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RESUME.
.
LA SENSIBILITE DANS LES TRAGEDIES
DE VOLTAIRE
by
Gaetane Hinse~Serre
Department of French
MCGi11 University June, 1968
Montreal
CAUSES DE LA SENSIBILITE.
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Perrault:
le genre fait fureur, tous les auteurs mettent l'an-
tiquit~ à la"sauce douce": Mlle Desjardins dans Ni-
t~tis; Boyer dans Clotilde, La Mort de D~m~trius,
oropaste ou le faux Tonoxare; l'abbé de Pure dans
ostorius; Thomas Corneille dans Darius, Camma,
Pyrrhus; Quinault dans Astrate, La Mort de Cyrus,
Le Mariage de Cambise, etc. (1)
Corneille publie le ~ en 1636, Andromaque sera pré-
sentée en 1667. Quelle évolution a connue le dix-septi~me si~cle
tiquette mondaine.
Versailles constitue le centre vers lequel tous les re-
gards convergent. On voit alors s'~laborer une forme de vie so-
ciale oppos~e à celle de l'époque pr~c~dente. Cette sociét~ for-
me un public aux exigences nouvelles. La g~n~ration de 1660
compose
pour le th~âtre comme pour l'ensemble de la vie
sociale, son code de biens~ances, de convenances,
de goûts: tout un ensemble de normes, ~crites ou
non, auxquelles, plus ou moins consciemment, adhè-
~crit alors: "Je ne puis croire que le public me sache mauvais gré
de lui avoi~ donné une tragédie qui a été honorée de tant de larmes
et dont la trenti~me repr~sentation e été aussi suivie que la pre-
°1)
mi~re".l Voltaire dira, pr~s d'un si~cle plus tard: "Cet ouvrage
dramatique. Qui n'est peut-être pas une tragédie, a toujours excité
les applaudissements les plus vrais: ce sont les larmes." (2) L'ha-
bitude de juger une nouvelle pi~ce par le nombre de larmes versées
a'appliQuera également aux créations ultérieures de Racine. Mithri-
~ et surtout Iphigénie emport~rent tous les suffrages gr~ce ~
mure conservée par Egisthe, Mérope allait tuer son propre fils. Llar-
chitecture de certaines tragédies repose parfois sur des bases bien
fragiles, ai Aménaide avait indiqué le nom de Tancr~de sur sa let-
tre, le drame ne pouvait avoir lieu. Nous nous étonnons de voir un
homme d'une intelligence aussi impitoyable s'attacher â des moyens
d'une telle puérilité. Mais notre stupéfsction redouble quand il
affirme:
Les reconnaissances sont toujours touchantes, â
moins qu'elles ne soient très maladroitement trai-
tées; mais les plus belles sont peut-être celles qui
prOduisent un effet qu'on n'attendait pas, qui ser-
vent ê faire un nouveau noaud, â le resserrer, qui,
replongent le héros dans un nouveau péril. On s'inté-
resse toujours ê deux personnes malheureuses qui se
reconnaissent après une longue absence et de grandes
infortunes; mais si ce bonheur passager les rend
encore plus misérables, clest alors que le coeur est
déchiré, ce qui est le vrai but de la tragédie. (1)
Conformément ê ce but, et sur les conseils de Diderot, l'au-
teur va également recourir â la pantomime. Dans Tancr~de, le jeu de
Mademoiselle Clairon, entrecoupé de soupirs, de regards voilés et
de silences prolongés réjouissait fort Diderot. De plus, certaines
tragédies, telle Olympie, influencées par l'opéra, seront construi-
tes sous 'la forme d'une succession de tableaux.
Toutes ces innovations d'ordre plut8t extérieur poss~dent
cette Tullie, incarnée Dar une débutante dont la timidité fit res-
sortir davantage la nullité du raIe. Il faut avouer que le dialo-
gue ne brillait pas par exc~s d'originalité:
Titus Madama, est-il bien vrai? daignez-vous voir encore
Cet odieux Romain que votre coeur abhorre,
Si justement ha!, si coupable enV8rs vous,
Cet ennemi?
Tu11ie Seigneur, tout est changé pour nous.
Le destin me permet ••• Titus ••• il faut me dire
8i j'avais sur vous un véritable empire.
Titus Eh! pouvez-vous douter de ce fatal pouvoir,
Da mes feux, de mon crima, et de mon désespoir?
Vous ne l'avez que trop cet empire funeste;
L'amour vous a soumis mes jours, que je déteste;
Commandez, épuisez votre juste courroux;
Mon sort est entre vos mains.
Tullie Le mien dépend de vous. (1)
Un tel langage surprend dans une pi~ce consacrée aux vertus répu-
blicaines!
Un autre personnage subira d'importants remaniements. L'his-
toire nous présente en effet en Gengis Khan un guerrier barbare et
un conquérant redoutable. Il en fut ainsi jU9qU'~ l'apparition d'I-
damé. A partir de ce moment, Gengis éprouve des tourments inconnus.
Perplexa, hésitant, il ouvre enfin les yeux, le voil~ ~oureux!
A , •
pelle; elle revient. C'est la merne scene qUl re-
commence; Za!re ne pourra que protester de nouveau
de sa tendresse, de son innocence, et de l'impos-
sibilité oô elle est de se rendre; orosmane ne pour-
ra que répéter ses interrogations, ses étonnements
et ses transports. Je ne sais si l'on trouvarait
dans un autre ouvrage dramatique l'exemple d'une
reorise aussi extraordinaire. (1)
En effet, la piêce t'lute enti~re repose sur la jalousie
d'orosmane et l'expression constante de la tendresse la plus pure
chez Za!re. L'amour illumine son visage. orosmane pressent d'ail-
leurs quel effort lui impose son attitude réticente.
Elle m'aime sans doute, dit-il à Corasmin, oui, j'ai lu devant toi.
Dans ses yeux attendris, l'amour qu'elle a pour moi;
Et son âme éprouvant cette ardeur qui me touche,
Vingt fois pour me le dire a volé sur sa bouche. (2)
Mais le billet intercepté réveille tous ses soupçons et déclenche le
dénouement final. Zafre périra, victime de la jalousie d'orosmane,
mais surtout de sa tendresse.
Cette piêce fut un triomph~ dû au charme indéniable de cette
tragédie, mais aussi au talent de l'actrice incarnant le rôle de
Za!re, Mademoiselle Gaussin. Celle-ci le joua avec une grâce et
une sensibilité admirables. Voltaire savait d'ailleurs lui attribuer
une part du mérite puisqu'il affirmait devoir une telle réussite
au charme de "ses beaux yeux".
Certains critiques ont cherché à retrouver dans la figure
de Za!re, le reflet de certain8s insf,iratrices. Bruneti~re émet
(1) Hugo, Victor, Ruy 8las, Paris, Bordas, 1963, acte 3, sc., 3, p. 121.
(2) Voltaire, !2!E., Tancr~de, acte 3, sc., 3, p. 531. t. 4.
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LA SENSIBILITE RELIGIEUSE.
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aussi cruel. L'inquisition ne fut pas inventée par Dieu mais par
un clergé fanatique et sanguinaire.
Une filiation très étroite s'établit entre la première
tragédie de Voltaire et ses derni~res productions. Nous retrouvons
cette même image du clergé dans les Lois de Minos et surtout les
Guèbres. Dans cette tragédie, le grand-prêtre comble la mesure en
ordonnant un sacrifice humain. Arzame, héro!ne typiquement voltai-
rienne, surprise p~ ~s
.,
pontifes de Rome, adorant en toute qU1e-
tude le dieu des Perses, se voit condamnée au supplice.
Voltaire avait une horreur presque maladive pour la souf-
france physique. Nous savons quels accents d'indignation lui ont
inspiré les tortures infligées aux Calas. Nous croyons entendre ici
les échos de la prière sur la tolérRnce.
~
.~, ~oute sa rancoeur. Il conçoit le prototype de ces imposteurs, Maho-
~
met. Voltaire ne rate pas cette chance unique. Enfin, sous le cou-
vert de la fiction, il peut dévoiler le fond de sa pensée. L'univers
entier apprend ~ quel point ces hommes sont des fourbes.
Le pauvre Mahomet étouffe sous la plume revendicatrice de
l'auteur. Rien ne parait trop vil ~ ses yeux. Froid, calculateur,
ce faux proph~te connatt toutes les formes de la bassesse. Son
unique but consiste ~ tromper l'univers. Par ses machinations,
il transformera son ami Séide en criminel, plus exactement en par-
ricide. Voltaire ne néglige rien! Comme le dit René Pomeau:
Il déteste tant son Mahomet qu'~ force de le mal-
traiter, il l'emp~che de vivre. Au défi de toute
vraisemblance, il refuse ~ son fanatique la sincé-
rité. Fant8me de l'imagination voltairienne, cet im-
posteur a la perfidie continue et sans nuance du traître
de mélodrame, que d'ailleurs il annonce; et il en
a la candeur.
Néanmoins, ajoute-t-ll, ce chef-d'oeuvre manqué
reste un document important sur la sensibilité de
son auteur. (1)
En effet, les défauts même des tragédies de Voltaire sont révéla-
teurs. La poussée de son inconscient contrewbalance souvent la
lucidité de son jugement. Ceci est évident dans le cas de Mahomet.
Le chef de l'islamisme rejette toutes les données de l'histoire et
se transforme en l'incarnation de la haine voltairienne. Une dé-
marche aussi contraire aux r~gles du classicisme ne s'explique que
par l'émotivité de l'auteur.
dent aucune vie autonome. Les Gu~bres et Les Lois de Minos n'ont,
avec raison, récolté aucun succ~s.
•
B7
•
(1) Voltaire, Dictionnaire Philosophique, Paris, Garnier-Flammarion,
1964, article m~chant, p. 279 •
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LES LARMES.
91
(1) Cf. Voltaire, ibid., Mahomet, p. 110, 111, 11B, 121, 132, 142,
145, 146, etc.
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fameux "Eh bien, mon p~re? •. " d'Aménaide. Mme d'Epinay en fut
sUbjuguée. Elle écrit ~ l'une de ses amies:
J'ai pourtant trouvé le secret, au milieu de tous
nos maux, de voir Tancr~de et d'y fondre en larmes •••
C'est une nouveauté touchante, Qui vous entratne
de douleur et d'applaudissements. Il y a un certain
Eh bien mon p~re? •• Ah! ma Jeanne, ne me dites ja-
mais Eh bien de ce ton-l~, si vous ne voulez pas
Que je meure!
.•• -Rien n'est comparable à Le Kain,- pas même lui! •••
On pleurait, on sanglotait ••• !
De telle sorte que toutes les critiques, si
bien fondées qu'elles fussent, disparurent noyées
dans les larmes. (1)
Nous voyons que les spectateurs correspondent d'emblée aux inten-
tions de l'auteur et qu'ils ne prennent pas ~ la lég~re ces mani-
festations purement extérieures de la sensibilité. Ils aiment ~
(1) Cité par Pomeau, René, Voltaire par lui-même, Paris, Ecrivains
de toujours, Editions du Seuil, 1963, p. 18.
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