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Daniel Bensaïd de l’urbanisme se radicalise à la lecture de (1985), les Commentaires sur la société du spec-
Marx, de Lukacs, de Goldman, de Lefebvre. tacle (1988), le Panégyrique tome I (1989). Guy
Le premier numéro de L’Internationale situa- Debord s’est suicidé le 30 novembre 1994.
Guy Debord (1931-1994) tionniste paraît en 1958. En 1960, Debord
ou le spectacle, signe le Manifeste des 121 contre la guerre La question de la ville
d’Algérie et il fréquente les réunions du groupe Dans la continuité de l’expérience lettriste du
stade suprême Socialisme ou Barbarie. Castoriadis lui fait début des années cinquante, le situationnisme
du fétichisme marchand découvrir les auteurs conseillistes (Korsch, trouve son origine dans une critique de la dégra-
Pannekoek, Mattick). Il quitte cependant le dation de l’art en spectacle. « Notre temps voit
Bien au-delà de ses propres forces militantes groupe dès l’année suivante et publie en 1962 mourir l’esthétique », écrit Debord dès 1953. Le
marginales, le situationnisme et Guy Debord, les Thèses sur la Commune. En 1963, il accuse reflux des mouvements révolutionnaires des
sa figure centrale, ont coloré l’air du temps violemment Henri Lefebvre de les avoir pla- années trente a entraîné un irréversible reflux
dans les années soixante et exercé une in- giées dans son propre livre sur la Commune. des «mouvements qui ont essayé d’affirmer des
fluence intellectuelle diffuse mais importante En 1966, Debord publie en français Le Dé- nouveautés libératrices dans la culture et dans
sur les mouvements de 1968. Le livre de De- clin et la chute de l’économie spectaculaire mar- la vie quotidienne ». L’Art, après avoir été « le
bord, La Société du spectacle, paru en 1967, chande, sur les émeutes de l’année précédente langage commun de l’inaction sociale », est
peut ainsi être lu comme un de ses textes pré- dans le quartier de Watts (Los Angeles), ainsi voué désormais à se dissoudre dans le specta-
curseurs, où se déploie la critique de la société que Les Luttes de classes en Algérie. Le petit cle de l’économie marchande.
de consommation, de l’aliénation urbaine, du groupe situationniste de Strasbourg s’empare La question de la ville occupe une place im-
fétichisme généralisé de la marchandise. de la section locale de l’Unef et publie la bro- portante dans la littérature situationniste des
Né à Paris en 1931, Guy Debord adhère en chure anonyme De la Misère en milieu étu- années cinquante. Son projet « d’urbanisme
1951 à l’Internationale lettriste fondée par Isi- diant considérée sous ses aspects économique, unitaire » s’oppose à une architecture subor-
dore Isou. Il réalise en 1952 son premier long- politique, psychologique, sexuel et notamment donnée à l’existence actuelle « massive et para-
métrage (sans images), Hurlements en faveur intellectuel, et de quelques moyens pour y sitaire ». Il propose d’inclure le temps de trans-
de Sade. En octobre de la même année paraît remédier, rédigée par Mustapha Khayati sur port dans le temps de travail, et d’envisager le
le premier numéro de la revue L’Internatio- les conseils de Debord. En 1967, Debord pu- passage d’une circulation conçue comme sup-
nale lettriste et le groupe attaque à Paris une blie chez Buchet-Chastel La Société du specta- plément du travail, à une circulation comme
conférence de Charlie Chaplin venu présen- cle, et Raoul Vaneigem, chez Gallimard, le plaisir, flânerie et dérive. Il prétend s’inspirer
ter son film Limelight. En 1954, il fait cam- Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes géné- en cela de la Commune, présentée comme « la
pagne pour la suppression du vocable de rations. Ces écrits inspirent durant les mani- plus grande fête du XIXe siècle » du point de
« saint » dans les noms de rue comme dans les festations et les grèves de 1968 un petit cou- vue de la vie quotidienne. L’urbanisme mo-
conversations. Il publie, entre 1954 et 1957, rant, dont les « Enragés » de Nanterre et le derne constitue au contraire une « technique
29 numéros du bulletin Potlatch. Le groupe « Conseil pour le maintien des occupations » de la séparation», où la ville tend à «se consom-
se rapproche alors brièvement des surréalistes siégeant dans la Sorbonne occupée. mer elle-même» et à s’anéantir dans des «villes
avant de rompre violemment avec eux. En En 1972, l’Internationale situationniste pro- nouvelles » où « il n’arrivera rien » : « Les forces
1956, Guy Debord publie Mode d’emploi du clame son autodissolution et Debord publie aux de l’absence historique commencent à compo-
détournement (avec Gil Wolman) et Théorie éditions Champ libre La Véritable Scission de ser leur propre paysage exclusif » (Debord,
de la dérive. l’Internationale. En 1978, il tourne In girum 1967).
En 1957, une réunion tenue à Cosio d’Ar- imus mode et consumimur igni et publiera Le La rébellion des ghettos de Watts en 1965
ruscia, en Italie, fonde l’Internationale situa- Jeu de la guerre. Viendront ensuite les Consi- fournit à Debord matière à réflexion sur les
tionniste. Chez Debord, la critique de l’art et dérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici émeutes périurbaines qui préfigurent l’explo-
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sivité de nos banlieues. Elles ne sont pas à ses même qui, ayant vidé le travail productif de ment », définissant la dérive comme une « tech-
yeux des émeutes raciales, mais bien des toute signification s’est efforcé de « placer le nique de passage hâtif à travers des am-
émeutes de classe. La « publicité de l’abon- sens de la vie dans les loisirs », de sorte qu’il biances variées » et le détournement, au
dance » incite en effet à exiger tout, tout de ne soit même plus possible de « regarder en- contraire de la citation, comme « le langage
suite. Le pillage apparaît ainsi comme la réa- core les loisirs comme une négation du quoti- fluide de l’anti-idéologie ».
lisation sommaire de la promesse communiste dien » (Debord, 1961). Le monde que le specta-
de satisfaire chacun « selon ses besoins » : « La cl e d o n n e à v o i r « e s t l e m o n d e d e l a Bureaucratisation planétaire
jeunesse sans avenir de Watts a choisi une marchandise dominant tout ce qui est vécu », Confronté à la question de la bureaucratie au
autre qualité du présent » (Debord, 1966). et le spectacle lui-même est le moment où « la contact du groupe Socialisme ou Barbarie, De-
Mais, dans la mesure où l’insatisfaction elle- marchandise est parvenue à l’occupation to- bord dénonce la bureaucratisation planétaire
même devient solvable et marchande, « à l’ac- tale de la vie sociale » (Debord, 1967). de l’art et de la culture. Il définit les néobu-
ceptation béate de ce qui existe peut aussi se Cette conception du spectacle comme stade reaucraties coloniales comme des lumpen-
joindre comme une même chose la révolte suprême du fétichisme de la marchandise et bourgeoisies, « versions sous-développées de
purement spectaculaire ». Le monde que le aliénation absolue aboutit à neutraliser toute la vieille bourgeoisie européenne ». Il voit ainsi
spectacle donne à voir est en effet « le monde action subversive, condamnée à combattre dans le coup d’État de Boumedienne en 1965
de la marchandise dominant tout ce qui est l’aliénation sous des formes elles-mêmes alié- le signe d’une bureaucratie en formation comme
vécu ». L’économie transforme ainsi le monde nées. Tout est récupérable et récupéré. C’est classe dominante algérienne. De même, la
en « monde de l’économie » et « le spectacle est pourquoi, écrit Debord en 1990 dans une bureaucratie serait en Chine la seule proprié-
le moment où la marchandise est parvenue à confession préposthume, « il faut admettre taire d’un « capitalisme d’État ». De cette mon-
l’occupation totale de la vie sociale » (Debord, qu’il n’y avait pas de succès ou d’échec pour tée en puissance planétaire, Debord conclut
1967). Il « ne chante pas les hommes et leurs Guy Debord et ses prétentions démesurées ». que « l’erreur sur l’organisation est l’erreur po-
armes, mais les marchandises et leurs pas- Les auto-dissolutions successives, les scissions litique centrale ».
sions, le devenir monde de la marchandise qui et les règlements de compte, jusqu’à la soli- Or, dans la société du spectacle, tous les
est aussi bien le devenir marchandise du tude et au suicide, apparaissent ainsi comme acteurs, et non seulement les prolétaires asser-
monde ». Le spectacle est « l’inversion concrète l’aboutissement logique d’une impasse vis au travail, perdent leur capacité subver-
de la vie » et « le langage officiel de la sépara- construite en théorie. sive. Ainsi recommande-t-il à Mustapha
tion généralisée » ; ou encore, « le soleil qui ne À partir d’un constat d’épuisement de l’Art, Khayati de bien faire sentir, dans sa brochure
se couche jamais sur l’empire de la passivité consécutif à une défaite historique des révo- sur De la Misère en milieu étudiant, « notre
humaine », « la scission achevée à l’intérieur lutions, le projet situationniste s’était initiale- mépris suspendu sur eux, pour leur ôter tous
de l’homme », « le mauvais rêve de la société ment défini comme celui d’une « science des si- les doutes sur le mépris universellement mé-
moderne enchaînée qui n’exprime finalement tuations » qui emprunterait à la psychologie, à rité par leur milieu » (Debord, 1966). Il estime
que son désir de dormir ». l’urbanisme, à la statistique, à la morale, pour encore qu’en 1968 les étudiants n’ont été rien
Que peut-on espérer opposer à cette forme aboutir à quelque chose de radicalement nou- d’autre que l’arrière-garde du mouvement.
absolue et achevée de l’aliénation. Le vrai révo- veau, « la création consciente des situations » : Quant aux cadres et aux couches supérieures
lutionnaire est-il celui des loisirs, comme De- « La beauté nouvelle sera de situation, c’est-à- du salariat, ils ne sont que « la métamorphose
bord l’écrivait dans Potlach ? Le slogan mural dire provisoire et vécue » (Debord 1954). Pour de la petite bourgeoisie urbaine des produc-
dont on lui attribue la paternité (contestée « construire les situations et les aventures » teurs indépendants devenus salariés ». Ils sont
par Michel Mansion) tendrait à le confirmer : d’où naîtrait la grande civilisation à venir, le « les consommateurs par excellence ». Quant
« Ne travaillez jamais ! ». Mais la séparation situationnisme des années cinquante enten- à l’immigration, magnifiée par certains cou-
du loisir et du travail est encore une sépara- dait explorer les possibilités d’une « éthique rants maoïstes, le « risque de l’apartheid » est
tion… spectaculaire ! C’est bien le capital lui- de la dérive » et d’une « pratique du détourne- déjà devenu une fatalité avec à l’horizon « la
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logique des ghettos, des affrontements raciaux, ainsi propice aux résurgences d’une utopie ou esthétiques. La solitude tragique du der-
et un jour des bains de sang » (Debord, 1985). conçue comme « expérimentation de solutions nier Debord en est l’expression extrême et
Car le capitalisme à son stade spectaculaire aux problèmes actuels sans se préoccuper de extrêmement désespérée : « À moitié du che-
« rebâtit tout en toc et produit partout des in- savoir si les conditions de leur réalisation sont min de la vraie vie, nous étions environnés
cendiaires » alors que « son décor devient par- immédiatement données ». Le mouvement d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tans
tout inflammable ». révolutionnaire doit devenir « un mouvement de mots railleurs et tristes, dans le café de la
La Mafia, qui apparut naguère comme un expérimental ». Mais cette utopie, conçue à la jeunesse perdue ». Et « nous traversons main-
« archaïsme transplanté », voué à s’effacer de- manière de Lefebvre comme «sens non [encore] tenant ce paysage dévasté par la guerre
vant l’État moderne, redevient avec la dé- pratique du possible », n’est pas celle des cou- qu’une société livre contre elle-même et contre
composition de l’État, avec « la victoire du se- rants utopiques qui se définissent pour la plu- ses propres possibilités » (Debord, 1978).
cret, la démission générale des citoyens, la part par leur refus de l’histoire du socialisme.
perte complète de la logique et des progrès de Ils tournent ainsi le dos à toute pensée straté- 9 mai 2007
la vénalité et de la lâcheté universelles », une gique, car « un État dans la gestion duquel
« puissance moderne et offensive » : « Dans le s’installe durablement un grand déficit de Publié sous le titre « Société du spectacle
spectaculaire, les lois dorment » (Debord, connaissances historiques ne peut plus être (la) » in Antoine Artous, Didier Epsztein
1988). On a « déjà commencé à mettre en place conduit stratégiquement » (Debord, 1988). et Patrick Silberstein (sous la direction de),
quelques moyens d’une sorte de guerre civile Depuis « l’incomplète libération de 1944 », La France des années 1968, Syllepse, Paris
préventive » et « les procédés d’urgence devien- les politiques révolutionnaires n’auraient ainsi 2008, p. 742-747.
nent procédure de toujours ». Cette démocra- cessé de reculer, et les avant-gardes de se trans-
tie parfaite « fabrique elle-même son incon- former en arrière-gardes. Debord reproche no-
cevable ennemi, le terrorisme ». tamment à Lucien Goldman d’avoir parlé
Bibliographie
d’une « avant-garde de l’absence » pour dési- – Guy Debord, Œuvres, Paris, Quarto
Un monde forclos gner, dans l’art et dans l’écriture, un certain Gallimard, 2006
Il y a bien chez Debord une vision prospective refus de la réification. Ce que Goldman appelle – Guy Debord, Correspondance, six volumes
féconde et pénétrante. Mais la spectacularisa- absence n’est rien d’autre que « l’absence de parus, Paris, Fayard.
tion du monde forclôt toute possibilité d’ou- l’avant-garde ». Ce vocable s’enveloppe en effet – Raoul Vaneigem, Traité de savoir vivre
verture stratégique. Marx eut à ses yeux le chez Debord d’une nostalgie de pureté et de à l’usage des jeunes générations, Paris,
mérite d’aller au-delà de la pensée scientifique nouveauté absolue, d’où naît l’enchaînement Gallimard, 1967
de son temps pour donner à la compréhension récurrent des purges et des exclusions, dans – Mustapha Khayati, De la misère en milieu
de la lutte la priorité par rapport à celle de la l’effort illusoire de conjurer la menace perma- étudiant.
loi causale, et pour entrevoir une théorie de nente d’absorption de la nouveauté par la – Anselm Jappe, L’avant-garde inacceptable.
l’action historique comme « théorie straté- mode mortifère. La fétichisation d’une « com- Réflexions sur Guy Debord, Paris, Lignes-
gique ». Or, « la stratégie est très exactement munauté élective » de l’avant-garde a pour Léo Scheer, 2004.
le champ complet du déploiement de la logique conséquence une hantise paranoïde de la – Gérard Guégan, Debord est mort, le Che
dialectique des conflits » (Debord, 1988). La désertion, de la trahison, de la récupération, aussi. Et alors ?, Paris, Cahiers de Saisons,
victoire du spectacle sur la stratégie devient dont se nourrissent toutes les sectes politiques 1994 (réédition Librio).

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