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! B ern ard Vo utat, professe ur ans un récent numéro de cation que dans et par le texte nor-
d e scie nce p olitiq u e, Plädoyer 1, Pierre Moor a matif auquel il se réfère 3.
U niv ersité d e La usa n n e
montré que l’application du
droit revêt inévitablement une Positivisme juridique
En prolongement de dimension micropolitique, du fait et sociologie du droit
l’épistémologie juridique que cette activité, qui relève de
réaliste de Pierre Moor, l’exercice de la puissance publique, Cette perspective ouvre donc une
se réalise avec une certaine marge discussion sur le rapport entre droit
qui définit le droit comme
de liberté et détermine au moins et société, respectivement entre
travail d’interprétation de en partie les rapports sociaux. Cet- science du droit et sociologie. En
la norme, cet article te thèse se construit tout entière effet, selon la conception tradition-
explore les différentes contre une conception positiviste nelle du droit, largement redevable
voies d’une sociologie du du droit, celle de Kelsen par exem- du positivisme juridique, celle qui
droit attentive à ple 2, qui réduit l’ordre juridique à est enseignée dans les Facultés de
un ensemble de normes obligatoi- droit et à laquelle adhèrent sponta-
considérer la place et
res, dont l’application en chaque nément la plupart des juristes, le
l’impact du juridique dans cas d’espèce, purement déductive, droit et la société constituent des
le monde social, pour ne ferait que reproduire intégrale- entités ontologiquement distinc-
envisager en conclusion la ment leur contenu positif, sans rien tes: les normes d’un côté, les rap-
complémentarité entre y ajouter d’innovant ou de créateur. ports sociaux de l’autre. Et cette
une science réaliste du Pour autant, selon Pierre Moor, on distinction justifie alors une cou-
ne peut réduire le droit à la seule pure radicale entre la science du
droit et les sciences
application des normes, comme droit et la sociologie. A la première
sociales. pourrait le suggérer ce qu’il appelle reviendrait l’étude des normes et
le sociologisme juridique, pour qui seulement des normes, à la seconde
le droit serait pour l’essentiel l’ex- celle des activités sociales. Dans son
pression de rapports de forces projet de constituer une science
socio-politiques. Ce qui est en jeu pure du droit portant sur le sens
dans ce débat, c’est bien entendu la intrinsèque des normes en s’abste-
place et le pouvoir du juge et des nant de se prononcer sur les fins du
juristes, complètement soumis à la droit et en refusant de l’envisager à
loi (dont ils ne seraient que la bou- partir de considérations externes au
che) dans un cas, soupçonnés droit lui-même (historiques, socia-
d’être largement inféodés aux pou- les, psychologiques, politiques,
voirs temporels dans l’autre. En morales, etc.), Kelsen 4 a posé une
réalité, le droit appelle une analyse distinction radicale entre le Sollen,
politique attentive à ce qui se joue par quoi il faut entendre ce qui doit
au niveau de l’interprétation des être au regard de la règle de droit,
normes que le juriste applique aux et le Sein, qui se réfère aux condui-
faits qui lui sont soumis. Dans cet- tes humaines explicables en termes
te perspective que l’on qualifiera de de causalité. Ici, le Sollen kelsénien
réaliste, le droit est le produit du n’implique pas une prescription
travail par lequel s’opère le passage morale à suivre la règle, mais cons-
de la norme à la décision. Et c’est ce titue seulement un principe
travail de production du sens des méthodologique selon lequel la
règles qui, selon Pierre Moor, défi- science du droit permet d’imputer
nit le droit comme structure poli- une conséquence pratique à un fait
tique spécifique: la norme et son en fonction d’une règle de droit (si
application sont «ensemble consi- A est, alors B doit être), sans juge-
dérées comme un système dans ment axiologique sur le contenu de
lequel le texte normatif ne peut être cette règle. Ce postulat méthodolo-
norme que dans son application et gique, qui limite la science du droit
l’acte d’autorité ne peut être appli- au seul domaine du droit positif,
lité qu’elles induisent. Le droit est les deux sens du terme, techniques 6 Pour une lecture marxiste du droit, voir
étudié non comme il se parle et se et sociales) liées à la capacité Michel Miaille, «La critique du droit», Droit
et société, n° 20-21, 1992, pp. 75-92; du
dit, mais comme il est agi, en tant d’interpréter les normes. Il en résul- même auteur, Une introduction critique au
que ressource et/ou contrainte dans te une coupure entre les profes- droit, Paris, Maspero, 1976.
l’action15, notamment dans le sionnels du droit et les profanes 7 Cette perspective s’inspire directement de
règle-ment des conflits, la mise en (comme dans l’art, la politique, Pierre Bourdieu, «La force du droit», Actes de
œuvre des politiques publiques et l’économie ou la religion) qui insti- la recherche en sciences sociales, n° 64, 1986,
pp. 3-19.
les pratiques administratives, la tue une division du travail juri- 8 Pierre Bourdieu, «Les juristes, gardiens de
construction des problèmes pu- dique caractérisée par la déposses- l’hypocrisie collective», in François Chazel et
blics, les mobilisations politiques sion des seconds au profit des pre- Jacques Commaille (dir.), Normes juridiques
ou la saisine des tribunaux. Cette miers. Or cette division ne peut se et régulation sociale, Paris, LGDJ, 1991,
démarche entend s’affranchir du perpétuer que si le corps des juris- pp. 95-99.
9 Pour une excellente synthèse, voir Evelyne
juridisme, qui conçoit l’action tes partage un ensemble de croyan- Serverin, Sociologie du droit, Paris, La Décou-
comme obéissance à une règle, au ces quant à l’universalité et à la neu- verte, 1999; voir aussi André-Jean Arnaud, Le
profit d’une analyse où l’effet de la tralité du droit. Ce qui suppose de droit trahi par la sociologie, Paris, LGDJ, 1998;
règle s’explique par le rapport social leur part un travail continu d’uni- Francine Soubiran-Paillet, «Quelles voix(es)
entretenu avec celle-ci16. versalisation de leurs compétences pour la recherche en sociologie du droit en
France aujourd’hui?», Genèses, n°15, 1994,
et de neutralisation des dimensions pp. 142-153. Pour les travaux anglo-saxons,
3. Le travail du droit politiques ou sociales de leur acti- cf. Antoine Vauchez, «Entre droit et sciences
et le champ juridique vité, travail au terme duquel les ver- sociales: retour sur l’histoire du mouvement
Que l’on aborde la question de dicts juridiques peuvent être légiti- Law and Society», Genèses, n°45, 2001, pp.
l’élaboration des lois ou celle de mement perçus comme autono- 134-149; Jérôme Pélisse, «A-t-on conscience
du droit? Autour des Legal Consciousness
leur impact sur le monde social, il mes, indépendants, étanches aux Studies», Genèses, n° 59, 2005, pp. 114-130.
faut prendre en compte l’activité pressions externes de toute nature. 10 Par exemple, Emile Durkheim, De la division
spécifique des juristes, légistes L’autonomie du droit proclamée du travail social, Paris PUF, 2007 (1893); Pier-
d’Etat engagés par l’administra- par le positivisme a donc des fon- re Lascoumes, «Le droit comme science
tion, juges, magistrats, professeurs, dements sociaux et ceux-ci sont au sociale», in François Chazel et Jacques Com-
maille (dir.), Normes juridiques et régulation
avocats, etc., qui se situent à l’arti- principe de son efficacité comme sociale, op. cit. pp. 39-49; Pierre Lascoumes et
culation des normes et de leur de la réalité de ce qui peut ressem- Hartwig Zander, Marx: du vol de bois à la cri-
application dans tous les maillons bler de prime abord à une fiction. tique du droit, Paris, PUF, 1984.
de la chaîne du droit. En inscrivant La conséquence de cette perspecti- 11 Bernard Voutat et Pierre-Antoine Schorderet,
le travail des juristes dans la logique ve d’analyse est de rendre compte «Droits politiques et démocratie. La politisa-
tion saisie par le droit», Etudes et sources. Re-
spécifique d’un champ, la sociolo- empiriquement du fonctionne- vue des archives fédérales suisses, n° 30, 2004,
gie de Pierre Bourdieu17 applique ment du champ juridique, d’analy- pp. 17-43; Bernard Voutat, «La codification
au droit une analyse analogue à cel- ser, par exemple, le corps des juris- du vote en Suisse (1848-1918): fédéralisme et
le qu’il a consacrée aux univers de tes – judiciaire, académique, admi- construction du citoyen», Genèses, n° 23, juin
production symbolique différen- nistratif, du barreau – et d’élucider 1996, pp. 76-99.
12 Bastien François, «Préalables avant de pren-
ciés qui caractérisent les sociétés le jeu concurrentiel (au sein de ce dre le droit comme objet», in Jacques Com-
modernes (politiques, religieux, corps et avec d’autres agents) par maille, Laurence Dumoulin et Cécile Robert
artistiques, scientifiques, littéraires, lequel ce dernier exerce un pouvoir (dir.), La juridicisation du politique, Paris,
économiques, etc.). Ces univers proprement politique18. LGDJ, 2000, pp.115-121
ont en commun de structurer un 13 Max Weber, Sociologie du droit, Paris, PUF,
1986.
espace de concurrences autour d’un Le pouvoir 14 Danièle Lochak (dir.), Les usages sociaux du
enjeu spécifique entre des acteurs de l’interprétation droit, Paris PUF, 1989; Liora Israël, Guillau-
pourvus des ressources ajustées aux me Sacriste, Antoine Vauchez, Laurent Wille-
propriétés de la compétition carac- Pierre Moor conclut sa contribu- mez (dir.), Sur la portée sociale du droit, Paris,
térisant chaque champ. Le champ tion par une réflexion sur les impli- PUF, 2005.
15 Pierre Lascoumes et Evelyne Serverin, «Le
juridique désigne alors cet espace cations de son épistémologie juri- droit comme activité sociale: pour une ap-
relativement indépendant dont dique pour l’Etat de droit et la proche weberienne des activités juridiques»,
l’enjeu est le monopole du pouvoir démocratie. Selon lui, le monopo- Droit et société, 1988, n° 9, pp. 171-193; voir
de dire le droit. Il est le lieu d’une le de la compétence judiciaire peut aussi Pierre Lascoumes (dir.), Actualité de Max
compétition réglée qui suppose la dans une certaine mesure être Weber, Paris, LGDJ, 1995.
mobilisation de compétences (dans contrebalancé par son ouverture
formelle – d’entrer dans le système universelle transcendant l’histoi- 16 Pierre Bourdieu, «Habitus, code et codifica-
de pensée du législateur et de rai- re29. En rupture avec cette vision tion», Actes de la recherche en sciences sociales,
n° 64, 1986, pp. 40-44.
sonner à l’intérieur du cadre classique (positiviste) du droit, la
17 Voir par exemple «Norme, règle, habitus et
conceptuel ainsi tracé, en reprenant sociologie pourrait être tentée droit», Droit et société, 1996, n° 32; «La place
à son compte des catégories juri- d’identifier l’historicité des catégo- du droit dans la sociologie de Pierre Bour-
diques qui n’étaient autres que les ries juridiques, leur contingence, le dieu», Droit et société, 2004, n° 56-57.
catégories idéologiques de l’antisé- fait qu’elles sont d’abord tributaires 18 Annie Collowald et Bastien François (dir.),
«Le pouvoir des légistes», Politix, n° 32, 1995.
mitisme d’Etat, la doctrine entéri- de rapports de force politiques. Elle
19 Voir Séverine Blondel, Norbert Foulquier et
nait implicitement mais nécessaire- réduirait ainsi le droit à une idéo- Luc Heuschling, Gouvernement des juges et
ment la vision du monde sous- logie et son fonctionnement à démocratie, Paris, Publications de la Sorbon-
jacente à cette législation»27. l’idéologie professionnelle des ju- ne, 2001.
Le droit exerce donc un pouvoir ristes. Cette perspective externe, re- 20 Anton Schütz, «L’immaculée conception de
l’interprète et l’émergence du système juri-
cognitif, symbolique et politique lativiste et purement instrumentale
dique: à propos de fiction et de construction
considérable. Il définit, donne sens du droit offre certes une critique en droit», Droits, 1995, n° 21, pp. 113-126
et oriente les activités humaines. salutaire de sa pureté supposée, (citation p. 105).
Toutefois, sa prétention à l’univer- mais elle ne permet pas de rendre 21 Alain Bancaud, «Considérations sur une pieu-
salité lui impose une rationalité spé- compte de l’autonomie du champ se hypocrisie», Droit et Société, 1987, n° 7,
pp. 365-378; La haute magistrature judiciaire
cifique qui à la fois lui confère son juridique et des effets que celui-ci
entre politique et sacerdoce, Paris, LGDJ, 1993.
autonomie et le constitue en puis- exerce dans la réalité sociale au nom 22 Pierre Bourdieu, «Les juristes, gardiens de
sant vecteur de légitimation de l’or- de la raison et de l’universel. l’hypocrisie collective», art. cit. p. 96.
dre social. Sociologiquement, le Plutôt que de les opposer radica- 23 Bruno Latour, La fabrique du droit. Une
droit se caractérise par cette ambi- lement, il conviendrait de promou- ethnographie du Conseil d’Etat, Paris, La
Découverte, 2004.
valence fondamentale et l’on com- voir les complémentarités entre
24 Dans le même sens, Denys de Béchillon, «Le
prend alors que, dans une société science du droit et sociologie30. gouvernement des juges: une question à dis-
fortement encadrée par le droit, la Hélas, aujourd’hui, l’enseignement soudre», in Séverine Blondel et al., Gouverne-
coupure entre juristes et profanes du droit à l’Université reste pour ment des juges et démocratie, op. cit. pp. 341-
produise, comme dans d’autres uni- l’essentiel marqué par le positivis- 355.
25 Pierre Bourdieu, «Les juristes, gardiens de
vers fortement différenciés, une for- me. Or les sciences sociales peuvent
l’hypocrisie collective», art. cit. p 99.
me très particulière de domination non seulement contribuer à fonder 26 Danièle Lochak, «Droit, normalité et norma-
(de dépossession et de violence sym- un sens critique et une certaine lisation», in Jacques Chevalier (dir.), Le droit
bolique dirait Pierre Bourdieu), qui réflexivité par rapport à la pratique en procès, Paris, PUF, 1984, pp. 51-77.
se traduit dans tous les aspects de la du droit, mais aussi apporter une 27 Danièle Lochak, «La doctrine de Vichy ou les
mésaventures du positivisme», in Les usages
vie sociale par la présence massive connaissance sur le droit lui-même.
sociaux du droit, op. cit. p. 276.
de professions juridiques imposant Il devrait alors se développer une 28 Caliope Spanou, «Le droit, instrument de la
la nécessité de leurs propres compé- science du droit qui ne se réduise contestation sociale? Les nouveaux mouve-
tences. Et cela y compris lorsque le pas à un savoir appliqué, utilitaire et ments sociaux face au droit», in Les usages
droit est utilisé et perçu comme un pragmatique, mais qui prenne en sociaux du droit, op. cit. pp. 32-43; Hélène
Michel (dir.), «Groupes d’intérêt et recours au
instrument de revendication, de compte, à partir d’une épistémolo-
droit», Sociétés contemporaines, n° 52, 2003;
mobilisation et de changement par gie réaliste des pratiques juridiques, Brigitte Gaïti et Liora Israël (dir.), «La cause
les mouvements sociaux et les grou- les fondements sociaux du droit et du droit», Politix, n° 62, 2003.
pes d’intérêt, qui ne peuvent totale- de ses usages. Car, comme le dit 29 Francine Soubiran-Paillet, «Histoire du droit
ment échapper à l’ambivalence de justement Danièle Lochak, «non et sociologie: interrogations sur un vide disci-
plinaire», Genèses, 1997, n° 29, pp. 141-163.
son empreinte sur leur action28. contents de maintenir le droit hors
30 Dans ce sens, voir Jacques Chevalier, «Scien-
de portée des profanes, les juristes ce du droit et science du politique: de l’oppo-
Conclusion l’ont, ce faisant, mis hors d’atteinte sition à la complémentarité», in Droit et poli-
de la critique (…). Ils ont érigé en tique, Paris PUF, 1993, pp. 251-261.
La sociologie du droit se heurte à fétiche la règle posée par le législa- 31 Danièle Lochak, «Les usages du savoir juri-
dique», in Les usages sociaux du droit, op. cit.
un objet difficile à analyser dès lors teur, contribuant ainsi à la sacrali-
p. 329.
que les juristes s’appuient sur une sation du droit, qui apparaît à la fois
science de cet objet qui prétend comme un savoir inaccessible au
pouvoir se réaliser en dehors de plus grand nombre et comme une
toute référence au monde social, entité mythique et incontourna-
cela au nom d’une raison juridique ble»31.