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Joaquim Silvestre
25 septembre 2010
Résumé
Cet essai dresse un tableau de la technologie dans sa dimension cultu-
relle et ses applications dans le domaine de la conception. Le rapport avec la
technique définit l’homme. C’est cette définition de l’Homme qui servira de
point de départ à un changement de point de vue. L’outil concentre l’enjeu
de ce changement. Il est le médium par lequel l’homme modifie le monde.
L’architecte, figure, représente un monde possible. Avec ses outils de concep-
tion, qu’ils soient manuels ou intellectuels, c’est dans une position névralgique
qu’il participe à ce changement. Il est donc question de proposer un nouveau
point de vue sur la technique pour les concepteurs. Changer leurs regards est
un enjeu crucial qui passe par la proposition d’une vision. La technique in-
formatique, au niveau de développement qu’elle a atteint, constitue le point
d’inflexion qui permet d’orienter franchement le devenir de la technologie. Elle
concentre le contrôle de l’ensemble des outils et dans sa fonction principale
change le rôle de l’homme. Il n’est plus celui qui les représente les unes par
rapport aux autres. Une partie de cette représentation est automatisée et les
machines tendent à rendre leurs relations explicites. Le champ initial des ma-
chines est la manipulation de la force. Son extension à celle de l’information
retranche l’homme dans sa fonction la plus substantielle : la pensée.
1
2
TABLE DES MATIÈRES 3
5 Conclusion 122
Bibliographie 124
1 INTRODUCTION 5
1 Introduction
Mon champ d’investigation est la relation que les architectes entretiennent avec
leurs outils numériques pendant le processus de conception. Dans cette relation avec
l’outil, j’isolerai la notion de contrôle comme objet d’étude. Celle-ci tient une place
centrale dans l’histoire de la cybernétique. C’est par elle que l’on peut mener une
étude pertinente sur la question du devenir de la technologie. Le travail de conception
architecturale est concrètement réalisé par l’interaction d’un concepteur et de ses
outils. Dans le cadre d’une transformation profonde des outils de conception, la
méthodologie de conception se trouve elle aussi transformée. Cette transformation
fait écho aux mutations des formes et des façons d’habiter. En effet, on peut voir la
même analogie de relation entre l’acte de concevoir par l’outil et l’acte d’habiter par
la maison. En concevant, on invente ou réinvente un usage, ce qui est semblable à
l’action d’habiter par laquelle on réinvente une façon d’être au monde.
cette partie établit-elle une boucle de contrôle avec cette somme technique qui le dé-
passe ? L’agrégation de ce système autour de l’individu pose la problématique de la
conception sous l’aspect du contrôle. En effet, les outils numériques représentent une
distribution du contrôle. Ce qui est résolu par la machine n’est plus sous le contrôle
strict du designeur. Il y a une forme de lâcher-prise sur le design qui est substantiel
des outils. Pourtant, le design est une affaire de contrôle. C’est un processus diamé-
tralement opposé à celui de laisser les choses se faire complètement au hasard sans
un regard critique et lucide. Comment contrôler le lâcher-prise dans la conception
architecturale assistée par les outils numériques ?
Je pose comme hypothèse de réponse que cet ensemble technique nous oblige à
réinventer des notions et des concepts pour concevoir l’architecture. Cette réinvention
passe par un déplacement du regard sur les relations entre l’homme, la machine et la
nature en tant que philosophie.Ainsi, le concepteur peut avoir accès à une autre part
de lui-même. Cette part est le processus génératif de ses conceptions. Il lui permet
de penser le design en terme de processus inachevé et ouvert plutôt qu’en terme de
forme finie.
Le mémoire va suivre le plan suivant :
– Dans une première partie, j’exposerai en quelle mesure l’adoption de la ma-
chine à tendance à modifier la nature de l’homme. Pour développer ce propos,
je développerai ma réflexion sur trois articulations. La fréquentation de la ma-
chine tend à constituer une seconde nature qui modifie notre regard. La nature
première est perçue en terme de fin et de moyen. Elle n’est saisie que par un
appareillage qui institue une objectivité et relègue la subjectivité sur un autre
plan. Cette modification du point de vue sur la nature tend à changer l’homme.
Il est un être de culture qui se pense comme issue de la nature. Par son regard
sur la nature, l’homme modifie la perception qu’il a de lui même. L’aspect ma-
chinique qu’il observe dans la nature se transfère en lui. Ainsi, Descartes [17]
assimile les passions de l’homme à un mécanisme et Pascal soutient qu’une part
de l’homme est mécanisme. L’aspect sacré de l’âme humaine suivant le déclin
de la transcendance religieuse, l’homme n’en devient que plus mécanique. Ce
qui le distingue de l’animal est la dignité élaborée par les concepts humanistes
1 INTRODUCTION 7
des lumières. Ils définissent l’humain, non plus par le statut créature élue de
Dieu, mais par la négative : Ce qui est homme est ce qui n’est pas sauvage.
Mais, ce qui distingue l’homme de la machine et la machine de l’animal tend à
se réduire à mesure que le monde est dévoilé. Les questions de bioéthique, de
clonage ou d’embryon chimère illustre bien le flou éthique. 1
Les outils qui aident à créer d’autres outils détiennent une place primordiale
dans cette généalogie des idées. Ces outils qui nous sont utiles demandent une
adaptation nécessaire de notre part. C’est par le rapport que nous entretenons
avec eux que le sens de l’invention est influencé. Le paradigme de l’utilité a
contraint le sens de l’invention dans une voie qui d’un point de vue éthique
et moral rencontre des difficultés à conserver une cohérence d’ensemble. Ce
déplacement des frontières de ce que nous percevons comme naturel, animal ou
humain se résume, sans connotation négative, par le terme « devenir machine ».
1. Pour citer un exemple, je prendrais le cas des recherches en embryons chimérique. Le clonage
humain est dénoncé d’un point de vue éthique. Pourtant, si le génome à un pourcentage de gène
animal, il n’est pas considéré comme humain. La HFEA – Human Fertilisation and Embryology
Autority, agence de biomédecine britannique – a ainsi autorisé les expérimentations sur ce type
d’embryon. On comprend le caractère un peu absurde de cette morale qui dans un premier temps
autorise l’expérimentation sur l’animal. Comme si celui-ci était une machine que l’on pouvait dé-
monter. Mais cette grandeur humaine inaccessible pour l’expérimentation peut se négocier avec une
adjonction d’un pourcentage de gène animale. Je ne plaide pas pour une cause plutôt qu’une autre,
mais je souligne que la notion de qualité « homme » se résume à une question quantitative.
2. Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique, il sert la
machine.
1 INTRODUCTION 8
Celui-ci peut s’établir sur diverses modes qui dépendent de l’approche avec
laquelle on aborde la question d’inventer.
– Je voudrai exposer dans la seconde partie une de ces approches. C’est une
construction mentale du monde qui appelle un autre devenir machine. La
seconde partie symbiotique une approche symbiotique du «devenir technique»
se déroule en trois sous-sections. Dans un premier temps, c’est une politique
d’un humanisme technologique qui va entamer un déplacement du point de
vue vers la seconde section qui développera l’idée d’une espèce supplémentaire.
Pour comparer et comprendre cette «espèce», elle sera mise en comparaison
avec le concepteur sur une échelle de valeur commune. La machine abstraite
sera l’espèce machinique et la machine à sens résumera la fonction de l’humain
dans le processus créatif. Je mettrais en lumière la relation symbiotique qui
peut s’établir entre ces deux « machines ».
Un autre arrêt sur image sera sur le caractère de ces outils et de leur rapi-
dité. Il permet de placer la navigation à un niveau instinctif, mais, aussi, la
1 INTRODUCTION 9
Cet inachèvement peut aider à penser le projet dans le devenir. Cette forme
de la forme, ce qui ne s’inscrit pas dans un processus, c’est sa genèse. Elle
devient cruciale, car la matière a été annihilée. Puis la forme, par les scripts
est infiniment variable et déterminée, mais indéterminable dans son ensemble.
Seule l’idée reste un repère dans cet océan d’informations.
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L’homme des usines décrites par Marx se trouve ainsi utile dans une chaine de
production.Il comble les fonctions que l’on ne peut pas encore faire exécuter aux
3. Sur les ordinateurs, le clavier «AZERTY» n’est plus nécessaire. Il peut même être remplacé
par un clavier alphabétique pour un usage plus intuitif ou un clavier «Bépo» pour une rapidité
d’exécution optimisée pour la langue française.
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machines. En devenant une partie de l’usine, une sorte de rouage, il devient utile
à celle-ci. Ces formes techniques issues d’autres besoins techniques sont assez cou-
rantes. L’architecture a, elle aussi, son lot de contrainte industrielle. Tant sur le plan
de la préfabrication de ces éléments constitutifs que sur le mode de vie qu’elle im-
pose aux hommes. Certes il ne faut pas forcément observer ce phénomène comme une
emprise sur notre liberté d’homme. Mais il y a un dialogue qui s’installe entre les be-
soins créés et assouvis par les objets architecturaux. L’architecture comme machine
à habiter devient une architecture pour machine. Les procédures de sécurité, les as-
censeurs, les réseaux électrique et hydraulique sont autant de machines, de systèmes,
qui nécessitent notre attention.
Si les machines étaient vivantes, elles nous seraient autant redevables que nous le
sommes envers elle. Nous les créons et les entretenons comme l’oiseau nourrit ses
oisillons. Ce que la forme de vie la plus primitive réalise par elle même pour se main-
tenir dans «l’étant» doit être le fruit d’une attention constante pour les machines.
Pourtant ces objets, inventés pour notre intérêt, prennent une autre tournure depuis
la révolution industrielle. Leur intérêt devient relatif. Ils se définissent en fonction
de l’économie, de la culture ou de la mode, mais n’ont pas une utilité pour l’indi-
vidu de façon directe. C’est seulement de façon détournée, en passant par une utilité
pour le groupe, la communauté, que l’on peut justifier de leur utilité. Et encore, le
sens de ce qui est le bien suprême de l’homme demande à être clarifié vis-à-vis des
autres bien. Il est ainsi difficile de discerner jusqu’à quel point le divertissement est
nécessaire ou dans quelle mesure l’espèce humaine doit elle proliférer. La disparition
totale et sans descendance de certains outils illustre bien le caractère relatif de cette
utilité. Pour certains outils complexes, couteux, polluants, on peut douter de leur
réelle utilité pour nous dans ce monde. La généalogie des outils n’a rien de rationnel
ou darwinien. Il semble même que nous en devenons utiles pour maintenir ces outils.
Ce qu’on pourrait considérer comme un dévoiement des outils d’un point de vue
téléologique n’est que la conséquence de leur conception partielle et fragmentaire.
Ils sont conçus comme des objets utiles. Ce qui ne suffit pas à les maintenir dans le
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L’industrialisation est le coupable idéal pour caractériser cette perte de sens. Les
récits des ouvriers sur le sentiment de désœuvrement ou sur les conditions de travail
et les cadences imposées témoignent à l’encontre de l’industrie. L’industrie est à
comprendre comme un système et non comme un instant, une révolution qui arrive
subitement et redistribue les cartes pour le meilleur et pour le pire. Ce système est
constitué par l’interaction d’agents. Les agents n’arrivent pas tous en même temps
et ils ne sont pas tous nécessaires. Comme pour un biotope, il y a des redondances et
une certaine capacité de reliance 4 . Cette notion de système est explorée par Bernard
Stiegler dans son livre "La technique et le temps[40]".
Il y a un mouvement de prolétarisation qui prend une forme « automatique » dans
le sens où celle-ci est indexée sur la structure sociale qui tend à formaliser tous les
savoir-faire en protocole exécutable par ou avec les machines comme partenaire privi-
légié. Mais cet automatisme vient du regard dans lequel la technique est entretenue.
La technique est juste envisagée pour servir.
Les mêmes normes de moyens et de fins s’appliquent aux produits. Bien qu’ils
soient une fin pour les moyens par lesquels on les produit. À la fin du processus
de fabrication, ils ne deviennent jamais, pour ainsi dire, une fin en soi, tant qu’ils
demeurent, du moins, un objet à utiliser. La chaise, qui est la fin de l’ouvrage de
menuiserie, ne peut prouver son utilité qu’en devenant un moyen. Soit comme objet
que sa durabilité permet d’employer comme moyen de vie confortable, soit comme
moyen d’échange. C’est par l’œuvre que l’homme transcende sa condition prolétaire.
En réalisant une œuvre personnelle ou collective, il transcende sa condition. Malgré
l’orientation actuelle du devenir technique la réappropriation est encore possible. (À
4. Entendu au sens du concept d’Edgar Morin dans le tome 4 de « La méthode » : l’art de faire
des liens
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Pour un ouvrage sur la technique – et plus précisément celle ayant attrait avec
l’automatisme – il convient de préciser certains termes. Ils sont dans le même champ
lexical, mais présentent une certaine nuance. Ainsi, pour placer un premier axe je
distinguerai la machine de l’outil.
5. Do It Yourself : faites-le vous-même.
6. Le monde comme une chose dessinée
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Idéalement, on devrait savoir se servir de tous les outils que l’on utilise. Savoir leur
fonctionnement, leur histoire, leur usage pour pouvoir les détourner consciemment.
Pour en utiliser beaucoup, il faudrait avoir un don de psychométrie. Et ainsi, pouvoir
déjouer et savoir employer toutes les idéologies et les sous entendus que cache l’outil.
Il est évident qu’on ne peut maitriser tous les outils et que le lien entre un outil et
son utilisateur est fort. Il ne se constitue pas seulement d’un savoir, mais aussi d’une
pratique.
9. Until algorithms are written by architects for architects, there will always be unanswered
questions of this kind. Programs such as Alias, Maya, 3D Studio, FormZ, and Autocad, all presume
certain architectural values. They contain latent styles and ideologies that powerfully condition each
object constructed with them. These styles and ideologies do not necessarily modify or transform
the discipline of architecture because they have little knowledge of such an idea.
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Quel que soit l’outil, il y a un danger qu’il puisse fausser nos idées. 10
Christian Gänshirt [18]
L’outil présente le risque de nous imposer l’idéologie dont il est issu. On peut certes
essayer d’aller contre cette tendance de l’outil et s’en servir comme un "mur pour jouer
contre". Comme les critères d’un manifeste peuvent-être des outils conceptuels 11
et pas seulement un recette à suivre – surtout dans le cas de Dogme 95 qui est
assez drastique si on s’en sert tel quel. Ce détournement de l’usage est un outil de
« conception » qui prend le dessus sur les nécessités d’un outil de production. Pour
un architecte, c’est par exemple, le pari de faire sa maquette conception sans utiliser
de colle pour les assemblages. Mais pour que cette domination soit effective, il faut
que le concepteur ait conscience des forces avec lesquelles il manipule les choses.
La complexité vient du fait qu’on ne peut distinguer aussi simplement des outils de
conception « conceptuels » et des outils de production matérielle. Il y a un entre-
deux. Surtout dans l’architecture où le produit n’est pas développé. Il n’y a pas de
prototype. Il n’y a que des outils de production des représentations.
Pourtant un regard profane peut projeter sur un outil un usage qui est détaché des
intentions originelles de celui qui a élaboré l’outil. Cet usage sera fondé sur le regard
que le concepteur porte sur le monde. La forme, la situation ou l’environnement
peuvent aider à définir cet usage. Le danger de falsification n’est finalement effectif
seulement lorsque l’individu s’abandonne à l’outil. Qu’il considère l’outil comme une
machine. C’est à dire, une machine devant produire une chose concrète remplissant
une utilité prédéfinie. Il faut réussir à regarder l’outil – même le plus commun –
comme une source de possible. Des possibles dans son usage, sa mise en œuvre, sa
forme, et toutes ses dimensions. L’outil est polysémique. Il peut être tout et rien.
Comme un enfant qui fait d’un sèche-cheveu un fusil galactique. Le concepteur peut
10. There is a danger with any of the possible "tools" that they could falsify our ideas.
11. Je fais ici référence au Dogme 95. Un manifeste écrit par de jeunes réalisateurs danois. Dans
l’entretien de l’un d’eux, il explique que ces critères étaient comme un mur contre lequel jouer ce
qui était en somme plus libérateur que l’épais duvet confortable qu’on ne peut jeter.[22] .
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s’autoriser une mutation du sens. Il peut se libérer comme l’enfant, mais doit garder
la conscience. La plasticité du sens d’un outil a-t-elle une limite ? L’outil n’est-il en
somme qu’un matériau pour la pensée ? Et dans ce cas, l’outil est-il encore un outil
dans son sens fondamental ? Il est en somme une matière, une ouverture. Ce qui est
en somme l’inverse de la fonction de l’outil.
L’outil peut être défini – prendre un sens – par sa relation avec la matière. En
dissociant ce qui est matière, ce qui est outil et de quel outil est cette matière. Ainsi
on remet en perspective les différents acteurs de cette relation. La matière est ce
qui reste, ce qui est creusé, ajouté. Elle est d’un certain point de vue continue. Car
elle est « matière » même si elle est assemblage d’outils potentiel. Relier l’idée de la
matière à l’image mentale de la glaise est bien commode. Mais, elle masque toutes
les subtiles relations qu’entretiennent les éléments assemblés et leur liant. La colle
est une matière, car elle a ce caractère continu des liquides. Pourtant le clou semble
moins être une matière. Certes, il reste dans le produit final. Mais il n’a pas le même
statut. Il permet le maintien, il « donne » la structure. En somme, il fait un peu le
travail d’un outil. Il n’est pas si passif que la matière qu’il assemble. Il est travaillé
par un outil, le marteau, mais on ne peut dire qu’il est au même niveau que celui-ci.
Et que dire du moule ? Le moule en sable ou en cire à usage unique ? Ils ne restent
pas dans le produit final et ont toutes les propriétés « actives » d’un outil. Seule
sa « matière plastique » trouble notre entendement comme le morceau de cire de
Descartes[16] interroge notre mode de connaissance.
On pourrait employer le mot « consommable » ou matériel pour masquer ce
trouble frontalier. Mais il faut admettre que, dans le cadre de la conception, beaucoup
de matière et d’outils deviennent des consommables. Nous avons un mélange d’outils-
matière – qui d’un point de vue panthéiste – s’auto façonne. Donc, nous dirons que
pour la conception un outil est pour la matière, mais que pour l’esprit tout est matière
de ses outils-concept.
Ainsi, l’outil est fondamentalement falsificateur, car il est par nature imparfait
et partiel. Il doit falsifier, car il doit masquer une part du monde. Il doit permettre
d’isoler un usage de la force sur la matière, et la donner à manier de façon plus
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efficace pour l’homme. Donc on peut faire d’un marteau un décapsuleur ou un levier,
mais à partir de ce moment il devient aussi du matériel. Même s’il n’est pas présent
physiquement dans l’objet final. Il est présent à l’instant où il est vu détaché de son
usage. Il devient matériaux d’assemblage intellectuel.
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Comme le fait remarquer Leroi-Gourhan[32], l’homme tend par ses outils à faire
disparaitre le geste. Cette externalisation progressive de fonctions s’établit à l’avan-
tage de la parole. Le mode verbal semble privilégié pour les usages de l’analyse et
la rationalité. Le geste est rattaché aux fonctions visuelles de l’esprit, c’est-à-dire
aux capacités de synthèses. Cette dialectique entre verbal et visuel, geste et parole,
analyse et synthèse, n’est pas à imaginer comme une opposition, mais plutôt une
relation de complémentarité. Seul un pur esprit désincarné peut prétendre concevoir
à l’aide de la seule raison.
Dans l’apprentissage, le corps est engagé par tous les sens. Les bases de la mémo-
risation se fondent sur les perceptions du corps. Les mots, les concepts ne sont pas
mémorisés telles des idées platoniciennes. Elles sont un ensemble de sons, d’images,
d’odeurs, de gestes. Même les idées les plus abstraites sont rattachées à une sensation
interne du corps. Le corps est essentiellement « percevant ». Comme le fait remarquer
Hume[24], c’est le renforcement des connexions qui établissent le fondement de l’intel-
lect humain. Le rattachement de plusieurs perceptions d’un même objet nous donne
l’idée de cet objet. L’invention d’une chose non perçue n’est qu’une recomposition
de diverses sensations perçues.
Pour les concepts plus abstraits tels que «l’ontologie» ou «l’espace», on pourrait
rétorquer que le monde extérieur n’offre pas de perception directe de ces notions.
Elles sont pourtant définies par un ensemble de termes qui eux sont rattachés à une
réalité perceptible. Hume en donne exemple avec l’idée métaphysique de force qu’il
dissèque en de bien communes perceptions.
C’est dans le même esprit que j’essaie de proposer un découpage de la notion
d’espace. L’espace pourrait être l’association de la sensation de kinesthésie, celle de
la matière et l’image mentale d’un négatif photo. On comprend de façon sensible que
l’espace est comme le négatif de la matière qui nous permet de ressentir la kinesthésie
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Certes, les bâtiments une fois érigés étaient déjà ouverts à la critique, mais leur
préfiguration a permis d’accroître le rôle du verbe par la critique de celle-ci 12 . Le
corpus des représentations littéraires et picturales a permis d’atteindre une forme
plus intellectuelle et culturelle de l’architecture. On raisonne avec des images de
référence qui autorisent à mener une forme de conception par le dialogue avec les
partenaires. Le langage étant conventionnellement plus partagé que le geste. Le geste
devient interne, il devient sensation mentale. Dans la conception, le ressenti revêt une
forme plus discrète que le geste du savoir-faire.
12. Bien que ce soit peut-être un dévoiement de l’architecture. Le jugement des représentations
est-il valable pour la qualité spatiale et architecturale ?
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Le composant essentiel est le processeur. Seul, il n’est pas une machine universelle
discrète à moins d’en avoir une définition très lâche. Le processeur est un pur manipu-
lateur de signes. Il n’est pas l’externalisation d’un geste, mais celui d’une opération.
Une technique de l’esprit, une «noo-technologie», qui avait été internalisée par la
culture. C’est justement ces concepts très éloignés de la sensibilité qui sont réinté-
grés dans l’objet du processeur. Réintégrés, car ils sont sorti de l’esprit humain. Mais,
il a fallu les incorporer pour que l’usage des calculs les plus élémentaires deviennent
naturels. Désormais ils sont intégrés dans la machine.
On peut distinguer les ressources comme les espaces servants et les espaces servis.
Les espaces servants, c’est-à-dire les composants qui permettent de saisir qui sont
communément appelés « input » : les capteurs, les boutons, les potentiomètres, les
accéléromètres, tout ce qui est manipulable par l’homme, tout ce qui peut saisir l’en-
vironnement. Mais aussi ceux qui permettent d’exprimer qu’on nomme « output » :
les témoins lumineux, les moniteurs, les haut-parleurs. Mais il y a aussi les modules
spécialisés qui ne sont pas reprogrammables, mais qui réalisent des opérations assez
standard.
Les espaces servis, c’est ce qui coordonne le tout. Cela représente une infime partie
de la machine. Et c’est le contrôle et la programmation de cette partie qui fait passer
une machine quelconque au stade d’ordinateur. Le contrôle des « espaces servis »
permet de contrôler les espaces servants et ordonner leur interaction. Si par exemple
nous ne contrôlons que les inputs sans pouvoir indirectement contrôler l’espace servi
nous sommes face à un ensemble de calculateurs interfacés avec des périphériques
d’entrée et de sortie, mais pas devant un ordinateur. Le contrôle de l’espace servi
est une question problématique. À quel degré doit-on pouvoir contrôler l’espace servi
pour estimer être face à un ordinateur ? La plupart des usagers n’ont aucun contrôle
sur cet espace servi.
l’ordinateur étaient des machines auxquelles on n’avait pas encore retiré la fonction.
L’ordinateur est une machine à tout et à rien à la fois. L’oblitération de la fonction
allait les délivrer et les rendre abstraites, vierges.
Les ancêtres des ordinateurs étaient les calculateurs et pendant longtemps calculer
était le seul souci. La Pascaline avait pour seule capacité les calculs arithmétiques
simples. La tabulatrice Hollerith en 1890 pour le recensement, et en 1937 pour le tra-
vail de comptabilité nécessaire pour la loi sur la sécurité sociale du New Deal montre
un début d’ouverture. Il s’agit toujours de compter, mais il faut compter diverses
choses, de façon organisée.
Konrad Zuse fabriqua le Z1 en 1938. Il voulait rendre plus faciles des jours entiers
de calcul pour les profils aéronautiques. Idéalement. S’il avait été terminé. Il aurait
été capable de dessiner– ou plutôt de calculer – un pont entièrement. À chaque fois
l’ordinateur fut inventé avec une fonction imposée. Celui que nous pratiquons désor-
mais est détaché d’une fonctionnalité précise. La grande innovation fut d’oblitérer
la fonction concrète pour ne laisse qu’une fonction abstraite. Ainsi, l’acheteur, le
propriétaire, est libre de définir ce qu’il faut compute.
Les outils externalisant les fonctions sont littéralement réintégrés dans le corps
ou à son contact. L’exemple de la réalité augmentée ou du téléphone portable sont
symptomatiques de notre époque. Le portable réintègre au plus près la fonction du
téléphone qui avait investi les foyers, le lieu du groupe. Le téléphone étant le rappro-
chement du télégraphe qui était une machine dans l’espace publique. Pour la réalité
augmentée, ce sont les fonctions d’un guide, d’une carte et d’une boussole qui sont
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Toute cette collection d’outils dans l’atelier du concepteur est encore externe. Ils
sont le fruit d’une lente externalisation de gestes de fabrication, de conception. Peu
à peu, les outils, les machines sont miniaturisés, modélisés, pour être plus accessibles
d’un point de vue économique et ergonomique. Elles peuvent ainsi être «concentrées»
dans l’atelier. La promiscuité, les interconnections, l’interopérabilité et la vitesse sont
les ingrédients de la synergie des machines et du concepteur.
Pour le designeur industriel, ils reproduisent les contraintes de production. Un
concepteur de serrure travaille essentiellement avec un tour et une fraiseuse, car ce
sont les machines-outils industrielles qui seront utilisées pour fabriquer ses modèles
14. Batman, Spiderman, IronMan et Superman sont des super héros issue des comic book (bande
déssinée américaine). Ils illustrent des héros aux capacités extraordinaire. Ces capacité sont souvent
le fruit de l’hybridation entre l’homme et un concept.
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Quel que soit le degré d’intégration, de proximité, il y a une frontière érigée par les
périphériques d’entrée. Tous ces capteurs, ces dispositifs de saisies prennent le phé-
nomène continu du monde et le transforment en élément discontinu. Cette nécessité
imposée par les spécifications du langage binaire universel va imposer un découpage
de la nature. Le monde se trouve réduit à ce que la science veut en dire.
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Cette idée de la nature comme une grande machine mystérieuse est héritée de
l’approche cartésienne. Elle est pragmatique et efficace et nous a permis de faire
d’abondantes découvertes. En instituant un dualisme entre substance matérielle et
substance mentale, la nature est divisée en deux réalités distinctes : la conscience
sensible et la construction scientifique. C’est ce que le philosophe A.N. Whitehead
dénomme la bifurcation de la nature. Il souligne l’aporie cartésienne latente 15 et
propose le concept d’organisme pour résoudre cette bifurcation.
sur une approche cartésienne de l’espace et du temps. Par contre l’espace et le temps
vu par Einstein dépassent le socle philosophique proposé par Descartes. Einstein est
en quelque sorte un philosophe de la nature. Il a établi une théorie scientifique et a
proposé une autre façon d’expliquer le monde. La plupart des objets techniques qui
nous entourent ne puisent pas les ressources de la relativité. Un moteur de voiture
fonctionne et se limite au monde newtonien. Par contre, les GPS n’y fonctionnent
pas. Ils puisent dans les rouages mis à jour par Einstein et sa théorie de la relativité.
Une des dernières théories en date est la théorie des cordes. Elle est à la frontière
entre science et philosophie. En effet, elle n’offre pas encore d’expériences qui per-
mettent de la valider. Elle est une explication du monde qui n’entre pas en conflit
avec les dernières observations et mesures du monde. (Malgré que ces observations et
ces mesures soient construites avec des appareils issus des anciens paradigmes.[29])
La nature est finalement ce que le dernier paradigme scientifique en dit.
Dans la pratique, elle est réduite à ce qu’en disent les paradigmes qui ont produit
les appareils pour saisir la nature. Il faut concéder que se limiter à la physique new-
tonienne est encore assez efficace. Maitriser ces nouvelles façons de voir le monde
n’est pas évident. De plus, leur échelle de fonctionnement ne parait pas toujours
compatible avec des applications pratiques.
Il existe des philosophies qui offrent des visions encore valables de la nature. Elles
n’entrent pas en contradiction avec les dernières observations ou quand c’est le cas
elles sont assez développées pour élaborer une critique du mode d’acquisition de la
donnée. Celle-ci entrant en contradiction. La philosophie de Bergson est un exemple
assez probant. Elle donne une explication du monde cohérente. Pour les points sur
lesquels elle entre en contradiction avec les théories contemporaines, elle propose une
critique théorique plausible. C’est ce qui s’est passé quand Einstein et Bergson se sont
rencontrés. Bergson critiqua la vision du temps sur laquelle Einstein s’appuyait pour
développer sa théorie. La notion de temps chez Bergson est toute singulière. Il est
certes plus difficile de mettre au point une expérience pour vérifier une théorie scienti-
fique issue de la philosophie de Bergson. Elle est néanmoins peut-être plus juste. A.N.
Whitman propose aussi une philosophie de la nature assez contemporaine. Postérieur
2 EN QUELLE MESURE DEVENONS NOUS MACHINE ? 38
à Bergson, elle en prend certains traits et les accordes avec les découvertes d’Ein-
stein. Elle propose une vision qui offre une profusion de débouchés pour la science du
vivant. C’est un des espaces de recherches dans lequel elles peuvent développer un
imaginaire rationnel pratique. Le développement de philosophie de la nature est un
exercice qui n’est plus beaucoup pratiqué par les philosophes. Ils ont laissé le champ
aux physiciens et se sont repliés sur la morale, la politique ou l’épistémologie.
Les sciences de la vie sont perçues avec la même logique que les sciences physiques.
Ce qui en soi répond à la nécessité épistémologique d’unification des théories. Une
théorie de Biologie ne doit pas dans ses prémices et ses prédictions entrer en conflit
avec les lois d’une autre théorie. Ce devoir de cohérence doit être assuré par les
chercheurs. Ils doivent trouver l’erreur. Il y a pourtant une certaine priorité des
théories en fonction de leur origine. Les théories de physique sont les plus abstraites
et les plus proches de la philosophie. Elles encadrent les théories de la chimie elle-
même encadrant celle de la biologie. Il y a une forme de hiérarchie d’autorité. Une
science ne commande pas à une autre, mais elle en établit les bornes. La philosophie
propose des voies et la science dispose de les employer. Ce que propose Bergson,
avec son concept «d’élan vital[8]» c’est de partir de la vie. S’il y avait une science
Bergsonienne, elle serait bornée et idéologiquement orientée par la Biologie. Le vivant
devrait être la base des questionnements.
éléments de base. En premier lieu, séparer chaque élément dans une forme pure n’est
pas aisé. Du point de vue de leur genèse, ces éléments ne se sont pas générés de
façon dissociée. Les espaces vides laissés dans la table expriment implicitement une
« loi » de taxinomie qui conditionne ce que l’observation peut découvrir. C’est une
démarche qui suit une chronologie inverse à celle des naturalistes.
Que des éléments soient ainsi envisagés induit que la nature est « démontable ».
Et les éléments du vivant en sont pour la même considération. On peut composer
avec ses éléments. Combiner, dissocier à l’atome près sans conséquence, car ils ne
sont qu’une matière inerte. Et ainsi, changer le plomb en or n’est qu’une question
de trouver comment arracher quelques électrons et autant de protons. Alors que les
alchimistes du Moyen-Âge avaient développé des trésors d’inventivité en espérant
réaliser cet exploit. Trésors, qui offrirent quelques découvertes pour l’humanité.
L’avantage d’une telle vision est qu’elle se dégage de l’affect subjectif. En devenant
machine, elle devient autre. L’erreur est de croire qu’elle devient objective. Savoir
qu’elle est partisane et choisir en âme et conscience la représentation de la réalité qui
sera la plus féconde pour le défi que représente la problématique architecturale du
lieu. Comme expliqué précédemment, souvent les modèles les plus simples, même un
peu erronés, sont ceux qui fonctionnent le mieux. Pourtant, il y a des fois, des obser-
vations surprenantes qui n’entrainent pas forcément un changement de paradigme,
mais qui ont le mérite d’exister et de laisser l’indice d’une piste de traverse encore
vierge.
Tout y est à découvrir et les développements peuvent être fécond dans la situation
déterminée. Un des auteurs favoris de la vague Biomorphogénétique en architecture
est Darcy Thompson. Il introduit les mathématiques et la physique dans le vivant à
une époque où l’on ne jurait que par la sélection naturelle. On a là l’exemple d’un
changement de point de vue. Dans ce cas, il s’opère dans la direction du devenir
machine.
Chez D’Arcy Thompson, c’est l’analyse de phénomènes naturels illustrant une re-
lation surprenante entre des phénomènes physiques et la constitution des formes vi-
17. "I’m not trying to imitate Nature. I’m trying to find the principles she is using"
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 47
vantes. Ainsi, il remarque que les méduses avaient des similitudes avec des gouttes de
liquide tombant dans un fluide visqueux et que des anamorphoses de certains animaux
avaient des similitudes avec la forme des animaux d’autres espèces. L’anamorphose
étant l’expression d’une poussée ou d’une pression physique due à l’environnement.
Pour la génération informatique la biomathématique est une aubaine. Elle se conver-
tie aisément en bioinformatique. Et ce n’est pas un hasard si Turing, à la fin de sa
vie, s’intéresse à la morphogénèse 18 . Tous les ingrédients étaient réunis pour que la
biomorphogénèse se voit accaparée par un domaine tentaculaire comme l’architec-
ture.
Supposer que les lois de la nature changent à nos frontières épidermiques n’est
plus concevable de nos jours. Pourtant, assimiler le vivant à une machine a, pendant
longtemps, répugné les philosophes et les savants. Et c’est tout à leur honneur de
ne pas vouloir décalquer des règles de l’un sur l’autre. Mais sans ce mélange, la
physique et la mathématique ne peuvent évoluer. Elles ont besoin d’être contredites
par l’expérience biologique. Il faut prendre conscience de l’outil théorique employé
18. « The chemical basis of morphogenesis » (Philosophical Transactions of the Royal Society of
London, août 1952)
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 48
Le problème n’est donc pas qu’il y ait une théorie qui ne voit dans l’univers que
force et matière inerte. Cette théorie est légitime. Ce qui est plus grave, pour un
designer, c’est de ne pouvoir sortir de la boite. De ne parvenir à penser « out of
the box 19 ». Et cela n’est pas que valable pour la théorie explicative de la nature.
C’est aussi la méthode, la philosophie avec laquelle la découverte est faite. C’est en
quelque sorte le processus de design, assimilable à celui de la découverte. Pour revenir
à D’Arcy Thompson, il était un dernier philosophe naturel. C’est par la réflexion et
l’observation qu’il mena la conception d’une science. L’expérience n’était pas son
modus operandi. La grande force est peut être de se garder d’être l’esclave d’un seul
outil, d’une seule méthode.
donnerait accès à un monde invisible, celui des incorporels, pour reprendre les mots
de Anne Cauquelin[11]. La notion du vide – qui est vide tant que l’on n’a pas su
quoi mettre dedans – est en tension permanente avec l’espace cartésien. Il y situe et
place chaque chose et ainsi nie son existence. Je propose le cas d’Anne Cauquelin,
car elle est un « cas » avéré d’utilisation d’une « vieille » et antique théorie comme
outils pour comprendre le cyberespace et le mode création dans l’art contemporain,
pour relever le pari de voir le vide. Converti en outil intellectuel de conception, il
permettrait de réellement travailler le vide de l’espace. Mais ce n’est que spéculation
et ce n’est pas ici que le caractère opératoire de la doctrine stoïcienne qu’elle dé-
terre sera prouvé. Ce qui nous intéresse, ici, au regard de l’approche par les théories
scientifiques ou philosophiques, des méthodes à base expérimentale, et analytique ou
fondée sur l’observation et la réflexion, c’est lexemple d’une science, dune philosophie
fondamentalement autre.
Elle tranche avec la dialectique des clivages présentés jusqu’à présent entre ap-
proches physicienne et vitaliste ou méthode expérimentale ou réflexive. Et surtout,
l’outil qu’elle invoque, le stoïcisme est apte à résorber les conflits apparents. Ce qui
sera utile dans les prochains développements.
Que du monde parallèle des stoïciens des biens « partageables » ait été ramené,
c’est indéniable ! La philosophie morale, arrachée au système stoïcien est venue
comme un outil pour les moines. Le sage manuel d’Èpicète leur enseignait com-
ment préserver leur tranquillité d’esprit. Mais peut-on rapporter d’autres choses de
ce monde, quelque chose pour les architectes et les concepteurs contemporains ?
Rapporter un outil concurrent de compréhension du monde qui rendrait obsolète
un outil déjà en place ? Les incorporels stoïciens représentent un de ces outils qui
a pu voyager entre les mondes. Il permet de comprendre l’enjeu du cyberspace qui
va dans le devenir technique hanter de plus en plus l’espace architectural. La réalité
augmentée, les objets communicants, la multiplication des écrans et des capteurs ra-
joutent une surcouche de lien, d’incorporel, sur l’espace corporel. Ils tissent un réseau
incorporel qu’on ne peut aborder avec les notions contemporaines. Cette idée du vide
qui entoure les corps, qui laisse la « place » au lieu. Vide et lieu se substituent en
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 50
Elles ne sont pas subjectives, car elles sont fondées sur des données scientifiques.
Mais elles ne sont pas objectives pour autant. Du point de vue de leur mise en
forme et du paradigme de tutelle de l’outil qui a permis de les extraire. Elles sont
« dé-subjectivées » dans le sens de « sans affect ». La cartographie et le diagramme
synthétisent la perception et la détachent d’affect pour en transposer un autre. Celui-
ci peut être neutralisé au profit d’une sensation, d’une idéologie vers laquelle on désire
pousser le projet qui sera confectionné par ces outils. Dans le cas du travail de Shoei
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 51
Matsukawa 20 , on distingue qu’il prend en compte l’ensemble des relations entre les
espaces. Il met en avant des relations privilégiées, mais garde une expression d’un
réseau où toutes les parties sont reliées entre elles. Il veut travailler sur les relations
privilégiées, mais n’en oublie pas pour autant qu’elle s’inscrive dans un système plus
complexe.
Entre, considérer les ordinateurs comme des esclaves patients ou des employés
pointilleux, il y aurait, je pense, une vision plus panoptique qui permet de prendre
en considération le rapport entre le tout (la technologie) et la partie (l’ordinateur).
Ce rapport est fondamental, car de plus en plus les objets techniques tendent à fu-
sionner, s’hybrider et s’interconnecter pour finalement aboutir à un tout dans lequel
les parties se confondent. Les appareils photo deviennent numériques puis sont ca-
pables de filmer. Les machines se géolocalisent et deviennent communicantes. Pour
cela, elles ont des protocoles pour s’identifier et prennent part à un système aux liens
de plus en plus denses. Pour parvenir à penser la technique dans une dimension posi-
tiviste. Répondant ainsi au scepticisme Heidegerien et contrebalançant l’orientation
exclusivement économique de Marx, la pensée de Gilbert Simondon est peut-être à
remettre en marche. Auteur qui est un peu à l’écart. Il est remis en avant par des
penseurs contemporains comme Bernard Stiegler ou Jean-Hugues Barthélémy. Que
nous propose Simondon comme rapport entre l’homme et sa technique ?
L’homme comme témoin des machines est responsable de leur relation ; la
machine individuelle représente l’homme, mais l’homme représente l’en-
semble des machines, car il n’y a pas une machine de toutes les machines,
alors qu’il peut y avoir une pensée visant toutes les machines. Gilbert
Simondon [39]
Dans un premier temps, il met en avant le terme de responsabilité qu’il ne faut pas
imaginer comme une forme de culpabilité. « Cette responsabilité n’est pas celle du
producteur en tant que la chose produite émane de lui, mais celle du tiers, témoin
d’une difficulté qu’il peut seul résoudre parce qu’il est seul à pouvoir la penser ». On
peut juger d’une culpabilité si l’on veut établir cette relation sur un plan moral. Mais
Simondon défend plutôt la nécessité de l’action humaine. Ce n’est pas une simple
compassion humaine pour des machines boiteuses. C’est l’héritage d’une espèce qui
se forme à travers une histoire singulière. Elle présente une filiation génétique qui
relie les objets techniques dans l’Histoire. Cela permet d’envisager le rapport à la
technique autrement que par l’idée d’une agression du mode de vie humain. Ce n’est
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 58
plus seulement les machines qui transforment l’homme des usines, les habitants des
machines à habiter. Mais c’est aussi, les machines qui se reproduisent par le vecteur
humain. La machine n’est pas vivante et ne peut penser, mais elle se maintient dans
la nature avec l’homme comme un organisme qu’elle parasite. Cela offre une autre
alternative que l’idée du retour à un état de nature. L’homme organise la mise en
relation des objets techniques. Il n’est ni opprimé, ni dominateur d’une puissance.
Il est une articulation d’un écosystème d’objet technique, le point de flexion entre
une nature Nature et une nature technique qui tend à se replier sur elle-même. Le
concepteur, par ses outils et ses productions, est profondément impliqué dans ce rôle.
Il est dans une articulation d’objet technique et il va articuler au monde un autre
objet. La cellule de l’atelier de conception est un organisme qui détient l’ensemble des
objets techniques comme élément constitutif. Ceux-ci possèdent une individuation
qui varie selon leur voisinage, c’est-à-dire leur topologie et le «processus» auxquels
ils appartiennent. Celui de la conception est stratégique, car il est originel.
L’architecte est une forme singulière de concepteur, car il produit un objet tech-
nique qui va relier corporellement l’ensemble des objets techniques. Il va produire
l’enceinte de l’organisme et plus particulièrement il auto-produit la sienne dans cer-
tains idéaux. Ce qui ne signifie pas forcément qu’il produit l’atelier. Mais il y choisit
et met en relation les outils. Et, par son invention, établira la mise en relation d’autres
objets techniques. L’appropriation, qui serait une forme d’individuation technique,
de la maison est un processus qui transcende l’individu et le met en relation avec des
machines et l’environnement. L’histoire des architectes, c’est avant tout l’histoire des
agences, les machines et les hommes qui sont mis en présence.
La critique marxiste n’en est pas pour autant balayée du simple fait que la relation
homme-machine devient bilatérale. Mais il faut nuancer celle-ci et la replacer dans
sa réalité historique. La forme d’aliénation qu’exerce la machine a changé de forme.
Les usines existent encore et les maladies dues aux gestes répétitifs en sont une
réalité symptomatique. Mais dans la cellule « calfeutrée » de conception, la relation
homme-machine est bien différente. Il y existe une marge d’indétermination pour le
concepteur et ses machines. Il peut y faire des choix libres s’il comprend ses outils.
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 59
C’est ce qui fait toute la différence avec le travailleur. Il entretient une relation
prédéfinie avec une machine de production.
L’ordinateur est souvent comparé à l’homme. On assimile les interfaces aux sens
humains. Les interfaces par lesquelles in fine le cerveau est relié aux machines par
l’entremise du processeur. La question de la qualité des sens et de leur arraisonnement
scientiste est toujours en suspens. Si l’on regarde comment se font les connexions avec
l’ordinateur, on remarque dans la pratique que c’est la multiplication des liens et des
types de liens qui sont déterminants. Comme pour les écosystèmes fonctionnant en
symbiose, la robustesse se détermine par la redondance des liens et leur diversité. De
telle façon que le système ait une certaine résistance et une certaine inertie face aux
aléas de la communication. Ainsi les vieux rêves de réalité virtuelle étaient une unique
connexion complète et totale de tous les sens. Cet idéal a souvent masqué l’intérêt
primordial au profit d’une échappée onirique du monde «réel» à travers un autre
monde falsifiant la réalité. La falsification de cette réalité étant en soi une entreprise
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 60
insoutenable. Dessiner tout une réalité à niveau de détail suffisant pour produire
l’illusion onirique évoquée dans les romans de science fictions tel «Neuromancer»[19]
constitue un travail de titan pour une équipe de designeur.
Néanmoins, la connexion complète n’est pas seulement pour nous offrir un monde
personnel. C’est l’opportunité d’un contrôle le plus fin et subtil sur l’écosystème des
machines qu’il s’agirait de savoir représenter et mettre en image ! Cette connexion
complète, ou même partielle dans un but échappatoire à mauvaise presse. La
connexion complète, la parfaite « maitrise » des sens est peut-être plus aliénante que
l’univers de production critiqué par Marx. Mais ce paradigme de connexion totale
est encore très imparfait. De plus, les divers travaux dans ce sens tendent à prendre
conscience de la violence faite au corps par un tel arraisonnement des sens.Les sens
comme l’ensemble de la nature appartiennent au vivant. De fait, leurs structures
s’auto-organisent, car ils sont pensés et vivent leur relation aux autres organismes.
Ils ne se plient pas à une hiérarchie à posteriori. Ils sont en somme hors de contrôle
et l’ennemi intérieur de la cybernétique, c’est l’illusion du contrôle.
Bien sûr, cela réclame des compétences assez pointues si l’on veut spécifier soi-
même l’ordination des machines de façon directe. Mais l’évolution de l’informatique
est telle que les couches supérieures sont de plus en plus manipulables par les uti-
lisateurs lambda. L’interfaçage des logiciels entre eux est de plus en plus facile. Le
défi logiciel est de donner accès aux utilisateurs aux maximums des capacités d’or-
dination à travers l’interface. Si la politique logicielle est ouverte, c’est l’accès direct
aux objets techniques virtuels qui composent le logiciel qui est possible. Cette capa-
cité d’ordination s’applique sur d’autres objets techniques. Cet « accès » passe par
d’autres objets techniques, réels et virtuels. Ce qui est finalement un peu paradoxal,
car on peut avoir accès aux capacités d’ordination par un objet technique lui-même
ordonné. Pour comprendre, il faut entrer dans la filiation des interfaces et remarquer
que les périphériques « historiques » permettent d’avoir accès aux capacités les plus
élémentaires d’ordination. À partir de ces briques élémentaires, c’est le contrôle de
tout ce qui est construit avec ces briques. Ensuite, les périphériques physiques et
les interfaces logicielles sont organisables pour construire sa propre machine. C’est
l’idée derrière l’acronyme P.C. : Personal Computer. Bien que l’idée personnalisation
dévoie quelque peu le réel potentiel des machines pour des motifs marketing. Ils vé-
hiculent l’idée que chaque individu doit avoir son propre ordinateur. Ce qui est un
peu contraignant. Il faudrait plutôt les nommer Adaptable Computer ou Modulable
Computer. Ils se distinguent ainsi des computers « industriels » qui ne sont conçus
que pour réaliser une seule tâche. Il faut aussi préciser que cette idée d’attribuer
un ordinateur pour chaque individu se met en contraste par rapport au temps où le
23. http ://web.media.mit.edu/ mres/
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 62
temps de calcul était partagé par plusieurs individus. Il y avait plusieurs terminaux
pour un processeur et les commandes étaient traitées successivement.
passif. Par contre, l’esclave informatique, lui, travaille à transformer le monde hu-
main. Mais sa transformation, contrairement à l’esclave, n’est pas autonome. Elle est
réalisée – jusqu’à présent – par le maitre.
Cette possibilité d’ordonner les outils pose une question. La technique ne sait
résoudre seule ses problématiques, mais, en résolvant nos problématiques, elle nous
met face à une interrogation. J’appellerai ce type d’interrogation une interrogation
de puissance. Cela est caractérisé quand une puissance nouvelle s’offre à nous. Nous
sommes intrigués par ses limites, mais aussi par nos limites imaginatives à s’en servir.
Imaginer, des machines organisant et unissant toutes les machines nous interrogent
sur le degré de nos capacités. Nous verrons qu’avec la programmation on peut se
poser ces questions à travers des situations symboliques et se renvoyer une image
que nous jugerons en une fraction de seconde. L’Homme est à un stade où il ne fait
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 64
plus par nécessité, mais par opportunité. On fait, car on peut. Du moins, on fait pour
savoir si l’on peut, si l’on ose. C’est semblable à un esprit de défi lancé au surhomme.
La puissance de « faire » et de « connaitre » entraine par la compétition la puissance
d’imaginer.
L’imagination est plus importante que la connaissance. La connaissance
est limitée alors que l’imagination englobe le monde entier, stimule le
progrès, suscite l’évolution. Albert Einstein (1929)
Chaque avancée du devenir technique questionne l’ampleur de l’imagination et à
chaque instant la menace d’être annihilée par la distraction prolétisante qu’il offre à
son vecteur humain.
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 65
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3.3.1 Décryptage
les enfants ayant joué aux jeux vidéo dans leur jeunesse « voient mieux »– malgré
une certaine myopie. Les cuisiniers sentent mieux les nuances de goût et certains mu-
siciens ont l’oreille absolue. Pourtant quand il est question de perception « précise »
et impartiale on fait appel à la vidéo, la photo pour les courses, les ralentis dans
les matchs sportifs. Les réactifs chimiques pour déterminer la présence de certains
composants alimentaires. Comparer l’homme à la machine pour ce qui est de la per-
ception est peine perdue tant l’homme par sa faculté d’être un organisme complet
et autonome n’est pas comparable aux objets techniques disparates qui sont inspirés
de ses fonctions. Ce qu’il faut pointer dans la perception, c’est qu’elle s’accompagne
d’un jugement qui produit le sens. Le jugement est une habilité insondable. Une
habitude aux figures abstraites aux représentations forme l’esprit de l’architecte à
juger du potentiel architectural d’une représentation.
en permettant de voir un réel possible qui est invisible durant la conception. Certes,
on remarque que c’est principalement pour des illustrations picturales, notamment
dans le cas de Alchemy. Pourtant la continuité technique permet de lier l’Homme à la
machine par delà les outils du laboratoire de conception. Ces continuités techniques
poussent l’émergence de machines de construction. Pour donner des exemples de cette
continuité technique, je citerai les projets du Métaboliste Japonais Kishio Kurokawa.
Il propose une méthode de construction qui s’accorde au concept mis en œuvre dans
l’imagination du bâtiment. C’est une grue centrale, dans le bâtiment qui lui per-
met de croître. Il y a une invention de la machine pour rendre l’idée de laboratoire
possible. Dans un esprit post Métaboliste, l’araignée bétonnière de François Roche
dans son projet « L’architecture des Humeurs », ainsi que, le bras robotisé proposé
pour le concours du FRAC d’Orléans traduisent aussi cette intention. Penser ce qui
permettra de donner une matérialité aux images est une expression de la continuité
technique.
Une autre facette plus concrète est le concept de « File 2 Factory » (F2F), le fichier
de conception est directement envoyé aux machines de l’usine. Comme l’imprimerie
qui se résume désormais à une imprimante de bureau, c’est l’usine et ses machines
qui deviennent aussi accessibles et transportables qu’un périphérique de la suite
bureautique.
Mais dans cette approche, il faut remarquer l’influence du modèle industriel très
présente dans la construction. L’origine des rapports entre industrie et construction se
trouve initiée avec le mouvement moderne et Jean Prouvé. Le sens de cette influence
part des moyens de production vers les méthodes de conception. Cette relation a
conditionné le design et trouve son point d’orgue dans cette approche F2F qui retire
toute phase intermédiaire d’interprétation.
La notion de capital que représente la machine de l’usine est le symbole qui persiste
dans le second volet de cette relation entre construction et conception.
En effet, dans le F2F, le « travail sur site » n’est pas pris en compte comme dans
les projets Métabolistes et post Métabolistes. Il y a néanmoins des recherches et des
précurseurs dans ce domaine. Concernant les recherches, le congrès international de
3 INFLÉCHIR LE LIEN AVEC LA TECHNIQUE 73
n’est pas la question quand on parle de design. C’est une notion que Bernard Stiegler
développe et en offre une définition sur le site de son association :
Noùs en grec signifie esprit ; il s’agit donc des techniques de l’esprit. Les
techniques de l’esprit (nootechnniques) doivent se distinguer des tech-
niques sur l’esprit (psychotechniques).
Aux Lumières, la « république des lettres » repose sur le livre ; le publici
est d’abord un public qui lit. Le milieu psychotechnique qu’est le livre
devint alors un milieu nootechnique dans la mesure même où il ouvrit un
espace du public, c’est-à-dire dans la mesure où il fonda aussi un milieu
symbolique associé. Réciproquement, la psychotechnique qu’est l’écriture
devint une nootechnique en fondant l’usage public comme usage devant
un public de lecteurs qui, sachant lire, savent aussi écrire.
ars industrialis 28
Pour le concepteur on voit que ces relations entre psychotechnique et nootech-
nique sont à comprendre pour le bon usage de ses outils techniques de conception
et de lui-même pour les autres. Les nootechniques de design doivent permettre de
« travailler sur soi ». Il faut comprendre s’efforcer de saisir « une chose que nous
avions [en nous], mais que nous avons perdue ».
Kostas Terzidis[42]
C’est un rétro-contrôle de soi-même qui ne s’applique pas dans une optique de cor-
rection. Il est engagé dans la cartographie des frontières floues du potentiel de l’esprit
humain. Celui-ci dans sa perception engage des capacités qui ne sont pas déterminées
et varient en fonction de chaque individu. On touche ses limites pour connaitre la
forme de son esprit. C’est un contrôle de soi pour se vérifier. Comme un contrôle de
connaissance. C’est palper, toucher pour ressentir sa forme interne. Comme le ferait
un médecin pour diagnostiquer le dysfonctionnement.
Un algorithme n’est pas un travail de perception ou d’interprétation, mais plutôt
celui d’une exploration, d’une codification, et une extension de l’esprit humain :
Cette prémonition d’Antoine Picon présente une autre facette du numérique : celle
des employés bornés réclamant des précisions évoquées par John Frazer. Ces préci-
sions émanent de deux ordres :
– Les critiques qui demandent l’explicitation, le processus et la justification. Une
preuve que le projet n’a pas été fait par la machine. Que la créativité de l’ar-
chitecte et non de l’architecture a bien été authentifiée !
– Et la programmation qui est, «pro» avant, « gramme » écrire. C’est-à-dire,
l’acte d’écrire avant, ce qui va se dérouler. Ce qui réclame donc de formaliser
de manière rigoureuse le processus de conception. Ce que certains concepteurs
voient comme de contraignantes précisions peut être observé comme un outil
uniqueness and complexity of the human mind, it becomes also resistant to theories that point out
the potential limitations of the human mind. »
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 82
créatif. Tous les gestes sont jugés avant même d’être exécutés. Il est très difficile
d’explorer de nouveaux territoires si on s’en tient au plan déjà existant.
De façon générale, la frustration que peut provoquer la critique n’est pas assez prise
en compte dans une stratégie de design. Et se reposer sur sa capacité d’auto critique
est trompeur. Il est difficile de trouver un juste milieu entre une autocritique trop
inhibante et une auto satisfaction aveuglante. L’utilisation de programmation géné-
rative de forme permet au concepteur de se détacher de la forme. Il n’est ni frustré
par le rejet de l’œuvre et donc ce qu’en partie elle reflète de lui. Ni attendri dans son
jugement par l’effort que lui a réclamé, le rendu, la production du dessin. Ainsi, la
critique est un peu plus désubjectivisée. Évidemment, l’image est séduisante et l’on
peut y adhérer plus facilement que l’on peut en douter. C’est le problème de toutes
les images. Avec les algorithmes, et le numérique en général, le danger est celui de
la séduction. La frustration mène souvent à l’abandon. Il vaut mieux être aveuglé
par la séduction qu’écœuré par la frustration. Dans un travail de conception, l’état
d’esprit joue un rôle très important.
C’est pourquoi se lancer dans l’utilisation d’algorithmes sans une formation sé-
rieuse peut aboutir à une forte frustration dans l’exercice de transcription du code.
Dans un usage de simple consommation des codes, on se coupe de toute la phase
réflexive de conception de la mise en relation des objets technique. On s’aventure à
sonder l’outil plus qu’à explorer le réel potentiel créatif d’une intuition personnelle
(surtout si on se laisse tromper par la séduction qu’exercent sur nous les images).
Cette pratique de la « traduction en langage machine » se déroule à plusieurs ni-
veaux. Jusqu’à présent, l’ordinateur fut considéré comme un ordonnateur d’objets
techniques sous-entendant qu’ils étaient physiquement présents. Cette simplification
cache la distinction entre software et hardware. Le hardware représente concrètement
des objets techniques dans l’ordinateur. La carte son existe physiquement dans l’or-
dinateur et permet d’intégrer une machine à signaux sonores dans l’articulation des
machines. En générale, ces signaux sont destinés à des hauts parleurs.
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 84
Par contre, le software n’est pas à proprement parler un objet technique. Il n’est
pas un objet, car il est un code, un programme immatériel. Pourtant il faut le consi-
dérer comme un objet. Et c’est peut être ce qui semble un peu troublant de prime
abord. Un objet technique unique peut être construit pour remplir la fonction. De
plus en plus, la frontière entre le hardware et le software se dissipe à l’avantage du
hardware. C’est une « preuve » du caractère « universel » de l’ordinateur. Il peut en
effet prendre la forme de « nombreuses » machines. Mais plutôt que le qualificatif
« universel » qui sous-entend un degré absolu. Je préfère la qualification de « poly-
morphe ». Elle n’engage pas une si vaste prétention. Et elle sous-entend la nécessité
d’adjoindre certains périphériques pour transformer temporairement son ordinateur
en une machine à la fonctionnalité définie.
Pour donner une règle simple, tout ce qui se fait en software peut se faire en hard-
ware. Il existe donc pour chaque software un objet technique potentiel qui est émulé
par la machine. Ce qui n’est pas vrai dans l’autre sens. Il faut au minimum un pé-
riphérique pour interagir avec la matière. Mais le software devient de plus en plus
important. De nombreux composants techniques sont convertis en software.
Dans un ordinateur, il y a une carte graphique qui est une sorte d’ordinateur
orienté pour l’affichage de graphisme – mais on peut par la programmation le dé-
tourner de cette orientation pour, par exemple, décoder des codes cryptés. Mais son
existence matérielle n’est pas indispensable. Elle peut être convertie en software et
être manipulée comme si elle était un objet technique comme un autre par le pro-
cesseur. La forme software est plus économique, car elle permet d’avoir des objets
sans y engager de la matière. Ils sont aussi couteux en conception, mais n’ont pas
de coûts de fabrication à proprement parler. De plus, ils présentent des avantages
d’adaptabilité. La forme hardware est conservée pour des questions de performance.
Il vaut mieux parfois avoir une machine dédiée à certaines tâches particulière plutôt
que de tout discrétiser en software et de donner trop de travail au processeur. Car,
bien qu’abondante, les ressources du processeur restent limitées. Pour faire simple,
considérons que tout est objet. Ainsi, la section suivante qui traite des langages, qui
ne sont clairement pas des hardwares, mais y sont assimilables. On peut, en effet,
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 85
considérer que le software (un compilateur) qui traduit le programme en langage ma-
chine « brut » pourrait être un objet technique dissocié qui fabrique le programme
à partir de l’articulation des éléments de langages utilisés.
Mais sans forcément donner un jugement de valeur sur la langue la plus adaptée
à la pensée, ont peut reconnaitre que l’altérité peut être en soi un outil. Elle peut
aider à voir des nuances insoupçonnées dans notre langue maternelle. Pour que cette
métaphore du langage reste valable, il faut la limiter à une comparaison entre des
langues aux cultures assez proches. En effet, la façon de penser en chinois est claire-
ment autre qu’en allemand. Mais dans ce cas, c’est l’implicite de la culture qui joue
une part conséquente en plus de la différence de structure.
Entre l’Allemand et le Français, c’est plus clairement une différence structurelle qui
est en jeu. Dans les langages de programmation, c’est aussi la structure qui va jouer
un rôle primordial. Il existe de nombreux langages. Mais ils ne présentent pas tous
des spécificités cruciales qui entrainent à penser différemment. La raison d’être de
31. M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. G.Kahn, Gallimard 1967, p. 67
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 86
leur diversité varie en fonction de leur portabilité, de l’importance des usages aux-
quels sont destinés les programmes qui seront produits avec. Il y a aussi des effets de
modes, des revendications conceptuelles ou des besoins techniques très précis. Ces
langages peuvent même être combinés entre eux pour des raisons pratiques. Comme
on utiliserait un mot d’une langue étrangère ou morte pour désigner un concept qu’il
serait beaucoup plus lourd à décrire dans la langue officielle.
Les langages impératifs sont les plus répandus et les plus utilisés. Dans cette fa-
mille, C/C++ et Java sont les plus utilisés. Ils sont assez proches de la logique interne
de la machine. Il consiste à gérer les emplacements d’espace et les informations qui
s’y trouvent. Les programmes produits sont très efficaces et rapides, ils utilisent aux
mieux les ressources du processeur. C’est une programmation qui n’est pas inter-
active, car elle doit passer avec le compilateur. Pour donner une idée du rythme
d’élaboration, c’est un peu comme travailler une idée avec un correspondant étran-
ger par échange épistolaire via un commis de traduction. Il y a une phase d’écriture.
Puis un moment pour compiler, qui traduit le langage impératif en « code machine
». Ensuite, le « code machine » est lu et exécuté. On observe si le programme fonc-
tionne comme on le désire. Le cycle est recommencé jusqu’à ce que l’on soit satisfait.
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 87
C’est-à-dire, jusqu’à ce que l’on se soit fait comprendre de la machine pour qu’elle
fasse ce que l’on désire. Elle fait toujours ce qu’on dit, mais pas forcément ce qu’on
veut.
Enfin, la programmation avec des langages logiques est assez rare. Pour donner un
exemple, c’est le langage, Prolog. Elle consiste à établir des prémices et des axiomes,
produire des règles et finalement on pose des questions. Cela ressemble au travail
des mathématiciens dans la recherche de preuve d’existence d’une solution ou la
vérification de théorèmes. Ce type de langage est idéal pour de la recherche théorique.
Par contre, les programmes produits sont assez lents et n’exploitent pas de façon
efficace les ressources du processeur.
L’usage de ces langages n’est pas exclusif. On peut écrire des parties du programme
avec un langage, car il est plus adéquat à des exigences d’efficacités. Puis, d’autres qui
seront plus souvent amenés à être modifiés peuvent être écrits dans un autre langage
qui présente une syntaxe plus confortable. Mais il est déjà difficile d’en maitriser un
pour un architecte. C’est pourquoi dans le milieu ingénierie logiciel, la programma-
tion est souvent un travail d’équipe. On peut néanmoins imaginer qu’un architecte
expérimente certaines théories avec Prolog. Puis il fait des essais de façon interactive
en Scheme avec Fluxus, afin d’observer des comportements. Pour finalement faire
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 88
Pour ce qui constitue l’architecture performative, par exemple, la démarche est ma-
joritairement tournée à travers cette stratégie logicielle. Des logiciels comme Ecotect,
ou « Real Flow » contiennent des librairies et des bases de données qui sont difficile-
ment accessibles d’une autre façon. Ces librairies sont souvent axées sur la question
du calcul. Elles permettent de définir des valeurs. Les unités de celles-ci s’intègrent
dans le système d’arraisonnement du monde. Ainsi, « le jeu » consiste à trouver
une stratégie écologique performative. Récupérer les données relatives au site et les
librairies ou les logiciels adaptés à les traiter. Enchainer une suite de programmes
pour traiter la donnée en mettant en bout de chaine un modeleur 3D pour produire
une forme en 3D qui sera le bâtiment. Avec le principe F2F, on peut tout aussi bien
mettre une usine en bout de chaine pour produire le bâtiment. Une fois le proces-
sus mis en place, en changeant certaines variables de pondération dans les scripts,
on peut facilement générer un catalogue de forme du bâtiment. Ou faire varier les
variables du programme pour être flexible face à la demande du client.
Par contre, le processus est très statique et propose peu d’interactivité dans sa
mise en place et dans sa pratique. La pratique, c’est à dire, le moment de fabrication
de la forme se résume à changer quelques variables, et appuyer sur un bouton pour
sortir la forme. Tout le travail conceptuel est antérieur à ce moment d’automatisation
assez jubilatoire. La mise en place est le cœur du travail conceptuel. Elle se fait par
la sélection des outils et des données puis leurs interconnexions, les tests pour vérifier
le bon enchainement des fonctions. Mais là encore, l’interactivité est limitée et très
peu dynamique. On se contente de disposer des objets techniques, mais il n’y a
pas de réactivité du système mis en place. C’est seulement pendant les phases de
test qu’il y a des aller-retour fréquents. Mais la marge d’interaction est imposée et
reste de l’ordre du réglage. On ne « travaille » pas vraiment « dans » la matière
informatique, on surfe dessus. On rencontre des obstacles techniques, mais ils ne
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 90
s’il devait accomplir cette tâche. Il s’est dédoublé, pour s’aider à ne gérer consciem-
ment – à un instant donné et à un rythme contrôlé – , seulement ce dont il était
capable de concevoir. C’est une économie des processus mentaux pour qu’ils puissent
être utilisés dans la variété de ses formes et dans leurs pratiques les plus efficaces.
Cela pourrait finalement se rattacher à l’idée d’utiliser les matériaux de construction
dans leur sens optimal de travail. C’est ce que Louis Kahn exprime quand il demande
à la brique ce qu’elle veut devenir[25]. Ce principe peut être étendu aux outils et ma-
tériaux de conception. Tout comme on utilise la pierre en compression, le métal en
traction. Avec l’écriture et l’utilisation du programme, l’esprit est employé dans ses
structures analytiques et synthétiques de façon dissociée.
Ensuite, pour ce qui est du parti pris dans la stratégie, cet architecte élabore ses
programmes avec une logique Bottom-up 32 qui privilégie l’Auto-organisation des élé-
ments. Chaque item représentant un espace qui s’organise de façon autonome pour
être situé dans l’espace en respectant les logiques établies au préalable. La collision
implique qu’il ne puisse y avoir deux qualifications d’espace qui se trouvent au même
endroit. Pour mettre en pratique cette intention, les espaces sont simulés comme des
objets physiques. Ils peuvent entrer en collision et réagissent par le comportement
basic attendu s’ils étaient des objets physiques. Chaque action a une réaction de
force équivalente, ce qui ressemble d’une certaine manière au dispositif diagramme
physique utilisé par Makoto Yokomizo pour le Tomihiro Art Museum. Par contre,
le dispositif de Makoto Yokomizo ne permet pas de maintenir les liens topologiques
que l’étude du cahier des charges a mis en évidence. Dans le programme les espaces
topologiquement liés s’attirent mutuellement. Ainsi cette double contrainte est res-
pectée de façon automatique. Elle a été pensée et formalisée au préalable et s’exécute
de façon automatique pendant que l’architecte manipule son outil.
La marge de manœuvre qu’il s’est aménagée lui permet de créer et lier les espaces
topologiquement. Il peut les manipuler, ce qui pendant un moment désactive leur
organisation autonome de telle façon qu’il puisse orienter la génération du paterne
pendant sa formation. Il pourrait totalement automatiser cette partie. Et ainsi, laisser
32. Qui part de la base pour émerger, qui est ascendant.
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 92
Programmer les espaces comme des entités qui réalisent un objectif à partir de
quelques fonctions internes est une manière de concevoir qui est possible avec la
philosophie orientée objet du langage-outils employé : Processing. C’est un langage
très proche du Java, mais avec une plus grande accessibilité. Comme pour le VRML
et le GDL, la production graphique – mais pas exclusivement – est simplifiée pour les
démarches artistiques. L’architecte m’a confié dans une interview qu’il pense que ce
procédé est influencé par la culture japonaise. Celle-ci est essentiellement animiste.
Elle attribue un « esprit » aux choses de la nature. C’est ainsi qu’il imagine le
fonctionnement de la nature : auto-organisée et sans hiérarchie prédéfinie. Il a voulu
concevoir son projet avec l’expression d’une sorte de philosophie de la nature pour
modèle. Il a donc inconsciemment appliqué un esprit rudimentaire aux objets virtuels
et aux concepts employés dans la conception.
4.1.3 Desubjectiver
Les outils émergent ainsi de façon collatérale aux travaux de conceptions ar-
chitecturales. Les programmes viennent s’additionner et peupler les disques durs
n’attendant que d’être remis en rapport avec d’autres. Ils objectivent un concept
architectural de façon concrète. Ce concept peut être réemployé sans erreur d’inter-
prétation. Ce qui constitue l’histoire de l’architecture n’est plus seulement l’ensemble
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 93
des édifices et les écrits théoriques, ce sont aussi les outils de conception. Comme le
Modulor du Corbusier, ils sont plus que des outils, car ce sont des idéologies, des
doctrines objectivées. On peut les employer pour voir ce qu’est un concept archi-
tectural dans le processus de son application. Un concept architectural laisse une
autre trace que le produit fini et figé qui – même avec quelques calques d’études
dans les archives – n’explicite pas formellement le comment pratiquer ce concept. La
virtuosité que permettrait la capitalisation d’outils et de concepts ouvre un champ de
réflexion qui peut être pratiqué. Comme en science de la vie, les expériences peuvent
être faites et c’est l’observation et la taxinomie des phénomènes qui devient la base
de réflexion[15].
Les récents films d’animation réalisés avec les techniques sont la vitrine technolo-
gique de ce qui peut se faire en production d’image artificielle. Les innovations sont
en général d’ordre techniques et graphiques. En 2004 Robert Zemekis réalise un film
pour enfant, Le Pôle Express 33 , qui emploie un nouveau procédé technique. Cette
innovation est passée inaperçue, car elle n’a rien de spectaculaire. Elle constitue un
changement dans le processus et l’addition d’un nouvel outil pour le réalisateur. Pour
les films d’animation, l’animation des personnages est assez complexe. L’eau, le feu
ou d’autres éléments naturels ne sont pas un problème. Leurs mouvements peuvent
être représentés par une simulation basée sur des équations issues de la théorie des
fluides.
Pour les personnages, il faut plus que simplement les animer, il faut les faire jouer.
Comme de vrais acteurs, ils doivent faire passer un sentiment. Cela est d’autant
plus important que les représentations des personnages deviennent réalistes. Une
33. Titre originale : The Polar Express
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 99
animation peu réaliste d’un graphisme réaliste produit, comme pour la fréquentation
de robot trop humanoïde, le sentiment d’une vallée de l’étrange 34 .
Dans cette optique des techniques ont été mises au point pour capturer, pour
arraisonner avec des capteurs la performance des acteurs. La technique de la motion
capture était assez ancienne, mais l’innovation a été de l’intégrer entièrement dans un
processus de production. Le réalisateur peut ainsi dissocier le jeu des acteurs, le décor
et leur apparence. Le ré-assemblage est instantané et ne réclame aucun effort. Ce qui
permet au réalisateur de ne gérer qu’une chose à la fois. Cette innovation ramène
le travail d’acteur à sa source : le jeu théâtral. Ainsi les acteurs n’ont plus besoin
de respecter les marquages au sol ou les contraintes des techniciens de l’image, par
exemple, jouer leurs scènes par séquences au lieu de les jouer par plan. Cela représente
l’ensemble des contraintes que les techniques du cinéma avaient imposées aux acteurs
de théâtre qui avaient amené sur les plateaux de tournage au début du cinéma.
Cela rejoint les préoccupations de cinéastes indépendants comme Lars Von Trier ou
Jean Villar partisan du cinéma-vérité. Pour la prise de vue, ils privilégient la liberté
et la qualité d’interprétation plutôt que la qualité de l’image. C’est ainsi que Lars
Von Trier tourne Dogville dans des décors dépouillés pour ne pas s’embarrasser avec.
Entre Robert Zemekis et Lars Von Trier, il y a une grande divergence sur la ques-
tion esthétique du cinéma. L’un est un réalisateur de Blockbusters à effets spéciaux
tandis que l’autre est un cinéaste indépendant qui rejette l’esthétique commerciale
du cinéma. Ils se retrouvent pourtant sur la question de la libération. L’un se libère
de la technique en l’oblitérant et l’autre en s’y alliant.
34. Vallée mystérieuse" (uncanny valley) mis à jour par Masahiro Mori dans un article publié dès
1970. « La vallée mystérieuse » : est la conjecture selon laquelle il existe une chute brutale de la
sensation positive envers un robot lorsque celui-ci semble quasiment humain - Source du diagramme :
Livre "Les robots" , par Ruth Aylett, éditions SOLAR. Il a montré que plus un robot ou une poupée
nous ressemblait, plus notre réponse émotionnelle à son encontre était positive. Mais arrivé à un
certain point, quand le robot pouvait presque être considéré comme humain, une brusque chute de
ce sentiment positif se produisait, lorsqu’une petite différence révélait soudain qu’il n’en était pas
un, produisant alors un choc psychologique. Voir la note page 22
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 100
Cette dissociation profite d’un point de vue conceptuel, car le travail peut être
ajusté à tout moment. Il n’y a pas de moment où un choix a emmené de façon irré-
versible le projet dans une voie particulière. Tout est modifiable et le travail devient
interminable. Car l’informatique ouvre un monde d’infinis réglages.
Elle a aussi un intérêt dans l’économie du travail. Le risque d’une erreur de manipu-
lation est fortement réduit. Les parties peuvent être sous-traitées plus facilement à
condition qu’elles le soient avec des entreprises acceptant de s’intégrer dans le réseau
du processus de production. Il reste encore un ordre du processus de création qui est
à respecter, mais celui-ci tend à évoluer. Il se finit quand la stratégie de production
est définie. Auparavant, il était fini quand le document était effectivement produit.
Avant ce moment, le projet était terminé et aucun réglage de dernière minute ne
pouvait être fait.
Il faut déterminer un nouveau critère pour décider que le projet est terminé.
La sagesse populaire rappelle que le mieux est l’ennemi du bien. On peut toujours
améliorer des objets techniques du processus pour au final améliorer le produit. Le
sens critique joue un rôle de catalyseur dans cette phase de réglage. Il augmente –
peut-être inutilement – le temps passé sur le projet. Pour le moment, les agences
d’architecture ne cherchent pas particulièrement à maitriser le processus de concep-
tion et son mode de production. Dissocier les phases grâce à la technique permet
de « rejouer » le processus de production à la demande. On voit comment dans le
cinéma cette question commence à être soulevée.
À la différence du travail cyclique, l’œuvre est un processus qui a un terme. Elle
suppose un projet, lequel s’achève dans un objet qui possède une certaine durée, un
objet qui possède sa propre existence, indépendante de l’acte qui l’a produite. Le
produit de l’uvre s’ajoute au monde des artifices humains.
Avoir un commencement précis, une fin précise et prévisible, voilà qui
caractérise la fabrication qui, par ce seul signe, se distingue de toutes les
autres activités humaines.
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 101
Annah Arendt[4]
Il ne s’agit pas ici d’une remarque faite en passant. Cette caractéristique de l’oeuvre
est de la plus haute importance.
Faire une stratégie, ce n’est pas faire un plan. Un plan est une projection tandis
qu’une stratégie est une organisation de mouvement. Quand on met en place une
stratégie de design pour in fine obtenir un plan. Dans cette démarche téléologique,
on vise une cible : obtenir un bon plan dans un temps imparti. Mais une fois la cible
atteinte, on commence un processus sans fin de critique et de réglage des programmes.
Dissocier la fin du travail de l’épuisement des ressources, interroge sur la condition
d’arrêt. La fin arrive quand on l’a décidé, il faut avoir un critère pour la décréter.
Pour illustrer cette idée de miroir virtuel, je ferai référence aux expériences de
Lawrence Carpenter[27] sur l’intelligence des foules. Dans un amphithéâtre, il est
proposé à un public de réaliser ensemble certaines opérations à l’aide de petites pan-
cartes vertes et rouges qui leurs sont distribuées. Une caméra filme les spectateurs et
l’image est projetée sur l’écran. Le placement des personnes répondant relativement
à une matrice orthogonale, chaque pancarte est comme un pixel ou une tesselle d’une
mosaïque. En choisissant le côté de la pancarte, le groupe doit réaliser des symboles
que le conférencier exprime. Par exemple, ils doivent dessiner un 5. Ceux qui sont
à la bonne position doivent mettre le panneau du bon côté pour que le chiffre 5
se dessine par la différence des couleurs. L’expérience montre que sans une image
en retour il est impossible que la foule s’auto-organise pour faire l’image demandée.
Le jeu fut même poussé à leur faire manipuler un avion dans un simulateur de vol.
Le miroir permet le rétro-contrôle tandis que le reflet que représente la créature en-
gage l’introspection et l’analyse en profondeur. C’est en copiant les chefs d’uvre que
l’on comprend comment ils sont faits. De la même manière, en copiant l’intelligence
humaine dans des objets on pourrait parvenir à comprendre son fonctionnement.
4.3.2 S’oublier
L’homme arraisonne la machine. Ce n’est plus un test pour voir le vrai, mais pour
voir si le faux arrive au vraisemblable. Entre les automates de Descartes, et le test
de Turing, il n’y a qu’une différence d’échelle. L’un s’en sert comme hypothèse pour
douter de tout et s’ériger un palais de raison, l’autre s’en sert pour se tromper et,
s’il se trompe, son monde de raison se consolide.
Il est possible de corrompre la marche technocratique pour établir un partage du
37. Souvent qualifié de test de Turing, ce texte tente de prouver que, du point de vue de l’in-
telligence, c’est-à-dire en opérant une séparation radicale entre le corps et l’esprit, il sera de plus
en plus difficile, à mesure que le temps passera, de faire la différence entre un être humain et un
ordinateur [31]
4 SOI-MÊME COMME UN AUTRE ARTIFICE 112
pouvoir. C’est la « stratégie vivante », celle du virus qui est la solution – plus qu’un
renoncement ou la condamnation péremptoire de la technique.
avec » la machine non pas pour la commander mais surtout pour s’explorer lui-même.
En somme, il joue.
L’homme n’est tout à fait homme que là où il joue.
Friedrich von Schiller
5 CONCLUSION 114
5 Conclusion
L’avenir technique entrevu semble robotique et bio-technique. L’intelligence ar-
tificielle annonce une tendance vers une forme de vie artificielle. L’esprit comme le
monde tend à être assisté, augmenté, étendu.
Ce paysage peut sembler effrayant ou radieux. Mais pour conclure sur le devenir
machine, je me garderai bien de faire des prédictions de futurologue qui prendront
l’aspect d’un rétro-futur dans quelques années. Comme je l’ai exposé, la pensée doit
se développer par l’expression de processus plutôt qu’en terme de finalité. Annoncer
la finalité de ce présent, c’est vouloir le chosifier par une téléologie.
Pour les concepteurs, ce sont plutôt les outils pour penser le devenir qui méritent
d’être exposés. Ils permettent d’envisager les choses en termes de processus et de
potentiel. Pour cette navigation parmi les possibles, certains points de repère per-
mettent de discerner l’orientation des courants.
Dans un premier temps, le devenir technique à l’âge numérique doit être pensé dans
sa relation avec le travail. Il faut envisager le travail à travers l’inconfort et le désir de
création. La volonté de ressentir son pouvoir sur le monde situera le devenir technique
autant dans l’âge numérique que dans les autres âges. L’inconfort entretient une
illusion qu’il faut se garder d’établir comme justification, comme cause, de l’avancée
du devenir technique. L’inconfort est le milieu, l’environnement. Il faut penser sa
relation avec la technique avec la même subtilité que les naturalistes. L’inconfort
d’aujourd’hui est peut-être le confort de demain.
Ensuite, c’est la notion de contrôle et de boucle qui donnent un critère à celui qui
conçoit, invente et participe à ce devenir. Qui contrôle quoi et quoi contrôle qui ?
Autant dans les dimensions pratiques et politiques, cette question dirige le devenir
technique. Derrière la créativité spontanée d’une invention vient le système, le plan
d’immanence, qui sera l’horizon des autres objets techniques. C’est la notion, la
boucle du contrôle et sa dialectique qui vont définir l’orientation du plan.
5 CONCLUSION 115
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