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Synthèse du séminaire n°3 (première et deuxième années):

L’art comme inspiration et source de réflexion


dans les Fleurs du mal

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Introduction

La place de l’art dans l’œuvre de Baudelaire est particulière. S’il est devenu critique
d’art par nécessité financière, ce n’est pas non plus sans goût pour la chose et ces textes sur la
peinture, en ce qu’ils s’avèrent souvent une réflexion plus générale sur l’art, éclairent
également sa poésie. On évoquera dans cette première partie ce qui fait de Baudelaire un
critique particulier de son époque, et surtout, - c’est là plus important pour notre objet d’étude
- on essaiera de comprendre l’impact de l’art comme source d’inspiration poétique et de
réflexion dans Les Fleurs du mal. Pour cela, on devra intégrer l’idée de « correspondances »
aux relations entre les arts telles que les entend Baudelaire.
La deuxième partie sera consacrée à l’analyse d’un poème majeur, Les Phares, qui
montre combien, en même temps que la poésie devient un hommage aux peintres, c’est
surtout l’art qui devient source de création poétique. Le regard posé par Baudelaire sur chacun
des artistes est à la fois d’un critique les analysant et les célébrant, et tout autant sinon
davantage celui d’un poète qui les intègre à son univers par le biais de parentés, plus ou
moins visibles, plus ou moins décryptables.

I) Baudelaire, critique d’art

Baudelaire inaugure une approche nouvelle de la critique, loin du ton distant d’une
érudition qui rechercherait l’impartialité.

Ainsi qu’il le professe dans le Salon de 1846, il choisit sciemment une posture
volontairement subjective : « […] pour être juste, c'est-à-dire pour avoir sa raison d'être, la
critique doit être partiale, passionnée ». C’est une approche intuitive, qui le mène de ses
propres émotions face à une œuvre jusqu’à une théorie plus générale des arts. Si les
connaissances de Baudelaire dans le domaine de la peinture lui suffisent à développer ses
idées générales sur l’art, et de véritables correspondances artistiques sur lesquelles on
reviendra, il ne rechigne pas à reconnaitre l’intérêt d’ouvrages spécialisés lorsque cela est
nécessaire et à présenter son point de vue avec modestie. C’est particulièrement vrai pour son
essai sur Wagner, dans la mesure où, comme il l’avoue lui-même, il aborde un domaine en
non-spécialiste.

« Ce Je, accusé justement d’impertinence dans beaucoup de cas, implique cependant une grande
modestie ; il enferme l’écrivain dans les limites les plus strictes de la sincérité. En réduisant sa tâche, il la rend
plus facile. Enfin, il n’est pas nécessaire d’être un probabiliste bien consommé pour acquérir la certitude que
cette sincérité trouvera des amis parmi les lecteurs impartiaux ; il y a évidemment quelques chances pour que le
critique ingénu, en ne racontant que ses propres impressions, raconte aussi celles de quelques partisans
inconnus. » (Richard Wagner et Tannhäuser à Paris)

Comme le souligne également ce passage, Baudelaire, s’il admet la nécessité d’une


modestie dans son approche, ne perd pas pour autant confiance dans son intuition artistique.
En particulier, lorsqu’il évoque la quasi certitude de rejoindre le point de vue de « lecteurs
impartiaux », c’est-à-dire de meilleurs connaisseurs du monde musical, possédant des outils
d’analyse qui lui manque. Cette confiance tient à son statut de poète. Plus loin dans le même
texte, en effet, il nous dit qu’« il serait prodigieux qu’un critique devînt poète, et il est
impossible qu’un poète ne contienne pas un critique. »
Le poète - et sans doute l’artiste en général - ne peut pas ne pas avoir une réflexion
artistique. Par contre le « critique professionnel » est bien inapte à être poète. Est-ce là une
manière de dénigrer une approche critique plus impartiale qui risquerait de perdre de vue l’art
en l’analysant de l’extérieur? On ne répondra pas catégoriquement à cette question, mais il y a
de cela dans l’attitude baudelairienne qui peut cependant, comme on vient de le voir,
reconnaître l’importance d’une approche distincte de la sienne dans certains cas.
Ainsi, cette subjectivité, revendiquée de Baudelaire critique d’art, accorde au regard
du poète un type supérieur de la critique, au point que le poème peut lui apparaitre comme le
commentaire le plus adéquat pour évoquer un tableau. Comme si une véritable
compréhension ne pouvait passer que par un dialogue artistique. Ce qu’il écrit dans la préface
du Salon de 1846 adressée « Aux Bourgeois » est tout à fait clair à cet égard :

« Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique ; non pas celle-ci,
froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n’a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement de
toute espèce de tempérament ; mais, - un beau tableau étant la nature réfléchie par un artiste, – celle qui sera ce
tableau réfléchi par un esprit intelligent et sensible. Ainsi le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être
un sonnet ou une élégie. Mais ce genre de critique est destiné aux recueils de poésie et aux lecteurs poétiques. »

Nous traiterons de « ce genre de critique » dans les dernières parties de ce séminaire à


travers l’étude ou l’évocation de divers poèmes inspirés par des peintures et des sculptures.
Lorsqu’il commente l’art dans le cadre d’un essai, Baudelaire est donc dans une
posture moins profonde mais qui lui permet d’exprimer plus crûment ces goût et surtout ses
dégoûts : en effet, le poème baudelairien célèbre un art qu’il juge frère, rarement s’attarde-t-il
à la critique négative. La prose devient un bon moyen pour développer les refus esthétiques
de la poésie, de sa poésie à travers des tableaux qu’il condamne artistiquement.
Si le poète est critique, le vrai peintre est lui toujours poète aux yeux de Baudelaire
ainsi qu’il l’évoque dans cette même préface1.

1
« Pour Delacroix, la justice est plus tardive. Ses œuvres, au contraire, sont des poèmes, et de grands poèmes
II) Une étude du poème Les Phares

L’analyse de ce poème possède une particularité : elle ne pourra-t-être, de par sa


nature même, que double. En effet, le regard porté par le poète sur chacun des peintres
désigne une critique (laudative), mais derrière laquelle se trouve l’expression d’une valeur
poétique. Certaines d’entre elles sont partagées par l’écriture baudelairienne et intéresse
l‘esthétique du recueil. On devra donc décrypter, derrière le langage poétique, un regard
critique et derrière ce langage critique, une expression plus large d’une esthétique applicable
non simplement à la peinture mais aussi à la poésie.
Du fait de sa forme même - une énumération d’artistes dont l’art est célébré par un
quatrain -, on choisira exceptionnellement d’étudier le poème d’une manière linéaire, ou plus
précisément par strophe. Cela permettra de clarifier une lecture avant de proposer des axes
plus généraux. On donnera cependant un point récapitulatif des interprétations majeures
concernant la structure du poème avant l’analyse séparée de chaque quatrain.

[Lecture du poème]

Organisation générale du poème :

Le sens de l’ordre des strophes est source de débat. Il est difficile d’y voir une
progression particulière. L’interprétation la plus intéressante est celle sans doute formulée
dans un article de Léon Cellier nommé « Les Phares, une étude de structure », publié dans La
Revue des Sciences Humaines en 1966. D’après cette analyse, le poème se structurerait en
miroir autour du couple Michel-Ange/Puget dont on sait qu’il fut considéré comme « Le
Michel Ange de la France »). D’un côté les quatre premiers (Rubens, Léonard de Vinci,
Rembrandt, Michel-Ange) exprimeraient l’aspect « Idéal » du poème, tandis que les quatre
suivant (Puget, Watteau, Goya, Delacroix) évoqueraient le Spleen. La présence de Watteau a
généré bien des critiques. Claude Pichois, notamment, considère que la strophe consacrée à
Watteau (et l’art de celui-ci) ne peuvent pas être interprété ainsi.
Un point de structure qui va dans le sens de cette analyse est la répartition des artistes
par l’art qu’ils pratiquent : six peintres et/ou graveurs, deux peintres/sculpteurs
(particulièrement reconnus pour leurs sculptures, même si c‘est en tant que peintre que l’un
est évoqué ici), en l’occurrence Michel-Ange et Puget. Les deux sculpteurs forment bien les
deux côtés d’un miroir prolongés par les peintres.

naïvement conçus, exécutés avec l’insolence accoutumée du génie. »


Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse,
Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer ;

De cette première strophe on pourrait parler très longtemps, tant le rapport de


Baudelaire à Rubens est ambigu. De l’enthousiasme qui ressort ici à la détestation du peintre
dans les dernières années de Baudelaire (cf. Pauvre Belgique! ou Rubens est traité ainsi :
« Rubens est un goujat habillé de satin » ), il y a loin. C’est d’autant plus surprenant que le
nom du peintre est placé à l’orée du poème, honneur qui ne peut être fortuit. Pourtant, comme
le note Pichois et Bonnefoy, c’est aussi le seul peintre associé à une restriction (le « mais » du
troisième vers qui vient limiter la valeur du vers 2). Bonnefoy commença par l’analyse de ces
vers une étude de plus de quatre-vingt pages consacré à l’opposition ontologique des
approches artistiques de Baudelaire et de Rubens. On peut supposer que la sensualité de
Rubens est peu à peu perdu de l’intérêt et même du sens au fur et à mesure de la plongée de
l’univers poétique et mental de Baudelaire vers la Mort.

Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,


Où des anges charmants, avec un doux souris
Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;
En quoi la peinture de Léonard de Vinci pouvait touché le poète Baudelaire? Ce goût
pour une organisation structurelle, une architecture du tableau rejoint la manière dont
Baudelaire envisage son recueil. Par ailleurs, le contraste entre l’aspect fermé voire sombre
des décors et la lumière des visages marque le genre d’opposition chères au Poète. Enfin,
Le spleen est identifiable dans le lieu du monde d’où, qui plus est, l’horizon est fermé
(cf. dernier vers du quatrain) mais l’ouverture vers l’Idéal existe et se trouve dans la présence
des anges. Le miroir vise à souligner l’aspect de symétrie qui ressort des tableaux de Léonard
de Vinci tandis que la dichotomie entre les lieux, sombres, et les visages, plein de sérénité
sont mis en valeur par le quatrain. Ces traits se remarquent particulièrement dans le tableau
La Vierge aux Rochers.

Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,


Et d’un grand crucifix décoré seulement,
Où la prière en pleurs s’exhale des ordures,
Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ;
Il est difficile a priori d’aller dans le sens de Léon Cellier et d’assigner à ce quatrain
une force le poussant vers l’Idéal sinon par « le rayon d’hiver », lumière qui demeure
cependant un Idéal uniquement contenu dans l’au-delà, tant la misère autour d’elle est partout
présente - rattachant dans le monde, tout ce qui n’est pas le Christ au spleen. On rapproche à
raison ces vers de gravures de Rembrandt, en particulier Jésus guérissant les malades et Les
Trois Croix.
La lumière d’hiver en question, ce rayon apparait autour du visage du Christ dans la
première gravure, et autour de la croix dans la seconde. Le triste hôpital faisant certainement
référence à l’attroupement des malades autour de lui et « la prière en pleurs s‘exhalant des
ordures » désignant probablement celle qui se fait au pied de la croix. Les ordures ne sont ici
que le monde dans sa misère bien perceptible dans cette seconde gravure. Encore une fois
contraste de la noirceur du monde et de l’espérance associé à la lumière, comme chez
Léonard de Vinci (mais ici d’une espérance brusque, au milieu de l’hiver). Ce parallélisme ne
peut être anodin.

Michel-Ange, lieu vague où l’on voit des Hercules


Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;
On a maintes fois souligner que c’est au Jugement dernier de la chapelle Sixtine que
fait allusion ce passage. Il n’y a guère de doutes possible sur ce point. Le versant « Idéal »
n’est pas non plus évident dans ce passage, où la dimension religieuse s’estompe (ce
qu’illustre parfaitement le second hémistiche du premier vers et le premier du second vers :
« où l’on voit des Hercules / se mêler à des Christs »). Pour aller dans le sens de Cellier, il
faut plutôt suivre les propos de Baudelaire sur Michel Ange dans ces travaux critiques,
puisqu’il l’affirme clairement2. L’absence d’un lieu précis semble être un critère qualitatif
supérieur puisqu’il fait écho à l’imprécision du lieu dans la description de l’art de Léonard de
Vinci ainsi que le goût de l’organisation presque très précise de l’espace.

Colères de boxeur, impudences de faune,


Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
Grand cœur gonflé d’orgueil, homme débile et jaune,
Puget, mélancolique empereur des forçats ;

Le terme de goujat emprunté à l’occitan gascon où il signifie un jeune homme désigna


d’abord en français un valet d’armée. C‘est dans ce sens qu‘il est utilisé ici. Le nom du

2
« Michel-Ange, qui est à un certain point de vue l’inventeur de l’idéal chez les modernes, seul a possédé au
suprême degré l’imagination du dessin sans être coloriste. » (Salon de 1846).
sculpteur Puget apparaissant au dernier vers du quatrain, le rythme général de celui-ci s’en
trouve rendu original vis-à-vis des autres strophes que met en valeur ce que connote de
mouvement l’image de « colères de boxeur » (peut-être pour désigner sa sculpture de Milon
de Crotone).
L’expression « empereur des forçats » fait peut-être allusion au fait que ce sont des
prisonniers qui auraient servi de modèles à Puget pour la sculpture des Cariatides (hôtel de
ville de Toulon (cf. commentaire de Pichois).

Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres,


Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et légers éclairés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;

C’est pour beaucoup le quatrain problématique qui remet en cause presque toutes les
lectures structurelles du poème. Quels tableaux connaissait Baudelaire? Celui-ci, mais il ne
correspond guère au quatrain. Par ailleurs, beaucoup de grands tableaux de Watteau n’étaient
pas alors à Paris et on ne peut pas trop savoir à quoi pensait le poète lorsqu’il composa ce
quatrain. Cela aussi bien de par l’œuvre du peintre évoqué, de la place qui lui ait donnée (à
côté de Rubens le sens général n’en aurait pas été autant perturbé), que de par le contenu
poétique même du quatrain, qui apparaît comme un îlot lumineux entre l’univers de Puget et
celui de Goya. Deux mots laissent cependant suggérer un envers du décor plus sombre :
« carnaval » au premier vers et « folie » au dernier. Le bal tournoyant associé à ces deux
termes ont fait supposer à Léon Cellier que l’on avait ici là une « danse macabre ». Sans
récuser entièrement cette idée comme le fait Pichois, on est obliger de nuancer l’hypothèse : il
s’agit moins d’une danse macabre, que d’une danse lumineuse (cf. « éclairés par des lustres »)
faite d’une douce et joyeuse folie, mais inévitablement aux portes du malheur de par son
caractère éphémère (« comme des papillons »). Cela ne suffit pas complètement à justifier
cette place. Il faut peut-être comprendre par là que la structure du poème - et peut-être aussi
des Fleurs du mal -, tout en étant très travaillée, laisse une place à l’idée d’une certaine
souplesse dans l’organisation, souplesse inhérente à l’œuvre poétique (et plus généralement
artistique) qui la distingue d‘une pure géométrie. Cette souplesse possède cependant
probablement une signification sur laquelle nous achoppons.

Goya, cauchemar plein de choses inconnues,


De fœtus qu’on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues,
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;
C’est le quatrain décrivant le plus clairement des œuvres précises. On distingue les
Caprices dans cet ordre : le vers 2 désigne explicitement la gravure nommée Todos caerán
(tous tomberont) tandis que le premier hémistiche du suivant (« de vieilles au miroir »)
évoque Hasta la muerte et la fin rappellerait Bien tirada está. Pichois souligne que l’enfant en
question n’est pas nue. Ce passage apparaît comme une interprétation personnelle de
Baudelaire car en plus de l’absence de nudité, le caractère strictement démoniaque du
personnage assit près de la jeune femme n’est peut-être pas évident. Ce qui ressort de ce
passage, c’est une communauté thématique entre Goya et Baudelaire autour de la recherche
de l’expression du mal. Non pas pour la partie d’un Spleen mélancolique, mais plutôt pour la
partie la plus sombrement « énergique » de sa poésie, Baudelaire trouve des correspondances
chez Goya. C’est du moins ce que peut suggérer, en plus de ce passage, un moment du Salon
de 1846 où, évoquant le tableau La Rixe des mendiants de Manzoni, il écrit : « Il y a là dedans
une férocité et une brutalité de manière assez bien appropriées au sujet, et qui rappellent les
violentes ébauches de Goya. – Ce sont bien du reste les faces les plus patibulaires qui se
puissent voir ; ». On s’étonnera donc assez peu de la présence de Goya dans ces Phares
puisqu’il apparaît comme un précurseur des thématiques baudelairiennes à plusieurs égards.
Le contraste dans le traitement de ces œuvres (identifiables dans le poème) et le quatrain
suivant, consacré à Delacroix, est saisissant.
Huitième et dernier artiste cité, Delacroix est l’ultime représentant des Phares, le plus
proche « spirituellement » de Baudelaire, comme Rubens, le premier, en était sans doute le
plus éloigné. Avec Goya il partage des thématiques propre à l’œuvre de Baudelaire, mais ses
correspondances avec Baudelaire sont beaucoup plus vastes. C’est sans doute parce que
Baudelaire a de très nombreux tableaux à l’esprit lorsqu’il évoque le nom de Delacroix que le
quatrain ne peut-être qu’abstrait :

Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,


Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;

Dans ce quatrain, en effet, il semble impossible de reconnaitre un tableau en


particulier, Baudelaire cherchant davantage à évoquer l’âme de la peinture de Delacroix à
travers sa propre sensibilité. Ainsi, on ne s’étonnera pas de chercher en vain un lac de sang
dans les tableaux de Delacroix. On sera moins surpris de retrouver l’expression dans un autre
poème de Baudelaire (La Cloche Fêlée). La proximité de l’univers d’Edgar Poe est sensible
dans cette image. Nous avons le rare privilège, concernant ce quatrain, d’un commentaire de
Baudelaire lui-même tiré d’un complément à sa notice sur la vie et l’œuvre du peintre. On a
pu déjà remarquer que ces quatre vers franchissent un nouveau degré d’abstraction vis-à-vis
des précédents. Ce très rare témoignage d’autocommentaire permet d’entrevoir le processus
créateur à l’œuvre derrière l’évocation de la peinture. En évoquant abstraitement, au plus haut
point de subjectivité poétique la peinture, l’idée de véritables synesthésies artistiques devient
beaucoup plus prégnante :

« Lac de sang : le rouge; - hanté de mauvais anges : surnaturalisme; - un bois toujours vert : le vert,
complément du rouge; un ciel chagrin : les fonds tumultueux et orageux de ses tableaux;- les fanfares et Weber :
idées de musique romantique que réveillent les harmonies de ses couleurs »

Le fait que l’expression lac de sang ne désigne « que » le rouge des tableaux montre
bien les rapports qui se tissent entre les arts : ce n’est pas la un objet primaire rouge de
Delacroix qui intéresse Baudelaire (par exemple le rouge des draps dans La Mort de
Sardanapale), mais derrière cet objet, une impression plus vague et sombre, une référence
visuelle comme cachée qui ne peut ressortir que par la métaphore poétique. Ici, nous
commençons à comprendre ce que voulaient dire les mots de la préface du Salon de 1846
lorsque la poésie apparaît finalement comme « le meilleur compte rendu d’un tableau ». La
critique classique ne peut en effet exprimer ce genre de lecture du poème tandis que l’image
poétique en a la possibilité. Autre point majeur de cet autocommentaire : le vocabulaire
explicatif de la dernière image du poème - rétrécie dans l‘expression « les fanfares de
Weber » - est semblable au champ sémantique du poème Correspondances - le lien entre sons
et couleurs active une synesthésie d’ordre artistique. Cette dernière image montre même
indirectement une triple synesthésie : le lien des tableaux de Delacroix à la musique
romantique de Weber à travers la poésie de Baudelaire. La proximité du poème Les Phares
(VI) et de Correspondances (IV) dans le recueil n’est sans doute pas hasardeuse - d’un côté
ce quatrain le suggère, d’un autre, une recherche spirituelle s’y prolonge et s’y amplifie dans
les trois suivants:

Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,


Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C’est pour les cœurs mortels un divin opium !

C’est un cri répété par mille sentinelles,


Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C’est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage


Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !

Ces trois dernières strophes font infléchir inévitablement le poème vers le Spleen.
Pourtant, un Idéal associé aux artistes y est certes mentionné : le « phare allumé sur mille
citadelles » nous explicite le titre comme l’action de l’art, c’est-à-dire la découverte d’espace
nouveaux, désormais éclairés pour les générations suivantes grâce à l’esprit novateurs des
artistes en question. Mais cette lumière est celle de « chasseurs perdus » et demeure « un cri »
plus qu’un chant.
De ce désemparèrent, on peut gloser par l’isotopie de l’inaccessibilité : « labyrinthe »,
« perdus » , sanglot qui « vient mourir » mais aussi, indirectement, des termes comme
« échos » qui introduisent une solitude, celle de l’absence de réponse au cri du
questionnement humain, et ce malgré la puissance de cri démultiplié par la foule (mille
sentinelles, mille porte-voix…).
Le dernier quatrain montre que le rôle de l’artiste et du poète demeure toujours
spirituel comme le soulignent l’adresse à Dieu d’une part, et le fait que l’art soit le
témoignage de la dignité humaine en répétant, prolongeant ce cri sans réponse. Les deux
derniers vers en montrant que les rapports de l’homme à la divinité sont constitué d’un lien de
communication impossible, que Dieu commence là où meurt le cri, ces deux vers possèdent
quelque chose de commun avec la conception janséniste où c’est le silence divin qui domine
dans le monde et où le Créateur apparaît comme un Dieu caché3.
Enfin, il faut retenir un certain nombre de convergences de ces artistes pour donner un
sens à ce que peut signifier le phare baudelairien. Tout d’abord, on retrouve dans une critique
du Salon de 1846 une triade de noms - Rembrandt, Rubens, Watteau - nous ramène
indirectement à ce poème : ils partageraient cette conception du paysage de fantaisie, c’est-à-
dire, de ne pas attaché une importance à l’aspect historique du lieu évoqué en peinture. Cette
idée ressort également du poème où le lieu vague ou fantasmagorique est une des rares
constantes observables4.

III) Le rôle de Delacroix dans la mythologie artistique de Baudelaire

La place de Delacroix est particulière dans l’œuvre de Baudelaire, mais aussi dans sa
vie. L’adhésion du poète à l’œuvre et au-delà à l’univers du peintre est totale. Il y a chez
Baudelaire ce même sentiment de fraternité mystique à l’égard de Delacroix que pour Poe
dans le domaine littéraire. C’est d’abord à propos de Delacroix (en évoquant La Madeleine
dans le Désert) que Baudelaire fait le premier rapprochement entre peinture et poésie dans le
Salon de 1845:

« C’est une tête de femme renversée dans un cadre très étroit. A droite dans le haut, un petit bout de ciel
ou de rocher - quelque chose de bleu; - les yeux de la Madeleine sont fermés, la bouche est molle et languissante,
les cheveux épars. Nul, à moins de la voir, ne peut imaginer ce que l’artiste a mis de poésie intime,
mystérieuse et romantique dans cette simple tête. Elle est peinte presque par hachures comme beaucoup de
peintures de M. Delacroix; les tons, loin d’être éclatants ou intenses, sont très doux et très modérés; l’aspect est
presque gris, mais d’une harmonie parfaite. Ce tableau nous démontre une vérité soupçonnée depuis longtemps
et plus claire encore dans un autre tableau dont nous parlerons tout à l’heure; c’est que M. Delacroix est plus fort
que jamais, et dans une voie de progrès sans cesse renaissante, c’est-à-dire qu’il est plus que jamais
harmoniste. »

3
Nous développerons ce thème dans la séquence consacré à Racine et verrons qu’il n’est guère possible de voir
un janséniste en Baudelaire, loin s’en faut.
4
« Quant au paysage de fantaisie, qui est l’expression de la rêverie humaine, l’égoïsme humain substitué à la
nature, il fut peu cultivé. Ce genre singulier, dont Rembrandt, Rubens, Watteau et quelques livres
d’étrennes anglais offrent les meilleurs exemples, et qui est en petit l’analogue des belles décorations de
l’Opéra, représente le besoin naturel du merveilleux. C’est l’imagination du dessin importée dans le paysage :
jardins fabuleux, horizons immenses, cours d’eau plus limpides qu’il n’est naturel, et coulant en dépit des lois de
la topographie, rochers gigantesques construits dans des proportions idéales, brumes flottantes comme un rêve.
Le paysage de fantaisie a eu chez nous peu d’enthousiastes, soit qu’il fût un fruit peu français, soit que l’école
eût avant tout besoin de se retremper dans les sources purement naturelles. » (Salon de 1846)
Un poème de jeunesse, non intégré aux Fleurs du mal, montre bien comment
Delacroix pouvait inspirer la poésie et comment, réciproquement, la poésie se présente
comme une forme supérieure de la critique. Il s’agit de Sur le Tasse en prison, d'Eugène
Delacroix qui sera repris dans le court recueil des Epaves aux côtés, notamment, d’un
quatrain inspiré par un tableau de Manet, Lola de Valence.

Sur le Tasse en prison, d'Eugène Delacroix

Le poète au cachot, débraillé, maladif,


Roulant un manuscrit sous son pied convulsif,
Mesure d'un regard que la terreur enflamme
L'escalier de vertige où s'abîme son âme.

Les rires enivrants dont s'emplit la prison


Vers l'étrange et l'absurde invitent sa raison;
Le Doute l'environne, et la Peur ridicule,
Hideuse et multiforme, autour de lui circule.

Ce génie enfermé dans un taudis malsain,


Ces grimaces, ces cris, ces spectres dont l'essaim
Tourbillonne, ameuté derrière son oreille,

Ce rêveur que l'horreur de son logis réveille,


Voilà bien ton emblème, Ame aux songes obscurs,
Que le Réel étouffe entre ses quatre murs!
V) Traitement de deux sculptures dans Les Fleurs du mal

A) La Comédie Humaine de Ernest Christophe et Le Masque

Une statue de Christopher Ernest marqua particulièrement Baudelaire au point de lui


inspiré un poème majeur des Fleurs du mal. Il évoque cette œuvre dans le Salon de 1859 dans
ces termes :

« Ce dernier représente une femme nue […] qui, vue en face, présente au spectateur un visage souriant
et mignard, un visage de théâtre. Une légère draperie, habilement tortillée, sert de suture entre cette jolie tête de
convention et la robuste poitrine sur laquelle elle a l’air de s’appuyer. Mais, en faisant un pas de plus à gauche
ou à droite, vous découvrez le secret de l’allégorie, la morale de la fable, je veux dire la véritable tête révulsée,
se pâmant dans les larmes et l’agonie. Ce qui avait d’abord enchanté vos yeux, c’était un masque, c’était le
masque universel, votre masque, mon masque, joli éventail dont une main habile se sert pour voiler aux yeux du
monde la douleur et le remords. »
Ce qui attire Baudelaire chez Ernest Christophe est tout d’abord son imagination (il
écrit notamment dans ce même texte: « M. Christophe n’est pas de ces artistes faibles en qui
l’enseignement positif et minutieux de Rude a détruit l’imagination » ), mais sans doute aussi
au-delà du masque, l’arrachement de ce dernier et la révélation de la douleur au milieu du
monde et du jeu social :

« – Elle pleure insensé, parce qu’elle a vécu !


Et parce qu’elle vit ! Mais ce qu’elle déplore
Surtout, ce qui la fait frémir jusqu’aux genoux,
C’est que demain, hélas ! il faudra vivre encore !
Demain. après-demain et toujours ! – comme nous ! »

Dès lors que la vie est un jeu social faussé et absurde, ce n’est plus la mort qui devient
terrible mais la vie elle-même. En ce sens l’Art qui enjolive le monde, et par là même trompe
devient inévitablement blasphématoire :

O blasphème de l’art ! ô surprise fatale !

L’art tel que l’entend Baudelaire doit donc dévoiler comme le fait Ernest Christophe
et c’est ainsi seulement que la vérité poétique peut-être atteinte. Le mensonge du corps est
celui de la beauté : « La femme au corps divin, promettant le bonheur » montre cette erreur
de l’art qui se veut adéquation de la beauté, car il perd la réalité humaine de la mort qui fonde
toute son existence. De ce fait, on comprend pourquoi le poème Le Masque est intégré à ce
fameux cycle de La Beauté, beauté qu’il désigne et condamne, ouvrant le chemin qui sera
celui des Fleurs du mal : perte progressive de l’importance du corps, qui leurre, même
lorsqu’il est mort (car Une charogne n’est pas dans la dernière section de l’œuvre, mais juste
après le cycle de La Beauté et n’est qu‘une étape dans le cheminement du recueil vers la
mort).

B) Michel-Ange dans L’Idéal

Autre poème lié à la sculpture quoi que d’une manière moins centrale en apparence,
L’Idéal nous ramène à nouveau à Michel Ange.
L’art de Michel Ange est pour Baudelaire d’une nette supériorité à tant d’autres en ce
qu’il est « précis comme une science, prodigieux comme le rêve ». Une telle remarque montre
un parallélisme très important dans l’attitude artistique, une forme de dessein commun : il y a
en effet, également une volonté d’équilibre dans les Fleurs du mal entre une structure
savamment pensée, dont on dit si souvent qu’elle est une architecture et un aspect onirique -
au moins dans le sens d’une recherche d’extraction du monde spleenétique.

Michel Ange est également un modèle pour Baudelaire poète comme figure de
l’artiste dont l’œuvre s’est caractérisée par une exigence formelle très haute, comparable en
un sens aux refus nécessaires à l’élaboration d’une poétique. De la même manière que
l’œuvre poétique de Baudelaire est quantitativement maigre et qu’elle s’exprime plutôt par le
sonnet que par des formes longues, la peinture et la sculpture de Michel Ange laissent
suggérer toute une série de dispositions visuelles non choisies puisqu’elles ne conservent,
finalement, que ce qui est strictement essentiel. Baudelaire ne veut pas dire autre chose
lorsqu’il écrit : « Ce fond est d’une simplicité fantastique, et E. Delacroix a sans doute,
comme Michel-Ange, supprimé l’accessoire pour ne pas nuire à la clarté de son idée. »

L’idéal

Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,


Produits avariés, nés d’un siècle vaurien,
Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,
Qui sauront satisfaire un cœur comme le mien.

Je laisse à Gavarni, poète des chloroses,


Son troupeau gazouillant de beautés d’hôpital,
Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses
Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.

Ce qu’il faut à ce cœur profond comme un abîme,


C’est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,
Rêve d’Eschyle éclos au climat des autans ;

Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange,


Qui tors paisiblement dans une pose étrange
Tes appas façonnés aux bouches des Titans !

Dans ce poème plus que dans aucun autre peut-être, la voix du critique d’art se fait
entendre avec celle du poète. La tonalité est celle des Salons. On est volontairement dans la
controverse. Les deux quatrains désignent ce que ne saurait être l’idéal artistique pour
Baudelaire (et à sa suite, sans doute à ses yeux, pour toute personne de goût), tandis que les
deux tercets souligne combien l’Idéal peut-être plus sombre.
La triade faite de Lady Macbeth, d’Eschyle et de La Nuit laisse suggérer un patronage
à la fois haut et sombre sous lequel se place le recueil. Contrairement aux Phares, c’est en
sculpteur qu’est évoqué ici Michel Ange. La célèbre sculpture du tombeau des Médicis est ici
plus encore que le personnage de Lady Macbeth et que l’œuvre d’Eschyle est mise en valeur
en apparaissant, seule, au dernier tercet. C’est comme si l’évocation de la sculpture était plus
forte, rhétoriquement, aux yeux du poète, que celle de deux chefs-d’œuvre de la littérature
universelle.

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