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Le droit à l’épreuve de la

D
! B ern ard Vo utat, professe ur ans un récent numéro de cation que dans et par le texte nor-
d e scie nce p olitiq u e, Plädoyer 1, Pierre Moor a matif auquel il se réfère 3.
U niv ersité d e La usa n n e
montré que l’application du
droit revêt inévitablement une Positivisme juridique
En prolongement de dimension micropolitique, du fait et sociologie du droit
l’épistémologie juridique que cette activité, qui relève de
réaliste de Pierre Moor, l’exercice de la puissance publique, Cette perspective ouvre donc une
se réalise avec une certaine marge discussion sur le rapport entre droit
qui définit le droit comme
de liberté et détermine au moins et société, respectivement entre
travail d’interprétation de en partie les rapports sociaux. Cet- science du droit et sociologie. En
la norme, cet article te thèse se construit tout entière effet, selon la conception tradition-
explore les différentes contre une conception positiviste nelle du droit, largement redevable
voies d’une sociologie du du droit, celle de Kelsen par exem- du positivisme juridique, celle qui
droit attentive à ple 2, qui réduit l’ordre juridique à est enseignée dans les Facultés de
un ensemble de normes obligatoi- droit et à laquelle adhèrent sponta-
considérer la place et
res, dont l’application en chaque nément la plupart des juristes, le
l’impact du juridique dans cas d’espèce, purement déductive, droit et la société constituent des
le monde social, pour ne ferait que reproduire intégrale- entités ontologiquement distinc-
envisager en conclusion la ment leur contenu positif, sans rien tes: les normes d’un côté, les rap-
complémentarité entre y ajouter d’innovant ou de créateur. ports sociaux de l’autre. Et cette
une science réaliste du Pour autant, selon Pierre Moor, on distinction justifie alors une cou-
ne peut réduire le droit à la seule pure radicale entre la science du
droit et les sciences
application des normes, comme droit et la sociologie. A la première
sociales. pourrait le suggérer ce qu’il appelle reviendrait l’étude des normes et
le sociologisme juridique, pour qui seulement des normes, à la seconde
le droit serait pour l’essentiel l’ex- celle des activités sociales. Dans son
pression de rapports de forces projet de constituer une science
socio-politiques. Ce qui est en jeu pure du droit portant sur le sens
dans ce débat, c’est bien entendu la intrinsèque des normes en s’abste-
place et le pouvoir du juge et des nant de se prononcer sur les fins du
juristes, complètement soumis à la droit et en refusant de l’envisager à
loi (dont ils ne seraient que la bou- partir de considérations externes au
che) dans un cas, soupçonnés droit lui-même (historiques, socia-
d’être largement inféodés aux pou- les, psychologiques, politiques,
voirs temporels dans l’autre. En morales, etc.), Kelsen 4 a posé une
réalité, le droit appelle une analyse distinction radicale entre le Sollen,
politique attentive à ce qui se joue par quoi il faut entendre ce qui doit
au niveau de l’interprétation des être au regard de la règle de droit,
normes que le juriste applique aux et le Sein, qui se réfère aux condui-
faits qui lui sont soumis. Dans cet- tes humaines explicables en termes
te perspective que l’on qualifiera de de causalité. Ici, le Sollen kelsénien
réaliste, le droit est le produit du n’implique pas une prescription
travail par lequel s’opère le passage morale à suivre la règle, mais cons-
de la norme à la décision. Et c’est ce titue seulement un principe
travail de production du sens des méthodologique selon lequel la
règles qui, selon Pierre Moor, défi- science du droit permet d’imputer
nit le droit comme structure poli- une conséquence pratique à un fait
tique spécifique: la norme et son en fonction d’une règle de droit (si
application sont «ensemble consi- A est, alors B doit être), sans juge-
dérées comme un système dans ment axiologique sur le contenu de
lequel le texte normatif ne peut être cette règle. Ce postulat méthodolo-
norme que dans son application et gique, qui limite la science du droit
l’acte d’autorité ne peut être appli- au seul domaine du droit positif,

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sociologie
n’est pas en soi hostile à la sociolo- vue ne recouvre cependant qu’une 1 Pierre Moor, «De la pratique du juriste à la
gie, mais se borne à isoler deux uni- petite fraction du champ d’étude théorie du droit», Plädoyer, n° 4, 2007, pp.
50-56; voir aussi son ouvrage récent, Pour une
vers de connaissance différents couvert par la sociologie du droit. théorie micropolitique du droit, Paris, PUF,
selon un principe souvent admis Celle des sociologues poursuit en 2005.
par les sociologues eux-mêmes qui, effet une ambition plus large, puis- 2 Voir dans l’abondante littérature l’essai récent
à l’instar de Max Weber, précurseur qu’elle se propose de rendre comp- de Sandrine Baume, Kelsen, plaider la démo-
de la sociologie du droit, assignent te des liens entre le droit et la socié- cratie, Paris, Dalloz, 2008.
3 Pierre Moor, Pour une théorie micropolitique
à la science du droit (la dogmatique té selon les multiples voies d’analy- du droit, op. cit. p. 22.
juridique) la tâche de dégager le se que suppose l’élucidation d’une 4 Hans Kelsen, Théorie pure du droit, Neuchâ-
sens des normes et à la sociologie telle relation. tel, La Baconnière, 1953 et Théorie générale
celui d’analyser leur rôle dans le des normes, Paris, PUF, 1996.
5 En Suisse, le Centre d'étude, de technique et
monde social. Création du droit d'évaluation législatives (CETEL) de l’Uni-
Dans les faits, le positivisme juri- et logiques sociales versité de Genève incarne cette «sociologie
dique a permis le développement juridique des juristes».
d’une sociologie juridique consa- Si l’on admet que le droit est un tra-
crée à l’effectivité sociale des règles vail, ou encore un système qui, en
de droit. La question que pose en ef- appliquant des normes, les produit
fet le positivisme est celle de la vali- de facto par une interprétation,
dité des règles, de leur force contrai- s’ouvre alors un questionnement à
gnante, attendu que leur caractère propos des logiques aussi bien so-
obligatoire (au regard d’une norme ciales (ou politiques) que juridiques
fondamentale) est une dimension imprégnant ce travail de création
constitutive de la définition du des règles de droit. Certes, la dé-
droit. Cette sociologie du droit, marche de Pierre Moor demeure
exclue, voire auxiliaire de la science interne à l’univers du droit, puis-
du droit, sera donc plutôt le fait de qu’il la situe explicitement dans une
juristes qui, comme Jean Carbon- perspective relevant de la théorie du
nier en France5, mettront la socio- droit et de l’épistémologie juri-
logie au service de problématiques dique. Selon lui, pour savoir com-
directement liées à l’application du ment les juristes travaillent, il faut
droit, notamment pour anticiper savoir comment le droit lui-même
les réactions du monde social (par travaille, c’est-à-dire ce qu’est fon-
exemple en mesurant l’écart entre damentalement le droit. Il reste que
les normes posées par le législateur cette analyse, pour interne qu’elle
et les pratiques réelles des individus, soit, relativise la coupure radicale
entre les principes juridiques et les entre droit et société: le travail du
représentations) ou encore pour droit ou le système de production
identifier les résistances à l’effectivi- des normes dont il est question re-
té du droit (par exemple en analy- vêt une dimension sociale qu’il im-
sant le recours par les acteurs à des porte de mettre en évidence et que
procédures autres que juridiques, la sociologie peut contribuer à
médiations, conventions, arbitra- éclairer par ses propres instruments
ges, etc.), et cela parfois au profit d’analyse.
d’une perspective «réformiste» valo-
risant une conception pluraliste du Le droit comme
droit, attentive à la diversité des activité sociale
modes effectifs de régulation. Posée en termes sociologiques, la
Kelsen souligne à l’égard de cette question soulevée par Pierre Moor
sociologie juridique que l’objet de sera toutefois inversée: pour savoir
la connaissance sociologique n’est ce qu’est le droit, il faut d’abord sa-
pas à proprement parler le droit, voir ce que font les juristes, ce ques-
mais la société en tant qu’elle est tionnement intégrant l’origine des
contrainte par celui-ci. Ce point de règles de droit aussi bien que leur

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impact dans le monde social, mais de ce que l’on pourrait appeler, avec sociales du droit et sur la manière
en tenant compte des spécificités de Pierre Bourdieu, le champ juri- dont il traduit, révèle ou reflète
l’activité juridique proprement dique 7, notion qui renvoie à l’exis- dans des règles juridiques des rap-
dite. Ce programme de connais- tence d’un univers relativement ports de force, des intérêts, des
sance porté par la sociologie du indépendant où s’exerce le pouvoir croyances ou des problèmes
droit est vaste, bien entendu, et ses juridique que Pierre Moor qualifie sociaux10. Nous avons ainsi pu
protagonistes ont suivi des voies de «micropolitique». En d’autres montrer, p. ex., que la codification
parfois assez différentes. Celle sug- termes, on doit récuser tout autant des droits politiques en Suisse au
gérée par Pierre Moor, juriste et l’idéologie professionnelle consa- cours du XIXe siècle avait pour en-
épistémologue du droit, est assuré- crée par la vision internaliste des jeu l’institutionnalisation des règles
ment pertinente pour un sociolo- juristes que la réduction du droit à du jeu au sein de l’espace politique
gue. Elle ouvre de surcroît la possi- une idéologie proposée par la per- en voie de constitution, règles sanc-
bilité d’une perspective interdisci- spective externaliste 8. Et cela pour tionnant en droit et en pratique des
plinaire articulant, sans pour penser la place du droit dans la représentations de la citoyenneté et
autant les assimiler, la science du société, à la fois comme ensemble de la démocratie en partie ajustées
droit et les sciences sociales. de règles et comme travail d’appli- aux intérêts des groupes sociaux
Plutôt en effet que d’opposer le cation de ces règles. L’épistémologie investis dans les mobilisations élec-
droit et la société comme deux juridique de Pierre Moor débouche torales11. Plus largement, l’analyse
entités ontologiquement distinctes, ainsi directement sur un question- de la genèse des lois permet de s’af-
il paraît plus profitable de considé- nement de nature sociologique. franchir de la fiction de «l’immacu-
rer que le droit est une activité lée conception du droit»12, et cela
sociale, mais qui est soumise à une Les sociologies du droit: pour retisser les fils des processus de
logique particulière consistant, paradigmes et orientations décision et mettre à jour la légiti-
pour l’essentiel, à interpréter des La sociologie pas plus que les mation des options politiques du
normes en vue de leur application à autres sciences sociales n’est homo- législateur qui se réalise à travers
une situation déterminée. Du reste, gène. Des paradigmes s’y côtoient leur mise en forme juridique.
cette activité d’interprétation et de façon plus ou moins heureuse,
avec elle la marge de manœuvre de même qu’y cohabitent des orien- 2. Le droit dans la société
qu’elle suppose inévitablement tations d’analyse souvent contra- Une autre perspective porte sur
constituent ensemble la condition dictoires. La sociologie du droit l’impact du droit dans une société
même de possibilité d’une régula- n’échappe pas à cette observation9. de plus en plus juridicisée. Là
tion juridique du monde social. Or S’agissant de prendre le droit pour encore cette voie d’analyse corres-
une telle perspective invite à effec- objet de connaissance, plusieurs pond à une tradition sociologique
tuer une rupture avec une alternati- voies sont identifiables, selon que ancienne, celle de Max Weber13,
ve classique (dont l’opposition ent- l’on pense, en amont du champ qui envisageait le droit comme un
re droit et société n’est qu’un des juridique, la production sociale et cadre de référence orientant l’ac-
avatars) entre, d’une part, une lec- politique des règles, et en aval leur tion des individus et le pensait plus
ture purement interne du droit impact sur le monde social et les largement comme un élément du
consacrant une autonomie absolue pratiques individuelles ou collecti- processus de rationalisation des ac-
bien peu soutenable empirique- ves, ou encore la logique de fonc- tivités sociales. L’attention se porte
ment et, d’autre part, une réduction tionnement de ce champ. ici sur les usages sociaux du droit14,
de celui-ci au monde social dont il en particulier sur la manière dont
ne serait, comme idéologie, qu’un 1. La société dans le droit les acteurs utilisent les règles tout
reflet plus ou moins déformé. Si Une première interrogation saisit le en étant, en partie, conditionnés
Kelsen est partisan du premier ter- droit comme fait social et comme par elles. Le sociologue est amené à
me de l’alternative, le second trou- instrument de régulation, en por- interroger le caractère obligatoire
ve ses racines chez Marx, par exem- tant l’attention sur l’origine sociale des règles, c’est-à-dire la force
ple, qui voyait dans le droit une des règles de droit. Plutôt que de contraignante du droit. Il analyse le
superstructure ajustée aux intérêts s’en tenir à une supposée «volonté sens des règles du point de vue de
de la classe dominante6. En réalité, du législateur», l’objectif est de ren- ceux auxquelles elles sont censées
ni l’une ni l’autre conception ne dre compte de la façon dont la s’appliquer, les croyances dont elles
permettent de s’interroger sur les société travaille le droit. Les socio- sont investies, les intérêts à les sui-
fondements sociaux de l’autonomie logues insisteront sur les fonctions vre ou à les enfreindre, la prévisibi-

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DROIT ET SOCIOLOGIE

lité qu’elles induisent. Le droit est les deux sens du terme, techniques 6 Pour une lecture marxiste du droit, voir
étudié non comme il se parle et se et sociales) liées à la capacité Michel Miaille, «La critique du droit», Droit
et société, n° 20-21, 1992, pp. 75-92; du
dit, mais comme il est agi, en tant d’interpréter les normes. Il en résul- même auteur, Une introduction critique au
que ressource et/ou contrainte dans te une coupure entre les profes- droit, Paris, Maspero, 1976.
l’action15, notamment dans le sionnels du droit et les profanes 7 Cette perspective s’inspire directement de
règle-ment des conflits, la mise en (comme dans l’art, la politique, Pierre Bourdieu, «La force du droit», Actes de
œuvre des politiques publiques et l’économie ou la religion) qui insti- la recherche en sciences sociales, n° 64, 1986,
pp. 3-19.
les pratiques administratives, la tue une division du travail juri- 8 Pierre Bourdieu, «Les juristes, gardiens de
construction des problèmes pu- dique caractérisée par la déposses- l’hypocrisie collective», in François Chazel et
blics, les mobilisations politiques sion des seconds au profit des pre- Jacques Commaille (dir.), Normes juridiques
ou la saisine des tribunaux. Cette miers. Or cette division ne peut se et régulation sociale, Paris, LGDJ, 1991,
démarche entend s’affranchir du perpétuer que si le corps des juris- pp. 95-99.
9 Pour une excellente synthèse, voir Evelyne
juridisme, qui conçoit l’action tes partage un ensemble de croyan- Serverin, Sociologie du droit, Paris, La Décou-
comme obéissance à une règle, au ces quant à l’universalité et à la neu- verte, 1999; voir aussi André-Jean Arnaud, Le
profit d’une analyse où l’effet de la tralité du droit. Ce qui suppose de droit trahi par la sociologie, Paris, LGDJ, 1998;
règle s’explique par le rapport social leur part un travail continu d’uni- Francine Soubiran-Paillet, «Quelles voix(es)
entretenu avec celle-ci16. versalisation de leurs compétences pour la recherche en sociologie du droit en
France aujourd’hui?», Genèses, n°15, 1994,
et de neutralisation des dimensions pp. 142-153. Pour les travaux anglo-saxons,
3. Le travail du droit politiques ou sociales de leur acti- cf. Antoine Vauchez, «Entre droit et sciences
et le champ juridique vité, travail au terme duquel les ver- sociales: retour sur l’histoire du mouvement
Que l’on aborde la question de dicts juridiques peuvent être légiti- Law and Society», Genèses, n°45, 2001, pp.
l’élaboration des lois ou celle de mement perçus comme autono- 134-149; Jérôme Pélisse, «A-t-on conscience
du droit? Autour des Legal Consciousness
leur impact sur le monde social, il mes, indépendants, étanches aux Studies», Genèses, n° 59, 2005, pp. 114-130.
faut prendre en compte l’activité pressions externes de toute nature. 10 Par exemple, Emile Durkheim, De la division
spécifique des juristes, légistes L’autonomie du droit proclamée du travail social, Paris PUF, 2007 (1893); Pier-
d’Etat engagés par l’administra- par le positivisme a donc des fon- re Lascoumes, «Le droit comme science
tion, juges, magistrats, professeurs, dements sociaux et ceux-ci sont au sociale», in François Chazel et Jacques Com-
maille (dir.), Normes juridiques et régulation
avocats, etc., qui se situent à l’arti- principe de son efficacité comme sociale, op. cit. pp. 39-49; Pierre Lascoumes et
culation des normes et de leur de la réalité de ce qui peut ressem- Hartwig Zander, Marx: du vol de bois à la cri-
application dans tous les maillons bler de prime abord à une fiction. tique du droit, Paris, PUF, 1984.
de la chaîne du droit. En inscrivant La conséquence de cette perspecti- 11 Bernard Voutat et Pierre-Antoine Schorderet,
le travail des juristes dans la logique ve d’analyse est de rendre compte «Droits politiques et démocratie. La politisa-
tion saisie par le droit», Etudes et sources. Re-
spécifique d’un champ, la sociolo- empiriquement du fonctionne- vue des archives fédérales suisses, n° 30, 2004,
gie de Pierre Bourdieu17 applique ment du champ juridique, d’analy- pp. 17-43; Bernard Voutat, «La codification
au droit une analyse analogue à cel- ser, par exemple, le corps des juris- du vote en Suisse (1848-1918): fédéralisme et
le qu’il a consacrée aux univers de tes – judiciaire, académique, admi- construction du citoyen», Genèses, n° 23, juin
production symbolique différen- nistratif, du barreau – et d’élucider 1996, pp. 76-99.
12 Bastien François, «Préalables avant de pren-
ciés qui caractérisent les sociétés le jeu concurrentiel (au sein de ce dre le droit comme objet», in Jacques Com-
modernes (politiques, religieux, corps et avec d’autres agents) par maille, Laurence Dumoulin et Cécile Robert
artistiques, scientifiques, littéraires, lequel ce dernier exerce un pouvoir (dir.), La juridicisation du politique, Paris,
économiques, etc.). Ces univers proprement politique18. LGDJ, 2000, pp.115-121
ont en commun de structurer un 13 Max Weber, Sociologie du droit, Paris, PUF,
1986.
espace de concurrences autour d’un Le pouvoir 14 Danièle Lochak (dir.), Les usages sociaux du
enjeu spécifique entre des acteurs de l’interprétation droit, Paris PUF, 1989; Liora Israël, Guillau-
pourvus des ressources ajustées aux me Sacriste, Antoine Vauchez, Laurent Wille-
propriétés de la compétition carac- Pierre Moor conclut sa contribu- mez (dir.), Sur la portée sociale du droit, Paris,
térisant chaque champ. Le champ tion par une réflexion sur les impli- PUF, 2005.
15 Pierre Lascoumes et Evelyne Serverin, «Le
juridique désigne alors cet espace cations de son épistémologie juri- droit comme activité sociale: pour une ap-
relativement indépendant dont dique pour l’Etat de droit et la proche weberienne des activités juridiques»,
l’enjeu est le monopole du pouvoir démocratie. Selon lui, le monopo- Droit et société, 1988, n° 9, pp. 171-193; voir
de dire le droit. Il est le lieu d’une le de la compétence judiciaire peut aussi Pierre Lascoumes (dir.), Actualité de Max
compétition réglée qui suppose la dans une certaine mesure être Weber, Paris, LGDJ, 1995.
mobilisation de compétences (dans contrebalancé par son ouverture

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vers une pluralité de lecteurs dans sibles juridiques. En d’autres ter- s’institue une différence sociale-
l’espace public: le parlement, res- mes, contraint d’interpréter le droit ment reconnue entre le verdict juri-
ponsable de la formulation des lois, divin et disposant à cet effet d’une dique et le sens commun ordinaire
la doctrine, chargée de les com- inévitable marge de manœuvre, il à l’égard de ce qui est juste, et se ren-
menter en regard des décisions de ne pouvait cependant avouer ou- force la croyance en l’autonomie et
justice, la presse assurant une vertement son action créatrice, fau- en la spécificité du champ juridique
publicité des controverses juridi- te de se faire passer lui-même (ou par rapport au monde social24.
ques, les citoyens ordinaires, enfin, de se prendre) pour Dieu. Il inter-
participant, certes indirectement, à prétait donc le droit incognito. Et L’impact social et
l’élaboration de l’ordre juridique, Schütz de conclure: «L’histoire du politique du droit
lui-même encadré par ses propres droit occidental se confond avec On aurait tort de réduire cette
logiques qui, en principe, limitent l’histoire de cette justification am- «pieuse hypocrisie» des profession-
les possibilités que les verdicts judi- bitieuse et compliquée de l’inter- nels du droit et ce déni du pouvoir
ciaires soient uniquement imputa- prétation. Le dit de l’interprète y est qu’ils exercent de facto, illusionnés
bles à des rapports de forces poli- conçu comme inséparable d’un ou cyniques, à leur seule idéologie
tiques, ne serait-ce que parce que la non-dit, et la gloire historique du professionnelle. Cette ambivalence
concurrence interne au champ doit juriste occidental dépend entière- est constitutive des métiers liés au
s’effectuer selon certaines règles. ment de ce sale petit secret profes- droit et traduit un habitus spécifi-
Cela est probablement vrai et sionnel, au dévoilement duquel elle quement juridique dans la manière
l’énonciation concurrentielle du ne saurait survivre.»20 de concevoir le rapport à l’ordre
droit concourt sans doute à relati- Le pouvoir que le droit exerce sur juridique et de légitimer son action.
viser le «gouvernement des juges». et dans la société tient pour beau- Les juristes détiennent donc une
Encore que cette formule polé- coup à ce phénomène de déni, à cet- force sociale considérable, celle qui
mique19 – que Pierre Moor n’utili- te «pieuse hypocrisie»21 par laquelle est associée au respect de l’univer-
se du reste pas – engage plutôt une «le juriste donne comme fondé a salité historiquement déposée dans
réflexion de nature axiologique à priori déductivement quelque cho- le droit. Comme le dit Pierre Bour-
propos de la démocratie, le pouvoir se qui est fondé a posteriori empiri- dieu, «le droit n’est pas ce qu’il dit
des juges étant alors jaugé à l’aune quement»22. Le raisonnement juri- être, ce qu’il croit être, c’est-à-dire
de la définition retenue des notions dique, en réalité, amalgame des quelque chose de pur, de parfaite-
de gouvernement et de séparation arguments de droit et de fait, conci- ment autonome. Mais le fait qu’il
des pouvoirs. lie des principes juridiques et poli- se croie tel, et qu’il arrive à le faire
tiques, des croyances professionnel- croire, contribue à produire des
Un déni du les et idéologiques. Comme le mon- effets sociaux tout à fait réels, et
pouvoir d’interprétation tre Bruno Latour23, il se présente d’abord sur ceux qui exercent le
Les sciences sociales peuvent sug- comme un bricolage sur la réalité où droit.»25 Si, d’un côté, le droit tra-
gérer une analyse plus large de l’em- le social et le juridique apparaissent duit et sanctionne des rapports de
prise du droit sur la société, en se étroitement imbriqués l’un dans force sociaux et politiques, de l’au-
demandant d’abord comment les l’autre. Cependant, en s’appuyant tre, son application contribue à les
juristes exercent leur pouvoir d’in- sur une rhétorique neutre et imper- neutraliser, les normaliser, les dé-
terprétation des règles. Anton sonnelle, ce raisonnement recourt à réaliser et in fine les naturaliser26.
Schütz saisit très bien l’importance un arsenal argumentatif souvent Danièle Lochak illustre bien ce
de cette question, lorsqu’il évoque considérable, mobilisant tour à tour phénomène constitutif du droit par
les doutes du moine Gratien, au le texte et son esprit, l’intention du lequel les juristes, sans forcément y
XIIe siècle, confronté à un dilemme législateur et ses objectifs, le sens de adhérer, ont été amenés à construi-
à l’occasion d’un jugement. D’un la norme en regard de l’évolution re juridiquement les catégories à
côté, il était censé rendre ses déci- des mentalités, tout cela par un jeu l’œuvre dans le droit antisémite en
sions sur la base du droit divin, à croisé entre les commentaires doc- vigueur sous Vichy, à définir la
propos duquel il ne s’estimait pas trinaux et l’examen des intérêts sou- notion de juif par un raisonnement
en mesure d’exercer la moindre tenus dans chaque cas d’espèce, une doctrinal de montée en généralité
influence. De l’autre côté, il se ren- forte exigence de cohérence interne et à euphémiser ou banaliser une
dait bien compte qu’en tant qu’in- de la jurisprudence et la prise en forme d’antisémitisme juridique-
terprète souverain de ses juge- compte des implications politiques ment fondée. De la sorte, «en ac-
ments, il décidait en réalité des pos- ou sociales du jugement. Au final ceptant – fût-ce de façon purement

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DROIT ET SOCIOLOGIE

formelle – d’entrer dans le système universelle transcendant l’histoi- 16 Pierre Bourdieu, «Habitus, code et codifica-
de pensée du législateur et de rai- re29. En rupture avec cette vision tion», Actes de la recherche en sciences sociales,
n° 64, 1986, pp. 40-44.
sonner à l’intérieur du cadre classique (positiviste) du droit, la
17 Voir par exemple «Norme, règle, habitus et
conceptuel ainsi tracé, en reprenant sociologie pourrait être tentée droit», Droit et société, 1996, n° 32; «La place
à son compte des catégories juri- d’identifier l’historicité des catégo- du droit dans la sociologie de Pierre Bour-
diques qui n’étaient autres que les ries juridiques, leur contingence, le dieu», Droit et société, 2004, n° 56-57.
catégories idéologiques de l’antisé- fait qu’elles sont d’abord tributaires 18 Annie Collowald et Bastien François (dir.),
«Le pouvoir des légistes», Politix, n° 32, 1995.
mitisme d’Etat, la doctrine entéri- de rapports de force politiques. Elle
19 Voir Séverine Blondel, Norbert Foulquier et
nait implicitement mais nécessaire- réduirait ainsi le droit à une idéo- Luc Heuschling, Gouvernement des juges et
ment la vision du monde sous- logie et son fonctionnement à démocratie, Paris, Publications de la Sorbon-
jacente à cette législation»27. l’idéologie professionnelle des ju- ne, 2001.
Le droit exerce donc un pouvoir ristes. Cette perspective externe, re- 20 Anton Schütz, «L’immaculée conception de
l’interprète et l’émergence du système juri-
cognitif, symbolique et politique lativiste et purement instrumentale
dique: à propos de fiction et de construction
considérable. Il définit, donne sens du droit offre certes une critique en droit», Droits, 1995, n° 21, pp. 113-126
et oriente les activités humaines. salutaire de sa pureté supposée, (citation p. 105).
Toutefois, sa prétention à l’univer- mais elle ne permet pas de rendre 21 Alain Bancaud, «Considérations sur une pieu-
salité lui impose une rationalité spé- compte de l’autonomie du champ se hypocrisie», Droit et Société, 1987, n° 7,
pp. 365-378; La haute magistrature judiciaire
cifique qui à la fois lui confère son juridique et des effets que celui-ci
entre politique et sacerdoce, Paris, LGDJ, 1993.
autonomie et le constitue en puis- exerce dans la réalité sociale au nom 22 Pierre Bourdieu, «Les juristes, gardiens de
sant vecteur de légitimation de l’or- de la raison et de l’universel. l’hypocrisie collective», art. cit. p. 96.
dre social. Sociologiquement, le Plutôt que de les opposer radica- 23 Bruno Latour, La fabrique du droit. Une
droit se caractérise par cette ambi- lement, il conviendrait de promou- ethnographie du Conseil d’Etat, Paris, La
Découverte, 2004.
valence fondamentale et l’on com- voir les complémentarités entre
24 Dans le même sens, Denys de Béchillon, «Le
prend alors que, dans une société science du droit et sociologie30. gouvernement des juges: une question à dis-
fortement encadrée par le droit, la Hélas, aujourd’hui, l’enseignement soudre», in Séverine Blondel et al., Gouverne-
coupure entre juristes et profanes du droit à l’Université reste pour ment des juges et démocratie, op. cit. pp. 341-
produise, comme dans d’autres uni- l’essentiel marqué par le positivis- 355.
25 Pierre Bourdieu, «Les juristes, gardiens de
vers fortement différenciés, une for- me. Or les sciences sociales peuvent
l’hypocrisie collective», art. cit. p 99.
me très particulière de domination non seulement contribuer à fonder 26 Danièle Lochak, «Droit, normalité et norma-
(de dépossession et de violence sym- un sens critique et une certaine lisation», in Jacques Chevalier (dir.), Le droit
bolique dirait Pierre Bourdieu), qui réflexivité par rapport à la pratique en procès, Paris, PUF, 1984, pp. 51-77.
se traduit dans tous les aspects de la du droit, mais aussi apporter une 27 Danièle Lochak, «La doctrine de Vichy ou les
mésaventures du positivisme», in Les usages
vie sociale par la présence massive connaissance sur le droit lui-même.
sociaux du droit, op. cit. p. 276.
de professions juridiques imposant Il devrait alors se développer une 28 Caliope Spanou, «Le droit, instrument de la
la nécessité de leurs propres compé- science du droit qui ne se réduise contestation sociale? Les nouveaux mouve-
tences. Et cela y compris lorsque le pas à un savoir appliqué, utilitaire et ments sociaux face au droit», in Les usages
droit est utilisé et perçu comme un pragmatique, mais qui prenne en sociaux du droit, op. cit. pp. 32-43; Hélène
Michel (dir.), «Groupes d’intérêt et recours au
instrument de revendication, de compte, à partir d’une épistémolo-
droit», Sociétés contemporaines, n° 52, 2003;
mobilisation et de changement par gie réaliste des pratiques juridiques, Brigitte Gaïti et Liora Israël (dir.), «La cause
les mouvements sociaux et les grou- les fondements sociaux du droit et du droit», Politix, n° 62, 2003.
pes d’intérêt, qui ne peuvent totale- de ses usages. Car, comme le dit 29 Francine Soubiran-Paillet, «Histoire du droit
ment échapper à l’ambivalence de justement Danièle Lochak, «non et sociologie: interrogations sur un vide disci-
plinaire», Genèses, 1997, n° 29, pp. 141-163.
son empreinte sur leur action28. contents de maintenir le droit hors
30 Dans ce sens, voir Jacques Chevalier, «Scien-
de portée des profanes, les juristes ce du droit et science du politique: de l’oppo-
Conclusion l’ont, ce faisant, mis hors d’atteinte sition à la complémentarité», in Droit et poli-
de la critique (…). Ils ont érigé en tique, Paris PUF, 1993, pp. 251-261.
La sociologie du droit se heurte à fétiche la règle posée par le législa- 31 Danièle Lochak, «Les usages du savoir juri-
dique», in Les usages sociaux du droit, op. cit.
un objet difficile à analyser dès lors teur, contribuant ainsi à la sacrali-
p. 329.
que les juristes s’appuient sur une sation du droit, qui apparaît à la fois
science de cet objet qui prétend comme un savoir inaccessible au
pouvoir se réaliser en dehors de plus grand nombre et comme une
toute référence au monde social, entité mythique et incontourna-
cela au nom d’une raison juridique ble»31.

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