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NNBJJ
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2011/1 - Tome 99
pages 79 à 104
ISSN 0034-1258
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CONCLUSION
« Vie de Jésus » et venue des « temps messianiques » :
à propos d’un conflit d’interprétation permanent
par Christoph Theobald,
Centre Sèvres – Facultés Jésuites de Paris
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À la relecture des deux parties des Actes du 22e colloque des RSR sur
Christologie et histoire1 se perçoit une remarquable unité interne du par-
cours, unité qui n’était ni perceptible ni prévisible au point de départ. Il
s’est avéré en effet que la question du miracle qui occupe la première par-
tie de ce dossier ne pouvait être abordée que dans le cadre des « biogra-
phies » dites « théologiques » que sont nos évangiles, même si l’approche
historique de l’activité thaumaturgique de Jésus est devenue décisive pour
des raisons sur lesquelles nous reviendrons. Inversement, ces « vies de
Jésus » dont il est question dans la deuxième partie de ce dossier restent
constitutivement liées aux « signes messianiques » du Nazaréen, reconnus
par certains comme le début, ô combien paradoxal, des « temps messia-
niques » au sein de l’histoire, mais refusés par d’autres qui en font un argu-
ment dans le procès qui le conduira à la mort. Le premier témoin littéraire
de la tradition chrétienne, l’apôtre Paul, recentre d’emblée ce conflit d’in-
terprétation sur son enjeu ultime : l’incompatibilité entre la demande de
signes de légitimation (et de sagesse), d’un côté, et l’unique signe qu’est
la croix, de l’autre (1 Co 1-3). Même s’il passe les miracles de Jésus sous
silence (n’ignorant pas par ailleurs l’activité thaumaturgique des apôtres
et le charisme de guérison), cette incompatibilité radicale le rattache à
la tradition évangélique. Le but principal et premier de cette conclusion
est donc de mettre en évidence le lien intrinsèque entre les récits de la
« vie de Jésus » et le conflit d’interprétation au sujet du Nazaréen, tel qu’il
résulte précisément de ses « actes de puissance » et de leur signification
messianique ou non.
1. La première partie des Actes est parue dans RSR 98/4 (2010), p. 485-579.
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Le deuxième but de ces réflexions conclusives est d’expliciter cette
analogie entre le conflit d’interprétation, tel qu’il se présente à l’époque
néotestamentaire, et la figure qu’il prend aujourd’hui au sein du forum-
Jésus, l’enjeu étant d’en dégager la signification proprement théologique.
La visée globale de cette conclusion étant ainsi donnée, on suivra l’iti-
néraire du colloque3 en revenant d’abord sur l’épineuse question épisté-
mologique posée par l’approche de Meier. Les différentes contributions
de ces Actes, comme déjà celles du numéro préparatoire4, formulent des
réserves sérieuses par rapport à la fiction d’un « conclave » non papal (à
distinguer de l’idée de « forum ») et par rapport à la manière de l’auteur
de comprendre son travail d’historien comme relevant de « préambules
historiques » à utiliser ensuite sur un chantier « plus vaste » proprement
christologique5. Si l’on refuse ce genre de répartition et si l’on situe la
difficile tâche critique du théologien de penser la foi des communautés
chrétiennes en Jésus Christ aux côtés du travail accompli par des historiens
et philosophes autrement positionnés que lui, on perçoit immédiatement
la complexité des décisions à prendre ou des jugements à porter par cha-
cun des partenaires à tous les niveaux de leurs discours, l’absence d’un
point de vue absolu les maintenant tous dans un conflit d’interprétation.
2. Cf. P. Gibert et C. Theobald (dir.), Le cas Jésus Christ. Exégètes, historiens et théologiens en
confrontation, Bayard, Paris, 2002, p. 336 (H.-J. Gagey) et p. 383 (C. Theobald).
3. Cf. les trois questions qui ont jalonné le parcours du colloque : « Avant-propos » dans RSR
98/4 (2010), p. 488-490.
4. Cf. RSR 97/3 (2009), p. 325-437 (surtout Patrick Royannais, « Le vide du tombeau ou la
perplexité de l’histoire », p. 353-373).
5. Cf. J. P. Meier, Un certain juif Jésus, I, Cerf, Paris, 2005, p. 23.
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relation, reconnue par certains et ignorée voire refusée par d’autres, entre
le Nazaréen et l’inauguration paradoxale des temps messianiques. Mais
commençons par le versant épistémologique de la question.
L’apport spécifique de Meier apparaît quand on situe son œuvre par rap-
port aux trois « quêtes » du Jésus historique. Sur le terrain plus restreint
des miracles (qui est celui du présent dossier), l’auteur formule d’emblée
la question qui traverse ces trois quêtes et qui peut être considérée comme
l’acte de naissance de l’exégèse critique : « Le Jésus historique a-t-il réelle-
ment accompli certaines actions surprenantes, extraordinaires (par exemple,
de supposées guérisons ou exorcismes), qui étaient considérées comme des
miracles par lui-même et par les gens qui le suivaient ? Ou bien sont-ils entière-
ment le fruit de l’imagination créatrice de l’Église primitive, du temps où
celle-ci se remémorait les actions de Jésus à la lumière de personnages de
l’Ancien Testament comme Élie et Élisée et où elle proclamait ces actions sur
la place publique d’un “marché” religieux fortement compétitif, qui exal-
tait des thaumaturges juifs et païens ? »6 L’apport principal de toute critique
évangélique est cette distinction – qu’on veut la plus nette possible – entre
le « Jésus » postpascal de la mémoire ecclésiale et le Jésus prépascal, tel qu’il a
existé entre le commencement et la fin violente de sa vie, quelles que soient
par ailleurs les désignations qu’on utilise pour instruire cette différence.
6. J. P. Meier, Un certain juif Jésus, II, Cerf, Paris, 2005, p. 457.
Par ailleurs les débats récents sur les critères d’authenticité, surtout sur
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le fameux critère de discontinuité, avancé par Käsemann et parfois objet
d’une véritable charge, montrent que ce critère continue à jouer un rôle
considérable dans la recherche historique sur Jésus, que ce soit chez Meier
ou chez Theissen, même si ce dernier insiste davantage sur celui de la
« plausibilité historique » 9.
Néanmoins trois acquis des travaux de Meier et des acteurs de la « troi-
sième quête », repris dans ce colloque, doivent être retenus ici d’un point
de vue proprement théologique.
(1) D’abord et avant tout : la judaïté de Jésus. L’un des principaux apports
du quatrième volume (sur « le Jésus de la Halakha »10) est précisément de
souligner qu’il ne suffit pas d’affirmer de manière générale l’appartenance
de Jésus à la société galiléenne de son époque, mais que cette judaïté se
manifeste dans le rapport de Jésus à la Torah et dans son art de pratiquer
la Halakha : « Sans Jésus halakhique, il n’y a pas de Jésus historique »11.
Selon Michel Fédou, cette affirmation donne au concept d’incarnation
un contenu très concret : « Le Verbe de Dieu n’a pas simplement assumé
une nature humaine en général – ou plus exactement, parce qu’il a assumé
7. Cf. J. Moingt, « Note à l’issu du Colloque RSR », dans RSR 99/1 (2011), p. 31-32.
8. Cf. notre reprise dans RSR 96/2 (2008), p. 199.
9. Cf. la reprise détaillée de ce débat par Jacques Schlosser, « La méthodologie de John P.
Meier dans sa quête du Jésus historique », dans RSR 96/2 (2008), p. 209-213.
10. Cf. la recension de ce volume par Jacques Schlosser dans RSR 97/3 (2009), p. 415-437.
11. J. P. Meier, Un certain juif Jésus, IV, Cerf, Paris, 2009, p. 386. Il me semble que l’apport
de ce dernier volume répond à la première requête de Daniel Marguerat à l’adresse de Meier,
à savoir de tenir davantage compte de l’affirmation de la judaïté de Jésus dans le cadre de la
troisième quête (cf. D. Marguerat, « Le miracle au feu de la critique et au regard de l’analyse
narrative », RSR 98/4 (2010), p. 533sv, avec la note 35).
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au message, ensuite en fonction d’une analyse détaillée des miracles du
Nazaréen : « Au minimum, Jésus était perçu par d’autres et par lui-même
comme un prophète eschatologique en sens large. Il proclamait la venue
imminente de la souveraineté royale de Dieu et de son règne. Mais contrai-
rement au Baptiste, Jésus proclamait et célébrait le Royaume de Dieu déjà
présent dans son ministère. Ce Royaume était présent dans la puissance
de sa prédication et de son enseignement, dans la communauté de table
offerte à tous, y compris aux collecteurs d’impôt et aux pêcheurs ; mais
pour ses auditeurs juifs, il était étonnamment présent, palpable, efficace,
dans ses miracles »13. C’est précisément à cet endroit qu’apparaissent les
figures d’identification d’Élie ou d’Élisée, prophètes itinérants et thau-
maturges ; identification qui anticipe à la fois sur le traitement historique
encore attendu des autres désignations et titres eschatologiques ou messia-
niques, et sur la place que les christologies néotestamentaires accordent –
ou qu’une christologie peut accorder aujourd’hui – à ce titre de prophète
itinérant et thaumaturge.
Daniel Marguerat enregistre l’inversion spectaculaire de ce résultat par
rapport à la première et à la deuxième quête : « Jésus de Nazareth bénéfi-
ciait à un degré exceptionnel de dons paranormaux. D’aucun autre per-
sonnage de l’Antiquité, ni rabbi, ni guérisseur hellénistique, ne nous est
rapportée une telle profusion d’actes attribuables à une origine divine »14.
En revanche, l’exégète suisse regrette que Meier n’ait pas davantage inté-
12. Cf. Michel Fédou, « La question christologique : une théologie de la vie de Jésus ? », RSR
99/1 (2011), p. 16, avec référence à J. P. Meier, Un certain juif Jésus, IV, p. 19.
13. J. P. Meier, Un certain juif Jésus, II, p. 761sv.
14. Cf. D. Marguerat, « Le miracle au feu de la critique et au regard de l’analyse narrative »,
RSR 98/4 (2010), p. 532.
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prophète eschatologique et de maître de la Torah »17. Sans doute son ana-
lyse des paraboles nuancera-t-elle encore ce lien si décisif, d’un point de
vue théologique, entre le versant eschatologique et le versant sapientiel de
l’activité du Nazaréen18.
il est montré comme celui qui « n’est aucunement venu pour se présenter
comme thaumaturge »21.
L’enjeu théologique de cette observation n’est pas seulement de
conduire l’historicisation de la figure de Jésus jusqu’au bout et de prendre
au sérieux que, comme tout personnage historique, le Nazaréen est l’en-
jeu d’un conflit, complexe dans son cas, qui dépasse ses actes de puissance
et porte sur l’ensemble des traits qui le constituent ainsi que leur énigma-
tique unité ; mais le théologique émerge surtout du fait même de cette
conflictualité22, « suscitée » par Jésus et produisant une pluralité d’inter-
prétations qu’il reçoit et « dépasse » en même temps.
Ce dernier acquis nous reconduira aux réserves exprimées par rapport
au moratoire épistémologique de Meier, réserves qui portent d’abord sur
sa définition du miracle mais qui conduisent, pensons-nous, à modifier
l’ensemble de son dispositif.
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Le débat sur le miracle
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résurrection, qui caractérise les « biographies théologiques » ; j’y revien-
drai dans la partie suivante.
Cette identification entre le « miracle » et son interprétation, rend-elle
inutile la recherche historique qui tente de remonter à l’activité thauma-
turgique du Jésus prépascal ? Certainement pas puisqu’il existe, selon Jean-
Noël Aletti, un lien intrinsèque d’ordre dialectique entre ce qu’il appelle
« biographie historique » et « biographie théologique » : « la première
procède par soustraction en écartant toutes les interprétations – tradition-
nelles et rédactionnelles –, la deuxième en se focalisant sur ces interpré-
tations. Il n’y a donc pas à se demander, comme auparavant, si l’une est
condition de l’autre ou son préalable, car les deux types de biographie ne
peuvent se développer l’un sans l’autre : plus les exégètes découvrent de
nouvelles interprétations, plus l’historien en tire profit pour affiner ses
hypothèses et ses résultats »28. Il reste que la procédure de « soustraction »,
pratiquée avec tant de bravoure par Meier, ne conduit pas vers un socle
factuel « neutre » : le « point » de vue y est toujours, non seulement celui
de l’auteur mais aussi celui des multiples acteurs, de Jésus, des bénéfi-
ciaires de sa présence et des observateurs, plus ou moins sympathisants, de
ses actes de puissance.
De cette reconsidération se dégage une nouvelle manière d’approcher
le « miracle ». Le premier niveau de la définition de Meier – « événement
inhabituel, étonnant ou extraordinaire qui est en principe perceptible par
tout observateur intéressé et impartial » – est radicalement historicisé : le
27. D. Marguerat, « Le miracle au feu de la critique et au regard de l’analyse narrative », RSR
98/4 (2010), 538-540.
28. J.-N. Aletti, « Quelles biographies de Jésus pour aujourd’hui ? Difficultés et proposi-
tions », RSR 97/3 (2009), p. 412 ; cité par D. Marguerat dans RSR 98/4 (2010), p. 541.
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testimoniale des actes de puissance, signes du Royaume qui s’est approché
en Jésus-Christ »31. En-deçà de ces dérives qui transforment le miracle en
moyen pour assurer le succès de la prédication de Jésus et de l’Église, il
convient donc de se souvenir des ressources de la tradition théologique,
d’un Augustin et d’un Thomas d’Aquin32. Il devient alors indispensable
de tenir compte de la richesse du vocabulaire néotestamentaire, surtout
du déplacement qu’implique le passage des « actes de puissance » (dyna-
meis) aux « signes » (sèmeia), et d’intégrer dans une théologie du miracle
la mise en crise très radicale de l’activité thaumaturgique du prophète
eschatologique avec la disparition de ce signe pour en maintenir la signi-
fication évangélique ; mais n’anticipons pas la deuxième partie de cette
conclusion.
29. Mgr J. Doré, « La portée révélatrice des miracles de Jésus », RSR 98/4 (2010), p. 560.
30. « Le miracle au feu de la critique et au regard de l’analyse narrative », RSR 98/4 (2010),
p. 537sv.
31. Cf. Benoît Bourgine, « Le miracle dans la théologie fondamentale classique », RSR 98/4
(2010), p. 522.
32. C’est ce que font Benoît Bourgine et Vincent Holzer, ibid., p. 506-522 ; p. 555sv.
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livré à fidéisme, individuel ou ecclésial ?) dont s’occuperait le systémati-
cien ou qu’aurait à investir le dogme »33. En un sens, Meier ne fait pas
exception par rapport à ce dispositif épistémologique puisque, tout en
revendiquant de composer progressivement un portrait du Jésus historique,
il n’évite pas – et ne peut heureusement éviter – le point de vue propre-
ment théologique qui intervient dans ses références à une christologie
implicite, fondée fréquemment sur les critères de discontinuité et de rejet
ou d’exécution, et dans sa définition du miracle.
On doit alors se demander pourquoi il exclut – de manière volontariste
– la résurrection de la recherche historique sur Jésus : si elle échappe en
elle-même à toute considération historique, le fait que certains ont cru et
dit : « Dieu l’a ressuscité, il nous est apparu ; nous en sommes témoins »
relève bel et bien de l’histoire qui d’ailleurs s’est toujours interrogée sur
la « genèse » de cette foi pascale. La même remarque vaut au sujet de l’ab-
sence de la figure de Paul dont Chantal Reynier discute les réminiscences
historiques et surtout les silences sur Jésus dont elle relève la signification
théologique34.
Or, de la nécessaire prise en compte du point de vue postpascal – qu’il
s’agisse de la littérature paulinienne ou de la tradition évangélique –, voire
d’une mise en perspective historique de la naissance du christianisme, au
sein même du judaïsme, et de son autonomisation progressive (Gisel),
à la relativisation de la césure pascale, il n’y a qu’un pas, qu’il soit franchi
par les historiens eux-mêmes ou, dans un tout autre intérêt, par des exé-
33. Cf. P. Gisel, « Quelle messianité en acte donne à voir la figure de l’homme Jésus ? », RSR
99/1 (2011), p. 50.
34. Cf. Chantal Reynier, « Questions et implications du silence de Paul sur Jésus », RSR 99/1
(2011), p. 61-77.
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fidèle de la réalité, soit qu’il ne peut que la déformer. […] L’inévitable phé-
nomène de mise en perspective que subit un événement par sa mise en
discours n’entraîne pas une distorsion de l’événement. Et cela n’entraîne
pas non plus qu’il soit impossible d’évaluer les différentes mises en discours
selon leur relation à l’événement »36. De cette affirmation résulte une légi-
time méfiance par rapport à une manière de se référer à des raisonnements
de type herméneutique, qui conduit finalement à s’immuniser contre le
travail d’évaluation critique de l’historien en présupposant d’emblée une
continuité entre la mémoire pré- et postpascale de Jésus. Celle-ci est, au
contraire, à établir de manière plausible, si elle existe effectivement37.
C’est justement à cet endroit qu’apparaît non seulement une pluralité de
« points de vue » – ceux évoqués par exemple par Meier dans son conclave
non papal – mais une véritable divergence d’intérêts de connaissance, qui font
que nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation ouverte, précisé-
ment qualifiée par l’expression de « forum Jésus »38. Quand on est troublé
par la réelle discontinuité entre la conscience de Jésus, décelée par Meier
comme celle d’un prophète eschatologique thaumaturge, identifié à la
figure d’Élie, et « l’Évangile dont Paul se fait le héraut, celui de la trans-
mission aux Nations des promesses jadis réservées à Israël », et quand on
35. Cf. Jacques Schlosser, « La méthodologie de John P. Meier dans sa quête du Jésus histo-
rique », dans RSR 96/2 (2008), p. 206-209.
36. G. Haeffner, « Mémoire et histoire », dans Université de Strasbourg, De Jésus à Jésus-Christ.
I. Le Jésus de l’histoire, Actes du colloque de Strasbourg du 18 au 19 novembre 2010, « Jésus et
Jésus-Christ », Mame - Desclée, Paris, 2010, p. 45.
37. Cf. ibid., p. 56sv.
38. Rappelons que nous devons cette heureuse expression à Henri-Jérôme Gagey (cf. plus
haute note 2).
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sauf de la finalité du savoir pour le savoir40. D’où son attention, régulée par
le comparatisme, à ce qui est particulier et général, aux événements indivi-
duels, mais jamais au singulier « non classable ». Joseph Moingt41 et Michel
Fédou reconnaissent d’ailleurs ce principe, appliqué clairement par Meier
qui, pour cette raison, refuse le vocabulaire de l’« unicité »42, même si
Michel Fédou souligne davantage que Joseph Moingt l’énigmatique échec
de toute tentative de classification par rapport à la figure de Jésus (échec
impliqué dans le titre même de l’ouvrage de Meier)43. Toujours est-il que
l’intérêt paradoxal de connaissance qui caractérise l’historien « postule »
un horizon – « le savoir pour le savoir » – qui, comme tout « postulat »,
relève d’un acte élémentaire de « foi ».
Il y a « forum-Jésus » parce que ces différents intérêts ne peuvent pas ne pas se
croiser aujourd’hui. Joseph Moingt l’affirme quant au travail du théologien
qui n’a pas seulement la tâche d’« éclairer (la communauté des croyants)
sur des points d’histoire sans ébranler leur foi en Jésus » – avec « la secrète
et douloureuse ambition » de « donner à penser (à quelques incroyants) sur
le Jésus auquel il croit » – ; au nom même de sa confession de foi, il doit
encore et surtout rendre compte de la « parfaite humanité du Christ dans les
strictes limites de son historicité » ; ce qui est la raison proprement théolo-
39. Cf. J. Moingt, « Note à l’issu du Colloque RSR », RSR 99/1 (2011), p. 32 et 34-35.
40. Cf. P. Veyne, Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie, Seuil, Paris, 1971, p. 70-99.
41. Cf. J. Moingt, « Note à l’issu du Colloque RSR », RSR 99/1 (2011), p. 34. C’est en réfé-
rence à ce principe que J. Moingt tient l’affirmation de Meier : « Le Jésus historique n’est pas
le Jésus réel » pour insignifiante, « en tant que la même chose peut être dite de n’importe quel
individu ».
42. Cf. J. P. Meier, Un certain juif Jésus, I, p. 107sv.
43. Cf. M. Fédou, « Post-scriptum », RSR 99/1 (2011), p. 41.
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mémoire chrétienne est-il devenu plus profond ; les trois acquis des tra-
vaux de Meier et de la troisième quête, enregistrés plus haut, le montrent
à l’évidence. Mais plus fondamentalement, c’est la prise de conscience du
pluralisme radical des points de vue, religieux ou non, et de la légitime
divergence des intérêts de connaissance qui crée cette nouvelle situation
épistémologique. L’histoire dés-absolutise nos connaissances et rend vaine
toute recherche d’un sol minimal, solide, assuré et neutre ; elle ouvre
par là l’espace anthropologique – par essence non transparent – d’une
« foi » qui ne pourra jamais sortir du jeu d’apprentissage entre tous les
partenaires du forum, « foi » qui s’exprime précisément dans la capacité
de revenir sans cesse, à partir de la perspective externe d’autrui, sur ses
propres points de vue et intérêts.
44. Cf. J. Moingt, « Note à l’issu du Colloque RSR », RSR 99/1 (2011), p. 34-35.
45. Pour davantage de précisions, je me permets de renvoyer à « Jésus n’est pas seul.
Ouvertures », dans P. Gibert et C. Theobald (dir.), Le cas Jésus Christ, p. 381-462.
La discrétion de Dieu
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commune à ces deux approches est leur insistance sur la « discrétion »
de Jésus et du Nouveau Testament par rapport à ses actes de puissance,
y compris « l’acte de puissance » qu’est la « résurrection », qualifiée par
Doré d’« anti- » ou de « hyper-miracle »46. Cette convergence doit être sou-
lignée d’entrée de jeu avant d’en préciser les contours, car elle répond à
l’exigence d’introduire la perspective postpascale sur Jésus sans faire jouer
à celle-ci le rôle d’un point de vue absolu, procédé qui ferait en fait sortir le
théologien confessant et son discours du « forum-Jésus ».
À regarder de près, l’insistance sur la « discrétion » se déploie en plu-
sieurs temps. Nous avons déjà fait état de la prise en compte nécessaire du
« cadrage évangélique » qui situe clairement l’activité thaumaturgique de
Jésus entre les récits de la tentation et de la crucifixion47. Le Jésus de ces
récits refuse d’emblée de se présenter en thaumaturge ; ce qui est relevé,
sous la Croix, par les adversaires : « Il en a sauvé d’autres, il ne peut se
sauver lui-même » (Mc 15, 31). Le conflit d’interprétation est ici poussé à
bout : voir d’abord l’omnipuissance de celui qui sauve autrui et soi-même
et croire ensuite en lui (Mc 15, 32) – ou croire et comprendre que le lien de
filiation de Jésus avec Dieu se manifeste précisément dans le refus, de sa
part, de tout effet de puissance ou de toute preuve et, de ce point de vue,
dans l’abandon même par Dieu (Mc 15, 34).
Cette discrétion absolue est confirmée ensuite, selon Joseph Doré, si
l’on prend acte de la « complexité » et de la « subtilité » du comporte-
46. Mgr J. Doré, « La portée révélatrice des miracles de Jésus », RSR 98/4 (2010), p. 573 ;
cf. aussi Chantal Reynier, « Questions et implications du silence de Paul sur Jésus », RSR 99/1
(2011), p. 68, qui parle du « plus grand des miracles ».
47. Cf. « La portée révélatrice des miracles de Jésus », RSR 98/4 (2010), p. 568-570 ; on peut
se référer ici à la typologie du miracle néotestamentaire proposée par Meier.
ment même de Jésus, tel qu’il nous est rapporté dans les récits évangé-
liques48. Retenons son attitude minimaliste et minimisante par rapport à son
activité de thaumaturge, son attention à la juste perception de ce qu’il fait,
nécessitant de la part de ses interlocuteurs une attitude de foi qui attend
la compréhension de ses actes de l’avenir, et surtout la mise en jeu de
lui-même dans son action49, implication radicale qui le conduira à l’ultime
crise. Après Pâques, cette posture attirera la citation du quatrième chant
du Serviteur : « C’est par ses blessures qu’il nous a guéris » (Es 53, 5 ; 1 P
2, 24).
La discrétion du thaumaturge Jésus trouve enfin sa signification ultime
et proprement divine avec sa résurrection. Joseph Doré interroge celle-ci
de la manière suivante : « Comment donc, alors, Dieu se manifeste-t-il au
juste, comment intervient-il réellement par et dans la Résurrection de
Jésus ? Et qu’en est-il, que peut-il en être, de l’œuvre de Dieu en général,
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partir de cette œuvre de Dieu par excellence qu’est la Résurrection de
Jésus ? »50 La réponse fait valoir trois aspects qui poussent l’idée de discré-
tion jusqu’au bout : le retournement radical de la situation de Jésus seul,
sans bouleversement apocalyptique universel ; retournement qui résulte
d’un acte invisible du Dieu invisible ; acte dont la seule trace visible est la
transformation existentielle qu’elle opère dans les disciples.
Deux aspects de cette réponse, impliqués l’un dans l’autre, nous parais-
sent décisifs pour la suite : à partir des « apparitions » du Ressuscité à ses
disciples, se produit en effet ce qu’on pourrait appeler un « re-cadrage »
ou une « re-qualification » de « l’image » de Dieu : cette opération consiste
à situer ce qu’on appelle, faute de mieux, l’« acte » divin de ressusciter
Jésus sur le même plan que l’« acte » de créer le monde, identifiant en
quelque sorte le premier par le second et inversement. L’auteur de ce
remarquable re-cadrage est l’apôtre Paul qui lui donne sa forme ultime
dans la quasi-définition du chap. 4 de l’Épître aux Romains : « Celui-qui-
fait-vivre-les-morts-et-appelle-à-l’existence-ce-qui-n’existe-pas » (Rm 4, 17).
Les réflexions de la tradition, d’un Thomas d’Aquin en particulier, sur
l’agere per iustitiam et l’agere per potentiam trouvent dans ce cadre toute leur
pertinence51. Nous nous contentons de citer un extrait des Homélies d’Au-
gustin sur l’Évangile de Jean, pour expliciter cette orientation ultime de
tous les actes de puissance, y compris celui de la résurrection, vers l’ultime
discrétion du Créateur qui se livre à la foi admirative des hommes en se
gique de Jésus dans cette lumière. Joseph Doré décrit cette remémoration
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comme processus de « fictisation », motivé justement par la Résurrection ;
on pourrait parler aussi d’une « rétroprojection » à partir de la fin. Il est
surtout remarquable – et hautement significatif d’un point de vue his-
torique – que ce processus n’annule pas la discrétion de Jésus mais, au
contraire, l’approfondit et lui donne toute sa signification.
Remarquons cependant que cette procédure de « rétroprojection » à
partir de la fin qui caractérise les récits évangéliques (et toute la théolo-
gie néotestamentaire) ne devient visible et lisible comme telle que si l’on
confronte ces biographies théologiques avec l’histoire des historiens. La cri-
tique maintient en effet la césure entre l’avant- et le post-pascal, et refuse
de sacrifier la « dimension épisodique » du récit à sa « dimension configu-
rante », celle précisément qui transforme la succession des événements, à
partir du « point final », en une totalité signifiante, « lisant la fin dans le
commencement et le commencement dans la fin »53.
L’apprentissage
Cette dernière remarque, qui nous conduit sur le versant historique, est
déjà une première réponse à la question que peut susciter l’affirmation de
Daniel Marguerat : si c’est, comme il le dit, le macro-récit qui « construit »
le miracle, quelle utilité théologique reconnaître encore à la reconstruc-
tion historique de l’activité thaumaturgique du prophète Jésus ? D’abord
tout simplement celle de faire apparaître, en creux, les processus de « fic-
52. Saint Augustin, Homélies sur l’Évangile de Jean, Homélie 24, 1, BA 72, trad. par M.-F.
Berrouard, Paris, 1977, p. 404-407
53. Cf. P. Ricœur, Temps et récit, tome l, Seuil, Paris, 1983, p. 103-105.
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humanité radicale – au point que l’Épître aux Hébreux y voit la marque
principale de son identité : « Tout Fils qu’il était, il appris par ses souf-
frances l’obéissance » (He 5, 8).
Dans la mesure où Meier traite d’abord de « Jean sans Jésus », avant d’en
venir à « Jésus avec et sans Jean », la question de l’apprentissage de Jésus
est posée : sa dépendance permanente par rapport à Jean, tout comme sa
capacité de s’en séparer et d’accéder ainsi à une manière spécifique de
parler du Royaume de Dieu imminent et de célébrer déjà sa présence,
manière liée discrètement à son propre ministère ; et cela sans ressenti-
ment aucun mais dans un rapport d’admiration par rapport à son mentor.
On peut regretter que Meier n’ait pas poursuivi ici, dans cette séquence
de son parcours historique, la piste pourtant ouverte dans le premier
volume où il constate, après examen, que « bien que n’ayant jamais suivi
formellement l’enseignement d’aucun grand rabbin, Jésus était expert
dans l’usage de l’Écriture… »56. Certes, l’historien montre dans le qua-
trième volume le « rabbi » ou « maître » Jésus participant à de savantes
controverses sur la Halakha. Mais on aimerait savoir si l’attitude de Jésus
par rapport à son activité de thaumaturge, qualifiée par Joseph Doré de
minimaliste, voir franchement critique, est liée à sa lecture des Écritures,
comme le suggéreront ultérieurement les récits synoptiques des ten-
tations ; et, si oui, comment s’y ajusterait dès lors le fait qu’il accomplit
quand même des « actes » appelés « actes de puissance » ou « signes ».
54. D. Marguerat, « Le miracle au feu de la critique et au regard de l’analyse narrative », RSR
98/4 (2010), p. 240sv.
55. Cf. surtout la contribution de Christian Duquoc, « L’intérêt théologique de la quête du
Jésus historique », dans Le cas Jésus Christ, p. 293-321.
56. J. P. Meier, Un certain juif Jésus, I, p. 170.
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de la notion d’« apprentissage » prendrait simplement au sérieux que
Jésus est « un homme », comme le note Patrick Royannais, « qui, comme
tous, se comprend à travers ses actes et paroles dans sa relation aux autres.
Il découvre qu’il est au devant de lui, comme tout homme, dans la reprise
du quasi-texte de sa vie et dans la responsabilité éthique. Comme tous, il
comprend sa destinée comme vocation ou destinée, une vie orientée et
grandement déterminée par les exigences du cadre sexué, social, etc. »58.
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une intuition fondamentale de Cyrille d’Alexandrie dans son débat avec
Nestorius »60.
Avant d’enjamber ainsi le « grand vilain fossé », de manière sans doute
légitime, on doit cependant s’étonner du déplacement qu’amorce cette
façon d’aborder le « lien » entre le Jésus prépascal et la perspective post-
pascale sur lui. Au lieu de partir des « titres », fût-ce celui d’Élie, on se
situe d’emblée du côte de la « manière de vivre » de Jésus, selon ce qui
en est repérable d’un point de vue historique ; c’est ce que j’ai moi-même
tenté, en parlant du « christianisme comme style », le « style » étant une
manière d’habiter le monde61.
D’autres indices historiques peuvent alors être repérés, allant dans le
sens de ce déplacement. Le cadre temporel relativement réduit du minis-
tère de Jésus en Galilée, avec l’idée d’urgence qui le caractérise, met en
relief l’absence d’une activité d’écriture, chez Jésus, qui rend d’ailleurs le tra-
vail du critique plus difficile encore et pose simultanément une sérieuse
question, historique et théologique, sur le devenir Écriture de l’Église nais-
sante. Comment comprendre ce « passage » qui met à mal toute réduction
du christianisme à un ensemble de textes, susceptibles d’être abordés par
une approche historique et herméneutique ? Ne faut-il pas penser, d’un
point de vue proprement théologique, l’urgence que représentent, pour
le prophète eschatologique itinérant Jésus, les relations, annulant toute
tentative de « se survivre » dans l’écriture ? Or, quand on prend réelle-
59. Michel Fédou, « La question christologique : une théologie de la vie de Jésus ? », RSR
99/1 (2011), p. 24.
60. Ibid., p. 26.
61. Je me permets de renvoyer à « l’ouverture » dans Le Christianisme comme style, I, Cerf,
Paris, 2007, p. 15-197 (surtout p. 55-136).
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L’enjeu messianique de la vie de Jésus
62. Ce que j’ai déjà suggéré dans la conclusion « Jésus n’est pas seul », Le cas Jésus Christ,
p. 440-462.
63. Cf. A. Grillmeier, « Les mystères de la vie de Jésus » (1969), dans Mysterium Salutis.
Dogmatique de l’histoire du salut. Vol. 11 : Christologie et vie du Christ, Cerf, Paris, 1975, p. 356sv.
Dans son article, Michel Fédou reprend ce défi ; ce qui ne va pas sans sus-
citer un débat dont on vient de trouver quelques traces dans ces Actes. À la
suite de tout ce qui précède, il convient en effet de discuter non seulement
la faisabilité d’une vie de Jésus mais aussi sa nécessité théologique, avant de
pouvoir s’engager sur une mise en œuvre concrète de penser le « lien » entre
le Jésus pré- et postpascal, et ce, toujours au sein de notre forum-Jésus et
dans la perspective théologique précédemment exposée et nuancée.
Faisabilité et nécessité
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(Formgeschichte) qui rend impossible l’écriture historique d’une vie de
Jésus selon les canons d’une biographie moderne. Mais cela étant affirmé
et tenu jusqu’à la fin, la troisième quête et l’œuvre de Meier en particulier
permettent d’élaborer une « théologie de la vie de Jésus ». « Il est possible
et même nécessaire d’envisager », affirme Michel Fédou, « une “théologie
de la vie de Jésus” qui prenne en compte les acquis les plus fermes de l’ou-
vrage de Meier ». Deux conditions en sont indiquées : « D’une part, le plus
souvent une telle théologie ne disposera pas de données chronologiques
pour situer les épisodes du ministère public de Jésus ; pour cette raison
même elle ne pourra pas être une théologie narrative comme le serait une
théologie fondée sur le récit de tel ou tel évangile ; elle n’en sera pas moins
“théologie”, car, sur la base des données réunies par Meier, le théologien a
de quoi engager toute une réflexion sur la manière même dont Dieu s’est
révélé à travers le Jésus historique. D’autre part, cette réflexion sera dans
son principe même théologique : contrairement à la démarche que Meier
revendique au titre de sa méthode historique, elle ne mettra point la foi
chrétienne entre parenthèses mais la présupposera d’emblée »64.
L’argument en faveur de la nécessité d’une telle théologie de la vie de
Jésus est tiré de l’exigence de vérité, à quoi le théologien est soumis : son
devoir est de mieux connaître le Jésus historique et de se demander en
théologien comment ce portrait parle de Dieu.
D’autres positions se sont exprimées pendant le colloque et après. Joseph
Moingt, de son côté, craint un retour à la première quête quand on affirme
qu’il est possible maintenant « d’établir sur des bases historiques solides
64. Michel Fédou, « La question christologique : une théologie de la vie de Jésus ? », RSR
99/1 (2011), p. 14.
rent ; nous avons déjà fait état plus haut de son opposition, justifiée à mon
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avis, à la manière dont Meier balise les tâches de la théologie68. Derrière
son interrogation sur « la pertinence théologique, ou non, du Jésus his-
torique comme tel », se profile en fait une autre question qui concerne
directement le problème de la nécessité d’une vie de Jésus pour la christo-
logie. Pierre Gisel l’accorde, certes, mais quelque peu du bout des lèvres :
« Pourquoi pas ? », non sans ajouter : « à condition de bien s’entendre »69.
La raison fondamentale de cette hésitation se manifeste progressive-
ment, en raison de la complexité du propos qui combine nécessairement
un débat sur la manière de faire de la théologie quand tout est historicisé,
et un autre sur la place à donner à Jésus : « La question n’est pas celle
du Jésus, sous prétexte d’“incarnation” », souligne Pierre Gisel (avec une
référence critique à Daniel Marguerat). « Dit tel quel et sans autre », conti-
nue-t-il, « ce serait passer d’un fondamentalisme du texte à un fondamen-
talisme du personnage Jésus. La question est de montrer, à propos de Jésus
et de ce qu’on en a dit, un procès qui concerne et touche tout homme.
Non, ici, à un : “Dieu a choisi Jésus et non Jean-Baptiste”, pour reprendre
une formulation de Jean-Louis Souletie, mais : le christianisme dit Dieu et
l’humain, montre à cet effet un procès de vérité les concernant au cœur
65. J. Moingt, « Note à l’issu du Colloque RSR », RSR 99/1 (2011), p. 31.
66. Je renvoie ici au colloque de l’Acfeb, Comment la Bible saisit-elle l’histoire ? XXIe congrès de
l’Association catholique française pour l’étude de la Bible (Issy-les-Moulineaux, 2005), LD 215, Cerf,
Paris, 2007 (cf. aussi notre contribution, reprise dans C. Theobald, « Dans les traces… » de la
constitution « Dei verbum » du concile Vatican II. Bible, théologie et pratiques de lecture, CF 270, Cerf,
Paris, 2009, p. 117-145.
67. Le cas Jésus Christ, p. 293-295.
68. Cf. plus haut, note 33.
69. P. Gisel, « Quelle messianité en acte donne à voir la figure de l’homme Jésus ? », RSR
99/1 (2011), p. 47.
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du disciple, – « suite du Christ » chez les synoptiques et dans Jean, ou « imi-
tation du Seigneur » chez Paul – est fondée sur un amour inconditionnel.
Qu’on entende le Jésus de Mathieu dire à ses disciples : « Qui aime (philein)
son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; qui aime son fils
ou sa fille plus que moi, n’est pas digne de moi » (Mt 10, 37) ; ou encore le
Jésus du quatrième Évangile s’adresser aux siens comme à des « amis » (phi-
loi), au moment précisément où il s’apprête à les quitter : « Nul n’a d’amour
plus grand (agapè) que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime
(philoi). Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande. Je ne
vous appelle plus serviteurs, car le serviteur reste dans l’ignorance de ce
que fait son maître ; je vous appelle amis (philoi), parce que tout ce que j’ai
entendu auprès de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jn 15, 13-16).
Outre ce qui a déjà été dit de l’intérêt de l’histoire pour l’humanité
concrète de Jésus, deux raisons me semblent finalement militer en faveur
de la nécessité (et pas seulement de la possibilité) d’une théologie de la vie
de Jésus dans les traces des « biographies historiques » à notre disposition.
La première est la vision génétique qu’une telle théologie offre de la foi et
de l’accès à la foi. Certes, c’est le rôle des biographies théologiques que sont
nos évangiles de mettre en place toute la gamme des figures de la foi, de
la non foi, du peu de foi, etc., allant de la foi des disciples et apôtres, « mal
traités » dans les récits, à celle des sympathisants jusqu’au positionnement
des adversaires de tous bords et mettant en scène l’épreuve nécessaire
70. Ibid., p. 54 (avec références à D. Marguerat, « Le miracle au feu de la critique et au
regard de l’analyse narrative », RSR 98/4 (2010), p. 540sv et Jean-Louis Souletie, « Vérité et
méthodes », RSR 97/3 (2009), p. 387).
71. Cf. ibid., p. 48.
72. Cf. J. Moingt, « Note à l’issu du Colloque RSR », RSR 99/1 (2011), p. 35.
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donc d’œuvrer en faveur d’un repérage actuel de ces signes. Loin d’être
atemporelle, une théologie de la vie de Jésus ne peut donc qu’exister au plu-
riel et en fonction du lien qui s’établit, ici et maintenant, entre le Vivant et
ce qu’il permet de discerner dans l’histoire, qu’elle soit pré- ou postpascale.
Mise en œuvre
Cette dernière remarque se situe déjà sur le versant des mises en œuvre.
Celle de Michel Fédou qui s’inscrit dans le travail historique de Meier suit
une logique très rigoureuse qui mérite d’être explicitée, avant d’élargir
quelque peu le propos. On pourrait la qualifier de « méthode d’imma-
nence » en pensant à Maurice Blondel74. Supposant – sous forme d’hypothèse
– le problème christologique « résolu » par la formulation du dogme chris-
tologique d’Éphèse, il reconstruit sa genèse prépascale en repérant les
« ouvertures », immanentes à l’histoire, qui la transcendent en même temps.
Tout en maintenant la différence de l’ordre historique et de l’ordre de la
foi, un lien intrinsèque est ainsi établi entre ces deux ordres à partir de la
foi, grâce à une logique de « dépassement » : « La question qui se pose au
théologien est celle-ci », écrit Michel Fédou, « comment un tel portrait –
pleinement recevable, sans doute, du point de vue historique – peut-il être
complété, enrichi, approfondi dans la perspective d’une réflexion proprement
christologique ? »75
73. Cf. « Jésus n’est pas seul », dans Le cas Jésus Christ, p. 412-424.
74. Cf. Maurice Blondel, « Histoire et dogme » (1904), dans Œuvres complètes. II. 1888-1913 :
La philosophie de l’action et la crise moderniste, PUF, Paris, 1997, p. 411-421 où il est déjà question
du « portrait » de Jésus et de son dépassement.
75. Michel Fédou, « La question christologique : une théologie de la vie de Jésus ? », RSR
(1) Elle nous renvoie d’abord au lien inséparable et dialectique des deux
types de « biographies », théologiques et critiques, tels que Jean-Noël Aletti
les a présentés dans son article dans le numéro préparatoire au colloque76.
C’est leur juste articulation qui pose problème, sans oublier l’interven-
tion nécessaire de la littérature paulinienne et épistolaire dont il a été
rapidement question dans l’introduction. Si la première quête a couru le
risque de substituer ses « vies de Jésus » historiques aux récits évangéliques,
l’arrêt a été prononcé par Bultmann, essentiellement au nom du kérygme
paulinien et de la clôture canonique, tout en laissant paraître qu’on pour-
rait voir « dans le roman moderne de la vie-de-Jésus (…) une histoire de
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simple « substitution » de l’historique au théologique n’est jamais banni,
la deuxième partie de notre conclusion a montré l’imbrication des deux
types de biographie, d’un point de vue historique et d’un point de vue
théologique. On pourrait expliciter leur relation en terme de filiation :
« l’événement Jésus » engendre une multitude de traces littéraires, y
compris le travail de l’historien et du théologien ; et la réflexion de ce
dernier n’aboutit pas à une nouvelle biographie de Jésus, au sens que la
première quête a donné à ce terme, mais à une théologie de la vie de
Jésus dans laquelle l’intelligence historienne offerte par la troisième quête
fonctionne comme « matrice » d’une véritable écriture théologique, selon
des « genres » différents. Cette écriture théologique doit intégrer la foi
pascale ainsi que la pluralité des points de vue ou des intérêts, pluralité
rendue possible par ce qui a été dit de la discrétion du Nazaréen.
(3) Or, cette tâche doit toujours tenir compte de la perspective de l’autre.
Nous retrouvons ici, pour finir, l’analogie entre le conflit d’interprétation
sur les signes messianiques et la personne de Jésus, tel qu’il se présente
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aujourd’hui au sein du forum-Jésus. La présence de Jésus suscite une plu-
ralité de points de vue sur son identité, « constituée » par la « foi » sous ses
multiples figures et ce qu’elle produit effectivement, au contact du Christ,
en termes de mutation et de transformation intime et historique. C’est
cela la signification théologique de ce forum toujours plus vaste et ouvert ;
signification qu’on ne perçoit cependant que si on le met en relation avec
le « forum » qui s’est constitué autour du Nazaréen dans la Galilée de son
époque.
*
* *
Notons pour finir que cette perspective messianique est à la fois heureuse
et inquiétante. Elle permet en effet de se réjouir des multiples « mises en
scène » du Royaume dans l’histoire, par l’Église et au-delà de ses frontières
instituées : qu’il s’agisse de ses combats contre le mal et pour le bien, de sa
capacité de donner, au nom de l’Évangile, la parole à d’autres, ou encore
de ses signes du Royaume que sont ses sacrements. Mais le théologien
doit aussi inverser ce type de perspective et s’interroger sur la « lisibilité »
actuelle des signes messianiques dans les actions et dans l’être-Église. Si
Jésus n’est jamais seul, il n’est rien dans notre histoire sans ceux et celles
qui s’intéressent à lui et qui deviennent éventuellement ses disciples. Leur
crédibilité – ou absence de crédibilité – reflue inévitablement sur lui,
même si sa présence et la venue du Royaume ne cessent et ne cesseront de
les surprendre ; ce qui pourrait bel et bien être l’objet d’un autre colloque.