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CONCLUSION

« Vie de Jésus » et venue des « temps messianiques » : à propos d'un conflit


d'interprétation permanent
Christoph Theobald

Centre Sèvres | Recherches de Science Religieuse

2011/1 - Tome 99
pages 79 à 104

ISSN 0034-1258

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2011-1-page-79.htm
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Pour citer cet article :


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Theobald Christoph , « Conclusion » « Vie de Jésus » et venue des « temps messianiques » : à propos d'un conflit
d'interprétation permanent,
Recherches de Science Religieuse, 2011/1 Tome 99, p. 79-104.
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CONCLUSION
« Vie de Jésus » et venue des « temps messianiques » :
à propos d’un conflit d’interprétation permanent
par Christoph Theobald,
Centre Sèvres – Facultés Jésuites de Paris
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À la relecture des deux parties des Actes du 22e colloque des RSR sur
Christologie et histoire1 se perçoit une remarquable unité interne du par-
cours, unité qui n’était ni perceptible ni prévisible au point de départ. Il
s’est avéré en effet que la question du miracle qui occupe la première par-
tie de ce dossier ne pouvait être abordée que dans le cadre des « biogra-
phies » dites « théologiques » que sont nos évangiles, même si l’approche
historique de l’activité thaumaturgique de Jésus est devenue décisive pour
des raisons sur lesquelles nous reviendrons. Inversement, ces « vies de
Jésus » dont il est question dans la deuxième partie de ce dossier restent
constitutivement liées aux « signes messianiques » du Nazaréen, reconnus
par certains comme le début, ô combien paradoxal, des « temps messia-
niques » au sein de l’histoire, mais refusés par d’autres qui en font un argu-
ment dans le procès qui le conduira à la mort. Le premier témoin littéraire
de la tradition chrétienne, l’apôtre Paul, recentre d’emblée ce conflit d’in-
terprétation sur son enjeu ultime : l’incompatibilité entre la demande de
signes de légitimation (et de sagesse), d’un côté, et l’unique signe qu’est
la croix, de l’autre (1 Co 1-3). Même s’il passe les miracles de Jésus sous
silence (n’ignorant pas par ailleurs l’activité thaumaturgique des apôtres
et le charisme de guérison), cette incompatibilité radicale le rattache à
la tradition évangélique. Le but principal et premier de cette conclusion
est donc de mettre en évidence le lien intrinsèque entre les récits de la
« vie de Jésus » et le conflit d’interprétation au sujet du Nazaréen, tel qu’il
résulte précisément de ses « actes de puissance » et de leur signification
messianique ou non.

1. La première partie des Actes est parue dans RSR 98/4 (2010), p. 485-579.

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Ce conflit persiste bien évidemment après la mort du Nazaréen et dure


jusqu’à nos jours. Il prend aujourd’hui une forme très spécifique en raison
du travail trois fois séculaire accompli par les historiens, depuis la pre-
mière jusqu’à la « troisième quête » du Jésus historique, l’œuvre monu-
mentale de John P. Meier en étant pour l’heure le dernier épisode. En
dessinant progressivement un « portrait » historiquement probable et
cohérent de celui qu’il appelle « marginal jew », l’auteur fait apparaître la
discontinuité indéniable entre ce Jésus de l’histoire et celui de la commu-
nauté postpascale, de sa mémoire évangélique en particulier, testée pré-
cisément sur son authenticité selon une critériologie dûment établie. Ici,
le conflit d’interprétation au sujet de l’identité du Nazaréen se déroule
donc à l’intérieur de ce qui a été appelé le « forum-Jésus »2 où une règle
de jeu commune, établie par la critique contemporaine, se combine avec
la liberté et l’obligation de chaque participant, y compris le chrétien, de
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s’expliquer sur et avec ses propres intérêts et présupposés.

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Le deuxième but de ces réflexions conclusives est d’expliciter cette
analogie entre le conflit d’interprétation, tel qu’il se présente à l’époque
néotestamentaire, et la figure qu’il prend aujourd’hui au sein du forum-
Jésus, l’enjeu étant d’en dégager la signification proprement théologique.
La visée globale de cette conclusion étant ainsi donnée, on suivra l’iti-
néraire du colloque3 en revenant d’abord sur l’épineuse question épisté-
mologique posée par l’approche de Meier. Les différentes contributions
de ces Actes, comme déjà celles du numéro préparatoire4, formulent des
réserves sérieuses par rapport à la fiction d’un « conclave » non papal (à
distinguer de l’idée de « forum ») et par rapport à la manière de l’auteur
de comprendre son travail d’historien comme relevant de « préambules
historiques » à utiliser ensuite sur un chantier « plus vaste » proprement
christologique5. Si l’on refuse ce genre de répartition et si l’on situe la
difficile tâche critique du théologien de penser la foi des communautés
chrétiennes en Jésus Christ aux côtés du travail accompli par des historiens
et philosophes autrement positionnés que lui, on perçoit immédiatement
la complexité des décisions à prendre ou des jugements à porter par cha-
cun des partenaires à tous les niveaux de leurs discours, l’absence d’un
point de vue absolu les maintenant tous dans un conflit d’interprétation.

2. Cf. P. Gibert et C. Theobald (dir.), Le cas Jésus Christ. Exégètes, historiens et théologiens en
confrontation, Bayard, Paris, 2002, p. 336 (H.-J. Gagey) et p. 383 (C. Theobald).
3. Cf. les trois questions qui ont jalonné le parcours du colloque : « Avant-propos » dans RSR
98/4 (2010), p. 488-490.
4. Cf. RSR 97/3 (2009), p. 325-437 (surtout Patrick Royannais, « Le vide du tombeau ou la
perplexité de l’histoire », p. 353-373).
5. Cf. J. P. Meier, Un certain juif Jésus, I, Cerf, Paris, 2005, p. 23.

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Mais le chrétien, devra-t-on se demander, peut-il renoncer à un point


de vue surplombant ou mythique ? Le conflit d’interprétation se recentre
dès lors autour de la manière – et de sa manière – d’  «  introduire » la
perspective postpascale sur Jésus ; ce qui conduit à retrouver ici la ques-
tion du lien entre l’activité du thaumaturge Jésus, historiquement repé-
rable, et la césure pascale qui inaugure, outre la tradition paulinienne,
l’écriture des récits ou biographies théologiques que sont nos évangiles ;
question que nous aborderons dans un deuxième temps. En suite de quoi,
en un dernier temps, on en viendra à l’enjeu proprement théologique de
la « vie de Jésus ». Car il ne s’agit pas seulement d’interroger la faisabilité
de telles « vies », contestée dès la fin de la première quête pour des rai-
sons à la fois historiques et théologiques et rediscutée aujourd’hui dans
de tout autres conditions ; encore faut-il statuer sur la nécessité interne
à la tradition chrétienne de s’atteler à l’écriture ou la réécriture de ces
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« vies » ; nécessité théologique qui, nous le verrons, résulte justement de la

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relation, reconnue par certains et ignorée voire refusée par d’autres, entre
le Nazaréen et l’inauguration paradoxale des temps messianiques. Mais
commençons par le versant épistémologique de la question.

Du moratoire épistémologique de Meier


à la constitution d’un forum-Jésus ouvert

L’apport spécifique de Meier apparaît quand on situe son œuvre par rap-
port aux trois « quêtes » du Jésus historique. Sur le terrain plus restreint
des miracles (qui est celui du présent dossier), l’auteur formule d’emblée
la question qui traverse ces trois quêtes et qui peut être considérée comme
l’acte de naissance de l’exégèse critique : « Le Jésus historique a-t-il réelle-
ment accompli certaines actions surprenantes, extraordinaires (par exemple,
de supposées guérisons ou exorcismes), qui étaient considérées comme des
miracles par lui-même et par les gens qui le suivaient ? Ou bien sont-ils entière-
ment le fruit de l’imagination créatrice de l’Église primitive, du temps où
celle-ci se remémorait les actions de Jésus à la lumière de personnages de
l’Ancien Testament comme Élie et Élisée et où elle proclamait ces actions sur
la place publique d’un “marché” religieux fortement compétitif, qui exal-
tait des thaumaturges juifs et païens ? »6 L’apport principal de toute critique
évangélique est cette distinction – qu’on veut la plus nette possible – entre
le « Jésus » postpascal de la mémoire ecclésiale et le Jésus prépascal, tel qu’il a
existé entre le commencement et la fin violente de sa vie, quelles que soient
par ailleurs les désignations qu’on utilise pour instruire cette différence.

6. J. P. Meier, Un certain juif Jésus, II, Cerf, Paris, 2005, p. 457.

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Or, si l’on considère que le débat entre R. Bultmann et E. Käsemann – au


départ de la deuxième quête – reste décisif d’un point de vue théologique
parce qu’il circonscrit, de manière indépassable (?), les rapports entre le
théologique et l’historique7, on peut et doit se demander si Meier et la
troisième quête n’apportent pas des aspects nouveaux qui ne concernent
pas seulement tel élément historique mais refluent aussi sur l’équilibre
épistémologique globale.

Les apports spécifiques de Meier et de la troisième quête

Rappelons d’abord que, tout en étant apparentée à la dite « troisième


quête », l’œuvre de John P. Meier dépasse largement ce cadre trop étroit
tout en gardant quelques liens avec la « deuxième quête », en particulier
quand il lui arrive de faire référence à l’idée de « christologie implicite »8.
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Par ailleurs les débats récents sur les critères d’authenticité, surtout sur

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le fameux critère de discontinuité, avancé par Käsemann et parfois objet
d’une véritable charge, montrent que ce critère continue à jouer un rôle
considérable dans la recherche historique sur Jésus, que ce soit chez Meier
ou chez Theissen, même si ce dernier insiste davantage sur celui de la
« plausibilité historique » 9.
Néanmoins trois acquis des travaux de Meier et des acteurs de la « troi-
sième quête », repris dans ce colloque, doivent être retenus ici d’un point
de vue proprement théologique.

(1) D’abord et avant tout : la judaïté de Jésus. L’un des principaux apports
du quatrième volume (sur « le Jésus de la Halakha »10) est précisément de
souligner qu’il ne suffit pas d’affirmer de manière générale l’appartenance
de Jésus à la société galiléenne de son époque, mais que cette judaïté se
manifeste dans le rapport de Jésus à la Torah et dans son art de pratiquer
la Halakha : « Sans Jésus halakhique, il n’y a pas de Jésus historique »11.
Selon Michel Fédou, cette affirmation donne au concept d’incarnation
un contenu très concret : « Le Verbe de Dieu n’a pas simplement assumé
une nature humaine en général – ou plus exactement, parce qu’il a assumé

7. Cf. J. Moingt, « Note à l’issu du Colloque RSR », dans RSR 99/1 (2011), p. 31-32.
8. Cf. notre reprise dans RSR 96/2 (2008), p. 199.
9. Cf. la reprise détaillée de ce débat par Jacques Schlosser, « La méthodologie de John P.
Meier dans sa quête du Jésus historique », dans RSR 96/2 (2008), p. 209-213.
10. Cf. la recension de ce volume par Jacques Schlosser dans RSR 97/3 (2009), p. 415-437.
11. J. P. Meier, Un certain juif Jésus, IV, Cerf, Paris, 2009, p. 386. Il me semble que l’apport
de ce dernier volume répond à la première requête de Daniel Marguerat à l’adresse de Meier,
à savoir de tenir davantage compte de l’affirmation de la judaïté de Jésus dans le cadre de la
troisième quête (cf. D. Marguerat, « Le miracle au feu de la critique et au regard de l’analyse
narrative », RSR 98/4 (2010), p. 533sv, avec la note 35).

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une nature humaine, son existence s’est radicalement inscrite dans un


lieu et un temps déterminés, au sein d’un peuple donné, Israël – ; il a
été immergé dans la tradition de ce peuple, se situant certes avec liberté
par rapport à certains éléments de cette tradition, prenant à son sujet des
options par lesquelles il se différenciait d’autres Juifs de son temps, mais
sans jamais se mettre à l’extérieur de son peuple et en restant bien plutôt
un Juif, “uniquement un Juif” »12. On peut aussi, me semble-t-il, inverser
ce raisonnement et se demander déjà quel est l’impact de cette historici-
sation, la plus radicale, sur le concept même d’incarnation de la tradition
ultérieure du christianisme.

(2) Un deuxième acquis porte sur l’ensemble de la séquence du deu-


xième volume qui commence par souligner l’étroite proximité de Jésus avec
Jean – que Meier désigne comme le « mentor » du Nazaréen – avant de
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mettre en relief, dans un deuxième temps, leur différence, d’abord quant

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au message, ensuite en fonction d’une analyse détaillée des miracles du
Nazaréen : « Au minimum, Jésus était perçu par d’autres et par lui-même
comme un prophète eschatologique en sens large. Il proclamait la venue
imminente de la souveraineté royale de Dieu et de son règne. Mais contrai-
rement au Baptiste, Jésus proclamait et célébrait le Royaume de Dieu déjà
présent dans son ministère. Ce Royaume était présent dans la puissance
de sa prédication et de son enseignement, dans la communauté de table
offerte à tous, y compris aux collecteurs d’impôt et aux pêcheurs ; mais
pour ses auditeurs juifs, il était étonnamment présent, palpable, efficace,
dans ses miracles »13. C’est précisément à cet endroit qu’apparaissent les
figures d’identification d’Élie ou d’Élisée, prophètes itinérants et thau-
maturges ; identification qui anticipe à la fois sur le traitement historique
encore attendu des autres désignations et titres eschatologiques ou messia-
niques, et sur la place que les christologies néotestamentaires accordent –
ou qu’une christologie peut accorder aujourd’hui – à ce titre de prophète
itinérant et thaumaturge.
Daniel Marguerat enregistre l’inversion spectaculaire de ce résultat par
rapport à la première et à la deuxième quête : « Jésus de Nazareth bénéfi-
ciait à un degré exceptionnel de dons paranormaux. D’aucun autre per-
sonnage de l’Antiquité, ni rabbi, ni guérisseur hellénistique, ne nous est
rapportée une telle profusion d’actes attribuables à une origine divine »14.
En revanche, l’exégète suisse regrette que Meier n’ait pas davantage inté-

12. Cf. Michel Fédou, « La question christologique : une théologie de la vie de Jésus ? », RSR
99/1 (2011), p. 16, avec référence à J. P. Meier, Un certain juif Jésus, IV, p. 19.
13. J. P. Meier, Un certain juif Jésus, II, p. 761sv.
14. Cf. D. Marguerat, « Le miracle au feu de la critique et au regard de l’analyse narrative »,
RSR 98/4 (2010), p. 532.

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gré, sur ce point, l’apport de l’anthropologie culturelle, pratiquée au sein


de la troisième quête par Crossan et Theissen : maladie et pouvoir charis-
matique de guérison sont en effet des constructions sociales ; et si, comme
le montrent plusieurs études, les cas de possession démoniaques se sont
multipliés durant la période de la colonisation romaine, le besoin d’exor-
cismes est également devenu impérieux ; sans doute, au-delà de ce que
Meier accorde15.
D’un point de vue théologique, ce résultat confirme non seulement –
contre toute une tradition libérale16 – le « lien intrinsèque » entre l’ensei-
gnement de Jésus et ses actes (affirmé d’ailleurs par Dei verbum, n° 2), mais
aussi et surtout la distance de l’image du prophète eschatologique thau-
maturge par rapport à l’idée bien trop actuelle du « maître de sagesse »
qu’on a voulu voir en lui. À la fin du quatrième volume, Meier tente cepen-
dant de comprendre, à partir de la prophétie de Malachie (Ml 3, 22-24),
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l’unité énigmatique, dans la personne de Jésus, des deux « fonctions de

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prophète eschatologique et de maître de la Torah »17. Sans doute son ana-
lyse des paraboles nuancera-t-elle encore ce lien si décisif, d’un point de
vue théologique, entre le versant eschatologique et le versant sapientiel de
l’activité du Nazaréen18.

(3) Reste un troisième acquis à retenir : la contestation des « actes de puis-


sances » de Jésus par une partie de ses contemporains. Meier aborde cette question
en marge de son propos quand il discute le « critère du rejet et de l’exécu-
tion ». Tout en refusant la thèse de certains qui voient dans les miracles de
Jésus la raison majeure pour laquelle il fut finalement exécuté, il laisse la
possibilité ouverte qu’ils aient constitué une « circonstance aggravante »19.
Mais on peut se demander s’il perçoit le caractère fondamentalement
ambigu du miracle pris en sa pure factualité. Daniel Marguerat le souligne
en rappelant que « l’évangéliste Marc a, par bonheur, résisté à la tentation
de biffer cette accusation que les scribes de Jérusalem lancent à propos des
thérapies de Jésus : “Il a Béelzéboul en lui” et “C’est par le chef des démons
qu’il chasse les démons” (Mc 3, 22) »20. Et Joseph Doré remarque la subti-
lité du comportement de Jésus qui, d’après les évangiles, tantôt refuse de
faire des miracles, tantôt n’en fait qu’à regret, tantôt ne peut en faire, sans
parler du cadrage narratif, des récits de la tentation et de la crucifixion, où

15. Cf. ibid., p. 534sv.


16. Cf. J. P. Meier, Un certain juif Jésus, II, p. 457sv.
17. J. P. Meier, Un certain juif Jésus, IV, p. 396.
18. Cf. aussi C. Theobald, « Jésus n’est pas seul », dans Le cas Jésus Christ, p. 397sv et p. 424-428.
19. Cf. J. P. Meier, Un certain juif Jésus, II, p. 467-471.
20. D. Marguerat, « Le miracle au feu de la critique et au regard de l’analyse narrative », RSR
98/4 (2010), p. 538.

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il est montré comme celui qui « n’est aucunement venu pour se présenter
comme thaumaturge »21.
L’enjeu théologique de cette observation n’est pas seulement de
conduire l’historicisation de la figure de Jésus jusqu’au bout et de prendre
au sérieux que, comme tout personnage historique, le Nazaréen est l’en-
jeu d’un conflit, complexe dans son cas, qui dépasse ses actes de puissance
et porte sur l’ensemble des traits qui le constituent ainsi que leur énigma-
tique unité ; mais le théologique émerge surtout du fait même de cette
conflictualité22, « suscitée » par Jésus et produisant une pluralité d’inter-
prétations qu’il reçoit et « dépasse » en même temps.
Ce dernier acquis nous reconduira aux réserves exprimées par rapport
au moratoire épistémologique de Meier, réserves qui portent d’abord sur
sa définition du miracle mais qui conduisent, pensons-nous, à modifier
l’ensemble de son dispositif.
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Le débat sur le miracle

Comment sortir en effet de la problématique d’une double vérité quand


on distingue, tel que le fait Meier, plusieurs « étages » dans la définition
même du miracle23, la dernière focalisant l’ensemble sur « un acte parti-
culier de Dieu faisant ce qu’aucun pouvoir humain ne peut faire », ce qui
de toute évidence ne relève plus du domaine de l’histoire ? Et que dire du
mélange entre, d’un côté, l’insistance contemporaine et antipositiviste sur
le « point de vue » des observateurs – « certaines actions surprenantes, extra-
ordinaires qui étaient considérées comme des miracles par lui-même et par les
gens qui le suivaient »24 – et, de l’autre, une approche qui reprend l’une des
composantes, d’ailleurs souvent mal comprise, de la définition donnée par
saint Thomas : « Les choses que Dieu fait en dehors des causes à nous connues
sont appelées des miracles »25 ; dit dans les termes de Meier : « un miracle,
c’est-à-dire quelque chose qui est causé directement par Dieu »26 ?

21. Ibid., p. 564 et 570sv.


22. Cf. Lc 2, 34 : « Il est là pour la chute ou le relèvement de beaucoup en Israël et pour être
un signe contesté ».
23. Rappelons les termes de cette définition : « 1) un événement inhabituel, étonnant ou
extraordinaire qui est en principe perceptible par tout observateur intéressé et impartial ; 2)
un événement qui ne peut pas s’expliquer raisonnablement par les capacités humaines ou par
d’autres forces connues à l’œuvre dans notre monde du temps et de l’espace ; et 3) un événe-
ment qui est le résultat d’un acte particulier de Dieu faisant ce qu’aucun pouvoir humain ne
peut faire » (II, p. 389sv).
24. Cf. plus haut, note 6.
25. Cf. V. Holzer, « Une christologie de la Gestalt eschatologique », RSR 98/4 (2010),
p. 552sv et p. 555sv.
26. J. P. Meier, Un certain juif Jésus, II, p. 391.

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Face à cette « intrusion scolastique », les contributions du colloque mani-


festent un remarquable consensus, exprimé surtout par Daniel Marguerat,
Joseph Doré et, antérieurement, par Jean-Noël Aletti. Le premier insiste,
nous l’avons déjà noté, sur l’effet d’interprétation que représente le
miracle : « Dire “miracle”, c’est donner sens théologique à ce qu’on voit ».
Or, celui-ci relève déjà de la « biographie théologique » qu’est l’évan-
gile qui ne fournit pas seulement le vocabulaire (« actes de puissance »,
« signes » ou « prodiges ») mais montre aussi comment Jésus fait remonter
ces « actes » à la puissance même de Dieu, les qualifiant en même temps
d’« irruption du monde nouveau »27. Joseph Doré se situe sur un même
plan en prenant en compte l’ensemble du « cadrage évangélique », y com-
pris les apparitions du Ressuscité aux disciples, pour montrer à la fois la
radicale ambiguïté de l’activité thaumaturgique, parfaitement perçue par
Jésus – et c’est l’inévitable conflit d’interprétation au sujet de ses actes
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de puissance qui revient – et le processus de « fictisation », motivé par la

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résurrection, qui caractérise les « biographies théologiques » ; j’y revien-
drai dans la partie suivante.
Cette identification entre le « miracle » et son interprétation, rend-elle
inutile la recherche historique qui tente de remonter à l’activité thauma-
turgique du Jésus prépascal ? Certainement pas puisqu’il existe, selon Jean-
Noël Aletti, un lien intrinsèque d’ordre dialectique entre ce qu’il appelle
« biographie historique » et « biographie théologique » : « la première
procède par soustraction en écartant toutes les interprétations – tradition-
nelles et rédactionnelles –, la deuxième en se focalisant sur ces interpré-
tations. Il n’y a donc pas à se demander, comme auparavant, si l’une est
condition de l’autre ou son préalable, car les deux types de biographie ne
peuvent se développer l’un sans l’autre : plus les exégètes découvrent de
nouvelles interprétations, plus l’historien en tire profit pour affiner ses
hypothèses et ses résultats »28. Il reste que la procédure de « soustraction »,
pratiquée avec tant de bravoure par Meier, ne conduit pas vers un socle
factuel « neutre » : le « point » de vue y est toujours, non seulement celui
de l’auteur mais aussi celui des multiples acteurs, de Jésus, des bénéfi-
ciaires de sa présence et des observateurs, plus ou moins sympathisants, de
ses actes de puissance.
De cette reconsidération se dégage une nouvelle manière d’approcher
le « miracle ». Le premier niveau de la définition de Meier – « événement
inhabituel, étonnant ou extraordinaire qui est en principe perceptible par
tout observateur intéressé et impartial » – est radicalement historicisé : le

27. D. Marguerat, « Le miracle au feu de la critique et au regard de l’analyse narrative », RSR
98/4 (2010), 538-540.
28. J.-N. Aletti, « Quelles biographies de Jésus pour aujourd’hui ? Difficultés et proposi-
tions », RSR 97/3 (2009), p. 412 ; cité par D. Marguerat dans RSR 98/4 (2010), p. 541.

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CONCLUSION 87

« miracle » ne sort pas nécessairement de l’ordinaire – Joseph Doré parle


simplement d’ «  actions étonnantes »29 – ; maladie et pouvoir charisma-
tique sont en tout cas des constructions sociales qui font donc nécessaire-
ment intervenir l’interprétation et le conflit que celles-ci suscitent. D’où
la modification que Daniel Marguerat apporte au troisième niveau de la
définition de Meier : il ne définit pas le miracle comme « événement qui
est le résultat d’un acte particulier de Dieu… », mais le comprend comme
« événement, sortant ou non de l’ordinaire, dans lequel le témoin reconnaît une
intervention de Dieu au travers de l’agir humain »30.
C’est donc la foi, celle de Jésus, celle des bénéficiaires de sa présence et
de ses sympathisants, la non foi, voire la mauvaise foi des adversaires ou la
simple indifférence des « passants » qui font qu’il y a « action messianique »
ou non. Ce qui va à l’encontre de toute une apologétique des temps
modernes qui, comme le rappelle Benoît Bourgine, a oublié « la dyna-
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mique personnelle de la foi à l’œuvre dans les miracles » et « la dimension

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testimoniale des actes de puissance, signes du Royaume qui s’est approché
en Jésus-Christ »31. En-deçà de ces dérives qui transforment le miracle en
moyen pour assurer le succès de la prédication de Jésus et de l’Église, il
convient donc de se souvenir des ressources de la tradition théologique,
d’un Augustin et d’un Thomas d’Aquin32. Il devient alors indispensable
de tenir compte de la richesse du vocabulaire néotestamentaire, surtout
du déplacement qu’implique le passage des « actes de puissance » (dyna-
meis) aux « signes » (sèmeia), et d’intégrer dans une théologie du miracle
la mise en crise très radicale de l’activité thaumaturgique du prophète
eschatologique avec la disparition de ce signe pour en maintenir la signi-
fication évangélique ; mais n’anticipons pas la deuxième partie de cette
conclusion.

Pour un forum-Jésus ouvert

Caractéristique de l’approche de Meier et de la troisième quête, le débat


sur les miracles de Jésus qu’elles suscitent de ce côté-ci de l’Atlantique est
en effet le symptôme d’un véritable malaise épistémologique dont il faut
traiter d’abord.
Autant on acquiesce sans difficulté à la pluralité des « points de vue » sur
Jésus dans une situation à la fois post-confessionnelle et pluridisciplinaire,

29. Mgr J. Doré, « La portée révélatrice des miracles de Jésus », RSR 98/4 (2010), p. 560.
30. « Le miracle au feu de la critique et au regard de l’analyse narrative », RSR 98/4 (2010),
p. 537sv.
31. Cf. Benoît Bourgine, « Le miracle dans la théologie fondamentale classique », RSR 98/4
(2010), p. 522.
32. C’est ce que font Benoît Bourgine et Vincent Holzer, ibid., p. 506-522 ; p. 555sv.

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88 CH. THEOBALD

autant il paraît difficile de supposer un « conclave non papal », repré-


sentant de toutes les composantes spirituelles de nos sociétés, qui abou-
tirait par soustraction historique à un « socle minimal », certes indexé de
beaucoup de probabilités mais suffisamment solide pour y édifier – avec
d’autres données – des « jésulogies » ou des « christologies » à l’usage des
hommes d’aujourd’hui. À juste titre Pierre Gisel s’y oppose formellement.
Distinguant, de son côté, trois niveaux ou moments dans la construction
progressive du christianisme, il tient à ce que tous les trois relèvent de
l’histoire : « une histoire factuelle, une histoire de constructions religieuses
et autres, une histoire de déploiements métaphysiques ou réflexifs », le
théologique devant s’articuler à l’ensemble, relevant d’appréciations et de
jugements spécifiques à chaque niveau ou moment : « Autant il convient
de ne pas focaliser sur une histoire après avoir mis entre parenthèse ce qui
paraît relever de la foi (que serait-ce à dire ?) […], autant n’y a-t-il pas à
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invoquer un ordre propre séparé (facultatif ? et du coup arbitraire ? ainsi

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livré à fidéisme, individuel ou ecclésial ?) dont s’occuperait le systémati-
cien ou qu’aurait à investir le dogme »33. En un sens, Meier ne fait pas
exception par rapport à ce dispositif épistémologique puisque, tout en
revendiquant de composer progressivement un portrait du Jésus historique,
il n’évite pas – et ne peut heureusement éviter – le point de vue propre-
ment théologique qui intervient dans ses références à une christologie
implicite, fondée fréquemment sur les critères de discontinuité et de rejet
ou d’exécution, et dans sa définition du miracle.
On doit alors se demander pourquoi il exclut – de manière volontariste
– la résurrection de la recherche historique sur Jésus : si elle échappe en
elle-même à toute considération historique, le fait que certains ont cru et
dit : « Dieu l’a ressuscité, il nous est apparu ; nous en sommes témoins »
relève bel et bien de l’histoire qui d’ailleurs s’est toujours interrogée sur
la « genèse » de cette foi pascale. La même remarque vaut au sujet de l’ab-
sence de la figure de Paul dont Chantal Reynier discute les réminiscences
historiques et surtout les silences sur Jésus dont elle relève la signification
théologique34.
Or, de la nécessaire prise en compte du point de vue postpascal – qu’il
s’agisse de la littérature paulinienne ou de la tradition évangélique –, voire
d’une mise en perspective historique de la naissance du christianisme, au
sein même du judaïsme, et de son autonomisation progressive (Gisel),
à la relativisation de la césure pascale, il n’y a qu’un pas, qu’il soit franchi
par les historiens eux-mêmes ou, dans un tout autre intérêt, par des exé-

33. Cf. P. Gisel, « Quelle messianité en acte donne à voir la figure de l’homme Jésus ? », RSR
99/1 (2011), p. 50.
34. Cf. Chantal Reynier, « Questions et implications du silence de Paul sur Jésus », RSR 99/1
(2011), p. 61-77.

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CONCLUSION 89

gètes plutôt « conservateurs ». Jacques Schlosser avait déjà fait état de


cette tendance récente qui, sous l’influence de Paul Ricœur ou d’autres,
s’appuie sur l’idée herméneutique de « point de vue » inhérent à toute
écriture, tant du côté des « récits évangéliques » que des « biographies
historiques », pour charger la notion de « mémoire » d’assurer le lien
entre ces « compostions » postpascales et les événements du passé : nos
seules sources disponibles, au-delà desquelles nous ne pouvons remonter,
les évangiles, auraient recueilli « l’impression que Jésus a produite sur ses
compagnons » et « la réflexion qu’ils ont faite sur les moments passés avec
lui » ; scepticisme historique ou dogmatisme herméneutique qui risquent
alors de minimiser l’apport de la critique historique et de favoriser d’em-
blée la continuité entre Jésus et l’Église primitive35.
Parmi les adversaires de cette position, Gerd Haeffner (cité également
par Schlosser) montre qu’il faut absolument sortir du choix entre deux
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extrêmes : « soit que le langage serait en mesure de restituer une image

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fidèle de la réalité, soit qu’il ne peut que la déformer. […] L’inévitable phé-
nomène de mise en perspective que subit un événement par sa mise en
discours n’entraîne pas une distorsion de l’événement. Et cela n’entraîne
pas non plus qu’il soit impossible d’évaluer les différentes mises en discours
selon leur relation à l’événement »36. De cette affirmation résulte une légi-
time méfiance par rapport à une manière de se référer à des raisonnements
de type herméneutique, qui conduit finalement à s’immuniser contre le
travail d’évaluation critique de l’historien en présupposant d’emblée une
continuité entre la mémoire pré- et postpascale de Jésus. Celle-ci est, au
contraire, à établir de manière plausible, si elle existe effectivement37.
C’est justement à cet endroit qu’apparaît non seulement une pluralité de
« points de vue » – ceux évoqués par exemple par Meier dans son conclave
non papal – mais une véritable divergence d’intérêts de connaissance, qui font
que nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation ouverte, précisé-
ment qualifiée par l’expression de « forum Jésus »38. Quand on est troublé
par la réelle discontinuité entre la conscience de Jésus, décelée par Meier
comme celle d’un prophète eschatologique thaumaturge, identifié à la
figure d’Élie, et « l’Évangile dont Paul se fait le héraut, celui de la trans-
mission aux Nations des promesses jadis réservées à Israël », et quand on

35. Cf. Jacques Schlosser, « La méthodologie de John P. Meier dans sa quête du Jésus histo-
rique », dans RSR 96/2 (2008), p. 206-209.
36. G. Haeffner, « Mémoire et histoire », dans Université de Strasbourg, De Jésus à Jésus-Christ.
I. Le Jésus de l’histoire, Actes du colloque de Strasbourg du 18 au 19 novembre 2010, « Jésus et
Jésus-Christ », Mame - Desclée, Paris, 2010, p. 45.
37. Cf. ibid., p. 56sv.
38. Rappelons que nous devons cette heureuse expression à Henri-Jérôme Gagey (cf. plus
haute note 2).

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90 CH. THEOBALD

œuvre en faveur d’une explicitation du lien entre ces deux « moments »,


non seulement sur le plan historique mais en pensant la foi des chrétiens
d’aujourd’hui qui se réfèrent à Jésus comme un vivant, alors on poursuit
l’intérêt propre d’un théologien39.
Meier maintient cette orientation christologique du croyant catholique
qu’il est, in obliquo, la laissant, à l’horizon de son œuvre, entre les mains des
théologiens (au prix des ambiguïtés qui ont été relevées) ; mais il poursuit
d’abord et prioritairement un intérêt proprement historique. Certes, celui-ci
n’est pas exempt de « points de vue » actuels (comme le fait remarquer
à juste titre l’herméneutique historique). Mais qualifier cet intérêt sim-
plement d’« agnostique » est réducteur et ne tient pas compte du ressort
majeur qu’est la « curiosité historique » ou la « passion pour la vérité »,
curiosité et passion qui, selon Paul Veyne, ne se fondent pas sur une rela-
tion de valeur, comme c’est le cas chez Max Weber, mais sur la suspension,
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toujours à recommencer, de toute fin que l’historien pourrait se donner,

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sauf de la finalité du savoir pour le savoir40. D’où son attention, régulée par
le comparatisme, à ce qui est particulier et général, aux événements indivi-
duels, mais jamais au singulier « non classable ». Joseph Moingt41 et Michel
Fédou reconnaissent d’ailleurs ce principe, appliqué clairement par Meier
qui, pour cette raison, refuse le vocabulaire de l’« unicité »42, même si
Michel Fédou souligne davantage que Joseph Moingt l’énigmatique échec
de toute tentative de classification par rapport à la figure de Jésus (échec
impliqué dans le titre même de l’ouvrage de Meier)43. Toujours est-il que
l’intérêt paradoxal de connaissance qui caractérise l’historien « postule »
un horizon – « le savoir pour le savoir » – qui, comme tout « postulat »,
relève d’un acte élémentaire de « foi ».
Il y a « forum-Jésus » parce que ces différents intérêts ne peuvent pas ne pas se
croiser aujourd’hui. Joseph Moingt l’affirme quant au travail du théologien
qui n’a pas seulement la tâche d’« éclairer (la communauté des croyants)
sur des points d’histoire sans ébranler leur foi en Jésus » – avec « la secrète
et douloureuse ambition » de « donner à penser (à quelques incroyants) sur
le Jésus auquel il croit » – ; au nom même de sa confession de foi, il doit
encore et surtout rendre compte de la « parfaite humanité du Christ dans les
strictes limites de son historicité » ; ce qui est la raison proprement théolo-

39. Cf. J. Moingt, « Note à l’issu du Colloque RSR », RSR 99/1 (2011), p. 32 et 34-35.
40. Cf. P. Veyne, Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie, Seuil, Paris, 1971, p. 70-99.
41. Cf. J. Moingt, « Note à l’issu du Colloque RSR », RSR 99/1 (2011), p. 34. C’est en réfé-
rence à ce principe que J. Moingt tient l’affirmation de Meier : « Le Jésus historique n’est pas
le Jésus réel » pour insignifiante, « en tant que la même chose peut être dite de n’importe quel
individu ».
42. Cf. J. P. Meier, Un certain juif Jésus, I, p. 107sv.
43. Cf. M. Fédou, « Post-scriptum », RSR 99/1 (2011), p. 41.

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CONCLUSION 91

gique de son attachement à « l’histoire des historiens »44. Mais inversement,


l’historien ne peut pas ne pas croiser le théologien, et cela au nom même
de son intérêt propre, quand il fait l’histoire du Christianisme, en particu-
lier l’histoire de ses origines. Ne pas séparer ces intérêts et points de vue,
et consentir à leur confrontation, même conflictuelle, c’est accepter, pour
notre part, de ne pas disposer de « perspective absolue » en dehors de nos
jeux relationnels, qu’ils soient pensés ou non, et prendre au sérieux l’acte
de « foi » qui se loge dans cette ultime non transparence de notre situation
anthropologique, que cet acte s’exprime dans la quête de l’historien ou
dans la manière du théologien de penser aujourd’hui l’identité du Christ.
Ce n’est pas le lieu ici de développer davantage les conditions d’accès
à ce « forum » ouvert45, sinon pour rappeler la différence de ce dispositif
par rapport à celui qui s’était mis en place au début de la deuxième quête,
même si la question du lien entre l’historique et le théologique reste la
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même. Sans doute, l’abîme entre le Jésus de l’histoire et le Jésus de la

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mémoire chrétienne est-il devenu plus profond ; les trois acquis des tra-
vaux de Meier et de la troisième quête, enregistrés plus haut, le montrent
à l’évidence. Mais plus fondamentalement, c’est la prise de conscience du
pluralisme radical des points de vue, religieux ou non, et de la légitime
divergence des intérêts de connaissance qui crée cette nouvelle situation
épistémologique. L’histoire dés-absolutise nos connaissances et rend vaine
toute recherche d’un sol minimal, solide, assuré et neutre ; elle ouvre
par là l’espace anthropologique – par essence non transparent – d’une
« foi » qui ne pourra jamais sortir du jeu d’apprentissage entre tous les
partenaires du forum, « foi » qui s’exprime précisément dans la capacité
de revenir sans cesse, à partir de la perspective externe d’autrui, sur ses
propres points de vue et intérêts.

Le prophète eschatologique thaumaturge et la foi pascale

C’est cette attitude que le théologien, affronté à la recherche histo-


rique d’un Meier, est censé mettre en œuvre quand il tente de penser la
perspective postpascale sur Jésus. Il doit le faire de telle manière qu’il ne
contredise pas sa position spécifique au sein du forum dont nous venons
d’indiquer les caractéristiques principales. Or, sur ce point décisif juste-
ment, le colloque a apporté des éléments neufs et inattendus au point de
départ, liés à l’articulation « dialectique » entre l’apport postpascal des

44. Cf. J. Moingt, « Note à l’issu du Colloque RSR », RSR 99/1 (2011), p. 34-35.
45. Pour davantage de précisions, je me permets de renvoyer à « Jésus n’est pas seul.
Ouvertures », dans P. Gibert et C. Theobald (dir.), Le cas Jésus Christ, p. 381-462.

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92 CH. THEOBALD

« biographies théologiques » que sont nos évangiles (et la théologie pau-


linienne), et le contrepoids critique exercé par les « biographies histo-
riques », telle la composition progressive d’un portrait de Jésus par Meier.
Je me situerai, dans ce qui suit, successivement sur chacun de ces deux
versants, inséparables.

La discrétion de Dieu

Confirmant le présupposé de Daniel Marguerat – « le miracle fait partie


d’une biographie théologique ou il n’existe pas » –, Joseph Doré et Michel
Fédou le situent, l’un dans le macro-récit des évangiles, et l’autre dans une
interrogation sur l’identité de celui qui l’accomplit ; une identité qui, sous
le regard plus englobant de la confession de foi chrétienne, ne peut être
réduite à celle d’un prophète eschatologique à la manière d’Élie mais
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se comprend à partir du lien unique de Jésus avec Dieu. La perspective

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commune à ces deux approches est leur insistance sur la « discrétion »
de Jésus et du Nouveau Testament par rapport à ses actes de puissance,
y compris « l’acte de puissance » qu’est la « résurrection », qualifiée par
Doré d’« anti- » ou de « hyper-miracle »46. Cette convergence doit être sou-
lignée d’entrée de jeu avant d’en préciser les contours, car elle répond à
l’exigence d’introduire la perspective postpascale sur Jésus sans faire jouer
à celle-ci le rôle d’un point de vue absolu, procédé qui ferait en fait sortir le
théologien confessant et son discours du « forum-Jésus ».
À regarder de près, l’insistance sur la « discrétion » se déploie en plu-
sieurs temps. Nous avons déjà fait état de la prise en compte nécessaire du
« cadrage évangélique » qui situe clairement l’activité thaumaturgique de
Jésus entre les récits de la tentation et de la crucifixion47. Le Jésus de ces
récits refuse d’emblée de se présenter en thaumaturge ; ce qui est relevé,
sous la Croix, par les adversaires : « Il en a sauvé d’autres, il ne peut se
sauver lui-même » (Mc 15, 31). Le conflit d’interprétation est ici poussé à
bout : voir d’abord l’omnipuissance de celui qui sauve autrui et soi-même
et croire ensuite en lui (Mc 15, 32) – ou croire et comprendre que le lien de
filiation de Jésus avec Dieu se manifeste précisément dans le refus, de sa
part, de tout effet de puissance ou de toute preuve et, de ce point de vue,
dans l’abandon même par Dieu (Mc 15, 34).
Cette discrétion absolue est confirmée ensuite, selon Joseph Doré, si
l’on prend acte de la « complexité » et de la « subtilité » du comporte-

46. Mgr J. Doré, « La portée révélatrice des miracles de Jésus », RSR 98/4 (2010), p. 573 ;
cf. aussi Chantal Reynier, « Questions et implications du silence de Paul sur Jésus », RSR 99/1
(2011), p. 68, qui parle du « plus grand des miracles ».
47. Cf. « La portée révélatrice des miracles de Jésus », RSR 98/4 (2010), p. 568-570 ; on peut
se référer ici à la typologie du miracle néotestamentaire proposée par Meier.

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CONCLUSION 93

ment même de Jésus, tel qu’il nous est rapporté dans les récits évangé-
liques48. Retenons son attitude minimaliste et minimisante par rapport à son
activité de thaumaturge, son attention à la juste perception de ce qu’il fait,
nécessitant de la part de ses interlocuteurs une attitude de foi qui attend
la compréhension de ses actes de l’avenir, et surtout la mise en jeu de
lui-même dans son action49, implication radicale qui le conduira à l’ultime
crise. Après Pâques, cette posture attirera la citation du quatrième chant
du Serviteur : « C’est par ses blessures qu’il nous a guéris » (Es 53, 5 ; 1 P
2, 24).
La discrétion du thaumaturge Jésus trouve enfin sa signification ultime
et proprement divine avec sa résurrection. Joseph Doré interroge celle-ci
de la manière suivante : « Comment donc, alors, Dieu se manifeste-t-il au
juste, comment intervient-il réellement par et dans la Résurrection de
Jésus ? Et qu’en est-il, que peut-il en être, de l’œuvre de Dieu en général,
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si l’on s’interroge à son sujet et s’efforce de la comprendre justement à

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partir de cette œuvre de Dieu par excellence qu’est la Résurrection de
Jésus ? »50 La réponse fait valoir trois aspects qui poussent l’idée de discré-
tion jusqu’au bout : le retournement radical de la situation de Jésus seul,
sans bouleversement apocalyptique universel ; retournement qui résulte
d’un acte invisible du Dieu invisible ; acte dont la seule trace visible est la
transformation existentielle qu’elle opère dans les disciples.
Deux aspects de cette réponse, impliqués l’un dans l’autre, nous parais-
sent décisifs pour la suite : à partir des « apparitions » du Ressuscité à ses
disciples, se produit en effet ce qu’on pourrait appeler un « re-cadrage »
ou une « re-qualification » de « l’image » de Dieu : cette opération consiste
à situer ce qu’on appelle, faute de mieux, l’« acte » divin de ressusciter
Jésus sur le même plan que l’« acte » de créer le monde, identifiant en
quelque sorte le premier par le second et inversement. L’auteur de ce
remarquable re-cadrage est l’apôtre Paul qui lui donne sa forme ultime
dans la quasi-définition du chap. 4 de l’Épître aux Romains : « Celui-qui-
fait-vivre-les-morts-et-appelle-à-l’existence-ce-qui-n’existe-pas » (Rm 4, 17).
Les réflexions de la tradition, d’un Thomas d’Aquin en particulier, sur
l’agere per iustitiam et l’agere per potentiam trouvent dans ce cadre toute leur
pertinence51. Nous nous contentons de citer un extrait des Homélies d’Au-
gustin sur l’Évangile de Jean, pour expliciter cette orientation ultime de
tous les actes de puissance, y compris celui de la résurrection, vers l’ultime
discrétion du Créateur qui se livre à la foi admirative des hommes en se

48. Cf. ibid., p. 564-566.


49. Cf. aussi D. Marguerat, « Le miracle au feu de la critique et au regard de l’analyse narra-
tive », RSR 98/4 (2010), p. 539sv.
50. Mgr J. Doré, « La portée révélatrice des miracles de Jésus », RSR 98/4 (2010), p. 573.
51. Cf. plus haut, note 32.

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94 CH. THEOBALD

cachant dans l’aujourd’hui de sa création : « Comme Dieu n’est pas une


nature qu’on puisse voir avec les yeux et que les miracles par lesquels il
dirige l’univers et gouverne toute la création ont tellement perdu de leur
valeur à force d’être répétés que presque plus personne ne daigne faire
attention à ce que Dieu opère d’admirable et d’étonnant en chaque graine
de semence, il s’est réservé dans sa miséricorde d’accomplir en temps
opportun certaines œuvres en dehors du cours habituel et de l’ordre de la
nature afin que ceux qui n’ont plus de considération pour les merveilles
de tous les jours s’étonnent en en voyant, non pas de plus grandes, mais
d’insolites »52.
Si l’unique trace historique de l’apparition du Ressuscité est donc la
transformation des disciples, à savoir leur foi en « Celui-qui-fait-vivre-les-
morts-et-appelle-à-l’existence-ce-qui-n’existe-pas » – et c’est l’autre aspect
à retenir –, on comprend qu’ils situent l’ensemble de l’activité thaumatur-
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gique de Jésus dans cette lumière. Joseph Doré décrit cette remémoration

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comme processus de « fictisation », motivé justement par la Résurrection ;
on pourrait parler aussi d’une « rétroprojection » à partir de la fin. Il est
surtout remarquable – et hautement significatif d’un point de vue his-
torique – que ce processus n’annule pas la discrétion de Jésus mais, au
contraire, l’approfondit et lui donne toute sa signification.
Remarquons cependant que cette procédure de « rétroprojection » à
partir de la fin qui caractérise les récits évangéliques (et toute la théolo-
gie néotestamentaire) ne devient visible et lisible comme telle que si l’on
confronte ces biographies théologiques avec l’histoire des historiens. La cri-
tique maintient en effet la césure entre l’avant- et le post-pascal, et refuse
de sacrifier la « dimension épisodique » du récit à sa « dimension configu-
rante », celle précisément qui transforme la succession des événements, à
partir du « point final », en une totalité signifiante, « lisant la fin dans le
commencement et le commencement dans la fin »53.

L’apprentissage

Cette dernière remarque, qui nous conduit sur le versant historique, est
déjà une première réponse à la question que peut susciter l’affirmation de
Daniel Marguerat : si c’est, comme il le dit, le macro-récit qui « construit »
le miracle, quelle utilité théologique reconnaître encore à la reconstruc-
tion historique de l’activité thaumaturgique du prophète Jésus ? D’abord
tout simplement celle de faire apparaître, en creux, les processus de « fic-

52. Saint Augustin, Homélies sur l’Évangile de Jean, Homélie 24, 1, BA 72, trad. par M.-F.
Berrouard, Paris, 1977, p. 404-407
53. Cf. P. Ricœur, Temps et récit, tome l, Seuil, Paris, 1983, p. 103-105.

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CONCLUSION 95

tisation » et de « rétroprojection » qui caractérisent les « biographies théo-


logiques » que sont les récits évangéliques. Par ailleurs, Marguerat avance
quelques motifs plus classiques54, repris sous différentes formes dans Le cas
Jésus Christ55 : ce qu’il appelle un devoir d’incarnation, la nécessité pour la
théologie de résister à toute spiritualisation, voire, selon les expressions de
Christian Duquoc, à la tentation idolâtrique de la dogmatique de confis-
quer le Christ.
On retrouve ici les apports spécifiques de Meier et de la troisième quête,
rassemblés dans la première partie de cette conclusion. Dans le contexte
précis de l’ensemble de la séquence du deuxième volume (2e apport) –
qu’il faut sans doute considérer comme une unité, même si le colloque
s’est centré sur la question particulièrement significative des miracles –,
un aspect me paraît plus particulièrement digne d’attention parce qu’il
risque de rester inaperçu si l’on ne passe pas par l’histoire : à savoir la
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capacité d’apprentissage de Jésus, celle qui le caractérise précisément en son

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humanité radicale – au point que l’Épître aux Hébreux y voit la marque
principale de son identité : « Tout Fils qu’il était, il appris par ses souf-
frances l’obéissance » (He 5, 8).
Dans la mesure où Meier traite d’abord de « Jean sans Jésus », avant d’en
venir à « Jésus avec et sans Jean », la question de l’apprentissage de Jésus
est posée : sa dépendance permanente par rapport à Jean, tout comme sa
capacité de s’en séparer et d’accéder ainsi à une manière spécifique de
parler du Royaume de Dieu imminent et de célébrer déjà sa présence,
manière liée discrètement à son propre ministère ; et cela sans ressenti-
ment aucun mais dans un rapport d’admiration par rapport à son mentor.
On peut regretter que Meier n’ait pas poursuivi ici, dans cette séquence
de son parcours historique, la piste pourtant ouverte dans le premier
volume où il constate, après examen, que « bien que n’ayant jamais suivi
formellement l’enseignement d’aucun grand rabbin, Jésus était expert
dans l’usage de l’Écriture… »56. Certes, l’historien montre dans le qua-
trième volume le « rabbi » ou « maître » Jésus participant à de savantes
controverses sur la Halakha. Mais on aimerait savoir si l’attitude de Jésus
par rapport à son activité de thaumaturge, qualifiée par Joseph Doré de
minimaliste, voir franchement critique, est liée à sa lecture des Écritures,
comme le suggéreront ultérieurement les récits synoptiques des ten-
tations ; et, si oui, comment s’y ajusterait dès lors le fait qu’il accomplit
quand même des « actes » appelés « actes de puissance » ou « signes ».

54. D. Marguerat, « Le miracle au feu de la critique et au regard de l’analyse narrative », RSR
98/4 (2010), p. 240sv.
55. Cf. surtout la contribution de Christian Duquoc, « L’intérêt théologique de la quête du
Jésus historique », dans Le cas Jésus Christ, p. 293-321.
56. J. P. Meier, Un certain juif Jésus, I, p. 170.

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96 CH. THEOBALD

Selon une « matrice » prophétique (Isaïe), comme l’induira Luc ? Serait-ce


« cohérent » de penser qu’il est, là encore, « l’apprenant » qui découvre,
progressivement et dans une attitude de foi, ce qui le « concerne » dans
les Écritures et ce que son environnement humain lui propose ou attend
de lui ? Un « charismatique » itinérant et thaumaturge qui, comme le dit
Meier, manifeste son « autorité »57, mais qui, ajouterions-nous volontiers,
« apprend » en même temps ? La figure d’identification d’Élie, proposée
par Meier, anticipe le traitement des autres désignations et titres eschato-
logiques ou messianiques dans un prochain volume. Mais ne peut-on se
demander dorénavant pourquoi cette figure d’identification semble dis-
paraître dans la suite, étant reportée sur Jean le Baptiste, si l’on en croit le
témoignage des synoptiques (cf. Mc 6, 14-16 et 9, 11-13 //) ? Y aurait-il là
une nouvelle étape de séparation et d’apprentissage, induit par le conflit
d’interprétation que suscite l’activité très particulière du thaumaturge ?
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L’historicisation radicale du parcours de Jésus que poursuit l’utilisation

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de la notion d’« apprentissage » prendrait simplement au sérieux que
Jésus est « un homme », comme le note Patrick Royannais, « qui, comme
tous, se comprend à travers ses actes et paroles dans sa relation aux autres.
Il découvre qu’il est au devant de lui, comme tout homme, dans la reprise
du quasi-texte de sa vie et dans la responsabilité éthique. Comme tous, il
comprend sa destinée comme vocation ou destinée, une vie orientée et
grandement déterminée par les exigences du cadre sexué, social, etc. »58.

Penser le « lien » entre le Jésus pré- et postpascal

Entre le portrait historique de Jésus et les biographies théologiques, le


hiatus s’avère ici le plus grand et, c’est vrai, la distance entre l’image du
prophète eschatologique et le Fils unique de Dieu, tel que le quatrième
évangile et la tradition dogmatique de l’incarnation le dessinent, appa-
remment infranchissable. La tâche du théologien, nous l’avons noté, est,
si l’on peut dire, de penser le « lien » entre ces deux « états », et de le pen-
ser aujourd’hui, dans les conditions du forum-Jésus. Car le théologien ne
peut pas se contenter de faire simplement appel à un modèle herméneu-
tique pour faire valoir qu’aucun discours ne peut être neutre, sous-entendu
que le sien soit d’emblé légitime selon cette déclaration préliminaire ; il
doit encore argumenter aujourd’hui, dans l’espace de la foi, en faveur de
la plausibilité du « lien » entre le Jésus des historiens et la perspective post-
pascale de l’Église naissante (et, sans doute, toujours naissante).

57. J. P. Meier, Un certain juif Jésus, II, p. 762sv.


58. Patrick Royannais, « Le vide du tombeau ou la perplexité de l’histoire », RSR 97/3
(2009), p. 360sv.

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CONCLUSION 97

Les articles de Joseph Doré et de Michel Fédou œuvrent en ce sens, le


second introduisant ici la terminologie classique de la « christologie impli-
cite ou indirecte »59, accréditée par Käsemann et également utilisée par
Meier. Partant de la notion de « discrétion », déjà introduite par Joseph
Doré, et sans quitter le parcours historique de Meier, mais en distinguant
l’approche historique et la foi du théologien, il reconstruit un lien entre
cette « discrétion » de Jésus quant à sa propre personne, d’un côté – « son
souci de ne pas centrer l’attention sur lui mais d’avoir seulement en vue
l’urgence du “Royaume de Dieu” et le bien des personnes pour lesquelles
ce “Royaume” devait dès maintenant se rendre présent » –, et, de l’autre,
le concept paulinien de « kénose » : « Discrétion, décentrement de soi,
amour inconditionnel de Dieu, désir illimité du bien d’autrui et volonté
d’agir pour ce bien : si telle est l’image du Jésus historique qui s’impose
finalement à nous, on sera d’autant plus fondé à donner toute sa place,
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en christologie, au traditionnel concept de “kénose” – retrouvant ainsi

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une intuition fondamentale de Cyrille d’Alexandrie dans son débat avec
Nestorius »60.
Avant d’enjamber ainsi le « grand vilain fossé », de manière sans doute
légitime, on doit cependant s’étonner du déplacement qu’amorce cette
façon d’aborder le « lien » entre le Jésus prépascal et la perspective post-
pascale sur lui. Au lieu de partir des « titres », fût-ce celui d’Élie, on se
situe d’emblée du côte de la « manière de vivre » de Jésus, selon ce qui
en est repérable d’un point de vue historique ; c’est ce que j’ai moi-même
tenté, en parlant du « christianisme comme style », le « style » étant une
manière d’habiter le monde61.
D’autres indices historiques peuvent alors être repérés, allant dans le
sens de ce déplacement. Le cadre temporel relativement réduit du minis-
tère de Jésus en Galilée, avec l’idée d’urgence qui le caractérise, met en
relief l’absence d’une activité d’écriture, chez Jésus, qui rend d’ailleurs le tra-
vail du critique plus difficile encore et pose simultanément une sérieuse
question, historique et théologique, sur le devenir Écriture de l’Église nais-
sante. Comment comprendre ce « passage » qui met à mal toute réduction
du christianisme à un ensemble de textes, susceptibles d’être abordés par
une approche historique et herméneutique ? Ne faut-il pas penser, d’un
point de vue proprement théologique, l’urgence que représentent, pour
le prophète eschatologique itinérant Jésus, les relations, annulant toute
tentative de « se survivre » dans l’écriture ? Or, quand on prend réelle-

59. Michel Fédou, « La question christologique : une théologie de la vie de Jésus ? », RSR
99/1 (2011), p. 24.
60. Ibid., p. 26.
61. Je me permets de renvoyer à « l’ouverture » dans Le Christianisme comme style, I, Cerf,
Paris, 2007, p. 15-197 (surtout p. 55-136).

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98 CH. THEOBALD

ment en considération ces relations – la « discrétion » de Jésus n’étant


que l’une des composantes de ce « jeu » où il n’est jamais seul –, n’est-ce
pas la configuration elle-même du lien entre le temps de son ministère et
la perspective postpascale qui doit muter ? Au lieu de se demander com-
ment le prédicateur de l’Évangile et thaumaturge du Royaume est devenu,
après Pâques, lui-même Évangile annoncé, il s’agit plutôt de penser comment
mute la relation entre lui et ceux et celles qu’il croise durant son minis-
tère de « mise en présence » du Royaume, après sa disparition violente et
dans l’Église naissante de Pâques ; déplacement qui consiste en définitive
à désenclaver en quelque sorte la « christologie » et la mettre en relation
avec sa véritable « fin »62. Mais cette exigence, suscitée par le travail de
l’historien, dépasse le cadre d’une théologie de l’activité thaumaturgique
de Jésus, et nous conduit vers le problème plus global de la place que la
« vie de Jésus » doit occuper dans une christologie « désenclavée » au sens
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signalé à l’instant ; ce qui était l’enjeu de la dernière partie du colloque.

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L’enjeu messianique de la vie de Jésus

Peut-on faire aujourd’hui une théologie de la vie de Jésus ? Cette ques-


tion a sans doute été inspirée par les réflexions d’un Aloys Grillmeier à la
fin de son introduction historique aux « mystères de la vie de Jésus » dans
la célèbre dogmatique postconciliaire Mysterium salutis. Voici ce qu’il écrit,
non sans une certaine inquiétude, aux alentours de la seconde quête :
« Les fondements d’un dépassement de l’historicisme et de l’individualisme,
d’une nouvelle rencontre avec le Christ à partir de présupposés nouveaux
étaient posés. Pourtant une barrière semble arrêter le chrétien d’aujourd’hui
dans sa rencontre avec le Christ personnel dans ses mystères. Est-il à ce point
bouleversé par la problématique du Jésus de l’histoire et du Christ de la foi,
et surtout par celle des miracles de Jésus, qu’il ne sait plus comment se situer
face aux évangiles ? Est-ce le « collectivisme » spirituel qui le retient dans sa
dévotion personnelle envers le Christ, surtout envers le Christ des évangiles ?
Ou est-ce la disparition de l’image d’un Dieu personnel qui le conduit à une
religion de solidarité envers les hommes et de présence dans le monde ? En
tout cas, les possibilités apparues à notre époque d’une piété approfondie et
intégrée envers les mystères du Christ semblent s’évanouir d’un seul coup.
Et pourtant rien ne nous manque plus qu’une communion personnelle
avec le Christ et avec Dieu, seul fondement authentique d’une présence aux
hommes et au monde libérée et libératrice »63.

62. Ce que j’ai déjà suggéré dans la conclusion « Jésus n’est pas seul », Le cas Jésus Christ,
p. 440-462.
63. Cf. A. Grillmeier, « Les mystères de la vie de Jésus » (1969), dans Mysterium Salutis.
Dogmatique de l’histoire du salut. Vol. 11 : Christologie et vie du Christ, Cerf, Paris, 1975, p. 356sv.

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CONCLUSION 99

Dans son article, Michel Fédou reprend ce défi ; ce qui ne va pas sans sus-
citer un débat dont on vient de trouver quelques traces dans ces Actes. À la
suite de tout ce qui précède, il convient en effet de discuter non seulement
la faisabilité d’une vie de Jésus mais aussi sa nécessité théologique, avant de
pouvoir s’engager sur une mise en œuvre concrète de penser le « lien » entre
le Jésus pré- et postpascal, et ce, toujours au sein de notre forum-Jésus et
dans la perspective théologique précédemment exposée et nuancée.

Faisabilité et nécessité

Quant à ces deux points, l’argumentation de Michel Fédou est des


plus nettes. Tout en rappelant (comme d’ailleurs Grillmeier) la tradition
patristique et médiévale au sujet des « vies de Jésus », il introduit immé-
diatement le videtur quod non que représente la fin de la dite première
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quête avec Albert Schweizer, etc. et la naissance de la critique des formes

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(Formgeschichte) qui rend impossible l’écriture historique d’une vie de
Jésus selon les canons d’une biographie moderne. Mais cela étant affirmé
et tenu jusqu’à la fin, la troisième quête et l’œuvre de Meier en particulier
permettent d’élaborer une « théologie de la vie de Jésus ». « Il est possible
et même nécessaire d’envisager », affirme Michel Fédou, « une “théologie
de la vie de Jésus” qui prenne en compte les acquis les plus fermes de l’ou-
vrage de Meier ». Deux conditions en sont indiquées : « D’une part, le plus
souvent une telle théologie ne disposera pas de données chronologiques
pour situer les épisodes du ministère public de Jésus ; pour cette raison
même elle ne pourra pas être une théologie narrative comme le serait une
théologie fondée sur le récit de tel ou tel évangile ; elle n’en sera pas moins
“théologie”, car, sur la base des données réunies par Meier, le théologien a
de quoi engager toute une réflexion sur la manière même dont Dieu s’est
révélé à travers le Jésus historique. D’autre part, cette réflexion sera dans
son principe même théologique : contrairement à la démarche que Meier
revendique au titre de sa méthode historique, elle ne mettra point la foi
chrétienne entre parenthèses mais la présupposera d’emblée »64.
L’argument en faveur de la nécessité d’une telle théologie de la vie de
Jésus est tiré de l’exigence de vérité, à quoi le théologien est soumis : son
devoir est de mieux connaître le Jésus historique et de se demander en
théologien comment ce portrait parle de Dieu.
D’autres positions se sont exprimées pendant le colloque et après. Joseph
Moingt, de son côté, craint un retour à la première quête quand on affirme
qu’il est possible maintenant « d’établir sur des bases historiques solides

64. Michel Fédou, « La question christologique : une théologie de la vie de Jésus ? », RSR
99/1 (2011), p. 14.

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100 CH. THEOBALD

une théologie de la vie de Jésus, une christologie messianique de l’accom-


plissement des Écritures par l’activité thaumaturgique de Jésus, qu’il serait
loisible d’élever ensuite à une haute christologie, peut-être même sans avoir
besoin de passer par sa résurrection. Alors », continue-t-il, « je demandais si
l’on s’était suffisamment inquiété de la déconstruction de l’historiographie
biblique »65. Ces questions sont à entendre, même si la dernière dépasse le
cadre de ces Actes66. Elles invitent à prendre au sérieux la césure pascale en
toute sa rigueur, et à réfléchir à la manière de penser le lien entre le pré-
et le post-pascal, le risque étant effectivement de présupposer simplement
la haute christologie des conciles comme acquise, au lieu de repenser son
enjeu aujourd’hui en fonction de l’historicisation radicale du christianisme ;
question posée dès la première partie de cette conclusion.
Le questionnement de Pierre Gisel qui, dans ces Actes, répond à une cri-
tique que lui avait adressée jadis Christian Duquoc67, est d’un ordre diffé-
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rent ; nous avons déjà fait état plus haut de son opposition, justifiée à mon

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avis, à la manière dont Meier balise les tâches de la théologie68. Derrière
son interrogation sur « la pertinence théologique, ou non, du Jésus his-
torique comme tel », se profile en fait une autre question qui concerne
directement le problème de la nécessité d’une vie de Jésus pour la christo-
logie. Pierre Gisel l’accorde, certes, mais quelque peu du bout des lèvres :
« Pourquoi pas ? », non sans ajouter : « à condition de bien s’entendre »69.
La raison fondamentale de cette hésitation se manifeste progressive-
ment, en raison de la complexité du propos qui combine nécessairement
un débat sur la manière de faire de la théologie quand tout est historicisé,
et un autre sur la place à donner à Jésus : « La question n’est pas celle
du Jésus, sous prétexte d’“incarnation” », souligne Pierre Gisel (avec une
référence critique à Daniel Marguerat). « Dit tel quel et sans autre », conti-
nue-t-il, « ce serait passer d’un fondamentalisme du texte à un fondamen-
talisme du personnage Jésus. La question est de montrer, à propos de Jésus
et de ce qu’on en a dit, un procès qui concerne et touche tout homme.
Non, ici, à un : “Dieu a choisi Jésus et non Jean-Baptiste”, pour reprendre
une formulation de Jean-Louis Souletie, mais : le christianisme dit Dieu et
l’humain, montre à cet effet un procès de vérité les concernant au cœur

65. J. Moingt, « Note à l’issu du Colloque RSR », RSR 99/1 (2011), p. 31.
66. Je renvoie ici au colloque de l’Acfeb, Comment la Bible saisit-elle l’histoire ? XXIe congrès de
l’Association catholique française pour l’étude de la Bible (Issy-les-Moulineaux, 2005), LD 215, Cerf,
Paris, 2007 (cf. aussi notre contribution, reprise dans C. Theobald, « Dans les traces… » de la
constitution « Dei verbum » du concile Vatican II. Bible, théologie et pratiques de lecture, CF 270, Cerf,
Paris, 2009, p. 117-145.
67. Le cas Jésus Christ, p. 293-295.
68. Cf. plus haut, note 33.
69. P. Gisel, « Quelle messianité en acte donne à voir la figure de l’homme Jésus ? », RSR
99/1 (2011), p. 47.

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CONCLUSION 101

du monde, et le fait en mettant en avant cette figure, exemplaire ou para-


digmatique – ce “type” –, figure non fondatrice mais centrale, traversée
d’un geste de “récapitulation” en singularité »70.
Les différences peuvent paraître subtiles entre l’affirmation d’un Jésus
« homme seulement », pour récuser toute pertinence théologique du Jésus
historique comme tel (Gisel)71, et la confession, par le théologien, de la
« parfaite humanité du Christ dans les strictes limites de son historicité »
(Moingt)72, étant donné qu’il n’y a plus de débat à mener sur le risque de
le transformer en héros semi-divin ou superman. Mais la question porte
sur le lien permanent entre Jésus et la venue des temps messianiques.
Nous ne pouvons, certes, qu’être d’accord avec Pierre Gisel quand il
milite contre un fondamentalisme jésulogique et pour un désenclavement
de la christologie. Mais la centralité de la figure de Jésus ne peut exister sans
véritable relation avec lui à penser aujourd’hui. À regarder de près les textes
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du Nouveau Testament, on découvre en effet que la condition relationnelle

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du disciple, – « suite du Christ » chez les synoptiques et dans Jean, ou « imi-
tation du Seigneur » chez Paul – est fondée sur un amour inconditionnel.
Qu’on entende le Jésus de Mathieu dire à ses disciples : « Qui aime (philein)
son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; qui aime son fils
ou sa fille plus que moi, n’est pas digne de moi » (Mt 10, 37) ; ou encore le
Jésus du quatrième Évangile s’adresser aux siens comme à des « amis » (phi-
loi), au moment précisément où il s’apprête à les quitter : « Nul n’a d’amour
plus grand (agapè) que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime
(philoi). Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande. Je ne
vous appelle plus serviteurs, car le serviteur reste dans l’ignorance de ce
que fait son maître ; je vous appelle amis (philoi), parce que tout ce que j’ai
entendu auprès de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jn 15, 13-16).
Outre ce qui a déjà été dit de l’intérêt de l’histoire pour l’humanité
concrète de Jésus, deux raisons me semblent finalement militer en faveur
de la nécessité (et pas seulement de la possibilité) d’une théologie de la vie
de Jésus dans les traces des « biographies historiques » à notre disposition.
La première est la vision génétique qu’une telle théologie offre de la foi et
de l’accès à la foi. Certes, c’est le rôle des biographies théologiques que sont
nos évangiles de mettre en place toute la gamme des figures de la foi, de
la non foi, du peu de foi, etc., allant de la foi des disciples et apôtres, « mal
traités » dans les récits, à celle des sympathisants jusqu’au positionnement
des adversaires de tous bords et mettant en scène l’épreuve nécessaire

70. Ibid., p. 54 (avec références à D. Marguerat, « Le miracle au feu de la critique et au
regard de l’analyse narrative », RSR 98/4 (2010), p. 540sv et Jean-Louis Souletie, « Vérité et
méthodes », RSR 97/3 (2009), p. 387).
71. Cf. ibid., p. 48.
72. Cf. J. Moingt, « Note à l’issu du Colloque RSR », RSR 99/1 (2011), p. 35.

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102 CH. THEOBALD

qu’implique l’accès à la foi. Mais les biographies historiques permettent de


répondre à l’exigence d’intelligibilité et de compréhension, déjà inscrite
dans les récits évangéliques comme condition de liberté, et de l’honorer
aujourd’hui de manière tout autre à partir de nos propres canons histo-
riques de plausibilité, eux aussi traversés par l’épreuve que représente la
suite des « portraits » et leur mise en crise73.
L’autre raison tient au lien indissociable entre la personne de Jésus et la
venue du Royaume de Dieu, ici et maintenant, dans des conditions maintes
fois rappelées. Or, dans cette perspective, l’enjeu nécessaire d’une théolo-
gie de la vie de Jésus est précisément de maintenir ce lien, en raison de sa
Résurrection, dans d’autres contextes que la Galilée de son époque, travail
que font nos récits évangéliques et les Actes des apôtres, en « systématisant »
d’ailleurs l’élargissement de la liste de ces signes. Mais, là encore, sans le
passage par les biographies critiques, il est impossible de percevoir la contex-
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tualité des signes messianiques et du Royaume qu’ils rendent présents, et

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donc d’œuvrer en faveur d’un repérage actuel de ces signes. Loin d’être
atemporelle, une théologie de la vie de Jésus ne peut donc qu’exister au plu-
riel et en fonction du lien qui s’établit, ici et maintenant, entre le Vivant et
ce qu’il permet de discerner dans l’histoire, qu’elle soit pré- ou postpascale.

Mise en œuvre

Cette dernière remarque se situe déjà sur le versant des mises en œuvre.
Celle de Michel Fédou qui s’inscrit dans le travail historique de Meier suit
une logique très rigoureuse qui mérite d’être explicitée, avant d’élargir
quelque peu le propos. On pourrait la qualifier de « méthode d’imma-
nence » en pensant à Maurice Blondel74. Supposant – sous forme d’hypothèse
– le problème christologique « résolu » par la formulation du dogme chris-
tologique d’Éphèse, il reconstruit sa genèse prépascale en repérant les
« ouvertures », immanentes à l’histoire, qui la transcendent en même temps.
Tout en maintenant la différence de l’ordre historique et de l’ordre de la
foi, un lien intrinsèque est ainsi établi entre ces deux ordres à partir de la
foi, grâce à une logique de « dépassement » : « La question qui se pose au
théologien est celle-ci », écrit Michel Fédou, « comment un tel portrait –
pleinement recevable, sans doute, du point de vue historique – peut-il être
complété, enrichi, approfondi dans la perspective d’une réflexion proprement
christologique ? »75

73. Cf. « Jésus n’est pas seul », dans Le cas Jésus Christ, p. 412-424.
74. Cf. Maurice Blondel, « Histoire et dogme » (1904), dans Œuvres complètes. II. 1888-1913 :
La philosophie de l’action et la crise moderniste, PUF, Paris, 1997, p. 411-421 où il est déjà question
du « portrait » de Jésus et de son dépassement.
75. Michel Fédou, « La question christologique : une théologie de la vie de Jésus ? », RSR

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CONCLUSION 103

Telle qu’elle est induite par le travail de Meier et reprise et explicité,


d’un point de vue théologique, par Michel Fédou, cette « logique » nous
suggère quelques réflexions de principe, à poursuivre ultérieurement.

(1) Elle nous renvoie d’abord au lien inséparable et dialectique des deux
types de « biographies », théologiques et critiques, tels que Jean-Noël Aletti
les a présentés dans son article dans le numéro préparatoire au colloque76.
C’est leur juste articulation qui pose problème, sans oublier l’interven-
tion nécessaire de la littérature paulinienne et épistolaire dont il a été
rapidement question dans l’introduction. Si la première quête a couru le
risque de substituer ses « vies de Jésus » historiques aux récits évangéliques,
l’arrêt a été prononcé par Bultmann, essentiellement au nom du kérygme
paulinien et de la clôture canonique, tout en laissant paraître qu’on pour-
rait voir « dans le roman moderne de la vie-de-Jésus (…) une histoire de
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l’évangile comme genre littéraire »77. Même si le risque d’un retour à la

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simple « substitution » de l’historique au théologique n’est jamais banni,
la deuxième partie de notre conclusion a montré l’imbrication des deux
types de biographie, d’un point de vue historique et d’un point de vue
théologique. On pourrait expliciter leur relation en terme de filiation :
« l’événement Jésus » engendre une multitude de traces littéraires, y
compris le travail de l’historien et du théologien ; et la réflexion de ce
dernier n’aboutit pas à une nouvelle biographie de Jésus, au sens que la
première quête a donné à ce terme, mais à une théologie de la vie de
Jésus dans laquelle l’intelligence historienne offerte par la troisième quête
fonctionne comme « matrice » d’une véritable écriture théologique, selon
des « genres » différents. Cette écriture théologique doit intégrer la foi
pascale ainsi que la pluralité des points de vue ou des intérêts, pluralité
rendue possible par ce qui a été dit de la discrétion du Nazaréen.

(2) Est-ce que la « logique de dépassement » ou le passage de l’implicite


à l’explicite sont les meilleurs schèmes pour faire comprendre cette filia-
tion ? Cela reste un point à discuter. Il nous semble cependant qu’il faut
ici davantage miser non seulement sur la relation entre Jésus et ceux qu’il
croise sur son chemin, mais encore sur le lien indépassable entre lui et ce
qui advient grâce à lui dans l’histoire. Cette relation ou ce lien n’est pas à
« dépasser » ; mais avec la disparition du Nazaréen de la scène de l’histoire,
elle prend une figure toujours nouvelle, marquée par une véritable créa-

99/1 (2011), p. 22.


76. J.-N. Aletti, « Quelles biographies de Jésus pour aujourd’hui ? Difficultés et proposi-
tions », RSR 97/3 (2009), p. 397-413.
77. R. Bultmann, L’histoire de la tradition synoptique (1921, 1931, 1971), Cerf, Paris, 1973,
p. 452sv.

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104 CH. THEOBALD

tivité historique signifiée par la nouveauté de la Résurrection. Pourquoi


ne pas reconnaître l’indépassable hiatus pascal, enjambé en quelque sorte
dans l’existence effective des croyants et par leur manière d’habiter et de
penser aujourd’hui le monde ? Ce déplacement dont il a été déjà ques-
tion nécessite qu’on ne tienne pas la « haute christologie » pour point
d’aboutissement d’une sorte d’évolution christologique – Rahner l’avait
déjà suggéré – mais comme indicateur à la fois historiquement situé et
indépassable pour aller, dans chaque nouvelle situation, au bout de la tâche
théologique qui consiste à penser aujourd’hui le lien entre le Ressuscité et
l’histoire.

(3) Or, cette tâche doit toujours tenir compte de la perspective de l’autre.
Nous retrouvons ici, pour finir, l’analogie entre le conflit d’interprétation
sur les signes messianiques et la personne de Jésus, tel qu’il se présente
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à l’époque néotestamentaire, et la figure que ce même conflit prend

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aujourd’hui au sein du forum-Jésus. La présence de Jésus suscite une plu-
ralité de points de vue sur son identité, « constituée » par la « foi » sous ses
multiples figures et ce qu’elle produit effectivement, au contact du Christ,
en termes de mutation et de transformation intime et historique. C’est
cela la signification théologique de ce forum toujours plus vaste et ouvert ;
signification qu’on ne perçoit cependant que si on le met en relation avec
le « forum » qui s’est constitué autour du Nazaréen dans la Galilée de son
époque.

*
* *

Notons pour finir que cette perspective messianique est à la fois heureuse
et inquiétante. Elle permet en effet de se réjouir des multiples « mises en
scène » du Royaume dans l’histoire, par l’Église et au-delà de ses frontières
instituées : qu’il s’agisse de ses combats contre le mal et pour le bien, de sa
capacité de donner, au nom de l’Évangile, la parole à d’autres, ou encore
de ses signes du Royaume que sont ses sacrements. Mais le théologien
doit aussi inverser ce type de perspective et s’interroger sur la « lisibilité »
actuelle des signes messianiques dans les actions et dans l’être-Église. Si
Jésus n’est jamais seul, il n’est rien dans notre histoire sans ceux et celles
qui s’intéressent à lui et qui deviennent éventuellement ses disciples. Leur
crédibilité – ou absence de crédibilité – reflue inévitablement sur lui,
même si sa présence et la venue du Royaume ne cessent et ne cesseront de
les surprendre ; ce qui pourrait bel et bien être l’objet d’un autre colloque.

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