Vous êtes sur la page 1sur 39

LA VALEUR DES CONNALSSANCES GRÉCO-ROMALNES

SUR L'INDE

Les idées conçues par l'Europe sur l'Inde semblent avoir été vouées à
l'erreur ou à l'incertitude depuis leur première apparition. Le nom même
d'Inde est ambigu. Il représente, transmise par les Grecs, la forme vieux-
perse de Sindhu, nom authentique du grand fleuve qu'en conséquence nous
appelons Indus. A l'époque où ces noms sont apparus, tout le bassin du fleuve
était sous la domination achéménide, qui laissait libre toute la zone géo
graphique s'étendant à l'Est et au Sud. Mais, déjà depuis Megasthène et
Ératosthène, le nom d'Inde, qui n'aurait dû s'appliquer qu'aux actuelles
régions de l'Afghanistan, du Pakistan, du Kashmir et du Panjâb, a été étendu
lui-même à toute cette zone orientale. Celle-ci consiste, en fait, en toute
l'Asie des moussons au Sud de la chaîne himâlayenne et de ses prolonge
mentsextrême-orientaux et descendant jusqu'à l'hémisphère sud. C'est ce
que nous appelons Inde, Indochine et Indonésie, ou même Inde et Inde exté
rieure, et c'est le domaine majeur de la culture élaborée à la fois dans le Bas
sin du Sindhu et dans l'ensemble de la Péninsule attenante à l'Est, notre
actuelle Inde, puis implantée dans tout le Sud-Est Asiatique.
L'unité de cette culture justifie finalement la qualification devenue
traditionnelle qui lui est donnée, mais, dans les sources gréco-romaines,
la confusion fréquente de l'Inde originelle avec l'Inde d'extension a souvent
gêné l'interprétation de ces sources et égaré les Européens, tant qu'ils n'ont
pas été en état de connaître cette culture directement. Il ne leur a pas suffi
pour la découvrir de parcourir les mers et les contrées où elle avait formé
ses littératures et construit ses monuments. Les cartes une fois dressées et
rectifiant Ptolémée, ils sont encore restés, quant à la connaissance de l'his
toire et de la civilisation, tributaires des sources classiques et empreints des
préjugés qu'elles avaient établis et qui se sont parfois combinés avec des
observations directes mal comprises pour former encore des préjugés nou
veaux.
98 JEAN FILLIOZAT

A l'heure actuelle, le public occidental, quoique ne lisant plus guère


les sources classiques, hérite inconsciemment de ces préjugés et ni les voyages
touristiques, ni les propagandes de yoga et de « spiritualité », telles qu'elles
lui sont prodiguées, ne lui permettent de s'en affranchir. On pourrait donc
être tenté de laisser oublier les antiques sources classiques qui, de toute façon,
semblent bien inutiles dans le monde présent où l'Inde est intégrée en même
temps que ses littératures anciennes et ses traditions vivantes. La valeur de
leurs données, ne pouvant être qu'insignifiante relativement à la science dont
nous disposons, ne mériterait plus d'être mesurée.
Il n'en est rien cependant. La révision des sources classiques à la lumière
des réalités qu'elles visaient, et que nous comprenons mieux qu'elles, se
trouve encore utile à notre connaissance moderne de l'Inde. En effet, l'énorme
masse des littératures indiennes anciennes s'est conservée avec une fidé
lité littérale absolument exceptionnelle, mais sans chronologie. Or les textes
grecs et latins sont généralement datables et nous fournissent pour leurs
données sur l'Inde un terminus ante quern. Ils ont même fourni au xvine siècle
le synchronisme de Seleucus et Candragupta qui a permis de rattacher à la
chronologie européenne celle de la principale tradition dynastique indienne.
Mais aujourd'hui une meilleure connaissance des données réelles de l'Inde
permet souvent leur identification dans les textes classiques et d'apprendre
au moins avant quelle époque on doit en placer l'existence.
Réciproquement, la confrontation des exposés classiques avec la réalité
permet d'apprécier la véracité des auteurs grecs et romains ou de comprendre
les raisons de leurs erreurs, et aussi de choisir pour les éditions critiques de
leurs textes de bonnes leçons parmi les variantes. Les indianistes qui ont
accès en même temps à la culture indienne et à la littérature classique se
doivent d'aider, quand ils le peuvent, les hellénistes et les latinistes spécial
isésà juger de la portée réelle de leurs textes.
Pour donner quelques exemples de résultats de la confrontation de
l'Inde vue par l'Antiquité européenne avec l'Inde authentique, nous pou
vons suivre l'ordre chronologique d'apparition de ces textes et nous aurons
l'avantage de constater que souvent les auteurs grecs et latins ont été plus
exacts qu'on n'avait pu le croire, dans l'ignorance des matières qu'ils trai
taient. Nous ne tiendrons pas compte de leurs légendes sur les antiques con
quêtes d'Héraklès et Dionysos. Strabon les rejette comme anciennes fictions
sur lesquelles on aurait renchéri sous Alexandre pour flatter son orgueil x.

i. Strabon, XV, i, 5-9.


CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 99

De toute façon, elles ne constituent pas des rapports d'observations. Elles


n'en trouvent pas moins leur intérêt comme témoignages de l'esprit dans
lequel certains Grecs, et même hellénistes, ont considéré l'Inde. Nous lai
sserons de côté ici les concordances de doctrines scientifiques particulières
qui rendent très probables des échanges à l'époque où les Ioniens d'Asie
(les Yona ou Yavana des sources moyen-indiennes et sanskrites) et les Indiens
étaient ensemble englobés dans l'Empire Perse 2, lorsque ces concordances
ne sont relevées directement ni par les textes grecs, ni par les textes indiens.

Les premières sources.


Mais plusieurs textes grecs antérieurs à l'expédition d'Alexandre sont
explicites. Dans la Collection hippocratique le t.ztzzçi est plusieurs fois men
tionné comme médicament indien 3. Le nom est passé à notre « poivre », mais
s'appliquait d'abord au Piper longum Lin., plus piquant et très usité en
médecine indienne (skr. pippalï, notre poivre rond mentionné dans le pre
mier traité à côté du izzkzçi comme crrpoyyuXoç, est marica en skr.). Le -iZ-nzpi
venait par les Perses.
Un fragment, cité de seconde main, d'un texte grec sans doute posté
rieur de quelques années à Alexandre, se rapporte pourtant à l'époque perse.
Aristoxène de Tarente, qui florissait vers 320-300 a. C, y fait état d'un dia
logue, tenu dans Athènes, de Socrate et d'un Indien, ce qui place l'anecdote
avant 399, date de la mort de Socrate. L'Indien déclare qu'il est impossible
de comprendre les choses humaines aussi longtemps qu'on ignore les divines.
Bréhier avait bien vu dès 1928 4 que le propos prêté à l'Indien s'accordait
avec la doctrine des Upanisad de l'identité d'essence de l'être en soi, indi
viduel, Yâtman, et du Soi-même universel, le Brahman, encore qu'il n'ait pas
compris la portée ontologique de cette doctrine et confondu Yâtman avec
le « moi » 3. Il a tenu cependant l'anecdote pour fausse et qualifié d' « Hin
dous de fantaisie » les sages mis en scène plus tard par Philostrate dans la
Vie d' Apollonius de Tyane. Jaeger, Hirzel et Bidez n'ont pas douté davantage

2. J. FiLLiozAT, La doctrine classique de la médecine indienne, Ses origines et ses


parallèles grecs, Paris, 194g, rééd. 1975, trad. angl. Delhi, 1964 ; L'Inde et les échanges
scientifiques dans V Antiquité, Cahiers d'Histoire mondiale, I, 2, 1953, p. 353-367 ; Ancient
relations between Indian and Foreign astronomical systems. Journal of oriental research,
Madras, XXV, I-IV, 1955-56, p. 1-8.
3. De la Nature de la Femme, 32 ; Des maladies des femmes, I, 81, II, 158, 185, 205.
4. La philosophie de Plotin, Paris, 1928, p. 132.
5. Ibid., p. 126-127.
ioo JEAN FILLIOZAT

du caractère imaginaire de la rencontre de Socrate et de l'Indien 6. Ils ont


ignoré apparemment l'existence d'une philosophie indienne, et cherché à
lier le propos de l'Indien, pour eux fictif, au Premier Alcibiade, jugé inau
thentique. Ce propos aurait été inventé pour servir dans une discussion pure
ment interne de philosophie grecque. Le P. Festugière conscient, lui, de
l'existence réelle d'une philosophie indienne, la bouddhique du Milinda-
panha, s'est pourtant contenté, en reprenant la question, d'imputer l'origine
du récit d'Aristoxène à la mode orientalisante du temps de celui-ci, tout
proche de l'expédition d'Alexandre. Or personne n'a donné d'argument
positif contre l'authenticité du texte d'Aristoxène. Il a paru que son inau
thenticité allait de soi.
Mais la doctrine brahmanique de l'inséparabilité ontologique de l'homme
et du cosmos étant la plus ancienne, la plus abondamment attestée et la
plus largement répandue de toutes les doctrines de ce genre, il paraît diffi
cile de dénier a priori aux Grecs la faculté de l'avoir connue dans une période
où beaucoup d'entre eux vivaient sous le gouvernement perse en même temps
que beaucoup de brahmanes, puisqu'Alexandre a trouvé ces derniers tout
installés dans le territoire indien précédemment perse qu'il a envahi. D'ail
leurs, même si l'on refuse l'idée que Socrate ait pu converser avec un Indien,
il n'en reste pas moins qu'Aristoxène savait, en inventant la rencontre,
qu'elle n'apparaîtrait pas invraisemblable à ses contemporains et qu'il y
plaçait l'expression d'une doctrine authentique. Nous n'avons pas besoin
aujourd'hui de la date d'Aristoxène pour connaître l'antiquité de celle-ci,
mais nous pouvons, pour l'esssentiel doctrinal, sinon pour le fait, justifier
Aristoxène.
Cependant, pour l'époque perse, les principaux témoignages grecs sur
l'Inde sont ceux, estimés, d'Hérodote et ceux, décriés, de Ctésias. L'un et
l'autre ont des assertions fantastiques, mais plus nombreuses chez Ctésias
dont l'ouvrage concernant l'Inde était plus considérable que les chapitres
correspondants d'Hérodote et dans lequel Photius, au IXe siècle, qui nous
en a conservé les fragments, a choisi le merveilleux. L'un et l'autre ont connu
l'Inde surtout par l'Iran, Ctésias de Cnide ayant été médecin d'Artaxerxès II
à Suse. Il n'est pas impossible que, revenu dans sa patrie, il ait contribué à
y faire connaître quelque chose de la médecine de l'Inde. Les traités hippo-
cratiques qui mentionnent le izi-rzzçi sont cnidiens.

6. Cf. A. J. Festugière, Grecs et sages orientaux, Rev. Hist. Rei., CXXX, juil.-
déc. 1945, p. 34 sqq.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 101

Hérodote, sans avoir fréquenté la cour de Suse, nous a livré sur elle des
renseignements utiles. Il fait connaître l'histoire du médecin Démokédès
qui, prisonnier, s'illustra en guérissant Darius et Atossa, avant de se libérer
par ruse, de vivre à Crotone (III, 125, 129-135) et de fréquenter les Pythag
oriciens chez Milon dont il avait épousé la fille. C'est aussi par Hérodote
(ainsi que par un fragment d'Hécatée) que nous savons que Darius, déjà
maître du haut bassin de l'Indus, en a fait reconnaître le cours inférieur
par le Carien Skylax qui, arrivé à la mer, cingla vers l'Egypte (IV, 44). Héro
dote précise qu'il aborda le trentième mois au point d'où Nekos, roi d'Egypte,
avait fait partir des Phéniciens pour le périple de la Libye qu'il a conté pr
écédemment (IV, 42). La navigation de Skylax a donc été plus hardie que,
plus tard, celle de Néarque, cabotant sur le Golfe persique ' et ayant d'ailleurs
une flotte à sauver parallèlement à la retraite d'Alexandre par voie de terre.
La route maritime de Skylax sur l'Océan indien importe à notre con
naissance des navigations sur cet océan entre l'Inde d'une part et l'Arabie
et l'Afrique de l'autre. Nous apprenons encore par Hérodote qu'elle était
nécessairement suivie ou même doublée par d'autres plus au Sud bien qu'il
dise que l'Arabie est, du côté du Midi, la dernière des terres habitées (III,
107). En effet, il ajoute aussitôt une liste d'aromates et d'épices qu'il dit
ne se trouver que là et que les Arabes, sauf pour ce qui est de la myrrhe,
ont beaucoup de peine à se procurer. Il continue en décrivant longuement
les monstres à écarter et les ruses fantastiques à employer (III, 107-112).
Or, il indique lui-même que le cinnamome, c'est-à-dire notre cannelle 8, pousse
au pays où Dionysos fut élevé (III, m). En réalité, la cannelle croissait
surtout à Ceylan, au Sud de l'Inde et en Indonésie, avant d'être, aux temps
modernes, introduite aux Mascareignes, aux Seychelles, à Madagascar. Les
Arabes se la procuraient donc par mer, des régions tropicales et équatoriales
du Sud-Est avant de la répandre dans les autres pays (III, m). En III, 107,
7. A. Foucher, La vieille route de V Inde de Bactres à Taxila, Paris, 1947, t. II,
p. 192.
8. Cinnamomum zeylanicum Breyer ou C. Cassia Blume. Ph. E. Legrand avec
d'autres auteurs, dans sa traduction d'Hérodote (Paris, 1939), distingue à juste titre
le cinnamome d'avec son succédané la casie (xacaj), qui est Cinnamomum iners Reinv.,
mais c'est xaaw) qu'il traduit par « cannelle ». En fait, les canneliers (lauracés) se répar
tissent en nombreuses espèces et les confusions se perpétuent depuis l'Antiquité, sans
parler de celle qui se fait parfois avec la casse purgative associée traditionnellement
au séné et qui est le plus souvent Cassia fistula Linn., une légumineuse. La xaaiT], elle,
est traditionnellement associée au -x!.vvdc|i.cùfzov aussi bien dans les traités hippocratiques
(xaaw) ou xaaahr]) que chez Hérodote. Ils ont sensiblement les mêmes habitats, mais la
casie indienne se récolte aussi au Nord-Est de l'Inde.
102 JEAN FILLIOZAT

Hérodote a confondu les Arabes transitaires avec les producteurs. De plus,


sa description de la manière dont les Arabes se procurent le cinnamome est
un des contes que Pline avait bien reconnus comme destinés par les mar
chands à faire valoir la marchandise (Pline, 12.85) et cette description se
retrouve précisément dans la tradition des marchands arabes au Xe siècle,
à propos de diamants au lieu de cannelle 9.
Nous avons d'ailleurs un texte védique, antérieur à Hérodote, qui implique
l'existence du trafic maritime d'un aromate entre l'Inde et l'Afrique orien
tale. Le bdellium (en védique guggulu) est l'objet, dans Atharvaveda XIX,
38, d'un hymne de louange qui l'évoque sous deux variétés : saindhava, « du
Sindh », et samudriya, « de l'océan ». Or, cette gomme-résine, toujours employée
en pharmacopée indienne, est produite par plusieurs Balsamodendrons de
régions arides du Sindh, du Balucistân, de l'Arabie et de l'Afrique orientale 10.
Si elle n'était pas transportée par les Indiens eux-mêmes, elle devait l'être
par les intermédiaires arabes qu'Hérodote nous fait connaître.
Enfin, la réalité du Périple phénicien de la Libye, qu'il a clairement
quoique sommairement décrit, est difficile à contester. Un détail, auquel il
refuse de croire, confirme précisément cette réalité : naviguant vers l'Ouest,
les Phéniciens avaient le Soleil à droite (IV, 42). Comme l'a bien noté Gsell n,
au Sud du Tropique du Capricorne, le Soleil est toujours au Nord, donc à
la droite de quiconque fait face à l'Ouest. L'incrédulité d'Hérodote n'est
pas l'effet de sa critique, mais de son ignorance de la cosmographie et des
navigations australes. Cette constatation nous interdit de considérer comme
impossible l'assertion ultérieure de Pline (2.170) d'après laquelle des Indiens
auraient été jetés sur les côtes de Germanie.
Hérodote a relaté encore une conférence entre Indiens et Grecs ordon
néepar Darius et où auraient paru des Indiens ayant coutume de manger
leurs parents morts. Il a signalé des peuples indiens et iraniens dont nous
sommes loin de retrouver toujours les originaux et dont certains paraissent
fantastiques. Mais ce sont les fragments de Ctésias qui ont répandu en Europe
la croyance en des hommes monstrueux de l'Inde. A l'époque des croisades,
des théologiens se sont demandés si de pareils êtres qu'on rencontrerait peut-
être en Asie devraient ou non être évangélisés. Au tympan de Vézelay on a

9. Cf. J. André et J. Filliozat, Pline l'Ancien, Histoire naturelle, Livre VI, 2e part
ie, p. 155.
10. Alix Raison, Le bdellium dans la matière médicale ayurvédique, Ludwik Stern-
bach Felicitation volume, Lucknow, 1980, p. 349-355.
11. Hérodote, p. 236-237. Cf. Legrand, t. IV, p. 72 et n. 4.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 103

figuré les Cynocéphales qu'avait décrits Ctésias parmi les destinataires de


la mission des Apôtres représentés autour du Christ, mais à la cathédrale
de Sens on s'est contenté de représenter parmi les curiosités le skiapode indien
qui, couché sur le dos, se faisait de l'ombre de son immense pied unique dressé
vers le ciel. Mais aujourd'hui des listes indiennes de démons polymorphes
nous font voir que l'imagination de Ctésias n'était pas seule en jeu. Un de
ces démons est qualifié de ekapâda « à pied unique », et de tâlajangha « ayant
un palmier pour jambe » 12. Il s'agit donc d'un démon en apparence de pal
mier dont la touffe de palmes ombrage naturellement la base du tronc. Plu
sieurs passages du Mahâbhârata et du Râmâyana font même des Tâlajangha
des peuples ou princes humains (aux longues jambes) 13.

Sources du temps d'Alexandre.


Nous ne possédons plus les rapports complets des officiers ou compa
gnons d'Alexandre tels qu'Aristobule, Onésicrite, Néarque, non plus que
ceux de Patrocle ou de Mégasthène, envoyé de Seleucus auprès de Candra-
gupta. Nous en avons cependant de larges extraits ou la teneur résumée
grâce surtout à Strabon, Pline et Arrien. Ces trois auteurs qui nous ont con
servé les informations des autres, particulièrement Strabon inspiré d'eux et
d'Ératosthène malheureusement perdu, semblent bien leur avoir été fidèles.
Les données qu'ils nous livrent sont généralement conformes aux réalités
que nous savons — maintenant par l'Inde elle-même — avoir été présentes

aux temps et aux lieux de l'observation. D'autre part, la sobriété de ces don
nées contraste souvent avec les exagérations d'autres auteurs, grecs ou latins,
soit fanatiques d'Alexandre, soit férus de sagesse étrangère.
Du côté indien, nos sources écrites sont quatre littératures considérables
remontant à des périodes plus anciennes et qui se sont perpétuées ensuite
sans s'être arrêtées jamais à l'expédition d'Alexandre, passée inaperçue.
Ces littératures sont la védique, la sanskrite classique et les deux moyen-
indiennes ou prâkrites : celle des Jain, Y ardhamâgadhi , et celle des bouddhist
es, la mâgadhï ou pâli. Si elles ne s'attardent pas à l'époque d'Alexandre,
elles la couvrent, la sanskrite surtout, qui est l'instrument de la culture majeure,
et elles en attestent les antécédents et les suites. Leurs chronologies ne sont
que relatives avant l'apparition, soudaine mais tout élaborée et déjà double

12. Harivamsa, stance 9553 (vulgate). Voir aussi Lalitavistara : karotapâda, « au


pied en forme de coupe » (chap, xxi, éd. Lefmann, p. 305, 22).
13. B0HTLINGK-R0TH, s. v° tâlajangha.
104 JEAN FILLIOZAT

au milieu du ine siècle avant J.-C, d'une épigraphie datée : celle d'Asoka
avec ses deux écritures, la brâhmi, syllabaire, répondant à l'analyse phoné
tique déjà faite dans l'école de Panini, et la kharosthî ou araméo-indienne,
transcription sémitique de ce syllabaire phonétique.
L'archéologie locale est encore pauvre à l'époque d'Alexandre pour
les régions qu'il a parcourues, mais cette époque s'insère dans l'histoire géné
rale et culturelle qu'expriment les sources indiennes. Et ce sont les sources
grecques et latines qui donnent à cette histoire indienne, comme nous l'avons
vu, un élément de chronologie absolue par le synchronisme de Seleucus et
Candragupta, et qui lui donnent aussi, avec l'épigraphie en vieux-perse, leur
contrepartie nécessaire d'histoire iranienne.
Le Hi(n)du du vieux perse, avant de désigner tout le Bassin de l'Indus,
puis toute l'Asie des moussons, a correspondu au cours inférieur de l'Indus,
exploré par Skylax pour Darius, alors déjà établi au Nord, au Gandâra (skr.
Gandhâra) et dans les régions attenantes, frontalières pour les cultures brah
manique et iranienne 14. Les Achéménides avaient introduit dans ces satrapies
comme dans tout leur Empire, la langue araméenne déjà en usage administ
ratifdans la Babylonie qu'ils avaient conquise. Avec ses fonctionnaires de
langue araméenne ont été ajoutés des éléments de culture babylonienne
ou d'autres recueillis dans d'autres parties de l'Empire, telles que l'Egypte
et les colonies grecques d'Asie. Nous constatons simultanément chez les Grecs
et les Indiens l'apparition d'une divination médicale très particulière, en vogue
depuis l'Antiquité en Babylonie, encore attestée en 453 a.C, sous Artaxerxès,
et qui paraît empruntée à cette source commune plutôt qu'avoir ses racines
dans les traditions grecque ou indienne 15.
Le passage d'Alexandre dans les satrapies où coexistaient ces cultures,
satrapies qu'il pensait conserver après avoir vaincu leur maître, a été bref.
On a bien exalté ses conquêtes comme renouvelées de Dionysos et d'Héra-
klès et triomphantes là où Semiramis avait échoué, mais son armée, après
avoir vaincu sur l'Hydaspès (Vitastâ), la rivière du Kasmïr, a refusé de passer
l'Hypasis (Vipâsâ) et il a dû se résigner à la retraite sans avoir achevé de tra
verser le Panjâb. Il était entré dans la vallée de Kabul (de la Kubhâ) après
14. Sur les satrapies achéménides et les cultures indienne et iranienne établies
là, voir surtout Alfred Fouchkr et Mme E. Bazin-Foucher, La vieille Route de l'Inde
de Bactres à Taxila, Mém. de la Délég. fr. en Afghanistan, t. I, Paris, 1942-47, vol. 2,
p. 195 et suiv., 368 et suiv. et passim.
15. Cf. René Labat, Traité akkadien de diagnostics et pronostics médicaux , Paris-
Leiden, 1951. Jean Fiixiozat, Pronostics médicaux akkadiens, grecs et indiens, J. A.,
1952, p. 299-321.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 105

le dégel (juin- juillet) en 327 a.C. et a dû s'arrêter sur l'Hypasis en juillet 326.
Retourné à l'Hydaspès, il a construit une flottille, prête en octobre, et a com
mencé la descente de l'Indus jusqu'à la mer, qu'il a atteinte en juillet 325,
non sans combats.
Au Panjâb les Grecs avaient appris qu'au delà des anciennes satrapies
perses, qu'ils occupaient en vainqueurs des Perses, il y avait le royaume des
Prasioi (Prâcya, les « Orientaux ») de Palibothra (Pâtaliputra) avec une
immense armée aux milliers d'éléphants, royaume dont on n'avait pas soup
çonné l'étendue et la puissance et qui aurait été comme un nouvel Empire
perse à attaquer, cette fois sans le connaître à l'avance. C'est seulement à
partir de Mégasthène, peu après la retraite et la mort d'Alexandre, que le
royaume de Pâtaliputra, le Magadha des sources indiennes, a été visité et
observé.
Les informations recueillies sur place du temps même du passage d'Alexan
dre portent donc essentiellement sur la géographie locale de l'Iran et des
confins indo-iraniens ainsi que sur les opérations militaires ou bien sont
des appréciations sur les peuples rencontrés et très souvent combattus. Elles
comportent aussi des observations justes sur certaines techniques, médicales
par exemple, et plus particulièrement sur la médecine des éléphants 16. Elles
ne concernent pratiquement pas les religions. Les Grecs de l'époque n'ont
pas signalé de temples. Les régions de l'Indus en étaient ou pauvres ou dépourv
ues.Les grandes villes de Harappa et Mohan-jo-Daro étaient depuis long
temps disparues. Elles n'ont été retrouvées qu'au xixe siècle et remarquées
et fouillées seulement au xxe. La religion védique et brahmanique ne requiert
pas de temples. Le bouddhisme et le jinisme, religions de l'Est du Magadha,
n'étaient — nous allons le voir — apparemment pas encore diffusées dans

l'Ouest et le Nord-Ouest.
Mais la culture et la sagesse brahmaniques étaient là, avec les Brachma-
nes et les Sramanes et avec les Gymnosophistes.
Les Ppayuàvoa (ou {3pay°) sont les brahmano, du sanskrit. En moyen-
indien d'Asoka, ils sont appelés, dans les édits du Nord-Ouest (précisément
des régions parcourues par Alexandre) et en écriture araméo-indienne defec
tive: bramano,, bramane, bamhane, bambhana ; dans l'Ouest (Girnar ou Gujar
at) en écriture indienne dite brâhniî ; brâmhana, bamhana et bamhana ;
au Centre et à l'Est, en brâhmî : bâbhana. Dans l'ardhamrigadhï des Jain,
ils sont bamhana ou bambhana. Dans le pâli des bouddhistes : brahmano
16. J. FiLLiozAT, Les Gajaçâstra et les auteurs grecs, J. A., 1933, I, p. 163-175, repr.
Laghuprabandhàh, Leiden, 1974, p. 476 sqq.
io6 JEAN FILLIOZAT

comme en sanskrit. C'est donc la forme sanskrite qui a été le modèle de la


transcription grecque et qui de toute façon était partout la plus répandue.
Les Hapfxavoa 17 ou 21oq.za.voa, Satzavaicn, sont en sanskrit les sramana, en
moyen-indien d'Asoka sramana, samana et samana, en ardhamâgadhî et pâli
samana.
Dans les textes indiens, les brahmanes et les samanes sont très sou
vent mentionnés ensemble. Dans les textes d'Asoka, tantôt ce sont les brah
manes qui sont nommés les premiers, tantôt ce sont les samanes. En pâli,
on a généralement samanabrâhmana. Dans les textes grecs, les brahmanes
et samanes sont de même évoqués ensemble. Les auteurs modernes croient
le plus souvent que les samanes sont les religieux bouddhistes, ascètes par
vocation, par opposition aux brahmanes, religieux de naissance. D'autres
les identifient à des jinistes. En fait, sramana ou samana sont des ascètes
aussi bien brahmaniques que bouddhistes ou jinistes. Les sramana brahman
iques sont mentionnés dans les textes sanskrits dès la période antérieure
à l'apparition du bouddhisme et du jinisme dans l'Est de l'Inde. Il est assez
peu probable que ces deux religions aient déjà été propagées jusqu'au Nord-
Ouest dans les satrapies achéménides, à l'époque d'Alexandre et de Can-
dragupta. Ce dernier, sur la fin de sa vie, a abdiqué et, converti au jinisme,
s'est retiré et est mort en ascète jaina à Sravana-Belgola, au Sud de l'Inde,
au Karnâtaka. Mais rien n'indique qu'il ait propagé le jinisme dans les ancien
nes satrapies qu'il avait prises aux préfets d'Alexandre.
Son petit-fils Asoka, quoique devenu bouddhiste laïc, a bien envoyé
des missionnaires bouddhistes dans tous les points cardinaux, mais, per
sonnel ement, dans ses édits de roi protecteur de toutes les sectes, n'a parlé
directement du bouddhisme que dans les pays de l'Est, où il était né, ou dans
ceux où il s'apprêtait à la floraison qu'il a manifestée peu après (Sancï, Bha-
bra).
Il n'en est pas question dans les édits du Nord-Ouest, ni dans ceux en
grec et en araméen des mêmes parages 18.

17. Les orthographes Taproom et Ilpafzvat,, fréquentes dans les mss., résultent d'alté
rations graphiques comme Lassen l'avait déjà reconnu et qui doivent remonter à l'époque
où le S avait la forme d'un C anguleux (J. Filliozat, Les relations extérieures de V Inde,
Pondichéry, 1956, p. 44, n. 2). On a encore Zap^avcr/éyaç, nom d'un sage indien (Stra-
bon, XV, 1, 73). Sur Z pour S, P. Meile, Note critique sur V Inde de Strabon, Revue de
philologie, Paris, 1941, p. 163 sqq.
18. Bibliographie de ces inscriptions grecques, gréco-araméennes, araméennes et
indo-araméennes rassemblée récemment dans A. Dupont-Sommer, Essénisme et boud
dhisme, CRAI, 1980, Paris, p. 706 sqq.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 107

Là, Asoka ne prêche pas le dhamma en tant que loi bouddhique, mais
en tant que Bon Ordre moral universel et il fait des recommandations de
vertueuse conduite et de respect mutuel adaptées aux deux cultures loca
lement en vigueur, la grecque et l'araméenne 19. A plus forte raison, il n'a
pas dû faire connaître le bouddhisme confessionnel aux cinq rois grecs aux
quels il a envoyé des ambassadeurs. Mais une méthode de traduction, qu'il
a employée pour deux de ses édits présentés en texte original et en version
araméenne, préfigure le mode courant de propagation des textes canoniques
pâlis qui a fait fortune à Ceylan et dans l'Indochine occidentale. Le texte
original est découpé en membres de phrases après chacun desquels la tra
duction littérale est donnée. En singhalais on appelle sannaya ou sanne les
textes ainsi présentés et expliqués ligne par ligne.
Bien que cette inscription d'Asoka en moyen-indien et araméen n'inté
resse notre sujet que comme exemple du caractère non spécifiquement boud
dhique de la propagande du roi auprès des communautés grecques et irano-
araméennes de la région, elle doit nous arrêter un instant parce qu'elle éclaire
les contacts et échanges et les conséquences de l'action d'Asoka auprès des
Grecs et des Iraniens de langue araméenne.
Ces inscriptions sont antérieures au succès de l'implantation boud
dhique à Ceylan à l'initiative d'Asoka. Antérieures surtout, et de beaucoup,
à l'apparition de la dénomination de pâli appliquée à la langue du canon
en usage dans ces régions et qui, dans ses propres textes, se nomme mdgadhï-
bhàsâ, « langue magadhienne ».
Ces deux désignations sont surprenantes, la première pour être tar
dive, la seconde parce que la langue du canon diffère à la fois de la mâga
dhld'Asoka lui-même et du prâkrit appelé mâgadhl par les grammairiens
indiens et parce qu'en outre cette langue canonique a des affinités avec des
formes moyen-indiennes occidentales par rapport au magadhien du Maga-
dha même. Pourtant, le grand commentateur Buddhaghosa qui était origi
naire de ce pays, écrivant à Ceylan dans cette langue canonique, l'appelait
lui-même mâgadhl et non pâli. L'exemple du procédé employé par Asoka

19. A. Dupont-Sommer dès la découverte de la première bilingue gréco-araméenne,


a souligné que dhamma de l'original d'Asoka était rendu en grec par « Piété » et en ara
méen par « Vérité » (D. Schlumberger, L. Robert, A. Dupont-Sommer, E. Benve-
niste, Une bilingue gréco-araméenne, J. A., 1958, p. 24). De son côté, E. Benveniste,
Edits d'Asoka en traduction grecque, J. A., 1964, p. 150, a très bien remarqué la réserve
du roi, dans la version grecque de ses édits, sur tout ce qui pouvait sembler une confes
sionpersonnelle.
io8 JEAN FILLIOZAT

pour traduire ligne par ligne ses propres édits de roi magadhien (làjâ niâghade)
peut suggérer une explication de ces faits.
Tout d'abord si la langue canonique en usage à Ceylan est appelée mâgad
hï,ce n'est pas nécessairement parce qu'elle serait originellement un dia
lecte du Magadha. Il suffit qu'elle ait été introduite par un corps d'Écritures
prônées par le « roi magadhien ». Buddhaghosa, vers 400 AD, devait le savoir
bien qu'elle différât de sa màgadhï maternelle.
Ensuite, le mot pâli veut proprement dire « ligne » et la mâgadhï cano
nique, connue par les lignes qui la présentaient dans les manuscrits d'instruc
tion avant leur explication, ou atthakathâ, en langue usuelle, a donc pu fac
ilement devenir couramment désignée comme pâlibhâsâ, « langue des pâli »,
c'est-à-dire des lignes en question. Une désignation équivalente, mais qui n'a
pas eu la même fortune, est tantibhâsâ, aussi « langue des lignes », celles des
textes sacrés en mâgadhï. Buddhaghosa lui-même emploie en apposition pâli
et atthakathâ 20. Pâli désigne les Écritures canoniques et finalement leur
langue parce qu'elles étaient présentées en lignes dans les manuels selon
l'exemple du roi magadhien que nous font connaître les traductions araméen-
nes de certains de ses édits 21.
Les notions recueillies au cours des campagnes d'Alexandre, et peu
après par Mégasthène, sur les brahmanes et les sramanes sont en général
assez correctes. Elles prouvent surtout que les Grecs les ont reconnus comme
philosophes et comme sages et ont été frappés par quelques-uns de ceux qu'ils
appellent gymnosophistes. On a pensé que ces derniers, « les philosophes
nus », étaient des Jain digambara, « vêtus d'espace », mais les Grecs ont con
sidéré comme nus les brahmanes et sramanes qui se présentaient habituell
ement le torse et les jambes nus. Les exercices d'ascèse qu'ils ont vu prati-

20. Sumangalavilâsinî, PTS, II, 581.


21. Dans ceux-ci, la formule SHYTY sépare régulièrement chaque passage du
texte de sa traduction immédiatement consécutive. Colette Caillât a montré que cette
formule représentait un moyen-indien se hïti (La séquence SHYTY dans les inscriptions
indo - araméennes d'Asoka, J. A., 1966, p. 467-470) signifiant : « C'(est)-à-d(ire) précis
ément» ou « voici exactement » et se prêtant donc à introduire la traduction, comme le
pensait E. Benveniste (in E. B. et A. D. S., Une inscription araméenne d'Asoka, J. A.,
1966, p. 452). Elle n'a cependant pas manqué de signaler que ti ou iti veut dire « ainsi »
et normalement clôt un discours et aussi d'évoquer seyyathâ, « cela est ainsi », « à savoir »,
qui introduit une explication. Effectivement seyyathâ où se retrouve la forme maga-
dhienne se du démonstratif comme dans se hïti, a pour équivalent usuel dans les textes
bouddhiques sanskrits tadyathâ. D'autre part, iti hi, « ainsi donc », est souvent placé
en début de proposition (8 fois en 5 pages dans Samâdhirâjasûtra, XXIII, éd. Gilgit
Mss, p. 306-310).
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 109

quer à leurs groupes sont de tapas, c'est-à-dire d'exposition à la chaleur


solaire, et de yoga, qui ne représentent pas l'ascèse jaina. Deux des brah
manes gymnosophistes de Taxila (Taksasilâ) ont frappé Aristobule (Strabon,
XV, i, 61). Onésicrite a rendu célèbres Kalanos et Mandanis ou Dandamis
(Strabon, XV, I, 63-65). Le nom donné au premier est en réalité le mot qu'en
prâkrit il employait comme formule de salut : Kallanam ! « Bonheur ! » 22.
Kalanos est mort volontairement, brûlé sur un bûcher devant Alexandre.
Strabon (XV, I, 68) se plaignait déjà de la diversité des affabulations contant
l'événement, mais ses attitudes et ses propos tels qu'Onésicrite les a rapportés
sont conformes à ce que nos sources indiennes et même notre connaissance
des successeurs actuels de tels personnages pouvaient nous faire attendre.
Cependant, la mort volontaire du sage, qui a tant frappé les Grecs, était loin
d'être, comme certains l'ont cru, une règle de leur ordre et Mégasthène l'avait
bien souligné (Strabon, XVI, 1, 68) 23. Le nom du second gymnosophiste
reste incertain à identifier, mais son personnage est décrit, du moins à l'ori
gine, par Onésicrite, sous un aspect vraisemblable. Aristobule, Onésicrite
et aussi Néarque ont été des témoins attentifs et fidèles. Mégasthène les
a complétés. Il s'est trompé en prétendant que les philosophes indiens ne
communiquaient pas leurs doctrines aux femmes (Strabon, XV, 1, 59),
mais Néarque {ibid., 66) avait justement constaté que des femmes initiées
aux doctrines se trouvaient parmi ces philosophes. De fait, il en est deux
célèbres Maitreyï et Gargï, dans une des plus anciennes Upanisad, la Brha-
dâranyaka-.
L'expédition d'Alexandre a donc fait connaître en Europe, dans leur
existence et par quelques traits généraux, une philosophie et une sagesse
authentiques de la civilisation brahmanique. La religion proprement dite
est restée inconnue, car, en ce qui concerne les dieux, les Grecs de l'époque
n'ont pas été observateurs, mais ont sommairement assimilé aux leurs ceux
des étrangers. Il leur est même arrivé de les supposer gratuitement. Onésic
rite, rapportant un propos de Kalanos, lui fait dire que Zeus, indigné de
la conduite des hommes, a fait cesser l'abondance spontanée des biens de
la terre et tari les fontaines de lait, de miel, de vin, etc.. Or, dans la tradi
tion originale 2i, dont le propos de Kalanos est une expression évidente,
22. Sylvain Lévi, L'Inde civilisatrice, Paris, 1938, p. 45.
23. Sur la mort volontaire du sage, distincte du suicide : J. Filliozat, La mort
volontaire
L' abandonpar
de la
le feu
vie etparla letradition
sage et bouddhique
les suicides indienne,
du criminel
J. A.,
et du1963,
hérosp. dans
21-51,laettradition
surtout
indienne, Arts Asiatiques, ig6j, XV, p. 65-88.
24. Cette tradition est exprimée avec des variantes dans des textes de diverses
no JEAN FILLIOZAT

il n'est question ni bien entendu de Zeus, ni même d'un dieu pouvant lui
ressembler. La jouissance ou la privation des biens de la nature dépend dire
ctement de l'accord ou du désaccord de la conduite humaine avec le Bon Ordre,
le dharma ou dhamma universel, lequel inclut l'ordre moral et l'ordre social
en même temps que l'ordre cosmique et terrestre.

Sources du temps des Maurya et des Indo-grecs.


Nous avons dû déjà évoquer les rapports des Grecs avec l'Inde des Mau
rya à la suite même de l'expédition d'Alexandre dont ils ont été la consé
quence immédiate par l'établissement de la dynastie maurya de Candra-
gupta au Magadha. Et il est clair que les Grecs restés sur place et intégrés
dans l'Empire maurya ont bien pu développer leurs informations sur la cul
ture indienne, mais non les rapporter à leur patrie d'origine ni à leurs comp
atriotes d'Asie Mineure. L'expédition d'Alexandre, bien que suivie de l'implan
tationséleucide en territoire iranien et parce qu'elle avait perdu les satrapies
perses de l'Inde, n'a pu que rompre ceux des échanges que pouvait aupara
vantfaciliter l'unité de l'administration achéménide.
En tout cas, l'intégration des anciennes satrapies dans l'Empire maurya
n'a pas changé leur peuplement. Les brahmanes et les religieux brahmani
ques sont naturellement demeurés. Les Grecs et les Iraniens ont été, dans
leurs langues et leurs cultures, respectés par les Maurya, comme le montrent
r~
époques, mais dès l'Antiquité. Il existe des « mondes heureux pour les heureux » (pûnyâ-
nam pûnyâ lokah, Ath. Veda, XV, 13, 4. Les « heureux » sont ceux qui ont pratiqué les
bonnes œuvres, à commencer par les rites (Éat. br., III, 6, 2, 15), et c'est l'œuvre accomplie
{karman), qui oriente vers les autres mondes (Brhad-up, IV, 4, 6). Quand ces mondes
sont décrits, ils sont de lait et de miel, etc.. Le jeune brahmane Naciketa qui tombe
momentanément dans le monde de Yama, roi du Bon Ordre (dharmarâja), comme de
la Mort, les décrit à son retour sur Terre {Mahàbhârata, Anusâsanaparvan, chap. 71)
d'une manière analogue au propos de Kalanos. Il s'agit de mondes mythiques mais la
légende les a transportés, aussi sur Terre. L' Aitar eyabrdhmana localise au delà de l'Hima-
vant les Uttarakuru, habitants d'un tel monde (parena himavantam, Vili, 14), tout en
qualifiant ce pays de devaksetro « territoire des dieux » (VIII, 23), désignation conforme
à la conception qui, par ailleurs, place les dieux du cosmos au sommet de la montagne
du Pôle Nord, le Mahameru, axe du monde. Les Uttarakuru, ou « Kuru du Nord », ont
eu pour pendants anciens chez les Grecs les Hyperboréens. Ils sont souvent mentionnés
dans le canon bouddhique pâli et leur pays, où la nourriture se présente et se cuit spon
tanément est décrit [Àtanâtiyasutta du Dlghanik.). D'autres légendes (Agaiinasutta du
Dïgh-nik. et Mahâvastu, éd. Senart, I, 338 sqq.) placent sur terre, mais aux origines
de la société humaine, l'abondance merveilleuse des mondes heureux, abondance perdue
par la tendance à l'appropriation personnelle des biens naturels, la consommation directe
de la matière terrestre et la raréfaction de celle-ci, d'où jalousies, etc., et nécessité
d'instituer la royauté pour régler le droit.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE ni

clairement les inscriptions grecques et irano-araméennes d'Asoka. Après


les Maurya, ils ont pris successivement un pouvoir autonome et même con
quérant. Quels qu'aient pu être alors leurs échanges avec la civilisation indienne
majeure, ils n'en ont pas laissé de traces importantes par écrit. Les sources
de notre connaissance historique sont pour cette période essentiellement
les monnaies indo-grecques, puis indo-scythes, et les inscriptions et textes
indiens, quelques témoignages extérieurs, surtout chinois, et enfin les décou
vertes archéologiques et iconographiques récentes.
Les sources grecques du début de la période maurya, essentiellement
les données de Mégasthène, contiennent cependant pour la chronologie des
indications précieuses. En deux cas notamment.
D'après Arrien, Mégasthène écrivait que c'était Dionysos qui avait
civilisé les Indiens nomades et fondé chez eux la royauté (Ind. VII-VIII)
et qu'ensuite Héraklès, établi en Inde, eut beaucoup de fils et une seule fille.
Voulant que cette fille régnât sur l'Inde et y laissât une descendance digne
de lui, il l'aurait lui-même épousée. Le nationalisme de Mégasthène l'aveu
glaitévidemment. Pour lui, et selon les anciennes légendes ranimées pour
aduler Alexandre, rien ne pouvait être nulle part que grec par l'origine. Mais
il donne fortuitement quelques détails reposant sur des réalités que nous
connaissons par ailleurs. Il dit qu'Héraklès est surtout vénéré par les Soupacnqvoi
ayant pour ville MéGopa (Ind. VIII, 5), Mathurâ est en effet une ville des Sûra-
sena où a fleuri et fleurit toujours le culte non pas d'Héraklès mais de Krsna,
incarnation de Visnu. Ceci a été reconnu depuis plus d'un siècle. De plus,
la fille du prétendu Héraklès s'appelle llavSaia. L'inceste d'Héraklès pourr
aitfaire penser à une adaptation tendancieuse grecque du mythe brahman
iquede Prajâpati engendrant en sa fille les hommes et les animaux. Mais
tous les détails relatifs à Pandaia correspondent à la légende tamoule de
Panti (Pandi), reine du pays Pândya (capitale Madurai que Pline appelle
Modura et Ptolémée MoSoupa), fille d'un roi de la race des Cûracëna, mais fille
non engendrée par lui, née du feu d'un rituel qu'il observait pour avoir un
enfant. Or le Feu, Agni, est Siva et c'est Siva lui-même incarné dans un prince
qui l'épousa. Polyen (I, 3.4) précise qu'elle fut établie par Héraklès dans le
Sud jusqu'à la mer et Mégasthène, implicitement, l'a précisé aussi en évo
quant à son propos la perle qu'Héraklès aurait tirée de la mer ; car les pêcher
iesindiennes de perles (devenues infructueuses à notre époque) étaient celles
du pays Pândya, « côte de la Pêcherie » 26. Le royaume Pândya est un de ceux

26. Cf. J. André et J. Filliozat, Pline, Livre VI, Paris, 1980, p. 138, 156-158.
ii2 JEAN FILLIOZAT

du Sud qu'Asoka mentionne comme indépendants. Nous apprenons par


Mégasthène que sa légende était déjà connue à la fin du ive siècle a.C. à Pâta-
liputra où il l'a recueillie, n'étant lui-même jamais allé dans le Sud.
L'autre cas où Mégasthène fournit une information précieuse est celui
où il dit que depuis Dionysos jusqu'à Sandrakottos les Indiens (magadhiens)
comptaient 153 rois et 6042 ans (Ind. IX, g). D'après les sources indiennes,
les chiffres sont faux 27, mais l'existence de listes dynastiques décomptant
les durées de règne des rois est réelle. Elles paraissent dans de nombreux
Purâna et dans les anciennes littératures jain et bouddhique, qui se veulent,
celle-ci « magadhienne » (mâgadhï) et celle-là « semi-magadhienne » (ardha-
mâgadhi) .
Avec les inscriptions grecques, araméennes et indo-araméennes d'Asoka
la confrontation des originaux en moyen-indien a permis de constater, avec
Louis Robert 28, l'excellence de la langue de traduction en grec et le haut
degré de la culture hellénique implantée au Gandhâra et en Arachosie au
milieu du 111e siècle a.C, et avec Emile Benveniste 29, que les rédacteurs des
versions araméennes étaient iraniens et mazdéens. Sir George Grierson avait
montré, d'après un exemple du langage particulier des Kamboja signalé
par Yâska (Nirukta, II, 8), que le parler de ces Kamboja était partiellement
iranien 30. Benveniste a pensé, avec la plus grande vraisemblance, qu'ils
étaient iraniens et établi leur mazdéisme d'après le vocabulaire iranien des
inscriptions araméennes à eux destinées et d'après un jâtaka pâli qui leur
attribue une coutume spécifiquement mazdéenne. Leur mention conjointe
chez Asoka avec celle des Yavana confirme que c'est bien à eux qu'était
destinée l'inscription araméo-iranienne conjointe avec la grecque.
De notre côté, nous pouvons observer que le nom des Yavana apparaît
dans les sources indiennes plus tard que celui des Kamboja et d'abord sous
la forme sanskrite de Yavana, la forme moyen-indienne Yona (ou Yonaka)
ne se trouvant pas sûrement attestée avant les inscriptions d'Asoka. Ces
faits ne paraissent pas être fortuits. Ils nous font voir que les Grecs ont connu

27. Plme donnait 6402 au lieu de 6042, Solin 6451. Les différences ne signifient
rien puisque le nombre est du même ordre de grandeur mais les décomptes indiens et
les théories astronomiques indiennes ne font remonter les dynasties de l'âge actuel du
monde qu'à 3102 a.C.
28. D. SCHLUMBERGER, L. ROBERT, A. DUPONT-SOMMER, E. BENVENISTE, Une
bilingue grêco-araméenne d'Asoka, J. A., 1958 : Observations sur l'inscription grecque,
p. 7-18, pi.
29. Ibid., Les données iraniennes, p. 36-48.
30. JRAS, 1911, p. 801-2.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 113

par les Perses l'existence de l'Inde dès le temps où Darius projetait d'envoyer
l'un d'eux explorer l'Indus, tandis que les Indiens n'ont dû connaître co
uramment l'existence des Grecs qu'après cette exploration et surtout après
la conquête consécutive.
La mention sanskrite la plus ancienne des y avana est fournie par une
règle de grammaire de Panini (IV, 1, 49) enseignant la formation du fémi
ninde divers dérivés de mots parmi lesquels on a yavana. D'après cette règle,
on a yavanânï, « grecque », et, selon les commentaires, ce qualificatif s'appli
quaità l'écriture {lipi, fém.). Kamboja est dans Panini, IV, 1, 175 l'objet
d'une exception : la marque de dérivation (vrddhi de la première voyelle),
qui en règle ordinaire, fait du nom d'un peuple celui de son roi est omise pour
Kamboja 31. Le ganapatha, qui n'est pas de Panini, mais énumère les mots
sous-entendus par les « et cetera » de sa grammaire, mentionne sur P. IV, 2,
133 et IV, 3, 93, les Kamboja dans les listes de noms géographiques ou ethni
ques à dérivations particulières et ces listes, qui incluent toutes deux le Gan-
dhâra, le Sindhu et le Kàsmïra, contiennent surtout des noms du Nord-Ouest.
Kiskindhâ, dans la seconde, est un nom du Sud rendu fameux par le Râmâ-
yana.
Une autre liste, sur P. II, 1, 72, présente des composés où l'ordre des
termes est inversé par rapport à l'usage ordinaire, mais sans changement
de signification et deux exemples côte à côte sont kambojamunda et yava-
namunia désignant un « tondu » respectivement d'entre les Kamboja ou
les Yavana, un « tondu kamboja » ou « tondu yavana » ou encore un » kamb
oja yavana tondu ». L'expression peut vouloir dire « chauve » mais s'emploie
normalement pour désigner des ascètes tondus ou rasés et évoque sans doute
ici des iraniana, qui pourraient être des moines bouddhistes, mais aussi bien
des religieux brahmaniques. Siva lui-même, Siva inspirateur de la grammaire
de Panini, est invoqué comme munda » tondu » et comme jatila « à chignon » 32.

31. La forme régulière pour « roi des Kamboja » devrait être Kamboja, comme on
a Magadha pour le roi de Magadha. Or elle est simplement Kamboja. Les commentat
eurs ajoutent que les rois Cola, Saka, Kerala et Yavana portent aussi sans changement
le nom de leur peuple ou de leur contrée. Ces commentateurs mentionnent ici des rois
des deux extrémités nord et sud du subcontinent indien, mais leur horizon n'est pas
différent de celui d'Asoka.
32. Mahabharata, Èântip. éd. prmceps, Calcutta, 10366 La Yâjnavalkyasmyti, I,
27 1-2 (ou 272 selon les éd.) mentionne des « munda vêtus d'ocre », qui sont des religieux,
de n'importe quelle communauté, comme a compris le commentaire {Mitak^ava) qui les
caractérise comme « hommes à la tête rasée et vêtus d'ocre et aussi couverts de vête
ments rouges, noirs, etc.. » {munditasirasah purusân. kâ^ayavâsaso raktanïlâdivastra-
.

prâvaranâmsca)
.
ii4 JEAN FILLIOZAT

Les données de Panini, confrontées avec celles des Grecs et d'Asoka,


paraissent bien confirmer qu'il était du Gandhâra et à l'époque perse, qu'il
connaissait les Kambojayavana de cette région et que certains d'entre ces
hommes suivaient déjà de son temps des ascèses indiennes.
Une autre interprétation de la désignation de munda appliquée à des
Kamboja et Yavana est cependant possible. Une légende du Harivamsa
veut que le roi Sagara ait vaincu quantité de peuples, les ait déchus de leur
condition de nobles guerriers (ksatriya) et, pour le marquer (selon le dharma),
leur ait imposé changement d'habillement et de port des cheveux et de la
barbe. Ces peuples sont ceux de l'horizon de Panini, élargi à quelques autres
d'apparition plus récente (Saka et Pahlava) et aussi plus lointains (Cîna,
« chinois »). Parmi eux, les Yavana et les Kamboja auraient dû se raser la
tête 33. Cette légende apparaît donc comme l'explication de la tonsure évo
quée dans la tradition pâninéenne et cette tonsure ne serait pas, comme
nous l'avons supposé, signe de conversion à quelqu'ordre religieux. Cepen
dant, Sagara est un personnage tout à fait mythique, qui aurait eu de son
épouse Sumati soixante mille fils qui moururent victimes d'une malédiction,
d'ailleurs méritée, et dont la descente du Gange céleste sur la Terre fut néces
saire pour laver les restes, etc. Dans une pareille affabulation, la tonsure
des Yavana et des Kamboja paraît bien être une légende étiologique faite
pour expliquer les expressions de la tradition pâninéenne, nécessairement
connue des rédacteurs de la légende. Cette légende est postérieure à Panini
et l'étude de Panini est le « tronc commun » obligatoire des études sanskrites
des auteurs indiens.
Quoi qu'il en soit les Kamboja disparaissent bientôt de l'horizon his
torique indien avant de reparaître au moins de nom, bien plus tard, chez
les Khmers de l'Indochine occidentale, comme « nés » (-ja) de Kambu.
Les Yavana, au contraire, ont très vite joué dans l'Inde des anciennes
satrapies, et du Panjâb un rôle considérable d'importation scientifique et
artistique, mais ont disparu sans retour, leur nom même étant passé aux
musulmans d'Asie occidentale. Ce nom pourtant a été transporté, au Sud
Est asiatique, comme celui des Kamboja, et pour être appliqué aux Vietna
miens34.

33. Harivamsa (éd. princeps de Calcutta, 779-780), yavanânâm îirah savvam kam-
bojânâm tathaiva ca.
34. Cf. Abel Bergaigne, Inscriptions sanscrites de Campa, dans Notices et Extraits
des mss. de la Bibl. nat., XXVII, 1, 2, Paris, 1893, P- 283, à propos de l'inscription cam
de Po nagar qui mentionne à la fois « Kamvuja » et Yavana (1060 AD).
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 115

Les Grecs de Bactriane, à la faveur du déclin des Maurya et de leur


remplacement par les Sunga, ont envahi et occupé le Nord-Ouest de l'Inde,
mais ont été supplantés un peu plus tard par des Iraniens, Saka et Pahlava,
(Parthes), puis Kusana venus d'Asie centrale. Les uns et les autres sont sur
tout connus par leur monnayage, heureusement abondant, ou par des légen
desindiennes. Du côté gréco-romain les sources écrites sont rares et brèves.
Elles consistent surtout en quelques notes de Strabon et en ce que Justin
a reproduit ou résumé de Trogue-Pompée.
Strabon reproche à Apollodore d'Artemita dans ses Parthiqiies, malheu
reusement perdues, de n'avoir pas donné d'informations sur l'Inde et d'avoir
fait des assertions contraires à ce qu'on savait déjà. Il refuse de croire que,
comme le dit Apollodore, les rois grecs de Bactriane avaient conquis en Inde
plus de territoires que l'armée macédonienne (XV, i, 3). C'est cependant
lui qui a tort, mais son attachement aux idées reçues sur les vastes conquêtes
d'Alexandre montre bien que la connaissance des Grecs de l'Inde a échappé
à ceux de la Méditerranée, malgré sans doute les efforts d'Apollodore.
Strabon, en effet, avait déjà rapporté (XI, 2, 1-2) les dires d'Apollo
dore sur ces rois grecs, qui étaient Ménandre et Démétrios, fils d'Euthy-
dème 35. Ils auraient non seulement avancé jusqu'à la Patalène 36, mais encore
pris possession du royaume des Saraostos et Sigerdis, leur empire s'éten-
dant par ailleurs jusqu'aux « Sères et Phruni » 37. Saiaostos est généralement
identifié avec les Surastra (Suràt) qui est en effet au Sud-Est de la Patalène.
Toutefois on peut se demander s'il n'y aurait pas eu de confusion ancienne
du nom de ce pays avec celui du Kharo?tra, c'est-à-dire de l'âne, khara, et
du chameau, ustra, comme l'a montré Sylvain Lévi 38 et qui est le pays même
du Panjâb et du Haut-Indus, celui de l'écriture kharostri ou, en moyen-
indien, kharosthî, sur lequel ont effectivement régné les Indo-grecs et que
d'ailleurs avait aussi occupé ou traversé Alexandre. Sigerdis reste énigma-
tique. Le signe initial du nom en grec au lieu du khi qu'on attendrait ne fait
35. Trogue Pompée (selon Justin) a repris Apollodore, cf. A. K. Narain, The Indo-
Greeks, Oxford, 1957, P- 66-67.
36. Aux bouches de l'Indus, terme du parcours d'Alexandre en Inde.
37. Cunningham a donné de bons arguments pour localiser ces peuples dans la
région de Kasgar, cf. Narain, p. 170-171. Sur ce texte et d'autres de Strabon et ses
contreparties indiennes, cf. Etienne Lamotte, Histoire du bouddhisme indien, Louvain,
1958, p. 410-412.
38. Le pays de Kharostra et l'écriture kharostri, Notes chinoises sur l'Inde, IV,
BEFEO, 1904, p. 543-73. Si on parcourt aujourd'hui ces régions, on est frappé par le
fait que les animaux de charge (et de trait pour les chameaux) sont essentiellement
les ânes et les chameaux.
nò JEAN FILLIOZAT

pas difficulté majeure. Dans tout le Nord de l'Inde, même en sanskrit, les
phonèmes kha et sa s 'interchangent couramment dans les mêmes mots 39.
Bien qu'un caractère qu'on a lu d'abord rhô ait été utilisé pour transcrire
sa, ce phonème, n'existant pas dans l'alphabet grec ancien, y devait être
remplacé par un sigma, comme c'est le cas d'ailleurs dans la seconde partie
de Sapaocrpa, que cette forme représente Surftstra ou Kharostra. Le hiatus
dans SapaocjTpa s'explique mal pour représenter â, mais peut correspondre,
s'il s'agit de Kharostra, à la coupe du composé khara-ustra 40.
Quoi qu'il en soit, les conquêtes des Indo-grecs venant de Bactriane,
si elles n'ont pas été aussi glorieuses aux yeux des Grecs d'Europe que celles
d'Alexandre venu, lui, de Macédoine, ont été plus étendues, plus durables
et plus fructueuses que les siennes, sinon pour la connaissance de l'Inde par
les Grecs, du moins pour celle des Grecs par les Indiens.
Dès avant l'établissement de souverains grecs dans leurs nouvelles con
quêtes, en Bactriane, dont l'occupation prolongée est bien la conséquence
de sa conquête par Alexandre, la colonie grecque était solidement et bri
l amment implantée avec la culture hellénique plénière comme l'ont décou
vertles fouilles d'Aï Khanoum et les inscriptions qu'elles ont livrées. Cette
culture s'était même propagée et conservée dans les territoires des anciennes
satrapies que Seleucus avait cédés à Candragupta, puisqu'Asoka l'y avait
connue et gardée vivante en faisant traduire certains de ses édits en un grec
excellent, ainsi que nous l'avons rappelé plus haut. On doit même se deman-

39. On a tusârajtukhâra, pour les « Tokhariens » de Bactriane, UpanisadjUpanikhad


(Anquetil Duperron, d'après le persan, Upnekhat) ; rsi/rkhi, etc..
40. L'Arthasâstra (XI, 1, 4) place côte à côte « ceux qui commencent par les compag
niesde ksatriya du Kamboja et du Surastra » et ne connaît pas les Yavana. Il y a deux
variantes de Kâmboja que Kangle a adopté : Kamboja et Kambhoja. La bonne leçon
doit être Kamboja, s'appliquant, comme Suràstra, à un territoire. En l'espèce, il s'agit
du territoire des Kamboja ou du (chef) Kamboja (Panini, 4, 1, 175, cité plus haut) d'où
kâmboja comme dérivé d'appartenance. La suite du texte indique que ces « compagnies
de ksatriya » vivent de vârttâ et sastra (kâmbojasurâstraksatriyasrenyâdayo vârttâsastro-
pajîvinah) . La vârttâ est définie par le même texte (I, 4, 1) : krsipâs'upâlye vanijyâ ca
vârttâ », agriculture et élevage, ainsi que commerce, sont la vârttâ ». Ce sont là des métiers
de vaisya, non de ksatriya, et l'indication cadre avec la légende de la dégradation des
Kamboja du rang de ksatriya par Sagara et avec l'enseignement des Dharmaîâstra (ex.
Manu, X, 44), qui fait d'eux et d'autres peuples guerriers des ksatriya déchus graduell
ement au rang de sûdra faute d'observance de la Loi brahmanique. Ils sont alors en com
pagnie des peuples du Nord-Ouest, y compris les Yavana, mais aussi des Dravida et
des Cîna (chinois de Tsin). Mais Y Arthasâstra que nous venons de citer dit aussi qu'ils
vivent des sastra c'est-à-dire des « armes », ce qui pourrait s'entendre de ce qu'ils fabr
iquent comme artisans, mais bien plutôt de ce qu'ils s'en servent malgré leur prétendue
déchéance, ce qui était sûrement vrai.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 117

der, bien que les sources gréco-romaines n'en fassent pas état directement,
si Alexandre n'a pas déjà trouvé dans les satrapies indiennes de l'Empire
perse des Grecs installés, puisque les Perses ont, selon les mêmes sources,
eu à leur service certains d'entre eux. En tout cas du temps d'Asoka, au
milieu du 111e siècle a.C, des colonies grecques au Gandhâra et en Arachosie
étaient présentes et avaient laissé à Taxila entre l'Indus et l'Hydaspes (Vitastâ),
des vestiges considérables 41.
Les inscriptions d'Ai Khanoum, pour brèves qu'elles soient, ont apporté
à l'égard de l'esprit des colons et voyageurs philosophes grecs des témoi
gnages précieux. M. Louis Robert 42 a montré qu'une épigramme gravée
avec des « maximes delphiques » dans le téménos de Kinéas, fondateur thes-
salien de la ville, était due au péripatéticien Cléarque de Soloi lui-même,
qui avait voyagé jusqu'au bord de l'Oxus. Cléarque est connu par des fra
gments ou citations de ses œuvres, par sa réputation attestée chez nombre
d'auteurs anciens et sa valeur contestée chez plusieurs hypercritiques modern
es.C'était un philosophe moraliste et curieux des morales étrangères. Dans
un des fragments de son œuvre conservés par Flavius Josèphe 43, il fait par
ler son maître Aristote d'un Juif au caractère merveilleux en même temps
que philosophique, qui avait fréquenté l'École, éprouvé la sagesse de ses
membres et les avait fait profiter du trésor de ses connaissances. Les juifs
tout à fait hellénisés tels que lui auraient été les descendants des philosophes
indiens. Les philosophes auraient été appelés chez les Indiens KaXavoi, chez
les Syriens, 'IouSaoL
Le nom de Kalanoi signe son origine qui est une méprise. C'est le plu
riel fabriqué du surnom de Kalanos donné par les Grecs d'Alexandre, comme
nous l'avons vu, d'après sa formule de salut, à l'ascète indien qui les a le plus
étonnés. Aristote peut avoir aussi pris ce surnom particulier pour une appel
lation générique, mais Cléarque, quand il rapportait le propos malheureux
de son maître, n'avait sans doute pas encore effectué le voyage en Bactriane,
qui l'eût éclairé et qui lui eût fait dire que les Indiens appelaient les philo
sophes « sramanes » et les Grecs « gymnosophistes » par ce qu'ils étaient peu

41. Paul Bernard (et coll.), Fouilles d'Aï Khanoum, MDAFA, t. XXI, 2 vol.,
Paris, 1973 '• P- Bernard (et coll.), Campagne de fouille 1978 à Aï Khanoum (Afghan
istan), BEFEO, 1980, p. 1-103, pi. — Sir John Marshall, Taxila, 3 vol., Cambridge,
I95I-
42. CRAI, 1968, p. 416-457 et Les inscriptions dans Fouilles d'Aï Khanoum, p. 207-
237-
43. A. J. Festugière, Grecs et sages orientaux, RHR, CXXX, juil.-déc. 1947, p. 29-
32 ; L. Robert, Fouilles d'Aï Khanoum, p. 229-230 (avec bibliographie).
ii8 JEAN FILLIOZAT

vêtus, ou « brachmanes » parce qu'ils croyaient, à tort, qu'ils étaient néces


sairement de cette classe 44.
Un parallèle entre les Juifs et les Indiens a été conçu maintes fois dans
l'Antiquité, et même évoqué en Europe jusqu'au siècle dernier. Il repose sur
des analogies de surface et l'ignorance des doctrines réelles des Indiens, et
parfois aussi des Juifs. Dans l'Antiquité, seul le propos rapporté par Cléar-
que fait descendre les Juifs des Indiens 45. Mais la descendance, cette fois
culturelle, a été imaginée à l'envers, des Indiens à partir des Juifs, au xvine
siècle par un jésuite français le P. Bouchet, qui avait reconnu le monothéisme
indien de l'Antiquité, mais l'attribuait à la fois à la raison naturelle et à
l'influence juive qu'il voyait dans « Brahma » comme dérivé d'Abraham
et dans « Sarasvatï » comme « Madame Sarah » 46. Ses confrères Pons, Cal-
mette, Cœurdoux ont, de leur côté, donné des descriptions pertinentes et
envoyé à Paris manuscrits originaux, grammaires et dictionnaires. Mais le
comparatisme inconsistant n'a jamais cessé, chez certains, de remplacer
l'enquête approfondie. Au temps de Cléarque, il était inévitable pour un esprit
ouvert à toute connaissance. L'enquête philosophique véritable était imposs
ible. Dans son dialogue avec Onésicrite qui nécessitait trois interprètes»
Dandamis disait au Grec que ces interprètes « s'ils entendaient la langue,
n'entendaient pas plus sa pensée que le reste du vulgaire et il le priait de
l'excuser, car autant vaudrait faire passer de l'eau claire par des conduits
bourbeux » 47. L'observation de Dandamis est valable universellement et
dans tous les temps, c'est pourquoi malgré l'ardeur des philosophes grecs
à découvrir et à comprendre, la pensée indienne réelle leur a pratiquement
échappé. Mais ils ont saisi la sagesse et connu les comportements.
Nous avons pourtant des preuves décisives de communications rel
igieuses et savantes approfondies entre Grecs et Indiens, mais dans les royau
mesindo-grecs à partir du début du IIe siècle a.C, non dans la littérature
44. L'assimilation des brahmanes aux sages, aux philosophes et aux prêtres s'est
conservée dans le monde gréco-romain, et même chez bien des sociologues modernes,
faute de savoir ou de reconnaître que de tout temps la plupart des brahmanes n'ont
pas été prêtres et la plupart des prêtres n'ont pas été des brahmanes, que ceux-ci étaient
les détenteurs et les enseignants du savoir aussi bien de l'art militaire (dhanurveda) ,
que des rites et que la philosophie des Upanisad a été partagée avec des ksatriya, voire
un fils de servante de père inconnu (Chând.-up, IV, 4 sqq.) aussi bien qu'avec des brah
manes de souche.
45. L. Robert, /. c, p. 233 et n. 166.
46. [J. V.] Bouchet (1655-1732). Lettres édifiantes, éd. Panthéon litt., Lyon, 1819,
t. 6, p. 24g.
47. Strabon, XV, 1, 64, traduction Tardieu.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 119

grecque classique. La mission archéologique française en Afghanistan a


trouvé six monnaies d'Agathoklès (c. 175 a.C.) représentant au droit Vâsu-
deva et au revers Samkarsana, dans un type iconographique à l'araire (Halâ-
yudha) qu'on ne connaissait auparavant qu'à l'époque classique tardive et
qui, même, est maintenant une des plus anciennes figurations divines connues
comme existantes en Inde 48. Or le culte de ces deux formes de Visnu est
attesté à l'époque dans le Mahdbhdsya et dans l'épigraphie indienne. Sous
Antialkidas, vers 110 a.C, un ambassadeur grec (yonadûta) de ce roi, Hélio-
dore de Taxila, fils de Dion, faisant une fondation vishnouite, se déclarait
bhAgavata, c'est-à-dire fidèle de Visnu-Krsna, et les rapports gréco-indiens
devaient être réciproques, car le roi Bhdgabhadra, auprès duquel il était envoyé,
est désigné comme trâtara, qui équivaut à Soter et n'est pas usité ordinair
ement chez les rois indiens (Narain, p. 120).
On a parfois douté que les Indo-Grecs, dont les monnaies portent le
plus souvent des images grecques (Héraklès, Nikée, etc.), aient pu prendre
égard à des divinités ou héros barbares autrement que par opportunisme
politique, à moins de les assimiler aux leurs, ce qui peut être encore, de la
part de rois coloniaux, par opportunisme conciliant.
Nous connaissons en effet l'attitude naturelle d'autorités coloniales
ou de diplomates trop persuadés de leur supériorité pour s'instruire, mais
désireux de ménager les susceptibilités indigènes. Nous connaissons aussi
aujourd'hui bien des insatisfaits de leur milieu ou d'ignorants qui s'engouent
idéalement d'un yoga ou d'un zen qu'ils ne connaissent pas encore et qu'en
définitive ils ne comprennent pas. Le christianisme lui-même a bénéficié
au loin de pareils ralliements. Mais il ne s'ensuit pas que les conversions vraies
n'aient jamais existé de part et d'autre. Encore moins que la connaissance
approfondie de l'autre n'ait pu conduire à sa compréhension et à son respect-
Nous n'avons pas le droit de dénier sans autres raisons aux colons grecs d'Asie
hautement cultivés la connaissance et la sincérité à l'égard des religions de
l'Inde, même s'ils n'en ont pas informé la Grèce classique 49.
48. P. Bernard, La campagne de fouilles de 1970 à Al Khanoum, CRAI, 1971»
p. 439-446. J. FiLLiozAT, Représentations de Vâsude et Samkarsana au IIe siècle avant
J.-C, Avts Asiatiques, 1973, p. 1 13-123. Rémy Audouin et Paul Bernard, Trésor de
monnaies indiennes et indo-grecques d'Aï Khanoum (Afghanistan) , Revue numismatique,
1974, p. 7-41, pi. reproduisant les six drachmes d'Agathoklès.
49. MM. Audouin et Bernard (e.i. p. 37 n.) ont raison de passer outre à l'opinion
de Th. Bloch (1909) qui supposait qu'Héliodore avait simplement suivi un antique usage
« oriental » d'honorer les dieux d'un souverain allié. Un indianiste qui aurait eu cette
idée se serait tenu pour obligé de la justifier en Inde et ne se serait pas contenté d'invo
querun usage attesté quelque part ailleurs à l'Est de l'Europe.
120 JEAN FILLIOZAT

Nous avons d'autant moins ce droit dans les cas qui viennent d'être
évoqués qu'il s'agissait du vishnouisme, qui ne le cédait en rien aux plus
hautes formes de la religion et de la mythologie grecques. Non seulement
dans le vishnouisme les légendes de Vâsudeva-Krsna et de son frère Sarn-
karsana-Balarâma, tous deux manifestations de Visnu ici-bas, sont sym
boliques de toute une théologie cosmologique et psychologique, mais encore
la mystique vishnouite remonte au Rgveda. On a longtemps admis qu'à l'époque
védique le plus grand dieu était Indra, destinataire de quelque 250 hymnes,
alors que Visnu n'en avait que deux ou trois dizaines. Mais les Indiens n'ont
pas hiérarchisé leurs dieux selon des statistiques de popularité et, d'après
eux-mêmes, l'exploit majeur d'Indra n'a été possible que grâce à Visnu et
c'est à lui qu'est la suprématie. Enfin le Visnu védique franchit en trois pas
l'univers jusqu'au delà du monde sensible, jusqu'à celui où les dévots des
dieux (devaydvo) s'enivrent (mudanti) du « miel » ou « liqueur » (mddhu) qui
remplit, sans tarir, la trace de ses pas 50. Il est bien Dieu suprême et les grands
dieux védiques et brahmaniques, formes multiples du même Être unique,
ne sont pas, comme certains sociologues l'ont cru, des divinités « tribales »
adoptées et exaltées par les brahmanes, eux aussi accusés d'opportunisme.
Les Grecs pouvaient sans déroger les connaître, voire les adorer.
Les inscriptions d'Ai Khanoum ne nous apprennent pas ce que Cléarque
a pu savoir d'eux, ni s'il a connu la littérature des dialogues philosophiques
des Upanisad ou celle des épigrammes et sentences qu'on appelle les subhâ-
sita, les « bien-exprimées ». S'il a pu le faire, c'est seulement en ayant appris
le sanskrit. Encore ne suffit-il pas d'en avoir une connaissance grammatic
ale complète, il faut aussi en posséder une profonde culture, car ces textes,
comme d'ailleurs les épigrammes grecques, ne sont pleinement intelligibles
que si l'on entend leurs allusions et les résonances d'idées et de sentiments
qu'implicitement elles doivent déclencher. La poésie raffinée et souvent énig-
matique n'est pas matière à échanges. Aussi les Indiens n'ont pas laissé de
signes qu'ils aient connu la littérature grecque.
En revanche c'est apparemment dans la période des royaumes indo
grecs qu'ils ont commencé à étudier la science grecque et à faire des
emprunts considérables à l'astronomie grecque et surtout à l'astrologie.
L'astronomie védique et brahmanique ancienne est une astronomie de posi
tion qui ne connaît ni le zodiaque, ni les thèmes généthliaques et dresse le
50. RV., I, 154, 4 et 5. Annuaire du Collège de France, 74e année, Paris, 1975, p. 437-
441. Le « miel », madhu est la liqueur d'immortalité concrètement représentable pour
donner l'ivresse par un hydromel, voire un vin de palme, cf. gr. fxéôu.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 121

calendrier d'après les mouvements de la Lune et du Soleil repérés par rap


port à 27 ou 28 constellations dont les déterminatrices sont choisies les plus
proches d'une opposition diamétrale deux à deux, afin de profiter, pour
situer mutuellement les deux astres, de leur opposition à la Pleine Lune
et de leur conjonction à la Nouvelle 51. Des relations des hommes avec les
astres étaient admises en Inde à l'époque d'Alexandre et des Grecs : le nom
de Candragupta veut dire « Protégé de la Lune ». On en a d'autres sur les
monnaies indiennes de l'époque, tels que Bahasatimita, en moyen-indien,
« Ayant pour ami Brhaspati » (notre planète Jupiter). Mais c'est un peu
plus tard que paraissent avec le zodiaque grec (et babylonien) l'astrologie et
l'astronomie afférentes enseignées avec de nombreux termes techniques grecs
phonétiquement transcrits en sanskrit, ainsi qu'il est bien connu 52. C'est pour
quoi aussi les Indiens ont tenu en haute estime les Yavana qu'ils ont pu
fréquenter en leur propre pays 53, tandis que la plupart des Grecs d'Occident
ont pratiquement ignoré les Indiens lointains, et surtout leurs doctrines, et
s'en sont tenus longtemps aux observations sur leur sagesse et leur genre
de vie recueillies sur place dans la brève expédition d'Alexandre.
M. L. Robert a pu retrouver des échos grecs des ambassades d'Asoka 54,
mais il est bien peu probable que les rois grecs destinataires de ses messages
aient connu le bouddhisme qu'il ne prêchait pas même aux Grecs de son empire-
En tout cas, c'est seulement par un document indien fameux, le Milinda-
panha, que nous avons appris l'intérêt que Milinda, c'est-à-dire Ménandre,
vers le milieu du 11e siècle a.C, a pu prendre au bouddhisme, ou au moins
à un sage bouddhiste, Nâgasena 55. La conversation entre le roi grec et Nâga-

51. On a voulu faire emprunter par l'Inde à la Chine ce système, en croyant que
les Indiens l'utilisaient sans le comprendre (Biot, Études sur l'astronomie indienne et
l'astronomie chinoise, Paris, 1862, p. 130-399). Mais c'est une erreur. L'antiquité du
système en Chine est moins assurée qu'en Inde et de toute façon, étudiant le même ciel
avec les mêmes moyens élémentaires et dans le même but, Indiens et Chinois devaient
nécessairement choisir comme repères les mêmes astres en opposition diamétrale approxi
mative. En tout cas, si même le système avait été emprunté à la Chine, il était seul en
usage à l'époque indo-grecque.
52. La découverte de ce fait est due au P. Pons, Lettres édifiantes, lettre du 23 novemb
re 1740.
53. Sylvain Levi, Quid de Graecis veterum Indorimi monumenta tradiderint, Paris,
1890.
54. CRAI, 1964, p. 139.
55. Cf. notamment Louis Fixot, Les questions de Milinda, Pans, 1923. A. J. Fes-
tugière, Trois rencontres entre la Grèce et V Inde, RHR, CXXV, Janv.-Mars 1942-43,
p. 40 et suiv. Ce dernier (p. 47559) relève en II, 1 une opposition entre une conception
grecque et une indienne qui résulterait de la confusion entre essence et existence. Pour
122 JEAN FILLIOZAT

sena est en pâli et du type des dialogues sanskrits des Upanisad, où les inter
locuteurs font assaut de savoir et d'esprit, mais elle est beaucoup moins
instructive sur les doctrines bouddhiques que ne le sont ces dialogues sur
celles du brahmanisme. Le Milindapanha a été traduit, d'après d'autres
textes que le pâli, plusieurs fois en chinois 56, et il est toujours employé, en
pâli ou traduction, dans des séances publiques de monastères bouddhiques
en Asie du Sud-Est, comme moyen d'édification populaire, non d'enseigne
ment philosophique. Deux moines jouent respectivement les rôles de Milinda
et Xâgasena. Il existe des manuscrits où les questions et les réponses sont
écrites tête-bêche, de sorte que placés face à face avec le manuscrit entre
eux, chacun puisse lire sa partie. Nâgasena l'emporte. Il n'a pas été trouvé
jusqu'ici en grec d'allusions à une entrevue de Ménandre avec un docteur
bouddhique.
Les invasions des Iraniens, Saka et Pahlava, le plus souvent nommés
ensemble dans les sources indiennes, et les Iraniens d'Asie Centrale qui ont
fondé la dynastie ku^âna ont éliminé les souverains grecs de l'Inde et de la
Bactriane dès le premier siècle a.C. Ils n'ont toutefois pas détruit, ni même
persécuté les populations grecques ou hellénisées. Ils ont au revers de leurs
monnaies représenté aussi bien Héraklès que Siva ou le Buddha (Boddo
écrit en caractères grecs) et c'est en grande partie sous leur souveraineté
que s'est développé l'art gréco-bouddhique du Gandhâra. Ils ont aussi gran
dement favorisé le bouddhisme et sa propagation vers l'Asie centrale puis
la Chine, mais, contenus à l'Ouest par les Parthes, ils n'ont pu favoriser aussi
de ce côté son expansion ou celle d'autres cultures indiennes.
La période suivante a donné d'autres vues et d'autres informations.

Milinda, selon lui, « l'individu existe. Le nom propre que porte un être humain corre
spond à une personne », tandis que, pour Nâgasena, sous le nom il n'y aurait pas d'indi
vidu». Mais l'expression d' « individu » employée par la traduction de Finot (pour pug-
gala) est ambiguë. Elle est bien acceptée en même temps que « personne » par les dic
tionnaires et dans l'usage européen qui confond facilement individu et personne, et
personne avec âme, mais il faut faire en psychologie indienne les distinctions. Le puggala
pâli (skr. pudgala) est une entité unitaire porteuse d'un corps et d'un psychisme formés
d'organes et qui finalement correspond à Yattan (skr. àtman). Xâgasena est de ceux qui,
tout en croyant à l'individualité du composé d'organes physiques et psychiques, refuse,
comme les matérialistes modernes, de voir au-delà de ce composé une âme unitaire et
distincte. De même que tout char, composé individuel de parties, est individu-char
sans âme ou personne, de même, dans le composé humain auquel on donne un nom
d'individu il n'y a pas de « personne », selon Nâgasena.
56. Paul Demiéville, Les versions chinoises du Milindapanha, BEFEO, 1924, p. 1-
258.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 123

L'Empire romain et les premiers siècles de l'ère chrétienne.


La plupart des sources grecques des périodes précédentes étant perdues
ne nous sont connues que par ce qu'en avaient retenu les écrivains de l'Empire
romain. Les informations anciennes se mêlent chez eux avec de plus récentes
et notre critique interne des sources gréco-romaines se trouve souvent dans
l'incertitude de la date d'acquisition de telle ou telle donnée. D'où l'utilité
de confronter ces sources avec les réalités originales indiennes qu'elles évo
quent et qui ont au moins une chronologie relative, quand on les considère
dans leur milieu culturel régional, linguistique et historique.
Du côté gréco-romain, dans la période que nous envisageons à présent,
deux ambitions universalistes radicalement distinctes sont apparues et bien
tôtentrées en conflit : la conquête politique des peuples par l'impérialisme
de Rome renouvelé des rêves d'Alexandre et la conquête spirituelle de tous
les hommes, y compris les Romains, par le christianisme d'abord présenté
en grec et se mettant d'emblée en opposition avec la religion impériale gréco-
romaine. Les deux mouvements devaient donc aussitôt se préoccuper des
peuples à gouverner ou à convertir et chercher dans leurs idées et leurs rel
igions des thèses et des usages qu'il y aurait à discuter ou à combattre et, en
attendant, à utiliser comme arguments dans leurs disputes propres et comme
exemples pour leurs milieux respectifs.
Tous ont eu recours, faute de mieux ou même ayant mieux, aux lieux
communs du temps d'Alexandre sur la sagesse des gymnosophistes, samanes
et brahmanes confondus, et ont évoqué les inévitables Kalanos et Danda-
mis. Tous les ont rapprochés sans discrimination des Hébreux, Égyptiens,
Éthiopiens, Chaldéens, Babyloniens, Assyriens, Perses et Mages et ont con
tribué à former dans la culture gréco-romaine le mythe naïf, encore vivant
mais de tout temps absurde, d'un esprit « oriental » unitaire. Les rapproche
ments entre Pythagore et les doctrines indiennes, déjà tentés depuis le temps
où on avait eu connaissance en Inde de théories de transmigration des âmes
et d'observances d'interdits alimentaires et autres, ont redoublé, mais géné
ralement sans rien révéler de plus que la pauvreté d'information du compa-
ratiste à l'égard de l'un ou de l'autre des deux termes de sa comparaison,
ou des deux à la fois. On rapprochait aussi des sages « orientaux » les Celtes,
les Druides et les vertueux et bienheureux Hyperboréens.
Quant à ces derniers, Strabon dit (XV, 1, 57) que Mégasthène les nom
mait parmi les peuples étranges dont lui auraient parlé les philosophes indiens,
mais qu'il ne faisait que répéter ce qu'en disaient Simonide, Pindare et divers
124 JEAN FILLIOZAT

mythologues. Strabon ne savait pas que l'Inde avait effectivement, depuis


au moins les Brahmano, "' , ses Kuru du Nord « Uttarakuru », modèles de vertu
et de félicité comme les Hyperboréens légendaires des Grecs. Les évhémé-
ristes de tous les temps ont toujours cherché, pour les uns et les autres, les
peuples réels qu'ils auraient été à l'origine, tout en étant obligés de les loca
liser dans un Nord peu compatible avec une vie délicieuse dans la nature 58.
Il leur suffisait, selon leur système, de tenir le merveilleux pour additionn
el. Malheureusement, c'est par lui que les sources anciennes commencent.
Et les deux mythes des Uttarakuru et des Hyperboréens ont trop d'analo
gies pour être considérés isolément chez les Grecs et les Indo-aryens, les uns
et les autres Indo-européens, d'autant plus que la remarque de ces analogies

57. Aitareyabr., VIII, 14, qui les localise au delà de l'Himalaya, et VIII, 23, où
leur est attribuée une « terre divine », devaksetra. Ils sont précisément décrits dans le
canon bouddhique pali (Atanatïyasutta du Dïghanikâya. Leur vertu et leur bonheur
sont développés par les commentaires successifs et ils sont célèbres dans la littérature
sanskrite classique. Leur pays nordique est au sommet du Sumeru ou Meru, montagne
axe du monde et donc au Pôle Nord où d'ailleurs siègent les dieux du monde d'ici-bas.
Il s'agit d'un peuple mythique et dont la félicité s'apparente à celle des punyalokâh
et du pays des morts vertueux visités par Naciketa, comme la félicité des Hyperboréens
s'apparente à celle des Champs Élysées d'Homère.
58. Les mythologues n'ont vu qu'une merveille de plus dans la localisation du bon
heur au-dessus des glaces polaires. Pour l'Inde, il allait de soi que les Uttarakuru domi
naient notre monde terraqué du haut du Meru où siégeaient ses dieux régisseurs et qui
était l'axe du monde passant par le pôle nord. La température locale n'affecte ni les
dieux, ni les bienheureux. Les évhéméristes avaient leur solution, en dépit des sources.
Mais les savants réalistes qui veulent à la fois témoignages des sources, mythes et histo
ricité doivent faire des choix difficiles. Certains se sont résignés à loger dans les neiges
les fondateurs de la science et de la civilisation, tels Jean-Sylvain Bailly et son peuple
instructeur des autres, situé en Haute-Asie, et qui, comme on l'a dit à l'époque, nous a
tout appris excepté son existence. Même le grand éditeur du Riveda, Max Mûller, pressé
de faire arriver du Xord les Arya védiques en Inde, les a vus coupant droit au-dessus de
l'Himalaya, A History of Ancient Sanskrit Literature, London, 1859, 2e éd., i860, p. 12-
13, rééd. Allahabad, 1926, p. 7 : « At the first dawn of traditional history we see the Aryans
tribes migrating accross the snow of the Himalaya southward toward the Seven Rivers »,
etc. D'autres ont inventé des changements de climat, tel Bâl Gangâdhar Tilak, The
Artic Home m the Vedas, Poona-Bombay, 1903, récemment traduit en français : Origine
polaire de la tradition védique, par Jean et Claire Remy, Milano, 1979). D'autres encore
ont rassemblé de toutes mains des arguments linguistiques valides, ethnologiques dou
teux (identification forcée du soma avec un champignon banal en Sibérie, mais apparem
ment inexistant en Inde) ou astronomiques, malheureusement faux (prétendue impossib
ilitéde voir aux latitudes indiennes la fixité de l'étoile polaire, qui d'ailleurs, n'était
pas encore polaire dans la Haute Antiquité), etc., dans Boxgard-Levix et Gran-
tovsky, Ot skifii do Indii, Moscou, 1974 ; cf. Gérard Fussman, Pour une problématique
nouvelle des religions indiennes anciennes, J. A., 1977, P- 2I-7°» notamment p. 42.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 125

a été faite par Mégasthène et que, sans même cette remarque, elles sont trop
nettes et trop répétées pour ne pas mériter examen 59.
Par ailleurs, nous constatons que, dans la période que nous considérons
et où se développaient à la fois quatre empires : à l'Ouest romain, en Iran
parthe, puis sassanide, en Inde Kusâna au Nord et Andhra au Sud, avec
encore les royaumes dravidiens de l'Extrême Sud empiétant sur Ceylan,
les conditions matérielles de communications de l'Inde avec l'Empire romain
ont changé. Aux voies terrestres traditionnelles, et parfois interrompues par
les conflits entre l'Empire romain et les Iraniens 60, s'est ajoutée, mainte
nantrégulièrement employée, celle de l'Océan indien. On enseigne communé
ment que cette voie a été révélée par la découverte de la mousson due au
pilote Hippalos au milieu du Ier siècle p.C. Mais il n'est pas certain que ce
pilote ait existé. Il est possible qu'il ait été supposé pour expliquer le nom du
vent en question. Quoi qu'il en soit, Strabon (II, 5, 12), s'étant rendu auprès
de Gallus alors préfet d'Egypte, ayant remonté le Nil jusqu'aux frontières
d'Ethiopie, dit avoir appris que 120 vaisseaux partaient alors de Myoshor-
mos pour l'Inde, alors qu'au temps des Ptolémées peu de marchands entre
prenaient le voyage. Strabon s'est largement renseigné ; il ajoute d'autres
détails sur le commerce de la Mer Rouge et de l'Océan indien en XVI, 4, 24,
et XVIII, 1, 45. C'est en 24 a.C. qu'il a dû faire son voyage auprès de Gallus.
La connaissance du régime des vents était donc dès lors établie, quoiqu'encore
récente, et n'avait pas eu à attendre 75 ans l'hypothétique Hippalos.
D'autre part Pline nous éclaire excellemment sur la navigation de l'Inde
du Sud et de Ceylan (Taprobane) vers le Sud-Est asiatique. Il donne souvent
des indications sur les directions des ombres méridiennes et sur le ciel dans
diverses régions. Au xvne siècle et au xvnie, les savants, alors familiarisés
avec les cadrans solaires et la gnomonique, les appréciaient. Les modernes

59. La Narration de Zozime décrit les (xaxâpioo, contemporains de Jérémie, dont


le nom grec de « Bienheureux » est déformé en Camarines dans Y Expositio totius mundi
Let ailleurs J : l'éditeur de celle-ci, J. Rougé, a pensé que Camarines était le nom original
amené par étymologie populaire à piaxapivoi et désignerait les Khmers du Cambodge.
Mais Marc Philonexko, Camannes et jiccxapivoî, de la Narratio de Zozime à l'Expositio
totius mundi, Perenmtas, studi in onore di Angelo Brelich, p. 371-377, a soutenu l'incor
rection de Camarines. Or la description des Bienheureux correspond justement à celle
des Uttarakuru.
60. Pour l'Afghanistan, A. Foucher, La vieille route de V Inde de Bactres à Taxila,
Paris, 1940-47. Pour l'ensemble : J. Filliozat, Revue Hist., 1949, p. 1-29 ; éd. nouvelle,
Les relations extérieures de l'Inde, I, Les échanges de l'Inde et de l'empire romain, Pon-
dichéry, 1950, carte. J. André et J. Filliozat, Pline l'Ancien, Livre VI, carte : L'Inde
au temps de Pline.
126 JEAN FILLIOZAT

n'y prêtent pas toujours attention. Or, ces données qui révèlent les latitudes
sont essentielles pour les marins et il est naturel que Pline, commandant
de la flotte de Misène, ait eu soin de les noter. L'une d'elles est pour nous
décisive. Pline a recueilli sur un mont Maleus l'information qu'il donnait
de l'ombre pendant six mois au Nord et pendant six mois au Sud. Il ne peut
en ce cas s'agir que d'une montagne de l'Equateur ou tout proche de lui
et il n'y en a qu'une de cette sorte dans le monde « indien » : le Gunung Kerinei
ou Indrapura à Sumatra. Ptolémée place à la latitude correspondante en Chrysé,
c'est-à-dire en Sud-Est asiatique, un cap Maleoukolon et nous connaissons
en effet un cap au pied de cette montagne. Les vents réguliers de janvier-
février portent directement de l'Inde tamoule et de Ceylan dans sa direction.
Le mot molai veut dire « montagne » en tamoul. La littérature tamoule atteste
qu'on allait chercher le camphre à Câvakam, qui peut être Sumatra ou Java,
mais c'est précisément dans la chaîne de montagnes de Sumatra où culmine
le Gunung Kerinei que venait réellement le camphre le plus fameux du com
merce jusqu'aux temps modernes. Nous sommes donc assurés que c'est une
navigation et un trafic tamouls que Pline nous révèle par sa notation topo-
nymique et gnomonique, en nous fournissant par sa propre date un terminus
ad quem à leur existence historique. Il fournit de même par le récit du voyage
involontaire d'un affranchi d'Annius Plocamus à Taprobane, des données
nouvelles sur l'île. Il se trompe en prétendant que les habitants commercent
avec les Sères d'au delà de l'Himalaya, mais nous comprenons sa méprise
en sachant que les habitants du Kerala, tout proche de Taprobane/Ceylan,
s'appellent Cerar (prononciation Sërar) en tamoul. Il révèle encore le voyage
d'envoyés de Taprobane à Rome sous Claude et par conséquent l'étendue
des relations de l'Inde du Sud et de Ceylan déjà instituées avec l'Indonésie
et amorcées récemment avec l'Empire romain 61.
Or ces relations se sont continuées et ont élargi pour le monde gréco-
romain sa notion et même sa connaissance du monde indien, connaissance
qu'il n'avait auparavant guère glanée que dans l'angle Nord-Ouest de ce
monde et dans la capitale de l'Empire maurya, lequel n'englobait pas le
Sud.
Au milieu du 11e siècle la géographie de Ptolémée nous confirme à maintes
reprises l'apport des informations originales du Sud de l'Inde, grâce aux
toponymes tamouls et kannada qu'elle note et aussi aux formes tamoules

61. Sur toutes ces questions, J. André, et J. Filliozat Pline, Livre VI, L'Inde
de Pline, bibliographie et carte.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 127

sous lesquelles ont été recueillis d'autres toponymes d'origine sanskrite ou


prâkrite.
Par exemple un nom de montagnes revient plusieurs fois sous la forme
BiTTiyw, adoptée par l'édition de Renou 62, et a pour variantes B-yjT-riyov,
By^-riyco et BiTtyw (celle-ci unique, semble-t-il, en I, 33) et dans les versions
latines : Bettgo, Bitigo, Betigo, Bettigo, Bettico. Ptolémée situe ces mont
agnes par 20° en y plaçant la source d'un fleuve (I, 34). Or, nous trouvons
en sanskrit technique le nom de betta pour une sorte de bois de santal ainsi
nommé comme poussant dans les monts Betta proches des montagnes du
Malaya, qui sont celles du Kerala, les Ghâts occidentaux 63. Il s'agit donc
de montagnes du Karnâtaka ou pays kannada, où le mot betta veut dire
« montagne ». Il se présente avec un ë bref, non noté en sanskrit qui n'a que
e, mais le mot a pour variantes en kannada même bëtti et bëttu. La syllabe
finale ya ou yov ou, pour les habitants, y 01 correspond apparemment au
pluriel kannada en gai, la forme originale serait alors bëttagal. En ce cas,
la forme grecque la plus proche serait BvjTTiyov 64. Cependant le roi Vi?nu-
vardhana (xne siècle) est aussi désigné sous le nom Bittideva ou Bittiga.
Il régnait à Dôrasamudra (Halebid) et les montagnes Bëttagal doivent cor
respondre à celles qui sont au Nord d'Halebid dans la région de Shimoga,
au 14e parallèle. Cette latitude ne correspond pas à celles plus élevées qu'indi
que Ptolémée 6"\ Mais, outre que pour les régions intérieures ses latitudes sont
plus souvent erronées que celles qui pouvaient lui être fournies sur les ports
de commerce par les marins alexandrins, pour toute l'Inde du Sud ses lat
itudes sont exagérées. Pour Kcopu qu'on appelle aussi KaXXiytxov (I, 11), l'iden-

62. Louis Renou, La Géographie de Ptolémée, L'Inde (VII, 1-4J, Paris, IQ25, Réf. :
I, 22 ; 33 ; 34 ; 65 ; 68 ; 74, et, pour les habitants, BÎTTiyoi, I, 66.
63. Râjanighantu, XII, 11 : malayadrisamipasthah parvata vettasamjnakah taj-
jatam candanam yat tu bettavacyam kvacinmate. « II y a des montagnes proches des
monts Malaya, nommées Betta, c'est le santal qui y pousse qui est dit betta, de l'avis
de certains ». Le Malaya est nommé en sanskrit d'après le tamoul et malayalam malai
« montagne », que nous avons déjà vu.
64. Il faut évidemment écarter l'hypothèse de Robert Caldwell, A comparative
grammar of the Dravidian or South- Indian family of languages, 2e édition, London, 1875,
p. 100, qui voulait qu'une rivière ScoXy)v, prenant sa source au BïjTTiyo) (I, 34), soit la
Tâmraparnï du Tirunelvëli où il résidait et que la montagne soit le Podigei, « as near
the Greek BrjTTtycó as could be expected ».
65. Mme Vasundharâ Filliozat m'a informé que, si les latitudes de Ptolémée avaient
été correctes, la présence de la langue kannada aussi loin au Nord aurait pu être admise,
car elle est évoquée par le roi poète Nrpaturiga des Râstrakûta (ixe-xe s.) donnant les
limites du Kannada, du moins de son temps, « depuis la Kaverï jusqu'à la Godâvarî »
(Kâveri yimda ma godâvari varamirda nâdadâ kannada dol...).
128 JEAN FILLIOZAT

tification avec la Pointe Callimere, est certaine, les deux formes grecques
concordant avec les deux noms tamouls de ce cap : Kôti(kkarai) et Kalli-
(metu), cap que Ptolémée lui-même (IV, i et 2) place à l'extrémité nord de
Taprobane par i2°3o', bien qu'en I, 11, il lui donne pour latitude r8°. La
vraie latitude est d'un peu plus de io°. De même les bouches du Xaêyjpoç (Kâvërï
ou Kâviri) sont pour lui à I5°i5' (I, 13), au lieu que le delta s'ouvre à 120.
Il place Kotxapia (Kumari), le cap Comorin, à I3°3o', alors qu'il est à 8°. Toute
la forme de la Péninsule est altérée, comme l'est aussi vers le Sud celle de
Taprobane. De toute façon, Ptolémée nous apprend que des connaissances
sur l'intérieur du pays kannada étaient en son temps désormais parvenues
dans l'Empire romain. Nous en verrons une conséquence dans un instant.
Mais ce sont le Kerala des Cera et les pays Pândya et Cóla, tous trois de langue
tamoule et en rapports directs avec Taprobane et le Sud-Est asiatique, qui
ont le plus fourni de bonnes données toponymiques et gnomoniques à Pto
lémée.
Ainsi du nom de Java. Ptolémée (II, 29) écrit que 'IaoaStou signifie « île
de l'orge » (xpiOrjç), qu'elle est fertile et riche en or et que, de l'extrémité-
ouest à l'extrémité-est, elle gîte de 8°3o' à 8°io' Sud. Cette fois, ces préci
sions sont correctes, y compris les latitudes approximatives. En sanskrit,
l'île s'appalle Yavadvïpa, « île de l'orge », et fait partie du Suvarnadvîpa,
« l'île de l'or », qui englobe d'ailleurs le reste du Sud-Est asiatique, en grec
« Chersonese d'Or ». Mais la forme du nom est tamoule Yavadïvu ou *Yâva-
dïvu 66. Les textes tamouls anciens que nous connaissons appellent la contrée
Câvakam, qui est un dérivé de Jâvaka indo-aryen, mais nous voyons par
Ptolémée que les Tamouls disaient aussi Yavadïvu, et cela à date plus ancienne
que les textes qu'ils nous ont laissés.
Ptolémée par ce simple nom de 'IaoaSfou nous apprend encore autre chose.

66. Moderne Yavattïvu ou Yavattivu (ou -vani). Le mode de formation des com
posés peut être à la manière indo-aryenne pour les éléments empruntés à l'indo-aryen
comme c'est le cas ici, ou à la tamoule pour ceux qui sont adoptés, surtout quand ils
le sont de temps immémorial. Yava ou yavaka alterne en indo-aryen avec java ou javaka,
mais non en tamoul où cependant le dérivé yâvaka, « relatif au yava » est dans l'Antiquité
càvaka, représentant jâvaka. 'Iocoa en transcription grecque pourrait correspondre à
une prononciation du Bengale ou de l'Orissa (au Ralinga ancien d'où sont partis souvent
les marchands vers Java) et, plus simplement, à la prononciation en javanais, mais
résulte plus vraisemblablement encore de l'absence de v en grec. La forme divu en tamoul
(écrite tîvu) est une variante de prâkrit diva mot masculin devenant divani neutre en
tamoul, comme tout ce qui s'applique aux choses et aux êtres dépourvus de raison,
et dès lors susceptible d'une alternance, usuelle en tamoul, des désinences -am et -u.
En pali la forme est dipa, masc. ou n. comme dvïpa sanskrit.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 129

II a raison de dire que ce nom signifie « île de l'orge » mais, en fait, l'orge
n'est pas une céréale de Java. C'est une plante de régions tempérées, tropi
cale seulement en Amérique, à une certaine altitude, pas de régions proches
de l'équateur comme l'est Java. Elle est dans la littérature sanskrite la gra-
minée importante du Nord, comme le riz est celle du Sud, et toutes deux
sont, dans l'Inde, connues partout, quoique le riz ne soit pas mentionné
dans le Rgveda. Cependant le nom de yava a servi pour désigner tout grain
de même usage alimentaire 67. Ptolémée a suivi normalement l'identification
la plus générale qui est celle adoptée le plus souvent par les Tamouls, ce qui
est confirmé pour son époque par la constatation que c'est d'eux qu'il tenait
le nom de Java.
La présence des Tamouls des premiers siècles de notre ère dans les mers
du Sud est par ailleurs confirmée par les inscriptions de la Péninsule indo
chinoise, en même temps que l'emploi qu'ils faisaient du sanskrit, seule langue
alors utilisable pour les relations étrangères. Elle l'est d'abord par la plus
ancienne de ces inscriptions qui est en sanskrit, due à la famille d'un prince
pdndya 68.
Les renseignements obtenus par Ptolémée au 11e siècle ont été accu
mulés de longue date et surtout multipliés au Ier siècle avec les voyages des
marchands de l'empire romain entre l'Egypte et l'Inde et ceux des Tamouls
entre l'Inde et l'Indonésie, mais aussi grâce aux voyages par terre jusqu'en
Asie centrale. Deux récits sont particulièrement célèbres : le Périple de la Mer
Erythrée et la Vie d'Apollonios de Tyane par Philostrate.
Le premier est anonyme, représenté par un manuscrit unique dans lequel
il faut corriger le nom de Manbânos pour en faire le satrape Nahapâna du
Ier siècle et interpréter quelques autres notations comme se rapportant pour
certains au Ier siècle et pour d'autres au 111e siècle. Les informations concernent
surtout les objets de commerce dans divers ports, dont la connaissance
paraît plus avancée que chez Ptolémée, mais ne comprend pas de mentions
de latitudes. De toute façon, cet ouvrage n'apporte que des informations
commerciales tout naturellement attendues à partir de l'essor de la naviga
tion de l'Empire romain dans l'Océan indien et évident par ailleurs. Il est
en effet attesté dès le Ier siècle avant et le Ier siècle après J.-C, par Strabon

67. En javanais le nom de java se retrouve dans jawawut pour désigner non l'orge
mais une graminée commune, Setaria italica (L.) Beau. C'est probablement cette plante
qui a été qualifiée de yava pour employer le terme désignant la graminée qui n'était
pas le riz, appelé spécifiquement vrïhi en skr. et nel en tamoul.
68. Inscription dite de Vo-canh, BEFEO, LV, 1969, p. 107-116, pi.
130 JEAN FILLIOZAT

d'abord, puis par les trouvailles de poteries arrétines près de Pondichéry 69,
et les textes tamouls un peu plus tard "°.
En définitive, le texte du Périple n'a pas pu donner aux Grecs d'idées
neuves sur les peuples de l'Inde.
Le second texte a été composé au 111e siècle sur Apollonios, censé né à
Tyane en Cappadoce comme incarnation de Protée. La légende paraît avoir
voulu en faire un pendant grec de Jésus, mais l'a fait voyager dans l'ensemble
des mondes européen, africain et asiatique accessibles au Ier siècle et tout
particulièrement en Ethiopie et en Inde. Son histoire, telle que Philostrate
l'a donnée, est pleine de merveilleux et de miracles et abonde en conférences
avec les brahmanes et autres sages qui reprennent souvent des clichés répan
dusdepuis Alexandre. L'addition de merveilleux relève de l'esprit du temps
que A. J. Festugière a décrit comme celui du déclin du rationalisme 71. Quel
ques traits authentiques ont été relevés dans ce qui est attribué aux brah
manes 72, mais il est évident que les lecteurs de l'Antiquité ne pouvaient
en la matière distinguer le vrai du faux.
Dans un autre texte, admirable celui-là, dans son exactitude et sa con
cision, décrivant la doctrine des brahmanes, ils n'ont pas davantage pu appréc
ierla valeur d'information. Mais pour nous celle-ci prouve qu'il y avait
dans l'Empire romain, parmi les chrétiens de langue grecque, des déten
teurs de connaissances autrement valables que celles rebattues des littéra
turesgénérales conventionnellement moralisatrices. Il s'agit de la Réfutation
de toutes les hérésies, Kor:à Tracrwv oûpscrscov è'Xsy/oç, attribuable à St Hippo-
lyte, évêque de Rome, ou à un contemporain. Dans les deux cas, on doit
dater ce texte d'environ 230 et constater que sa source principale d'info
rmation est une communauté vivant au Karnâtaka (Kannada) sur la Tun-
gavenâ ou Tungabhadrâ, affluent de la Krsnâ, que le texte appelle en grec
Tayaosvà. C'est le pays même qui avait fourni à Ptolémée le nom de Betta
pour ses montagnes. Des communautés du même genre y existent toujours.

69. Relations extérieures de l'Inde, p. 13 sqq.


70. P. Meile, Les Yavanas dans l'Inde tamoule, J. A., 1940, p. 85-123.
71. Trois rencontres entre la Grèce et l'Inde, RHR, 1942-43, p. 51 sqq ; Grecs et sages
orientaux, RHR, juil.-déc. 45, p. 38 sqq. ; enfin La Révélation d'Hermès Trismégiste, I,
Paris, 1944, chap, premier.
72. Cf. compte rendu du précédent, J. A., 1943-45, p. 349 sqq et surtout R. Goo-
sens, Un texte grec relatif à l'asvamedha, J. A., 1930, p. 280 et P. Meile, communicat
ion sur Apollonius de Tyane et les rites védiques, J. A., 1943-45, p. 451. Sur les opinions
d'auteurs chrétiens anciens sur Apollonius cf. E. Lamotte, Histoire du bouddhisme
indien, Louvain, 1958, p. 521.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 131

J'ai été moi-même l'hôte de l'une d'elles, à Sivayogamandir, au bord de


la Mâlâprabhâ, affluent de la Tungavenâ. Là, la doctrine est celle des Vlra-
saiva qui n'est pas réservée à des « brahmanes », mais n'en conserve pas moins
la théologie brahmanique des Upanisad, celle dont il a été facile de citer
les textes originaux en regard des indications de l'Elenchos 73. Celui-ci n'est
d'ailleurs pas, dans ce passage, une réfutation d'hérésie, c'est l'exposé object
ifet compétent d'une doctrine étrangère en termes grecs généralement
adéquats. Par exemple, pour ces brahmanes : Dieu est Lumière qu'ils appel
lentLogos, ce qui résume parfaitement la conception du Brahman dans les
Upanisad et même leurs expressions. Bien qu'Hippolyte ou son contemporain
manifeste qu'il a eu connaissance (et il ne pouvait en être autrement) des
lieux communs, il est clair que c'est dans leur milieu que sont parvenues les
meilleures précisions authentiques sur la pensée indienne brahmanique.
On a trouvé par ailleurs des analogies de cette pensée avec celle de Plo-
tin 74. Elles sont claires, mais trop générales pour qu'on puisse leur recon
naître en sanskrit des formulations originales précises. Si elles résultent bien
d'influences indiennes (la priorité et l'ampleur des textes indiens corre
spondants sont évidentes) et si elles ne sont pas des rencontres, lesquelles
seraient très naturelles chez des penseurs spéculant sur les mêmes sujets,
ces influences ont été incitatrices plutôt que déterminantes des conceptions
de Plotin 75. En tout cas, il faut chercher une influence de doctrines indiennes
sur Plotin à Rome, où elles étaient présentes dans le milieu d'Hippolyte
contemporain, non en Mésopotamie, où a été vaincue l'armée de Gordien
qu'il avait suivie pour aller en Iran chercher la philosophie des Perses et
des Indiens.
Malheureusement, le texte de YElenchos sur les brahmanes, trop court
d'ailleurs, n'a pas attiré l'attention du monde gréco-romain. Les notions
valables sur la sagesse et sur les productions naturelles et surtout les épices,
mais moins ou guère valables sur les richesses et les prodiges, ont prévalu.
Elles se sont même multipliées, enrichies d'interpolations, de développements
et de dissertations. Les textes de Bardesane, les diverses versions de Palla-
dios 76 ont peu contribué à éclairer l'Europe sur l'Inde.
73. La doctrine des brahmanes d'après saint Hippolyte, RHR, juil.-déc. 1945, p. 59-
91. Réédition dans Les relations extérieures de V Inde, Pondichéry, 1956, remaniée, mais
sans le texte grec, non imprimable en Inde.
74. E. Bréhier, La philosophie de Plotin, Paris, 1928, p. 124 sqq.
75. Olivier Lacombe, Note sur Plotin et la pensée indienne, E.P.H.E. (Sciences
relig.), Paris, 1950, p. 3-17.
76. J. Duncan M. Derret, Palladms on the races of India and the Brahmans,
132 JEAN FILLIOZAT

Ils ont surtout été indigents à l'égard du bouddhisme, contrairement


à ce qu'on aurait pu attendre en présence de la puissance d'expansion de
celui-ci dans tout le continent asiatique, de l'Iran au Pacifique et dans les
îles du Sud et du Sud-Est, Ceylan et l'Indonésie ou de l'Extrême-Orient,
c'est-à-dire du Japon.
En fait, nous ne possédons relativement au bouddhisme que de rares
références, sans commune mesure avec le nombre des textes d'auteurs don
nant les brahmanes en exemples à leurs disciples païens ou chrétiens.
Bardesane, du IIe siècle, nous est connu seulement par des fragments
conservés par Porphyre (233-306) et par Stobée (vie siècle). Il aurait été
babylonien ou syrien (nous devons sans doute entendre qu'il était de langue
araméenne). Il aurait eu des renseignements sur l'Inde par une ambassade
indienne à Héliogabale (218-222). Le principal semble avoir concerné une
grande image divine masculine dans sa partie droite, féminine dans la gauche 77,
c'est-à-dire une image de Siva Ardhanarïsvara. Il est intéressant d'apprendre
ainsi qu'à l'époque ce type iconographique existait déjà. D'autre part, d'après
Bardesane, les samanéens proviennent de toutes les classes sociales de l'Inde,
ils abandonnent leurs familles, se font raser la tête et prennent une robe
spéciale. Leurs maisons et temples sont fondés par le roi 78. Ce sont donc
bien des sramana et il est possible qu'ils aient été bouddhistes, mais aussi
bien brâhmanistes ou jinistes 79. Cependant s* Jérôme (c. 340-420) se réfé
rant à Bardesane à propos des Gymnosophistes, dit qu'il y a chez certains
une tradition d'après laquelle « Budda », leur fondateur, serait né du flanc
d'une vierge. Il est, en effet, de tradition chez les bouddhistes que le futur
Buddha est sorti par le flanc du sein de sa mère, épouse du roi Suddhodana qui
observait la continence depuis quelque temps.
Le nom de « Butta » était déjà apparu chez Clément d'Alexandrie 80,
mais il était seulement dit qu'il était adoré comme dieu à cause de sa sain
teté.
Classica et Medievalia, i960 et 1961 ; The Theban Scholasticus and Malabar in c. 355-
60, J.A.O.S., 82, r, janv. march 1962, p. 21-32, ubi alia.
77. Stobée, Physica, I, 54.
78. Porphyre, De Abstinentia, IV, 17.
79. Il est aussi, ibid., 18, dit que ces hommes quittent parfois volontairement la vie.
Cela est possible chez tous, quoique le suicide banal soit proscrit. Cf. J. Filliozat, La
mort volontaire par le feu dans la tradition bouddhique, J. A., 1963, p. 21-51 ; L'abandon
de la vie par le sage et les suicides du criminel et du héros dans la tradition indienne, Arts
Asiatiques, t. XV, 1967, p. 289-300, pi. ; L. et Marie-Simone Renou, Une secte religieuse
dans l'Inde contemporaine, Études, mars 195 1, p. 343-51.
80. Stremata, I, 305.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 133

II y a bien dans un papyrus 81 une assimilation d'Isis avec Maia de l'Inde,


mais il s'agit alors non pas de la mère du Buddha, quoiqu'elle s'appelle Mâyâ,
mais de la puissance cosmique multiforme d'Illusion, qui est proprement
Mâyâ. Si le nom indien de cette puissance a été connu, il a en outre pu se
confondre avec celui de Maia, mère d'Hermès.
Quoi qu'il en soit, l'exemple du texte de YElenchos, et aussi ces ment
ions fugitives mais exactes, établissent que des connaissances de valeur
sur l'Inde et sa pensée sont parvenues dans le monde gréco-romain, non
seulement au temps d'Alexandre, mais encore de nouveau, et cette fois surtout
de l'Inde du Sud, à partir du développement des relations maritimes au début
de l'ère chrétienne. Les similitudes de pensée et de connaissances sur la nature
qui se rencontrent dès lors entre le monde gréco-romain et l'Inde peuvent
donc résulter de communications réelles, même quand celles-ci ne sont pas
formellement attestées.
Pourtant les savants modernes inclinent souvent à juger les textes grecs
et romains tardifs comme apocryphes, enjolivés ou menteurs. On conteste
volontiers le séjour en Inde de s1 Thomas, apôtre82, fort plausible en soi,
encore que les légendes et les partis pris aient été et soient toujours de nature
à le discréditer. Quelques recoupements, notamment l'existence de monnaies
de Gondopharès avec son nom en caractères grecs 83, paraissent au moins
garantir la vraisemblance de son apostolat, déjà attesté au 111e siècle, mais
n'ont rien enseigné sur l'Inde au monde gréco-romain. C'est en Inde que,
légendaire ou non, cet apostolat cité plus tard en référence a pu fortifier
des notions chrétiennes parmi d'autres apportées par l'Occident. C'est à

81. Oxyrh. Pap., XI, 1380, col. V, 103, cité par Festugière, /. c, p. 10. Antérieu
rementpar AI. AIauss, Rapports historiques entre la mystique hindoue et la mystique occi
dentale, Annales d'Histoire du christianisme, III, 1928, (mais il s'agit d'une ontologie
de la diversité, non de « mystique »).
82. E. Lamotte, Histoire du bouddhisme, p. 513-418. Sur les trouvailles archéolo
giques: H. Hosten, Antiquities from San Thome and Mylapore, Calcutta, 1936, 590 p.,
pi. et E. R. Hambye, Excavations in and around St Thomas Catherdal, Mylapore, Madras,
feb.-april, 1970, Indian church history review, vol. VI, 2, 1972, vol. X, 2, 1976. Sur des
légendes d'exploits de Thomas dans l'Inde : J. A. Amaury, Rite et symbolique en Ada
Thomae, vers. syr. I, 2a et ss., Mémorial Jean de Menasce, Louvain, 1974, p. 11 et sui
vantes. Sur le problème de se Barthélémy, de Pantène et des Juifs en Inde, J. Filliozat,
Docétisme chrétien et docétisme indien, L'homme devant Dieu, Mélanges H. de Lubac,
Paris, 1964, t. III, p. 11 sqq.
83. Guduvhara en kharosthî (forme originale iranienne sans doute *Vindafarna,
« qui remporte la victoire », mais variantes d'orthographe).
134 JEAN FILLIOZAT

l'Inde aussi que le roman du Pseudo-Callisthène, peu instructif pour l'Europe,


a fourni le nom d'Alexandre 84.
On discute toujours sur l'authenticité du voyage de Cosmas Indico-
pleustès. L'auteur de la dernière édition de la Topographie chrétienne et d'une
étude très importante sur elle en doute 85. Cependant, on relève chez Cos
mas des notations très exactes qui peuvent, il est vrai, être de seconde main
et parfois il le dit lui-même. Il aura au moins été rapporteur fidèle. Son xacrxoupt
est le kastûrïmrga « l'animal à musc » en sanskrit. Ses TaupsXaçot, « taureaux-
cerfs », sans doute à cause de la grandeur de leurs cornes, sont bien des buffles
de bât de l'Inde ; le beurre solide y est généralement fait du lait des bufflesses
et leur viande est mangée aussi bien en Inde qu'en Ethiopie. Si Cosmas les
a vus égorgés par les chrétiens et assommés par les Hellènes, ce peut être en
Ethiopie, mais il n'y a aucune raison d'affirmer, comme fait W. Wolska,
que « la rencontre des chrétiens et des Hellènes est hors de question pour
l'Inde ». Son àypiooouç est le bœuf sauvage. Il indique que c'est par ouï-dire
qu'il sait que l'animal est très grand, vit dans l'Inde et qu'on utilise en panaches
sa queue qu'on lui coupe quand elle s'accroche à un arbre, ce qui l'immob
ilise.Il y a eu confusion, chez lui ou chez ses informateurs, du bœuf sauvage
indien avec le yak tibétain dont les longs poils étaient importés en Inde pour
faire des panaches à chasse-mouches (câmara) 86. Les nargellia sont les cocos,
nârikëla, dans la langue du Kerala 8~. Le nom de poy^oaoupa, rankasura 88
dans la même langue, signifie « vin de pauvre » et désigne l'eau de coco que
Cosmas, à juste titre, déclare douce et qui n'est pas la liqueur spiritueuse
tirée de la pousse terminale du cocotier et non de sa noix. W. Wolska a sim
plement suivi, en les citant, des notes de E. O. Winstedt presque toutes mal
heureuses en ce qui concerne l'Inde.
Que Cosmas ait voyagé ou non personnellement en Inde et à Ceylan,
84. Sylvain Lévi, Alexandre et Alexandrie dans les documents indiens, Mém. Inst.
fr. du Caire, IXVII, Mél. Maspéro, II, 1934, P- I55~l^>4 e^ 389-390, repr. Mémorial Syl
vain Lévi, Paris.
85. Wanda Woslka, La topographie chrétienne de Cosmas indicopleustès, Théologie
et science au VIe siècle, 1962, p. 4 sqq.
86. L'identification avec le yak a été donnée dubitativement dans la traduction
publiée par Edouard Charton, Voyageurs anciens et modernes, t. II, Paris, 1855, p. 25,
n. 1. Elle est affirmée par W. Wolska (p. 6) qui ajoute à tort que le « yack ne se trouve
qu'en Inde ».
87. La transcription en grec du h original par y est signe de l'origine kéralaise du
mot où le / est distinct de l ou 1. L'orthographe au singulier est nârikêlam, mais k inter-
vocalique est prononcé sonore ; aussi H. Gundert, A Malayalam and English Dictio
nary, Mangalore, 1872, figure-t-il la prononciation par nâriyêlam, p. 545, col. 1.
88. Cette fois le k n'étant pas intervocalique est conservé dans la prononciation.
CONNAISSANCES GRÉCO-ROMAINES SUR L'INDE 135

il a donné à ses contemporains chrétiens et hellènes des informations sur


l'Inde souvent plus justes que celles de ses critiques modernes. Plus justes
aussi que beaucoup de celles qui ont été, au Moyen Âge européen, ince
ssamment réutilisées d'après les sources anciennes sur lesquelles, faute de
connaître la réalité, aucune critique ne pouvait s'exercer, et pour la même
raison ne peut pas encore être exercée par tous les spécialistes.
Quelques exemples nous ont montré que les sources indiennes dans leur
multiples langues justifient souvent des assertions d'auteurs grecs et romains 89
précédemment tenues pour fantaisistes ou impossibles. Nous avons vu que
deux courants principaux avaient apporté sur l'Inde des connaissances de
valeur aux Grecs et aux Romains, en dehors du poivre, du sucre, du coton
ou des perles. Ce sont celui qui est parti des philosophes et observateurs
compagnons d'Alexandre ou envoyés de Seleucus et plus tard celui du com
merce de l'Océan Indien. Le public en général est resté dans l'Antiquité, comme
il est encore aujourd'hui, très ignorant des cultures du monde indien, mais
certains philosophes ou hommes de religion, traditionnels ou chrétiens ou
juifs, ont connu des réalités qui nous sont familières aujourd'hui.
C'est chez les chrétiens de Rome au 111e siècle que l'évidence de cette con
naissance est la plus claire. C'est aussi, cette fois dans l'Inde même, chez
des chrétiens, installés dans le pays et étudiant ses langues et ses livres, que,
plus tard, la pensée indienne s'est révélée à l'Europe, avec le luthérien Abra
ham Roger au xvne siècle et les Jésuites tels que Pons et Calmette au xvnie.
C'est maintenant et à l'avenir qu'avec les philologues et historiens de toutes
confessions, ou sans confession, les sources gréco-romaines sur l'Inde peuvent
être, et pourront être, malgré leurs erreurs inévitables, appréciées et rendues
précieuses par une meilleure compréhension de leurs témoignages datables.

Jean Filliozat.

8g. Une réunion des textes latins de l'Antiquité relatifs à l'Inde, en voie d'achève
ment,par Jacques André et moi-même, donnera d'autres exemples.

Vous aimerez peut-être aussi