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L’industrie des votations populaires aux États-Unis

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PASCAL MBONGO 1

Le caractère fondateur des États-Unis en matière démocratique peut


se vérifier de manière « littéraire » d’abord. Il y a d’une part la formule
célèbre par laquelle en 1787, le préambule de la Constitution américaine
affirme le principe de la souveraineté du peuple : Nous, le peuple des États-
Unis… Ordonnons et établissons la présente constitution pour les États-Unis
d’Amérique. Il y a d’autre part la célèbre définition des institutions améri-
caines par Abraham Lincoln comme étant Le Gouvernement du peuple par le
peuple et pour le peuple.
Les États-Unis sont le pays du monde qui compte le plus grand nombre
de consultations populaires : les unes sont nationales, comme l’élection
du président des États-Unis, l’élection des membres de chacune des
chambres du Congrès ; les consultations populaires y sont cependant
d’abord un phénomène local : on vote au niveau de chaque État pour
désigner le Gouverneur, les membres des différentes assemblées locales à
commencer par le parlement de chaque État, les juges, les maires, les shé-
rifs, les directeurs des écoles publiques… De la même manière, on vote dans
certains États pour révoquer (Recall) le Gouverneur, les maires, les juges, les
shérifs… Et dans différents États, il existe régulièrement des référendums
soit au niveau des États, soit au niveau des collectivités inférieures.
Les États fédérés américains sont constitutionnellement compétents
pour statuer sur toutes les questions qui n’ont pas été réservées à l’État
fédéral (Xe Amendement), une compétence qui inclut notamment « le

Pascal Mbongo, Professeur des facultés de droit à l’Université de Poitiers ; Programme


Baltimore de recherche en droit américain. Le premier volet de ce programme de recherche
financé initialement par la Mission Droit et Justice a été publié en 2013 (co-dir. Avec Russell
L. Weaver, Le Droit américain dans la pensée juridique française contemporaine, Lextenso-Fondation
Varenne). Le deuxième volet (individuel) doit paraître en 2015 (Le Pluralisme en Amérique) et le
troisième volet (collectif) est projeté éditorialement pour 2016 (La Constitution des États-Unis.
Thèmes et débats américains).

Revue française de Droit constitutionnel, 101, 2015


98 Pascal Mbongo

pouvoir de réglementer les élections1 ». D’autre part, un « principe fon-


damental d’égale souveraineté » protège les États contre un traitement
inégal du législateur fédéral, autrement dit contre une application non-
uniforme de la législation fédérale sur l’ensemble du territoire2, seules
des circonstances exceptionnelles et un « besoin actuel » (a current need)

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pouvant justifier un exercice aussi singulier (an uncommon exercise) par le
Congrès de son pouvoir de légiférer3. Il convient d’avoir ces principes
constitutionnels à l’esprit en même temps que ceux relatifs au droit de
vote et à la liberté d’expression pour comprendre, en droit4, certains débats
législatifs ou judiciaires américains en matière d’organisation et de régle-
mentation des élections. En parlant d’industrie des élections, l’on n’envisage
pas seulement de rendre compte de ce qu’est l’hyperdémocratie locale aux
États-Unis5 (III). Il s’agit aussi de voir comment différentes questions
d’ingénierie électorale sont saisies par les « pénombres et les émanations
de la Constitution6 » relatives au fédéralisme ou à la protection constitu-
tionnelle des droits, qu’il s’agisse de questions intéressant l’universalité
du suffrage (I) ou de questions intéressant l’argent des élections (II).

I – EFFECTIVITÉ ET INEFFECTIVITÉ DE L’UNIVERSALITÉ


DU SUFFRAGE

La Constitution américaine confère expressément le droit de vote à


tout citoyen américain âgé de 18 ans au moins, sans distinction de sexe,
1. Gregory v. Aschcroft, 501 U.S. 452, 461-462.
2. Northwest Austin Municipal Util. Dist. No. One v. Holder, 557 U. S. 193, 203.
3. Katzenbach v. Morgan, 384 U.S. 641 (1966).
4. Il va sans dire que le droit résonne ici de culture et d’histoire politiques, même si ces
considérations ne seront pas nécessairement développées dans les présentes pages : l’existence
d’une véritable culture politique anti-étatiste et/ou libertarienne, l’importance accordée au
« local » et à la « proximité », la manière de penser la discrimination, etc.
5. L’élection des juges et des procureurs n’est pas traitée dans la présente étude car elle pose
des questions spécifiques et que nous avons commencé d’exposer ailleurs. D’autres « localismes »
électoraux ne sont pas moins remarquables et qui ne sont pas davantage exposés. Tel est le cas,
par exemple, du vote par voie postale. Cette modalité de vote a ainsi un caractère général et
impérieux (« All-mail Elections ») dans trois États (le Colorado, l’Oregon, l’État de Washington)
dans lesquels les électeurs reçoivent par voie postale leurs bulletins de vote : après avoir coché la
case pertinente, ils consignent leur bulletin dans une enveloppe scellée qui est consignée elle-
même dans une enveloppe postale signée par l’électeur afin d’attester de son identité, le tout
étant adressé par voie postale aux services administratifs chargés des élections. Vingt-deux autres
États ont « postalisé » certaines de leurs élections politiques. La « postalisation » du vote a une
importance dans le débat public local aux États-Unis qui, à première vue, est paradoxale dans
une période historique où la question est plutôt celle de la généralisation du vote électronique
dans les autres démocraties. Deux éléments font néanmoins que ce paradoxe est simplement
apparent : il s’agit d’une part de la grande mobilité géographique des Américains et, d’autre part,
de la « profondeur territoriale » des États-Unis et la géographie humaine qui l’accompagne, avec
notamment de très nombreuses municipalités « reculées ».
6. Selon des mots célèbres du juge Douglas dans Griswold v. Connecticut (1965).
L’industrie des votations populaires aux États-Unis 99

de race ou de religion. Toutefois, ce droit n’est devenu effectif que de


manière progressive, à travers sept étapes principales : – en 1865, l’abo-
lition de l’esclavage par le XIIIe Amendement à la Constitution ouvre
théoriquement le droit de vote aux Noirs ; – en 1868, une nouvelle
modification de la Constitution des États-Unis, le XIVe Amendement,

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reconnaît la qualité de citoyen des États-Unis à toute personne née
ou naturalisée aux États-Unis ; – en 1870, le XVe Amendement à
la Constitution interdit toute restriction au droit de vote fondée sur
la race, la couleur ou la condition antérieure de servitude ; – ce n’est
qu’en 1920, à la faveur du XIXe Amendement, que le droit de vote
est élargi aux femmes ; – il faut attendre la loi sur l’égalité des droits
civiques en 1965 pour que le XVe Amendement devienne effectif en
faisant accéder les Afro-Américains au droit de suffrage ; – le dernier
moment de référence de cette histoire institutionnelle du vote aux États-
Unis remonte à 1970 et 1971 avec d’une part le Voting Rights Act de
1970 qui abaissa la majorité à 18 ans pour les élections fédérales et,
d’autre part, le XXVIe Amendement qui établit de manière générale la
majorité électorale à 18 ans7. Le XXVIe Amendement était doublement
de circonstance puisque, d’une part, il intervient dans le contexte de la
guerre du Vietnam et du décalage entre la faculté pour des jeunes de
18 ans d’être engagés dans la guerre lorsqu’ils ne pouvaient pas voter,
faute d’avoir 21 ans, et que, d’autre part, il tire les conséquences de la
décision Oregon v. Mitchell (1970) par laquelle la Cour suprême a censuré
les dispositions du Voting Rights Act de 1970 qui imposaient aux États
un abaissement de la majorité électorale à 18 ans.
L’universalisation continue du suffrage n’est pas une histoire arrivée
à son terme. Deux questions désormais posées dans la plupart des États
démocratiques ont une certaine antériorité américaine, celle du droit de
vote des aliénés et celle de l’abaissement de l’âge électoral8. Dans le der-
nier cas, l’interprétation du XXVIe Amendement est en jeu, lorsque par
exemple de jeunes gens âgés de moins de 18 ans forment des recours
devant des tribunaux (plus exactement devant la cour fédérale de district
à Winston-Salem en Caroline du Nord, en 20149) afin de contester leur
incapacité électorale et en faisant valoir que cette disposition constitu-
tionnelle ne signifie pas que l’âge constitutionnel pour voter est de 18 ans
mais que toute personne ayant atteint 18 ans ne peut être privée du droit
de voter.

7. Sur la portée de cet Amendement, voir quelques lignes plus loin.


8. Voir notre notice « Démocrati (Institutions) » in Dictionnaire encyclopédique de l’État
(P. Mbongo, Fr. Hervouët et C. Santulli, dir.), Berger-Levrault, 2014, pp. 211-222.
9. Matt Apuzzo, « Students Joining Battle to Upend Laws on Voter ID. College Students
Claim Voter ID Laws Discriminate Based on Age », New York Times, 5 juillet 2014.
100 Pascal Mbongo

A – L’AUTHENTIFICATION DES ÉLECTEURS

La question de l’authentification des électeurs est l’une des plus


ardentes dans le débat public américain des plus récentes années, à la
faveur des initiatives formées par différentes législatures d’État et diffé-

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rents gouverneurs tendant à exiger un document d’identité, et souvent un
document d’identité avec une photographie, lors du vote. Cette question
est ardente, entre autres raisons : parce que les minorités raciales voient
dans ces législations des mesures constitutives d’une discrimination à
leur égard ; parce que les adversaires de ces législations font valoir devant
les tribunaux que l’exigence d’une pièce d’identité (avec photographie)
constitue une condition à l’exercice du droit de vote qui vient s’ajouter
irrégulièrement à celles limitativement prévues par la Constitution fédé-
rale ou par la Constitution de l’État10. Le tableau ci-après offre un aperçu
de législations d’État en matière d’authentification des électeurs.
Situation des électeurs sans pièce
État Documents d’identité admissibles
d’identité
Alabama – Permis de conduire valide Hypothèse 1. L’électeur dépose
– Carte d’identité un bulletin de vote provisoire et
– Carte électorale avec photo valide ou tout a jusqu’à 17 heures du vendredi
autre document d’identité avec photo délivré suivant l’élection pour présenter
par une administration publique une pièce d’identité exigée par
– Passeport en cours de validité la loi
– Carte professionnelle d’agent public avec Hypothèse 2. L’électeur vote
photo et en cours de validité régulièrement s’il a été reconnu
– Carte d’étudiant ou de salarié d’un éta- par deux agents électoraux
blissement d’enseignement de l’État en comme étant l’électeur inscrit
cours de validité et assortie d’une photo sur la liste électorale. Ces deux
– Carte militaire en cours de validité et agents doivent attester de cette
assortie d’une photo identité sur un procès-verbal
– Carte d’identité tribale en cours de vali- signé par eux.
dité et assortie d’une photo
Alaska – Carte électorale officielle Un agent électoral peut attester
– Permis de conduire de l’identité de l’électeur. L’élec-
– Certificat de naissance teur sans document d’identité
– Passeport peut déposer un bulletin de vote
– Permis de chasse ou permis de pêche conservatoire
– Une facture d’électricité, de gaz, une
attestation bancaire, un chèque, un bon du
Trésor ou tout autre document public por-
tant le nom et l’adresse de l’électeur

10. Sur ce débat, voir notre étude « De la connaissance décentrée du droit américain :
l’exemple du fédéralisme » (pp. 107-127) et celle de Kevin Hamilton & Kevin Stafford,
« La controverse sur l’authentification des électeurs : entre l’effectivité du droit de suffrage et
la lutte contre la fraude électorale » (pp. 129-149), in Le Droit américain dans la pensée juridique
française contemporaine. Entre Américanophobie et Américanophilie, P. Mbongo & R. L. Weaver
(dir.), LGDJ, 2013.
L’industrie des votations populaires aux États-Unis 101

Kentucky – Permis de conduire En cas de doute des agents élec-


– Carte de sécurité sociale toraux ou en cas de contestation
– Carte de crédit par un tiers, l’électeur doit
signer une attestation sur l’hon-
neur de son identité.

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Hawaii Toute pièce d’identité revêtue d’une photo À défaut de document d’iden-
et d’une signature de son titulaire. La na- tité, l’électeur passe un test
ture de ces documents n’est pas définie par consistant à donner sa date de
la loi naissance et son adresse telles
qu’elles sont consignées dans le
registre électoral

L’un des traits caractéristiques des débats juridiques autour de


l’authentification des électeurs est dans le fait que ce soit souvent au
regard des constitutions des états que statuent les juridictions desdits
états, du moins lorsque les opposants à ces législations s’adressent à
ces juridictions plutôt qu’aux juridictions fédérales sur le fondement
de la Constitution des États-Unis. Or nombreuses sont les juridictions
d’État qui invalident ces législations : ainsi, le 17 janvier 2014, un juge
unique de l’État de Pennsylvanie (Commonwealth Court, Harrisburg :
Viviette Applewhite et al. v. The Commonwealth of Pennsylvania) a conclu
à la violation de la Constitution de l’État par la loi de l’État exigeant
un document d’identité pour voter. Le 24 avril 2014, un juge d’État
en a décidé également ainsi pour la loi de l’Arkansas (Circuit Court of
Pulaski County : Pulaski County Election Commission et al. v. Arkansas
State Board of Election Commissioners). Le 1er août 2014, la Cour suprême
du Wisconsin décida dans le même sens (League of Women Voters v.
Walker).
Les préventions particulières des juridictions d’État reposent en
général sur une lecture restrictive des dispositions des Constitutions
desdits États prévoyant généralement que le droit de voter est reconnu
à toute personne a) de nationalité américaine, b) résidant dans l’État,
c) âgée de dix-huit ans au moins, d) régulièrement inscrite sur les listes
électorales. De fait, cette lecture restrictive est appliquée en matière
d’authentification des électeurs alors qu’elle ne l’est pas, par exemple,
pour des lois d’État prévoyant la privation de droits civiques par suite
de condamnations pénales (ou pour les prisonniers). L’explication de
cette différence est politique et historique : les lois relatives à l’authen-
tification des électeurs sont perçues par beaucoup, les juges compris,
comme une réminiscence des barrières locales au droit de suffrage
– ou des tentatives en ce sens – qui ont jalonné l’histoire politique
et constitutionnelle américaine, au-delà même de la question raciale
et de l’application effective du XVe Amendement. Pierre Rosanvallon
a saisi l’importance de cette ambition d’une Safe Democracy lorsqu’il
102 Pascal Mbongo

écrit : « Après 1870, lorsque les discriminations raciales en matière de


suffrage furent légalement abolies, de nombreux états du Sud multi-
plièrent les ruses pour continuer à écarter les Noirs (mise en place de
literacy tests, grandfather clauses, etc.). Mais au-delà de ces manœuvres et
de la crainte de voir l’Amérique anglo-saxonne submergée par des flots

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d’immigrants, qui a suscité de puissants mouvements comme celui
des Know nothing, il y a eu pour des motifs très profonds la conscience
que la société reposait en fin de compte sur la qualité des individus,
puisqu’il n’y avait rien d’autre, ni traditions ni institutions héritées,
sur quoi la démocratie puisse se fonder. C’est pourquoi, bien au-delà de
la peur du nombre qui a épisodiquement secoué l’Amérique blanche,
les états-Unis ont été une terre de mission pour les eugénistes. L’idée
de safe democracy y a été très importante11. »
Ce passé est ainsi invoqué expressément par la Cour suprême de
l’Arkansas dans l’arrêt du 24 octobre 2014 dans lequel elle invalide
la loi de l’Arkansas relative à l’obligation de produire le jour du vote
une pièce d’identité revêtue d’une photographie : « Pendant environ
150 ans, cette Cour est restée ferme dans son adhésion à l’interpré-
tation stricte des qualifications d’électeur requises par la Constitution
de l’Arkansas. Dans Rison v. Farr, 24 Ark. 161 (1865), le bulletin de
vote de Farr fut rejeté après que l’intéressé a refusé de souscrire à un
serment statutaire aux termes duquel il défendrait la Constitution des
États-Unis et la Constitution de l’Arkansas [et reconnaissait] qu’il
n’avait pas volontairement porté des armes contre les états-Unis ou
l’Arkansas, et qu’il n’avait pas aidé, directement ou indirectement, les
autorités Confédérées depuis le 18 avril 1864. Nous avons rejeté cette
exigence, en faisant valoir qu’en tant qu’elle constituait un prérequis
au vote, le serment statutaire prescrit par le parlement de l’Arkansas
était en conflit direct avec la Constitution de l’Arkansas12. »
À la lisière du débat juridico-constitutionnel, l’authentification des
électeurs soulève des questions financières. En effet, les États auraient
pu vouloir faire peser la charge financière de la fabrication de documents
d’identité avec photo sur les électeurs eux-mêmes s’ils n’étaient
convaincus de l’annulation judiciaire de toute législation exigeant de
l’électeur qu’il acquitte des frais de cette nature13. Aussi certains États
(l’Indiana, le Colorado ou le Kansas) ont-ils fait le choix de supporter
eux-mêmes le coût de la délivrance de cartes d’identité utilisables en

11. Pierre Rosanvallon, Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel, éditions Gallimard,
1992, pp. 417-418.
12. Mark Martin v. Freedom Kohls et alii.
13. Deux décisions judiciaires fédérales vont dans ce sens. La première est une décision
rendue par la Cour suprême le 28 avril 2008, Crawford et al. V. Marion County Election Board et
al. La deuxième est une decision de la Cour fédérale d’appel pour le 11e Circuit du 14 janvier
2009, Common cause/Georgia et al. & NAACP v. Ms. Evon Billups et al.
L’industrie des votations populaires aux États-Unis 103

matière électorale, quitte à répartir ce coût entre les différents niveaux


d’administration locale14. Même lorsque des frais ne sont pas exigés des
électeurs en vue de l’obtention d’une carte d’identité, la question ne se
pose pas moins de savoir s’il n’y a pas, malgré tout, une dépense indi-
recte pour l’électeur si ce dernier doit présenter des documents (par

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exemple des fiches d’état civil) pour l’obtention desquels des frais sont
exigés. La Cour suprême du Missouri a statué dans ce sens le 16 octobre
2006 dans Kathleen Weinschenk, et al., v. State of Missouri. Par suite, « les
États voudraient-ils avoir une sécurité juridique, ils devraient s’assurer
de ce que les cartes d’identité sont plus accessibles – le cas échéant
en supprimant les frais de délivrance des certificats de naissance et/
ou en augmentant les horaires d’ouverture des services administratifs
chargés de délivrer les cartes d’identité15 ».
Les majorités républicaines qui promeuvent des lois exigeant des
justificatifs particuliers d’identité pour voter se voient reprocher de
faire ainsi la « guerre aux pauvres » en général et aux pauvres appar-
tenant aux minorités en particulier. Dans cette mesure, ce n’est pas la
fraude électorale qui est le point névralgique du débat sur l’authentifi-
cation des électeurs, mais plutôt la « question sociale » et la « question
raciale », comme dans le débat tranché par la Cour suprême en 2013
dans Shelby County v. Holder.

B – LES DISCRIMINATIONS À L’ÉGARD DES MINORITÉS :


SHELBY COUNTY V. HOLDER

Le Voting Rights Act de 1965 compte parmi les nombreux textes fédé-
raux organisant une surveillance fédérale de la gouvernance locale16. Cette
loi fut adoptée par le Congrès en vue de conjurer des pratiques discrimi-
natoires en matière électorale. Dans sa rédaction originelle, le texte ne
désignait que les discriminations dirigées contre les minorités raciales
(les Noirs en l’occurrence) dans les élections au niveau de l’État, au niveau
des comtés, des villes et des municipalités, des districts scolaires ou toutes
autres élections publiques. C’est en 1975 que son champ d’application fut
élargi aux « minorités linguistiques » telles que les électeurs hispano-

14. L’Indiana dit avoir dépensé dix millions de dollars entre 2007 et 2010 en vue de la
délivrance gratuite de cartes d’identité aux électeurs de l’État. Source : Karen Shanton, « Costs
of Voter ID », Legisbriefs, vol. 21, n° 12, mars 2013.
15. Karen Shanton, « Costs of Voter ID », Legisbriefs, vol. 21, n° 12, mars 2013. Les
États revendiquent d’autres dépenses liées aux nouvelles législations : des dépenses d’achat
de matériel informatique, des dépenses d’édition de nouveaux formulaires administratifs, des
dépenses de communication à destination des électeurs sur les nouvelles législations que la
Géorgie évalue à 840 000 dollars dans la période allant de septembre 2007 à novembre 2008
(Karen Shanton, op. cit.).
16. Sur cette surveillance, voir notre étude précitée « De la connaissance décentrée du
droit américain : l’exemple du fédéralisme ».
104 Pascal Mbongo

phones, les électeurs d’origine indienne, les électeurs d’origine asiatique,


etc.
Les procédures, les normes ou les pratiques visées par la loi consis-
taient par exemple en l’exigence de pré-requis en vue de l’inscription
sur les listes électorales (test d’alphabétisation, test de langue anglaise),

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dans l’établissement du matériel électoral en anglais seulement, dans des
découpages électoraux (Gerrymandering) intéressés à « diluer » le poids
démographique de ces minorités (soit en les divisant en plusieurs circons-
criptions électorales [cracking], soit en les faisant absorber dans différentes
circonscriptions électorales dans lesquelles elles eussent été minoritaires
[submerging]). Les prescriptions du Voting Rights Act visant les découpages
électoraux dirigés contre les minorités furent validées par la Cour suprême
dans Thornburg v. Gingles (1986) sous certaines conditions. Initialement,
les requérants doivent établir que l’on est en présence d’une circonscrip-
tion électorale uninominale « géographiquement compacte » et dans
laquelle les membres du groupe minoritaire composent une majorité
de la population en âge de voter ; qu’il existe une « cohésion politique »
de la minorité concernée ; qu’il existe un vote de la majorité blanche
dirigée systématiquement contre les candidats portés par la minorité
en question. Ce n’est qu’ensuite que les requérants doivent apporter la
preuve de ce que, au regard de « l’ensemble des circonstances », le pou-
voir électoral d’une minorité raciale ou linguistique a été annihilé, la
discrimination dont il s’agit pouvant être directe ou indirecte.
La Section 4 du Voting Rights Act consistait doublement en une « for-
mule de couverture » (coverage formula) définissant le champ d’application
territorial de la section et en une exigence de validation fédérale pré-
alable (preclearance) définissant la prescription applicable. La « formule
de couverture » s’appliquait aux États ou aux collectivités territoriales
ayant entretenu des tests ou des dispositifs comme des prérequis au vote
et dont le taux d’inscription et de participation électorale était parti-
culièrement bas dans les années 1960 et les années 1970 (la Géorgie,
le Texas, le Mississippi, la Louisiane, l’Alabama, l’Arizona, la Caroline
du Sud, la Virginie, la Floride). Ces entités territoriales ne pouvaient
adopter de modifications dans leur législation électorale qui n’aient été
préalablement approuvées par l’État fédéral (preclearance) au titre de sa
garantie de l’effectivité de la Constitution fédérale et de la lutte contre
les discriminations.
Défini à l’origine pour une durée de cinq ans, ce mécanisme fut renou-
velé constamment, et plus récemment en 2006 pour une nouvelle durée
de vingt-cinq ans, mais avec une définition inchangée de son champ
d’application (soit la référence au taux d’inscription et au taux de parti-
cipation dans les années 1960 et 1970). Aussi est-ce à la faveur de cette
prorogation que la Cour suprême eut l’occasion d’exprimer ses premiers
L’industrie des votations populaires aux États-Unis 105

doutes sur la constitutionnalité de ce mécanisme eu égard à sa pérennisa-


tion : dans Northwest Austin Municipal Util. Dist. No. One v. Holder (2009),
pour avoir pu accéder à la demande de l’institution requérante (une entité
territoriale qui contestait sa subsomption dans le champ d’application de
la Section 4) sur la base de la législation en vigueur, la Cour suprême se

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dispensa de répondre directement au grief d’inconstitutionnalité dirigé
contre ce mécanisme.
C’est donc plutôt dans Shelby County v. Holder rendu le 25 juin 201317
que la Cour suprême a conclu à l’inconstitutionnalité de la Section 4 du
Voting Rights Act. L’arrêt, rendu sur la demande du comté de Shelby en
Alabama et sur les conclusions du président John Roberts (des conclusions
qui n’ont rallié que 5 voix au sein de la Cour), déjuge la cour fédérale de
district et la cour fédérale d’appel, ces deux juridictions fédérales s’étant
laissé convaincre par le Département fédéral de la Justice de la pertinence
des arguments mobilisés devant le Congrès en faveur de la prorogation
de ce mécanisme. La conclusion de la Cour dans Shelby County v. Holder
procède de la combinaison de deux types de considérations, les unes pro-
prement juridiques, les autres plutôt factualistes.
En droit, les dispositions litigieuses apparaissent à la Cour comme
constituant incontestablement une immixtion de l’État fédéral dans la
compétence constitutionnelle des États fédérés en matière électorale ainsi
qu’une application non-uniforme de la législation fédérale sur l’ensemble
du territoire (le texte ne s’appliquant qu’à neuf États). Comme la Cour
l’a conçu dans South Carolina v. Katzenbach (1966), des circonstances
exceptionnelles pouvaient objectivement justifier ces dispositions dans
les années 1960 : l’existence vérifiée de tests en vue de l’inscription élec-
torale, un taux de participation des Noirs à l’élection présidentielle de
1964 inférieur de douze points au taux national… Or la Cour dit cons-
tater que cinquante ans plus tard, « très largement grâce au Voting Rights
Act », les choses ont radicalement changé : le taux d’inscription électorale
des minorités a considérablement cru, le nombre de candidats issus des
minorités exerçant des fonctions électives atteint « des niveaux sans pré-
cédent », les tests et autres expédients exigés en vue de l’inscription élec-
torale sont universellement interdits. Dès lors que le Congrès, en 1965,
avait procédé à travers une distinction entre ceux des États ayant une
histoire récente de discriminations dans les inscriptions électorales et des
taux anormalement faibles d’inscriptions et ceux des États n’ayant pas
ces caractéristiques, la dégradation factuelle de cette distinction, voire
sa quasi-disparition, aurait dû justifier sinon une abrogation de ces dis-
positions, du moins la révision par le Congrès de leur champ d’appli-
cation territorial et/ou bien de leur substance. Car, poursuit la Cour, le
17. John C. Knechtle, « La Cour suprême des États-Unis et la non-discrimination. D’hier
à aujourd’hui », Politeia, juin 2014.
106 Pascal Mbongo

XVe Amendement n’est pas voué à « punir le passé » mais à construire un


avenir meilleur (« The Fifteenth Amendement is not designed to punish
for the past ; its purpose is to ensure a better future »)18. Entre autres solu-
tions alternatives envisagées par le Congrès depuis la décision de la Cour,
il y a l’idée d’une limitation du système antérieur aux seuls États ayant

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fait l’objet de cinq condamnations au moins pour violation des droits
électoraux des citoyens dans les quinze dernières années ou celle d’une
obligation pour les États d’informer significativement et longtemps à
l’avance les électeurs de changements dans l’organisation des élections
(redécoupages électoraux, déplacements de bureaux de votes)19.

II – L’ARGENT DES ÉLECTIONS, ENTRE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION


ET LA CORRUPTION

L’importance de l’argent dans les campagnes électorales américaines


est d’autant mieux documentée que les obligations légales de transpa-
rence font savoir ce qui est donné aux candidats et aux partis et ce qu’ils
dépensent. Un certain nombre d’observations voudront néanmoins être
faites sur l’ergonomie de la législation américaine et sur la publicité poli-
tique et électorale.

A – RÉGLEMENTATION NATIONALE, RÉGLEMENTATIONS LOCALES

La question de l’argent des élections s’établit en réalité à deux niveaux,


celui des élections nationales (Congrès, présidence) qui seules sont concer-
nées par la législation fédérale et celui des élections politiques dans les
États qui dépendent de la seule législation de ces états. Sans être iden-
tiques à la législation fédérale, les législations d’État lui sont néanmoins
ressemblantes dans la mesure où elles aussi établissent trois types de dis-
positifs.

18. Deux choses dépassant le cadre de la présente étude et qui mériteraient un intérêt par-
ticulier sont à noter ici. Il s’agit en premier lieu de l’importance dans la législation américaine
de clauses de révision périodique des textes ou de sortie de vigueur des textes à l’expiration
d’un certain délai (sunset clauses), des clauses dont l’effectivité n’est pas théorique compte tenu
des « cohabitations » politiques entre démocrates et républicains au Congrès et des alternances
électorales. La deuxième chose se rapporte à la référence de la Cour suprême à la construction
d’un « avenir meilleur », une expression courante dans les décisions de la Cour relatives aux
droits civiques et à la question raciale et qui sourd d’une forme de foi américaine dans « le
progrès de l’esprit humain », pour parler comme Condorcet.
19. Une proposition de loi portée par des élus républicains et démocrates et contenant ces
propositions a été déposée au Congrès en janvier 2014 (Voting Rights Amendment Act of 2014).
L’industrie des votations populaires aux États-Unis 107

Le premier dispositif légal est celui de la transparence des montants et


des sources de financement des campagnes électorales. La portée de ce dis-
positif peut varier entre les états, à propos de l’étendue des informations
devant être portées à la connaissance du public et sur la périodicité de
cette publicité. Ce dispositif a néanmoins une importante limite : il ne

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s’applique pas aux « dépenses indépendantes » (independent expenditures)
de la maîtrise des candidats et de leur équipe de campagne, ces dépenses
étant pour l’essentiel l’achat d’espaces publicitaires à la radio et à la télé-
vision (et la confection des spots publicitaires afférents) en soutien ou en
dénigrement d’un candidat. Pour ainsi dire, ces dépenses sont analysées
par les tribunaux, Cour suprême comprise, comme des modalités de la
liberté d’expression de ceux qui commettent souverainement de telles
dépenses. Pour n’être pas justiciables des dispositifs légaux relatifs aux
limitations des dons aux candidats ou de leurs dépenses, ces dépenses
sont néanmoins soumises à des règles de transparence sur l’identité des
groupements ou des individus qui les commettent (sauf dans l’Indiana,
la Caroline du Sud et le Nouveau-Mexique), les juges ayant considéré
que cette transparence participe du droit à l’information du public. Les
modalités de cette transparence varient cependant entre les États quant
au niveau de dépenses qui la déclenche et à sa périodicité.
Le deuxième dispositif consiste en des plafonds légaux de contribu-
tion aux campagnes électorales, dont quatre états seuls ne disposent pas.
La National Conference of State Legislatures a ainsi calculé en 2012 qu’en
moyenne ce plafond s’établit à 7 500 dollars par personne en faveur d’un
candidat à une élection de gouverneur et pour un même cycle électoral,
3 300 dollars en faveur d’un candidat à une élection à la chambre basse de
l’état, 3 700 dollars en faveur d’un candidat au Sénat de l’état. Et, lorsque
25 états limitaient les contributions des entreprises, 21 les interdisaient
purement et simplement avant l’arrêt Citizens United de la Cour suprême.
Le troisième dispositif, enfin, consiste en des limitations du montant
des dépenses électorales des candidats. Ces limitations, qui sont en elles-
mêmes contraires au Ier Amendement et à la liberté d’expression, se perpé-
tuent dans les conditions fixées par la Cour suprême dans Buckley v. Valeo
(1976) et Randall v. Sorrell (2006) : elles ne peuvent être qu’optionnelles,
notamment en vue d’une prétention alternative à l’obtention de fonds
publics. Les vingt-quatre États qui ont intégré un tel dispositif dans leur
législation proposent ainsi à titre alternatif un financement public partiel
(celui-ci est réputé très faible), voire un financement public quasi-total,
en contrepartie d’une limitation par le candidat de ses dépenses de cam-
pagne ou des contributions privées.
Les arrêts Citizens United et McCutcheon ne démantèlent donc pas plus
la législation fédérale que les législations d’État. Elles en annihilent néan-
moins deux points névralgiques.
108 Pascal Mbongo

B – CITIZENS UNITED ET MCCUTCHEON : L’ARGENT EST-IL


UN DISCOURS, UNE PAROLE ?

Dans sa décision Citizens United v. Federal Election Commission rendue au


terme d’un âpre débat et d’une profonde division de la Haute Juridiction

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(majorité de 5-4), la Cour suprême des États-Unis a décidé le jeudi
21 janvier 2010 que l’interdiction faite par la loi aux entreprises et aux
syndicats d’utiliser souverainement leur propre argent afin de soutenir ou
de s’opposer (à) des candidats à des mandats électoraux et à des fonctions
publiques électives – une interdiction assortie de sanctions pénales –
constitue une violation du Ier Amendement de la Constitution des États-
Unis (liberté d’expression). Citizens United v. Federal Election Commission
constitue ainsi un revirement par rapport à Austin v. Michigan Chamber of
Commerce (1990) et McConnell v. FEC (2003)20. Dans McCutcheon v. Federal
Election Commission rendu le 2 avril 2014, la Cour suprême, toujours sur
le fondement du Ier Amendement, a conclu à l’inconstitutionnalité de
la disposition législative fédérale qui fixait le plafond des dons qu’une
seule personne physique était susceptible de faire aux candidats et aux
partis dans le cadre d’un cycle électoral (un peu plus de 123 000 dol-
lars pour 2013 et 2014). Certes, a admis la Cour, les grands donateurs
peuvent avoir de l’influence – et le contrôle d’influence est légitimement
recherché à travers les obligations légales de transparence – toutefois la
corruption suppose une contrepartie qui n’est formalisable que dans le
cadre de dons à un seul et même candidat. Aussi la Cour n’a-t-elle pas
mis en cause les plafonds légaux relatifs aux dons individuels susceptibles
d’être versés à un seul et même candidat ou comité d’action politique
(Political Action Committee, PAC)21.
La Cour suprême a donc fait siennes les doctrines ayant durablement
soutenu que la faculté pour des entreprises, et plus généralement pour
des personnes privées, d’apporter librement leur aide financière à des
candidats aux fonctions politiques électives était inhérente à la liberté
d’expression garantie par le Ier Amendement.

20. Dans American Tradition Partnership, Inc. v. Bullock du 25 juin 2012, la Cour suprême
des États-Unis a rejeté la prétention de la Cour suprême du Montana de s’abstraire de sa juri-
sprudence Citizen United v. Federal Election Commission. La Cour suprême a fait valoir qu’elle
avait bel et bien décidé dans Citizens United que la faculté pour des entreprises de subven-
tionner des activités politiques était protégée par le Ier Amendement et qu’elle avait préci-
sément opposé ce principe à une loi fédérale de même nature que celle du Montana. Sur la
législation litigieuse du Montana et l’arrêt de la Cour suprême de l’État, voir notre note :
« Financement des campagnes électorales par les entreprises : la Cour suprême du Montana
(Western Tradition v. Attorney General, 30 décembre 2011) oppose un « exceptionnalisme » du
Montana à la Cour suprême fédérale », 19 janvier 2012 (http://droitamericain.fr/Financement-
des-campagnes.html)
21. En 2014, ce plafond est de 2 600 dollars par élection pour un candidat à l’élection
présidentielle ou au Congrès.
L’industrie des votations populaires aux États-Unis 109

L’importance de Citizens United v. Federal Election Commission et de


McCutcheon v. Federal Election Commission devrait, sur la longue durée,
s’établir (et ce en bien ou en mal), à un double niveau : au niveau du droit
et de la pratique du financement des campagnes électorales aux États-
Unis, puisque la décision de la Cour suprême peut induire une révision de

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la législation fédérale ; au niveau du « marché des idées et des opinions »,
puisque la décision de la Cour suprême est analysée par la minorité de
la Cour comme étant plutôt favorable aux compétiteurs politiques ayant
les plus importants soutiens financiers. Cette dernière critique, comme
l’a d’ailleurs fait remarquer la majorité de la Cour, repose sur un double
présupposé : le présupposé selon lequel l’intérêt d’une entreprise à aider
tel ou tel candidat, bien que fondé théoriquement sur le partage des idées
et des propositions du candidat, serait néanmoins et par définition « cor-
rompu » par le seul intérêt économique de l’entreprise, puisque ce dernier
intérêt ne saurait lui-même être confondu avec « l’intérêt commun » ;
le présupposé selon lequel les entreprises auraient ou sont susceptibles
d’avoir une préférence tendancielle pour tel ou tel type de candidat (les
candidats républicains, pour tout dire). Au regard de la seule liberté
d’expression (car la décision de la Cour suprême touche également au
lobbying et au pluralisme corporatiste), ce sont donc deux conceptions ou
deux modèles du « libre marché des idées et des opinions » qui séparent
Austin v. Michigan Chamber of Commerce et Citizens United v. Federal Election
Commission.
À la faveur d’auditions de juristes devant la Commission judiciaire
du Sénat le 3 juin 2014, Jamie Raskin, professeur de droit, a cru pouvoir
faire ressortir ce qui lui semble absurde dans l’idée promue par la Cour
suprême selon laquelle l’argent est un discours et que les législations rela-
tives aux dépenses électorales ou au financement de la vie politique sont
justiciables du Ier Amendement (liberté d’expression) : « Il y a beaucoup
de formes d’achat et d’échange que nous devrions (alors) réprimer péna-
lement, par exemple, l’achat de sexe », soutint-il. « Or lorsque quelqu’un
veut acheter les services d’une prostituée, il n’y a personne pour dire
que c’est juste une expression de leurs opinions. » Jamie Raskin estime
que les défenseurs de la jurisprudence de la Cour suprême ne parviennent
pas à établir une cohérence entre leur position sur le financement de la
politique et le fait qu’ils conçoivent par ailleurs que la loi puisse, et même,
doive réprimer la corruption, quelle qu’elle soit. Leur justification du
deuxième type de législation est tout sauf claire puisque : « Après tout,
si je me sens très concerné par une question et que je veux vous donner
mille dollars ou un million de dollars pour aller dans mon sens, pour-
quoi ne devriez-vous pas pouvoir l’accepter ? Il me semble que c’est parce
que nous considérons que, dans la décision publique et dans le processus
électoral, il y a de bonnes raisons pour ceux qui détiennent une charge
110 Pascal Mbongo

publique de prendre certaines décisions mais aussi de mauvaises raisons


au nombre desquelles il y a l’argent, l’argent que le décideur public va
mettre dans sa poche ou les énormes quantités d’argent qu’un candidat va
pouvoir mettre dans sa campagne. »

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C – LA PUBLICITÉ POLITIQUE ET ÉLECTORALE

La publicité politique audiovisuelle est l’un des ressorts principaux de


la « débauche d’argent » liée à l’activité politique aux États-Unis. Dans
le cas de l’élection présidentielle, une part des coûts liés à la publicité
est imputable aux particularités mêmes de cette élection : l’immensité
du territoire auquel se rapporte l’élection présidentielle américaine, le
système des primaires dans les États fédérés en vue de la désignation des
candidats des partis, la nécessité pour les candidats désignés par les partis
de faire campagne dans les États, etc.
L’analyse juridique ou politique de la publicité politique audiovisuelle
aux États-Unis est d’autant moins simple que cette analyse doit prendre
en compte, entre autres considérations, la part décentralisée et perma-
nente de cette publicité (publicités politiques audiovisuelles des gouver-
neurs, celles de leurs opposants, publicités politiques audiovisuelles des
procureurs d’État, celles de leurs opposants, publicités politiques des can-
didats aux élections de juges). Il reste que la « débauche d’argent » liée
aux élections a certes de nombreux critiques (à droite et à gauche), mais
elle a également ses défenseurs. Ainsi, à un journaliste qui lui demandait
le 29 juillet 2013 sur C-Span si l’arrêt Citizens United de la Cour suprême
sur le droit pour des groupements (entreprises et associations) de financer
des activités politiques ne légitimait pas le coût élevé, voire exorbitant,
des campagnes électorales américaines, le juge Scalia a eu cette réponse :
« Non, très sincèrement je ne le pense pas. Il me semble que nous dépen-
sons moins chaque année pour nos campagnes présidentielles que nous ne
dépensons pour les produits cosmétiques. »
La publicité politique aux États-Unis est souvent réduite en France à
de la publicité négative. Cette perception française est un peu sommaire
(les publicités négatives n’épuisent pas l’offre publicitaire politique aux
États-Unis) et trop déterminée par les publicités politiques liées aux élec-
tions fédérales. Il n’est pas sûr que le volume de ces publicités négatives
soit comparable pour des élections locales (gouverneurs, juges, procureurs
d’État, etc.). D’autre part, il est admis que les publicités négatives sont
une arme à double tranchant, avec un risque d’effet boomerang. Ce qui
n’est pas moins vrai c’est qu’il peut y avoir des formes d’invention publici-
taire en matière politique susceptibles d’être un facteur de mobilisation.
Dans son rapport au droit, la publicité politique soulève en réalité
deux questions : d’une part la question celle des « allégations fausses »
L’industrie des votations populaires aux États-Unis 111

dont ces publicités, et plus généralement dont les discours produits dans
le contexte des campagnes électorales, peuvent être le support ; d’autre
part la question en la captation éventuelle de ces publicités dans les
dépenses de campagne électorale des candidats.

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1 – Publicité politique et allégations diffamatoires ou mensongères
Cette question a fait l’objet d’un important débat juridique et judi-
ciaire dans l’Ohio à propos d’une loi (False statements Law : Ohio Revised
Code, § 3517.21) qui interdit de publier ou de diffuser sciemment ou
par « imprudence » des allégations diffamatoires ou mensongères22
sur des candidats aux fonctions publiques électives dans l’État ou des
candidats à des fonctions électives dans les partis ou des candidats aux
primaires des partis. Formellement, cette interdiction était opposable
aussi bien au matériel de campagne des candidats, aux publicités à la
radio, à la télévision ou dans la presse, aux communiqués de presse des
candidats, aux déclarations publiques des candidats. Matériellement,
cette interdiction était dirigée notamment contre les allégations diffa-
matoires ou mensongères intéressant : le parcours scolaire, les diplômes
ou le parcours professionnel des candidats ; les antécédents policiers,
judiciaires ou psychiatriques des candidats ; les votes antérieurs des can-
didats. La loi incriminait également le fait de publier sous une fausse
identité ou en usurpant de l’identité d’un fonctionnaire chargé des élec-
tions, des allégations diffamatoires ou mensongères sur des candidats
aux élections.
Alors qu’une vingtaine d’États ont une législation comparable23, la
mise en cause judiciaire de celle de l’Ohio a commencé en 2010 après
qu’un membre de la Chambre des représentants du congrès des États-
Unis, Steve Driehaus, se formalisa de la présence sur ses affiches d’auto-
collants le présentant comme étant un défenseur de la prise en charge par
l’impôt des frais relatifs aux avortements. Ces autocollants, qui étaient le
fait de ses opposants pro-life, allaient au-delà de la mise en cause du vote
de l’intéressé au Congrès en faveur de l’Affordable Care Act (Obamacare), la

22. Nous traduisons False statements par « allégations diffamatoires et mensongères » dans
la mesure où, d’une part l’expression désigne y compris des allégations inexactes, « fausses »,
mais avantageuses, et où, d’autre part, dans le lexique et le droit français, des allégations
peuvent être mensongères sans être diffamatoires.
23. À proprement parler, il existe des législations relatives à la qualité de la propagande élec-
torale dans trente-et-un États. Dans une vingtaine d’entre eux, ces législations sont donc diri-
gées spécialement contre les allégations diffamatoires et mensongères (Oregon, Washington,
Dakota du Nord, Minnesota, Wisconsin, Utah, Arizona, Floride…). Mais il existe par ailleurs
des États (Arkansas, Californie, Illinois, Maine, Montana, Nevada, Texas, Virginie occiden-
tale) dans lesquels les candidats peuvent ou sont tenus (Arkansas) de s’engager à mener leurs
campagnes de manière loyale ou éthique : par suite, les candidats peuvent se prévaloir de cet
engagement éthique dans leur propagande (l’électeur étant ainsi encouragé à être défiant à
l’égard des discours ne revendiquant pas ce label éthique).
112 Pascal Mbongo

loi relative à l’assurance-maladie portée par le président des États-Unis,


Barack Obama. En réponse à la sollicitation (en vain) par Steve Driehaus
(qui perdit alors son mandat) d’une intervention des autorités en charge
des élections dans l’État, ses opposants formèrent un recours devant une
juridiction fédérale contre la loi elle-même et en invoquant sa violation

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du Premier Amendement de la Constitution des États-Unis. Après que
les deux juridictions fédérales inférieures saisies de l’affaire avaient conclu
à l’irrecevabilité de cette action, la Cour suprême des États-Unis, dans
Susan B. Anthony List v. Driehaus (16 juin 2014), conclut pour sa part en
sens inverse et renvoya l’affaire devant une Cour fédérale de district de
l’Ohio.
Statuant en juge unique, la cour fédérale de district a déclaré les dispo-
sitions litigieuses contraires au Premier Amendement de la Constitution
des États-Unis24, donnant ainsi raison aux requérants et à leur argument :
« Nous ne plaidons pas en faveur d’un droit de mentir. Nous soutenons
que nous avons le droit de ne pas voir l’État décider de la véracité de
nos déclarations politiques. » « Les mensonges », assura le juge Timothy
Black, « n’ont pas leur place dans l’arène politique et ne servent aucun
autre but que de saper l’intégrité du processus démocratique. Le pro-
blème est que, en l’état, il n’y a aucune modalité précise de déterminer
si une déclaration politique est un mensonge ou la vérité. Ce qui est
certain, cependant, est que nous ne voulons pas voir l’État […] décider
de ce qui est la vérité politique – de peur que l’État ne puisse persécuter
ceux qui le critiquent. Au contraire, dans une démocratie, les électeurs
devraient décider souverainement. » Par suite, la manière la plus perti-
nente d’annihiler les allégations diffamatoires ou mensongères dans le
cadre des campagnes électorales, a fait valoir le juge Timothy Black,
« n’est pas de contraindre les individus au silence, mais d’encourager à
la production de discours en réplique ou en duplique, et de s’en remettre
aux électeurs et non à l’État pour décider de ce qui est vrai en politique »
(… not to force silence, but to encourage truthful speech in response, and to let
the voters, not the government, decide what the political truth is…). Ce raison-
nement est tout sauf inédit, puisque c’est celui que la Cour suprême tint
en 2012 dans United States v. Alvarez25 et qui détermina la cour fédérale
d’appel pour le 8e circuit à invalider le 2 septembre 2014 une législation
comparable du Minnesota26.

24. United States district Court, Southern district of Ohio Western division, Susan
B. Anthony List v. Ohio Elections Commission, 11 septembre 2014.
25. 132 S. Ct. 2537, 2550 (2012) : “The remedy for speech that is false is speech that is true. This
is the ordinary course in a free society. The response to the unreasoned is the rational; to the uninformed,
the enlightened; to the straight-out lie, the simple truth.”
26. 281 Care Comm. v. Arneson, N° 13-1229, 2014 U.S. App. LEXIS 16901 (8th Cir. Sept. 2,
2014).
L’industrie des votations populaires aux États-Unis 113

2 – Publicité politique à la télévision et « puissances d’argent »


Le 27 avril 2012, la Federal Communications Commission (FCC) a édicté
une décision réglementaire intéressant la publicité politique à la télé-
vision : Standardized and Enhanced Disclore Requirements for Television

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Broadcast Licensee Public Interest Obligations. Il était prévu que cet arrêté
entre en vigueur 30 jours après le contreseing de l’Office of Management
and Budget (OMB). L’approbation de l’OMB est intervenue le 21 juin
2012. Et, le 20 juillet 2012, une cour fédérale – l’United States Court of
Appeals for the District of Columbia Circuit – rejeta le recours en urgence
formé par la National Association of Broadcaters (NAB) tendant à la suspen-
sion de l’entrée en vigueur de ladite décision en attendant que la justice
statue au fond sur sa légalité (National Association of Broadcasters v. Federal
Communications Communication and the USA).
La décision, qui est finalement entrée en vigueur le 2 août 201227,
prévoit que toutes les télévisions sont tenues de mettre en ligne, sur un
portail internet spécialement dévolu à cet effet et hébergé sur le site de
la FCC, l’identité des personnes physiques ou morales ayant acheté des
espaces publicitaires en vue de la diffusion de publicité politique, ainsi
d’ailleurs que les sommes liées à ces achats. « Dans le contexte du cycle
électoral de l’année dernière », s’était justifié Michael J. Copps le com-
missaire-rapporteur de la FCC, « ce ne sont pas moins de 2 milliards de
dollars qui furent consacrés à la publicité politique, soit un record pour
une campagne de midterm. […] L’arrêt Citizens United permettant aux
entreprises et aux syndicats d’acheter des espaces publicitaires pour la
publicité politique ne signifie pas que les citoyens devraient être gardés
dans l’ignorance de l’identité de ceux qui produisent des argumentaires
destinés aux électeurs » (Communiqué du 22 mars 2012).
Au-delà de la substance précise des informations soumises à cette obli-
gation de transparence (Section 315 (e), Communications Act), trois préci-
sions sont à apporter. En premier lieu, il convient de garder à l’esprit que
la décision de la FCC est une adaptation aux facilités offertes par Internet
d’une obligation de transparence préexistante puisque c’est en 1938 que
les opérateurs de télévision furent soumis à une obligation de porter à la
connaissance du public les contrats d’achats d’espaces publicitaires pour
des publicités politiques. En 1965, la FCC exigea des diffuseurs qu’ils
publient les informations relatives à ces contrats dans un registre général
édité sous forme papier et tenu à la disposition du public par chaque
opérateur. En 2007, la FCC prit une décision tendant à la publication en
ligne de ces informations, mais plutôt sur les sites internet respectifs des
opérateurs audiovisuels et sur les sites de leurs associations profession-

27. Fed. Reg. 39439, July 3, 2012.


114 Pascal Mbongo

nelles. C’est donc afin de réparer l’« échec » de la décision de 2007 que la
FCC crut devoir édicter une nouvelle prescription.
D’autre part, les prescriptions de la décision de la FCC sont applicables
suivant un calendrier particulier. Ainsi, durant les deux premières années
suivant l’entrée en vigueur du texte, les obligations qu’il contient s’ap-

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pliquent aux chaînes affiliées à l’un des quatre plus importants réseaux
nationaux (ABC, NBC, CBS, FOX) ou qui ont fait l’objet d’un agré-
ment pour diffuser auprès des communautés rentrant dans le spectre des
cinquante plus importants marchés télévisuels américains (Designated
Market Areas, DMAs). Ce n’est qu’à compter du 1er juillet 2014 que cette
prescription s’applique aux autres chaînes. Quant au référé-suspension
de la National Association of Broadcasters contre cette décision, il était
fondé notamment sur l’idée que la nouvelle exigence édictée par la
FCC entraînerait des distorsions de concurrence en mettant à la dispo-
sition de concurrents et d’annonceurs potentiels les tarifs pratiqués par
les différents opérateurs et qu’elle faisait doublon avec les prescriptions
du Bipartisan Campaign Reform Act [BCRA, 2 U.S.C. §§ 434 (a) (11) (B)]
qui exige de la Federal Election Commission (FEC) qu’elle s’assure de l’acces-
sibilité en ligne de toutes les informations relatives aux élections. La pro-
position alternative de la NAB voulait que les chaînes de télévision ne
soient contraintes de publier en ligne que « le nombre total de dollars
dépensés en publicités politiques », cette recension se faisant sur une base
périodique et en fonction du calendrier électoral.

III – L’HYPERDÉMOCRATIE LOCALE : INITIATIVES,


RÉFÉRENDUMS ET RECALLS

Les occasions de voter sont d’autant plus nombreuses localement que


le principe d’une durée de mandats électoraux courts se combine préci-
sément avec de nombreuses votations populaires à caractère non-électif.

A – INITIATIVES ET RÉFÉRENDUMS (LEGISLATIVE REFERENDUM


ET POPULAR REFERENDUM)

La faculté pour les citoyens de former une initiative législative ou


constitutionnelle a été reconnue pour la première fois aux États-Unis
dans le Dakota du Sud en 1898. Depuis que le Mississippi s’est rallié
à cette institution démocratique en 1992, ce sont désormais 24 États
qui la connaissent et l’aménagent sous la forme d’une initiative directe
ou d’une initiative indirecte. Dans le premier cas, l’initiative directe, la
proposition législative ou constitutionnelle est directement soumise à
L’industrie des votations populaires aux États-Unis 115

une votation populaire. Dans le second cas, l’initiative indirecte (Maine,


Massachusetts, Michigan, Mississippi, Nevada, Ohio), la proposition
législative est soumise d’abord au parlement de l’État, une consultation
populaire n’intervenant qu’en cas de rejet de l’initiative par le parlement,
d’adoption par lui d’une proposition alternative ou d’inaction. En toute

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hypothèse, des conditions de recevabilité et d’adoption de l’initiative sont
prévues. Ainsi, la recevabilité de l’initiative (soit en vue de l’organisation
du vote, soit en vue de sa transmission au parlement) est généralement
attachée à une exigence de rédaction du texte selon certains canons et
à un recueil d’un certain nombre de signatures de la part des électeurs.
L’adoption de l’initiative peut ne pas dépendre seulement de la réunion
de la majorité des suffrages exprimés mais être assortie d’une condi-
tion tenant à la réunion d’un nombre minimal de votants (Nebraska,
Massachusetts, Mississippi).
Dans la terminologie politique et constitutionnelle américaine, l’on
distingue deux types de référendum selon que l’initiative en revient
aux élus (legislative referendum) ou aux citoyens eux-mêmes (popular refe-
rendum)28. Le legislative referendum consiste ainsi en la soumission à une
adoption finale par les citoyens eux-mêmes d’un texte voté par le par-
lement d’État. Ce type de votation populaire, qui existe dans tous les
États fédérés américains, peut être obligatoire dans différents États pour
certains types de textes votés par le parlement (les révisions constitution-
nelles, la législation fiscale, les décisions d’emprunt de l’État). Le popular
referendum désigne l’hypothèse, admise dans 24 États, dans laquelle les
citoyens disposent d’un délai (90 jours en général) après l’adoption d’un
texte par le parlement pour réunir une pétition en vue d’un référendum
qui permette aux électeurs de confirmer ou d’abroger ledit texte.
Pour la seule année 2014, c’est une centaine d’initiatives et de référen-
dums qui aura eu lieu dans les États, soit 78 référendums à l’occasion des
midterm elections du 4 novembre en plus des 12 initiatives et référendums
qui sont intervenus pendant les primaires démocrates et républicaines en
vue des élections d’État ou nationales de novembre.
En Alabama, l’une des questions soumises à référendum le 4 novembre
(legislative referendum) consistait en une modification de la Constitution de
l’État en vue d’interdire à ce dernier de donner « pleine foi et crédit29 »
aux actes juridiques (législatifs, administratifs ou judiciaires) d’autres
États qui seraient contraires à l’ordre public de l’Alabama ainsi qu’à toute
législation étrangère qui serait contraire aux droits reconnus aux citoyens

28. Il n’existe pas moins, mais ils sont rares, de référendums purement consultatifs, soit au
niveau de l’État, soit au niveau des collectivités infra-étatiques.
29. Sur la Full Faith and Credit Clause, voir notre étude « De la connaissance décentrée du
droit américain : l’exemple du fédéralisme », in Le Droit américain dans la pensée juridique fran-
çaise contemporaine. Entre Américanophobie et Américanophilie, P. Mbongo & R. L. Weaver (dir.),
LGDJ, 2013, pp. 107-127.
116 Pascal Mbongo

de l’Alabama par la Constitution des États-Unis ou par la Constitution de


l’Alabama : la première interdiction est dirigée contre le mariage homo-
sexuel ; la deuxième interdiction est dirigée contre toute invocation de la
Sharia devant les autorités publiques de l’État.
Le legislative referendum ayant eu lieu le même 4 novembre dans

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l’Arkansas voulait suspendre l’entrée en vigueur des réglementations
édictées par les agences administratives de l’État à une approbation pré-
alable du parlement, au nom du contrôle démocratique de ces agences et
de la nécessité de leur subordination à des autorités élues. Les citoyens
de l’Arkansas décidèrent encore que leur état continuerait d’être le plus
restrictif en matière de vente d’alcools en refusant de lever la prohibition
encore en vigueur dans près de la moitié de l’État. Dans le Colorado,
les citoyens rejetèrent pour la troisième fois en six ans un texte de loi
qui envisageait de définir le fœtus en tant que personne. Les citoyens du
Dakota du Nord décidèrent dans le même sens dans le temps où ceux
du Tennessee adoptèrent plutôt un amendement de la Constitution de
leur état qui légitime des restrictions à l’avortement.
Parmi les autres référendums notables du 4 novembre 2014, l’on peut
citer : l’adoption de mesures plus rigoureuses de contrôle administratif
des établissements de vente d’armes à feu dans l’état de Washington ; la
légalisation de lieux de vente du cannabis à usage récréatif dans l’Oregon
et dans l’Alaska ; la dépénalisation de la possession de cannabis dans la
ville de Washington (DC) ; la légalisation de son usage médical dans l’île
de Guam ; l’interdiction de la fracturation hydraulique dans la ville de
Denton, au Nord du Texas ; l’adoption d’une taxe sur les sodas à Berkeley
(Californie) et son rejet à San Francisco ; l’adoption en Californie d’une
loi autorisant l’état à souscrire des emprunts obligataires à hauteur de
sept milliards de dollars en vue du financement d’une ambitieuse poli-
tique de l’eau de l’état (renouvellement des infrastructures d’approvision-
nement, modernisation des infrastructures de stockage et de recyclage
des eaux) ; l’adoption dans le Massachusetts d’une loi fixant à quarante
heures par an le nombre d’heures de congés de maladie payés dont béné-
ficie tout employé dans l’état, le Massachusetts étant devenant ainsi le
troisième état, après le Connecticut et la Californie, à disposer de tels
congés payés.

B – RECALL(S) (RECALL PETITION / RECALL ELECTION)

La révocation populaire des décideurs publics (élus, fonctionnaires ou


juges) est tout sauf une institution folklorique aux États-Unis, depuis sa
primo-installation en 1903 dans la commune de Los Angeles et en 1908
dans le Michigan et l’Oregon pour les décideurs de l’État. Son extension
progressive depuis le début du XXe siècle a trouvé un terme (provisoire)
L’industrie des votations populaires aux États-Unis 117

en 2010 avec son adoption par les citoyens de l’Illinois s’agissant de la


révocation du Gouverneur de l’État30. Dix-neuf États, ainsi que le district
fédéral de Columbia (Alaska, Kansas, New Jersey, Arizona, Louisiane,
Dakota du Nord, Californie, Michigan, Oregon, Colorado, Minnesota,
Rhode Island, Géorgie, Montana, Washington, Idaho, Nevada, Wisconsin,

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Illinois) le prévoient pour les décideurs publics de l’État (représentants,
sénateurs, gouverneurs, hauts fonctionnaires). Si l’on tient compte par
ailleurs des États dans lesquels le recall ne s’applique qu’à des décideurs
d’entités infra-étatiques (maires, conseillers municipaux, conseillers de
districts, conseillers de districts scolaires, juges de tribunaux d’instance,
etc.), ce sont trente à trente-cinq États fédérés qui ont le recall dans leur
législation constitutionnelle ou infra-constitutionnelle.
L’on est habitué à lire en France, notamment dans des manuels de droit
constitutionnel, que la procédure de Recall est une modalité du « mandat
impératif », ce dernier étant communément défini comme liant les repré-
sentants aux volontés de leurs électeurs. Cela est tout sauf exact31. En
effet, si suivant une caractérisation usuelle, l’on considère que le mandat
impératif « lie juridiquement les représentants aux volontés de leurs
électeurs », rares sont les situations qui, dans les démocraties contem-
poraines, sont susceptibles d’être rapportées à cette définition : même
lorsque les « Grands électeurs » à l’élection présidentielle américaine ne
votent pas à l’élection proprement dite dans le sens de leurs mandants, ils
ne sont sanctionnés ou ne sont susceptibles de l’être (en application de la
législation de leur État) que dans très peu d’États. Au demeurant, dans
la plupart des États fédérés américains qui la comptent dans leurs textes,
la procédure de Recall peut s’appliquer (comme ce fut le cas en Californie
en 2003 pour le gouverneur Gray Davis) à la gouvernance d’un décideur
public et pas seulement à une décision particulière qu’il aurait prise :
l’Alaska désigne spécialement le manque de jugement, l’incompétence,
la négligence ou la corruption ; la Géorgie, désigne quant à elle le fait
de malversation, d’inconduite, de violation de serment, de manquement
aux devoirs de la charge, de détournement de fonds publics ; le Kansas
désigne le fait d’une condamnation pénale, une faute dans l’exercice des
fonctions, une incompétence professionnelle, un manquement aux devoirs
de la charge…
Outre les conditions de fond que la Constitution ou la législation
peuvent exiger en matière de recall (autrement dit les conditions tenant à
la nature des griefs justificatifs d’une révocation), il existe également des
conditions de forme et de procédure. Celles-ci consistent généralement
30. Voir notre note « Révocation (Recall) du Gouverneur : une nouvelle prérogative consti-
tutionnelle des citoyens de l’Illinois », 11 mai 2011 : http://droitamericain.fr/La-revocation-
Recall-du-Gouverneur.html
31. Voir notre notice « Démocratie (Institutions) » in Dictionnaire encyclopédique de l’État,
(P. Mbongo, Fr. Hervouët et C. Santulli, dir.), Berger-Levrault, 2014, p. 211-222.
118 Pascal Mbongo

d’abord en le dépôt auprès d’une autorité compétente d’une pétition de


révocation (recall petition) ; cette pétition est ouverte aux signatures pu-
bliques afin d’obtenir un nombre minimal de signatures dans un certain
délai ; après vérification de la validité de ces signatures par les autorités,
une votation populaire de révocation (recall election) peut alors avoir lieu.

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Dans la période la plus récente, l’application la plus remarquée du
Recall a eu lieu dans le Colorado en 2013 : pour la première fois dans
l’histoire de l’État, des agents publics, en l’occurrence des élus politiques,
ont été révoqués par des électeurs de leurs circonscriptions respectives
au terme d’une procédure de Recall. John Morse a ainsi cessé d’être pré-
sident du Sénat du Colorado au début du mois d’octobre. Angela Giron,
démocrate, a également perdu son siège au Sénat du Colorado à la même
date. Les deux élus ont été privés de leurs mandats par les électeurs de
leurs circonscriptions – des circonscriptions réputées très conservatrices –
pour les « punir » de leur activisme en faveur d’une législation d’État
renforçant le contrôle des pouvoirs publics sur la possession d’armes à feu
dans le Colorado, une législation adoptée dans la foulée des événements
de Newtown (Connecticut) et d’Aurora (Colorado). Un autre membre
du Sénat du Colorado (Evie Hudak) a préféré démissionner de son siège
devant la probabilité élevée d’un aboutissement de la procédure de Recall
dirigée contre elle par des électeurs de sa circonscription avec le soutien
des organisations politiques et sociales favorables au droit individuel de
disposer d’armes à feu.
*

IV – CRISE DU LIEN POLITIQUE : LE RÉFORMISME


DE BRUCE ACKERMAN

L’hyperdémocratie a été entendue ici de manière formelle, c’est-à-dire


sans considération des taux de participation plus ou moins faibles à ces
consultations. Question universelle à l’échelle des États démocratiques,
la question de la crise du lien politique32 ne se pose donc pas moins aux
États-Unis. Dans une littérature prolifique, on voudra retenir l’analyse
de Bruce Ackerman, qui offre les linéaments d’un réformisme concret.
« Nombre de nos institutions civiques reçues en héritage sont mortes ou
en voie de mourir », écrit ainsi Bruce Ackerman. « La guerre du Vietnam
a tué l’armée de conscription. La télévision a tué le parti politique en tant
qu’institution populaire. Le jury citoyen est marginalisé par les sujétions
32. Cette expression est de loin préférable et préférée dans les sciences du politique à
celle de « crise de la représentation » qui est devenue superficielle à force d’usages politico-
médiatiques et qui, surtout, est trop peu soucieuse de l’historicité du gouvernement représentatif.
L’industrie des votations populaires aux États-Unis 119

de la vie quotidienne. La seule institution d’importance qui motive encore


les honnêtes gens c’est l’école publique, elle non plus n’étant pas épargnée
par les attaques33. » Au-delà des « marqueurs » de la gauche au XXe siècle –
défense de l’école publique, défense de la progressivité de l’impôt, défense
de la sécurité sociale et de l’assurance-maladie, défense des droits civils

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et de l’environnement, défense des droits syndicaux et de la sécurité de
l’emploi – Bruce Ackerman dit vouloir être rejoint à l’échéance 2020 par
les juristes progressistes sur trois projets qu’il a initiés.
Le premier projet – Voting with Dollars – entend « démocratiser »
le système des contributions individuelles aux campagnes électorales
(le montant en a été limité en 2002 à 2000 dollars par la loi McCain-
Feingold). Cette démocratisation consisterait en un élargissement du
nombre de citoyens contribuant au financement des campagnes et, de ce
fait, intéressés à la politique. Bruce Ackerman propose ainsi que l’État
fédéral fournisse à chaque électeur une carte de crédit dotée d’un crédit
de 50 dollars utilisables uniquement pour le financement des campagnes
électorales fédérales. À charge pour l’électeur, à partir de n’importe quel
distributeur automatique de billets, de procéder à des virements de ses
« dollars civiques » (Patriot dollars) aux candidats et aux organisations
politiques de son choix. Selon le calcul de Bruce Ackerman, ce système
aurait-il été mis à disposition des 120 millions d’électeurs qui ont pris
part aux élections fédérales de 2004, il aurait injecté dans la campagne
quelque chose comme 6 milliards de « dollars civiques » financés sur fonds
fédéraux, ce qui aurait relativisé l’importance des 4 milliards de dollars de
financement privé. Et, comme les candidats auraient intérêt à accéder à
cette source de financement, la levée de fonds pour les campagnes électo-
rales deviendrait plus mobilisatrice autour de questions telles que : « Qui
dois-je créditer de mes dollars civiques ? » « qui sont les charlatans, qui
sont ceux qui sont vraiment intéressés par le bien commun ? »
Ce système, concède Bruce Ackerman, suppose une forme d’aptitude
à la délibération publique. D’où son autre projet, celui d’une journée de
la délibération (Deliberation Day). Conçu avec Jim Fishkin (Stanford), ce
projet tend au fond à importer, à généraliser et à adapter aux États-Unis
des protocoles connus de « démocratie délibérative », spécialement ceux
qui veulent que, de manière périodique, quelques centaines de citoyens
soient conviées le week-end à une sorte d’assemblée citoyenne chargée de
délibérer sur une question de politique publique. Comparant les réponses
faites par les citoyens sur l’objet en débat avant et après la délibération,
« les spécialistes de sciences sociales ont établi rigoureusement que le
degré de compréhension des questions avait substantiellement progressé

33. « The Citizenship Agenda », in Jack M. Balkin & Reva B. Siegel (dir.), The Constitution
in 2020, Oxford University Press (USA), 2009, p. 109-142.
120 Pascal Mbongo

chez les participants, qui pour certains changèrent d’opinion sur les meil-
leures décisions à prendre […]. Surtout, les participants quittèrent ces
délibérations avec une confiance plus grande dans leurs capacités civi-
ques ». Bruce Ackerman voudrait ainsi voir instituée une Journée de la
délibération (Deliberation Day), un nouveau jour férié au plan national

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qui remplacerait le Presidents’ Day et serait fixé à environ deux semaines
avant l’élection présidentielle (élection des grands électeurs). Les citoyens
auraient ainsi mieux à faire, ironise-t-il, que l’habitude par eux prise
d’honorer Washington et Lincoln en cédant à la pulsion d’achats de bibe-
lots et autres objets commerciaux proposés à l’occasion du Presidents’ Day.
Suivant des modalités quelque peu complexes, ils seraient plutôt conviés
à se réunir dans différentes formes d’assemblées de quartiers et de voisi-
nages afin de discuter des thèmes de la campagne électorale présidentielle
tels qu’ils sont portés par les candidats…
On développera d’autant moins la troisième proposition de Bruce
Ackerman – la promotion d’une Stakeholder Society − qu’elle a été théorisée
dans un livre co-écrit avec Anne Alstott : The Stakeholder Society, 1999.
Cette proposition veut que l’État provisionne en faveur de chaque citoyen
américain une bourse de 80 000 dollars – soit à peu près l’équivalent de
quatre années de droits universitaires dans une université privée réputée
− utilisables au moment d’entrer dans l’âge adulte, une sorte d’« héritage
citoyen » concurrent de l’héritage familial traditionnel. Dans le système
imaginé par Bruce Ackerman, le versement de cette bourse ne serait pas
automatique puisqu’il serait assorti à la condition d’avoir validé sa for-
mation secondaire. À défaut, seuls les intérêts de la bourse sont versés au
citoyen. Est-il besoin de préciser que si cette proposition est loin de ren-
contrer un grand écho auprès du parti démocrate c’est pour cette raison
que, comme le reconnaît l’auteur lui-même, elle ne peut être mise en
œuvre… sans un important prélèvement fiscal fédéral qui ne risque pas
d’apparaître comme étant « socialiste ».

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