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Nicolas BERDIAEV

LE NOUVEAU MOYEN AGE

Les trois études réunies dans ce livre ont été écrites à des moments
différents pendant les derniers dix-huit mois. Elles n'ont pas seulement une
unité intérieure, mais des idées fondamentales s'y répètent et s'y développent
sous un nouveau rapport. Les Réflexions sur la Révolution russe et La
démocratie, le socialisme
et la théocratie ont été écrits sous une forme surtout critique et ont pour but de
mettre à nu les principes négatifs. Le nouveau Moyen Age a été écrit sous une
forme positive et dans cette étude je m'efforce d'indiquer différentes voies pour
sortir de la crise mondiale. Mes pensées seront comprises avec justesse si elles
sont comprises de façon dynamique. Ce sont les destinées des sociétés
humaines en mouvement qui m'intéressent.

Berlin, 5 juillet 1924

Dans l'histoire, de même que dans la nature, existent un rythme, une


relève rythmique des époques et des périodes, une relève des types de culture;
existent des flux et des reflux, des montées et des descentes. Les caractères
rythmique et périodique sont propres à toute vie. On parle d'époques
critiques et organiques, d'époques nocturnes et diurnes, sacrales et
séculières. Nous sommes voués à vivre dans un temps historique ou de
relève. L'ancien monde de l'histoire moderne (celui-là même qui continue à se
nommer selon une vieille habitude « nouveau » est devenu vieux et caduc),
arrive à sa fin et se décompose, et alors naît un monde nouveau, encore
inconnu. Il est frappant que cette fin de l'ancien monde et que la naissance
d'un nouveau monde se présentent aux uns comme une « révolution » et aux
autres comme une « réaction ». Le « caractère révolutionnaire » et le «
caractère réactionnaire » sont à l'heure actuelle si confondus que toute
précision dans l'utilisation de ces termes a été perdue. Je désigne
conventionnellement notre époque comme la fin de l'histoire moderne et le
début du Nouveau Moyen Age. Je ne prédis pas quelle voie suivra
obligatoirement l'histoire, je veux seulement tracer la problématique des
tendances et des traits idéaux d'un nouveau type de société et de culture.
(Cette étude peut apparaître comme une sorte d'élucidation, en guise de programme, des
pensées développées dans mon article « La fin de la Renaissance »(cf. la revue Sophia) et mes
livres Le sens de l'histoire et La philosophie de l'inégalité.) Mes pensées sont souvent
comprises complètement de travers et l'on en tire des déductions absolument
fausses. J'explique cela par le fait que l'on interprète ma façon de penser
dans les catégories de l'histoire moderne, que l'on veut la classer dans une
des tendances de l'histoire moderne, alors que l'essence de ma pensée
consiste précisément en ce que toutes les catégories de pensée de l'histoire
moderne, toutes ses tendances sont terminées et que commence le mode
de pensée propre au nouveau monde, au monde du nouveau Moyen Age.
Les principes spirituels de l'histoire moderne se sont usés, ses forces
spirituelles se sont épuisées. Le jour rationnel de l'histoire moderne s'achève,
son soleil se couche, le crépuscule arrive, nous nous approchons de la nuit.
Toutes les catégories du jour ensoleillé déjà vécu ne conviennent pas pour
s'orienter dans les événéments et les phénomènes de notre heure
historique vespérale. Tous les signes montrent que nous sommes sortis de
l'époque historique diurne et sommes entrés dans l'époque nocturne. Les
hommes les plus doués d'un esprit subtil le ressentent. ( La crise mondiale, la
relève des époques, sont traitées par Spengler, Kayserling, Spann, T. Lessing, G. Ferrero,
chez nous par R. Vipper, personnes aux conceptions du monde très diverses. Parmi les
artistes écrivains, le plus sensible à la crise historique est A. Biély.)
Est-ce que cela est mal, est-ce que cela est sombre, est-ce que cela est
pessimiste ? Le fait même de poser de telles questions est parfaitement
incorrect, profondément anti-historique, trop rationaliste. Les voiles mensongers
tombent, le bien et le mal sont mis à nu. La nuit n'est pas moins bonne que le
jour, non moins divine, dans la nuit les étoiles brillent avec éclat, dans la nuit il y
a des révélations que ne connaît pas le jour.
La nuit est plus originelle, plus proche des forces élémentaires que le jour. Le
Moi est abîme (Ungrund). Boehme se découvre seulement dans la nuit. Le jour
jette un voile sur elle. Tiouttchev, grand poète des forces nocturnes, nous a dit le
secret de la correspondance du jour et de la nuit.
Au-dessus de l'abîme innommé
Une tissure d'or est jetée
Puissante volonté des dieux.
Le jour est ce voile radieux.
... Survint la nuit ;
La nuit du monde fatidique
Cueillant le tissu bénéfique
Du voile qu'elle rejette au loin...
Et l'abîme gît dénudé
Avec ses peurs, ses ténèbres ;
Entre nous point de barrières,
C'est pourquoi la nuit nous effraie !

Quand vient le crépuscule, la netteté des contours, la solidité des


frontières se perdent.

Gris-bleu les ombres se mêlèrent,


Le ton pâlit, le son s'éteint ;
La vie, le mouvement fusèrent
En ondes d'ombres, en bruits lointains...

Tiouttchev caractérise ce temps comme « l'heure de l'angoisse indicible


». Nous vivons dans cette heure de confusion, dans l'heure de l'angoisse, quand
l'abîme s'est dénudé et que tous les voiles ont été rejetés. Tiouttchev appelle
la nuit « sainte » et en même temps, il dit qu'à l'heure de la nuit

... L'homme, cet orphelin sans gîte - reste là


impuissant et nu, - Face à face le sombre abîme...
Et la vision claire et vivante - Surgit en un rêve très
ancien. -Dans la vision nocturne, étrange, - Il lit
l'héritage du destin.

La nuit est plus métaphysique, plus ontologique que le jour. Le voile


diurne n'est stable ni dans la nature, ni dans l'histoire, il se dissimule
facilement, il ne contient pas de profondeur. Tout le sens de notre époque, si
malheureuse en ce qui concerne la vie extérieure des personnes, gît dans la
mise à nu de l'abîme de l'être, dans le face à face avec la base première de la
vie, dans la mise en lumière de l'« héritage fatal ». Cela aussi désigne l'entrée
dans la nuit.

L'océan étreint le globe terrestre


La vie terrestre par les songes enlacée.

Survient la nuit et en flots déchaînés


Les éléments cinglent leurs propres berges.

C'est sa voix : elle nous éveille et implore.


Dans le hâvre enchanté la nef renaît...

Le flux croît et, rapide, nous emporte


Dans les flots sombres, dans l'immensité.

Se consumant dans sa gloire d'étoiles.


Secrète, la voûte des cieux regarde
Des profondeurs ; et nous nous faisons voile
Cernés par un abîme qui s'embrase.

On a l'habitude de considérer Tiouttchev comme un poète de la nature, des forces


élémentaires nocturnes de la nature. Ses vers dédiés à l'histoire sont totalement autres, ils
ont été écrits encore à la lumière du jour historique. Mais Tiouttchev est plus profond qu'on ne
le pense. Il est un phénomène prophétique. Il est
le précurseur de l'époque historique nocturne, son voyant. A. Blok fut aussi le poète de la
venue de la nuit.
« Les passions sauvages sont déliées sous le joug de la lune au déclin ». Il a vu non les «
aubes », comme le pensait de Blok ainsi que de lui-même A. Biély, mais la venue du
crépuscule de la nuit. Tous deux ne comprenaient pas leurs pressentiments et donnaient
une fausse symbolique à la « révolution » qui s'avançait. La révolution n'est pas un lever,
elle n'est pas une aube, elle n'est pas non plus le début d'un jour nouveau, mais elle est le
couchant, le crépuscule, la fin du jour ancien. Nous entrons dans une période d'errance
historique dont on peut dire : « nous voguons, entourés de tous côtés par l'abîme enflammé »
; « le flux croît et bientôt il nous emportera dans l'immensité des sombres vagues ».
Souvenez-vous aussi de la glorification de la nuit chez Michel-Ange, dans son Jour et Nuit. Le
jour peut devenir mensonge, l'ordonnance du jour peut harasser, l'énergie du jour
s'exténuer, les voiles du jour se décomposer. L'homme, vivant à la surface, peut
éprouver la nostalgie de la communion avec les bases premières, les sources premières de
l'être. Le processus même
du mouvement dans la profondeur, au tréfonds, doit avant tout produire une impression
d'extinction de la lumière diurne, de la plongée dans les ténèbres. L'ancienne symbolique
de la chair historique s'écroule et l'humanité est en quête d'une nouvelle symbolique qui
doit exprimer ce qui s'accomplit dans la profondeur spirituelle.
Le jour de l'histoire, avant qu'il soit relevé par la nuit, se termine
toujours par des ébranlements et par des catastrophes de grande portée, il
ne s'en va pas paisiblement. Le coucher du jour historique du monde antique
s'est accompagné de grands ébranlements et de grandes catastrophes, il a
donné le sentiment de sa ruine irrévocable. Le début de la nouvelle époque
s'accompagne de barbarisation. Des forces chaotiques ont fait irruption dans le
cosmos historique, organisé par la civilisation antique. Et nous devons toujours
nous rappeler que les guerres et les révolutions dans toute leur horreur, les
effondrements des cultures et la ruine
des Etats ne sont pas seulement créés par la mauvaise volonté des hommes,
mais sont aussi envoyés par la Providence. Nous vivons à une époque
analogique à l'époque de la ruine du monde antique. Il y eut alors le déclin
d'une culture incommensurablement plus élevée que la culture des temps
nouveaux, que la civilisation
du XIXe siècle. On ne pouvait pas alors encore comprendre que Platon, le
plus grand phénomène de la culture hellénique, était tourné vers l'époque
nocturne à venir, qu'il était déjà une issue par-delà les frontières du jour
hellénique. Et de nos jours il y a des historiens, comme Beloch (Julius Beloch (1854-
1929), historien allemand) par exemple, qui voient en Platon une réaction contre la
marche progressive, graduelle des lumières grecques et de la civilisation
grecque. Bien entendu, il s'agit d'une réaction, mais d'une réaction qui était
destinée à durer très longtemps, des millénaires, d'une réaction tournée vers
l'avant, vers l'époque à venir. Dostoïevski était sans doute destiné à être un tel
réactionnaire. On peut appeler le Moyen Age l'époque nocturne de l'histoire
universelle. Et ce n'est absolument pas dans le sens des « ténèbres du Moyen
Age », inventées par les propagateurs des lumières de l'histoire moderne mais
dans un sens plus ontologique et plus profond du mot. J'appelle nouveau
Moyen Age la relève rythmique des époques, la transition du rationalisme de
l'histoire moderne, à l'irrationnalisme ou au surrationalisme de type médiéval.
Tant pis si cela semble être de l'obscuran-tisme aux propagateurs des
lumières de l'histoire moderne. Cela me trouble peu. Je pense que ces propa-
gateurs eux-mêmes sont des hommes « arriérés » au plus haut point, que leur
façon de penser est tout à fait
« réactionnaire » et appartient entièrement à une époque révolue. Je pars de
la conviction profonde qu'il n'y a de retour à aucune façon de penser, à
aucune organisation de la vie, telles qu'elles dominèrent jusqu'à la Guerre
mondiale, jusqu'à la Révolution et aux ébranlements qui ont secoués non
seulement la Russie, mais aussi l'Europe et le monde entier. Toutes les
catégories habituelles de pensée et les formes de vie des hommes les plus «
avant-gardistes », les plus « progressistes », voire les plus « révolutionnaires »
des XIXe
et XXe siècles ont irrémédiablement vieilli et ont perdu toute signification pour le
présent, et tout particulière-ment pour le futur. Tous les termes, tous les mots,
tous les concepts doivent être employés dans un certain sens, un sens nouveau,
plus approfondi, plus ontologique. Bientôt on éprouvera de la gêne, il sera
même impossible d'employer les mots en leur appliquant les anciennes
qualifications de « progressiste », ou de «réactionnaire». Bientôt les mots
recevront leurs sens ontologique authentique. Bientôt la question se posera
pour tous : le « progrès » est-il « progressiste », et n'a-t-il pas été un peu trop
souvent une sombre « réaction », une réaction contre le sens du monde, contre
les bases authentiques de la vie. Mettons-nous conventionnel-lement
d'accord sur l'emploi des mots pour éviter des discussions tout à fait vaines et
superflues à leur sujet.

***

Les Russes aiment beaucoup discuter du problème de savoir si telle ou


telle chose est réactionnaire
ou non. Ils y voient même le but principal de toute critique. C'est une vieille
coutume de l'intelligentsia russe pensante. On pouvait espérer que la révolution
ferait perdre cette mauvaise habitude. Mais non, et jusqu'à aujourd'hui nous
menons des discussions fastidieuses et sans fin sur ce qui est réactionnaire et
sur ce qui est progressiste, comme si dans le monde tout n'avait pas été mis
sens dessus dessous, comme si les anciens critères de l'intelligentsia avaient
encore conservé le moindre sens. Essayez d'appliquer aux époques de
l'histoire universelle vos critères de la réaction ou de la révolution, de la droite
ou de la gauche. Alors apparais-sent tout le ridicule de ces critères, tout le
provincialisme pitoyable de la pensée qui s'inflitre dans ces caté-gories. A
l'époque de la chute du monde antique et de l'apparition de la chrétienté, il
était « réactionnaire » de vouloir sauvegarder les principes des lumières
antiques et de la civilisation antique et il était au plus haut point «
progressiste » et même « révolutionnaire » de vouloir sauvergarder les
principes spirituels qui triomphèrent ensuite de la culture médiévale. Le
mouvement en avant créateur, la révolution de l'esprit de ces temps
menèrent aux « ténèbres du Moyen Age ». Ce ne sont pas les derniers citoyens,
ce ne sont pas les derniers écrivains ni les derniers philosophes du monde
antique, mais les Pères et les docteurs de l'Eglise qui furent
les hommes de l'authentique mouvement de l'esprit. A l'époque de la
Renaissance, à l'aube de l'histoire moderne, le retour à l'Antiquité, aux
principes anciens de la culture, était un mouvement créateur en avant. Joseph
de Maistre et le mouvement romantique du début du XIXe siècle furent une
réaction contre la Révolution française et les lumières du XVIIIe siècle, mais
c'était un mouvement créateur en avant qui a fécondé toute la pensée du siècle
suivant. On pourrait dire « réactionnaire » le retour à un passé récent, au
système de pensée et au système de vie qui régnèrent jusqu'au début de la
Révolution, du bouleversement et de la crise (Cette pensée est très bien
développée par le prince N.S. Troubetskoï dans son article " Aux portes (de la Réaction ? de
la Révolution ?)" dans le recueil Annales eurasiennes (Evraziiski Vremiennik). Ainsi, après la
Révolution française le retour aux systèmes matériel et spirituel du XVIIIe
siècle, qui menèrent aussi à la Révolution, était tout à fait réactionnaire, alors
que le retour aux principes médiévaux, à ce qu'ils contenaient d'éternel, à ce
qui était éternel dans le passé, n'était pas du tout réactionnaire. Il ne faut pas
revenir à ce qui est trop temporel et trop périssable dans le passé, mais on peut
revenir à ce qui est éternel dans le passé. De nos jours il faut consi-dérer
comme « réactionnaire » le retour aux principes de l'histoire moderne qui
triomphèrent définitivement dans la société du XIXe siècle et qui, aujourd'hui,
se décomposent. L'appel à rester dans les principes de l'histoire moderne est
aussi une « réaction » dans le sens le plus profond du mot, un obstacle sur les
voies du mouvement créateur. L'ancien monde qui s'effondre et vers lequel il ne
doit pas y avoir de retour est aussi le monde de l'histoire moderne avec ses
lumières rationalistes, avec son individualisme et son humanisme, avec son
libéralisme et son démocratisme, avec ses brillantes monarchies nationales et
sa politique impérialiste, avec son monstrueux système d'économie industriel
capitaliste, avec sa puissante technologie, ses conquêtes et ses succès
extérieurs, avec sa concupiscence sans retenue et effrénée de la vie, avec son
athéisme et son apathie, avec sa lutte furieuse des classes et avec le
socialisme comme couronnement de toute la voie de l'histoire moderne. Nous
sommes volontiers prêts à chanter les mots de la chanson révolutionnaire :«
Abjurons l'ancien monde », sous-entendant par « ancien monde » ce monde de
l'histoire moderne destiné à périr.
Quand nous disons qu'un monde historique, quel qu'il soit , est destiné
à périr, nous ne voulons pas dire
bien entendu que rien de ce monde ne restera, qu'il n'y a rien en lui de valable
pour l'éternité, que son existence même a pu être totalement dépourvue de
sens. Il est impossible de dire cela pour une époque historique quelle qu'elle
soit. L'histoire moderne ne s'est pas écoulée au hasard. Il y avait en elle une
grande tension de forces humaines, une grande épreuve de liberté humaine.
Nous ne voulons pas oublier Léonard ni Michel-Ange, Shakespeare ni Goethe, ni
tous les grands annonciateurs de la liberté de l'homme. L'affirmation
humaniste
de soi fut un moment essentiel dans les destinées de l'esprit humain et
l'expérience qui y fut vécue ne l'aura pas été vain. Elle enrichira l'homme.
L'hérésie de l'humanisme, créée par l'histoire moderne, a introduit un thème
imposant qui contenait sa propre histoire altérée. Dans le nouveau Moyen
Age entreront l'expérience
de la liberté vécue dans l'histoire moderne, toutes les conquêtes positives de
la conscience ainsi que son grand raffinement d'âme. Après l'expérience de
l'histoire moderne, il n'est pas possible de revenir à l'ancien Moyen Age, seul est
possible un nouveau Moyen Age, de même, après l'expérience du Moyen Age,
le retour
à l'ancien monde antique était impossible et seule la Renaissance était
possible, elle qui était faite d'inter-actions très complexes de principes
chrétiens et païens. Le monde antique n'est pas définitivement mort et
le monde médiéval n'est pas non plus définitivement mort bien que pour l'un
comme pour l'autre soit arrivée l'heure historique de la relève. De même
aujourd'hui, le monde historique vit une révolution grandiose, non pas la
révolution communiste qui est en profondeur tout à fait « réactionnaire » et
n'est que le pourrissement des éléments décomposés de l'ancien monde,
mais la révolution de l'esprit. L'appel au nouveau Moyen Age à
notre époque est aussi l'appel à la révolution de l'esprit, à une nouvelle
conscience. L'humanisme de l'histoire moderne est périmé et dans toutes les
sphères de la culture et de la vie publique, il passe à son opposé, il mène à
la négation de l'image de l'homme. J'ai mis cela en lumière dans mon article «
La fin de la Renaissance » et dans mon livre "Le sens de l'histoire". L'idéologie
humaniste, de nos jours, est aussi une idéologie « arriérée » et « réactionnaire
». Seules les déductions anti-humanistes que le communisme a tirées de
l'humanisme vont dans le sens de notre époque et sont liées à son
mouvement. Nous vivons une époque
qui met à nu et démasque. La nature de cet humanisme qui, en d'autres
temps, se présentait si pur et si élevé, est mise à nu et démasquée. Si Dieu
n'est pas, alors l'homme n'est pas non plus, voilà ce que notre temps découvre
de façon expérimentale. La nature du socialisme est mise à nu et démasquée,
ses limites dernières sont manifestes ; de même, est mis à nu et démasqué
le fait que l'irréligion, la neutralité religieuse n'existent pas, qu'à la religion du
Dieu Vivant est seulement opposée la religion du diable, qu'à la religion du
Christ est seulement opposée la religion de l'Antéchrist, le royaume de
l'humanisme neutre qui voulait s'installer dans la sphère moyenne, entre ciel et
enfer, se décompose, et alors se découvre l'abîme supérieur et inférieur. Au Dieu-
Homme est opposé non pas l'homme du royaume neutre et moyen, mais
l'homme-dieu, l'homme qui s'est mis lui-même à la place de Dieu. Les pôles
opposés de l'être et du néant se découvrent.
La religion ne peut être une affaire privée, comme le voulait l'histoire
moderne, elle ne peut être auto-nome et il en est ainsi pour toutes les
autres sphères de la culture. La religion redevient au plus haut point un fait
général, universel, définissant tout. Le communisme le montre. Il annule le
principe autonome et séculier de l'histoire moderne, il exige une société «
sacrale », une culture « sacrale », la soumission de tous les aspects de la vie à
la religion du diable, à la religion de l'Antéchrist. Là réside l'immense
signification du communisme. En cela il dépasse les limites de l'histoire
moderne, il se soumet à un principe totalement autre, que j'appelle médiéval.
La décomposition du royaume humaniste séculier, moyen et neutre, le
dévoilement en tout de principes polairement opposés est aussi la fin de
l'époque irreligieuse des Temps Modernes, le début d'une époque religieuse,
de l'époque du nouveau Moyen Age. Cela ne signifie pas que dans le
nouveau Moyen Age la religion du Vrai Dieu, la religion du Christ sera
obligatoirement victorieuse quantitativement, mais cela signifie que dans cette
époque toute la vie, sous tous ses angles, se place sous le signe de la lutte
religieuse, de la polarisation religieuse, de la manifestation des principes
religieux extrêmes. L'époque de la lutte redoublée entre la religion de Dieu et
la religion du diable, entre les principes du Christ et les principes de l'Antéchrist
ne sera déjà plus une époque de type séculier, mais une époque de type
religieux et sacral, bien que quantitativement la religion du diable et l'esprit
de l'Antéchrist aient continué à triompher. C'est pourquoi le communisme
russe, avec le drame religieux qui se déroule sous son règne, appartient déjà
au Moyen Age et non à l'ancienne histoire moderne. Voilà pourquoi il est tout à
fait impossible de penser le communisme russe selon les catégories de
l'histoire moderne, de lui appliquer les catégories de liberté, ou d'égalité
dans l'esprit de la Révolution française, les catégories de la vision
humaniste du monde, les catégories de la démocratie et même du
socialisme humaniste. Le bolchevisme russe veut aller au-delà des limites,
il veut aller vers l'au-delà, son contact avec quelque chose d'ultime est
angoissant. La tragédie du bolchevisme russe éclate non pas dans
l'atmosphère diurne de l'histoire moderne mais dans les forces élémentaires
nocturnes du nouveau Moyen Age. On ne peut s'orienter dans le communisme
russe qu'en suivant les étoiles. Pour comprendre le sens de la Révolution russe
nous devons passer de l'astronomie de l'histoire moderne à l'astrologie du
Moyen Age. La Russie (là réside l'originalité de son destin) n'a jamais pu
accepter intégralement la culture humaniste des Temps Modernes, sa
conscience rationaliste, sa logique formelle et son droit formel, sa neutralité
reli-gieuse, son caractère moyen et séculier. La Russie n'est jamais
définitivement sortie du Moyen Age, de l'époque sacrale, et elle est en quelque
sorte presqu'immédiatement passée des restes de l'ancien Moyen Age, de
l'ancienne théocratie, au nouveau Moyen Age, à la nouvelle satanocratie. En
Russie, l'humanisme a aussi survécu sous les formes extrêmes de l'humano-
divinité, dans l'esprit de Kirillov, de Pierre Verkhovenski, d'Ivan Karamazov,
mais pas du tout dans l'esprit de l'histoire humaniste occidentale des Temps
Modernes. Voilà pourquoi une place particulière va revenir à la Russie dans la
transition qui va de l'histoire moderne au nouveau Moyen Age. Elle
engendrera l'Antéchrist plutôt que la démocratie humaniste et la culture
humaniste neutre.

***

La transition au nouveau Moyen Age, comme autrefois la transition


à l'ancien Moyen Age, s'accompagne de la décomposition sensible des sociétés
anciennes et de la constitution insensible des nouvelles. L'ancien cosmos
culturel et social, solidement établi, est renversé par des forces chaotiques et
barbares. Mais existait-il un cosmos authentique dans l'histoire moderne ? Le
XIXe siècle était fier de son
sens de la justice, de ses constitutions, de l'unité de sa méthode
scientifique et de sa culture scientifique.
Mais l'histoire moderne n'a pas pu créer une unité intérieure totale.
L'individualisme, l'atomisme étaient posés dans leurs bases premières. Tout
au long de l'histoire moderne, la décadence intérieure des sociétés, le
soulèvement de l'homme contre l'homme, d'une classe contre une autre n'ont
fait que s'accroître. La lutte pour des intérêts opposés, la concurrence,
l'isolement profond et la déréliction de chaque homme caractérisent
typiquement les sociétés des Temps Modernes. L'anarchie toujours
grandissante, la perte d'un centre unique, d'un but suprême unique, se sont
découverts dans la vie spirituelle et idéologique de ces sociétés. Cela était perçu
comme l'autonomie de toutes les sphères de la vie publique et culturelle,
comme la sécularisation de la société. L'histoire moderne a compris la liberté
comme étant l'individualisme, le droit formel de chaque homme et de
chaque sphère de la culture à l'autodétermination. Le processus même de
l'histoire moderne était compris comme une libération. Mais libération de quoi et
libération pour quoi? La libération des anciennes théocraties coercitives, de
l'ancienne conscience hétéronome. Les anciennes théocraties coercitives ne
pouvaient se maintenir et l'ancienne conscience hétéronome devait être
surmontée. La liberté de l'esprit est un acquis éternel et imprescriptible. Mais
pourquoi, au nom de quoi devait s'accomplir la libération? L'esprit des Temps
Modernes l'ignore. Il ne possédait pas ou ne connaissait pas les principes au
nom desquels il agissait. Au nom de l'homme, au nom de l'humanisme, au
nom de la liberté et du bonheur humain. Mais là, nous n'avons aucune
réponse. Il est impossible de libérer l'homme au nom de la liberté de
l'homme, l'homme lui-même ne peut être le but de l'homme. Ainsi nous
appuyons-nous sur un vide absolu. L'homme est privé de tout contenu,
il n'a pas de lieu où remonter. La liberté de l'homme s'avère être une liberté
tout à fait formelle et vide de sens. L'individualisme est essentiellement une
correction négative. Dans son développement il ne donne pas la possibilité à
l'homme de se raccrocher à un contenu. L'individualisme est tout à fait non
ontologique, il n'a aucune base du point de vue de l'être. L'individualisme ne
renforce pas le moins du monde la personne, l'image de l'homme. Et dans
une époque individualiste, les individualités brillantes, les fortes personnalités
ne connaissent aucune prospérité. La civilisation individualiste du XIXe
siècle, avec sa démocratie, avec son matérialisme, avec sa technologie,
avec son opinion publique, sa presse, sa bourse et son parlement a contribué
à l'affaiblissement et à la chute de la personne, à la défleuraison de
l'individualité; au nivellement et
à la confusion universelle. La personne était plus forte et plus vive à
l'époque médiévale. L'individualisme a favorisé les processus d'égalitarisme qui
effacent toutes différences d'individualités. L'individualisme, ayant engendré
l'atomisation de la société, a conduit aussi au socialisme qui n'est que l'inverse
de la décadence atomique, l'engrenage mécanique des atomes. L'idée
universaliste, si caractéristique pour le Moyen Age, cesse d'être dominante
aujourd'hui. Mais la personne de l'homme ne peut être enracinée que dans
l'universum, que dans le cosmos ; elle ne trouve que là un sol ontologique et ne
reçoit que de là son contenu suprême. La personne n'est que si Dieu est, que
si le divin est. Quant à l'individualisme, il arrache la personne au sol de l'être
et la livre au déchiquetage des vents. L'individualisme a consommé toutes
ses possibilités dans l'histoire moderne, il ne contient déjà plus d'énergie, il n'a
plus l'enthousiasme de se survivre à lui-même.
La fin de l'esprit d'individualisme est la fin de l'histoire moderne. Et toutes
les tentatives, intérieures et non extérieures, pour surmonter l'individualisme
sont déjà une issue par-delà les limites de l'histoire moderne.
En ce sens, Auguste Comte était par son type spirituel un homme du Moyen
Age, bien qu'il se soit efforcé de surmonter l'anarchie individualiste sous une
forme pervertie. De nos jours, l'individualisme est devenu un phénomène tout
à fait « réactionnaire », bien qu'il continue encore à se considérer fièrement
comme le défenseur de la liberté, des lumières, du progrès. Et toutes les
formations qui sont apparues sur le sol spirituel de l'individualisme se
décomposent et sont dans leur essence « réactionnaires ». Le libéralisme, la
démo-cratie, le parlementarisme, le constitutionnalisme, le formalisme juridique,
la morale humaniste, la philosophie empirique et rationaliste sont les fruits de
l'esprit individualiste, de l'affirmation de soi humaniste et tous finissent leur
temps et perdent leur signification antérieure. Tout cela est le jour qui expire de
l'histoire moderne.
A l'heure du crépuscule, à l'heure du couchant, toutes ces formes perdent
la netteté de leurs contours. L'homme se retrouve face à face avec le mystère
de la vie, devant Dieu, il s'enfonce dans une atmosphère cosmique,
universaliste. L'individualisme a enchaîné l'homme en lui-même et dans des
formes qui le faisaient se distinguer des autres hommes et du monde. Ses
chaînes tombent, ses formes sont renversées. L'homme
va vers la communauté. Vient l'époque collectiviste, universaliste. L'homme
cesse de croire qu'il peut se protéger en mettant une barrière entre lui et les
autres, au moyen du processus de pensée rationaliste de la morale
humaniste, du droit formel, du libéralisme, de la démocratie et du parlement
Toutes ces formes découvrent seulement une profonde discorde dans
l'humanité. une disjonction, l'absence d'un esprit un ; toutes s'avèrent être les
formes d'une désunion légitimée, d'accord pour se laisser mutuellement en
paix, dans la solitude, sans désirer choisir la vérité. Le rationalisme,
l'humanisme, le formalisme juridique, le libéralisme, le démocratisme sont des
façons de penser et de vivre qui se construisent sur l'hypothèse que la Vérité est
inconnue et que, peut-être, il n'y a pas du tout de Vérité ; ils ne veulent pas
connaître la Vérité. La Vérité est réunion et non désunion et démarcation, elle
n'est absolument pas intéressée par la sauvegarde exclusive de la possibilité
de se tromper, d'avoir droit de la nier et de la vilipender, bien que la Vérité elle-
même puisse être la Vérité de la liberté. En effet, qu'est-ce que la démocratie
humaniste si ce n'est la proclamation avant tout du droit à l'erreur et au
mensonge, si ce n'est le relativisme politique et la sophistique, si ce n'est la
possibilité de livrer le destin de la Vérité à la décision de la majorité des voix ?
Qu'est-ce que la philosophie rationaliste si ce n'est l'auto-affirmation de la
raison individuelle qui s'est détachée de la Vérité, des sources de l'être, si ce
n'est l'affirmation des droits d'une façon de penser qui ne souhaite pas de
choisir la vérité et d'en recevoir la force pour la connaissance ? Qu'est-ce que le
parlement si ce n'est la légitimation de la discorde, si ce n'est la prédominance
des « opinions » sur le « savoir » (j'emploie ces mots au sens platonicien), si ce
n'est l'impuissance de passer à la vie dans la Vérité ? La Vérité doit être
acceptée librement et non avec contrainte, la Vérité ne supporte pas de
rapport servile envers elle. La chrétienté nous l'apprend. Mais le temps de
l'histoire moderne s'est trop longtemps attardé sur la liberté formelle dans la
réception de la Vérité, sans avoir accompli son choix ; c'est pourquoi il établissait
des formes de pensée et de vie, fondées non pas sur la Vérité mais sur le
droit formel de choisir n'importe quelle vérité ou mensonge, c'est-à-dire qu'il a
créé une culture sans-objet, une société sans-objet qui ne sait pas au nom de
quoi elle existe. Ainsi les temps nouveaux en sont arrivés à préférer le néant à
l'être. Un homme ne peut pas vivre pour lui seul et n'être au service que de
lui-même. S'il ne possède pas le Vrai Dieu, alors il se crée de faux dieux. Il
n'a pas voulu recevoir la liberté de Dieu et est tombé sous l'esclavage cruel
de faux dieux, d'idoles. L'homme des temps nouveaux, l'homme de l'histoire
moderne à son déclin n'est pas libre spirituellement et ce n'est pas au nom de la
liberté qu'il accomplit ses insurrections et ses révoltes, ce n'est pas au nom de
la liberté qu'il nie la Vérité. Il est tombé au pouvoir d'un maître qu'il ne connaît
pas, d'une force inhumaine et surhumaine qui s'empare d'une société qui ne
souhaite pas connaître la Vérité, la Vérité du Seigneur. Ce n'est que dans le
communisme que s'est entrouvert le pouvoir de ce maître. Mais cela se trouve
déjà être une sortie par delà les limites de l'histoire moderne. On en arrive à
devoir choisir. La liberté formelle de l'histoire moderne se termine, il est
indispensable de passer au contenu de la liberté, à une liberté ayant un
contenu.
Les bases de la vision du monde du XIXe siècle s'effondrent ; c'est
pourquoi les Etats et les cultures qui sont fondés sur elle s'effondrent. Les Etats
monarchiques et démocratiques, qui possèdent similairement l'humanisme à
leur base, s'effondrent. Ce n'est pas telle ou telle forme d'Etat, mais l'Etat lui-
même qui subit une crise et une faillite. Aucun Etat durable et fort n'est resté.
Pas un seul Etat ne sait ce qui adviendra de lui demain. Aucun légitimisme, que
ce soit le légitimisrne des anciennes monarchies ou le légitimisme des nouvelles
démocraties avec leur idée formelle de pouvoir populaire, n'a plus de pouvoir sur
les âmes des hommes. Personne ne croit plus en aucune forme politique et
juridique, personne ne fait le moindre cas des constitu tions. Tout est décidé
par la force réelle. Lassalle a raison dans son remarquable discours sur la
constitution. Les Etats reposent sur des bases non pas juridiques mais
biologiques et sociales. Cela, la guerre mondiale l'a définitivement mis en
lumière en discréditant tout à fait l'idée du droit formel. Le fascisme italien,
autant que le communisme, témoigne de la crise et de la faillite des anciens
Etats. Dans le fascisme, des unions sociales spontanées prennent la relève de
l'ancien Etat et prennent sur elles l'organisation du pouvoir. L'armée fasciste
volontaire existe à côté de l'ancienne armée d'Etat, la police fasciste à côté de
l'ancienne police d'Etat et elle a une prédominance réelle. Cela n'est pas le
principe de l'histoire moderne, c'est plutôt le principe de la fin de l'Empire
romain et le début du Moyen Age. Et le fascisme, unique phénomène
créateur dans la vie politique de l'Europe contemporaine, est, dans la même
mesure, un nouveau Moyen Age, comme
le communisme. Le fascisme est profondément opposé au principe du
légitimisme formel, il ne veut pas le connaître, il est la mise en lumière
immédiate de la volonté de vivre et de la volonté de puissance, la mise en
lumière de la force biologique et non du droit. J'appelle conventionnellement
nouveau Moyen Age la chute du principe légitime du pouvoir, du principe
juridique des monarchies et des démocraties, et son remplacement par le
principe de la force, de l'énergie vitale, des unions et des groupes sociaux
spontanés. Le fascisme ne sait pas au nom de quoi il agit, mais il passe
déjà des formes juridiques à la vie elle-même. La philosophie rationaliste, le
légitimisme de la connaissance, fondé de façon gnoséologique, ont tout à fait
perdu aussi leur pouvoir sur l'âme des hommes. La gnoséologie est aussi une
jurisprudence dans la connaissance, un formalisme, un légalisme. Tout le
courant de la pensée est maintenant en quête de la philosophie de la vie et
de la philosophie vitale, il veut passer au concret. Dans la pensée
philosophique on découvre aussi une sorte de fascisme. Lui non plus ne sait
pas encore « au nom de quoi » il agit, mais il passe de la forme au contenu,
de la question sur les droits légaux de la connaissance à la question sur la
connaissance elle-même de la vie et de l'être. La philosophie influente cesse
d'être académique, scolaire, comme la politique influente cesse d'être
parlementaire. Ce sont là les symptômes d'un seul et même processus, une
aspiration de communion avec la vie. Le monde traverse le chaos, mais il aspire
à la formation d'un cosmos spirituel, d'un universum, semblable à celui du
Moyen Age. La décadence doit précéder le nouveau Moyen Age. Il faut suivre les
éléments qui dépérissent et les éléments qui naissent. Mais il faut tout le
temps se souvenir qu'en vertu de la liberté inhérente à la liberté il peut suivre
deux voies, que l'avenir est double. Je m'efforce de tracer la voie par laquelle il
doit aller ayant tout le temps en vue cette dualité.

***

L'individualisme, l'atomisation de la société, la concupiscence sans


retenue de la vie, la croissance illimitée de la population et la croissance
illimitée des besoins, la décadence de la foi, l'affaiblissement de la vie
spirituelle, tout cela a amené à la création d'un système industriel capitaliste qui
a modifié tout le caractère de la vie humaine, tout son style, ayant arraché la vie
humaine au rythme de la nature. La machine, la techno-logie, le pouvoir
qu'elles apportent avec elle, la vitesse de mouvement qu'elles engendrent,
créent des chimères et des phantasmes, dirigent la vie humaine vers des
fictions qui donnent l'impression de réalités plus que réelles. Y a-t-il
ontologiquement beaucoup de réel dans les bourses, les banques, dans la
monnaie de papier, dans les usines monstrueuses qui produisent des objets
inutiles ou les armes de l'extermination de la vie, dans le luxe extérieur, dans
les discours des parlementaires et des avocats, dans les articles des
journaux, y a-t-il beaucoup de réel dans la croissance des besoins
inassouvis ? Partout se découvre une mauvaise éternité qui ne connaît pas
d'accomplissement. Tout le système capitaliste d'économie est l'oeuvre d'une
concupiscence dévorante et exterminante. Il ne pouvait surgir que dans une
société qui avait définitivement refusé tout ascétisme chrétien, qui s'était
détournée du ciel et s'était exclusivement livrée aux plaisirs terrestres. Il est
absolument impossible de penser le capitalisme comme une économie sacrale
; il est, bien entendu, le résultat de la sécularistation de la vie économique.
Dans ce système, la sujétion hiérarchique authentique du matériel au spirituel
n'est pas respectée. L'économisme de notre époque historique est aussi la
transgression du hiérarchisme authentique de la société humaine, la perte du
centre spirituel. L'autonomie de la vie écono-mique a abouti à son hégémonie sur
toute la vie des sociétés humaines. Le mammonnisme est devenu la force
déterminante du siècle qui adore par-dessus tout le veau d'or. Et le pire est que
notre siècle voit dans ce mammonnisme qui ne se cache pas, le grand avantage de
la connaissance de la vérité, de la libération des illusions. Le matérialisme
économique a le mieux formulé cela, il a reconnu comme étant illusion et
tromperie toute la vie spirituelle de l'humanité. Le socialisme n'est que le
développement ultérieur du système industriel capitaliste, il n'est que la victoire
finale des principes que celui-ci contient, et leur extension universelle. Les
socialistes prennent à la société capitaliste bourgeoise son matérialisme, son
athéisme, son oeuvre civili-satrice superficielle, son aversion pour l'esprit
et la vie spirituelle, son avidité de la vie, de ses succès et
de ses plaisirs, sa lutte pour des intérêts égoïstes, son incapacité au
recueillement intérieur. Le capitalisme et le socialisme sont accompa gnés de
façon similaire par la décadence et le dépérissement de la création
spirituelle, par un décroissement de l'esprit dans la société humaine. Ils
surgissent sur le terrain d'un décrois-sement de l'esprit, comme résultat de la
longue voie historique qui mène à la séparation du centre spirituel de la vie, de
Dieu. Toute l'énergie a été dirigée vers l'extérieur. C'est là la transition de la
culture à la civilisation. Toute la symbolique sacrée de la culture dépérit. Cet
esprit s'était déjà manifesté dans les anciennes cultures, et les prophètes de
l'Ancien Testament le dénoncent. La culture de l'ancienne Egypte ou la culture
du Moyen-Age étaient de beaucoup plus élevées, plus spirituelles, elles avaient
plus le sens de l'au-delà que la culture contemporaine des XIXe et XXe
siècles. Un fait indubitable nous attend : dans l'histoire moderne, fière de son
progrès, le centre de pesanteur de la vie se déplace de la sphère spirituelle
à la sphère matérielle, de la vie intérieure à la vie extérieure : la société devient
de moins en moins religieuse. Ce n'est pas l'Eglise mais la Bourse qui est
devenue la force dominante qui règle la vie. Les grandes masses ne veulent
déjà plus se battre ni mourir pour des symboles sacrés. Les hommes ont déjà
cessé de vivre de discussions sur les dogmes de
la foi, ils ne s'inquiètent plus des secrets de la vie divine comme dans l'ancien
temps. Ils se considèrent libérés de la folie sacrée. Tel est le style de notre
époque socialiste-capitaliste. De nombreux signes montrent que vient la fin de
cette époque. L'époque capitaliste industrielle s'est avérée fragile. elle se nie
elle-même, elle engendre des catastrophes. La Guerre mondiale. avec toute son
horreur sans précédent, a été engendrée par ce système. L'impérialisme
contemporain a grandi au sein de ce système. Il se dévore lui-même.
L'Europe capitaliste a commencé à s'exterminer elle-même de façon militariste.
Les classes travailleuses vivaient sous l'hypnose du système industriel. Cette
hypnose a cessé après la catastrophe de la Guerre mondiale. Il sera difficile de
contraindre à nouveau les peuples à la discipline du travail qui domainait dans
les sociétés capitalistes. Et il sera difficile de rétablir le rendement du travail
antérieur. Le socialisme en est incapable.
Les bases spirituelle, du travail se sont décomposées et l'on n'en a pas
encore trouvé de nouvelles. La discipline de travail est une question vitale
pour les sociétés contemporaines. Mais c'est la question de la sanctification et
de la justification du travail. Cette question ne se pose absolument pas, ni dans
le capitalisme ni dans le socialisme qui ne s'intéressent absolument pas au
travail lui-même. Pour vivre plus longtemps,
peut-être que les peuples qui ont fait banqueroute auront à prendre une autre
voie, la voie de la restriction de
la concupiscence de la vie, de la restriction de la croissance infinie des besoins
et de la croissance de la population, la voie d'un nouvel ascétisme, c'est-à-dire
de la négation des bases du système capitaliste industriel. Cela, bien
entendu, ne signifie pas la négation de la technique et de l'esprit d'invention
humains. mais cela signifie la modification de leur rôle, leur soumission à
l'esprit humain. On en arrive à devoir s'adres-ser de façon nouvelle à la nature,
à l'agriculture, aux métiers. La ville doit se rapprocher de la campagne. Il
faut nous organiser en des unions et des corporations économiques, le principe
de la concurrence doit être remplacé par le principe de la coopération. Le
principe de la propriété privée sera conservé sur sa base éternelle. mais il
sera restreint et spiritualisé. On lie trouvera pas les richesses privées
scandaleuses de l'histoire moderne. Il n'y aura pas non plus d'égalité mais pas
non plus de gens affamés et pas de gens qui meurent dans le besoin. Il faudra
passer à une culture matérielle plus élémentaire et plus simplifiée et à
une culture spirituelle plus complexe. La fin du capitalisme est la fin de l'histoire
moderne et le début du nouveau Moyen Age. Il faut liquider l'entreprise grandiose
de l'histoire moderne, elle n'a pas réussi. Mais avant d'en arriver là, peut-être
que la civilisation technologique fera une dernière tentative pour se développer
jusqu'à ses limites extrêmes, jusqu'à la magie noire, de même que le
communisme.

***

L'histoire moderne a créé des formes de nationalisme que ne


connaissait pas le monde médiéval. En Occident, les mouvements nationaux et
les isolationnismes nationaux furent les résultats de la Réforme, du
particularisme protestant. Le terrain spirituel du ca tholicisme n'aurait jamais
conduit à un tel état isolationniste à des formes si extrêmes d'affirmation nationale
de soi. Des monades nationales closes se sont formées, de même que des
personnes isolées se sont métamorphosées en monades closes. C'était
l'atomisation de l'humanité chrétienne. Les individualités nationales aussi bien
que les individualités des personnes isolées cessent de reconnaître leur
appartenance à des ensembles réels organiques. Tout degré n'est qu'une
affirmation de soi. La Réforme et l'humanisme ont donné un terrain spirituel
pour la seule affirmation de soi et le seul repliement sur soi, ils ont détruit
l'idée d'oecuménisme. La vie religieuse elle-même a pris la forme d'un
repliement national. Dans l'histoire moderne, il n'y a déjà plus d'humanité
chrétienne une ni de cosmos spirituel un. Et l'Eglise catholique se
métamorphose en une de ces forces closes. Le nationalisme des temps
nouveaux est engendré par l'individualisme. Et si l'on veut aller encore plus loin
en profondeur, il faudra alors dire que tous les processus typiques de l'histoire
moderne, y compris le processus des isolationnismes nationaux, furent le
résultat de la victoire du nominalisme sur le réalisme médiéval. N'est-il pas
vrai que les nationalités aussi subissent la division nominaliste en classes,
en partis, etc. Les processus d'individualisation nationale ont certes eu une
énorme signification positive, ils ont apporté de la richesse, les
personnalités nationales réelles sont arrivées à la conscience de soi, elles ont
mis en lumière leur énergie. Mais les formes de nationalisme auxquelles sont
arrivés les peuples aux XIXe et XXe siècles et qui ont engendré la Guerre
mondiale, signifient la désagrégation de l'humanité, la séparation de toute
unité spirituelle, le retour après le monothéisme chrétien au polythéisme
païen. Les nationalismes français, allemand, anglais et italien de notre temps
sont tout à fait païens, profondément antichrétiens et antireligieux. Le
nationalisme français de la Troisième République est pour une part importante
le produit de l'athéisme. La foi dans le Dieu Vivant s'est éteinte et l'on a
commencé à croire en un faux dieu, en la nation, comme idole, de même
que d'autres ont commencé à croire en la plus pernicieuse des idoles, à
l'internationalisme. La nation a des bases ontologiques réelles (l'Internationale
ne les a pas), mais elle ne doit pas remplacer Dieu. Les Allemands se sont mis à
croire au dieu allemand. Mais le dieu allemand n'est pas le Dieu chrétien, c'est
un dieu païen, tout comme le dieu russe. Devant la face du Dieu chrétien, du
Dieu unique, il n'y a ni Grec ni Juif. Le christianisme a fait son apparition dans
le monde et a vaincu le monde dans l'atmosphère de l'universalisme,
quand s'est formée une humanité unique à travers la culture hellénistique et
l'Empire Romain. Le fait même de l'apparition du christianisme signifie la
sortie hors du nationalisme et du particularisme païens. A la fin de l'histoire
moderne, nous voyons de nouveau devant nous le monde désenchaîné du
particularisme païen à l'intérieur duquel se passent une lutte et une
destruction mortelles. Mais ce n'est là qu'un aspect. Il y a encore un autre
aspect.
Nous entrons dans une époque qui est sur beaucoup de points
analogue à l'époque hellénistique. Si l'on n'a jamais vu tant de désunion et
d'hostilité, on n'a jamais vu non plus une telle union et un tel rapprochement
universels tout au long de l'histoire moderne. La discorde sanglante de la
Guerre mondiale a favorisé le rap-prochement et la fraternisation des peuples,
l'union des races et des cultures. La Guerre mondiale a fait sortir l'Europe
de son état de repliement. Le destin de toutes les nationalités a cessé d'être
replié sur lui-même et isolé, elles dépendent toutes les unes des autres.
L'organisation de chaque peuple dépend aujourd'hui de la situation du monde
entier. Ce qui s'accomplit en Russie se ressent dans tous les pays et chez tous
les peuples. Il n'y avait encore jamais eu un tel contact entre le monde de
l'Ouest et le monde de l'Est qui ont longtemps vécu isolément. La culture
cesse d'être européenne pour devenir universelle. L'Europe sera contrainte
de renoncer à être monopolisatrice de la culture. La Russie, qui se tient entre
l'Est et l'Ouest, acquiert, même si cela est de façon catastrophique et
effrayante, une importance mondiale de plus en plus sensible et elle se tient
au centre de l'attention mondiale. Déjà avant la Guerre mondiale,
l'impérialisme, dans sa dialectique irréversible, faisait sortir les Etats et les
peuples de leur existence nationale repliée et les précipitait dans la vasteté du
monde, il les jetait par-delà les mers et les océans. Le capitalisme a créé dans
sa période d'apogée un système mondial d'économie et a fait dépendre la
vie économique de chaque pays de la situation économique mondiale. II
favorise au plus haut point le rapprochement économique des peuples et il a en
propre un internationalisme spécifique. D'un autre côté, le socialisme prend
un caractère international et dans l'Internationale communiste, la vieille idée de
l'universalisme coercitif émerge de façon nouvelle et pervertie. Le monde
décadent de l'histoire moderne se trouve en état de lutte sanglante : celle
des nations, des classes, des hommes particuliers, il est possédé par la
méfiance et la haine, il aspire par des voies diverses à l'unité universelle, au
dépassement de l'isolement national exclusif qui a conduit les nations à la
chute et à la décomposition. L'Europe ne s'est pas seulement porté de
terribles coups dans la Guerre mondiale, mais elle continue aussi à s'exterminer
dans la querelle incessante entre la France et l'Allemagne, dans la méfiance
et la malveillance réciproques de toutes les nations. Les nations ne
reconnaissent pas de tribunal spirituel général et suprême. Mais sous ce fait,
plus profondément, le processus de l'union universelle avance, plus large
que l'union européenne. L'internationalisme est une caricature exécrable de
l'universalité. Mais l'esprit de l'universalité doit se réveiller chez les peuples
chrétiens, la volonté d'atteindre un universalisme libre doit se dévoiler. De tous
les peuples du monde, le peuple russe est le plus universellement humain, le
plus oecumé-nique par son esprit ; cela tient à la structure de son esprit
national. Et la mission du peuple russe doit être de s'occuper de l'union
mondiale, de la formation d'un cosmos spirituel chrétien unifié. Mais pour cela,
le peuple russe doit, bien entendu, être une individualité nationale forte. Le
peuple russe est exposé dans son cheminement aux tentations les plus
grandes et à des tentations de caractère le plus opposé qui soit : à un
internationalisme exclusif, qui détruit la Russie, et à un nationalisme non
moins exclusif, qui sépare la Russie de l'Europe. J'appelle les processus qui
tendent à surmonter le repliement national et à former une unité universelle la
fin de l'histoire moderne, de son esprit individualiste et le début du nouveau
Moyen Age. En ce sens, l'internationa-lisme communiste est déjà le fait du
nouveau Moyen Age et non de l'histoire moderne ancienne, et il faut attribuer au
nouveau Moyen Age toute volonté d'union religieuse, de réunion des parties
déchiquetées du monde chrétien, la volonté d'arriver à une culture spirituelle
universelle, volonté qui se dévoile dans la couche spirituelle supérieure de
l'humanité contemporaine. Cela ne veut pas dire que le nouveau Moyen Age
sera exclusivement pacifique, qu'il ne connaîtra pas de guerres. Peut-être
qu'une lutte grandiosee est imminente et qu'il faut y être préparé. Mais les
guerres ne seront pas tant nationales-politiques que spirituelles-religieuses.

***

Les « progressistes » ont très peur du retour à l'ancienne époque médiévale


et se battent contre les idées et les croyances qu'ils considèrent comme
moyenâgeuses. Cela m'a toujours étonné. C'est qu'avant tout, ils ne croient
absolument pas à la vitalité et à la victoire possible des idées et des croyances
qui peuvent être attribuées à l'esprit du Moyen Age, ils sont convaincus de la
stabilité et de la longévité des principes de l'histoire moderne. Pourquoi donc
tant s'inquiéter ? Et en second lieu, il faut définitivement constater qu'il n'y a
jamais eu et qu'il ne peut y avoir aucun retour et aucune restauration des
époques anciennes. Quand nous parlons de la transition de l'histoire moderne
au Moyen Age, c'est alors un moyen d'expression imagé. La transition n'est
possible que vers le nouveau mais non vers l'ancien Moyen Age. Et cette
transition doit être reconnue comme une révolution de l'esprit et un
mouvement créateur en avant, et non pas comme une
« réaction », ainsi que se l'imaginent les « progressistes » abâtardis et
épouvantés. Enfin, il est temps de cesser de parler des « ténèbres du Moyen
Âge », et de leur opposer la lumière de l'histoire moderne. Ces jugements
vulgaires ne sont pas au niveau des connaissances historiques
contemporaines. Il n'est pas besoin d'idéaliser l'époque médiévale comme
l'ont fait les Romantiques. Nous connaissons parfaitement bien tous les
côtés sombres et négatifs du Moyen Age : la barbarie, la brutalité, la
cruauté, la violence, l'esclavage, l'ignorance dans le domaine des
connaissances positives de la nature et de l'histoire, la terreur religieuse liée
à l'horreur des tourments de l'enfer. Mais nous savons aussi que l'époque
médiévale était une époque religieuse par excellence, qu'elle débordait de la
nostalgie du ciel, nostalgie qui rendait les peuples possédés de la folie sacrée,
que toute la culture du Moyen Age tendait vers le transcendant et l'au-delà,
qu'en ces siècles il y avait une grande tension de la pensée dans la
scolastique et la mystique pour résoudre les questions dernières de l'être,
tension qui n'a pas son pareil dans l'histoire des temps nouveaux, que
l'époque médiévale ne gaspillait pas son énergie au-dehors, mais la concentrait
à l'intérieur et forgeait la personnalité sous la forme du moine et du chevalier,
qu'en ces temps barbares a grandi le culte de la Belle Dame tandis que les
troubadours chantaient leurs chansons. Plût à Dieu que ces traits passent au
nouveau Moyen Age. La culture médiévale était déjà dans son essence une
renaissance, une lutte contre la barbarie et les ténèbres qui sont venues après
la chute de la culture antique. Le christianisme fut aussi une force énorme
d'illumination des ténèbres, la transmutation du chaos en cosmos. Le Moyen Age
est très complexe et très riche. Il fut longtemps admis de penser que l'époque
médiévale était un endroit vide dans l'histoire Intellectuelle de l'humanité, dans
l'histoire de la pensée philosophique. Aucune époque n'a connu un nombre de
penseurs remarquables et une diversité dans le monde de la pensée aussi
grands qu'à l'époque médiévale. Ce qui semble un luxe inutile pour les temps
nouveaux était inhérent à l'époque médiévale et vital pour elle. Et le retour au
Moyen Age est un retour à un type religieux plus élevé. Nous sommes encore loin
des sommets de la culture spirituelle médiévale. Nous vivons dans une époque de
décadence. Nous nous rapprochons plutôt des débuts du Moyen Age, quand les
processus négatifs de désagrégation dominaient sur les processus positifs
d'assemblage et de création. Le Moyen Age n'est pas une époque de ténèbres,
mais c'est une époque nocturne. L'âme du Moyen Age est une âme nocturne où
se sont découvertes des forces élémentaires et des énergies qui se sont
ensuite fermées à la conscience diurne laborieuse de l'histoire moderne.
Sous quels traits se dessine le nouveau Moyen Age ? Il est plus facile de
saisir les traits négatifs que les positifs. C'est avant tout, comme je l'ai déjà dit,
la fin de l'humanisme, de l'individualisme, du libéralisme formel de la culture
des temps nouveaux et le début d'une nouvelle époque religieuse collective
dans laquelle doivent être révélés des forces et des principes opposés, doit se
dévoiler tout ce qui restait dans le sous-sol et l'inconscient de l'histoire
moderne. Le royaume humaniste se décompose et se divise en un
communisme athée et anti-humaniste poussé à l'extrême et en une Eglise du
Christ qui doit rassembler en elle toute existence authentique. C'est là
s'éloigner du formalisme des temps nouveaux qui n'a connu aucune élection
définitive, pour se tourner vers l'élection de Dieu ou du diable, vers
l'acquisition d'un contenu concret de la vie. Toutes les sphères autonomes
de la culture et de la vie publique sont arrivées au vide et au néant. Le pathé-
tique de la création autonome séculière se tarit. A l'intérieur de toutes les
sphères de la création se réveille la volonté d'une élection religieuse, d'une
existence authentique, d'une transfiguration de la vie. Pas une des sphères de la
création, pas un des côtés de la culture et de la vie publique ne peut déjà
rester neutre religieu-sement, totalement séculier. La philosophie n'a pas
l'intention de devenir la servante de la théologie et l'opinion publique n'a pas
l'intention de se soumettre à la hiérarchie ecclésiale. Mais la volonté religieuse
se réveille à l'intérieur de la connaissance, à l'intérieur de la vie publique. Les
formes de la connaissance et les formes de
la société, ayant des fondements libres et religieux, ne sont possibles que de
l'intérieur. Ainsi l'aspiration à la théurgie se découvre-t-elle sur les sommets de
l'art. Il ne peut y avoir de retour à l'ancienne théocratie, à l'ancienne relation
hétéronome entre l'Eglise et tous les aspects de la vie et de la création. Dans
les anciennes théocraties, le royaume de Dieu n'était pas atteint réellement. Il
se symbolisait et se signalait seulement dans des formes et des signes
extérieurs. Aujourd'hui se découvre dans toutes les sphères de la vie la volonté
de réalisation réelle du royaume de Dieu, tout comme celle du royaume du
diable, la volonté d'une théonomie libre à la différence de l'autonomie et de
l'hétéronomie. La connaissance, la morale, les arts, l'Etat, l'économie doivent
devenir religieux, mais librement et de l'intérieur et non par contrainte et de
l'extérieur. Aucune théologie ne règle extérieurement mon processus de
connaissance et ne pose de normes devant moi. Le savoir est libre. Mais je ne
peux pas encore réaliser les buts de la connaissance sans m'adresser à
l'expérience religieuse, sans initiation religieuse aux secrets de l'être. En cela
je suis déjà un homme du Moyen Age et non un homme de l'histoire moderne.
Je cherche non pas l'autonomie par rapport à la religion, je cherche la liberté
dans la religion. Aucune hiérarchie ecclésiale ne règle et ne normalise la vie
publique et étatique. Et aucun cléricalisme ne peut faire revenir à soi la force
extérieure. Mais je ne peux constituer l'Etat et la société, soumis à la
décomposition, que sur des bases religieuses. Je suis en quête non pas de
l'autonomie de l'Etat et de la société par rapport à la religion mais du
fondement et de la consolidation de l'Etat et de la société dans la religion. Je ne
veux pour rien au monde d'une liberté qui libère de Dieu, je veux la liberté en
Dieu et pour Dieu. Quand se termine le mouvement qui éloigne de Dieu et que
commence le mouvement qui va vers Dieu, quand le mouvement même qui
éloigne de Dieu prend le caractère d'un mouvement vers le diable, alors
commence le nouveau Moyen Age, se terminent les temps nouveaux. Dieu doit à
nouveau devenir le centre de toute notre vie, de toute notre pensée, de tout notre
sentiment, notre rêve, notre espoir et notre espérance uniques. Ma soif de
liberté illimitée doit être comprise comme étant ma querelle avec le monde et
non avec Dieu.
La crise de la culture contemporaine a commencé il y a déjà
longtemps. Ses grands créateurs en avaient conscience. Les guerres, les
révolutions, les catastrophes extérieures n'ont fait que mettre à nu la crise
intérieure de la culture. La révolution commence à l'intérieur avant sa
manifestation à l'extérieur. La culture est par sa nature symbolique, en elle
ne sont donnés que les symboles, les signes d'un monde spirituel autre, mais
ce monde lui-même n'est pas réellement atteint dans l'immédiat. Cette nature
symbolique de la culture n'est pas fréquemment reconnue par ceux qui sont
enferrés dans les formes traditionnelles de la culture. Seule la conscience
symbolique comprend cette nature de la culture et aspire donc également au
dépassement du symbolisme de la culture et à la réalisation de la réalité du
monde spirituel. Ainsi la théocratie historique n'était-elle que symbolique, elle ne
donnait que des symboles mais non pas la réalité du Royaume de Dieu. Les
hommes qui ont créé les théocraties et qui s'inclinaient devant elles avec
vénération pouvaient ne pas en avoir conscience. Les hommes de la
conscience religieuse symbolique doivent aspirer au Royaume de Dieu réel,
c'est-à-dire à une transfiguration authentique de la vie. La connaissance, l'art,
la morale, l'Etat, même la vie extérieure de l'Eglise n'ont pas transfiguré
réellement la vie, ils n'ont pas atteint par eux-mêmes une existence nouvelle
mais n'ont donné que des symboles de transfiguration, que des signes de
l'existence la plus réelle. C'est ce symbolisme de la culture qui avait sa
grandeur et sa beauté, qui traverse une crise. La civilisation des XIXe et XXe
siècles nie la symbolique sacrée de la culture et veut de la vie la plus réelle qui
soit, elle veut conquérir la vie et transfigurer la vie. C'est pour cela qu'elle se
crée une technologie puissante. La crise de la culture est préparée d'une part
par la civilisation réaliste, sa soif de vie et de puissance. Et d'autre part, des
profondeurs commence la crise de la culture dans la manifestation de la
volonté religieuse de transfigurer la vie de façon réelle, de réaliser une nouvelle
existence, une nouvelle terre et un nouveau ciel. La volonté de trans-figurer
la culture en être crée la crise de la culture. Cette volonté, les très grands
esprits de la culture la connaissent, et c'est à travers eux que la crise
s'accomplit. La volonté de l'ultime, la volonté véritablement ontologique ne
peut se contenter des sphères distinctes et autonomes de la culture, elle est
dirigée sur l'unité et l'intégrité. Mais la crise de la culture est en même temps la
décadence de la culture sous ses formes anciennes séculaires, la décadence de
l'art, de la philosophie et autres. A notre époque, il n'y a pas de centre spirituel
visible et reconnu, de centre de la vie intellectuelle de l'époque. L'université a
cessé d'être un tel centre, elle n'a pas d'autorité spirituelle. Ce ne sont pas les
académiciens qui sont les maîtres à penser de notre époque. Ni la philosophie
académique ni l'art académique n'ont aucune influence vitale. Tout à fait comme
la politique parlementaire officielle qui passe à côté de la vie. De nos jours, les
processus vitaux se réalisent spontanément et non pas par des voies officielles.
C'est ainsi qu'il doit en être dans une époque de crises et de ruptures. Seule
l'Eglise, comme au Moyen Age, peut être le centre spirituel dans l'époque à venir.
Mais la vie même de l'Eglise s'écoule et se développe aujourd'hui en suivant
des voies non officielles, imper-ceptibles de l'extérieur. On n'a pas de
conscience claire des frontières de l'Eglise ; on ne peut les montrer du doigt,
comme un objet matériel. La vie de l'Eglise est mystérieuse et les voies de sa
vie sont incompréhen-sibles au jugement. L'esprit souffle là où il veut. Et des
processus créateurs se passent dans la vie de l'Eglise, qui ne sont
absolument pas perçus par la conscience extérieure, officielle, purement
rationaliste en tant que processus ecclésiaux. C'est en cela que consiste la
crise de la culture, qu'elle ne peut demeurer religieusement neutre et
humaniste, qu'elle doit inévitablement devenir soit une civilisation athée,
anti-chrétienne, soit une culture sacrée, ecclésiale, la transfiguration chrétienne
de la vie. Mais cela suppose un processus créateur dans la vie de l'Eglise, le
dévoilement de la Vérité chrétienne sur l'homme et sa mission dans le monde, et
aussi le dévoilement définitif du mystère de la création, du mystère de la vie
cosmique. Les vérités de l'anthro-pologie et de la cosmologie n'ont pas été
encore suffisamment dévoilées par le christianisme des conciles
oecuméniques et des docteurs de l'Eglise. L'Eglise est cosmique par sa nature
et en elle entre toute la plénitude de l'être. L'Eglise est le cosmos pénétré
du Christ. Cela doit cesser d'être une Vérité théorique abstraite et doit devenir
une Vérité vitale, pratique. L'Eglise doit passer de sa période essentiellement
culturelle à une période cosmique, à la transfiguration de la plénitude de la vie.
La religion des temps nouveaux est également devenue une partie différentielle
de la culture, une place très petite et isolée lui était assignée. Elle doit de
façon nouvelle devenir tout, une force transfigurant et clarifiant toute la vie de
l'intérieur. Elle doit, en tant que force spirituelle libre, transfigurer la vie. Dans le
christianisme arrive une époque où un plus grand rôle sera joué par l'intelligentsia
religieuse à l'instar de ce qui est arrivé à l'époque des grands docteurs de
l'Eglise, à commencer par saint Clément d'Alexandrie. « Le peuple » se
détache de la foi; séduit par les lumières athées et le socialisme. Quant à «
l'intelligentsia », elle revient à la foi. Cela modifie le style du christianisme.

***

Le nouveau Moyen Age vaincra l'atomisme de l'histoire moderne. Cet


atomisme est vaincu, ou bien faussement - par le communisme, ou bien
véritablement - par l'Eglise, par l'esprit de communion universelle (sobornost). Le
nouveau Moyen Age, de même que l'ancien, a une structure hiérarchique. Quant
à l'histoire moderne, elle niait le hiérarchisme dans toutes les sphères. L'homme
n'est pas l'atome d'un mécanisme de mauvaise qualité de l'univers mais le
membre vivant d'une hiérarchie organique, il appartient organiquement à des
communautés réelles. L'idée même de la personne est liée à la hiérarchie et
l'atomisme anéantit la personne dans son originalité qualitative. Nous vivons
dans une époque où, de toutes parts, il est impossible d'échapper an libre retour
à des principes hiérarchiques. Seuls les principes hiérarchiques témoignent de
l'harmonie cosmique de l'univers. Certes, le communisme anti-individualiste,
antilibéral, antidémocratique et antihumaniste est à sa façon, hiérarchique. Il nie
les libertés formelles et les égalités de l'histoire moderne et élabore sa hiérarchie
satanocratique. Il s'efforce d'être une pseudo-Eglise et une pseudo-
communion universelle. Et il est déjà impossible d'opposer au communisme les
idées antihiérarchiques, humanistes et libéralo-démocratiques de l'histoire
moderne, on ne peut lui opposer qu'une hiérarchie authentique, ontolo-
giquement fondée, une communion universelle organique authentique. Il ne faut
pas oublier que les vieilles idées monarchiques conservatrices de droite qui
dominèrent dans la vie de plusieurs pays jusqu'à la Guerre et la Révolution
étaient des idées individualistes. Il y avait à leur base un humanisme
aristocratique, de même qu'un humanisme démocratique était à la base des
idées de gauche et progressites. L'affirmation humaniste de soi était à la
base des monarchies de Louis XIV et de Louis XV, de même que de la
monarchie de Wilhelm et de l'Empire Russe. Il y a toujours une affirmation
humaniste démocratique de soi qui s'élève contre l'affirmation humaniste
aristocratique de soi, et une démocratie humaine absolue contre la
monarchie humaine absolue. Le tsar ou la noblesse n'ont pas plus de droits
au pouvoir que le peuple, que les paysans ou les ouvriers. C'est pourquoi il
n'existe pas de façon générale de droit humain au pouvoir, toute
concupiscence du pouvoir est un péché. La concupiscence du pouvoir de Louis
XIV ou de Nicolas Ier est tout autant un péché que la concupiscence du pouvoir
de Robespierre ou de Lénine. Le pouvoir est une obligation et non pas un
droit, et le pouvoir n'est juste que quand il s'accomplit non pas en son propre
nom, et non pas au nom des siens, mais au nom de Dieu, au nom de la Vérité
(pravda). Les temps nouveaux ont construit le pouvoir comme un droit et se sont
intéressés à la délimitation des droits sur le pouvoir. Le nouveau Moyen Age
doit construire le pouvoir comme une obligation. Et toute la vie politique
fondée sur la lutte pour le droit au pouvoir doit être reconnue comme étant une
vie vampirique, fictive et non réelle. Il n'y a rien d'ontologique en elle. Neuf
dixième de la politique ont toujours été mensonge, tromperie et fiction. Et il
n'y a qu'un dixième de la politique qui renferme en soi l'élément réel : la
réalisation du pouvoir indispensable à l'existence du monde, du pouvoir
venant de Dieu. Nous entrons dans une époque où on a déjà perdu confiance
dans toutes les politiques et où le côté politique de la vie ne jouera déjà plus le
rôle qu'il a joué dans l'histoire moderne, une époque qui devra laisser la place
à des processus économiques et spirituels plus réels. Le hiérarchisme naturel
de la vie doit rentrer dans ses droits et les personnes doivent occuper la place
qui leur est due dans la vie avec plus de poids ontologique, plus de dons et
d'aptitudes. La vie ne peut prospérer sans aristocratie spirituelle. Et il doit y
avoir un mouve-ment qui aille à l'encontre de l'entropie sociale qui s'est
emparée des sociétés démocratiques contempo-raines. Le principe d'action
directe , la spontanéité des personnes et des groupes renversera l'ancienne
politique. La vie première, immédiate aura la prédominance sur la vie
secondaire et reflétée de la politique. Les partis politiques et leurs chefs
perdront vraisemblablement toute signification, et ce n'est pas au travers des
partis que s'avanceront les gens forts. Les parlements disparaîtront
définitivement, avec leur vie vampirique et fictive d'excroissances sur le corps
populaire, excroissances déjà incapables de remplir quelque fonction
organique que ce soit. Les Bourses et les journaux ne dirigeront déjà plus la vie.
Dans la vie sociale se produira une simplification, un retour à des processus
plus élémentaires de lutte pour l'existence. La vie sociale devra se joindre
aux sources premières de la vie, se faire plus naturelle, moins artificielle. Les
hommes, vraisemblablement, se grouperont et s'uniront non pas selon des
marques politiques, toujours secondaires et, dans la majorité des cas, fictives,
mais selon des marques économiques, directement vitales, professionnelles,
selon les sphères de la création et du travail. Les couches sociales et les classes
anciennes disparaissent et à leur place viennent des groupes professionnels de
travail matériel et spirituel. Un énorme avenir appartient, bien sûr, aux
syndicats, aux coopératives, aux corporations. C'est là la marque d'un retour
au Moyen Age sur de nouveaux principes. Les parlements politiques, les
parlottes dégénérées, seront remplacés par des parlements d'affaires
professionnels, réunis au titre de représentation de corporations réelles qui vont
non pas se battre pour le pouvoir politique, mais résoudre les questions vitales,
résoudre, par exemple, les questions d'agriculture, d'instruction publique,
etc., à fond, et non pas pour la politique. L'avenir appartient à un type
syndicaliste de société, pas dans le sens, bien sûr, du syndicalisme
révolutionnaire. Seule une politique dans laquelle un radicalisme social
catégorique se trouvera conjugué aux principes hiérarchiques du pouvoir
peut avoir du succès. Et l'anarchisme a sa part de Vérité (istina) ; dans la
mesure de ses forces il s'opposera au pouvoir de la politique et à l'importance
exagérée de l'Etat.

Le nouveau Moyen Age sera inévitablement populaire au plus haut


degré, mais absolument pas
démocratique. Aujourd'hui, les masses laborieuses, les couches populaires
vont jouer un grand rôle dans les destinées des Etats. Toute politique future
devra compter avec cela et chercher des voies pour la délimitation du pouvoir
des masses sur la culture des qualités. En Russie, la paysannerie jouera un rôle
dominant. Mais cela ne veut absolument pas dire que les masses populaires,
que l'on ne peut déjà plus faire revenir à leur état d'avant la catastrophe
mondiale, réaliseront immanquablement leur volonté de pouvoir politique
dans des démocraties politiques par l'intermédiaire du suffrage universel et
autre. L'expérience de la révolution russe a montré avec évidence que les
masses populaires n'aspirent pas toujours à exprimer leur importance
sociale grandissante dans la démocratie, dans la direction populaire. Les
démocraties sont liées à la suprématie de la couche bourgeoise, au système
capitaliste industriel, sauvegardant ses intérêts, à l'instruction de la couche
des hommes politiques professionnels. Les masses populaires sont
habituellement indifférentes à la politique et ne sont jamais en mesure de
réaliser leur volonté de pouvoir. Il y a bien plus de raisons de penser que les
paysans et les ouvriers, dont le poids social grandira inévitablement, aspireront
à la représentation corporative professionnelle et à l'autonomie, au principe «
soviétique », mais dans le sens réel et vrai du terme, et non dans le sens fictif,
dont se couvre la dictature du parti communiste en Russie « soviétique ».
C'est les unions sociales, au plus haut degré vitales, corporativo-
professionnelles, d'une part économiques et d'autre part spirituelles, qui
sauveront l'Etat et la société de la désagrégation et du délabrement définitifs.
A partir de ces unions se formeront la société et l'Etat du nouveau Moyen
Age. Ce sont les demandes matérielles et spirituelles des masses qui
doivent être satisfaites, et non pas leur aspiration au pouvoir. Le pouvoir n'a
jamais appartenu et ne peut pas appartenir à la majorité. Cela est en
contradiction avec la nature du pouvoir. Le pouvoir a une nature
hiérarchique et une structure hiérarchique. Ainsi en sera-t-il aussi dans le
futur. Le peuple ne peut se diriger lui-même, il a besoin de dirigeants. Dans
les républiques démocratiques, ce n'est absolu-ment pas le peuple qui dirige
mais une minorité insignifiante de chefs de partis politiques, de banquiers, de
journalistes, etc. La souveraineté populaire ainsi dénommée n'est qu'un
instant dans la vie du peuple que le débordement des forces élémentaires
populaires. La constitution de la société et de l'Etat, la formation du cosmos
social sont toujours le processus du surgissement de l'inégalité et de la
hiérarchie, la distinction de la couche dirigeante. Et il est tout à fait possible
que l'unité des sociétés et des Etats dans le nouveau Moyen Age aboutisse aux
formes monarchistes. Les masses populaires elles-mêmes peuvent souhaiter
un monarque, elles reconnaîtront leur chef et héros. Mais si les monarchies
sont encore possibles, en revanche, elles seront, bien entendu, d'un type
nouveau, pas du type de l'ancienne histoire moderne, plus proches du type
médiéval, les traits du césarisme y domineront. Je pense depuis longtemps
déjà (et j'ai émis cette pensée déjà en 1918-1919) que nous, et
particulièrement la Russie, nous allons vers un type original, que l'on peut
appeler « monarchie soviétique », une monarchie syndicaliste, une
monarchie de teinte sociale nouvelle. L'ancien légitimisme est mort, il
appartenait à l'histoire moderne et la chasse à sa restauration n'est que la
chasse d'un fantôme. Les monarchies du nouveau Moyen Age ne seront pas
des monarchies formalistes légitimistes. Le principe du réalisme social y
dominera sur le principe du formalisme juridique. Ce ne sont pas les ordres
qui entoureront la monarchie mais les professions culturelles et sociales dans
une structure hiérarchique. Mais le pouvoir sera puissant, souvent dictatorial.
Les forces élémentaires populaires muniront les personnes élues des attributs
sacrés du pouvoir. On ne pourra imposer au peuple la monarchie, le peuple
décidera lui-même par des voies vitales réelles des formes de gouvernement
en fonction de ses croyances. Mais une telle sorte de « souveraineté populaire »,
qui en un certain sens a toujours existé, ne signifie pas la démocratie. En tout
cas, il faut considérer la question des formes du pouvoir comme
problématique et de second ordre.
Les sociétés futures seront, bien entendu, des sociétés laborieuses. A leur
base sera posé le principe du travail, spirituel et matériel, non pas le travail de
mauvaise qualité des socialistes, mais un travail de bonne qualité. Telle a
toujours été l'idée chrétienne. Le trop grand loisir et la trop grande oisiveté de la
couche privilégiée dans l'histoire moderne cesseront. L'aristocratie sera
éternellement conservée, mais elle acquerra un caractère plus spiritualisé, elle
sera une catégorie plutôt psychologique que sociologique. La vie deviendra
plus stricte et plus pauvre, il n'y aura plus l'éclat de l'histoire moderne.
Arrivent des temps qui exigent une énorme tension de l'esprit humain, un
énorme travail. Une espèce particulière de « monachisme dans le monde », un
type particulier d'ordre monastique devra être élaboré. Le problème du sens
religieux et de la consécration religieuse du travail que ne voulait pas
connaître l'histoire moderne, vu qu'elle aspirait à libérer l'homme et les
classes du fardeau du travail, sera posé. Le travail lui-même doit être
compris comme une création. Le capitalisme et le socialisme mécanisent le
travail et c'est pourquoi le problème du travail n'existe pas pour eux. La
limitation des besoins et une grande tension du travail de toutes les classes
de la société sont caractéristiques pour la nouvelle période historique. Ce n'est
que comme cela que peut exister l'humanité appauvrie. Intérieurement donc,
le centre de pesanteur de la vie doit donc être transporté des moyens
d'existence par lesquels les gens de l'histoire moderne ont été si longtemps
exclusivement engloutis vers les buts de la vie. C'est là l'adresse à la vie elle-
même, à son contenu intérieur, et non à la projection de la vie à l'extérieur,
dans le temps, dans le futur. L'idée de « progrès » sera rejetée comme voilant
les buts véritables de la vie. Le « progrès » cessera avec la fin de l'histoire
moderne. Il y aura la vie elle-même, il y aura la création, on se tournera vers
Dieu ou vers le diable, mais il n'y aura pas de « progrès » dans le sens où le
XIXe siècle était obsédé par cette idée. Il est indispensable d'arrêter le
mouvement du temps qui va en s'accélérant, qui nous entraîne dans le néant,
de recevoir le goût de l'éternité. Mais de pair avec cela, agira aussi la volonté
d'élargir le pouvoir de la civilisation fictive, agira aussi l'esprit de l'Antéchrist.
Me semble encore caractéristique pour le nouveau Moyen Age le fait que
c'est la femme qui y jouera le plus grand rôle. La culture exclusivement
masculine s'est exténuée et s'est ruinée dans la Guerre mondiale. Et dans les
dernières années des grandes épreuves, la femme a commencé à jouer un
rôle énorme, elle s'est montrée plus à la hauteur. La femme est plus liée
avec l'âme du monde, avec les forces élémentaires premières, et c'est par la
femme que l'homme communie avec elles. La culture masculine est trop
rationaliste, elle s'est trop éloignée des mystères immédiats de la vie cosmique
et elle y revient à travers la femme. Les femmes jouent un grand rôle dans le
réveil religieux de notre temps. Les femmes sont prédestinées à être les
myrrhophores du monde. Le jour a été le temps de la domination exclusive
de la culture masculine. La nuit est le temps où l'élément féminin entre dans
ses droits. L'agrandissement du rôle de la femme dans la période historique
à venir ne signifie absolument pas la continuation du mouvement
d'émancipation de la femme de la nouvelle époque, qui a aspiré à assimiler
la femme à l'homme et à mener la femme sur une voie masculine. C'était un
mouvement niveleur antihiérarchique qui niait le caractère qualitatif original de
la nature féminine, l'éternel féminin. Le principe masculin doit dominer le
féminin et ne pas être son esclave, comme cela a souvent été le cas dans
l'histoire moderne, par exemple en France. Ce n'est pas la femme émancipée et
assimilée à l'homme mais l'éternel féminin qui doit jouer le plus grand rôle dans
la période de l'histoire à venir. Cela sera lié à la crise des forces élémentaires de
l'espèce et de la famille qui compose le profond sous-sol de la crise mondiale
vécue. La chrétienté ne peut réaliser ses espérances dans les forces
élémentaires de l'espèce, dans les forces élémentaires génitrices qui sont
tournées vers la mauvaise éternité des générations qui se succèdent. Le
problème fondamental de la vie est aussi le problème de la transfiguration du
sexe, illumination des forces élémentaires féminines, la transmutation d'une
énergie génitrice en une énergie créatrice. L'espèce naturelle du vieil Adam
doit être transmutée et transfigurée en espèce spirituelle du nouvel Adam.
Cela est lié à la découverte du sens mystique de l'amour, amour qui transfigure,
tourné non pas vers le temps, mais vers l'éternité. Ici, nous sortons des rives
de l'histoire moderne, de son jour rationnel, et entrons dans la nuit mystique
du Moyen Age. On ne peut toucher ce thème avec les mots de l'histoire
moderne.
Pour l'avènement du nouveau Moyen Age est également caractéristique
l'expansion des doctrines théosophiques, le goût pour les sciences occultes, la
renaissance de la magie. La science elle-même revient
à ses propres sources magiques, et bientôt le caractère magique de la
technique sera définitivement révélé. La religion et le savoir entrent de nouveau
en contact et naît la nécessité de la gnose religieuse. Nous entrons
à nouveau dans l'atmosphère du merveilleux, si étrangère à l'histoire moderne,
de nouveau deviendront possibles la magie blanche et la magie noire. De
nouveau deviendront possibles les discussions passionnées sur les mystères
de la vie divine. Nous passons d'une période de l'âme à une période de
l'esprit. Le futur est double et nous ne croyons pas à la nécessité et à la
contrainte d'un futur désiré, radieux et agréable. Les illusions d'un bonheur
terrestre n'ont déjà plus aucune emprise sur nous. Le sens du mal doit devenir
plus fort et plus aigu dans le nouveau Moyen Age. La force du mal s'accroîtra, elle
prendra de nouvelles formes et sera la cause de nouvelles souffrances. Mais la
liberté de l'esprit est donnée à l'homme, la liberté de choisir sa voie. Les
Chrétiens doivent diriger leur volonté sur la création d'une communauté
chrétienne et d'une culture chrétienne, ils doivent avant tout chercher le
Royaume de Dieu et sa vérité. Beaucoup de choses dépendent de notre liberté,
des efforts humains créateurs. C'est pour cela que deux voies sont alors
possibles. Je pressens la croissance des forces du mal dans le futur, mais je
voulais définir les traits positifs possibles de la société future. Nous sommes
déjà des hommes du Moyen Age non seulement parce que telle est la destinée
et le fatum de l'histoire, mais aussi parce que nous le voulons. Vous êtes encore
des hommes de l'histoire moderne parce que vous ne voulez pas faire de
choix. Dans le pressentiment de la nuit, il faut s'armer spirituellement pour la
lutte avec le mal, aiguiser la faculté de le discerner, élaborer une nouvelle
chevalerie.

Le flux croît et, rapide, nous emporte


Dans les flots sombres, dans l'immensité...
Et nous nous faisons voile
Cernés par un abîme qui s'embrase...

FIN

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