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CHaPITre 2 Séquence 3

Jean racine, Phèdre (1677) : la passion classique

Problématique : Comment la passion amoureuse est-elle représentée sur la scène


théâtrale du xviie siècle ?
Éclairages et problématique : L’étude d’une œuvre complète permet aux élèves de saisir la
composition d’ensemble d’une tragédie et de découvrir les principes majeurs de la poétique
racinienne à travers l’exploration de la figure tragique de Phèdre. C’est donc aussi l’occasion
de se pencher sur les caractéristiques complexes du héros tragique.
À travers la question de la passion, la pièce permet, comme le demandent les programmes,
d’inscrire la démarche du dramaturge dans le contexte historique, philosophique, social et moral
de son temps.
Enfin, la découverte des spécificités de l’écriture racinienne passe par la confrontation
permanente avec les textes antiques qui constituent les sources de la pièce. Les notions
d’emprunt et de réécriture sont ainsi abordées.

lecture d’image : alexandre Cabanel, Phèdre (1880) p. 159

OBJECTIFS ET ENJEUX :
– Analyser une interprétation picturale du personnage de Phèdre.
– Situer un tableau dans son contexte : découvrir les partis pris esthétiques d’un peintre
représentant de la peinture dite académique. 1

description du tableau
La composition du tableau est très rigoureuse et s’organise autour d’une série de lignes
horizontales (le lit, l’estrade) et verticales (les colonnes, la tête de lit, le bras de Phèdre). Chacun
des personnages s’inscrit dans un espace clairement délimité. Phèdre, allongée, occupe toute la
partie gauche du tableau. Les deux servantes sont, quant à elles, dans la partie droite. Une partie
du corps de celle qui se trouve le plus à droite est d’ailleurs hors cadre. Proportionnellement, c’est
donc la jeune femme alanguie qui occupe le plus d’espace et qui attire le regard. En outre, si l’une
des servantes n’est que partiellement représentée, l’autre, assise, n’occupe que peu d’espace.
S’opère enfin un effet de contraste entre leur position (qui adopte une certaine verticalité, même
relative) et l’horizontalité de la représentation du corps de Phèdre. Ce contraste est accru par le
jeu des couleurs. Dominent les teintes sombres (arrière-plan, servante assise au pied du lit ) et la
couleur ocre au pied du tableau : la blancheur immaculée du corps de Phèdre et du drap qui la
recouvre partiellement ressort et met en relief la jeune femme qui, en raison du cadre dans lequel
elle apparaît, peut être caractérisée comme une femme d’un certain rang. La chambre offre un
certain luxe connotant en outre l’Antiquité (colonnes, dorures du lit et richesse du drap de soie,
casque et bouclier dorés, peau de bête déployée au sol ).

2 Interprétation du tableau Le traitement de la couleur se double d’une utilisation intéressante


de la lumière qui semble émaner de Phèdre. Certes, les ténèbres semblent envahir
progressivement le tableau, et le visage même du personnage est gagné par l’ombre. Mais son
corps et le lit sur lequel elle repose diffusent une lumière éclatante, presque irréelle, qui nous invite
à faire le lien avec l’étymologie du nom de « Phèdre » qui signifie, en grec, « la lumineuse ». On
peut aussi rappeler que son grand-père n’est autre que le Soleil. Symboliquement se livre donc ici
un combat entre la passion de Phèdre qui la voue aux ténèbres et la lumière renvoyant peut-être
à ce qui lui reste de lucidité et de raison.

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Toutefois, domine l’impression d’accablement. Phèdre, allongée, soutient péniblement sa tête et,
abattue, laisse pendre son autre bras. La noirceur de son regard est soulignée par les traits noirs
qui entourent ses yeux et accrue par l’ombre qui gagne. La servante au pied du lit, tête rejetée en
arrière, yeux clos, semble s’être abandonnée au désespoir. Ses bras, le long de son corps, disent
le renoncement. La seconde servante ne semble pas autant en position d’impuissance ; mais ses
mains crispées traduisent son inquiétude. Tendue vers les deux autres femmes – ainsi que le
montrent la direction de son corps et de son visage – elle semble espérer une réaction qui ne vient
pas.
Pourtant, si le désespoir est bien présent, certains détails connotent aussi une forme de sensualité.
L’abandon n’est pas que mental, il est aussi physique et le corps de Phèdre n’est pas sans dégager
un certain érotisme. Ainsi peuton relever les courbes du corps partiellement offert au regard, la
peau parfaitement lisse et crémeuse, et cette pose nonchalante du bras certes synonyme de
langueur mais aussi de lascivité. La réalité de la situation de Phèdre se voit ainsi atténuée et l’on
est bien loin de la tension corporelle du personnage lorsqu’il fait son entrée en scène (Acte I, scène
3). Ici, le corps souffrant est sublimé, le personnage nous est offert sous une forme idéalisée qui
correspond aux codes de la peinture académique qui dominent alors et que Zola attaque vivement.
ProloNgeMeNTS

Si l’on compare le tableau de Cabanel et celui de Manet, on constate que les deux peintres jouent
des mêmes effets, en particulier concernant la mise en relief du corps dénudé de la femme par
contraste entre fond sombre et couleurs très claires pour les draps et le corps de Phèdre et
d’Olympia. Mais le résultat n’est absolument pas le même. Alors que Cabanel joue de l’idéalisation
et de la sublimation en désincarnant quelque peu le personnage, Manet creuse les contrastes de
manière plus brutale et moins symbolique, pour choquer le spectateur en offrant une nudité crue
qui s’accompagne d’un regard provocant quand celui de Phèdre est perdu, disant le repli sur soi
de la femme que la passion dévore. En outre, la blancheur du corps de Phèdre est une blancheur
immaculée, irréelle qui renvoie le personnage à son statut de mythe quand Manet ancre son
personnage dans une réalité sociale toute autre !
Cabanel cultive la tradition néo-classique de la représentation de la femme « mythique » quand
Manet, en reprenant les mêmes codes, les mine pour opérer une rupture.

Texte 1 : Jean racine, Phèdre, Acte I, scène 3 (1677) p. 160

OBJECTIFS ET ENJEUX :
– Analyser l’entrée en scène de l’héroïne éponyme de la pièce.
– Montrer l’originalité des choix dramatiques de Racine par comparaison avec les sources.
– Insister sur le rôle du corps dans le travail d’expression scénique de la passion.
outil complémentaire : lecture d’image du manuel numérique.

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leCTUre aNalyTIQUe

1 la langueur de Phèdre
L’entrée en scène de Phèdre a été préparée dans les scènes précédentes par un certain nombre
de répliques faisant allusion à son état de santé. On apprend qu’elle est « une femme mourante,
et qui cherche à mourir » (I, 1, v. 44). Le spectateur est préparé à voir un personnage qui, au
moment où il advient à la vie en étant incarné sur la scène, se révèle proche de la mort. Dès la
première réplique, Phèdre insiste sur son épuisement. Les deux premiers vers, dont la césure est
fortement marquée par le recours à une ponctuation forte, sont révélateurs de cet état de fait. En
même temps qu’ils miment, rythmiquement, l’épuisement qui nécessite des pauses, des silences ;
ils soulignent, d’un point de vue lexical et syntaxique, l’abattement de Phèdre. Deux hémistiches
sont formés par des phrases négatives qui soulignent l’impossibilité d’action, tout comme l’emploi
du verbe « demeurer ». Quant au dernier hémistiche « ma force m’abandonne », il fait de Phèdre
l’objet de l’action, celle qui subit. Cette idée est reprise dans la suite de sa réplique. Ainsi ses yeux
sont-ils « éblouis » et « ses genoux tremblants se dérobent sous [elle] » (v. 4).
C’est donc bien l’absence de maîtrise du corps qui est soulignée et ce avec une certaine
audace pour l’époque. Elle n’est même plus capable de soutenir ce qu’il y a de plus
léger puisque « ces voiles [lui] pèsent ». Le vers 9 résume la
situation : « Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire. » La langueur du personnage est
rendue palpable par le rythme et la musicalité de ce vers qui joue de la double coordination, des
sonorités (allitérations en « m » et assonances en « i » dont on notera la stridence), de l’alternance
de termes monosyllabiques et plurisyllabiques, du polyptote sur le verbe « nuire » qui crée un
système d’écho entre milieu et fin de vers. En outre, le pronom personnel de première personne
est employé à trois reprises en position d’objet reprenant l’idée fondamentale de la passivité.
Intervient aussi une didascalie (« Elle s’assied ») après le soupir qui initie le vers 5 : « Hélas ! » et
dont la puissance évocatoire est accrue par le suspense du vers. Il s’agit là de l’unique indication
scénique de la pièce. Racine jugeait donc nécessaire cette précision pour accompagner la parole
du personnage. Cette parole est d’ailleurs dominée par la musicalité, comme nous l’avons montré,
et se mue en un chant de mort qu’Œnone accompagne en adoptant une parole synonyme de
déploration comme le souligne, en particulier, le vers 6.

2 la solitude de Phèdre
Or, si les deux femmes semblent échanger (Phèdre s’adresse à Œnone aux vers 1 et 30), on ne
peut pas dire qu’il s’agisse d’un authentique dialogue. Phèdre s’adresse moins à Œnone qu’à un
être absent (le Soleil, son aïeul (v. 20) dont la nomination est mise en relief par la césure décalée)
ou qu’à elle-même (v. 24-26, v. 29) comme si elle s’enfermait dans sa propre parole. Œnone lutte
au contraire pour entrer en contact avec elle (voir, en particulier, le martèlement du pronom de 2 e
personne dans les vers 11 à 16, et les procédés rythmiques et mélodiques des vers 21 à 24 qui ne
sont pas sans donner une certaine violence au ton employé). Mais rien ne semble y faire et Phèdre,
soumise à sa passion, formule un souhait qui donne pour ainsi dire corps à son fantasme (v. 24-
26) ce qui l’isole encore plus de son interlocutrice. Après avoir dit l’épuisement de son corps,
Phèdre, par la rupture même de l’échange, signale combien elle ne se maîtrise plus et combien sa
passion l’isole. Seule l’ultime question d’Œnone la touche et la fait revenir à la réalité de la situation
de communication. Le vers 27 bâti sur une exclamation et deux interrogations brèves nous donne
à entendre la soudaine lucidité du personnage et Œnone regagne son statut d’interlocutrice. La
tension est palpable : repli synonyme d’égarement d’un côté, « harcèlement » énonciatif de l’autre.
Tout se joue bien dans et par la parole et son corollaire, le silence : c’est au moment où Phèdre se
tait le plus, où elle est enfermée dans sa parole, qu’elle veut rejeter les vêtements qui lui pèsent :
ce rejet montre concrètement, matériellement, l’impossible repli dans le mutisme.

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3 ombre, lumière et culpabilité
Le motif du dévoilement s’accompagne de celui de la vue en rapport avec la question de la lumière.
Phèdre, recluse en son palais, est éblouie du jour qu’elle revoit. Or, selon Œnone, elle a recherché
cette lumière (v. 14) et veut maintenant, paradoxalement la fuir (v. 15-16). Ce paradoxe traduit sa
nature double. Elle est à la fois petite-fille du Soleil et fille de l’ombre par son père (Minos siège
aux Enfers). Hippolyte lui-même est associé à « l’ombre des forêts » (v. 24). Se montrer au jour,
au Soleil, son ancêtre, c’est dévoiler sa culpabilité : ce qu’elle cherche peut-être autant que ce
qu’elle craint. À la fin de la pièce, elle souligne combien sa mort « rend au
jour […] toute sa pureté ». La dialectique de l’ombre et de la lumière est donc ici
fondamentale.

4 lecture d’image
L’intensité de l’instant est traduite par la proximité physique des deux personnages dont l’un
(Phèdre) se repose intégralement sur l’autre (Œnone). Le jeu de contraste créé par la couleur de
leurs tenues accentue cette impression d’autant que l’actrice Sarah Bernhardt joue l’épuisement et
l’accablement en usant de gestes donnant le sentiment d’une langueur certaine (elle est assise,
position du corps en diagonale, relâchement du bras droit, bras gauche soutenu par Œnone qui lui
tient affectueusement la main). La tête de Phèdre repose sur le cœur d’Œnone qui apparaît ici
comme un substitut maternel. L’expression du visage de la jeune femme, yeux mi-clos, comme
absente à elle-même, trouve un écho dans la tension du visage de la nourrice. L’abandon est total
et préfigure la manière dont le personnage s’abandonnera aux conseils de sa nourrice.

Figures de style

Le vers 20 repose sur l’emploi d’une litote. Les vers 25-26 s’appuient sur une métonymie (« le char
fuyant ») qui permet de référer, implicitement, à celui qui conduit le char : Hippolyte. L’écriture de
Racine accorde une place privilégiée à des figures qui privilégient en apparence l’atténuation, le
détour, pour mieux souligner, par contrepoint, les dimensions pathétique et tragique des situations
de ses personnages.

L’analyse du texte 1 peut être complétée par la lecture des notes de mise en scène de JeanLouis
Barrault (Le Seuil, 1946) qui insiste sur la manière dont il conçoit le jeu de la comédienne. Selon
lui, langage corporel et musique du texte sont fondamentaux. Cette entrée en scène est une «
danse du désespoir ».

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leCTUre aNalyTIQUe

Euripide souligne l’accablement physique de Phèdre en insistant sur la pesanteur des vêtements,
sur l’épuisement d’un corps ployant sous le mal qui le consume. Elle invite ses suivantes à
« soulever [son] corps », à « souten[ir] » [s]es
mains défaillantes ». Elle aspire au repos comme l’indique la deuxième
réplique marquée par le recours à la ponctuation expressive et la double interjection « Hélas ! hélas
! ». Quant aux propos de la nourrice, ils permettent d’établir un lien entre état psychique et état
physique et exhortent Phèdre à se ressaisir de manière assez virulente.
Sénèque privilégie quant à lui une approche moins concrète, ainsi que l’indique la métaphore filée
qui ouvre la réplique du personnage et qui fonctionne sur une analogie entre feux de la passion et
bouillonnement volcanique. Le personnage souligne lui-même son égarement (l. 8-9). Sénèque

– Montrer l’originalité des choix dramatiques de Racine par comparaison avec les sources.
préfère mettre l’accent sur la lignée tragique à laquelle appartient Phèdre et sur les causes de la
malédiction qui les touche (l. 9-16). Le lexique employé est révélateur et ce sont les idées de fatalité
et d’impureté qui dominent.
Racine est donc plus proche, ici, d’Euripide, dont il reprend certaines images (« Que ce vain
ornement pèse sur ma tête »). Il privilégie l’émotion et la dimension pathétique de ce corps
souffrant. La question de la fatalité ne sera développée que dans un deuxième temps, juste avant
la révélation du nom fatal d’Hippolyte.

lecture d’image
Tous les personnages sont orientés vers Phèdre qui se voit ainsi mise en valeur d’autant qu’elle
est la seule à se trouver assise. La proximité des corps est grande et l’effet de resserrement
maximal. Les regards se concentrent sur elle et l’expression des visages semble refléter et
décupler (en raison du nombre) la tristesse inscrite sur les traits de Phèdre. Cette dernière
n’adresse son regard à personne. Repliée sur elle-même, elle semble se recueillir et s’enfermer
dans sa douleur. Le bas-relief a beau être composé par l’addition de multiples figures, c’est bien
l’idée d’isolement et de solitude qui domine.
Texte 2 : Phèdre, Acte II, scène 5 p. 164

OBJECTIFS ET ENJEUX :
– Étudier une scène d’aveu.
– Saisir l’audace des choix dramaturgiques de Racine.
– Faire le lien entre passion et démesure.

1 l’aveu
La répartition des répliques est sans ambiguïté. Phèdre a beau prendre conscience, à la fin de la
première réplique, de la manière dont elle se laisse emporter : « […] je
m’égare / Seigneur ; ma folle ardeur malgré moi se déclare » (v. 3-4), elle
ne peut cependant réprimer sa parole. L’aveu se formule alors à travers un rêve éveillé développé
au sein d’une tirade qui se déploie sur 31 vers. L’association des termes « folle » et « ardeur »

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renvoie à l’idée de fureur amoureuse. Cette dernière a littéralement pris possession de Phèdre
puisqu’elle s’exprime indépendamment de sa volonté comme le souligne le recours au verbe
pronominal (« se déclare »). Insister sur la manière dont sa propre volonté est annihilée permet de
justifier le choix de Racine. Non seulement Phèdre prend l’initiative de l’aveu amoureux mais
l’amour dont il est question est tabou ce qui constitue une double transgression au regard des
règles de bienséance. On peut très bien imaginer un jeu de scène mimant élan vers l’autre et repli
sur soi, geste de tendresse et expression d’horreur pour mieux souligner la lutte intérieure et le
caractère irrépressible de la parole. L’aveu est ici, comme le souligne Roland Barthes, « dramatique
» (Sur Racine, p. 116). Elle y « représente » son amour, d’où le recours constant au motif de la
vue.

2 Un double portrait ?
Dès l’ouverture de l’extrait, on trouve le vers suivant : « Toujours devant mes yeux, je crois voir
mon époux » (v. 2) qui permet de fonder progressivement la superposition, puis la substitution des
deux figures. Les termes renvoyant au regard sont par la suite encore présents. Ils permettent
d’appuyer la comparaison entre Thésée et Hippolyte. Le portrait du premier se déploie de manière
négative : « Je l’aime non point tel que l’ont vu les enfers ». Cette vision est alors associée à une
série de termes péjoratifs : « volage adorateur » (v. 10), allant « du dieu des morts déshonorer la
couche » (v. 11). Surgit alors un autre Thésée, idéal : « fidèle », « fier », « farouche », « charmant
», « jeune ». L’éloge est d’autant plus marqué que le contraste est fort et souligné par le retour
insistant de la conjonction de coordination « mais » (v. 12) dont les sonorités sont reprises en écho
dans « même ». En outre, la liste des qualités est soulignée par l’énumération et les effets d’écho
du vers 12. Si le premier poursuit de ses assiduités « mille objets divers » (v. 10), l’autre, presque
malgré lui, traîne « tous les cœurs après soi ». Le registre épidictique est présent d’autant que cet
autre Thésée est « tel qu’on dépeint nos dieux » (v. 14). La comparaison prend la forme d’une
hyperbole et prépare le deuxième hémistiche, qui fonctionne selon le principe de l’hyperbate.
Phèdre semble ajouter (comme une alternative à son propos, ainsi que le marque la conjonction «
ou ») cette précision qui initie véritablement la confusion des deux images en faisant à nouveau
appel au verbe voir mis en relief à la rime. Son image se substitue progressivement à celle de
Thésée. Ainsi au vers 15 : « Il avait votre port, vos yeux, votre langage », le pronom personnel de
3e personne référant à Thésée pèse bien peu face au martèlement des déterminants possessifs
de 2e personne et à l’emploi du déictique « cette » (v. 16). Thésée ne donne pas ses traits à son
fils. Dans un renversement révélateur, c’est Hippolyte qui est à l’origine de ses qualités. On entre
alors pleinement dans le rêve éveillé de Phèdre qui substitue à la réalité de son histoire un passé
recomposé à l’aune de ses fantasmes.

3 la rupture avec la réalité.


Les imparfaits employés aux vers 15 et 16 permettent le retour vers ce passé irréel marqué,
cependant, par l’absence de celui qui aurait dû se substituer à Thésée ainsi que le soulignent les
vers 19 à 22. Le regret est souligné par la triple interrogation et martelé par le recours à des
sonorités de plus en plus stridentes « i » et dures « r » et « q ». Alors que le début de la tirade était
marqué par l’emploi du présent exprimant un ancrage fort dans la réalité de la situation de
communication, on glisse progressivement vers le passé (imparfaits et passé simples des vers 15
à 22) pour basculer dans l’irréel du passé à partir du vers 23 avec l’emploi du conditionnel « aurait
péri ». Le système temporel souligne alors la manière dont Phèdre bascule dans l’onirisme.
L’emploi récurrent du conditionnel passé et du subjonctif plus-que-parfait souligne la virtualité du
dire de Phèdre qui plonge dans le passé familial mais pour en offrir une réécriture, une sorte de
contre-mythe qui aurait fait d’elle et d’Hippolyte les figures centrales de l’épisode du Minotaure.

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Non seulement elle substitue la figure d’Hippolyte à celle de Thésée mais elle vient elle-même se
substituer à sa propre sœur (v. 26-30). Sa présence est affirmée de manière insistante (« je » (v.
27), « moi » (v. 29), « votre amante » (v. 32), « compagne » (v. 33), « Phèdre » (v. 35)). Elle va
jusqu’à se nommer elle-même du nom de Phèdre (énallage de personne qui souligne combien la
nécessité d’affirmer son identité est forte). Hippolyte est comme cerné par sa présence ainsi que
le montre la composition du premier hémistiche du vers 29 : « C’est moi, Prince, c’est moi ». Dans
de nombreux vers, Phèdre s’associe à des marques de
2e personne pour mieux marquer son union graMMaIre
rêvée avec lui : v. 32 à 36. Ainsi, l’épreuve du
labyrinthe devientelle, dans l’esprit de Phèdre, Il s’agit du conditionnel passé.
un rite d’union. Transformation au conditionnel présent :
4 lecture d’image Compagne du péril qu’il vous faut chercher,
moimême devant vous je voudrais marcher, et
Phèdre est toute entière tendue vers l’être aimé
Phèdre descendant au Labyrinthe avec vous se
et le photogramme rend parfaitement compte de
retrouverait ou se perdrait avec vous. L’irréel
sa tentative de rapprochement physique :
du passé marque une action définitivement non
réduction de la distance, ouverture des bras
accomplie dans le passé. Le procès n’a pas eu
pour mieux enlacer Hippolyte, visage tendu vers
lieu. C’est irrémédiable, définitif et avéré, ce qui
celui qui ne lui offre que son dos et dont le
accroît la dimension pathétique de la déclaration
visage marque une tension évidente et le refus
en soulignant plus encore l’idée de regret.
de toute communication. Le regard de Phèdre,
Texte 3 : Phèdre, Acte V, scène 1 p. 166

OBJECTIFS ET ENJEUX :
– Opposer l’amour d’Hippolyte et Aricie à la fureur passionnée de Phèdre.
– Définir le concept de « gloire » : une des valeurs fondamentales de l’univers de la tragédie
classique.

leCTUre aNalyTIQUe réplique se fait sur l’emploi de l’interjection


« hélas » qui marque l’affliction, le regret d’un
plein de tendresse, est un appel. La raideur
d’Hippolyte, un rejet. L’abîme qui les sépare
n’est jamais plus grand que lorsqu’ils sont l’un
contre l’autre.

1 Fuir ? choix qui, s’il est inenvisageable, n’en est pas


Hippolyte offre à Aricie l’occasion de fuir. moins séduisant. L’emploi du terme «
L’incitation est forte : « L’occasion est belle, il la ravissements » au vers 7 est à ce titre
faut embrasser » et malgré sa réticence – révélateur. « Ravir » Aricie – au sens où
qu’elle justifie par la suite – Aricie souligne avant Hippolyte se propose de la soustraire à ses
tout le plaisir qu’elle aurait à l’accompagner : ennemis (Thésée aussi bien que Phèdre), c’est
l’exil en sa compagnie « [lui] serait la « ravir » dans la mesure où une telle
cher ». L’ouverture de sa hypothèse l’enchante. Le rajout, en incise, de la
précision « à votre sort liée » (v. 7) dit combien

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leur communauté de pensée et de sentiment est ». Nouveau synonyme pour renvoyer, une fois
grande. Cette idée est reprise dans toute la encore, à cette même idéologie. Il lui offre
tirade d’Hippolyte qui multiplie l’emploi des immédiatement de devenir son épouse et
termes renvoyant à la 1re personne du pluriel de formule même les choses comme si c’était déjà
manière à souligner la parfaite union qui est la le cas : « Fuyez vos ennemis, et suivez votre
leur : « nos malheurs » (v. 19), « notre foi » (v. époux » (v. 18). Tout son argumentaire vise à
20), « nous » (emploi anaphorique, v. 29, 30, rassurer Aricie et à lui offrir des gages de son
31). sérieux. Ainsi, il convoque le sacré et se place
sous l’égide de Diane qualifiée de « chaste » et
2 la « gloire » comme obstacle à la de Junon « l’auguste » (v. 34). Il adopte
fuitePourtant, si Hippolyte multiplie les futurs à pleinement le vocabulaire de la galanterie et
valeur de certitude (v. 30-36), Aricie s’exprime multiplie les serments et les promesses sur un
en employant le conditionnel : « me serait cher ton solennel qui préfigure la solennité de son
» (v. 6) et « je vivrais » (v. 8) dont la valeur engagement. Il se définit comme l’antithèse du
modale est ici évidente. Elle ne peut « parjure » et du « perfide » (v. 24, 26) et prend
raisonnablement envisager une telle fuite et à témoin, dans un élan final dont la dimension
oppose immédiatement à son amant le fait qu’ils hyperbolique est évidente, « tous les dieux » qui
ne sont pas mariés. Cet argument prend la « garantiront la foi de
forme d’une question rhétorique (v. 9-10) et [s]es saintes promesses ». Ainsi,
convoque d’emblée le motif de l’« honneur » il donne à imaginer à Aricie une douce union,
(terme mis en relief à la césure du vers 10). Elle bénie des dieux synonymes de « tendresses »
envisage le contre-argument que pourrait lui (v. 35) et fondant « un amour éternel » (mise en
opposer Hippolyte : fuir un tyran, ce n’est pas valeur de l’adjectif à la rime du vers 29) dont la
porter atteinte à son « honneur », mais elle pérennité s’oppose aux ravages de la passion
déplace immédiatement la question sur le subie par Phèdre – passion synonyme
terrain des sentiments : « Mais vous m’aimez, d’aliénation et d’absence de gloire.
Seigneur, et ma gloire alarmée » (v. 15). Les
termes d’« honneur » et de « gloire » définissent
clairement, pour le public du xviie siècle, les
voCaBUlaIre
valeurs qui sont celles du personnage d’Aricie et
qui constituent un reflet de l’idéologie précieuse Sens 1 : Célébrité éclatante due à des qualités
et aristocratique. Il s’agit véritablement d’un ou des actions estimées d’un large public.
éclat constitutif de l’être héroïque. Privée de Sens 2 : Personne ou chose dont on est fier.
cette gloire, Aricie verrait son éclat compromis. Sens 3 : Grand éclat (dimension terrestre).
La grandeur du personnage réside donc dans Sens 4 : Majesté divine (dimension
cette attention portée à la préservation de son théologique). Le concept de gloire est
honneur alors que Phèdre, dans la scène fondamental à l’époque romaine en association
précédente, emportée par sa passion et sa avec la virtus. La virtus est une qualité propre à
jalousie se perçoit comme la souillure du l’homme qui lui permet d’obtenir la gloire (estime
monde. accordée en raison de ses qualités). Ce qui est
3 l’union pour fuir sans perdre sa « donc fondamental, c’est l’idée d’approbation par
gloire »Amoureuse, Aricie n’en oublie pas pour autrui (que l’on retrouve dans le sens 1). Cette
conception se lie, à partir du xvie siècle, avec la
autant le respect d’un code de conduite
question de l’honneur aristocratique pour
permettant de conférer une certaine grandeur
accorder une place privilégiée à la réputation
aux sentiments éprouvés. Hippolyte est
(voir l’analyse des propos d’Aricie). C’est ce que
d’ailleurs sensible à cet argument puisqu’il
l’on appelle « l’éthique de la gloire » largement
coupe la parole à son amante, ainsi que
présente dans les œuvres de Corneille. Nombre
l’indiquent les points de suspension, pour
de ses personnages ont la passion de la gloire,
souligner le « soin » qu’il a de sa « renommée
conçue comme un éclat particulier allant bien
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au-delà de ce que nous appelons aujourd’hui et le tragique de la scène d’autant que cet ultime
l’honneur. C’est une gloire toute humaine que aveu prend la forme d’une confession.
les moralistes critiqueront en soulignant que la
seule gloire est celle de Dieu (sens 4 : gloire 2 Suicide et souillure
céleste). La gloire est une valeur aristocratique Il ne s’agit pas d’obtenir un pardon quelconque
et courtoise qui combine sens 1, 2 et 3 et dont mais bien, pour Phèdre, de se délivrer du poids
la portée va bien au-delà de ce que nous de sa culpabilité tout en délivrant le monde de
entendons de nos jours. ce qu’elle conçoit comme une souillure : « Et la
Texte 4 : Phèdre, Acte V, scène 7 (1677) p. 168
Écho du xxe siècle : roland Barthes, Sur Racine (1963) p. 170

OBJECTIFS ET ENJEUX :
– S’interroger sur la représentation de la mort sur la scène classique.
– Analyser la conception aristotélicienne du héros tragique, ni tout à fait innocent, ni tout à
fait coupable.
– Explorer les différentes fonctions de la parole dans la pièce à partir d’un texte écho
critique
du xxe siècle. mort, à mes yeux dérobant la clarté, / Rend au
jour qu’ils souillaient toute sa pureté. » Ainsi, elle
lave, par sa disparition, l’« outrage » (v. 26) que
leCTUre aNalyTIQUe
sa présence constitue. Le terme choisi est
révélateur de la manière dont Phèdre se conçoit
1 Suicide et bienséance et conçoit son crime. Le terme « outrage » vient
Phèdre choisit de se donner la mort comme le du latin ultra signifiant « au-delà », il implique
révèlent les vers 19 à 22. Elle a renoncé au « fer l’idée d’un dépassement des limites qui renvoie
» (métonymie désignant l’épée au vers 17) pour ici à l’hybris du personnage qui se doit d’être
privilégier le poison (v. 21-22). L’héroïne de la châtié pour purifier le monde. Ainsi, ses «
pièce d’Euripide se pendait, celle de la tragédie remords » (v. 19) ne peuvent la conduire que
de Sénèque se transperçait le cœur à l’aide chez les « morts » (v. 20) comme l’indique
d’une épée. Le parti pris de Racine est donc l’association des termes à la rime. « Le froid
différent et se doit d’être doublement justifié. inconnu » (v. 24) qui se répand dans son corps
D’une part, il faut souligner que la représentation abolit le feu présent dans ses « brûlantes veines
d’une mort sanglante sur scène est alors » (v. 21). La douleur qu’elle s’inflige, et par les
proscrite. Seules sont tolérées les morts par paroles et par le choix du poison, ne peut que
poison. Racine suit donc l’évolution du goût des susciter la pitié du spectateur et ce même si
spectateurs et se conforme à la bienséance qui Phèdre ne semble pas assumer pleinement sa
domine la dramaturgie classique. D’autre part, responsabilité.
le poison qui permet le maintien sur scène du
3 Coupable ou victime ?
personnage lui donne l’occasion de livrer une
ultime parole, ce que n’aurait pas permis une Certes dès le début de sa tirade elle précise : «
mort violente. Phèdre justifie d’ailleurs son choix C’est moi qui sur ce fils, chaste et respectueux,
par la volonté de ne pas laisser « gémir la vertu / Osai jeter un œil profane, incestueux » (v. 7-8)
soupçonnée » (v. 18). En outre, le poison est se faisant le sujet de l’action. La noirceur de son
celui que « Médée apporta dans Athènes » (v. désir est soulignée par le parallélisme de
22). Phèdre se lie ainsi, symboliquement, à une construction qui met en valeur les adjectifs
autre figure féminine maudite. Le fait qu’elle ait antonymes (en particulier « respectueux » et «
ingéré ce poison avant de livrer son ultime incestueux »). Mais, immédiatement après, elle
parole n’est pas anodin. Le caractère se place en position d’objet subissant cette
irréversible de la situation décuple le pathétique passion : « Le ciel mit dans mon sein une
124
flamme funeste » (v. 9), puis blâme la « 5 lecture d’image
détestable Œnone » qui « a conduit tout le reste Le corps de la comédienne est tout en raideur et
» (v. 10). Sa nourrice devient ainsi « la en tension ainsi que l’indiquent le rictus de
perfide » qui a « abus[é] douleur sur le visage, l’étirement du cou et la
» de la « faiblesse torsion du bras. Même dans la mort, le
extrême » de Phèdre. Le suicide d’Œnone, qui personnage semble encore porter le poids de la
s’est jetée dans les flots (mort non noble), est culpabilité. En outre, son corps se situe au bord
même qualifié de « supplice trop doux » (v. 16) du plateau. Le cadrage et le choix de la
et présenté comme une conséquence du dominante noire pour le décor donnent à
« courroux » de Phèdre dont le spectateur a eu imaginer la fosse située devant le plateau
un aperçu à l’Acte IV (scène 6) mais qui comme un abîme dans lequel Phèdre pourrait,
intervient bien tardivement dans la dynamique symboliquement, basculer. Le comédien
de la pièce. Elle se présente donc ici comme incarnant Thésée adopte une position de recul.
bien plus innocente que coupable en éludant Il marque ainsi son rejet. On pourrait presque
quelque peu sa part de responsabilité. l’imaginer, en raison de ses jambes repliées – et
prêtes à se déployer – sur le point de pousser le
4 l’écriture du dernier souffleCet
corps de celle qui a causé la mort de son fils
ultime arrangement avec la réalité passe
dans cet espace noir au bord duquel elle se
presque inaperçu tant le texte travaille à
trouve.
mettre en relief l’agonie du personnage non
seulement par les détails qu’elle donne sur 6 Phèdre selon Barthes (écho du xxe
les différentes phases du processus mais siècle)
aussi et surtout par le travail rythmique et Pour Barthes, Phèdre est une tragédie de la
mélodique qui laisse entendre une voix parole. « Dire ou ne pas dire ? Telle est la
soupirante, expirante dont l’élocution question ». En pastichant la célèbre formule
devient de plus en plus délicate. On peut d’Hamlet, il souligne combien le tragique de la
relever les décalages de césure qui disent pièce réside « moins dans le sens de la parole
la difficulté de progression de la parole (v. que dans son apparition » (Sur Racine, p. 115).
19, 21, 27) en multipliant les pauses La parole de Phèdre, dénouée trois fois, fait
marquées avant la fin du premier hémistiche l’action. Elle est pleinement performative et fait
provoquant, pour ainsi dire, un effacement advenir le tragique. Certes Phèdre subit la
de la césure attendue. Les effets d’écho malédiction de Vénus, elle est en cela victime,
offrent des modulations mimant le soupir de mais son choix de parler – manière dont elle
Phèdre (v. 19). L’allitération en [r] exerce sa liberté – fonde la faute tragique dont
dans les deux derniers elle se rend coupable. La dynamique de la pièce
vers souligne la douleur qui réside dans ce passage du silence à la parole et
accompagne ces ultimes paroles. Le ce jusqu’à l’ultime aveu, authentique «
spectateur tout en voyant expirer Phèdre est correction » qui en rétablissant la vérité permet
comme saisi par son chant funèbre qui joue, de purifier un monde souillé par la passion, mise
en particulier, des contrastes entre en mots, du personnage.
consonnes voilées et consonnes assourdies
(voir en particulier les vers 7 à 12).
L’intensité musicale de ses propos traduit voCaBUlaIre
l’émotion du personnage qui s’étend au
public, pris entre pitié et terreur, ce qui « Profane » : du latin fanum (temple) et pro
permet pleinement l’accomplissement de la (préfixe signifiant « en avant ») : « placé devant
catharsis. un temple », « en dehors du temple » puis « non
initié aux mystères ».
Synonymes : laïque, séculier, impie. Antonymes
: sacré, religieux.

125
PISTeS CoMPlÉMeNTaIreS associée au « mal », puis au « malheur ».
L’emploi du verbe « jeter » n’est pas sans
Pour aborder la question de la représentation de rappeler l’idée de chute. Afin de placer le lecteur
la mort en scène : au plus près des pensées du personnage, le
– On peut confronter cette scène d’agonie avec narrateur use du psycho-récit et des pensées
le traitement réservé à la mort d’Hippolyte rapportées au style indirect. En effet, on suit le
(Acte V, scène 6) qui prend la forme d’un cheminement de sa pensée et on se trouve très
récit. En jouant de l’hypotypose, il propose un près de ce personnage qui adopte une attitude
authentique spectacle dans le spectacle. – presque sacrificielle en choisissant de
On peut aussi faire un lien avec la pièce « résister […] au plus aimable
Horace de Corneille et l’extrait proposé en homme du monde qu’elle aimait et dont elle était
séquence 5 (➤ p. 206) dans lequel le héros aimée ». La phrase est ici saturée de termes
poursuit sa sœur en coulisses pour lui donner renvoyant au sentiment amoureux (hyperbole et
la mort avant de revenir sur scène.
PerSPeCTIveS roMaNeSQUeS
Mourir d’aimer p. 171

OBJECTIFS ET ENJEUX :
– Ouvrir sur un autre genre : le roman.
– Montrer de quelles manières se décline le traitement de la passion amoureuse à travers
trois œuvres inscrites dans des époques différentes mais faisant toutes écho, selon des
modalités variées, au geste suicidaire de Phèdre, victime d’un amour coupable.

Mme de la Fayette, La Princesse de Clèves (1678) p. 171

OBJECTIFS ET ENJEUX :
– Découvrir les caractéristiques du premier roman psychologique.
– Interroger la vraisemblance de l’attitude de Mme de Clèves.
– Analyser les liens entre regard et passion. réciprocité de l’amour dominent) et souligne la
prouesse que constitue l’acte de résistance de
la princesse qui ne peut cependant s’accomplir
leCTUre aNalyTIQUe que dans l’absence, tant la chose se révèle «
impossible » si elle côtoie le duc et si l’on prend
1 la morale de M de Clèves Mme de Clèves en considération le fait que personne, à la cour,
me
ne verrait rien à redire à une telle union. C’est
est résolue à ne pas épouser le duc de Nemours
d’ailleurs en grande partie pour cette raison que
pour deux raisons majeures, formulées des
l’attitude de Mme de Clèves a été jugée
lignes 4 à 6. « Devoir » et « repos », tels sont les
invraisemblable.
impératifs de Mme de Clèves. Le premier est
motivé par le rappel constant de la mémoire de
son époux décédé et va bien au-delà de ce que
pourraient lui imposer « vertu et bienséance » (l.
11). Le second est lié à la crainte « des maux de
la jalousie qu’elle croyait infaillibles dans un
mariage ». Ainsi, la princesse cherche à se
protéger d’« un malheur certain où elle allait se
jeter ». Le vocabulaire employé est révélateur de
la morale qui guide Mme de Clèves. L’idée même
d’une union possible avec M. de Nemours est
126
2 Une distance fatale manière encore plus radicale d’autant que le
Sa lutte morale a des conséquences physiques roman épistolaire permet le passage d’une
dont l’ampleur est soulignée par l’emploi de narration hétérodiégétique à une narration
tournures intensives et d’un homodiégétique qui nous place encore plus
lexique fort : « [son] esprit près de la souffrance du personnage. Sa
avait été si agité », « elle tomba dans une dernière lettre, adressée à Mme de Rosemonde,
maladie violente » et courut « un extrême péril est définie comme
». Son retrait du monde rime alors avec retrait « le seul adieu qu’[elle]
de la vie ainsi que l’indiquent les formules finalesfer[a] » (l. 9). La phrase
du narrateur : « elle demeura dans une maladie suivante prend la forme d’une déclaration
de langueur qui ne laissait guère d’espérance de solennelle soutenue par le recours au rythme
la vie » (l. 24-25), et a « une vue si longue et si ternaire et à la gradation : « exaucez ma
prochaine de la mort » (l. 26) qu’elle intègre « la dernière prière ; c’est de me laisser à mon sort,
nécessité de mourir » (l. 27-28). Ce retrait hors de m’oublier entièrement, de ne plus me
du monde sonne, pour un personnage public, compter sur la terre » (l. 9-11). Ces formules
comme une mort sociale, symbolique, et c’est initient une série d’hyperboles qui soulignent
ainsi que le duc de Nemours l’entend. Le avec force la souffrance morale du personnage
parallèle entre retraite et mort est établi aux (l. 11-18) et sa volonté de cesser d’exister ne
lignes 16-17. L’insistance sur sa douleur prend serait-ce qu’au travers du commerce épistolaire
la forme d’un polyptote jouant sur la proximité, : « J’ai fait le serment sur cette lettre cruelle de
au sein d’une même phrase, des termes « n’en plus recevoir aucune » (l. 20-22). La mort
est même souhaitée : « je chérirai mes
affliger » et « affliction » (l. 20). Or cette douleur
est grandement liée au fait que les amants ne tourments s’ils abrègent mon existence » (l. 4-
peuvent plus se voir : « La pensée d’être privé 5), même s’il s’agit d’une mort devenue par la
pour longtemps de la vue de Mme de Clèves lui suite symbolique : « Rien ne peut plus me
convenir, que la nuit profonde, où je vais
cette dernière de succomber, raison pour laquelle la distance comme d’un rempart contre un
sentielle se défend de « voir M. de Nemours » (l. 14). ment qui serait, sans cela, irrépressible. On
Le regard est le vecteur essentiel de la passion. retrouve ce motif obsédant de la vue dont on a Se
retirer du monde et donc de la vue de celui souligné l’importance dans Phèdre. La vue crée que
l’on aime et dont on est aimée, c’est user de le saisissement et entretient l’obsession.

Choderlos de laclos, Les Liaisons dangereuses (1782) p. 172

OBJECTIFS ET ENJEUX :
– Établir le lien entre narration épistolaire et exploration de l’intériorité des personnages.
– Analyser le traitement des ravages de la passion amoureuse conçue comme une maladie.
– Confronter le personnage de Mme de Tourvel aux caractéristiques des héroïnes tragiques.
était une douleur sensible, et surtout dans un ensevelir ma honte » (l. 13-14). Registres
temps où il avait senti le plaisir de la voir et de la élégiaque et tragique se combinent ici pour
voir touchée de sa passion » (l. 17-19). Le désir traduire la détresse du personnage.
de voir M de Clèves répond à la crainte de L’expression de la plainte domine la première
me

leCTUre aNalyTIQUe partie de la lettre, entre « honte et remords » (l.


4). Et c’est avec dignité et solennité que Mme de
Tourvel envisage une mort inéluctable
1 l’adieu de Mme Tourvel
découlant de « la funeste vérité » (l. 2) qu’elle
La retraite de Mme de Clèves est synonyme de vient d’apprendre.
mort sociale. Mme de Tourvel, femme vertueuse
bafouée, présente son retrait du monde de
127
2 Mourir d’aimer personnage, c’est le rêve auquel elle a leCTUre
Certes, tout comme Mme de Clèves, Mme de aNalyTIQUe
Tourvel n’attente pas à sa vie. Mais elle appelle
de ses vœux une mort prochaine tant les 1 du poids du monde à la pensée du
souffrances liées à sa culpabilité sont suicide
inhumaines. Elles sont d’ailleurs précisées par
Le lecteur est dès le début plongé dans les
Mme de Volanges qui assume la narration des
pensées d’Anna Karénine qui sont rapportées
derniers instants de Mme de Tourvel en mettant
au discours direct de manière à mettre en relief
l’accent sur la « fièvre ardente, [le]
ce monologue intérieur soulignant
transport violent et presque
l’exaspération du personnage qui ne supporte
continuel » (l. 6) qui s’emparent de Mme de
plus le monde qui l’entoure. Les actions
Tourvel qui « entre dans des fureurs
accomplies lui semblent vaines (l. 2 à 4) et le
inexprimables » (l. 12-13). Il est alors fait
monde n’est alors que « mal et injustice,
mention de son « délire » (l. 13) et d’une « vraie
mensonge et duperie » (l. 4). Elle se coupe des
aliénation d’esprit » (l. 14). Tout cela la conduit
autres comme le souligne le narrateur à la ligne
à refuser tout traitement, comme pour soigner,
5 : « Anna, évitant comme des pestiférés les
par le mal éprouvé, la passion à laquelle elle a
autres voyageurs, s’attarda sur le quai ». Le
succombé. Le processus cathartique est bien là
contact de cette « foule bruyante » (l. 7) lui est
et l’évocation des souffrances de Mme de
insupportable. L’idée de foule, de cohue est
Tourvel n’est pas sans rappeler les fureurs de
rendue par l’emploi récurrent de termes au
Phèdre et son corps en proie aux pires affres.
pluriel. Et Anna semble d’autant plus isolée et
Les tourments de l’âme trouvent leur expression
seule qu’elle observe cette foule de l’extérieur,
la plus forte dans le langage du corps, et la folie
comme si elle lui était déjà étrangère ainsi que
que Mme de Volanges évoque n’est que l’ultime
la première phrase de l’extrait le laisse entendre
étape commandant, in fine, la mort du corps. Le
: « Pourquoi ne pas éteindre la lumière quand il
dernier paragraphe rappelle d’ailleurs avec
n’y a plus rien à voir, quand le spectacle devient
force les symptômes de la rage qui décuple la
odieux ? » L’idée du suicide semble présente
puissance de celui qui en est victime en
même si les choses sont dites de manière
association avec le délire et les convulsions qui
imagée. D’ailleurs, le texte, au détour d’une
amènent le décès. La mort de Mme de Tourvel
simple phrase, traduction d’une réminiscence
est bien emblématique de ce que l’on appelle les
du personnage, enclenche concrètement le
ravages de la passion. Victime de son amour
mécanisme fatal qui va la pousser à se jeter
(un amour vrai dont la force est comparable à
sous un train : « Tout à coup, elle se souvint de
celle de la malédiction dont est victime Phèdre),
l’homme écrasé le jour de sa première rencontre
Mme de Tourvel préfère se retirer du monde
avec
plutôt que de vivre avec la honte de sa souillure.
voulu croire – tout comme Phèdre avec la préten- (l. 1). Sa mort, suscitant terreur et pitié, accomplit
due mort de Thésée – et qui n’était qu’« illusion » une authentique catharsis.

léon Tolstoï, Anna Karénine (1877) p. 174

OBJECTIFS ET ENJEUX :
– Analyser la manière dont Tolstoï lie réalisme et tragique.
– Interroger les ambiguïtés du geste suicidaire d’Anna Karénine.
Entre lucidité, dignité et délire, elle incarne Vronski, et elle comprit ce qu’il lui restait à faire
parfaitement la figure d’une héroïne tragique qui » (l. 33-34). La locution adverbiale dit la
assume ses choix jusque dans la perspective soudaineté et la coordination des deux
d’un mort certaine. Ce qui fait le tragique de ce propositions souligne la rapidité de décision. La
128
narration insiste ainsi sur le fait qu’il s’agit d’un (l. 49-50). Par la suite, elle fait même « un effort
geste impulsif tout en l’inscrivant dans une sorte pour se rejeter en arrière » (l. 50-51). La
de fatalité, comme si son histoire avec Vronski multiplication des précisions relatives à ses
ne pouvait que s’achever de cette manière. actes traduit de manière objective, presque
Alors qu’elle semblait perdue dans la première sèche, les étapes de son suicide. Les actions
partie du texte, égarée et ne sachant pas s’enchaînent rapidement comme le souligne
pourquoi elle était là tout en ayant conscience, l’énumération soutenue par l’emploi du passé
intérieurement, de son envie d’en finir, elle agit simple. Mais s’opère comme une scission entre
ensuite avec précision puisqu’elle se met à « les gestes mécaniques du personnage et sa
scruter » les éléments qui composent la pensée marquée par le doute : « Où suis-je ?
machine. Avec une précision toute réaliste, sont Que fais-je ? Pourquoi ? » (l. 50). La triple
alors énumérés « les chaînes, les essieux, les interrogation qui s’achève sur l’adverbe
grandes roues de fonte» (l. 36). interrogatif renvoie, au moment même où Anna
Elle « fix[e] » ensuite « se suicide, à l’inanité de son action. Il y a
les traverses recouvertes de sable et presque paradoxe tant le traitement des gestes
de poussière » (l. 38-39). Toutes ces précisions contraste avec la représentation de la pensée.
techniques laissent imaginer la puissance de la Si la mort de Phèdre rendait au jour toute sa
machine et donnent une intensité tragique pureté, si le choix de retraite sociale de Mme de
supplémentaire à l’extrait. En effet, Anna Clèves entrait en coïncidence avec son idéal
Karénine ne peut qu’être broyée par une telle moral, si les souffrances de Mme de Tourvel
puissance équivalente à celle de la passion qui accomplissaient une forme de catharsis, la mort
l’a consumée et qui la pousse dans « ce trou noir d’Anna Karénine semble, quant à elle, associée,
» (l. 38). in extremis, à une forme de vanité. Le
personnage lui-même ne sait plus pourquoi il a
2 absurdité et tragique agi ainsi. Le choix de Tolstoï, différent de ceux
La décision est immédiatement suivie d’une que l’on a pu voir dans les autres textes, n’en
justification : « Là, se est pas moins tragique… au contraire !
dit-elle […] ; il sera puni
et je serai délivrée de tous et de moi-même 3 lecture d’image
» (l. 39-40). Le suicide est présenté d’abord La comédienne qui incarne Anna Karénine est
comme une vengeance (« il sera puni ») avant seule au premier plan à l’écart des figurants
de prendre la forme d’une délivrance. C’est là censés représenter la vie qui anime la gare. Le
une différence notable par rapport à Phèdre. Le fait qu’elle tourne le dos aux autres personnages
châtiment qu’elle se donne doit atteindre l’autre montre combien elle est coupée d’eux d’autant
et le geste qu’elle s’apprête à commettre, en qu’ils sont, pour ainsi dire, relégués au second
visant à une forme de culpabilisation, la rend plan. Le personnage est saisi de face, en pied,
peut-être plus humaine. Au sublime de Phèdre, intégré dans un ensemble qui laisse imaginer
de Mme de Clèves ou de la Présidente de l’animation de la gare. Est ainsi mise en valeur
Tourvel répondent l’humanité d’Anna Karénine la silhouette noire et solitaire d’Anna Karénine
et sa peur : « Elle eut le temps d’avoir peur » (l. dans cette prise de vue qui met en relief le travail
50). D’ailleurs, le texte souligne son hésitation de la lumière. Cette dernière vient de derrière et
par le recours à une hyperbate révélatrice : « le personnage semble comme en
elle rejeta son sac, rentra sa tête dans les surimpression, nimbé de lumière, apparaissant
épaules et, les mains en avant, se jeta sur les ainsi d’autant plus sombre. Son visage est
genoux sous le wagon, comme prête à se empreint de tristesse et elle semble absorbée,
relever » comme absente.
vOCABULAiRE
la passion p. 176

129
1. Termes ayant une étymologie commune : b. Passiflore : de passio, « passion » et flos
passion, patient, pathétique, pâtir, passif, « fleur » (ses organes paraissent rappeler les
pathologique, sympathie. instruments de la passion du christ).
2. Passade, béguin : renvoient tous deux à un c. Passible : qui peut encourir (souffrir) des
sentiment certes vif mais de courte durée et poursuites.
impliquent une forme de légèreté. L’intensité d. Voix passive : présente l’action comme
est moindre. Ils peuvent être placés sur le subie par le sujet grammatical au lieu d’être
même plan. À l’inverse, le terme de « furie » faite par lui. « Les enfants sont passionnés
est celui qui implique une intensité extrême. Il par la musique ».
s’agit d’un déchaînement. Entre ces deux
extrêmes on peut classer les trois autres
termes selon une intensité croissante :
adulation, excitation, fièvre.
3. Neutre ou favorable : enthousiasme,
emballement, inclination, flamme, amour. /
Non favorable : exaltation, emportement,
avidité, convoitise, fureur, envoûtement.
4. A 3, 5, 7, 10, 11 ; B 1, 4 6 ; C 2, 9 ; D 8, 12
5. a. Supplice enduré par le Christ. Le contexte
est clair (mention du nom de « Jésus » +
emploi du terme « bourreau »), c’est l’idée de
souffrance qui domine.
b. Relations amoureuses (emploi d’un
lexique révélateur : « aiment », « amant », «
aiment l’amour ».
c. Goût prononcé pour une activité. Rous-
seau dit ici son enthousiasme.
d. Diderot reprend la terminologie des
mora-listes pour lesquels de trop fortes
émotions conduisent l’homme au malheur.
e. Renvoie à l’idée de volonté en
association avec la quête de puissance («
maîtres et souverains inquisiteurs »).
f. Boileau incite ici à soigner son
expression pour susciter l’émotion. Il s’agit
donc de faire appel à toutes les ressources
de l’art oratoire pour lui donner de la
puissance.
6. a. supplice ; b. relation amoureuse ; c. grand
intérêt ; d. émotion excessive ; e. désir ; f.
expression vive
7. a. Avoir un lourd passif : le passif, c’est
l’ensemble des dettes et des charges qui
grèvent un patrimoine. Si l’on transpose la
chose à l’homme, ce sont tous les insuccès,
les échecs, voire les mauvaises actions qui
pèsent sur lui.

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