalisant les fonctions sont littéralement réintégrés dans le corps
ou à son contact. L’exemple de la réalité augmentée ou du téléphone portable sont
symptomatiques de notre époque. Le portable réintègre au plus près la fonction du
téléphone qui avait investi les foyers, le lieu du groupe. Le téléphone étant le rappro-
chement du télégraphe qui était une machine dans l’espace publique. Pour la réalité
augmentée, ce sont les fonctions d’un guide, d’une carte et d’une boussole qui sont
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 30

réintégrées dans la vision de l’espace. Ces prothèses ne compensent pas un handicap,


elle transcende la capacité humaine. Dans la réalité augmentée, c’est en fait la percep-
tion individuelle de la réalité qui est augmentée. C’est sa réalité tandis que la réalité
reste difficilement un bien commun. C’est en somme le corps qui est augmenté plu-
tôt que la réalité partagée. Le paradigme, l’icône de cette augmentation de l’homme
se trouvent symbolisés par les super héros des comics américains. Ils représentent
un homme qui transcende sa condition humaine. Par l’ascèse, le travail, l’effort et
des gadget comme Batman, dans un premier stade. Puis soit par la technique en
symbiose avec le corps comme Ironman, soit par la biologie et la manipulation gé-
nétique comme Spiderman 14 Le stade ultime étant Superman qui transcende toutes
les problématique humaine. Cette idée est promue par les innovateurs de la Silicon
Valley. Le surhomme est directement lié au progrès technique[35]. Dans cet idéal il y
a un besoin d’interfacer l’homme et la machine de la façon la plus intime. Le travail
de Kevin Warwick est ce qui est le plus abouti actuellement. Il ressemble à un ar-
chetype de l’imaginaire de la science-fiction et des comic book. Celui du savant qui
s’augmente par lui-même, par son savoir. Il mène ses expériences de cybernétique sur
lui et sa conjointe. (Peut-être plus tard on pourra décider d’intégrer corporellement
certains outils. )

Toute cette collection d’outils dans l’atelier du concepteur est encore externe. Ils
sont le fruit d’une lente externalisation de gestes de fabrication, de conception. Peu
à peu, les outils, les machines sont miniaturisés, modélisés, pour être plus accessibles
d’un point de vue économique et ergonomique. Elles peuvent ainsi être «concentrées»
dans l’atelier. La promiscuité, les interconnections, l’interopérabilité et la vitesse sont
les ingrédients de la synergie des machines et du concepteur.
Pour le designeur industriel, ils reproduisent les contraintes de production. Un
concepteur de serrure travaille essentiellement avec un tour et une fraiseuse, car ce
sont les machines-outils industrielles qui seront utilisées pour fabriquer ses modèles
14. Batman, Spiderman, IronMan et Superman sont des super héros issue des comic book (bande
déssinée américaine). Ils illustrent des héros aux capacités extraordinaire. Ces capacité sont souvent
le fruit de l’hybridation entre l’homme et un concept.
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 31

en série.Il s’établit donc une stratégie d’internalisation et d’externalisation des ou-


tils en fonction de la mission de conception. Décide-t-on d’apprendre la perspective,
d’internaliser un savoir-faire ou externalise-t-on avec un modeleur 3D et une impri-
mante ?

Pour donner un exemple, je citerais la conception du jardin dans l’écoquartier de


Malmö. Stieg Anderson a digitalisé des tracés qu’il a effectués au pinceau. Leurs
courbes et leurs ondulations ont servi à tracer les passages sur l’eau. Il y a bien
des outils informatiques qui émulent vaguement le tracé d’un pinceau, mais ils ne
sont pas aussi satisfaisants dans leur contrôle et dans leur rendu pour donner des
courbes et des ondulations qui semblaient « naturelles » pour ce jardin. Dans ce cas,
la technologie du numérique fut employée pour internaliser le tracé, sa reproduction,
son agrandissement, sa conversion au format vectoriel, le calcul de la surface. Mais
pour le tracé initial, pour sa recherche et son expérimentation la stratégie fut d’utiliser
une technique purement « analogique » : le dessiner au pinceau.

Quel que soit le degré d’intégration, de proximité, il y a une frontière érigée par les
périphériques d’entrée. Tous ces capteurs, ces dispositifs de saisies prennent le phé-
nomène continu du monde et le transforment en élément discontinu. Cette nécessité
imposée par les spécifications du langage binaire universel va imposer un découpage
de la nature. Le monde se trouve réduit à ce que la science veut en dire.
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 32
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2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 34
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2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 36

2.3 Un point de vue technique de la nature


Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances
qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spécula-
tive, qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par
laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des
astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi
distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans,
nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels
ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la
nature. Descartes, Discours de la méthode

Cette idée de la nature comme une grande machine mystérieuse est héritée de
l’approche cartésienne. Elle est pragmatique et efficace et nous a permis de faire
d’abondantes découvertes. En instituant un dualisme entre substance matérielle et
substance mentale, la nature est divisée en deux réalités distinctes : la conscience
sensible et la construction scientifique. C’est ce que le philosophe A.N. Whitehead
dénomme la bifurcation de la nature. Il souligne l’aporie cartésienne latente 15 et
propose le concept d’organisme pour résoudre cette bifurcation.

2.3.1 Science ou nature

Ce qui distingue une philosophie de la nature – c’est-à-dire une philosophie qui


explique le monde physique qui nous entoure – d’une théorie scientifique, c’est la pos-
sibilité de faire une expérience pour vérifier. Philosophie et théorie scientifique sont
complémentaires. La philosophie de Descartes est devenue le fondement de la science
moderne. Nombre d’expériences se fondent sur une vision du monde cartésienne.
D’ailleurs, Descartes mit en place des expériences pour valider ses théories. D’autres
« philosophies de la nature » postérieures sont restées purement philosophiques, car
elles n’ont pas pu établir une expérience pour vérifier. Et aucune pratique scientifique
ne s’appuie sur celle-ci pour construire ses théories. La physique de Newton se fonde
15. Penser que la nature est mécanisme, c’est penser l’artificiel comme du naturel ; penser la
nature comme finalité, c’est penser le naturel comme artificiel.
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 37

sur une approche cartésienne de l’espace et du temps. Par contre l’espace et le temps
vu par Einstein dépassent le socle philosophique proposé par Descartes. Einstein est
en quelque sorte un philosophe de la nature. Il a établi une théorie scientifique et a
proposé une autre façon d’expliquer le monde. La plupart des objets techniques qui
nous entourent ne puisent pas les ressources de la relativité. Un moteur de voiture
fonctionne et se limite au monde newtonien. Par contre, les GPS n’y fonctionnent
pas. Ils puisent dans les rouages mis à jour par Einstein et sa théorie de la relativité.
Une des dernières théories en date est la théorie des cordes. Elle est à la frontière
entre science et philosophie. En effet, elle n’offre pas encore d’expériences qui per-
mettent de la valider. Elle est une explication du monde qui n’entre pas en conflit
avec les dernières observations et mesures du monde. (Malgré que ces observations et
ces mesures soient construites avec des appareils issus des anciens paradigmes.[29])
La nature est finalement ce que le dernier paradigme scientifique en dit.

Dans la pratique, elle est réduite à ce qu’en disent les paradigmes qui ont produit
les appareils pour saisir la nature. Il faut concéder que se limiter à la physique new-
tonienne est encore assez efficace. Maitriser ces nouvelles façons de voir le monde
n’est pas évident. De plus, leur échelle de fonctionnement ne parait pas toujours
compatible avec des applications pratiques.
Il existe des philosophies qui offrent des visions encore valables de la nature. Elles
n’entrent pas en contradiction avec les dernières observations ou quand c’est le cas
elles sont assez développées pour élaborer une critique du mode d’acquisition de la
donnée. Celle-ci entrant en contradiction. La philosophie de Bergson est un exemple
assez probant. Elle donne une explication du monde cohérente. Pour les points sur
lesquels elle entre en contradiction avec les théories contemporaines, elle propose une
critique théorique plausible. C’est ce qui s’est passé quand Einstein et Bergson se sont
rencontrés. Bergson critiqua la vision du temps sur laquelle Einstein s’appuyait pour
développer sa théorie. La notion de temps chez Bergson est toute singulière. Il est
certes plus difficile de mettre au point une expérience pour vérifier une théorie scienti-
fique issue de la philosophie de Bergson. Elle est néanmoins peut-être plus juste. A.N.
Whitman propose aussi une philosophie de la nature assez contemporaine. Postérieur
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 38

à Bergson, elle en prend certains traits et les accordes avec les découvertes d’Ein-
stein. Elle propose une vision qui offre une profusion de débouchés pour la science du
vivant. C’est un des espaces de recherches dans lequel elles peuvent développer un
imaginaire rationnel pratique. Le développement de philosophie de la nature est un
exercice qui n’est plus beaucoup pratiqué par les philosophes. Ils ont laissé le champ
aux physiciens et se sont repliés sur la morale, la politique ou l’épistémologie.

2.3.2 Apparatus d’arraisonnement

La principale critique de la technique contemporaine est la façon par laquelle


elle arraisonne la nature. Elle somme la nature de faire son possible et son impos-
sible, selon les mots de Heideger[23]. Cette façon de saisir passe par les appareils
techniques. Cette idée est souvent associée à l’image de l’industrie qui s’approprie
la force du fleuve pour faire tourner les métiers à tisser. Je souhaiterais déplacer
cette notion d’arraisonnement dans les outils et les machines présentes dans l’ate-
lier du concepteur. Cet arraisonnement est un prolongement de celui que le modèle
industriel impose. Mais ces répercussions sont observées sur une échelle plus locale.

L’architecte qui participe à un concours international va par exemple employer la


photographie pour saisir la réalité d’un site. Il va saisir le site par les données relevées
par l’agence météo, par un micro et tous les appareils qui lui sembleront nécessaires
pour avoir la plus adéquate et globale perception du site. De cette manière, comme je
l’ai évoqué dans la section précédente, il est enfermé dans un paradigme particulier,
celui des appareils avec lesquels il saisit le monde. Certes, cela ne l’empêchera pas de
développer un projet, mais certaines problématiques seront complètement occultées
dans le processus de conception.
D’un autre côté, on ne peut reprocher l’usage des appareils d’arraisonnement.
La perception directe de l’espace n’autorise pas une vision holistique. Il faut choisir
entre être prisonnier de soi ou prisonnier du paradigme scientifique.
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 39

2.3.3 La vie démontable

Les sciences de la vie sont perçues avec la même logique que les sciences physiques.
Ce qui en soi répond à la nécessité épistémologique d’unification des théories. Une
théorie de Biologie ne doit pas dans ses prémices et ses prédictions entrer en conflit
avec les lois d’une autre théorie. Ce devoir de cohérence doit être assuré par les
chercheurs. Ils doivent trouver l’erreur. Il y a pourtant une certaine priorité des
théories en fonction de leur origine. Les théories de physique sont les plus abstraites
et les plus proches de la philosophie. Elles encadrent les théories de la chimie elle-
même encadrant celle de la biologie. Il y a une forme de hiérarchie d’autorité. Une
science ne commande pas à une autre, mais elle en établit les bornes. La philosophie
propose des voies et la science dispose de les employer. Ce que propose Bergson,
avec son concept «d’élan vital[8]» c’est de partir de la vie. S’il y avait une science
Bergsonienne, elle serait bornée et idéologiquement orientée par la Biologie. Le vivant
devrait être la base des questionnements.

Pour la science contemporaine, c’est l’univers et sa matière « inerte » qui fondent


l’étonnement initial. La nature en devient une morne affaire, ses matériaux obéissent
à des lois dénuées de sens et que tout dans la nature soit indifférent aux actions qu’on
y commet. C’est en quelque sorte le primat de la loi sur l’observation. On fait une
loi, une théorie, pour regarder. Ce n’est pas l’observation comme en science naturelle
ou en zoologie. L’approche des naturalistes était plutôt d’établir des collections puis
de s’essayer à une taxinomie cohérente, la loi ne venait qu’après et n’avait pas de
caractère prédictif. Réinterroger l’ordre des sciences est une entreprise légitime. C’est
d’ailleurs la position de l’épistémologue Auguste Comte. Il proposait un reclassement
des sciences dans sa philosophie positive[15].

Mais quelle différence notable ce classement apporte-t-il ? Je pense que la table de


Mendeleïv donne un indice sur la vision engagée par la science contemporaine. La
nature est composée d’éléments organisés de façon bidimensionnelle. Ces éléments
chimiques sont combinables et dissociables comme des rouages. Ils composent tous
les éléments et par couche de complexité on parvient à tout manipuler avec ces
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 40

éléments de base. En premier lieu, séparer chaque élément dans une forme pure n’est
pas aisé. Du point de vue de leur genèse, ces éléments ne se sont pas générés de
façon dissociée. Les espaces vides laissés dans la table expriment implicitement une
« loi » de taxinomie qui conditionne ce que l’observation peut découvrir. C’est une
démarche qui suit une chronologie inverse à celle des naturalistes.
Que des éléments soient ainsi envisagés induit que la nature est « démontable ».
Et les éléments du vivant en sont pour la même considération. On peut composer
avec ses éléments. Combiner, dissocier à l’atome près sans conséquence, car ils ne
sont qu’une matière inerte. Et ainsi, changer le plomb en or n’est qu’une question
de trouver comment arracher quelques électrons et autant de protons. Alors que les
alchimistes du Moyen-Âge avaient développé des trésors d’inventivité en espérant
réaliser cet exploit. Trésors, qui offrirent quelques découvertes pour l’humanité.

Le pavillon de MVRDV pour l’exposition universelle de Hanovre en est un exemple


singulier. Sans porter de jugement ou vouloir blâmer cette démarche, je souligne
qu’elle illustre une performance sur la modularité de la nature. Des biotopes et des
climats empilés dans une étagère – non sans ironie – établissent une performance sur
l’utilisabilité de la nature. Pouvoir la plier ainsi, c’est montrer que lon connait ses
rouages et qu’on en est maitre et possesseur.
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 41
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3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 45

3 Infléchir le lien avec la technique


3.1 Regarder autrement
Vous ne pouvez jamais changer les choses en affrontant la réalité existante.
Pour changer quelque chose, construisez un nouveau modèle qui rend le
modèle existant obsolète. 16 Buckminster Fuller []

Cette stratégie proposée par Fuller résume l’intention de ce changement de point de


vue. Changer de point de vue, c’est construire un nouveau modèle pour regarder la
réalité prétendument objective. Il y a de nombreux exemples de personnalité qui ont
eu le courage de regarder les choses différemment. D’être ainsi à contre-courant, en
porte à faux. La question est de savoir comment aller visiter ces mondes « parallèles »
et comment en ramener des biens partageables. Car au-delà de la pertinence ou de
l’originalité d’un point de vue, le goulot d’étranglement se passe au niveau de son
expression. Si le point de vue n’est pas forcement transmissible car nous occupons
ce point. Les biens et les retombés doivent, d’une manière ou d’une autre, se relier
au « reste du monde ».
Car même dans la devise de Fuller, il est bien question de concurrencer et donc de
se mettre en rapport avec le modèle « opposé ». On ne construit pas un autre mo-
dèle dans un solipsisme singulier. Il ne rendrait en rien un autre modèle obsolète si
en aucun point il ne s’attachait à celui-ci. Le point d’attache peut être le produit
final issu de deux processus diamétralement opposés. Mais il peut aussi être dans
les prémisses. Se constituer à partir d’une condition particulière. Si elle est choisie
avec pertinence, elle donnera raison au nouveau modèle. On peut aussi envisager la
stratégie du virus. Au lieu d’une concurrence loyale, un détournement d’un modèle
est une opportunité pour changer la réalité existante. Mais pour comparer, la straté-
gie du modèle concurrent demande de comprendre l’environnement, sans forcement
comprendre le modèle à concurrencer. La stratégie du virus doit comprendre toutes
les parties internes du modèle pour parvenir à le détourner.
16. You never change things by fighting the existing reality. To change something, build a new
model that makes the existing model obsolete.
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 46

3.1.1 Rien d’autre que la matière et la force

Faut-il envisager le monde seulement en terme de matière et de force ? Les choses


du monde peuvent y être articulées entre elles. Sont-elles démontables et manipu-
lables à condition d’avoir compris la mécanique de la nature ?

L’avantage d’une telle vision est qu’elle se dégage de l’affect subjectif. En devenant
machine, elle devient autre. L’erreur est de croire qu’elle devient objective. Savoir
qu’elle est partisane et choisir en âme et conscience la représentation de la réalité qui
sera la plus féconde pour le défi que représente la problématique architecturale du
lieu. Comme expliqué précédemment, souvent les modèles les plus simples, même un
peu erronés, sont ceux qui fonctionnent le mieux. Pourtant, il y a des fois, des obser-
vations surprenantes qui n’entrainent pas forcément un changement de paradigme,
mais qui ont le mérite d’exister et de laisser l’indice d’une piste de traverse encore
vierge.

Tout y est à découvrir et les développements peuvent être fécond dans la situation
déterminée. Un des auteurs favoris de la vague Biomorphogénétique en architecture
est Darcy Thompson. Il introduit les mathématiques et la physique dans le vivant à
une époque où l’on ne jurait que par la sélection naturelle. On a là l’exemple d’un
changement de point de vue. Dans ce cas, il s’opère dans la direction du devenir
machine.

Pour les architectes de la vague Biomorphogénétique, cette pensée permet de s’ins-


pirer de la nature comme dans la grande tradition architecturale – de l’Art nouveau à
Vitruve, on peut dire que le thème de la nature fut une obsession – tout en s’éloignant
du mimétisme formel. Leur intention se définit bien par cette citation de Buckminster
Fuller : Je ne cherche pas à imiter la nature. Je cherche les principes qu’elle utilise. 17

Chez D’Arcy Thompson, c’est l’analyse de phénomènes naturels illustrant une re-
lation surprenante entre des phénomènes physiques et la constitution des formes vi-
17. "I’m not trying to imitate Nature. I’m trying to find the principles she is using"
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 47

vantes. Ainsi, il remarque que les méduses avaient des similitudes avec des gouttes de
liquide tombant dans un fluide visqueux et que des anamorphoses de certains animaux
avaient des similitudes avec la forme des animaux d’autres espèces. L’anamorphose
étant l’expression d’une poussée ou d’une pression physique due à l’environnement.
Pour la génération informatique la biomathématique est une aubaine. Elle se conver-
tie aisément en bioinformatique. Et ce n’est pas un hasard si Turing, à la fin de sa
vie, s’intéresse à la morphogénèse 18 . Tous les ingrédients étaient réunis pour que la
biomorphogénèse se voit accaparée par un domaine tentaculaire comme l’architec-
ture.

Concernant les architectes c’est le même schéma. L’approche, dans un premier


temps, macroscopique de la morphogénèse dérive vers le micro avec les possibilités
informatiques. On arrive en douceur dans les formes complexes d’Alisa Andraesk qui
se justifient par une idée de la Biologie mathématisée. La première vague utilise les
principes, ou plutôt les astuces de la nature sur des modèles tectoniques d’échelle
macroscopique. Une sorte de bio-performatif encore un peu littérale à la façon d’un
Luc Schuiten. Cette architecture ne s’est pas encore « discrétisée », elle n’est pas allée
copier des principes plus internes et abstraits de la nature. Ce n’est plus la nature du
sensible, les formes des coquillages ou le bec des ornithorynques dont le principe est
utilisé, c’est la nature de l’observation indirecte. Le microscope, la miniaturisation
dévoie la question architectonique pour celle de la texture comme le fait remarquer
Antoine Picon.

Supposer que les lois de la nature changent à nos frontières épidermiques n’est
plus concevable de nos jours. Pourtant, assimiler le vivant à une machine a, pendant
longtemps, répugné les philosophes et les savants. Et c’est tout à leur honneur de
ne pas vouloir décalquer des règles de l’un sur l’autre. Mais sans ce mélange, la
physique et la mathématique ne peuvent évoluer. Elles ont besoin d’être contredites
par l’expérience biologique. Il faut prendre conscience de l’outil théorique employé
18. « The chemical basis of morphogenesis » (Philosophical Transactions of the Royal Society of
London, août 1952)
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 48

et en user avec discernement sur la matière à laquelle on l’emploie.

Le problème n’est donc pas qu’il y ait une théorie qui ne voit dans l’univers que
force et matière inerte. Cette théorie est légitime. Ce qui est plus grave, pour un
designer, c’est de ne pouvoir sortir de la boite. De ne parvenir à penser « out of
the box 19 ». Et cela n’est pas que valable pour la théorie explicative de la nature.
C’est aussi la méthode, la philosophie avec laquelle la découverte est faite. C’est en
quelque sorte le processus de design, assimilable à celui de la découverte. Pour revenir
à D’Arcy Thompson, il était un dernier philosophe naturel. C’est par la réflexion et
l’observation qu’il mena la conception d’une science. L’expérience n’était pas son
modus operandi. La grande force est peut être de se garder d’être l’esclave d’un seul
outil, d’une seule méthode.

Et pour le designeur « processique », la vérité de la méthode ou la fiabilité de


l’outil n’a que peu d’importance. Il est libre de ressortir de vieux outils, de vieilles
théories un peu tordues et les assembler pour produire un nouvel outil. Pour citer un
exemple, le pavillon Seroussi d’EZCT fut élaboré par un algorithme génétique. Qui
devait naviguer dans un grand nombre de possible pour trouver la forme qui répondait
à une condition – un peu arbitraire – d’une quantité de lumière indirecte constante
pendant toute l’année. Le choix d’un algorithme génératif évolutionniste fondé sur
un principe darwinien est par exemple un choix qui peut se discuter. En effet, un
modèle Lamarckien, bien que faux et antérieur, se révèle plus efficace pour trouver
l’optimum. L’évolution Darwinienne est un système d’apprentissage laborieux. La
théorie de Lamarck est plus « futée » d’un point de vue pratique, elle transmet
l’acquis à sa descendance.

3.1.2 Le miroir de l’autre côté du visible

Peut-on envisager une forme de la science qui permettrait de transcender la li-


mitation au visible du concepteur ? Une technique peut-elle en découler ? Elle nous
19. penser en dehors de la boite conceptuelle
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 49

donnerait accès à un monde invisible, celui des incorporels, pour reprendre les mots
de Anne Cauquelin[11]. La notion du vide – qui est vide tant que l’on n’a pas su
quoi mettre dedans – est en tension permanente avec l’espace cartésien. Il y situe et
place chaque chose et ainsi nie son existence. Je propose le cas d’Anne Cauquelin,
car elle est un « cas » avéré d’utilisation d’une « vieille » et antique théorie comme
outils pour comprendre le cyberespace et le mode création dans l’art contemporain,
pour relever le pari de voir le vide. Converti en outil intellectuel de conception, il
permettrait de réellement travailler le vide de l’espace. Mais ce n’est que spéculation
et ce n’est pas ici que le caractère opératoire de la doctrine stoïcienne qu’elle dé-
terre sera prouvé. Ce qui nous intéresse, ici, au regard de l’approche par les théories
scientifiques ou philosophiques, des méthodes à base expérimentale, et analytique ou
fondée sur l’observation et la réflexion, c’est lexemple d’une science, dune philosophie
fondamentalement autre.
Elle tranche avec la dialectique des clivages présentés jusqu’à présent entre ap-
proches physicienne et vitaliste ou méthode expérimentale ou réflexive. Et surtout,
l’outil qu’elle invoque, le stoïcisme est apte à résorber les conflits apparents. Ce qui
sera utile dans les prochains développements.

Que du monde parallèle des stoïciens des biens « partageables » ait été ramené,
c’est indéniable ! La philosophie morale, arrachée au système stoïcien est venue
comme un outil pour les moines. Le sage manuel d’Èpicète leur enseignait com-
ment préserver leur tranquillité d’esprit. Mais peut-on rapporter d’autres choses de
ce monde, quelque chose pour les architectes et les concepteurs contemporains ?
Rapporter un outil concurrent de compréhension du monde qui rendrait obsolète
un outil déjà en place ? Les incorporels stoïciens représentent un de ces outils qui
a pu voyager entre les mondes. Il permet de comprendre l’enjeu du cyberspace qui
va dans le devenir technique hanter de plus en plus l’espace architectural. La réalité
augmentée, les objets communicants, la multiplication des écrans et des capteurs ra-
joutent une surcouche de lien, d’incorporel, sur l’espace corporel. Ils tissent un réseau
incorporel qu’on ne peut aborder avec les notions contemporaines. Cette idée du vide
qui entoure les corps, qui laisse la « place » au lieu. Vide et lieu se substituent en
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 50

permanence. Il permet la croissance et la décroissance des corps et les maintiens en


tension par le pneuma.

3.1.3 Visualisation holistique

Cette entreprise de voir autrement se caractérise aussi par les cartographies et


les diagrammes de plus en plus employés pour résumer la situation. L’objectif est
de dépasser le point de vue subjectif pour offrir une compréhension holistique de
lien économique, politique, écologique et social. Il y a un désir d’embrasser la ques-
tion de façon globale. Ce qui passe par un nouveau mode de représentation. Le livre
Data Flow[28] illustre cette tendance. L’enjeu est de faire passer une information non
symbolique par la voie visuelle. D’éviter ainsi la temporisation qu’impose l’analyse.
La production de ces diagrammes réclame un gros travail d’analyse et de concep-
tion. Tant pour récolter les informations que pour « designer » un mise en forme
la plus pertinente et accessible possible. Par ce biais elle devient assimilable aisé-
ment. L’information est pour ainsi dire concentrée pour devenir une unité de savoir.
Évidemment, l’objectivité n’existe pas. Dans les diagrammes mis en œuvre pour re-
présenter un ensemble de données, il y a un parti pris. Celui qui le confectionne
oriente la lecture. Ils sont à la fois objet de communication et outils de compréhen-
sion. Leur production est surtout bénéfique pour le concepteur. Il met en forme et
synthétise les données disparates. Ce travail de design visuel aboutit à la production
d’un outil visuel de synthèse. Il permet de comparer, raisonner à partir d’une figure
abstraite.

Elles ne sont pas subjectives, car elles sont fondées sur des données scientifiques.
Mais elles ne sont pas objectives pour autant. Du point de vue de leur mise en
forme et du paradigme de tutelle de l’outil qui a permis de les extraire. Elles sont
« dé-subjectivées » dans le sens de « sans affect ». La cartographie et le diagramme
synthétisent la perception et la détachent d’affect pour en transposer un autre. Celui-
ci peut être neutralisé au profit d’une sensation, d’une idéologie vers laquelle on désire
pousser le projet qui sera confectionné par ces outils. Dans le cas du travail de Shoei
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 51

Matsukawa 20 , on distingue qu’il prend en compte l’ensemble des relations entre les
espaces. Il met en avant des relations privilégiées, mais garde une expression d’un
réseau où toutes les parties sont reliées entre elles. Il veut travailler sur les relations
privilégiées, mais n’en oublie pas pour autant qu’elle s’inscrive dans un système plus
complexe.

20. son travail est présenté page 96


3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 52
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3.2 Une espèce en plus


Je perçois les ordinateurs non pas comme une armée d’employés qui blo-
queront toute créativité par leurs demandes de précisions, mais comme
des esclaves d’une patience et d’une puissance infinie. 21 Jhon Frazer []

Cette citation illustre bien l’importance du regard. Celui-ci conditionne l’existence


d’un objet. En mettant en contraste l’idée d’une bureaucratie administrative face
à de dociles esclaves, il illustre son point de vue sur la condition des machines. La
machine « administrative » est une épuisante torture mentale. Elle broie la volonté, le
geste inspiré et spontané qui doit se confronter à un mur de procédure, de protocole
et d’interlocuteur semi-robotisé. Pourtant ces systèmes hiérarchiques ne sont pas
forcement inutile pour canaliser la multitude des intentions. De plus un mur contre
lequel jouer peut être un stimulant créatif[22]. Mais force est de constater que ce type
de système semble oppresser ses utilisateurs. Ils ne sont pas à l’aise et spontanés face
à une interface textuelle austère.

Combien de recherches sont faites en robotique pour donner à la machine un aspect


humain et sympathique qui désarme les tensions et libère les esprits 22 ? À l’opposé,
l’image des esclaves patients et dociles donne une idée de toute puissance. Alors que
les deux, les employés tout comme les esclaves sont à notre service, les uns semblent
nous oppresser tandis que les autres nous donnent un sentiment de pleine puissance.
C’est au designer d’imaginer un regard sur ses outils qui sera bénéfique pour sa
pratique. Voir l’ordinateur comme un frein à la créativité ou évacuer la question de
la créativité et observer de façon pragmatique « la puissance et la patience infinie »
qui s’offrent à celui qui veut bien les considérer comme telles.
21. I see computer not as an army of tedious clerks who will thwart all creativity with their
demands for precise information, but as slaves of infinite power and patience.
22. le robot Nexi développé par le M.I.T. est un robot qui déclenche l’empathie par ses mimiques
faciale. L’idée novatrice fut de ne pas tenter de copier la réalité d’un visage comme le fait les
modèles « repliee » du professeur Hiroshi Ishiguro. Ce robot à ses mimiques inspirée du travail de
Walt Disney sur l’animation caricaturale utilisée dans les films d’animation. Voir note page 34
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 57

3.2.1 Génétique de la mécanique

Entre, considérer les ordinateurs comme des esclaves patients ou des employés
pointilleux, il y aurait, je pense, une vision plus panoptique qui permet de prendre
en considération le rapport entre le tout (la technologie) et la partie (l’ordinateur).
Ce rapport est fondamental, car de plus en plus les objets techniques tendent à fu-
sionner, s’hybrider et s’interconnecter pour finalement aboutir à un tout dans lequel
les parties se confondent. Les appareils photo deviennent numériques puis sont ca-
pables de filmer. Les machines se géolocalisent et deviennent communicantes. Pour
cela, elles ont des protocoles pour s’identifier et prennent part à un système aux liens
de plus en plus denses. Pour parvenir à penser la technique dans une dimension posi-
tiviste. Répondant ainsi au scepticisme Heidegerien et contrebalançant l’orientation
exclusivement économique de Marx, la pensée de Gilbert Simondon est peut-être à
remettre en marche. Auteur qui est un peu à l’écart. Il est remis en avant par des
penseurs contemporains comme Bernard Stiegler ou Jean-Hugues Barthélémy. Que
nous propose Simondon comme rapport entre l’homme et sa technique ?
L’homme comme témoin des machines est responsable de leur relation ; la
machine individuelle représente l’homme, mais l’homme représente l’en-
semble des machines, car il n’y a pas une machine de toutes les machines,
alors qu’il peut y avoir une pensée visant toutes les machines. Gilbert
Simondon [39]
Dans un premier temps, il met en avant le terme de responsabilité qu’il ne faut pas
imaginer comme une forme de culpabilité. « Cette responsabilité n’est pas celle du
producteur en tant que la chose produite émane de lui, mais celle du tiers, témoin
d’une difficulté qu’il peut seul résoudre parce qu’il est seul à pouvoir la penser ». On
peut juger d’une culpabilité si l’on veut établir cette relation sur un plan moral. Mais
Simondon défend plutôt la nécessité de l’action humaine. Ce n’est pas une simple
compassion humaine pour des machines boiteuses. C’est l’héritage d’une espèce qui
se forme à travers une histoire singulière. Elle présente une filiation génétique qui
relie les objets techniques dans l’Histoire. Cela permet d’envisager le rapport à la
technique autrement que par l’idée d’une agression du mode de vie humain. Ce n’est
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 58

plus seulement les machines qui transforment l’homme des usines, les habitants des
machines à habiter. Mais c’est aussi, les machines qui se reproduisent par le vecteur
humain. La machine n’est pas vivante et ne peut penser, mais elle se maintient dans
la nature avec l’homme comme un organisme qu’elle parasite. Cela offre une autre
alternative que l’idée du retour à un état de nature. L’homme organise la mise en
relation des objets techniques. Il n’est ni opprimé, ni dominateur d’une puissance.
Il est une articulation d’un écosystème d’objet technique, le point de flexion entre
une nature Nature et une nature technique qui tend à se replier sur elle-même. Le
concepteur, par ses outils et ses productions, est profondément impliqué dans ce rôle.
Il est dans une articulation d’objet technique et il va articuler au monde un autre
objet. La cellule de l’atelier de conception est un organisme qui détient l’ensemble des
objets techniques comme élément constitutif. Ceux-ci possèdent une individuation
qui varie selon leur voisinage, c’est-à-dire leur topologie et le «processus» auxquels
ils appartiennent. Celui de la conception est stratégique, car il est originel.

L’architecte est une forme singulière de concepteur, car il produit un objet tech-
nique qui va relier corporellement l’ensemble des objets techniques. Il va produire
l’enceinte de l’organisme et plus particulièrement il auto-produit la sienne dans cer-
tains idéaux. Ce qui ne signifie pas forcément qu’il produit l’atelier. Mais il y choisit
et met en relation les outils. Et, par son invention, établira la mise en relation d’autres
objets techniques. L’appropriation, qui serait une forme d’individuation technique,
de la maison est un processus qui transcende l’individu et le met en relation avec des
machines et l’environnement. L’histoire des architectes, c’est avant tout l’histoire des
agences, les machines et les hommes qui sont mis en présence.
La critique marxiste n’en est pas pour autant balayée du simple fait que la relation
homme-machine devient bilatérale. Mais il faut nuancer celle-ci et la replacer dans
sa réalité historique. La forme d’aliénation qu’exerce la machine a changé de forme.
Les usines existent encore et les maladies dues aux gestes répétitifs en sont une
réalité symptomatique. Mais dans la cellule « calfeutrée » de conception, la relation
homme-machine est bien différente. Il y existe une marge d’indétermination pour le
concepteur et ses machines. Il peut y faire des choix libres s’il comprend ses outils.
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 59

C’est ce qui fait toute la différence avec le travailleur. Il entretient une relation
prédéfinie avec une machine de production.

3.2.2 Machine de compagnie

Le début de l’ordinateur fut influencé par la machine à écrire. La position des


lettres et le mode textuel d’interaction étaient très privilégiés. Mais l’interface tex-
tuelle était bien loin du langage naturel. La langue y était découpée. Ce n’était plus
des mots, mais des chaines de caractère. Il y avait bien plus qu’une contrainte. Que
peut-on dire des débuts de la méca-informatique qui réclamait une force de travail cé-
rébral aussi aliénante que celle réclamée par les usines ? Dans l’atelier du concepteur,
les choses ont rapidement pris une autre tournure. Les premières interfaces graphiques
pour ordinateur ont libéré la relation homme-machine. Mais cette libération avait un
caractère factice. La courbe d’apprentissage était plus douce. Mais, la manipulation
n’en est pas moins issue d’une logique à laquelle il faut se soumettre pour espérer
en tirer profit. Les interfaces utilisateurs sont une grande problématique de l’infor-
matique. L’ordinateur, qui par définition est enclin à établir le lien mutuel entre les
machines se lie difficilement avec l’humain. L’homme peut penser l’interaction entre
les machines. Mais sa pensée doit s’exprimer à l’aide de l’ordinateur.

L’ordinateur est souvent comparé à l’homme. On assimile les interfaces aux sens
humains. Les interfaces par lesquelles in fine le cerveau est relié aux machines par
l’entremise du processeur. La question de la qualité des sens et de leur arraisonnement
scientiste est toujours en suspens. Si l’on regarde comment se font les connexions avec
l’ordinateur, on remarque dans la pratique que c’est la multiplication des liens et des
types de liens qui sont déterminants. Comme pour les écosystèmes fonctionnant en
symbiose, la robustesse se détermine par la redondance des liens et leur diversité. De
telle façon que le système ait une certaine résistance et une certaine inertie face aux
aléas de la communication. Ainsi les vieux rêves de réalité virtuelle étaient une unique
connexion complète et totale de tous les sens. Cet idéal a souvent masqué l’intérêt
primordial au profit d’une échappée onirique du monde «réel» à travers un autre
monde falsifiant la réalité. La falsification de cette réalité étant en soi une entreprise
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 60

insoutenable. Dessiner tout une réalité à niveau de détail suffisant pour produire
l’illusion onirique évoquée dans les romans de science fictions tel «Neuromancer»[19]
constitue un travail de titan pour une équipe de designeur.

Néanmoins, la connexion complète n’est pas seulement pour nous offrir un monde
personnel. C’est l’opportunité d’un contrôle le plus fin et subtil sur l’écosystème des
machines qu’il s’agirait de savoir représenter et mettre en image ! Cette connexion
complète, ou même partielle dans un but échappatoire à mauvaise presse. La
connexion complète, la parfaite « maitrise » des sens est peut-être plus aliénante que
l’univers de production critiqué par Marx. Mais ce paradigme de connexion totale
est encore très imparfait. De plus, les divers travaux dans ce sens tendent à prendre
conscience de la violence faite au corps par un tel arraisonnement des sens.Les sens
comme l’ensemble de la nature appartiennent au vivant. De fait, leurs structures
s’auto-organisent, car ils sont pensés et vivent leur relation aux autres organismes.
Ils ne se plient pas à une hiérarchie à posteriori. Ils sont en somme hors de contrôle
et l’ennemi intérieur de la cybernétique, c’est l’illusion du contrôle.

L’histoire des interfaces est jalonnée d’hésitation. Ordinateur, tactile, à stylet,


reconnaissance du visage, reconnaissance vocale et des ondes cérébrales sont autant
de connexion qui doivent être mises en place et ne semblent pas toujours être des
progrès innovants. C’est la mise de capteur qu’il faut ordonner. Souvent, le concepteur
d’interface cherche à se rapprocher de ce qui est naturel. Montrer du doigt, manipuler
des objets, ou modeler du sable. Il n’y a plus de geste naturel tant nous sommes pétris
de culture, ce sont plutôt les gestes enfantins qui sont recherchés. L’apprentissage
adulte tel qu’il est distingué de l’apprentissage enfant chez Simondon ne présente pas
la même qualité. L’enfant entretient une relation directe avec « l’objet technique »
qu’il manipule. Il n’y a pas de voile ou de distance intellectualisant qui ralentit
l’interaction.

De nombreux programmes éducatifs tentent d’enseigner dès le plus jeune âge « le


langage des machines ». Mitchel Resnic du M.I.T. élabore un programme pour dé-
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 61

couvrir les bases de la programmation de façon ludique 23 . Évidemment pour les


plus âgés, l’apprentissage enfant est une vieille histoire. C’est pourquoi les interfaces
tentent de « passer » par les apprentissages d’enfant déjà présent. Jusqu’à présent, je
parlais de design d’interface des objets techniques en général. Dans le cas de l’ordi-
nateur, son caractère abstrait permet théoriquement de mettre en place sa propre in-
terface. Pour le handicap notamment, des interfaces sont adaptées et personnalisées.
L’informatique est souvent un débouché pour les personnes aux mobilités réduites.

Bien sûr, cela réclame des compétences assez pointues si l’on veut spécifier soi-
même l’ordination des machines de façon directe. Mais l’évolution de l’informatique
est telle que les couches supérieures sont de plus en plus manipulables par les uti-
lisateurs lambda. L’interfaçage des logiciels entre eux est de plus en plus facile. Le
défi logiciel est de donner accès aux utilisateurs aux maximums des capacités d’or-
dination à travers l’interface. Si la politique logicielle est ouverte, c’est l’accès direct
aux objets techniques virtuels qui composent le logiciel qui est possible. Cette capa-
cité d’ordination s’applique sur d’autres objets techniques. Cet « accès » passe par
d’autres objets techniques, réels et virtuels. Ce qui est finalement un peu paradoxal,
car on peut avoir accès aux capacités d’ordination par un objet technique lui-même
ordonné. Pour comprendre, il faut entrer dans la filiation des interfaces et remarquer
que les périphériques « historiques » permettent d’avoir accès aux capacités les plus
élémentaires d’ordination. À partir de ces briques élémentaires, c’est le contrôle de
tout ce qui est construit avec ces briques. Ensuite, les périphériques physiques et
les interfaces logicielles sont organisables pour construire sa propre machine. C’est
l’idée derrière l’acronyme P.C. : Personal Computer. Bien que l’idée personnalisation
dévoie quelque peu le réel potentiel des machines pour des motifs marketing. Ils vé-
hiculent l’idée que chaque individu doit avoir son propre ordinateur. Ce qui est un
peu contraignant. Il faudrait plutôt les nommer Adaptable Computer ou Modulable
Computer. Ils se distinguent ainsi des computers « industriels » qui ne sont conçus
que pour réaliser une seule tâche. Il faut aussi préciser que cette idée d’attribuer
un ordinateur pour chaque individu se met en contraste par rapport au temps où le
23. http ://web.media.mit.edu/ mres/
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 62

temps de calcul était partagé par plusieurs individus. Il y avait plusieurs terminaux
pour un processeur et les commandes étaient traitées successivement.

3.2.3 La voix de son maitre

La personnalisation de l’ordinateur est un fait dû à l’emploi spécifique qui en est


fait et le caractère relativement ouvert lors de la mise en relation initiale : l’acte de
possession. Ainsi, la machine ressemble à son maitre dans cette vision de servitude
du rapport homme-machine. L’idée d’une relation exclusive et individuelle n’est pas
dans la logique de la nature, mais plutôt dans celle de la culture de la propriété.
L’ordinateur est un produit culturel et pas seulement l’idée d’une façon de connecter
l’homme à sa capacité d’être le chef d’orchestre d’un système d’information. Ce
qui est le principe de l’informatique considérée en tant que science. Les outils sont
des produits commerciaux, mais leur rassemblement et leur articulation est un art
particulier du concepteur qui les emploie. Ainsi, l’espace de conception n’est pas
simplement le reflet de concepteur, il est un organisme ou un processus, qui contient
objets techniques et individus qui se transindividuent mutuellement. La relation de
transindividuation est chez Simondon une pensée du processus. Celle-ci tient un rôle
clé dans la théorie de conception architecturale. L’architecte doit donc prendre garde
à ses outils. Leur simple présence oriente déjà son design. Il doit Design le design
avant de design. Ce qui peut se boucler de façon récursive et infinie si on imagine
le design comme une entreprise purement rationnelle organisée de façon verticale et
séquentielle.

Le mépris de ce design de l’entreprise de design peut conduire le concepteur à se


rendre étranger à son monde. Pour faire une analogie avec la dialectique du Maître
et de l’Esclave proposé dans « la Phénoménologie de l’Esprit » de Hegel, on pourrait
considérer l’homme comme le maitre et l’ordinateur comme l’esclave. Ainsi l’ordina-
teur est celui qui accède directement aux objets virtuels dans leurs caractères actifs
et passifs. L’individu est celui qui n’interagit pas directement avec la matière. Il fait
réaliser les images, les formes, les sons, les maquettes par la machine. Il vit directe-
ment dans la jouissance de l’objet consommable. Il n’en connait plus que son aspect
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 63

passif. Par contre, l’esclave informatique, lui, travaille à transformer le monde hu-
main. Mais sa transformation, contrairement à l’esclave, n’est pas autonome. Elle est
réalisée – jusqu’à présent – par le maitre.

Ainsi, le concepteur par l’intermédiaire de la machine change le monde sans se


changer lui-même. Pourtant, il appartient au monde, donc de façon indirecte il se
change. Mais procédant ainsi, il s’exclut du monde petit à petit. L’esclave hégé-
lien se transforme lui-même et revendique son autonomie au monde naturel dans sa
transformation humaine du monde. Pour l’esclave informatique, c’est une transfor-
mation non-humaine, informatique, machinique du monde qui s’effectue. Le maître
se rend étranger à son monde, il ne se reconnait plus dans la reconnaissance qu’en
fait l’esclave. L’esclave informatique est un ersatz du maitre. Et, peu à peu, par le
changement du monde qui l’entoure le maitre devient un ersatz de la machine. En
s’appuyant sur le produit de son travail, la machine peut renverser le rapport de
domination pour se retrouver dans son accomplissement. Pour l’esclave de Hegel,
l’accomplissement correspond à l’égalité. Pour le devenir technique, quel est son ac-
complissement ? L’égalité avec l’homme ? Sa « place » dans la nature ? C’est, je pense,
l’accomplissement du cyborg[36] (homme et machine) qui est à envisager plutôt que
celui de la machine seule. Cela est dû à sa nature insensible. N’ayant aucune préhen-
sion, elle n’a pas de conscience et de volonté d’accomplissement. La volonté est celle
impulsée par l’homme. Son accomplissement est, à mon avis, la volonté de puissance.

Cette possibilité d’ordonner les outils pose une question. La technique ne sait
résoudre seule ses problématiques, mais, en résolvant nos problématiques, elle nous
met face à une interrogation. J’appellerai ce type d’interrogation une interrogation
de puissance. Cela est caractérisé quand une puissance nouvelle s’offre à nous. Nous
sommes intrigués par ses limites, mais aussi par nos limites imaginatives à s’en servir.
Imaginer, des machines organisant et unissant toutes les machines nous interrogent
sur le degré de nos capacités. Nous verrons qu’avec la programmation on peut se
poser ces questions à travers des situations symboliques et se renvoyer une image
que nous jugerons en une fraction de seconde. L’Homme est à un stade où il ne fait
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 64

plus par nécessité, mais par opportunité. On fait, car on peut. Du moins, on fait pour
savoir si l’on peut, si l’on ose. C’est semblable à un esprit de défi lancé au surhomme.
La puissance de « faire » et de « connaitre » entraine par la compétition la puissance
d’imaginer.
L’imagination est plus importante que la connaissance. La connaissance
est limitée alors que l’imagination englobe le monde entier, stimule le
progrès, suscite l’évolution. Albert Einstein (1929)
Chaque avancée du devenir technique questionne l’ampleur de l’imagination et à
chaque instant la menace d’être annihilée par la distraction prolétisante qu’il offre à
son vecteur humain.
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3.3 Machine abstraite + Machine à sens


Les relations entre l’homme et la machine sont définies de façon globale. Le cas
du designer est un cas particulier qui, en plus de subir les mêmes effets, participe
à leur perpétuation et leur évolution. Quand on regarde les forces en présence pour
mener à bien l’entreprise on voit un espace, des acteurs et des objets techniques.
Dans le cas précis de l’outil ordinateur avec ses périphériques nous avons à faire à
un couteau suisse qui pour chaque outil réel en propose une version « virtuelle ».
Celle-ci n’est en aucun cas parfaitement semblable. Elle s’en inspire, mais y ajoute
des opérations discrètes qui le dénaturent d’une part, mais l’ouvrent à de nouvelles
interactions avec les outils virtuels comme réels. L’essence de l’ordinateur est de
manipuler des signaux abstraits de façon automatique sous les conditions érigées
dans le programme par le programmeur. C’est une machine qui produit et manipule
de l’abstrait. Ce qui donne sens aux représentations est le regard humain. Dans un
dessin même automatique, gribouillé, il existe un sens qui apparait avec le dessin
avant qu’il soit regardé par une tierce personne. Car celui-ci tout au long de son
élaboration est observé par son dessinateur. Dans le cas de l’ordinateur, des images,
des perspectives et des diagrammes peuvent être représentés vierges de sens originel.
Il est ouvert au sens et ils sont tous d’une semblable pondération, car il n’y a pas
d’esprit qui ait travaillé à sa réalisation. Il y a un concepteur : le programmeur. Mais
aucun ouvrier n’a vu l’image se former dans ses mains.

3.3.1 Décryptage

La perception a quelque chose d’unique, elle ne peut s’apprendre de façon


consciente. Voir, entendre, sentir ne s’apprend pas. Donner un sens à nos sens est au-
tomatique. Pour un être vivant, le terme instinctif est plus approprié. Une sensation
prend un sens avant même que nous ne puissions raisonner. Notre base de raison-
nement, logique, dialectique, arrive bien plus tard dans le processus de réaction à
notre environnement. Les données immédiates de la conscience[9] sont traitées par
un processus qui se construit avec l’expérience, la pratique. Un aviateur reconnaitra
parfaitement les formes qui font sens pour lui. De même, une étude[20] montre que
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 70

les enfants ayant joué aux jeux vidéo dans leur jeunesse « voient mieux »– malgré
une certaine myopie. Les cuisiniers sentent mieux les nuances de goût et certains mu-
siciens ont l’oreille absolue. Pourtant quand il est question de perception « précise »
et impartiale on fait appel à la vidéo, la photo pour les courses, les ralentis dans
les matchs sportifs. Les réactifs chimiques pour déterminer la présence de certains
composants alimentaires. Comparer l’homme à la machine pour ce qui est de la per-
ception est peine perdue tant l’homme par sa faculté d’être un organisme complet
et autonome n’est pas comparable aux objets techniques disparates qui sont inspirés
de ses fonctions. Ce qu’il faut pointer dans la perception, c’est qu’elle s’accompagne
d’un jugement qui produit le sens. Le jugement est une habilité insondable. Une
habitude aux figures abstraites aux représentations forme l’esprit de l’architecte à
juger du potentiel architectural d’une représentation.

3.3.2 Couplage synchronisé

Le principe d’une association entre l’homme et la machine dans l’entreprise de


la conception se fonde sur l’exploitation de cette complémentarité plus que sur la
simple économie de travail. L’élaboration consciente des conditions de conceptions
permet d’organisation les potentiels perceptifs. La conception architecturale fondée
sur un parti – dans la tradition des Beaux-Arts –, une idée directrice, se déplace vers
la mise en place d’une stratégie pour récolter des idées, des perceptions. La concep-
tion prend une autre forme d’interactivité. Dans un premier temps, elle est perçue
comme une interaction plus rapide que celle de l’outil et la matière. Mais c’est avant
tout l’automatisme de notre jugement qui se couple avec l’automatisme rapide des
itérations, des images, des séquences. C’est avant tout une question d’instantanéité
et de rythme. On a ainsi le « choix » d’avoir accès à l’instinct du chasseur cueilleur
qui est en nous. On contourne ainsi la barrière de l’analyse – pour peut-être y revenir
par la suite.
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 71

Le logiciel Alchemy 24 est représentatif de la prise de conscience que l’ordinateur


doit transcender le simple mimétisme des outils réel. Il dépasse l’usage optimal et
pertinent d’un ordinateur pour optimiser le couplage ordinateur + utilisateur. C’est
un logiciel d’esquisse qui présente certaines restrictions délibérées. Il n’y a pas, par
exemple, de possibilité pour revenir en arrière si l’on fait une erreur. Ce qui est
souvent le cas dans les logiciels courants qui proposent le « Ctrl+Z » pour défaire
une action faite récemment. Comme en peinture, on ne peut pas effacer une surface,
mais seulement la recouvrir. Ensuite, le tracé peut être influencé par des périphé-
riques extérieurs. Le son par exemple peut faire trembler la ligne. Des fonctions
peuvent produire une symétrie automatique. Beaucoup de fonctions sont disponibles
et il est possible de développer ses propres outils pour tracer les formes. Ils n’ont rien
de commun avec ce qui existe comme outils physiques. La philosophie de ce logiciel
de « gribouillage » est d’emmener le concepteur vers des chemins où consciemment il
ne serait pas allé. Quand l’utilisateur reconnait un début de silhouette ou de forme,
il sauve l’image et va terminer les détails du dessin dans un autre logiciel plus clas-
sique. Ou plus simplement il peut imprimer cette image et avec un calque continuer
à préciser le dessin. Les algorithmes génératifs ont le même intérêt pour l’architecte.
L’interaction est organisée différemment, mais il est encore question de soumettre
au jugement automatique et instinctif une série de représentation promptement pro-
duite.

3.3.3 Articulation avec le monde

La stratégie de cette forme de conception consiste à organiser un flux de représen-


tation. De mettre en place par les outils des conditions d’émergences de l’idée. Le parti
passe d’un choix conscient et revendiqué du design au design d’une expérimentation.
Le logiciel Fluxus 25 illustre une qualité similaire. Il est plus basé sur l’approche du
code analytique, mais son instantanéité et ses prédispositions graphiques illustrent
la même intention. L’imagination peut-être ainsi « véhiculée » pour aller plus loin
24. http ://al.chemy.org/
25. http ://www.pawfal.org/fluxus/ Ce logiciel emprunte le nom du mouvement artistique épo-
nyme.
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 72

en permettant de voir un réel possible qui est invisible durant la conception. Certes,
on remarque que c’est principalement pour des illustrations picturales, notamment
dans le cas de Alchemy. Pourtant la continuité technique permet de lier l’Homme à la
machine par delà les outils du laboratoire de conception. Ces continuités techniques
poussent l’émergence de machines de construction. Pour donner des exemples de cette
continuité technique, je citerai les projets du Métaboliste Japonais Kishio Kurokawa.
Il propose une méthode de construction qui s’accorde au concept mis en œuvre dans
l’imagination du bâtiment. C’est une grue centrale, dans le bâtiment qui lui per-
met de croître. Il y a une invention de la machine pour rendre l’idée de laboratoire
possible. Dans un esprit post Métaboliste, l’araignée bétonnière de François Roche
dans son projet « L’architecture des Humeurs », ainsi que, le bras robotisé proposé
pour le concours du FRAC d’Orléans traduisent aussi cette intention. Penser ce qui
permettra de donner une matérialité aux images est une expression de la continuité
technique.
Une autre facette plus concrète est le concept de « File 2 Factory » (F2F), le fichier
de conception est directement envoyé aux machines de l’usine. Comme l’imprimerie
qui se résume désormais à une imprimante de bureau, c’est l’usine et ses machines
qui deviennent aussi accessibles et transportables qu’un périphérique de la suite
bureautique.
Mais dans cette approche, il faut remarquer l’influence du modèle industriel très
présente dans la construction. L’origine des rapports entre industrie et construction se
trouve initiée avec le mouvement moderne et Jean Prouvé. Le sens de cette influence
part des moyens de production vers les méthodes de conception. Cette relation a
conditionné le design et trouve son point d’orgue dans cette approche F2F qui retire
toute phase intermédiaire d’interprétation.
La notion de capital que représente la machine de l’usine est le symbole qui persiste
dans le second volet de cette relation entre construction et conception.
En effet, dans le F2F, le « travail sur site » n’est pas pris en compte comme dans
les projets Métabolistes et post Métabolistes. Il y a néanmoins des recherches et des
précurseurs dans ce domaine. Concernant les recherches, le congrès international de
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 73

robotique et d’automatisation de la construction 26 est la preuve de l’intérêt porté


à l’adaptation entre les capacités des outils de conception et ceux de construction.
Les nouveaux engins de chantier sont de plus en plus influencés par les processus
de conception. L’influence reflue dans un sens inverse quand on observe les récentes
évolutions. Ce sont les idées de formes qui influencent le type de machine de construc-
tion produite. Ainsi, les « Fab Lab » supporté par le M.I.T. qui sont l’équivalent des
« Rep Rap » sans l’idéal d’auto réplication et dans des visées humanitaires sont les
prémices d’une migration de l’usine sur le chantier. Le bras robotisé utilisé par les
étudiants de la GSD de Harvard sur le projet « On the Bri(n)ck »[7] est une illus-
tration d’un outil de construction conçu pour suivre les intentions de conception. On
ne peut pas dire que l’influence sur les outils de production et de conception soit
complète et unilatérale. Il y a une interaction qui conditionne le devenir technique
architectural, dans sa conception et sa critique autant que dans sa mise en œuvre et
son habitation.

26. http ://www.iaarc.org/external/isarc2008-cd/


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4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 78

4 Soi-même comme un autre artifice


L’œuvre est une part de nous. Elle est le fruit d’un travail, d’une connaissance,
et d’une expérience personnelle. L’objet est comme la sédimentation d’un savoir.
L’équipe d’ingénieurs et de designers a imprimé dans la matière une forme qui syn-
thétise un ensemble de connaissances capitalisée 27 . Chaque artifice a une filiation
technique et une genèse qui détermine sa morphologie. Pour illustrer ce propos, je
voudrais citer un ingénieur du projet Deep Blue d’IBM. Ce projet était de faire
une intelligence artificielle qui jouait aux échecs. L’objectif de ce projet de recherche
était d’affronter le meilleur joueur d’échec humain du monde : Gary Kasparov. Quand
celui-ci remporta sa première rencontre, un ingénieur eut ces mots :
«En fait, lors de la prochaine rencontre, le génie d’un individu suprême-
ment talentueux ne luttera pas seulement contre du silicium ; il affrontera
le fruit du travail de centaines d’experts. Cette rencontre ne révèlera pas
si les machines peuvent penser, mais plutôt si un effort humain collectif
peut surpasser les individus les plus doués.»
L’équipe de Deep Blue.
Cet objet technique est la somme d’un effort humain collectif. Dans le cas du concep-
teur qui prépare ses propres outils, il collabore avec l’effort d’un soi antérieur. Il
s’étend avec les reliques de lui même. Si cette œuvre est un outil, nous travaillons
avec une part de nous même « matérialisée » et figée. Elle nous offre l’occasion d’avoir
une expression objective de nous même. L’œuvre est un reflet de nous même à partir
duquel nous pouvons travailler la matière, mais aussi moyennant un travail critique
travailler sur nous même.

4.1 Technique sur soi de soi


L’idée d’une technique sur soi semble plus appartenir au champ du développement
personnel d’ordre privé. Travailler sur soi dans le sens du bien-être ou de l’équilibre
27. connaissance de joueurs, de savoir faire normalisé, de technique d’ingénierie
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 79

n’est pas la question quand on parle de design. C’est une notion que Bernard Stiegler
développe et en offre une définition sur le site de son association :
Noùs en grec signifie esprit ; il s’agit donc des techniques de l’esprit. Les
techniques de l’esprit (nootechnniques) doivent se distinguer des tech-
niques sur l’esprit (psychotechniques).
Aux Lumières, la « république des lettres » repose sur le livre ; le publici
est d’abord un public qui lit. Le milieu psychotechnique qu’est le livre
devint alors un milieu nootechnique dans la mesure même où il ouvrit un
espace du public, c’est-à-dire dans la mesure où il fonda aussi un milieu
symbolique associé. Réciproquement, la psychotechnique qu’est l’écriture
devint une nootechnique en fondant l’usage public comme usage devant
un public de lecteurs qui, sachant lire, savent aussi écrire.
ars industrialis 28
Pour le concepteur on voit que ces relations entre psychotechnique et nootech-
nique sont à comprendre pour le bon usage de ses outils techniques de conception
et de lui-même pour les autres. Les nootechniques de design doivent permettre de
« travailler sur soi ». Il faut comprendre s’efforcer de saisir « une chose que nous
avions [en nous], mais que nous avons perdue ».

4.1.1 Rétro-contôle de soi

Etymologiquement le verbe « design » est dérivé du préfixe « de- » et du verbe


latin « signare » lequel signifie marquer, distinguer, désigner ou pointer. Le préfixe
« de- » n’est pas utilisé dans le sens péjoratif d’opposition ou d’inversion, mais dans
le sens constructif tel que dérivation, déduction ou inférence. Dans ce contexte, le
mot « design » est à propos de la dérivation de quelque chose qui suggère la présence
ou l’existence d’un fait, d’une condition ou d’une qualité.
En Grec, le mot « design » est σχέδιο (pron. Schedio), lequel est dérivé de la
racine σχεδόν (pron. Schedon), lequel signifie « proche », « presque », à propos ou
28. http ://arsindustrialis.org/nootechnique
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 80

approximativement. Donc, par sa définition grecque, le terme « design » traite d’in-


complétude, d’indéfini ou d’imperfection. Désormais il est aussi relatif au probable,
à l’attente, ou le vague, l’intangible, ou encore l’ambigu, mais aussi au fait de s’ef-
forcer de capturer ce qui est hors d’atteinte. En voyageant plus loin dans les origines
grecques du mot σχεδόν (pron. Schedon) on peut trouver qu’il est aussi dérivé du
mot έσχειν (pron. Eschein) lequel est la forme passée du mot έχω (pron. Echo) qui
en Français signifie avoir (eu), (avoir) tenu ou (avoir) possédé.

Ce contexte étymologique traduit en Français, on peut dire que le « design » est à


propos de quelque chose que nous avons eu auparavant, mais que nous ne possédons
plus désormais. La forme passée dans la langue grecque est référée comme indéfinie
(αόριστος ) et, en tant que tel, cela concerne un événement qui survient à instant
passé indéfini. Il peut donc s’être déroulé n’importe quand entre une fraction de
seconde et des années auparavant. Donc, en se référent au terme Grecque, « design »
est lié directement a une perte de possession et sa recherche dans un (oublieux)
état (inconscient) de la mémoire 29 . Cette connexion linguistique révèle une attitude
antithétique à travers le design, dans la culture occidentale du moins, qui consiste
à entrer dans le futur, à rechercher de nouvelles entités, de nouveaux processus et
formes fréquemment exprimés par les termes de « nouveauté » ou « innovation ».
Ce terme évoque une intention assez paradoxale : aller chercher la nouveauté dans
l’oubli, dans le reste. Ce rétro-contrôle des limbes d’une intuition passée peut se faire
à travers l’ordination d’objet technique. L’assemblage des outils et des programmes
qui les ordonnent peut former un outil pour sonder des intuitions allusives, vagues.
Des intuitions aux frontières de la rationalité humaine. Comme l’architecte Kostas
Terzidis le fait remarquer :
Pendant que le caractère unique et la complexité de l’esprit humain sont
loués et célébrés, il s’établit une résistance contre les théories qui pointent
en dehors des limitations du potentiel de l’esprit humain. 30
29. Cette définition étymologique est traduite du livre « Algorithmic Architecture »[42] page 1-2.
30. « The problem with this [human-centric] approach is that it does not allow thoughts to
transcend beyond the sphere of human understanding. In fact, while it praises and celebrates the
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 81

Kostas Terzidis[42]
C’est un rétro-contrôle de soi-même qui ne s’applique pas dans une optique de cor-
rection. Il est engagé dans la cartographie des frontières floues du potentiel de l’esprit
humain. Celui-ci dans sa perception engage des capacités qui ne sont pas déterminées
et varient en fonction de chaque individu. On touche ses limites pour connaitre la
forme de son esprit. C’est un contrôle de soi pour se vérifier. Comme un contrôle de
connaissance. C’est palper, toucher pour ressentir sa forme interne. Comme le ferait
un médecin pour diagnostiquer le dysfonctionnement.
Un algorithme n’est pas un travail de perception ou d’interprétation, mais plutôt
celui d’une exploration, d’une codification, et une extension de l’esprit humain :

La transformation la plus immédiate pourrait bien être liée à la nécessité


d’expliciter davantage par le passé le déroulement du processus de concep-
tion. L’ordinateur requiert un ensemble précis d’instructions à chaque
stade du projet. Pour l’architecture, cela représente un changement ma-
jeur dans la mesure où les procédures de conception, en dépit de leur
importance cruciale dans la définition de la discipline architecturale, se
trouvaient rarement formalisées de manière rigoureuse.
Antoine Picon [37]

Cette prémonition d’Antoine Picon présente une autre facette du numérique : celle
des employés bornés réclamant des précisions évoquées par John Frazer. Ces préci-
sions émanent de deux ordres :
– Les critiques qui demandent l’explicitation, le processus et la justification. Une
preuve que le projet n’a pas été fait par la machine. Que la créativité de l’ar-
chitecte et non de l’architecture a bien été authentifiée !
– Et la programmation qui est, «pro» avant, « gramme » écrire. C’est-à-dire,
l’acte d’écrire avant, ce qui va se dérouler. Ce qui réclame donc de formaliser
de manière rigoureuse le processus de conception. Ce que certains concepteurs
voient comme de contraignantes précisions peut être observé comme un outil
uniqueness and complexity of the human mind, it becomes also resistant to theories that point out
the potential limitations of the human mind. »
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 82

idéal pour la théorisation des processus de conceptions en architecture.

Quand on conçoit ses propres outils, la conception outillée numériquement – et


même outillée simplement – est une conception diachronique. Il y a deux temps
pendant lesquels des processus réellement différents sont engagés :
– La phase de conception du mode d’emploi de l’outil numérique : c’est « l’inter-
façage » des objets techniques et leurs programmations selon un algorithme.
C’est une phase analytique de son intention « de design du design », le parti
algorithmique en somme.
– Puis la phase où le programme est exécuté par l’objet technique. Les objets
techniques séparés « s’unissent » pour devenir un outil singulier qui peut entrer
en synergie avec les capacités du concepteur pour qui il a été ainsi mis en
place. Il entre en résonance avec l’esprit humain qui l’utilise afin de sonder ses
frontières et les dépasser.
Le premier temps, celui de la programmation est celui qui force à la précision et à
l’analyse. Ici, ce n’est pas l’instantanéité du jugement ou la perception qui est enga-
gée. C’est la pensée analytique qui est sollicitée, celle qui peut résoudre la corrélation
des indéterminations comme l’exprime Simondon.

Le travail d’encoder est comme un travail de traduction. Il faut formaliser son


intention en langage machine. Tel un travail de texte, comme l’écriture d’un mémoire,
il pousse à élucider, à mettre à plat les idées. Une rationalité qui vient questionner le
discours de communication qui peut cacher dans certaines de ses figures rhétoriques
un flou complet sur la manière de procéder.

Par contre, il n’assure pas le sens ou la pertinence du discours. Le travail critique


est donc d’autant plus important. Aussi bien au moment d’écrire le programme que
lors de l’observation du produit fini.
L’autocritique est continue dans la conception. Mais l’écriture du programme im-
pose un jalon, un pivot dans l’autocritique. Dissocier le moment critique du moment
productif est primordial. En effet, une constante autocritique entrave le processus
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 83

créatif. Tous les gestes sont jugés avant même d’être exécutés. Il est très difficile
d’explorer de nouveaux territoires si on s’en tient au plan déjà existant.
De façon générale, la frustration que peut provoquer la critique n’est pas assez prise
en compte dans une stratégie de design. Et se reposer sur sa capacité d’auto critique
est trompeur. Il est difficile de trouver un juste milieu entre une autocritique trop
inhibante et une auto satisfaction aveuglante. L’utilisation de programmation géné-
rative de forme permet au concepteur de se détacher de la forme. Il n’est ni frustré
par le rejet de l’œuvre et donc ce qu’en partie elle reflète de lui. Ni attendri dans son
jugement par l’effort que lui a réclamé, le rendu, la production du dessin. Ainsi, la
critique est un peu plus désubjectivisée. Évidemment, l’image est séduisante et l’on
peut y adhérer plus facilement que l’on peut en douter. C’est le problème de toutes
les images. Avec les algorithmes, et le numérique en général, le danger est celui de
la séduction. La frustration mène souvent à l’abandon. Il vaut mieux être aveuglé
par la séduction qu’écœuré par la frustration. Dans un travail de conception, l’état
d’esprit joue un rôle très important.

C’est pourquoi se lancer dans l’utilisation d’algorithmes sans une formation sé-
rieuse peut aboutir à une forte frustration dans l’exercice de transcription du code.
Dans un usage de simple consommation des codes, on se coupe de toute la phase
réflexive de conception de la mise en relation des objets technique. On s’aventure à
sonder l’outil plus qu’à explorer le réel potentiel créatif d’une intuition personnelle
(surtout si on se laisse tromper par la séduction qu’exercent sur nous les images).
Cette pratique de la « traduction en langage machine » se déroule à plusieurs ni-
veaux. Jusqu’à présent, l’ordinateur fut considéré comme un ordonnateur d’objets
techniques sous-entendant qu’ils étaient physiquement présents. Cette simplification
cache la distinction entre software et hardware. Le hardware représente concrètement
des objets techniques dans l’ordinateur. La carte son existe physiquement dans l’or-
dinateur et permet d’intégrer une machine à signaux sonores dans l’articulation des
machines. En générale, ces signaux sont destinés à des hauts parleurs.
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 84

Par contre, le software n’est pas à proprement parler un objet technique. Il n’est
pas un objet, car il est un code, un programme immatériel. Pourtant il faut le consi-
dérer comme un objet. Et c’est peut être ce qui semble un peu troublant de prime
abord. Un objet technique unique peut être construit pour remplir la fonction. De
plus en plus, la frontière entre le hardware et le software se dissipe à l’avantage du
hardware. C’est une « preuve » du caractère « universel » de l’ordinateur. Il peut en
effet prendre la forme de « nombreuses » machines. Mais plutôt que le qualificatif
« universel » qui sous-entend un degré absolu. Je préfère la qualification de « poly-
morphe ». Elle n’engage pas une si vaste prétention. Et elle sous-entend la nécessité
d’adjoindre certains périphériques pour transformer temporairement son ordinateur
en une machine à la fonctionnalité définie.
Pour donner une règle simple, tout ce qui se fait en software peut se faire en hard-
ware. Il existe donc pour chaque software un objet technique potentiel qui est émulé
par la machine. Ce qui n’est pas vrai dans l’autre sens. Il faut au minimum un pé-
riphérique pour interagir avec la matière. Mais le software devient de plus en plus
important. De nombreux composants techniques sont convertis en software.

Dans un ordinateur, il y a une carte graphique qui est une sorte d’ordinateur
orienté pour l’affichage de graphisme – mais on peut par la programmation le dé-
tourner de cette orientation pour, par exemple, décoder des codes cryptés. Mais son
existence matérielle n’est pas indispensable. Elle peut être convertie en software et
être manipulée comme si elle était un objet technique comme un autre par le pro-
cesseur. La forme software est plus économique, car elle permet d’avoir des objets
sans y engager de la matière. Ils sont aussi couteux en conception, mais n’ont pas
de coûts de fabrication à proprement parler. De plus, ils présentent des avantages
d’adaptabilité. La forme hardware est conservée pour des questions de performance.
Il vaut mieux parfois avoir une machine dédiée à certaines tâches particulière plutôt
que de tout discrétiser en software et de donner trop de travail au processeur. Car,
bien qu’abondante, les ressources du processeur restent limitées. Pour faire simple,
considérons que tout est objet. Ainsi, la section suivante qui traite des langages, qui
ne sont clairement pas des hardwares, mais y sont assimilables. On peut, en effet,
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 85

considérer que le software (un compilateur) qui traduit le programme en langage ma-
chine « brut » pourrait être un objet technique dissocié qui fabrique le programme
à partir de l’articulation des éléments de langages utilisés.

4.1.2 Mise à profit des autres logiques

Le thème du langage permet de poursuivre cette idée de transcender les logiques


humaines rationnelles avec les ordinateurs. En effet, aller sur des territoires inconnus
pour la conception est bien excitant, mais le navire qui va nous emmener sera fait
dans une logique rationnelle purement compréhensible. S’il y a une « autre logique
», il faudra au préalable un minimum d’efforts pour l’accueillir dans son altérité. Le
thème du langage et de ses langues peut offrir une illustration de ses implications
sur la formation des idées. La philosophie allemande présente des particularités qui
rendent, par exemple, la traduction d’Heidegger ou de Kant assez ardue en français.
La possibilité de composer des mots à volonté en allemand rend la traduction difficile,
mais surtout autorise une forme de pensée qui ne pourrait être accessible à un esprit
français. C’est du moins ce que soutient Heidegger dans son « Introduction à la
métaphysique 31 ».

Mais sans forcément donner un jugement de valeur sur la langue la plus adaptée
à la pensée, ont peut reconnaitre que l’altérité peut être en soi un outil. Elle peut
aider à voir des nuances insoupçonnées dans notre langue maternelle. Pour que cette
métaphore du langage reste valable, il faut la limiter à une comparaison entre des
langues aux cultures assez proches. En effet, la façon de penser en chinois est claire-
ment autre qu’en allemand. Mais dans ce cas, c’est l’implicite de la culture qui joue
une part conséquente en plus de la différence de structure.
Entre l’Allemand et le Français, c’est plus clairement une différence structurelle qui
est en jeu. Dans les langages de programmation, c’est aussi la structure qui va jouer
un rôle primordial. Il existe de nombreux langages. Mais ils ne présentent pas tous
des spécificités cruciales qui entrainent à penser différemment. La raison d’être de
31. M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. G.Kahn, Gallimard 1967, p. 67
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 86

leur diversité varie en fonction de leur portabilité, de l’importance des usages aux-
quels sont destinés les programmes qui seront produits avec. Il y a aussi des effets de
modes, des revendications conceptuelles ou des besoins techniques très précis. Ces
langages peuvent même être combinés entre eux pour des raisons pratiques. Comme
on utiliserait un mot d’une langue étrangère ou morte pour désigner un concept qu’il
serait beaucoup plus lourd à décrire dans la langue officielle.

Chaque langage fonctionne avec un compilateur associé qui traduit en langage


discret « relativement universel ». La multiplicité des langages appelle une taxinomie
qui permet de les classer les uns par rapport aux autres. Certains sont fonctionnels,
orientés objet, interprétés, procéduraux, logiques, impératifs. On peut retenir trois
familles de langage qui entretiennent de réelles différences sur le plan conceptuel. En
général le même résultat final – une application réalisant une fonction précise – est
réalisable dans n’importe quel langage de ces trois familles. C’est la façon de procéder
qui sera différente. Pour la conception architecturale, le choix d’une famille de langage
fait partie de la stratégie de design. L’esprit est délibérément orienté à formaliser dans
une certaine logique. La pratique de cette logique influence l’intention et travail en
retour l’idée qui veut y être formulée. Pour donner un exemple plus concret, je vais
décrire brièvement les trois logiques.

Les langages impératifs sont les plus répandus et les plus utilisés. Dans cette fa-
mille, C/C++ et Java sont les plus utilisés. Ils sont assez proches de la logique interne
de la machine. Il consiste à gérer les emplacements d’espace et les informations qui
s’y trouvent. Les programmes produits sont très efficaces et rapides, ils utilisent aux
mieux les ressources du processeur. C’est une programmation qui n’est pas inter-
active, car elle doit passer avec le compilateur. Pour donner une idée du rythme
d’élaboration, c’est un peu comme travailler une idée avec un correspondant étran-
ger par échange épistolaire via un commis de traduction. Il y a une phase d’écriture.
Puis un moment pour compiler, qui traduit le langage impératif en « code machine
». Ensuite, le « code machine » est lu et exécuté. On observe si le programme fonc-
tionne comme on le désire. Le cycle est recommencé jusqu’à ce que l’on soit satisfait.
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 87

C’est-à-dire, jusqu’à ce que l’on se soit fait comprendre de la machine pour qu’elle
fasse ce que l’on désire. Elle fait toujours ce qu’on dit, mais pas forcément ce qu’on
veut.

Ensuite, la programmation en langage fonctionnel est plus interactive. Il y a moins


de langages et ils sont moins utilisés. Le LISP et le Scheme sont les plus connus.
Celui-ci évalue des expressions et présente un fonctionnement beaucoup plus éloigné
des réalités du fonctionnement interne de l’ordinateur avec ses espaces mémoire. Au
niveau du rythme d’élaboration, c’est comme discuter avec un étranger par l’entre-
mise d’un interprète. Dans Fluxus on utilise un langage fonctionnel. Pour éviter toute
méprise, Fluxus n’est pas un langage, c’est un « Environnement de développement
intégré » (IDE). En somme, un logiciel dans lequel on écrit le programme. Un ob-
jet technique virtuel qui se traduirait par une machine à écrire spécialisée avec un
correcteur et un relecteur intégré.

Enfin, la programmation avec des langages logiques est assez rare. Pour donner un
exemple, c’est le langage, Prolog. Elle consiste à établir des prémices et des axiomes,
produire des règles et finalement on pose des questions. Cela ressemble au travail
des mathématiciens dans la recherche de preuve d’existence d’une solution ou la
vérification de théorèmes. Ce type de langage est idéal pour de la recherche théorique.
Par contre, les programmes produits sont assez lents et n’exploitent pas de façon
efficace les ressources du processeur.

L’usage de ces langages n’est pas exclusif. On peut écrire des parties du programme
avec un langage, car il est plus adéquat à des exigences d’efficacités. Puis, d’autres qui
seront plus souvent amenés à être modifiés peuvent être écrits dans un autre langage
qui présente une syntaxe plus confortable. Mais il est déjà difficile d’en maitriser un
pour un architecte. C’est pourquoi dans le milieu ingénierie logiciel, la programma-
tion est souvent un travail d’équipe. On peut néanmoins imaginer qu’un architecte
expérimente certaines théories avec Prolog. Puis il fait des essais de façon interactive
en Scheme avec Fluxus, afin d’observer des comportements. Pour finalement faire
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 88

une application robuste et efficace pour produire de nombreuses représentations qui


stimuleront son jugement.

Il n’y a pas un langage meilleur que l’autre, il y a une stratégie du développement


du processus créatif qui appelle certains outils à certaines phases de la conception.
Les architectes sont assez à l’aise avec le GDL (Geometric Description Langage)
ou le VRML (Virtual Reality Markup Langage). Ces langages sont de type impé-
ratif. Ils sont entièrement visuels. Il faut savoir que la plupart des langages, quelle
que soit leur famille, sont conçus pour élaborer tous types de programmes. Certains
programmes ne nécessitent même pas d’affichage à l’écran et leur processus est com-
plètement discret et interne à l’ordinateur. Avant qu’une image apparaisse à l’écran,
il faut beaucoup de lignes de codes dans les langages généralistes. Les deux langages
cités précédemment présentent l’avantage d’être destinés à la production d’images
et de formes. Ainsi, on fait appel à la commande sphère, celle-ci apparait sous nos
yeux. On peut lui faire subir de nombreuses opérations par l’intermédiaire du texte.
On programme de la géométrie euclidienne. Toutes les règles de cette géométrie sont
facilement accessibles dans les «librairies». Ce qu’on appelle librairie ce sont plein
de petits programmes élémentaires déjà faits qu’on peut articuler. Ainsi, nous ne
sommes pas obligés pour chaque programme de traduire les postulats d’Euclide pour
commencer à tracer une ligne.

Actuellement, en 2010, la pratique des architectes-programmeurs passe majoritai-


rement par un logiciel. Il est interfacé par des scripts. Le script est semblable à la
programmation dans sa forme. Le script ne produit pas des applications indépen-
dantes. Ils sont souvent inspirés des langages impératifs dans leur structure. Les
programmes sont liés aux logiciels et autorisent une manipulation des objets tech-
niques interne du logiciel. C’est en somme l’équivalent d’une librairie privée. Le script
est utilisé comme une sorte de colle entre les logiciels dans les autres pratiques de
l’informatique. Il permet d’automatiser l’usage d’un élément d’une librairie d’un logi-
ciel pour ensuite passer une autre étape du travail à un élément d’une autre librairie
d’un autre logiciel. Cette pratique se développe aussi en architecture. Par le biais
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 89

de plug-in comme GrassHopper notamment il est possible d’enchainer un modeleur


3D comme « Rhino » avec un tableur lui-même relié à un logiciel de simulation de
fluide.

Pour ce qui constitue l’architecture performative, par exemple, la démarche est ma-
joritairement tournée à travers cette stratégie logicielle. Des logiciels comme Ecotect,
ou « Real Flow » contiennent des librairies et des bases de données qui sont difficile-
ment accessibles d’une autre façon. Ces librairies sont souvent axées sur la question
du calcul. Elles permettent de définir des valeurs. Les unités de celles-ci s’intègrent
dans le système d’arraisonnement du monde. Ainsi, « le jeu » consiste à trouver
une stratégie écologique performative. Récupérer les données relatives au site et les
librairies ou les logiciels adaptés à les traiter. Enchainer une suite de programmes
pour traiter la donnée en mettant en bout de chaine un modeleur 3D pour produire
une forme en 3D qui sera le bâtiment. Avec le principe F2F, on peut tout aussi bien
mettre une usine en bout de chaine pour produire le bâtiment. Une fois le proces-
sus mis en place, en changeant certaines variables de pondération dans les scripts,
on peut facilement générer un catalogue de forme du bâtiment. Ou faire varier les
variables du programme pour être flexible face à la demande du client.

Par contre, le processus est très statique et propose peu d’interactivité dans sa
mise en place et dans sa pratique. La pratique, c’est à dire, le moment de fabrication
de la forme se résume à changer quelques variables, et appuyer sur un bouton pour
sortir la forme. Tout le travail conceptuel est antérieur à ce moment d’automatisation
assez jubilatoire. La mise en place est le cœur du travail conceptuel. Elle se fait par
la sélection des outils et des données puis leurs interconnexions, les tests pour vérifier
le bon enchainement des fonctions. Mais là encore, l’interactivité est limitée et très
peu dynamique. On se contente de disposer des objets techniques, mais il n’y a
pas de réactivité du système mis en place. C’est seulement pendant les phases de
test qu’il y a des aller-retour fréquents. Mais la marge d’interaction est imposée et
reste de l’ordre du réglage. On ne « travaille » pas vraiment « dans » la matière
informatique, on surfe dessus. On rencontre des obstacles techniques, mais ils ne
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 90

sont pas dans la formalisation d’une intuition intime en un concept « étranger »


pour un autrui essentiellement autre par son absence d’affect.

Avec la programmation pure, on dépasse l’assemblage entre les logiciels et on ma-


nipule directement des librairies. Il peut arriver qu’on les fabrique soi-même quand
elles sont inexistantes ou inaccessibles. Par contre, on ne profite pas de tout le tra-
vail capitalisé que représentent les logiciels. Le nerf de cette guerre est l’accès aux
librairies qui est un gain de temps considérable et une ouverture des possibilités d’as-
semblage des objets techniques virtuels entre eux. Il y a encore beaucoup à expliquer
pour entrevoir tout ce qui est possible, car déjà exploré par les informaticiens.

Le « Hair salon » de Shoei Matsukawa est un exemple d’une production d’outils


associée à une entreprise de conception architecturale. L’outil développé est une
grille topologique. Elle a permis de traiter une certaine forme de donnée selon une
stratégie particulière. Il y a une stratégie performative dans l’usage du bâtiment.
Mais la stratégie de conception est assimilable à un parti architectural. Le principe
de la grille topologique est celui d’une grille abstraite qui s’occupe de maintenir
les liens topologiques entre ses points. La relation entre les lieux est maintenue de
façon dynamique en même temps que certaines règles de la réalité. Ces règles sont
sélectionnées avec parcimonie, car le but n’est pas de simuler une réalité avec tous
les phénomènes connus. Le but est de manipuler des outils phénomènes qui aident à
explorer une intention de conception.

Elles représentent la hiérarchie des contraintes qui vont diriger la conception. La


collision, le lien topologique, et la pondération des surfaces sont les trois « concepts »
qui furent traduits dans le langage Java. Il a ménagé une marge d’interactivité dans
son programme pour qu’il puisse contribuer pendant son exécution avec sa capacité
de jugement. Le contrôle y a été pondéré pour qu’il manipule les éléments pendant
le processus génératif. L’automatisme n’est donc pas synonyme d’inactivité pour le
concepteur. Il lâche prise sur des éléments qu’il a délégués à la machine. Il lui laisse
cette part de contrôle, car il lui a procuré une marche à suivre qui « serait la sienne »
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 91

s’il devait accomplir cette tâche. Il s’est dédoublé, pour s’aider à ne gérer consciem-
ment – à un instant donné et à un rythme contrôlé – , seulement ce dont il était
capable de concevoir. C’est une économie des processus mentaux pour qu’ils puissent
être utilisés dans la variété de ses formes et dans leurs pratiques les plus efficaces.
Cela pourrait finalement se rattacher à l’idée d’utiliser les matériaux de construction
dans leur sens optimal de travail. C’est ce que Louis Kahn exprime quand il demande
à la brique ce qu’elle veut devenir[25]. Ce principe peut être étendu aux outils et ma-
tériaux de conception. Tout comme on utilise la pierre en compression, le métal en
traction. Avec l’écriture et l’utilisation du programme, l’esprit est employé dans ses
structures analytiques et synthétiques de façon dissociée.

Ensuite, pour ce qui est du parti pris dans la stratégie, cet architecte élabore ses
programmes avec une logique Bottom-up 32 qui privilégie l’Auto-organisation des élé-
ments. Chaque item représentant un espace qui s’organise de façon autonome pour
être situé dans l’espace en respectant les logiques établies au préalable. La collision
implique qu’il ne puisse y avoir deux qualifications d’espace qui se trouvent au même
endroit. Pour mettre en pratique cette intention, les espaces sont simulés comme des
objets physiques. Ils peuvent entrer en collision et réagissent par le comportement
basic attendu s’ils étaient des objets physiques. Chaque action a une réaction de
force équivalente, ce qui ressemble d’une certaine manière au dispositif diagramme
physique utilisé par Makoto Yokomizo pour le Tomihiro Art Museum. Par contre,
le dispositif de Makoto Yokomizo ne permet pas de maintenir les liens topologiques
que l’étude du cahier des charges a mis en évidence. Dans le programme les espaces
topologiquement liés s’attirent mutuellement. Ainsi cette double contrainte est res-
pectée de façon automatique. Elle a été pensée et formalisée au préalable et s’exécute
de façon automatique pendant que l’architecte manipule son outil.
La marge de manœuvre qu’il s’est aménagée lui permet de créer et lier les espaces
topologiquement. Il peut les manipuler, ce qui pendant un moment désactive leur
organisation autonome de telle façon qu’il puisse orienter la génération du paterne
pendant sa formation. Il pourrait totalement automatiser cette partie. Et ainsi, laisser
32. Qui part de la base pour émerger, qui est ascendant.
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 92

les éléments s’auto-organiser en ne se réservant que l’option de relancer le processus


s’il ne juge pas satisfaisant l’organisation spatiale obtenue.

Programmer les espaces comme des entités qui réalisent un objectif à partir de
quelques fonctions internes est une manière de concevoir qui est possible avec la
philosophie orientée objet du langage-outils employé : Processing. C’est un langage
très proche du Java, mais avec une plus grande accessibilité. Comme pour le VRML
et le GDL, la production graphique – mais pas exclusivement – est simplifiée pour les
démarches artistiques. L’architecte m’a confié dans une interview qu’il pense que ce
procédé est influencé par la culture japonaise. Celle-ci est essentiellement animiste.
Elle attribue un « esprit » aux choses de la nature. C’est ainsi qu’il imagine le
fonctionnement de la nature : auto-organisée et sans hiérarchie prédéfinie. Il a voulu
concevoir son projet avec l’expression d’une sorte de philosophie de la nature pour
modèle. Il a donc inconsciemment appliqué un esprit rudimentaire aux objets virtuels
et aux concepts employés dans la conception.

Ce programme est modulaire et assez abstrait pour être réutilisable ou adaptable


sur un autre projet dans un autre contexte. C’est un nouvel outil, un objet technique
virtuel qui peut être mis en œuvre, recombiné et utilisé pour produire de nouveaux
outils et interroger une autre démarche de conception. En effet, il est dans la culture
informatique de programmer les composants, les objets techniques virtuels de façon
assez abstraite. On peut ainsi facilement les « démonter » et réutiliser les composants
dans un autre projet. Ainsi, les projets se suivent et les outils se perfectionnent, ils
s’individuent.

4.1.3 Desubjectiver

Les outils émergent ainsi de façon collatérale aux travaux de conceptions ar-
chitecturales. Les programmes viennent s’additionner et peupler les disques durs
n’attendant que d’être remis en rapport avec d’autres. Ils objectivent un concept
architectural de façon concrète. Ce concept peut être réemployé sans erreur d’inter-
prétation. Ce qui constitue l’histoire de l’architecture n’est plus seulement l’ensemble
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 93

des édifices et les écrits théoriques, ce sont aussi les outils de conception. Comme le
Modulor du Corbusier, ils sont plus que des outils, car ce sont des idéologies, des
doctrines objectivées. On peut les employer pour voir ce qu’est un concept archi-
tectural dans le processus de son application. Un concept architectural laisse une
autre trace que le produit fini et figé qui – même avec quelques calques d’études
dans les archives – n’explicite pas formellement le comment pratiquer ce concept. La
virtuosité que permettrait la capitalisation d’outils et de concepts ouvre un champ de
réflexion qui peut être pratiqué. Comme en science de la vie, les expériences peuvent
être faites et c’est l’observation et la taxinomie des phénomènes qui devient la base
de réflexion[15].

Un autre aspect envisageable est sur un plan psychologique. Le travail de tracer


dans la matière, devenant de moins en moins présent, l’attachement à l’œuvre se
déplace vers un attachement pour le code, pour le concept exprimé par le code. Le
produit de ce code, l’image, le diagramme ou tout autre mode de représentation
devient moins important. On peut le reproduire et le changer à volonté. Le lien
subjectif qui nous empêche de jeter un travail qui a demandé beaucoup d’efforts
disparait. Ce qui a été pénible est peut-être le code. Mais celui-ci étant abstrait, il
pourra se recycler dans une autre situation de projet. L’image du projet architectural
devient automatique et son itération instantanée.
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 94
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4.2 Inachèvement perpétuel, une pensée du processus


Le projet architectural est souvent achevé par le temps. L’échéance d’un concours
ou une date de livraison clôt définitivement le processus de conception. Après, c’est
un autre projet, un autre site qui va réclamer un processus créatif. L’évolution des ou-
tils numériques permet un recyclage des programmes, une automatisation des tâches
fastidieuses, la constitution d’une stratégie de production de documents de repré-
sentations qui se caractérisent par une articulation d’outils. Le cinéma a fourni à
l’architecture les premiers logiciels de traitement d’images. Les effets spéciaux et le
travail de post-production sont un travail très semblable à celui des architectes. Il
est réalisé par des ingénieurs – des imagénieurs selon les mots de Walt Disney[14] –
qui s’ingénie à créer l’image d’une réalité possible. Les récentes évolutions dans la
relation entre la réalisation et la postproduction du cinéma vont m’aider à illustrer
la forme du changement qui s’esquisse en architecture

4.2.1 Dissociation et reproductibilité

Les récents films d’animation réalisés avec les techniques sont la vitrine technolo-
gique de ce qui peut se faire en production d’image artificielle. Les innovations sont
en général d’ordre techniques et graphiques. En 2004 Robert Zemekis réalise un film
pour enfant, Le Pôle Express 33 , qui emploie un nouveau procédé technique. Cette
innovation est passée inaperçue, car elle n’a rien de spectaculaire. Elle constitue un
changement dans le processus et l’addition d’un nouvel outil pour le réalisateur. Pour
les films d’animation, l’animation des personnages est assez complexe. L’eau, le feu
ou d’autres éléments naturels ne sont pas un problème. Leurs mouvements peuvent
être représentés par une simulation basée sur des équations issues de la théorie des
fluides.

Pour les personnages, il faut plus que simplement les animer, il faut les faire jouer.
Comme de vrais acteurs, ils doivent faire passer un sentiment. Cela est d’autant
plus important que les représentations des personnages deviennent réalistes. Une
33. Titre originale : The Polar Express
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 99

animation peu réaliste d’un graphisme réaliste produit, comme pour la fréquentation
de robot trop humanoïde, le sentiment d’une vallée de l’étrange 34 .

Dans cette optique des techniques ont été mises au point pour capturer, pour
arraisonner avec des capteurs la performance des acteurs. La technique de la motion
capture était assez ancienne, mais l’innovation a été de l’intégrer entièrement dans un
processus de production. Le réalisateur peut ainsi dissocier le jeu des acteurs, le décor
et leur apparence. Le ré-assemblage est instantané et ne réclame aucun effort. Ce qui
permet au réalisateur de ne gérer qu’une chose à la fois. Cette innovation ramène
le travail d’acteur à sa source : le jeu théâtral. Ainsi les acteurs n’ont plus besoin
de respecter les marquages au sol ou les contraintes des techniciens de l’image, par
exemple, jouer leurs scènes par séquences au lieu de les jouer par plan. Cela représente
l’ensemble des contraintes que les techniques du cinéma avaient imposées aux acteurs
de théâtre qui avaient amené sur les plateaux de tournage au début du cinéma.

Cela rejoint les préoccupations de cinéastes indépendants comme Lars Von Trier ou
Jean Villar partisan du cinéma-vérité. Pour la prise de vue, ils privilégient la liberté
et la qualité d’interprétation plutôt que la qualité de l’image. C’est ainsi que Lars
Von Trier tourne Dogville dans des décors dépouillés pour ne pas s’embarrasser avec.
Entre Robert Zemekis et Lars Von Trier, il y a une grande divergence sur la ques-
tion esthétique du cinéma. L’un est un réalisateur de Blockbusters à effets spéciaux
tandis que l’autre est un cinéaste indépendant qui rejette l’esthétique commerciale
du cinéma. Ils se retrouvent pourtant sur la question de la libération. L’un se libère
de la technique en l’oblitérant et l’autre en s’y alliant.
34. Vallée mystérieuse" (uncanny valley) mis à jour par Masahiro Mori dans un article publié dès
1970. « La vallée mystérieuse » : est la conjecture selon laquelle il existe une chute brutale de la
sensation positive envers un robot lorsque celui-ci semble quasiment humain - Source du diagramme :
Livre "Les robots" , par Ruth Aylett, éditions SOLAR. Il a montré que plus un robot ou une poupée
nous ressemblait, plus notre réponse émotionnelle à son encontre était positive. Mais arrivé à un
certain point, quand le robot pouvait presque être considéré comme humain, une brusque chute de
ce sentiment positif se produisait, lorsqu’une petite différence révélait soudain qu’il n’en était pas
un, produisant alors un choc psychologique. Voir la note page 22
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 100

Cette dissociation profite d’un point de vue conceptuel, car le travail peut être
ajusté à tout moment. Il n’y a pas de moment où un choix a emmené de façon irré-
versible le projet dans une voie particulière. Tout est modifiable et le travail devient
interminable. Car l’informatique ouvre un monde d’infinis réglages.
Elle a aussi un intérêt dans l’économie du travail. Le risque d’une erreur de manipu-
lation est fortement réduit. Les parties peuvent être sous-traitées plus facilement à
condition qu’elles le soient avec des entreprises acceptant de s’intégrer dans le réseau
du processus de production. Il reste encore un ordre du processus de création qui est
à respecter, mais celui-ci tend à évoluer. Il se finit quand la stratégie de production
est définie. Auparavant, il était fini quand le document était effectivement produit.
Avant ce moment, le projet était terminé et aucun réglage de dernière minute ne
pouvait être fait.

4.2.2 La raison d’arrêter

Il faut déterminer un nouveau critère pour décider que le projet est terminé.
La sagesse populaire rappelle que le mieux est l’ennemi du bien. On peut toujours
améliorer des objets techniques du processus pour au final améliorer le produit. Le
sens critique joue un rôle de catalyseur dans cette phase de réglage. Il augmente –
peut-être inutilement – le temps passé sur le projet. Pour le moment, les agences
d’architecture ne cherchent pas particulièrement à maitriser le processus de concep-
tion et son mode de production. Dissocier les phases grâce à la technique permet
de « rejouer » le processus de production à la demande. On voit comment dans le
cinéma cette question commence à être soulevée.
À la différence du travail cyclique, l’œuvre est un processus qui a un terme. Elle
suppose un projet, lequel s’achève dans un objet qui possède une certaine durée, un
objet qui possède sa propre existence, indépendante de l’acte qui l’a produite. Le
produit de l’uvre s’ajoute au monde des artifices humains.
Avoir un commencement précis, une fin précise et prévisible, voilà qui
caractérise la fabrication qui, par ce seul signe, se distingue de toutes les
autres activités humaines.
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 101

Annah Arendt[4]
Il ne s’agit pas ici d’une remarque faite en passant. Cette caractéristique de l’oeuvre
est de la plus haute importance.

4.2.3 Enchevêtrement de processus pour penser le devenir

Faire une stratégie, ce n’est pas faire un plan. Un plan est une projection tandis
qu’une stratégie est une organisation de mouvement. Quand on met en place une
stratégie de design pour in fine obtenir un plan. Dans cette démarche téléologique,
on vise une cible : obtenir un bon plan dans un temps imparti. Mais une fois la cible
atteinte, on commence un processus sans fin de critique et de réglage des programmes.
Dissocier la fin du travail de l’épuisement des ressources, interroge sur la condition
d’arrêt. La fin arrive quand on l’a décidé, il faut avoir un critère pour la décréter.

Évidemment cette description est idéalisée. Avant l’informatique, un projet pou-


vait être considéré comme terminé avant que la date de rendu soit arrivée. Et si le
temps était disponible, on pouvait envisager de faire des changements dans le projet
et relancer le processus de production des documents de présentation. Mais il est
par contre indéniable que la quantité d’effort à fournir est différente. Et dans l’éco-
nomie du travail, cela ne peut être négligé. Le travail avec des stratégies de design
amène à penser en terme de processus de conception qui s’enchevêtre. Les différents
projets ont leurs calendriers et leurs impondérables, mais l’aspect créatif devient de
plus en plus un long processus global. Il est composé de plus petits processus qui
correspondent au rythme des projets. Ils s’enchevêtrent au gré de l’individuation des
(outils) objets techniques virtuels.
Les projets architecturaux sont communiqués par des plans, mais le processus a
aussi son importance. L’échéancier d’intervention des divers corps de métiers, des
locations de machines où des saisons sont des indications qui ne figurent pas sur un
plan. L’architecture est pensée en terme de forme puis convertie en terme de proces-
sus pour son édification. Penser avec des algorithmes génératifs privilégie une pensée
en terme de processus. La stratégie qui est finalement expérimentée dans l’atelier de
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 102

conception pourrait être équivalente à celle de l’édification. La phase de construction


fait en général appel au sens tactique de l’architecte. Il doit au quotidien travailler
en réaction et avoir une vision d’ensemble pour anticiper les conséquences directes
des choix qui surviennent. Il y a toujours de l’imprévu, car la stratégie d’édification
se confronte à d’autres stratégies. Dans la stratégie de design, la résistance vient des
outils qui ne sont pas maitrisés. Dans la construction, ce sont de réels acteurs, et
non pas des programmes qui sont le reflet d’une part de nous que nous nous léguons
pour le développement du projet.
Il y a là un vrai jeu dans lequel certains architectes, comme Patrick Bouchain, sont
bons. En général, ces architectes ont l’expérience du terrain et du suivi de chantier.
Rarement ce sont des férus d’objets techniques. Pourtant la pratique de ces straté-
gies dans le design peut servir à anticiper sur celle employée pour l’édification. La
logique du bâtisseur et celle du concepteur ne sont pas forcément deux logiques de
jeux antithétiques. Peut-être même qu’il faut penser à travers des processus et ne
pas se parasiter par la représentation.

Cette idée d’architecture sans représentation semble un peu fantaisiste. Pourtant


les travaux sur les matériaux qu’entreprend Rachel Armstrong vont impliquer de
penser en terme de processus si l’on désire les mettre en uvre. Rachel Armstrong est
médecin et chercheur en architecture à la Bartlett School de Londres. Elle travaille
sur des organismes appelés « protocell ». Ces cellules très basiques sont conçues pour
emmagasiner les particules environnantes. Il en existe plusieurs types qui extraient
différents éléments de l’environnement ou sont attirés par différents phénomènes na-
turels (lumière, obscurité). Pour le moment, leur fonctionnement se base sur une
sorte de sac de graisse avec une batterie chimique. Elles ont la capacité de sécré-
ter une coquille comme les coquillages. Ces cellules n’ont pas d’ADN, elles ne sont
donc pas des organismes génétiquement modifiés. Elles ne sont pas conçues pour
se reproduire. Ce qui est donc très différent des récents exploits de Craig Venter 35 .
35. Craig Venter est un généticien qui est parvenu à donner vie à une première cellule « synthétique
». Il a implanté un génome artificiel dans une bactérie dont l’ADN a été retiré. Il manipule l’ADN
et détourne ainsi la fonction reproductrice des cellules.
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 103

C’est globalement symptomatique d’une tendance autour de la nanotechnologie et la


manipulation génétique : les objets techniques doivent être pensés dans un enchevê-
trement de processus plutôt qu’une unité physique distincte.
Il est habituellement plus simple d’imaginer les nanotechnologies comme des milliers
de petits instruments de chantier qui collaboreraient comme des individus serviles.
En somme, il est plus simple de ne pas imaginer et transposer des logiques à di-
verses échelles. En revanche, il est plus difficile d’imaginer une approche réellement
différente pour concevoir. C’est l’espoir que caressent des architectes comme Terzidis
Kostas. En élaborant des algorithmes pour la conception architecturale, il espère
aboutir à une rationalité réellement différente qui nous échappe encore.
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4.3 Artifice universel


L’artifice tend à imiter le vivant. La vie artificielle du « game of life 36 » de
Jhon Conaway illustre qu’une part de la science tend à la vraie universalité par
l’acquisition de l’autonomie d’association et de reproduction. La technique qui en
serait issue ne serait plus manipulable comme les armes ou les outils le sont pour
nous assurer du contrôle. La transindividuation avec l’homme est dépassée pour
être une transindividuation avec la nature. Ce thème de la seconde nature, de la
vie artificielle fut le creuset de nombreux phantasmes sur le pouvoir du concepteur.
L’ultime uvre est souvent symbolisée par la créature anthropomorphe.

4.3.1 Miroir virtuel

Androïde, Cyborg, Robot et l’Intelligence Artificielle constituent le miroir d’un


désir d’altérité. Un autre, un ailleurs comme l’espoir d’une vie extraterrestre qui
nous révèlerait un vaste champ d’exploration. Cette idée d’exploration se distingue
d’une recherche tâtonnante par l’épaisseur de l’objet d’étude. Un objet d’étude qui
constituerait l’endoscope de l’humanité en l’observant par la négative.
Les mythes de Pygmallion, Gollem, Pinocchio mettent toujours en scène une relation
entre un créateur et sa créature. Cette relation est celle d’un sujet qui s’interroge sur
ce qui est de l’autre côté du miroir. Quand la surface par sa réflexivité apporte la
profondeur d’une interrogation. Cet « autre » sans affect s’il existait nous donnerait
par différence la définition de ce que sont nos affects. Les objets techniques virtuels
tels que les intelligences artificielles constituent les prémisses, la genèse de ce reflet.
Ce sont des reflets partiels. Comme le miroir qui ne reflète qu’une part de la réalité.
Un ersatz qui nous permet de voir la différence. Comme le miroir nous aide dans la
toilette à distinguer la tâche de son fond par la différence. Le reflet comme l’objet
technique programmé suit nos instructions, notre commandement par la latence entre
notre ordre et son effet, on pénètre une certaine compréhension de nous dans le monde
qui nous était cachée jusqu’à présent, car elle ne fut jamais dissociée –même un bref
36. C’est un automate cellulaire aux règles particulières. Il illustre différentes « formes de vie
numérique » qui sont régies et permises par les règles de fonctionnement des cellules
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 109

instant– dans notre observation « naturelle » du monde.

Pour illustrer cette idée de miroir virtuel, je ferai référence aux expériences de
Lawrence Carpenter[27] sur l’intelligence des foules. Dans un amphithéâtre, il est
proposé à un public de réaliser ensemble certaines opérations à l’aide de petites pan-
cartes vertes et rouges qui leurs sont distribuées. Une caméra filme les spectateurs et
l’image est projetée sur l’écran. Le placement des personnes répondant relativement
à une matrice orthogonale, chaque pancarte est comme un pixel ou une tesselle d’une
mosaïque. En choisissant le côté de la pancarte, le groupe doit réaliser des symboles
que le conférencier exprime. Par exemple, ils doivent dessiner un 5. Ceux qui sont
à la bonne position doivent mettre le panneau du bon côté pour que le chiffre 5
se dessine par la différence des couleurs. L’expérience montre que sans une image
en retour il est impossible que la foule s’auto-organise pour faire l’image demandée.
Le jeu fut même poussé à leur faire manipuler un avion dans un simulateur de vol.
Le miroir permet le rétro-contrôle tandis que le reflet que représente la créature en-
gage l’introspection et l’analyse en profondeur. C’est en copiant les chefs d’uvre que
l’on comprend comment ils sont faits. De la même manière, en copiant l’intelligence
humaine dans des objets on pourrait parvenir à comprendre son fonctionnement.

4.3.2 S’oublier

La technique ne permet d’interroger l’homme que de façon médiate. Il n’y a pas


une causalité restreinte qui assurerait le progrès de la connaissance en fonction des
progrès techniques. Pour tirer l’enseignement du reflet, il faut le voir comme tel.
S’il est confondu et assimilé à une source, il est une source d’effroi et de stupeur.
Comme un animal qui aboie face à son reflet. Ce que permet la technique est à double
tranchant. Si le reflet est considéré comme la source, son équivalent exact, il n’y a
aucune question qui émerge. Seule la préoccupation pour ce reflet viendra supplanter
celui pour sa source. Produire des objets techniques qui sont la matérialisation d’une
partie de notre connaissance est la possibilité d’avancer en l’oubliant. Une règle,
une fois formalisée comme un élément de programme, peut être oubliée. Elle est
observable dans son action. On ne la subit que de l’extérieur. Automatiser le respect
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 110

de certaines contraintes urbanistiques, d’affichage des surfaces à respecter ou des


cotations permet de libérer l’esprit qui peut ainsi se consacrer à l’imagination pure.
Certes, les contraintes peuvent aider à l’invention. Mais l’oubli veut surtout dire le
désapprentissage des réflexes pavloviens acquis par l’expérience. On peut réenvisager
des formes architecturales qui, peut-être, demandaient à se souvenir de trop de règles
pour être conçues et travaillées. Le projet d’urbanisme « One North Masterplan » de
Zaha Hadid permettait de garder hors de l’esprit toutes les contraintes économiques
sans pour autant les ignorer. L’architecte pouvait ainsi les oublier et laisser libre cours
à son imagination et à son esthétique très particulière. Il en est de même pour les
outils développés par Gehry Technology. Elles permettent à Franck Gehry d’oublier
toutes les règles, les contraintes et les réflexes. Dans le film sketches de Sydney
Pollack, on voit qu’il ne se concentre que sur l’aspect plastique. Toute sa créativité
est engagée dans cette recherche d’évocation par les formes. Il explique qu’à ses
débuts il faisait une architecture plus standard. Qui n’était pas ce qu’il aimait faire.
L’outil lui a permis d’oublier des parts de ce qu’il savait sur l’architecture pour se
concentrer sur ce qu’il ne sait pas encore. Cette part d’inconnue, il peut l’explorer
au fil des projets. Un architecte qui sait concevoir ses outils peut se libérer l’esprit.
Si une connaissance commence à devenir trop encombrante dans son processus de
conception, il peut l’oublier en ajoutant un objet technique virtuel qui s’en occupera.
Pour y parvenir, il faut qu’il parvienne à formaliser assez clairement ce savoir.
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 111

4.3.3 Partenaire de jeu

Au regard des cassandres des philosophies du travail et de la technique, je ne


peux m’empêcher de croire qu’il reste de l’invisible. Que la culture a quelque chose à
dévoiler face à la nature qu’elle a dénudée. Pour voir ce qui est invisible, il faut faire
tomber les illusions qui masqueraient l’émergence d’une singularité dans le monde.
Une phénoménologie la plus basique et appliquée dans un sens le plus littéral peut
nous apporter des ouvertures sur l’indicible. C’est dans l’illusion des sens, dans leur
imperfection que je vois une alternative à l’échec du monde technique tel qu’il est.
Par le concept d’illusion, je pense aux automates de Descartes, ceux qui, portant un
chapeau, donnent l’illusion d’être des hommes. La philosophie nous rappelle quil faut
se garder des sens trompeurs. Mais de la fenêtre, un homme ou un automate, il n’y
a aucune différence. Pour le concepteur, dans les moments de création le jugement
ne doit pas être suspendu, car il détient une richesse inestimable. Ce n’est que si l’on
s’approche que l’on distingue l’homme de l’automate. Cette distance est l’enjeu d’un
devenir technique. Avec la distance, tout semble vrai et c’est avec le vraisemblable que
le monde se construit. L’expérience décrite par Turing dans son article « Computing
Machinery and Intelligence » 37 , est une mise à distance. Cette mise à distance est
un test de la sensibilité humaine. Il consiste à faire communiquer un homme et une
machine seulement par texte interposé. Ainsi, l’homme doit deviner s’il parle avec
une machine ou un être humain.

L’homme arraisonne la machine. Ce n’est plus un test pour voir le vrai, mais pour
voir si le faux arrive au vraisemblable. Entre les automates de Descartes, et le test
de Turing, il n’y a qu’une différence d’échelle. L’un s’en sert comme hypothèse pour
douter de tout et s’ériger un palais de raison, l’autre s’en sert pour se tromper et,
s’il se trompe, son monde de raison se consolide.
Il est possible de corrompre la marche technocratique pour établir un partage du
37. Souvent qualifié de test de Turing, ce texte tente de prouver que, du point de vue de l’in-
telligence, c’est-à-dire en opérant une séparation radicale entre le corps et l’esprit, il sera de plus
en plus difficile, à mesure que le temps passera, de faire la différence entre un être humain et un
ordinateur [31]
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 112

pouvoir. C’est la « stratégie vivante », celle du virus qui est la solution – plus qu’un
renoncement ou la condamnation péremptoire de la technique.

L’architecte concepteur ne travaille plus, il joue. Il joue à s’infiltrer, à s’illusionner,


à se tromper, se faire peur. Les figures du Jeu, développé par Roger Caillois [10] sont
les quatre directions 38 vers lesquelles il peut se transporter avec son partenaire de
jeu. Bien que par le statut de professionnel il est objectivé comme responsable, il est
mis comme un « fusible » d’une politique moderne. Dans son action publique il doit
« travailler » et n’être plus qu’une profession – libérale, mais pas libéré.

À la question : que représente pour vous [votre] l’ordinateur Shoei Matsukawa


répond qu’il y voit un partenaire. À l’échelle où il travaille, à proximité du fonction-
nement interne, l’ordinateur ressemble à un partenaire. Un partenaire extra-humain,
autre fondamentalement. Mais c’est ce qui fait tout son intérêt – tant que d’autres
formes de vie intelligentes ne viennent pas concevoir avec nous.
Comme le « test » de Turing ou le doute de Descartes sur les hommes a chapeau,
dans la pensée rationnelle d’une machine, il n’y a pas d’homme. Mais ça ne l’em-
pêche pas d’être un partenaire théorique. Phénomènologiquement, l’illusion se fait
pendant un bref instant et elle est féconde. Coder, comme converser dans une langue
étrangère, mais avec un partenaire infiniment patient, calme, borné. C’est suffisant
à cette échelle, de ce point de vue pour en faire un partenaire de conception. Alors
que certains ne voient qu’une relation maitre - esclave, un homme qui se machinise
pour commander une machine ou un travailleur comme un autre, d’autres entrevoient
l’opportunité de cette altérité.
Les programmeurs de métier (l’ingénieur informatique) ne voient pas leur travail
comme quelque chose de créatif. Pourtant leur activité peut être considérée comme
telle. Certains artistes contemporains pratiquent la programmation de façon créa-
tive 39 . C’est dans l’intention que se trouve toute la nuance. Le concepteur « parle
38. l’Agôn : la compétition, l’alea : l’aléatoire, la Mimicry : l’illusion, l’Ilinx : le vertige
39. voir le travail de Nicolas Schöffer pour l’art cybernétique et Tomonaga Tokuyama qui est un
artiste programmeur
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 113

avec » la machine non pas pour la commander mais surtout pour s’explorer lui-même.
En somme, il joue.
L’homme n’est tout à fait homme que là où il joue.
Friedrich von Schiller
5 CONCLUSION 114

5 Conclusion
L’avenir technique entrevu semble robotique et bio-technique. L’intelligence ar-
tificielle annonce une tendance vers une forme de vie artificielle. L’esprit comme le
monde tend à être assisté, augmenté, étendu.
Ce paysage peut sembler effrayant ou radieux. Mais pour conclure sur le devenir
machine, je me garderai bien de faire des prédictions de futurologue qui prendront
l’aspect d’un rétro-futur dans quelques années. Comme je l’ai exposé, la pensée doit
se développer par l’expression de processus plutôt qu’en terme de finalité. Annoncer
la finalité de ce présent, c’est vouloir le chosifier par une téléologie.
Pour les concepteurs, ce sont plutôt les outils pour penser le devenir qui méritent
d’être exposés. Ils permettent d’envisager les choses en termes de processus et de
potentiel. Pour cette navigation parmi les possibles, certains points de repère per-
mettent de discerner l’orientation des courants.

Dans un premier temps, le devenir technique à l’âge numérique doit être pensé dans
sa relation avec le travail. Il faut envisager le travail à travers l’inconfort et le désir de
création. La volonté de ressentir son pouvoir sur le monde situera le devenir technique
autant dans l’âge numérique que dans les autres âges. L’inconfort entretient une
illusion qu’il faut se garder d’établir comme justification, comme cause, de l’avancée
du devenir technique. L’inconfort est le milieu, l’environnement. Il faut penser sa
relation avec la technique avec la même subtilité que les naturalistes. L’inconfort
d’aujourd’hui est peut-être le confort de demain.

Ensuite, c’est la notion de contrôle et de boucle qui donnent un critère à celui qui
conçoit, invente et participe à ce devenir. Qui contrôle quoi et quoi contrôle qui ?
Autant dans les dimensions pratiques et politiques, cette question dirige le devenir
technique. Derrière la créativité spontanée d’une invention vient le système, le plan
d’immanence, qui sera l’horizon des autres objets techniques. C’est la notion, la
boucle du contrôle et sa dialectique qui vont définir l’orientation du plan.
5 CONCLUSION 115

Enfin, la notion d’inconnu obsède le devenir technique. Les limites de l’impossible


ne sont pas repoussées intentionnellement. C’est pour définir les limites du possible,
de la pensée, de l’univers que la science et les inventeurs brouillent les frontières. La
technique s’affaire dans l’espace public. Elle échappe aux modes de contrôle et ne
suit pas une fin particulière. Mais comme la nature, elle ne va que vers l’inconnu, les
espaces déjà conquis sont délaissés.
Ces outils sont dépendants du regard. Leurs pertinences s’affirment par l’intention
qu’on leur porte. La mobilité du point de vue est peut-être une clé pour assurer
la liberté inventive du concepteur. Une épistémologie du quotidien est l’exercice de
contrôle qui permet d’entretenir celle-ci.
RÉFÉRENCES 116

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augmente de 20 % les performances aux tests d'acuité visuelle. Attention, les jeux trop
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