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Procès du langage

Nommer, c'est appeler à l'existence, tirer du néant. Ce qui n'est pas nommé ne peut exister de
quelque manière que ce soit. Même le Dieu de l'Ancien Testament, qui refuse de décliner son
identité, doit accepter de figurer dans l'univers de la parole humaine sous le mot « Yaweh ». […]
La dénomination affirme un droit à l'existence. Ce sont les mots qui font les choses et les êtres,
qui définissent les rapports selon lesquels se constitue l'ordre du monde. Se situer dans le monde,
pour chacun d'entre nous, c'est être en paix avec le réseau des mots qui mettent chaque chose à sa
place dans l'environnement. Notre espace vital est un espace de paroles, un territoire pacifié où
chaque nom est solution d'un problème. Les rapports humains eux-mêmes apparaissent comme
un vaste système de mots qu'on donne et qu'on reçoit, selon les rythmes prévus par les
hiérarchies et les politesses. L'ordre social est défini par un code des dénominations correctes, où
tout désaccord, tout écart apparaît aussitôt comme un signe de déséquilibre. […]
Pour chacun de nous, le langage est contemporain de la création du monde, - il est l'ouvrier de
cette création. C'est par la parole que l'homme vient au monde, et que le monde vient à la pensée.
[…] Malheureusement cette apothéose du langage entraîne aussitôt sa mise en question. Si les
mots commandent l'accès à l'être, s'il est vrai qu'en deçà et au delà des mots, il n'y a rien, -
comment se fait-il que la parole apparaisse souvent suspecte et dévaluée ? Monnaie de l'être, en
principe, - mais trop souvent fausse monnaie. L'idée d'une ontologie du langage se heurte donc
immédiatement à l'objection du mensonge, objection dont il est évident qu'elle n'a de sens que si
la parole est par destination messagère de vérité. En fait, la vie spirituelle commence d'ordinaire
non pas avec l'acquisition du langage, mais avec la révolte contre le langage une fois acquis.
L'enfant découvre le monde à travers le langage régnant que lui dicte l'entourage. L'adolescent
découvre les valeurs dans la révolte contre le langage auquel il s'était jusque-là confié
aveuglément, et qui lui paraît, dans la lumière de la crise, dépourvu de toute authenticité. Tout
homme digne de ce nom a connu cette crise dans l'appréciation du langage qui fait passer de la
confiance naïve à la récrimination. […] Moment de la critique et du retour à soi, moment d'un
nouveau départ de la pensée et de l'action : c'est le moment de Socrate, questionneur ironique,
réclamant de sa victime le sens de tel ou tel mot banal. L'interlocuteur, sans voir le piège tendu
par le sphinx jovial, répond en donnant la définition reçue, mais Socrate n'a pas de peine à faire
apparaître l'insuffisance de la notion qu'on lui propose. Il met sa victime en contradiction avec
elle-même et, par une savante ascèse polémique, se propose de la mener de la discordance à la
réconciliation, des illusions du sens commun à la rectitude du bon sens.
La parabole socratique permet de donner son exacte valeur au procès du langage. La parole
établie consacre un sens convenu qui, dans le premier mouvement, emporte notre adhésion sans
critique. Le mot du langage courant est ainsi la chose de tous et de personne, dépouillé de toute
actualité, c'est-à-dire de toute valeur. Le mot, nous l'avons vu, a pris son origine dans
l'engagement mutuel de l'homme et du monde; mais il tend à s'émanciper de son contexte
d'expérience immédiate. Alors qu'il était le sens de la situation, il vaut indépendamment de la
situation, et comme une promesse de la situation, même si celle-ci n'est pas donnée, rendant
possible une grosse économie d'action. Du même coup, la parole, qui était la réalité humaine,
masque l'absence de cette réalité; elle est une réalité par défaut. Il n'y a de vérité qu'au niveau de
la parole, mais le mensonge est contemporain de la vérité et bon nombre des mots que nous
prononçons dans le courant des jours sont des mots mensongers, attestations d'une sympathie,
d'une cordialité, d'un intérêt que nous n'éprouvons pas, - ainsi que le met sans peine en lumière la
récrimination du misanthrope.
Témoin de l'authenticité de l'être, le langage en est donc aussi la contrefaçon. Le sens commun
émousse le sens propre des mots. Les mots de chacun ne deviennent les mots de tous qu'en
perdant leur intention, en se dégradant progressivement, comme se ternit une monnaie neuve et
brillante une fois mise en circulation. Au lieu de coïncider avec la valeur, le mot n'en est plus que
l'étiquette. Il évite le détour d'une manifestation plus directe; sunt verba et voces, disait le poète
latin, praetereaque nihil, des mots et des formules, et rien d'autre. Ainsi devient possible la
sédimentation de l'être en avoir, cette déchéance qui vide la parole de sa substance et de son
efficacité, justifiant par là toutes les révoltes. Car celui qui prend le langage pour argent
comptant, aiguillé par les paroles vers des valeurs inexistantes, sera la dupe de qui le manœuvre
et sa bonne foi surprise ne verra plus désormais partout que mauvaise foi.
Davantage encore, l'usurpation du langage ne tient pas seulement à la dégradation sociale des
mots, ou aux abus de confiance de nos interlocuteurs. Plus profondément, le langage se glisse
entre chaque homme et lui-même comme un écran qui le défigure à ses propres yeux. L'être
intime de l'homme est en fait confus, indistinct et multiple. Le langage intervient comme une
puissance destinée à nous exproprier de nous-même, pour nous aligner sur l'entourage, pour nous
modeler selon la commune mesure de tous : il nous définit et nous achève, nous termine et nous
détermine. La direction de conscience qu'il exerce fait de lui le complice de l'avoir, en sa
pauvreté monolithique, contre la pluralité de l'être. Dans la mesure même où nous sommes forcés
de recourir au langage, nous renonçons à notre vie intérieure car le langage impose la discipline
de l'extériorité. L'usage de la parole est donc une des causes essentielles du malheur de la
conscience, et d'autant plus essentielle que nous ne pouvons nous en passer. […]
Il est vrai que le langage suppose un certain nombre de valeurs sédimentées dans la culture
ambiante, et qui demeurent à l'état fossile aussi longtemps qu'elles restent de pures données
extérieures. Seulement la valeur authentique n'est pas une chose : la spiritualité coagulée dans le
sens commun ne possède aucun droit réel à imposer une direction de conscience. Toute
affirmation de valeur implique une initiative personnelle, et comme une reprise des éléments du
langage par une conscience qui les redécouvre et seule peut attester leur authenticité. Qui est
dupe ici est d'abord dupe de soi : il n'a pas atteint sa majorité spirituelle. La crise est un signe de
la promotion virile; elle se trouve résolue lorsque la personne parvient à trouver en soi un
fondement plus solide que le sable mouvant du langage commun.
Récriminer contre le langage, c'est donc être dupe du langage, lui reconnaître abusivement une
portée qu'il ne possède pas. Et cette insurrection même n'est peut-être pas exempte de mauvaise
foi. Accuser le langage, c'est d'ordinaire protester contre autrui; accuser les autres considérés
comme responsables de cette perversion établie. Or la faute est toujours partagée : l'homme qui
récrimine n'est pas pur pour autant. Ce ne sont pas les autres seulement qui manquent de parole,
mais celui d'abord qui est entré avec les autres dans une communauté fondée sur un malentendu,
œuvre collective de tous ceux qui y participent. Plutôt donc que de faire le procès des autres et
des mots, il convient de passer de la révolte à la conversion, c'est-à-dire à l'affirmation
décidément positive de soi-même.
Autrement dit, le langage ne saurait justifier qui que ce soit. Il appartient à chacun d'assumer
pour son compte son langage, par la recherche du mot propre. A l'ontologie objective ou
sociologique de la parole doit se substituer une ontologie personnelle. Le discours n'est qu'une
attestation de l'être dont il appartient à chacun de faire qu'elle soit authentique. Les mots ne
mentent pas, mais l'homme. Je ne tire pas, avec des paroles, des traites sur l'être, mais sur moi-
même seulement, et sur ma propre fidélité. La conception infantile d'une efficacité magique de la
parole en soi fait place à cette pensée plus difficile que le langage est pour l'homme un moyen
privilégié de se frayer un chemin à travers les obstacles matériels et moraux pour accéder à l'être,
c'est-à-dire aux valeurs décisives dignes d'orienter sa destinée.

Georges GUSDORF, La parole, 1952.

Résumé proposé :

Il n’y a de réalité que par les mots : le réseau des dénominations engendre et règle notre
existence dans le monde. Pourquoi alors la parole est-elle souvent mensongère ? C’est que son
authenticité ne commence qu’avec la remise en question du langage. Usée, machinale, la parole
se [50] détache en effet de l’expérience réelle et cède aux facilités du mensonge. Ainsi le langage
se dégrade en s’uniformisant et autorise toutes les révoltes.
Plus encore, ses méfaits gagnent notre être le plus intime en nous empêchant de porter sur nous-
mêmes autre chose qu’un discours collectif [100]. Or il ne peut y avoir d’être authentique qui ne
sache lutter contre cette invasion. L’accusation que nous adressons au langage doit savoir
s’accompagner d’une remise en question personnelle où se crée et s’affirme une parole
authentique.
142 mots .
Le déclin de la parole

Nous sommes dans une situation étrange : alors que la persuasion est partout, que ses procédés
nous assaillent de toute part, élèves et étudiants ne sont préparés ni à la pratiquer ni à la décoder.
Malgré la volonté de quelques enseignants et la ténacité de quelques chercheurs en
communication, il n'y a nulle part de véritable programme de sensibilisation à l'argumentation,
c'est-à-dire à un convaincre non-manipulatoire.
Car le XXe siècle est témoin d'un paradoxe qui a été peu souligné jusqu'à présent. D'un côté on a
vu se développer, d'une manière qui n'a pas de précédent, toute sorte de pratiques de la
persuasion. Les batailles idéologiques se sont succédé par vagues, mobilisant des foules
immenses. Les ressources de la propagande, de la désinformation, de la manipulation
psychologique ont été massivement utilisées tout au long de ce siècle, en période de guerre
comme en période de paix. Le développement du secteur marchand, lui aussi sans précédent, se
nourrit de l'emprise majeure de la publicité sur les consciences, vaste entreprise de conviction
peu regardante sur les moyens qui fait penser au jugement de Roland Barthes : « Parler, et à plus
forte raison discourir, ce n’est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c’est
assujettir : toute la langue est une rection généralisée. » D'un autre côté, malgré cette présence
massive, la parole pour convaincre se déploie dans un vide presque total de réflexion,
d'enseignement, de culture, et pour tout dire, d'éthique. Il n'y a pas de véritable « culture du
convaincre » à la mesure d'une civilisation qui ne cherche plus dans les normes du passé et de la
tradition les raisons de son destin.
La conséquence de ce paradoxe est que l'exercice de la parole, presque uniquement soumis à la
règle de l'efficacité, décline au profit de ses formes les plus manipulatoires. On peut se demander
si nous n'assistons pas à un véritable déclin de la parole et de la fonction qu'elle remplit dans le
progrès de la civilisation. D'autres périodes de l'histoire humaine ont connu un tel déclin.
L'historien romain Tacite se demande, dans un texte écrit aux alentours de l'an 80 si la rhétorique
n'est pas en train de disparaître sous ses yeux. « Aujourd'hui, écrit-il, il faut faire court : fini le
temps où les orateurs pouvaient s'exprimer librement devant un public attentif et qui prend part
aux débats. » Aujourd'hui, dit-il encore, « la culture des orateurs, qui avait nourri la République,
ne sert plus à rien : l'Empire s'impose et avec lui la démocratie de la parole disparaît. » Tacite
voyait déjà dans l'esthétisation du discours - et la naissance d'un genre, la littérature - la
conséquence de cette fin d'une époque inaugurée par Athènes. En restant prudent sur la
comparaison, ne vivons-nous pas une période équivalente, où la parole est tout aussi malmenée ?
Aujourd'hui aussi, il faut faire court : le « clip » est devenu l'unité de mesure du discours. Le
débat vivant est remplacé par des procédures manipulatoires au service le plus souvent d'une
pensée unique à l'échelle mondiale. Les nouveaux jeux du cirque, le spectacle télévisuel, sont
l'unique sujet de conversation. Mesure-t-on les conséquences sur une société où l'on ne parle plus
que de choses que l'on n'a pas vécues, sinon par procuration virtuelle ?
Le premier signe, mais pas le plus visible, du déclin de la parole est la tentative de restriction du
champ où elle s'applique. La gigantesque bataille idéologique qui a pour objet d'imposer le
libéralisme à l'échelle mondiale, a comme caractéristique de se mener sur un mode
manipulatoire. Loin de se présenter comme un choix possible, discutable dans l'espace public, le
libéralisme se présente comme une évolution naturelle, une loi à laquelle nous serions soumis. La
parole est dessaisie de sa possibilité d'intervention, et l'essentiel de ce qui nous arrive est présenté
comme non discutable, échappant à la parole, c'est-à-dire comme un phénomène sur lequel nous
n'aurions aucune prise.
Un autre signe du déclin de la parole est l'absence de référence, dans l'espace public, à des
normes qui réguleraient l'emploi de tel ou tel type de procédés visant à convaincre. Il est frappant
de voir l'absence de disjonction, dans les démocraties modernes, entre l'univers des fins et celui
des moyens. Si les fins sont bonnes, alors tous les moyens peuvent être mis à leur service. La
fascination pour la technique n'est pas étrangère à ce curieux blanc-seing donné aux moyens de
communication. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, la propagande est diabolique lorsqu'elle
est au service des régimes totalitaires, mais devient d'une certaine façon respectable lorsqu'elle
est mise au service d'idéaux démocratiques. Le sommet de cette confusion entre les fins et les
moyens est la publicité moderne. Objet complexe par le mélange des genres qu'elle opère, la
publicité reste un formidable outil de manipulation des esprits. Les générations futures jugeront
peut-être que nous aurons été de ce point de vue autant sous influence que les habitants des pays
totalitaires que nous plaignons d'avoir été irradiés par la propagande. Mais comme la cause est
bonne, du moins du point de vue du secteur marchand, les moyens le seraient aussi.
Un autre signe du déclin de la parole est la désaffection des systèmes d'enseignement et de
recherche vis-à-vis de ce que Roland Barthes avait qualifié d' « empire rhétorique ». En 1902
disparaissait des programmes d'enseignement français cette matière qui avait été, depuis deux
mille cinq cents ans, la base de toute scolarité. Bien sûr, la rhétorique s'était progressivement
dégradée, pour n'être plus qu'une coquille en partie vidée du contenu citoyen qu'elle avait à la
période classique. Une des fonctions civiques essentielles de l'enseignement ne serait-elle pas de
montrer que les grandes valeurs démocratiques ne sont rien si les moyens pour les défendre ne
sont pas, eux aussi, au service du recul de la violence et de la construction d'un lien social
solidaire, c'est-à-dire, respectueux de la relation à autrui ?
Pour obvier à tous ces risques, ne faudrait-il pas réfléchir à cette disjonction entre une éthique
des fins et une éthique des moyens, qui partirait du principe que toute parole, quelle qu'elle soit,
se corrompt d'être diffusée à l'aide de procédés manipulatoires qui ne respectent ni celui qui
l'émet ni celui qui la reçoit ? Les normes qui permettraient d'opérer une partition entre ce qui
relève du respect et ce qui émarge à la violence manipulatoire existent. Déjà la culture grecque
de l'argumentation, à peine inventée, les discutait. Depuis cette époque, tout homme politique qui
franchit par exemple la ligne rouge de la démagogie sait qu'il le fait. Ces normes, qui sont des
normes de civilisation, sont connues de tous. Mais leur portée est atténuée, voire niée dans un
climat où le laisser-faire s'applique aussi à la parole et aux procédés de communication.
Tout rappel de ces normes est pris dans la fausse alternative liberté/censure qui est le credo des
sociétés libérales. Il en est de ces normes comme de toute parole dans l'espace public : on peut
tout dire, tout faire. Toute idée qui trouve preneur serait légitime du fait même qu'elle trouve
preneur. C'est ainsi que les lois du marché contaminent jusqu'au monde des idées et des moyens
de les communiquer. Il faut rappeler que de la même façon que nous avons renoncé, en signe de
civilisation, à l'exercice de la violence et de la vengeance privée, nous avons reconnu, au moment
même de la naissance de la démocratie, des normes qui permettent de renoncer à la violence
psychologique que constitue la manipulation de la parole. Il est peut-être temps de les réactiver,
d'en souligner l'importance pour la démocratie et de montrer l'intérêt que chaque citoyen pourrait
en retirer.

Philippe BRETON, Le Culte d'Internet. Une menace pour le lien social ?, 2000.
Résumé proposé :

La communication est aujourd'hui sournoisement persuasive et peu d'efforts sont faits pour
enseigner l'art de convaincre. Alors qu'en effet les manœuvres manipulatoires envahissent la vie
politique et économique, on constate paradoxalement l'absence de recul didactique capable de
leur opposer une culture de la conviction.
Ainsi les [50] symptômes classiques d'un déclin de la parole marquent notre époque.
Le débat public disparaît d'abord au profit de la parole unique du libéralisme. On tolère en outre
la pire manipulation si on suppose son intention légitime : ainsi de la manœuvre publicitaire.
L'enseignement de la rhétorique, enfin, se [100] trouve délaissé, et avec lui les chances de
favoriser des relations sociales harmonieuses.
Il faudrait donc revivifier la rhétorique pour respecter les libertés individuelles. Aucune parole
n'est fondée par le prétexte qu'on peut la proférer : la démocratie est née d'une volonté de réguler
les violences privées. Il [150] est urgent de rappeler que la parole en fait partie.
160 mots.
Thomas HOBBES
De la parole

L'invention de l'imprimerie, quoiqu'ingénieuse, n'est pas grand-chose si on la compare à celle


de l'écriture. Mais qui, le premier, trouva l'usage de l'écriture, nous ne le savons pas. Celui qui, le
premier, la fit entrer en Grèce fut Cadmus, le fils d'Agénor, roi de Phénicie. Une invention qui
procure l'avantage de perpétuer la mémoire du temps passé, et de relier les hommes dispersés
dans tant de régions éloignées de la terre. C'est d'ailleurs une invention difficile, car elle procède
de l'observation attentive des différents mouvements de la langue, du palais, des lèvres, et des
autres organes de la parole, observation qui [a permis] de faire autant de nombreuses différences
de caractères [qu'il est nécessaire] pour évoquer ces mouvements. Mais la plus noble et la plus
profitable de toutes les autres inventions fut la parole, qui consiste en des dénominations ou
appellations, et en leur connexion, au moyen de quoi les hommes enregistrent leurs pensées, se
les rappellent quand elles sont passées, et, aussi, se les déclarent l'un à l'autre pour leur utilité
mutuelle et leur communication, invention sans laquelle il n'y aurait pas eu entre les hommes
plus de République, de société, de contrat, de paix qu'entre les lions, les ours et les loups. Le
premier auteur de la parole fut Dieu lui-même qui apprit à Adam comment nommer les créatures
qu'il présentait à sa vue. Car l’Écriture ne va pas plus loin sur cette question. Mais cela était
suffisant pour l'amener à ajouter de nouvelles dénominations, comme l'expérience et l'usage des
créatures lui en donnaient l'occasion et à les lier peu à peu de façon à se faire comprendre. Et,
jour après jour, il acquérait d'autant plus de langage qu'il en avait découvert l'utilité, quoique ce
dernier ne fut pas aussi riche que celui dont a besoin un orateur ou un philosophe. [...]
Mais tout ce langage acquis, et développé par Adam et sa postérité, fut d'ailleurs perdu à la tour
de Babel, quand, par la main de Dieu, tous les hommes, à cause de leur rébellion, furent frappés
d'un oubli de leur premier langage. Et les hommes étant par là forcés de se disperser dans
différentes parties du monde, il fut nécessaire que la diversité des langues, qui existe aujourd'hui,
procédât de ces dernières par degrés, selon ce que le besoin, la mère de toutes les inventions, leur
enseigna, et, le temps passant, ces langues s'enrichirent partout. L'usage général de la parole est
de transformer notre discours mental en un discours verbal, ou l'enchaînement de nos pensées en
un enchaînement de mots, et ceci pour deux utilisations : l'une est l'enregistrement des
consécutions de nos pensées qui, étant susceptibles de s'échapper de notre mémoire, et de nous
faire faire un nouveau travail, peuvent être de nouveau rappelées à l'aide de mots par lesquels
elles furent désignées. Si bien que le premier usage des dénominations est de servir de marques
ou de notes de la remémoration. Un autre usage intervient quand de nombreuses personnes
utilisent les mêmes mots pour exprimer les unes aux autres, par la liaison et l'ordre de ces mots,
ce qu'elles conçoivent ou pensent de chaque chose, et aussi ce qu'elles désirent, ce qu'elles
craignent, ou ce qui est l'objet de toute autre passion. Et pour cet usage, les mots sont appelés des
signes. Les usages particuliers de la parole sont les suivants : premièrement, d'enregistrer ce que,
en réfléchissant, nous découvrons être la cause de quelque chose présente ou passée, et ce que les
choses présentes peuvent produire ou réaliser, ce qui, en somme est l'acquisition des arts.
Deuxièmement, de révéler aux autres cette connaissance à laquelle nous sommes parvenus, ce
qui revient à se conseiller et à s'apprendre quelque chose les uns aux autres. Troisièmement, de
faire savoir aux autres nos volontés et nos desseins, afin que nous nous donnions les uns aux
autres une aide mutuelle. Quatrièmement, de contenter et d'enchanter, soit nous-mêmes, soit les
autres, en jouant avec nos mots, pour le plaisir ou l'agrément, innocemment.
A ces usages, correspondent quatre abus. Premièrement, quand les hommes enregistrent
incorrectement leurs pensées, par des mots dont le sens est variable, mots par lesquels ils
enregistrent comme leurs des idées qu'ils n'ont jamais comprises, et ils se trompent.
Deuxièmement, quand ils utilisent les mots métaphoriquement, c'est-à-dire dans un sens autre
que celui auquel ils étaient destinés, et, par là, induisent les autres en erreur. Troisièmement,
quand, par des mots, ils déclarent une volonté qui n'est pas la leur. Quatrièmement, quand ils
utilisent des mots pour se blesser les uns les autres. Etant donné que la nature a armé les
créatures vivantes, certaines avec des dents, d'autres avec des cornes, et d'autres [encore] avec
des mains, ce n'est qu'un abus de parole de blesser quelqu'un avec la langue, à moins que ce ne
soit quelqu'un que nous sommes obligés de gouverner, et alors, ce n'est pas le blesser, mais le
corriger et l'amender .
La manière dont la parole sert à la remémoration de la consécution des causes et des effets
consiste en l'imposition de dénominations, et en leur liaison. Dans les dénominations, certaines
sont propres et particulières à une seule chose, comme Pierre, Jean, cet homme, cet arbre; et
certaines sont communes à de nombreuses choses, comme homme, cheval, arbre; dont chacune,
quoique n'étant qu'une dénomination, est néanmoins la dénomination de différentes choses
particulières. Si l'on considère l'ensemble de ces choses comme un tout, on l'appelle un universel,
[mais] il n'y a rien dans le monde d'universel, sinon des dénominations, car les choses nommées
sont toutes par elles-mêmes individuelles et singulières. [...]
Étant donné que la vérité consiste à ordonner correctement les dénominations dans nos
affirmations, un homme qui cherche l'exacte vérité doit se souvenir de ce que signifie chaque
dénomination qu'il utilise, et il doit la placer en conséquence, ou sinon, il se trouvera empêtré
dans les mots, comme un oiseau dans les gluaux, [et] plus il se débattra, plus il sera englué. Et
donc, en géométrie (qui est la seule science jusqu'ici qu'il a plu à Dieu d'octroyer à l'humanité),
les hommes commencent par asseoir le sens de leurs mots, ce qu'ils appellent définitions, et ils
les placent au commencement de leur calcul.
On voit par là combien il est nécessaire à quiconque aspire à la vraie connaissance d'examiner
les définitions des auteurs précédents, et, ou de les corriger quand elles sont avancées
négligemment, ou de les faire par soi-même. Car les erreurs se multiplient par elles-mêmes,
selon la poursuite du calcul, et elles conduisent les hommes à des absurdités, qu'ils finissent par
saisir, mais auxquels ils ne peuvent se soustraire sans refaire de nouveau le calcul depuis le
début, où se trouve le fondement de leurs erreurs. De là vient que ceux qui font confiance aux
livres font comme ceux qui additionnent des petits totaux pour faire un grand total, sans
envisager si ces petits totaux [eux-mêmes] ont été les résultats d'additions correctes, et qui,
trouvant enfin l'erreur manifeste, et ne suspectant pas leurs premiers fondements, ne savent pas
comment s'en sortir, perdent leur temps à voleter à la surface de leurs livres, comme des oiseaux
qui, entrés par la cheminée, et se trouvant enfermés dans une pièce, volettent vers la lumière
trompeuse des carreaux de la fenêtre, l'intelligence qui leur permettrait d'envisager par où ils sont
entrés leur faisant défaut. De sorte que c'est dans la définition correcte des dénominations que
repose le premier usage de la parole, qui est l'acquisition de la science, et c'est sur les définitions
inexactes, ou sur l'absence de définitions que repose le premier abus, dont procèdent toutes les
opinions fausses et insensées qui font que ces hommes qui reçoivent leur instruction de l'autorité
des livres, et non de leur propre méditation, se trouvent autant au-dessous de la conditions des
hommes ignorants, que les hommes qui possèdent la vraie science se trouvent au-dessus. Car
l'ignorance se situe au milieu, entre la vraie science et les doctrines erronées. La sensation et
l'imagination naturelles ne sont pas sujettes à l'absurdité. La nature elle-même ne peut pas
s'égarer. C'est quand les hommes disposent d'une grande richesse du langage qu'ils deviennent ou
plus sages, ou plus fous qu'à l'ordinaire. Il n'est pas possible à un homme, sans les lettres, de
devenir ou parfaitement sage ou, à moins que sa mémoire ne soit endommagée par une maladie
ou par une mauvaise constitution des organes, parfaitement fou. Car les mots sont les jetons des
sages, avec lesquels ils ne font rien d'autre que des calculs, mais ces mots sont la monnaie des
sots, qui les évaluent en fonction de l'autorité d'un Aristote, d'un Cicéron ou d'un Saint Thomas,
ou de quelque autre docteur qui, quelque docteur qu'il soit, n'est [pourtant] qu'un homme.
Thomas HOBBES, Léviathan, I, De l'homme, chapitre VI (1651).

Résumé proposé :

Au-delà de l'imprimerie et plus encore de l'écriture, la parole, qui permet l'expression mutuelle
de la pensée, conditionne l'harmonie de la communauté humaine. Ce don de Dieu fut certes
perdu sur la tour de Babel, mais le besoin permit que les langues réunissent les humains
désormais dispersés.
La parole consigne donc nos pensées et les exprime par des signes conventionnels : elle
enregistre et transmet nos connaissances, manifeste nos intentions ou joue avec les vocables. Ces
usages correspondent à des abus respectifs : les mots peuvent être erronés ou employés à contre-
sens, ils peuvent mal signifier [100] nos désirs ou maltraiter nos semblables.
L'efficacité de la parole réside dans une soigneuse dénomination, car les choses sont toutes
différentes et doivent donc, sous peine d'une inextricable confusion, recevoir une exacte
définition. Pour cela les auteurs doivent être systématiquement vérifiés dans leur emploi des
mots, afin [150] d'éviter d'accumuler les erreurs et de générer des opinions insensées. Car c'est
être plus qu'ignorant de penser disposer de la connaissance par une autorité livresque incontestée.
180 mots.

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