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Littérature

Le rhéteur, le sophiste et les idolâtres Valéry : nominalisme et


imaginaire
M. Michel Jarrety

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Jarrety Michel. Le rhéteur, le sophiste et les idolâtres Valéry : nominalisme et imaginaire. In: Littérature, n°56, 1984. Paul
Valéry. pp. 23-41;

doi : https://doi.org/10.3406/litt.1984.2241

https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1984_num_56_4_2241

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Michel Jarrety, Université de Toulouse Le Mirail.

LE RHÉTEUR,
LE SOPHISTE ET LES IDOLÂTRES
Valéry : nominalisme et imaginaire

« Le rhéteur et le sophiste, sel de


la terre. Idolâtres sont tous les
autres, qui prennent les mots pour
les choses, et les phrases pour des
actes. »
(Œ, II, 619) '.

On s'est beaucoup intéressé - jusqu'à y voir un des aspects les plus


modernes de sa pensée - à la réflexion que Valéry n'a cessé de poursuivre sur
le langage, et dont on suit l'itinéraire, marqué de fortes constantes, de volume
en volume, en lisant les Cahiers. De cet intérêt jamais démenti, et qui ne
resta pas sans conséquences pratiques, on a parfois déduit, de façon séduisante,
la configuration d'une linguistique valéryenne : mais si l'on accepte de ne pas
tant définir le linguiste par ses moyens que par les buts qu'il s'assigne lui-même
et qui le définissent, Valéry, semble-t-il, n'apparaît linguiste qu'au prix d'une
sorte de méprise. Car enfin, celui qui s'exprimait alors, et travaillait, était un
écrivain, - et c'est cette qualité qui impose aujourd'hui à notre recherche une
direction hors de laquelle la pensée de Valéry se trouverait sinon banalisée,
dépouillée en tout cas d'une part de sa richesse, et coupée certainement de
son impulsion initiale : le désir de poser à nouveau, c'est-à-dire autrement, les
problèmes. Or parler du langage, lorsqu'on est écrivain, c'est assurément une
manière encore, quoique détournée et parfois cachée, de parler de littérature.
S'il est par conséquent commode, à telle occasion, de le dire linguiste,
reconnaissons qu'il l'est d'abord à sa façon, qui est de demander des comptes
avant de faire des définitions. Et son propos est beaucoup plus de prendre la
mesure des défauts et limites du langage que d'en préciser les règles ou d'en
dévoiler les structures. De l'écrivain au linguiste ne se dessine ainsi aucune

1. Les Cahiers sont cités dans l'édition du C.N.R.S., les Œuvres dans l'édition de la Pléiade;
la lettre C. et la lettre Œ les désignent.

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coupure, et ce sont figures du même homme : si Valéry choisit d'affiner sa
vision du langage, cette vision est bien d'un écrivain.
Sans doute écrire oblige-t-il toujours à entretenir avec le langage des
relations de conflit et de fascination; sans doute y a-t-il aussi en tout écrivain
ce désir de posséder et de maîtriser une langue qu'il faut plier à son usage et
parfois véritablement recréer, - désir souvent mêlé d'angoisse dont témoigne
assez bien Mallarmé disant à Cazalis sa terreur devant Hêrodiade à peine
ébauché, - « ...car j'invente une langue qui doit nécessairement jaillir d'une
poétique très nouvelle... 2 ». Or à s'en tenir aux aspects littéraires, c'était bien
plutôt du langage - et de ses défauts - que Valéry aurait voulu jouer pour
une poétique idéale. Car son regard se porte ici à l'origine : le rapport qu'il
entretient avec le langage est beaucoup moins de séduction que de méfiance
profonde. Assurément, cette méfiance n'est pas neuve. Et si elle se bornait à
désirer qu'on réforme la langue, à bon droit pourrait-on n'y voir que volonté
de rigueur et peut-être souvenir de Descartes 3. Mais cette méfiance est, plus
gravement, point de départ d'une conception dont on constate assez vite que
les lignes de force - qui ne varieront guère - sont celles d'un rigoureux
nominalisme.
Or il arrive que le nominalisme excède la stricte question du langage et
qu'on se trouve fondé à voir en lui plus largement « une attitude philosophique
à peu près constante 4 ». Si, en effet, être nominaliste, c'est considérer que le
réel est le singulier et que les idées générales ou entités abstraites n'existent
pas in re mais in voce, c'est également, et de manière plus large, nier qu'on
puisse aucunement connaître la réalité par les mots. C'est du même coup, on
le voit, se contraindre à refaire ses propres définitions à partir de sa propre
expérience, et non à partir du récit des autres, de leurs mots et de leurs
définitions. Cette exigence, Valéry la fait sienne : il lui fallait un instrument
qui lui fût propre - personnel et pur à la fois - issu tout entier d'une réflexion
qui, de ce fait, ne se trouva jamais coupée de ses applications pratiques : « J'ai
passé ma vie à faire mes définitions (C, XXII, 24). Et ce besoin constamment
renouvelé de déterminer pour soi-même toute chose, comment ne pas y voir
le fondement de ce qu'au sortir de la grande crise de 1892, Valéry choisit
d'appeler son Système?
Défiance à l'égard du langage, donc, et désir de le réformer à son propre
usage : cette double constante nominaliste, Valéry la perce à jour chez
Stendhal, et ce qu'il en dit pourrait aussi bien s'appliquer à lui-même. Chez
l'un comme chez l'autre, en effet, ce n'est pas fantaisie égotiste, mais plus
profonde conséquence d'un dépit. Derrière le langage, désormais, et chez
n'importe qui, se profile un sujet. Toute parole est l'involontaire déformation
de celui qui parle : « Tandis que pour le vulgaire comme pour le philosophe
2. Correspondance, Gallimard, 1. 1, p. 137.
3. Lettre à Mersenne du 20 novembre 1629.
4. Jean Largeault : Enquête sur le nominalisme, Nauwelaerts, p. 3 1 . De ce mot : le nominalisme,
par quoi on en est venu à désigner « à peu près n'importe quoi » (p. 15), ce livre précise les nombreux
emplois et montre du même coup qu'ils sont irréductibles à la brièveté d'une simple définition.

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- tel mot signifie telle chose ou quelque chose, pour moi, il signifie quelqu'un
[...) pensant à cette chose » (C, XVIII, 575). Il n'existe pas de mots proférés
en toute neutralité : toute parole désigne avant tout celui qui la prononce.
Parler, c'est donc se réapproprier, chaque fois, cet instrument qu'on trouve
aux mains des autres, et dont chacun, toujours, ne fait usage qu'à sa manière,
en laissant jouer, sans y prendre garde, entre les mots et les choses son propre
imaginaire. Or cet imaginaire dont nous aurons à voir, par tant de biais, la
puissance, sans doute faut-il accepter d'abord de lui donner ici la plus simple
définition qui se puisse établir, et la plus valéryenne, - celle qui le fait
étroitement dépendre du réel. « Réalité, nous propose en effet Valéry, serait
la qualité de ce dont on ne peut être détrompé » (C, X, 228) et par opposition
à quoi se définit l'imaginaire qui ne répond, en chacun, à aucun étalon convenu.
Or ce qui se perd des choses aux mots qui les expriment, c'est le sensible -
dont on ne peut être détrompé - et que remplace l'imaginaire par quoi chacun
déjà se trompe.
Cette entrée en force de l'imaginaire dans le langage - et dans l'usage,
bien sûr, qui en est fait - emprunte toujours plusieurs voies que l'on ne
distingue pas clairement sans simplifier un peu. Sans doute cependant faut-il,
avec Valéry, commencer par reprocher à celui qui parle de faire fond sur ses
propres mots comme s'il s'agissait immanquablement des choses mêmes qu'ils
paraissent désigner. Ce dont Cratyle nous assure : « Celui qui sait les noms
sait aussi les choses » (435 d) - Valéry ne l'accepte pas. L'empire des mots
ne cesse en effet de s'étendre, quand il serait raisonnable, au contraire, de
travailler à le surveiller et, mieux encore, à le limiter. Le mot n'est jamais,
en effet, que le signe derrière lequel ne se cache pas la moindre réalité, et
Valéry, nominaliste conséquent, impose de prendre les mots pour les mots, et
les choses pour les choses, comme l'avait avant lui suggéré Montaigne : « II y
a le nom et la chose; le nom, c'est la voix qui remerque et signifie la chose;
le nom, ce n'est pas une partie de la chose ny de la substance, c'est une piece
estrangere joincte à la chose, et hors d'elle 5. » Ainsi le nom est-il signe sonore
(voix) de cette chose qui lui reste extérieure et dont il n'a pas la réalité.
L'impératif valéryen ne s'énonce guère différemment : « Nous pouvons mettre
des noms sur les choses, mais défense de mettre des choses sous les noms
existants. » (C, IX, 98). Interdit qui vient aussitôt à se nuancer : ne prendre
pour des choses que les mots à la place desquels on peut remettre des choses.
Abandonné à lui-même, non prononcé, le mot n'est qu'une forme vide,
flatus vocis désespérément creux et s'il est prononcé, il faut que d'autres le
soutiennent, et sachent par leur présence mettre des bornes à ses incertitudes.
Aussi l'utopie serait-elle que, du mot à la chose, pût s'établir une univocité,
que le mot table pût désigner celle-ci, et non une autre, que le trajet de la
chose à son signe fût toujours réversible - et que l'emploi des mots ne fût pas
immanquablement, pour celui qui s'y risque, ce voyage dont on ne revient

5. Essais, De la gloire, livre II, chap. XVI, éd. de la Pléiade, p. 601.

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pas. Lorsque l'objet est sous mes yeux, j'ai tout loisir de le nommer, de me
l'approprier par cette désignation; mais à l'inverse, si je nomme, si je prétends
parler de ce qui n'est pas là, qui me dira que c'est le bon objet que je rappelle
ainsi? Il se pourrait qu'alors ce soit le nom qui emprisonne celui qui parle et
s'en laisse griser jusqu'à ne plus savoir, bientôt, de quoi il parle. Dès lors,
comment satisfaire à cette trop impérieuse exigence : qu'à un sens corresponde
un mot, et qu'à tout mot ne corresponde qu'un sens?
Sans doute une première clarification se trouve-t-elle assurée par la
distinction que s'applique à opérer Valéry entre le sens et la valeur d'un mot :
« La valeur du mot est ce que je vois pour m'en servir actuellement. La
signification ou sens est moyenne» (C, IX, 492). La valeur s'attache ainsi
doublement à l'instant présent et à celui qui choisit alors de parler, et qui du
mot élu se fait sa propre image (suggérée à dessein par le verbe voir) - quand
le sens, au contraire, résulte d'un usage autant que d'une usure. Il n'est donc
pas si libre qu'on l'eût supposé des circonstances de son énonciation, non plus
d'ailleurs que de l'influence qu'une valeur imperative et dominatrice pourrait
exercer sur lui. Il arrive ainsi que s'opère, de la valeur au sens, du sens à la
valeur, une action réciproque qui rend le partage difficile. Aussi bien Valéry
n'a-t-il jamais prétendu que cette distinction partout et toujours agisse en toute
rigueur. Mais qui ne voit que le regard ici porté par Valéry sur le langage est
regard d'écrivain? Car distinguer sens et valeur d'un mot, c'est du même
coup prendre la mesure d'un effet qu'on choisira d'appeler, selon que
l'occurrence en est heureuse ou déplacée, effet de poésie ou effet de confusion. Ce
qu'en tout état de cause ce passage du sens à la valeur permet de percevoir,
c'est l'emprise accrue de l'imaginaire sur celui qui lit ou bien qui écrit. Le
sens - dans la mesure, étroite, où il peut être défini - est bien dès lors un
invariant, mais dans l'instant seulement où l'on en prend conscience. À ce
titre il paraît plus réel : il est - mais en opposition seulement à la valeur - ce
dont on ne peut être détrompé. Cette réalité, pourtant, est illusion : « La
signification réelle d'un mot est l'effet qu'il produit » (C, IX, 864). D'un mot,
la véritable signification se détermine ainsi par l'écart qui se creuse entre son
sens et sa valeur. Et la remarque, ici encore, est bien d'un écrivain. Une
conséquence alors s'impose : plus un mot est concret, et plus l'accord vient
s'établir autour d'un sens - c'est-à-dire, nous le verrons, d'une image - dont
la valeur ne s'écarte guère; plus le mot au contraire est abstrait, plus aisément
l'écart vient-il à se creuser. Lire, ce n'est donc pas suivre la trace de ce chemin
du sens - chemin banalisé par l'histoire même qui le balise -, c'est bien plutôt
s'en écarter et accepter de ne trouver la vérité du texte que dans la singularité
de la lecture qui en est faite. Le sens sur quoi chacun s'accorde ne saurait
être justement qu'un sens commun : ce qui importe ici, c'est la valeur que le
sujet, en toute singularité, accorde au texte.
Alors s'avise-t-on de la parenté manifeste dont la distinction entre valeur
et sens témoigne avec celle que Saussure établit entre parole et langue.
Acceptons simplement de relire les définitions : « La langue existe dans la

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collectivité sous la forme d'une somme d'empreintes déposées dans chaque
cerveau, à peu près comme un dictionnaire dont tous les exemplaires,
identiques, seraient répartis entre les individus. » Quant à la parole : « Elle est la
somme de ce que les gens disent. [...] Il n'y a rien de collectif dans la parole;
les manifestations en sont individuelles et momentanées 6. » La référence au
dictionnaire, cet entier répertoire des sens, éveille pour nous une résonance
particulière. C'est là que chaque mot se trouve livré dans ce qu'il a de plus
commun, de plus convenu (car ici tout est convention) - et privé de toute
liberté. Il porte irrémédiablement sa date parce que tout dictionnaire a une
histoire, est dans l'histoire, sur laquelle il s'appuie et dont le mouvement même
l'oblige à disparaître, puis à renaître différent. Le dictionnaire apaise la
turbulence des mots, assagit leur fantasque et règle leurs écarts : il les fait
entrer dans l'histoire. Mais ce faisant, il les isole : chacun d'eux reste bien sur
le seuil de la formule qui le définira - et ce sont bien les mots qui se trouvent
ainsi précisés, et non les choses désignées par ces mots. La parole au contraire
nous ramène au monde parce qu'elle ne s'écarte jamais de celui qui parle.
Elle rappelle, et plus encore signale la présence du sujet par qui elle
s'authentifie. Ce ne sont plus des mots que l'on entend, mais une parole en acte,
et qui s'attache à privilégier la valeur aux dépens du sens. Et si la poésie est
le règne de la valeur, elle est aussi celui de la parole - et de la voix. Ce que
suprêmement elle proclame, Valéry l'affirme aussi plus largement : « Tout
langage dit je suis acte de quelqu'un, avant de signifier autre chose » (C,
XXVIII, 916). Le réel du langage, c'est l'acte même de qui profère les mots.
L'acte précède le sens, en effet, de ces mots dont la parole, pour sa part,
amplifie la valeur. Et si le dictionnaire reste lié à l'écrit - contre lequel est
toujours vive la méfiance valéryenne -, s'il reste lié à la mort (un mot inadéquat
est « une ombre du dictionnaire » (C, II, 192)) la parole, quant à elle, n'existe
jamais sans la voix dont le timbre, sceau de l'individualité, marque la différence.
Ce passé anonyme et déterminant d'un mot qui, du passé collectif, porte
toujours la trace, Nietzsche, dans Humain, trop humain, le dénonce avec une
claire vigueur : « Chaque mot est un préjugé 7. » Et sans doute parler est-ce
toujours, peu ou prou, assumer les idées reçues. Mais là où Nietzsche voit
surtout un danger pour la liberté de l'esprit, Valéry voit plus directement la
moindre efficacité d'un langage qui ne maîtrise pas la dérive du sens. C'est
ce que met en lumière une page souvent citée de Léonard et les philosophes
qui rappelle « l'origine à la fois métaphorique, sociale, statistique de ces noms »
que sont réalité et liberté (Œ, I, 1256), et il n'est pas indifférent de voir ici
distinguées les trois manières dont Valéry perçoit le glissement sémantique.
Un des premiers Cahiers, déjà, en 1902, indiquait que « le nom d'un objet est
le signe de la métaphore la plus simple qu'on puisse opérer sur lui (ou sur son
idée) » (C, II, 554). Métaphore qui permet le passage - indirect - de la chose
à son nom, mais rend à coup sûr difficile, et peut-être impossible, le retour de
6. Cours de linguistique générale, Payot, 1972, p. 38.
7. Œuvres complètes. Gallimard, t. III, vol. II, 1968, p. 188.

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ce nom à la chose. Toute désignation est donc, par on ne sait quelle fatalité
originelle, un détournement véritable, - une manière de figure qui, sans doute,
perd insensiblement (quoique assez vite) cette qualité pour devenir une simple
catachrèse. Mais l'essentiel demeure qu'elle ait été, d'emblée, cette figure et
que, si l'on ose dire, le mal, déjà, ait été fait.
Or ce que Valéry énonce des noms concrets, il ne l'affirme pas moins des
mots abstraits qui « sont obtenus par quelque abus ou quelque transport de
signification suivi d'un oubli du sens primitif» (Œ, I, 1440). Oubli qui lui
aussi ouvre la voie à une catachrèse : c'est le langage le plus ordinaire qui
désormais s'avère métaphorique, c'est-à-dire - pour faire vite - qui se fait
poétique. Curieux retournement sans doute, mais manière aussi pour Valéry
de démontrer que ce langage, ainsi, perd avec le réel le lien qu'il avait pu
tisser, que ce qu'il dit se suffit à soi-même et ne désigne rien - ni le réel qui
n'est plus sous les mots ni l'abstrait, d'ailleurs, qui n'y fut jamais - mais que,
dans le même temps, il reste irremplaçable. Le réel, désormais, doit achopper
contre l'imaginaire. À lire ainsi Valéry, l'impression parfois se fait jour qu'il
jette ici les bases de quelque Essai sur l'origine des langues. Mais lorsqu'on
songe à Rousseau : « le langage figuré fut le premier à naître », on ne peut
guère conclure que « le sens propre fut trouvé le dernier 8 ». Il ne fut pas
trouvé du tout. De l'objet à son signe, le chemin est toujours détourné, et
Fétymologie, dès lors, est une manière de rhétorique.
Commentant cette page de Léonard, Merleau-Ponty remarque : « II y
avait, derrière ce nominalisme, une extrême confiance dans le savoir, puisque
Valéry croyait du moins possible une histoire des mots capable de décomposer
entièrement leur sens et d'éliminer comme faux problèmes les problèmes posés
par leur ambiguïté 9. » Cette extrême confiance dans le savoir dont Merleau-
Ponty crédite ici Valéry, on ne saurait, bien sûr, y contredire, mais c'est en
l'occurrence prêter à l'auteur de Léonard une ambition qu'il ne formule jamais
d'une manière aussi formelle. À supposer en effet, concesso non dato, que
pareille ambition ne lui semblât pas une totale utopie, Valéry, naturellement,
n'ignorait pas ce qu'on pourrait gagner à la réaliser; mais il savait aussi - et
peut-être : surtout - ce qu'à coup sûr on y perdrait : « Si le langage était
parfait, l'homme cesserait de penser» (C, V, 394). Et plus encore cesserait-il
d'écrire. Or Merleau-Ponty, en réalité, s'il porte dans ce texte de La prose du
monde un assez sévère jugement contre le rationalisme, à ses yeux trop
confiant, de Valéry, c'est qu'il n'envisage là qu'une première face du
nominalisme valéryen - la seule qu'offre en effet la page de Léonard, sa face la
plus polémique et pour ainsi dire négatrice, qui laisse aussitôt croire, mais un
peu vite, que Valéry ne voyait dans le sens des mots que le produit de
glissements successifs et presque toujours fâcheux. Or Valéry considérait aussi
(c'était l'avers de son négativisme) que cette histoire n'est pas tant celle des
mots que de ceux mêmes qui les utilisent, et que si le langage est d'abord
8. Essai sur l'origine des langues. Nizet, 1970, chap. Ill, p. 45.
9. La prose du monde, Gallimard, 1969, p. 31 sqq.

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l'acte de celui qui parle, - cette histoire, c'est alors notre histoire. Merleau-
Ponty oublie que, pour Valéry, celui qui parle donne à ses mots une valeur
qui amplifie leur sens et les authentifie. Et si l'on veut reprendre ici la
distinction saussurienne, Valéry n'élude jamais la parole (et la valeur) lorsqu'il
fait référence à la langue (et au sens). Le passé de chaque mot est avant tout
une succession de présents : c'est un présent multiplié et palimpseste, si l'on
veut, de notre mémoire collective. L'histoire d'un mot, bien sûr, est celle de
sa déformation, mais cette déformation est l'autre nom de sa richesse; c'est
d'ailleurs ce que suggère Valéry lui-même lorsque, dans la page commentée
par Merleau-Ponty, il rappelle les incohérences par lesquelles « un pauvre mot
devient aussi complexe et mystérieux qu'un être ». Et ce mystère et cette
complexité ne nous fascinent vraiment que parce que nous savons un peu nous
reconnaître en eux.
C'est pourquoi il faut également s'attacher au présent des mots, à cet
instant qui, fût-ce tacitement, les énonce. Car là survient l'image mentale -
et du même coup l'imaginaire de celui qui la crée. Un des premiers Cahiers
nous ébauche en effet dès 1 896 une définition qui se trouvera souvent reprise,
approfondie et nuancée : « Étant donné un mot produit dans la région mentale
- ce mot éveille une image dans certaines conditions. Inversement, étant donné
une image, elle tend à éveiller le mot ou le groupe de mots correspondant »
(C, I, 125). Peu à peu se dessine dans l'esprit de Valéry un modèle plus
complexe, triangulaire d'abord, puis quadrangulaire. Par le triangle - image,
signe, objet - Valéry définit la pensée comme le passage obligé du signe à
l'image, « l'échange direct » de l'un et l'autre. Penser un objet absent ou
comprendre le signe qui conventionnellement le désigne, c'est former l'image
qui correspond à cet objet et à ce signe (C, XVII, 782). Cette prépotence de
l'image mentale, le modèle quadrangulaire ne la remet nullement en cause,
mais simplement la précise d'une manière qui, étrangement, vaut tout autant
par ce qu'elle oublie de nous dire que par ce que très clairement elle révèle.
S'y trouvent en effet distingués : la chose, l'image, le signe \|/ qui est l'acte de
phonation, et le signe (p qui est « le son de ce mot », - ce qu'aujourd'hui l'on
est convenu d'appeler le signifiant. L'important est ainsi que le signifié
n'apparaît pas autrement que sous les espèces de l'image mentale.
C'est que, si l'on accepte d'envisager aussitôt les extrêmes, le signifié d'un
mot concret est son image mentale, et d'autre part le signifié d'un mot abstrait
n'existe pas. Position qui rend difficile la tâche de qui veut précisément définir
la pensée. Sans doute faut-il admettre qu'elle se trouve au-delà, qu'elle est cet
effort que l'on doit consentir pour s'éloigner du monde réel et de l'image trop
simple ou trop naïve que l'on peut en faire naître, tant il est vrai que ces
images que forme l'imagination, il est utile avec Bachelard de reconnaître
bien plutôt - nous le verrons - qu'elle les déforme 10. « L'image vient avant la
pensée abstraite », nous dit Valéry (C, VII, 261) mais «je ne puis penser une

10. L'air et les songes. Éd. Corti, p. 7.

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chose qu'en tant qu'elle est image » (C, IX, 855). Deux formules dont l'écart
ne peut se réduire que par la distinction, assurément floue, entre pensée -
activité qui ne s'exerce pas sans recours à l'image mentale - et pensée abstraite
- ultérieure étape de cette activité où il s'agit de « passer à l'expression de la
chose dont l'image était figure » (C, VII, 261). Distinction, on le voit, malaisée
si le même mot de pensée peut seul désigner deux activités qui ne sont en
dernière instance que deux moments entre lesquels le départ demeure incertain.
Distinction, cependant, qui porte un coup à toute réflexion d'ordre
philosophique : car s'il est vrai que la pensée abstraite suppose que l'on dépasse
l'image mentale, du moins celle-ci doit-elle s'être nécessairement constituée.
« Pour penser, résume Valéry, il faut user de l'imaginaire et le prendre pour
réel » (C, IX, 855). Or s'il advient que je m'efforce à la compréhension d'un
mot abstrait, la seule réalité que puisse avoir le concept, c'est l'acte même
par quoi je le conçois. Quant à lui, le vocable demeure forme creuse.
Les conséquences sont d'importance. Car si penser, c'est aller du signe à
l'image, de quelle image est-il ici question? Valéry, usant tantôt de l'article
défini pour la désigner, tantôt au contraire de l'indéfini, montre bien qu'en son
esprit même la définition reste malaisée. On voit d'ailleurs poindre à nouveau,
parfois, l'utopie, car dire : « Principe - Tout mot, toute relation, qui ne se
traduit pas par une image parfaitement nette et constante, doit être
rigoureusement rejeté » (C, VIII, 779) -, cela revient à se priver certainement du
langage. Qu'est en effet, ou que peut bien être une image constante et nette
si l'indéfectible dépendance que Valéry veut préserver du langage au sujet,
c'est l'image, surtout, qui la rend possible? Derrière le mot se cache toujours,
non pas l'objet dont il est signe, mais le sujet qui pense l'objet au moyen de
l'image. Or si commune qu'on puisse vouloir cette image, ou si constante et
nette, force est de constater qu'elle échappe toujours aux limites strictes de
la convention. Et puisque ici le nominalisme valéryen fait encore, et bien sûr
à son corps défendant, très belle la part de l'imaginaire, sans doute n'est-il
pas inutile, avant d'analyser plus précisément l'image, de poser la question, à
son sujet la plus naïve : celle de sa simple possibilité. Valéry, pour sa part, ne
pose pas cette question, ou plutôt la résout d'emblée en une double réponse,
qui reprend d'une certaine manière l'ancienne formule scolastique : nihil est
in intellectu quod non prius fuerit in sensu nisi ipse intellectus. Certes, et
Valéry le reconnaît lui-même, on peut considérer qu'il s'agit là d'une « vue
assez grossière» (C, XXII, 715), mais d'une vue, cependant, que confirme
assez bien la distinction entre les mots abstraits et ceux qui ne le sont pas.
Pour les premiers, nulle image, nous l'avons vu, n'est possible puisque ne vient
leur correspondre aucune dénotation réelle - et le mot abstrait rend ainsi
nécessaire la création d'un sens par un imaginaire en cela tout puissant. La
netteté et la constance dont parlait Valéry sont dans ce cas à leur degré zéro.
Mais on peut à l'inverse envisager des objets simples à propos desquels tout
permet de croire que les écarts doivent être négligeables : « Je dis cheval : ce
mot a pour sens une image s'il est un mot » (C, IX, 354). Et les mots qui

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n'ont pas pour sens une image ne sont pas des mots, mais des formes creuses.
Valéry, cependant, n'envisage pas ici que la qualité de l'image puisse être
fonction du temps - passé, présent - et du sujet qui parle. Pourtant, « dans
l'image mentale », note Sartre, l'objet est visé comme synthèse de perceptions,
c'est-à-dire sous sa forme corporelle et sensible; mais il apparaît à travers un
analogon affectif". Que cet analogon soit affectif, voilà bien sûr l'essentiel,
car l'affectivité dont parle Sartre est tout nécessairement celle du sujet. De
Panalogon à l'objet, la distance alors vaut d'être précisée. L'image mentale en
effet que maintenant je forme d'un objet assurément n'est pas capable de
m'en donner une connaissance comparable à celle que je saurais tirer de la
perception, en une découverte progressive des éléments que rencontreraient
mon regard ou mes mains. Ce que je vois en image, par un surgissement qui
la constitue immédiatement tout entière, n'ajoute rien à ce que je pouvais
savoir de l'objet dont Panalogon maintenant m'est donné. Cet analogon
simplement dépend de mon passé, tout semble, et de mon présent qui le constituent
malgré moi. L'étrange est donc ici que l'image valéryenne prétend nous
informer quand c'est nous, au contraire, par notre savoir singulier, qui
informons l'image. Ce qui semblait procéder du réel est produit par l'imaginaire.
« Je crois, écrit Sartre, que l'objet de ma conscience est un complexe de
qualités sensibles réelles mais non extériorisées, alors que ces qualités sont
parfaitement extériorisées mais imaginaires n. »
Encore ne songeons-nous ici qu'à des objets concrets dont l'image peut
se constituer aisément. Mais il en est aussi auxquels ne répondent jamais que
des analoga confus. Le débat est ici très ancien puisque Descartes et la Logique
de Port-Royal, par exemple, l'étudient au travers du même paradigme célèbre
du triangle, du chiliogone et du myriogone l3. L'incertitude n'est plus seulement
la conséquence de l'affectivité propre au sujet - ainsi qu'il apparaissait à
propos du cheval - mais il y a maintenant, pour reprendre la terminologie
sartrienne, contamination entre les objets : je m'imagine le chiliogone comme
s'il était un myriogone. Descartes en conclut - et après lui Port-Royal - qu'il
faut distinguer l'acte d'imaginer de l'acte de concevoir, c'est-à-dire, en termes
valéryens, faire le départ entre pensée, nous l'avons vu, et pensée abstraite.
« Mais ceci, résume Sartre, nous montre que l'image, intermédiaire entre le
concept et la perception, nous livre l'objet sous son aspect sensible mais d'une
façon qui l'empêche par principe d'être perceptible. C'est qu'elle le vise, la
plupart du temps, tout entier à la fois. » Et Sartre de conclure à l'existence
d'une « classe spéciale d'objets de la conscience : les objets imaginaires u ».
Formule que Valéry, sans doute, puisque enfin il s'agit du langage, n'eût pas
reçue sans un sursaut.
Mais s'il arrive ainsi que Valéry conteste l'irréalité de l'image mentale,
11. L'imaginaire, Gallimard, 1948, p. 114.
12. Op. cit., p. 116.
13. Descartes, sixième méditation. Œuvres philosophiques. Gamier, t. II, p. 480 sqq. ; Logique
de Port-Royal, Flammarion, 1970, p. 65 sq.
14. Op. cit., p. 121 sq.

31
il accepte au contraire d'en voir affectés certains mots, - et par le biais,
comme il arrive souvent, d'une référence mathématique. À mi-parcours, sans
doute, du nom concret à quoi peut correspondre une image assez simple et
commune, et du nom tout abstrait qui ne fait naître aucune image, Valéry
introduit une catégorie de mots intermédiaires qu'il choisit précisément de
nommer : « les mots " imaginaires " » - où la prudence des guillemets dit à la
fois la difficulté de cerner cet imaginaire et d'en reconnaître la qualité au mot
même plutôt qu'à son sens ou à son image mentale. De cette catégorie, Valéry
prend pour paradigme le mot Univers, - « un de ces mots que je remplacerais
par un symbole affecté de quelque J - 1 comme U = Ai » où « A
représenterait l'idée ou image réelle». (C, XXII, 419 sq.) Définition où se détache
d'emblée, et par le mot symbole, le vœu d'une convention explicite et d'un
langage où n'entrerait point d'arbitraire. Mais nous retient aussi l'association
de ces termes : image réelle, - qui donne tout à coup à penser que quelque
image puisse n'être pas réelle, mais bel et bien imaginaire. Or Valéry poursuit
par une définition : « L'épithète réel doit se réserver à toute chose qui n'exige
pas une relation réciproque avec son observateur. [...] Au contraire, s'il y a
réciprocité, nous sommes en présence d'un imaginaire. » Et ce que nous désigne
ici la réciprocité est bien tout à la fois l'influence de l'image sur le sujet et
du sujet sur l'image, si l'on admet, ainsi que nous avons cru le montrer, que
celle-ci naît du savoir de qui la constitue et que, dans l'instant même de son
apparition, elle modifie le savoir de qui l'a tout juste formée. En quoi
l'imaginaire s'apparente au rêve, - et s'écarte naturellement de la perception
sensible : le papier que j'ai en effet sous les yeux est réel car mon regard ne
le modifie pas. Mais l'image valeryenne ne peut être réelle que si l'on considère
que le sujet ne la modifie pas et qu'elle demeure, pour l'essentiel, commune
à tous. Or cet imaginaire dont Valéry affecte certains mots revêt aussi un
autre aspect, et la référence très strictement mathématique au corps des
nombres imaginaires oriente autrement l'analyse. Ce que laisse entendre en
effet Valéry, c'est une manière d'analogie : entre les mots réels et ceux qui
sont imaginaires se percevrait une différence comparable à celle qu'on observe
en mathématiques en passant du corps des réels à celui des imaginaires. Mais
en réalité, ce ne sont pas les nombres mêmes qui sont imaginaires, mais la
quantité i - égale à ^/ - 1 - monstre algébrique dont on affecte un nombre
réel. Et tout naturellement i est le même pour tous les mathématiciens. Par
analogie, faut-il croire, les mots imaginaires seraient alors des mots qu'il nous
faudrait utiliser avec cette prudence que commande leur image affectée -
puisque U = Ai - d'un coefficient de déformation, - mais sur la définition
desquels, cependant, il n'y aurait pas plus (mais pas moins) de difficultés que
sur celle des mots dits réels. Ainsi deux interlocuteurs se comprendraient sans
doute également en prononçant le mot cheval ou le mot univers. Simplement
sauraient-ils ce qu'est un cheval plus clairement que ce qu'est l'univers. Car
les mots dits imaginaires - et c'est là leur nature - ne renvoient pas à une
réalité que puisse aisément relayer une image mentale sur laquelle on s'accorde,

32
mais tiennent lieu, néanmoins - et bien commodément - d'une définition plus
longue et plus embarrassée de ce dont ils sont signes.
Il demeure cependant que la trace dont l'image, toujours, marque le mot,
la dépendance toujours étroite d'elle-même et du sujet qui la fait naître, c'est
la plus large unité de la phrase qui parvient à les limiter. La fugitive
incandescence de toute image ne consume pas ce qui l'entoure sans que les
autres mots, par leurs propres images, n'allument des contre-feux. C'est en
quoi paraissent étonnamment valéryennes ces phrases écrites par Frege dans
ses Grundlagen der Arithmetik, quelque dix ans avant que Valéry ne jette les
premières bases de sa conception du langage : « Nous croyons qu'un mot n'a
pas de contenu si aucune image interne n'y correspond. Mais il faut toujours
faire porter l'attention sur une proposition complète. C'est là seulement que
les mots veulent proprement dire quelque chose 15. » Ainsi la phrase elle-même
réalise-t-elle cet équilibre délicat qui permet d'éviter les écarts d'un imaginaire
que la Logique de Port-Royal nomme pour sa part fantaisie.
La phrase, pourtant, ne permet pas seulement cet équilibre qui modère;
elle maintient aussi le mouvement qui produit la lumière des mots dont la
nature est telle qu'ils « s'obscurcissent par l'arrêt et l'isolement » (C, XIII,
502). Ils s'obscurcissent : par cette image revivifiée, Valéry restitue du même
coup son unité au mot que, tout à l'heure, il nous disait « aussi complexe et
mystérieux qu'un être ». Ce n'est plus son seul sens qui est ou non obscur, -
mais lui-même, et il n'est guère de mots que le mouvement de la phrase ne
parvienne pas à éclairer, sinon à rendre clairs. Dire d'un quelconque vocable
que c'est un mot obscur, c'est constater d'abord qu'on le voit immobile, -
nous l'avons dit, « ombre du dictionnaire ». Le discours seul, - son équilibre
et son mouvement - lui permet de revivre, et de répandre à nouveau sa
lumière. Si le langage est ce théâtre où savent alterner et l'ombre et la clarté,
on ne peut s'étonner de voir Valéry, à propos de l'image et du signe lui-même,
user du mot fantôme (C, III, 793). Il nous est difficile en effet de longtemps
échapper à l'impression d'un imaginaire imprécis et peut-être infidèle, très vite
evanescent et si peu lié, souvent, au mot même qui l'inspire, - impression qui
bientôt nous rappelle que ce tremblé de l'image, c'est bien sûr l'exact opposé
du figé de la photographie l6. Et le flottement, ici, s'il est certain que nous y
ajoutons, provient aussi du langage même. Rappelant justement la certitude
qu'il nous faut toujours accepter d'avoir été présents à cet endroit où la
photographie nous a saisis, même si le souvenir en nous s'est effacé jusqu'à
nous interdire de reconnaître en cette photo l'endroit où il est pourtant advenu
qu'on se trouve, - Roland Barthes remarque : « Cette certitude, aucun écrit
ne peut me la donner. C'est le malheur (mais peut-être aussi la volupté) du
langage de ne pouvoir s'authentifier lui-même. [...] Le langage est par nature

15. Traduction française de C. Imbert, Seuil, 1969, p. 186.


16. A propos du mot temps, Valéry remarque ainsi qu'il n'a pas de « sens photographique >

33
fictionnel 17. » Mais cette volupté que Barthes annonce ici, - c'est déjà la
littérature.
Et sans doute faut-il partir à nouveau de la célèbre affirmation : « La
littérature est, et ne peut être autre chose qu'une sorte d'extension et
d'application de certaines propriétés du langage » (Œ, I, 1440). Mais l'intérêt est
que, dans le même temps, Valéry n'est jamais le dernier à reconnaître que
ces propriétés du langage, ce sont d'abord ses défauts mêmes; car ce qui fait
de lui le serviteur si peu fidèle, et parfois si fantasque, de la pensée la plus
rigoureusement rationnelle, en fait aussi dans le même temps l'instrument,
parfois bien sûr improbable ou ingouvernable - et tout d'un coup indépendant
- mais l'instrument toujours incomparable de l'écriture littéraire. Non
seulement, comme le rappelle Maurice Blanchot, « la littérature est le langage qui
se fait ambiguïté l8 », mais encore est-elle le langage qui se fait indocilité, -
état qui ne procède pas d'un quelconque accident, ni d'ailleurs de la maladresse
de qui tient la plume, mais se trouve inscrit dans la nature même du langage
auquel on est pourtant contraint d'assigner cette charge peut-être inconsidérée
d'aider à la naissance de la littérature, - d'en être toujours la matière et
souvent aussi le moteur. À bien des égards sans doute, et pour qui s'en tiendrait
au point de vue du langage, la parole transitive pourrait être comprise comme
simple négatif de la littérature : ce qui, pour l'une, était défaut devient, pour
l'autre, qualité; l'ambiguïté se fait richesse, et l'indocilité secourable auxiliaire
de la création littéraire. Aussi ne suffit-il guère d'affirmer que l'écrivain ne
domine pas son langage, - le langage : encore faut-il ajouter que de cette
impuissance découle tout son pouvoir. Maîtriser le langage jusqu'à la sûre
domination serait se condamner à l'emploi d'un instrument inerte et mort. Est-
ce donc à dire que la littérature puisse se fonder sur un malentendu? Oui,
sans doute, puisque depuis toujours elle s'est fait une nécessité de détourner
le langage de son premier usage : dire le monde tel qu'il est. Mais c'est
précisément parce que la littérature, quant à elle, le dit autre qu'il n'est, c'est
parce que l'écrivain entretient avec le réel et l'imaginaire, avec le dicible et
l'indicible des rapports éloignés du langage ordinaire que ce détournement
peut sembler autre chose qu'une trop simple usurpation 19.
Car ce détournement, en tout état de cause, ne va pas sans difficultés, et
la littérature est lutte avec ces mots qui, par leur être même, en imposent à
celui qui écrit. Aussi advient-il parfois qu'on soit contraint de céder au langage
- aussi bien qu'à la langue - qui ne désarme pas, ou de mettre à profit son
impérieuse indépendance. Il peut s'agir alors de ce qu'on nomme inspiration, -
dont Valéry nous dit qu'elle transforme l'auteur en un observateur (Œ, II, 484).
Celui qui fait naître les mots, de cette naissance est le premier surpris, avant
même de savoir se muer en son propre lecteur, comme s'il avait été, loin du

17. La chambre claire, Gallimard-Seuil, p. 134.


18. La part du feu, Gallimard, p. 328.
19. Ici encore, quand Valéry parle d'écrivain et de littérature, il semble que ce soit poète et
poésie qu'il faille lire avant tout, - le statut de la prose demeurant comme toujours incertain.

34
chemin suivi, tout à coup égaré, séduit par un appel que maintenant il a peine
à comprendre, ou bien à se rappeler. Prise en son excès même (ou ce qui
semble tel), pareille inspiration est une dépossession, car ces mots qui s'imposent
entrent par effraction chez celui qui de plus ou moins bon gré les accueille,
mais n'accepte pas sans malaise, parfois, de les prendre pour siens. Il peut
également s'agir - cas certainement extrême mais qu'avec Valéry il faut se
garder d'écarter - de l'entrée de l'imaginaire, defiant tout contrôle, sur la
scène même de la littérature : « Dans l'excitation psychique de veille, on voit
des images et des mouvements. [...] Et il en peut résulter des expressions
verbales extraordinaires qui, saisies et écrites, sont littérature » (C, XVIII,
100). Les mots se dépouillent alors de leur sens, et une correspondance étrange,
étrangère à la structure reconnue du langage, fait se répondre un terme et
une image, sans qu'il soit possible de s'assurer tout à fait que semblable
correspondance, si fugitive et lumineuse, n'est pas tout arbitraire. Quoi qu'il
en soit, sans doute faut-il renoncer aussitôt à assimiler cette création somme
toute imprévisible et bien accidentelle à l'écriture automatique ou à je ne sais
quelle voyance rimbaldienne - résultat l'une et l'autre d'une volonté - dont
elle serait la sœur jumelle. Simplement doit-on y voir ce point-limite où
l'imaginaire sans intermédiaire commande. Or ce lieu extrême, on saurait
d'autant moins l'écarter que la littérature cherche elle-même, souvent par
d'autres voies, - sinon tout à fait à l'atteindre, du moins à ne pas trop s'en
éloigner. Mais à la différence de l'inspiration qui, toujours, demeure extérieure
et comme allogène, cette puissance tout à coup littéraire de l'imaginaire s'avère
plus étroitement liée au sujet qui écrit; et si celui-ci entre en jeu, c'est par la
présence de son corps autant que de son esprit - comme il arrive d'ailleurs
plus généralement lorsque survient un mot qu'on associe à une image : « Plus
on précise une image mentale, plus on est conduit à imaginer, puis à ressentir
son corps» (C, VIII, 196) 20. Le corps serait donc ce garant d'un réel avec
lequel, seul, il serait véritablement en contact, l'esprit restant sujet à quelques
égarements. Intermédiaire vivant entre le réel et l'imaginaire, il permettrait à
l'image de ne jamais se faire tout à fait fantaisie - en donnant au mot le sens
qu'il revêt aujourd'hui - et en même temps serait ce qui donne force à
l'écriture.
C'est pourquoi sans doute il convient de ne jamais tenir les mots trop en
lisière, mais de veiller à la souplesse, tout au contraire, de leurs rapports avec
l'imaginaire. S'il est vrai que le rôle de la littérature n'est pas tant de dire,
que de plus légèrement suggérer, l'espace que du mot à l'image le poète doit
ainsi laisser libre est bien l'espace de la vie même, et sans lequel tout texte
écrit serait un texte mort. La liberté au contraire lui doit être laissée de

20. Quant à l'inspiration, ici qualifiée d'extérieure, sans doute faudrait-il préciser qu'elle n'ignore
pas nécessairement le corps, - et ses mouvements. (Ainsi la marche peut la favoriser.) Mais elle
demeure chez Valéry purement musicale et extérieure par conséquent à ces images qui nous ramènent
au corps et nous rappellent Descartes pour qui l'imagination « n'est autre chose qu'une certaine
application de la faculté qui connaît, au corps qui lui est intimement présent, et partant qui existe »,
op. cit., II, 480.

35
mouvoir, d'émouvoir au moyen du langage, et de préserver ce faisant la vie
même. Or cette puissance intermédiaire que Valéry reconnaît au corps de
celui qui parle, cette faculté qu'il a de doublement intercéder auprès de l'image
et du monde, sans doute le risque est-il grand de la voir disparaître, et se figer
à jamais dans l'acte même d'écrire. La vie du corps, c'est donc au lecteur
aussi de l'éprouver, - dans l'entière acception du mot : la ressentir soi-même
et la mettre à l'épreuve. Du corps de l'auteur au corps du lecteur doit s'opérer
ce transport que l'écriture, par les moyens qui lui sont propres, s'efforce à
maintenir; il se pourrait d'ailleurs que ce soit là sa plus lourde tâche, dont
l'accomplissement assuré serait le signe même de l'œuvre achevée, tout
ensemble, et vive. C'est bien aussi à quoi songeait Flaubert lorsqu'il tonnait
contre son éditeur : « Jamais, moi vivant, on ne m'illustrera... » Non seulement
cette illustration viendrait forcer le lecteur à croire ce qui n'est pas, - et
même ce qui ne saurait être : « Une femme écrite fait rêver à mille femmes 2I. »
- mais, erreur d'un prix plus lourd, ce serait éloigner du livre le mouvement
de la vie.
Si cependant le corps informe ainsi l'imaginaire, c'est qu'à aucun moment
il ne rompt avec le réel qui, pour Valéry, demeure la référence inébranlable,
- mais que les mots, pourtant, sont impuissants à dire. « Le réel est du
sensible», nous dit Valéry (C XXII, 577) - et la réalité de tel objet est
beaucoup moins en l'objet même qu'en cette relation - cette sensation - qui
nous unit à lui. Et si les sens nous permettent, à coup sûr, de connaître le
monde mieux que ne sauraient simplement nous y aider les mots, acceptons
de voir là, encore une fois, une position très strictement nominaliste 22. « À
mesure que l'on s'approche du réel, on perd la parole » (C, II, 554). La position
de Valéry trahit sans conteste un regret : le monde réel est sans doute bien
ce que le corps connaît; c'est aussi l'indicible même. S'employer à dire cette
réalité, c'est s'exposer à l'échec; nier cet échec, c'est tromper les autres, et
soi-même. Le réel demeure, quoi qu'on fasse, quoi qu'on dise, ce môle
incontournable et fixe que le langage, vacillant, incertain, échoue toujours à
prendre intact en ses filets. Le réel est invariant, - c'est « l'invariant
fondamental » (C, IX, 368) que ne modifie pas le regard de celui qui l'observe - et
le langage est constante dérive.
Que le langage, par conséquent, opère grâce à l'image mentale, ne cessons
pas ici d'en prendre la mesure. Car l'image même que crée notre savoir, notre
mémoire aussi la constitue. Et cette mémoire, ce n'est pas sans raison que
Valéry se plaît à la définir comme « le corps de l'esprit » (CXXIV, 58). De
l'image au corps elle jette un pont qui nous rappelle assurément la parenté
que Descartes établit de la mémoire à l'imagination 23. Par là même Valéry
tend à nous présenter l'image mentale comme le produit d'une faculté - notre
21. Lettre à Ernest Duplan du 12 juin 1862.
22. Jean Largeault, op. cit., p. 14 : « L'ontologie des nominalistes diffère de celle des réalistes
puisque les premiers affirment que le réel est le sensible que saisit l'intuition... »
23. « La mémoire, du moins celle qui est corporelle [...] n'est rien qui soit distinct de
l'imagination. » Règle XII, op. cit., 1. 1, p. 141.

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imagination - qui serait avant tout faculté de reproduction, et non de création.
Dès lors, l'essentiel n'est pas de faire jamais la différence entre une image
mentale réelle - c'est l'épithète de Valéry - et une perception, puisque l'image,
dotée en quelque sorte d'un contenu sensible, se trouve à mi-chemin entre la
perception et la pensée qui passe toujours par elle. Du réel même, l'image
n'est-elle pas maintenant une sorte de succédané? Or ce que Valéry croit être
une présence possible, et quasiment sensible, du réel au cœur du langage, si
l'on accepte de relire la définition sartrienne, en est tout au contraire l'absence :
« La caractéristique essentielle de l'image mentale : c'est une certaine façon
qu'a l'objet d'être absent au sein même de sa présence 24. » Présence qui n'est
par conséquent que le leurre de celui qui s'y fie.

D'où l'exclusion fameuse de la philosophie, de l'Histoire et du roman,


contre lesquels Valéry, bien sûr, porte des attaques dictées par la nature de
chacun d'eux, mais des attaques aussi qui ne sont que branches issues d'un
même tronc : la conception nominaliste que Valéry, dès 1 892, commence à se
faire du langage. C'est d'elle en effet que procède directement la double
critique essentielle et commune adressée aux trois genres.
En premier lieu, c'est donc la nature fictive - imaginaire et métaphorique
- du langage qui leur interdit de prétendre représenter le réel tel qu'il est.
Mais cette prétention, faut-il le remarquer, est d'abord celle que Valéry leur
prête et que nul d'entre eux n'ose à vrai dire revendiquer. La philosophie ne
s'assigne pas comme objet l'analyse du réel dans sa totalité, - et n'affirme
même pas comment définir ce réel; l'Histoire est pour sa part la première à
savoir, et donc à convenir que le discours qu'elle tient sur le passé est tout
directement issu de la vision qu'elle se donne du présent. Quant au roman, il
ne fait plus, comme on sait, concurrence à l'état civil, - et produire copie du
réel est sans doute la moindre de ses ambitions. Les belles pages du Temps
Retrouvé sont pour nous le rappeler : « La vraie vie, la vie enfin découverte
et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature 2\ »
Loin de couvrir de son opacité le réel et la vie, la littérature déchire au
contraire le voile qui nous interdisait de les pénétrer tout à fait. Pour Valéry,
cependant, et par la faute du langage, le roman le plus réaliste - et à ses
yeux ce réalisme est bien toujours une exigence - échoue nécessairement à
accomplir son ambition puisque l'instrument de la représentation qu'il opère,
dans l'instant même où il l'opère, livre malgré lui une image déformée. La
fiction est déjà dans les mots, comme le ver, peut-être, est déjà dans le fruit.
Le réalisme cependant - tel est du moins son but - ancre un peu plus les
mots dans les choses, ramène au monde un livre qui s'en éloignait. Mais de
ce livre, du même coup, il rabat le désir véritable : être avant tout une œuvre
d'art. Car ainsi Valéry court le risque de nous faire accroire que le roman
puisse être écrit en ce langage commun qui ne chercherait pas à être, mais à
24. Op. cit., p. 98.
25. Ed. de la Pléiade, t. III, p. 895.

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dire simplement. L'ironie veut qu'en cela se trouve contestée au roman cette
qualité littéraire par contre reconnue à la philosophie et à l'Histoire (qui n'en
demandent pas tant) comme s'il fallait abaisser l'un et cependant hausser les
autres jusqu'au plain-pied d'une même critique : la déformation du réel. Mais
à supposer qu'ils veuillent se prêter aux exigences valéryennes d'asepsie verbale,
à supposer qu'ils veuillent atteindre à cette univocité nécessaire à la pure
représentation de la réalité, les conséquences ne seraient pas égales : l'Histoire,
bien sûr, en sortirait grandie, mais le destin que Valéry, en ce cas, promet à
la philosophie : la mort même, seul le roman le subirait vraiment. Quoi qu'il
en soit, le leurre demeure bien grand de demander aux mots plus qu'ils ne
peuvent permettre ; car, comme Brice Parain le remarque : « Le langage est
par sa nature une abstraction, en ce sens qu'il ne manifeste pas la réalité,
mais qu'il la signifie dans la vérité 26. »
Un deuxième reproche, pourtant, se trouve enté sur ce premier. Car le
roman, l'Histoire et la philosophie, s'ils usent donc d'un langage nécessairement
fictif, produisent en même temps un discours où s'introduit une seconde fiction.
C'est évidemment le cas du roman qui raconte une histoire, - et le roman le
plus réaliste, s'il veut nous faire croire qu'il dit vrai, c'est précisément qu'il
n'y parvient pas, et ne se soucie pas vraiment d'y parvenir. Ce qu'il dit n'a
pas de dénotation réelle, et ce qui d'aventure n'est pas inventé dilue sa vérité
au contact de ce qui l'est. Même l'emploi des noms propres les plus
authentiques, l'effet de vérité qu'il sait produire est le soutien d'une illusion. Alors
nous suffit-il de songer à Proust « ne pensant pas aux noms comme à un idéal
inaccessible, mais comme à une ambiance réelle où j'irais me plonger 27 ». Or
Valéry ne considère pas que le discours de la Philosophie ou de l'Histoire soit
ici différent de celui du roman. Sans doute la fiction ne vient-elle pas alors de
celui qui écrit, mais le Temps suffit en soi-même à jouer pour l'historien le
rôle que, pour le romancier, venait assumer l'imagination : ce que dit l'historien
est ce qui a été, - et que jamais on ne peut vérifier. C'est à lui de faire,
prudemment, confiance aux textes d'autrefois; c'est au lecteur de faire, plus
largement, confiance à l'historien et à son texte d'aujourd'hui. Mais, de tous
ces écrits, aucun ne saurait désigner désormais une réalité qui, ici, maintenant,
nous fût vraiment sensible. Et les noms, dans l'Histoire, sont des noms de
roman : Bonaparte ne désigne plus celui qui autrefois vécut sous ce nom, mais
l'image qu'à présent je me fais d'un homme qui fut vivant, image vivante
d'un homme mort, - image mouvante d'une définitive absence. Ce qu'on
prétend ainsi que fut hier, je ne saurais le croire tout à fait : hier n'existe
plus. Cet éloignement du réel, le discours philosophique, selon Valéry, n'y
échappe pas davantage, car l'usage que, pour sa part, le philosophe se consent
de mots abstraits, et qui ne sauraient nous renvoyer à quoi que ce fût de
sensible, cet usage aussi nous sépare de ce qui existe et se livre à nos sens.
La philosophie se fait onirisme, - en quoi elle rejoint le roman : « Le réel non
26. Recherches sur la nature et les fonctions du langage, Gallimard, p. 34.
27. Ed. de la Pléiade, 1. 1, p. 388 sqq.

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sensible des philosophes est un rêve » (C. IX, 691). S'autoriser un mot abstrait,
c'est s'accorder - mais sans le dire - le droit de création d'une entité nouvelle
qui sache lui correspondre un instant dans l'esprit de celui qui la crée, pour
s'effacer ensuite, ou bien se modifier sous les yeux d'un lecteur nouveau. Le
philosophe, autant que l'historien ou bien le romancier, fabrique à son usage
un monde coupé du monde. Et croyant nous montrer le réel, ils nous offrent
l'imaginaire.
À l'opposé, bien sûr, ce que s'attache à dire la poésie, c'est l'indicible
même, et selon la définition fameuse : « ces choses ou cette chose que tentent
obscurément d'exprimer les cris, les larmes, les caresses, les baisers, les
soupirs etc. » (Œ, II, 547). Aussi sa liberté est-elle plus grande à l'égard du
réel, sinon tout à fait sans limites. Elle peut, ou non, s'en soucier; elle peut,
ou non, s'ouvrir à l'imaginaire. De cela ne dépend pas, en dernière instance,
- ou si peu - cette efficacité souveraine des mots sur le lecteur, à quoi Valéry,
bien souvent, ramène la fonction première de toute poésie. Il ne s'agit plus
alors de discuter les moyens : simplement sommes-nous fondés à attendre de
chaque poète la cohérence de son univers personnel. Et c'est par quoi se trouve
légitimé le reproche que Borges, sans entamer l'admiration, veut faire à Valéry
d'avoir conduit le romanesque en son Cimetière marin : « Les vains détails
circonstanciels sur lesquels s'achève le poème - la ponctuelle entrée en scène
du vent, les feuillets qui en l'acceptant s'agitent et se mélangent, l'apostrophe
adressée aux vagues, les focs picoreurs, le livre - visent à le rendre inutilement
crédible 28. Car le souci de crédibilité, dont le Cimetière marin, selon Borges,
a le tort de faire trop grand cas, Valéry l'écarté par ailleurs d'un geste altier,
sans doute, mais surtout de grande conséquence : « Poète. Ton espèce de
matérialisme verbal. Tu peux considérer de haut romanciers, philosophes, et
tous ceux qui sont assujettis à la parole par la crédulité » (C, VIII, 368). Que
Valéry, par conséquent, sous-tende un poème, ici, de la nervure d'un récit, ou
que là il dessine une figure, la Jeune Parque, qui n'est bientôt rien d'autre
qu'un pur personnage, - cela est sans utilité : mais qu'il le fasse, à l'inverse,
est sans importance, car le poète est délié de toute allégeance au réel qu'il
peut, ou non, évoquer à sa guise - qu'il peut aussi feindre seulement d'évoquer
- persuadé qu'en tout cas, ce faisant, il le détruit toujours au profit d'autre
chose : le poème. Ainsi seulement prennent sens ces mots de matérialisme
verbal que Valéry lui-même éclaire : « L'art littéraire consiste à mettre
quelqu'un continûment dans l'état où les mots sont pris pour les choses mêmes, et
il augmente en proportion de cet effet » (C, II, 64). Ce n'est pas là
nécessairement profession de foi, mais constatation simplement obligée; loin de renier
le nominalisme sur quoi s'appuyait tout à l'heure sa vision du langage, Valéry
convient que tel est bien, pour la poésie, le chemin de haute efficacité ouvert
aussi par ce même langage.
Et si la poésie est l'exceptionnelle création d'un état où les mots remplacent

28. Livre des préfaces, Gallimard, p. 221 sq.

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entièrement les choses, elle est du même coup cet art qui, de l'image, sait
faire l'économie, et livrer son lecteur à la matière du verbe. Inutile, en cette
exigence, de former de l'objet la moindre image mentale, dont la précision
même est en raison inverse de l'effet poétique. Non point, pourrait-on croire,
parce qu'en un autre sens, la poésie demeure - et très souvent se veut -
d'abord image. Car cette assimilation si courante et si vite acceptée, Valéry
la refuse. Et s'il lui arrive de s'étonner en effet qu'on accepte de trouver le
principe de la poésie même dans les images « au point d'y voir exclusivement
la propriété spécifique de la poésie », c'est qu'au contraire « ce principe est à
rechercher dans la voix et dans l'union singulière, exceptionnelle, difficile à
prolonger de la voix avec la pensée même » (C, VII, 71). Or rechercher l'union
- singulière, c'est-à-dire toujours inimitable - de la voix avec la pensée, c'est
brûler simplement une étape devenue contrainte inutile, - celle de l'image
mentale ou poétique. C'est se libérer du réel, et de ce qui aidait à le préciser.
Car si l'image est cette manière de livrer autrement le réel, s'écarter d'elle,
c'est choisir délibérément l'indicible. Bien plutôt qu'au langage, c'est faire
confiance aux mots, parce qu'il ne saurait être ici question de mesurer la vérité
de ce qu'ils disent, - mais plus audacieusement de percevoir la vérité du texte,
étroitement liée à la pureté de la voix qui le porte. Puisque le langage en
effet, quoi qu'on fasse, est impuissant à saisir en lui la réalité, l'objet de la
poésie ne saurait être aucunement de se distraire de cette impuissance, - de
feindre qu'elle puisse un instant s'abolir, - mais au contraire de prendre appui
sur elle pour montrer qu'un langage impuissant n'est pas nécessairement un
langage sans pouvoir, et que ce pouvoir-là, c'est la poésie même, - un verbe
qui dispense le poème de l'image dès lors que se font bien entendre, en leur
stricte authenticité, et la voix du poème et la sonorité du mot.
La poésie et la littérature sont à ce prix, - elles dont le vrai postulat
demeure que le réel d'un texte ne saurait rien être d'autre que ce texte même.
Dire que les mots sont alors les choses, c'est reconnaître ce transport de la
réalité, cette appropriation de celles-ci par ceux-là; c'est aussi donner même
statut au pur réel et à l'imaginaire, à ce qui est et à ce qui n'est pas. En quoi
le mot infini, philosophiquement, on le sait, répudié par Valéry, devient
poétiquement d'un bel usage : je puis ne pas savoir ce qu'est cet infini, qui
peut ne pas même exister, encore suffit-il que, du mot, je me fasse une idée
confuse, et susceptible ainsi d'un remarquable effet. Et si le mot désigne
quelque objet concret, il le fait disparaître et l'absorbe en sa propre sonorité :
l'image n'est plus utile, qui servait simplement à préciser le sens. Le mot n'a
plus vraiment à désigner : il lui suffit d'être lui-même, assez troublant et plein.
La poésie est cet abus de pouvoir enfin légitimé par l'œuvre, pouvoir des
mots sur celui qui les dit, pouvoir mêlé - et Valéry précise : alterné - de leur
sonorité et de leur sens. Mais sens n'est plus là que détour, également, par
quoi l'objet se fait présent au texte, et du même coup s'absente du monde.
La sonorité même du mot contribue à son tour à l'incertitude féconde, et le
sens de chaque vers est d'abord ce faisceau de sens qui en lui s'entrecroisent,

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et toutefois s'unissent à chaque lecture d'une manière chaque fois nouvelle,
mais qui maintient leur harmonie - dont le mystère est cette préservation
même.
En précisant - du nominalisme à l'imaginaire - la conception valéryenne
du langage qui soumet la littérature à des exigences que celle-ci s'attache
toujours à mieux dominer, peut-être aura-t-on du même coup replacé dans
une perspective plus claire la formule si souvent citée : « L'écrivain véritable
est un homme qui ne trouve pas ses mots » (C, II, 669). Leur choix requiert
en effet trop de conditions simultanées pour qu'ils s'avèrent aussitôt proie
facile. Mais dire cela, ce n'est pas seulement éloigner du territoire de l'écrivain
les facilités parfois trompeuses de l'inspiration; ce n'est pas non plus - mais
à l'inverse - privilégier à l'excès, et de manière peut-être artificielle, les valeurs
du travail. C'est d'abord constater cette réalité qu'écrire, c'est refuser de
laisser se développer à son gré sa pensée, et son pouvoir sur les mots qui la
portent; c'est lutter sans cesse contre l'expression nue de cette pensée, parfois,
sous peine de voir s'éloigner l'œuvre même, et chercher au contraire
patiemment les mots qu'on déploiera de manière à leur faire prendre corps. C'est du
même coup élever au rang des exigences cette insatisfaction dont Valéry fait
l'ennemi - mais le moteur aussi - de l'achèvement, lui qui, on peut le lire
souvent, n'est pas éloigné de penser que la qualité littéraire d'un texte est en
proportion de son caractère inchangeable, - pierre de touche, et peut-être la
seule, de la perfection véritable. Mais l'achèvement, l'écrivain ne le reçoit pas
comme un don, mais comme l'effacement laborieux de toutes les contingences
devant la forme unique et désormais définitive. D'où cette impression d'étran-
geté qu'on peut avoir devant son œuvre faite, comme à l'écoute pour la
première fois de sa voix gravée. Voix et œuvre d'un autre, alors, semble-t-il
souvent. Mais l'étrange est au contraire qu'ainsi semble venir d'un autre un
texte qui n'existe pourtant que par la maîtrise d'un langage qui porte enfin le
nom de celui qui en use.

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