Vous êtes sur la page 1sur 4

Editorial https://journals.openedition.

org/etudesplatoniciennes/824

12 | 2015 :
Platon et la physis
Dossier : Platon et la physis

Editorial
A M

Texte intégral
1 Voici le troisième numéro des Études Platoniciennes consacré à l’exploration du
rapport de Platon à ses prédécesseurs, à la recherche de nouvelles ressources pour
éclairer ceux-ci à partir du corpus platonicien, aussi bien que de perspectives sur
Platon ouvertes par la relecture des penseurs qui l’ont précédé. On notera qu’ici
encore nous avons entendu le terme de « prédécesseur » comme n’impliquant
aucune spécificité relative au type de discours : Homère, Pindare ou Hippocrate sont
autant des « prédécesseurs » de Platon que Parménide ou Anaximène. Opter pour
une approche par notions, telles que tekhnê ou psukhê, permettait de laisser ouverte
la liste des devanciers avec lesquels le texte de Platon pouvait entrer en résonance.
Nous n’avons pas non plus astreint les auteurs des présents articles à traiter eux-
mêmes du rapport de leur auteur à Platon : nous revendiquons le choix de proposer
aux lecteurs des Études Platoniciennes des articles qui ne parlent que de Pindare ou
de Parménide, en considérant qu’ils présentent un intérêt pour qui juge utile de
situer Platon dans une histoire plus large de la pensée grecque.
2 Pourquoi un numéro suivant le fil de la phusis ? Il y a quelques années, nous
affirmions que l’un des champs les plus prometteurs des études platoniciennes
contemporaines était celui de la philosophie de la nature : un Platon phusiologos
émerge d’un nombre grandissant d’études récentes, et cela ne se produit pas sans
nous amener à questionner à nouveau les frontières exactes du domaine que nous
appelons « physique », si par exemple l’âme, est, pour Platon, ce qu’il y a de plus
« physique »1. Or une telle évolution remet en cause l’un des récits traditionnels par
lesquels on présente la rupture de la philosophie platonicienne, héritière de Socrate,
avec le naturalisme présocratique, et exige de reprendre, de manière plus fine, la
question des rapports de Platon à ses prédécesseurs sur ce terrain. Il faut commencer
par reconnaître que nous ne savons pas à l’avance ce que veut dire le terme φύσις
lorque nous le rencontrons dans le texte de Platon. Bien souvent le sens global ou
collectif de la « Nature », comme domaine ou règne opposé à celui des produits de
l’art humain, sens qui nous est si familier, se présente à nous comme le plus évident,

1 of 4 15/04/2019, 07:11
Editorial https://journals.openedition.org/etudesplatoniciennes/824

alors qu’il faudrait peut-être considérer qu’un tel sens est le moins probable, ou qu’il
s’agit en tout cas de celui dont l’apparition même devrait être expliquée et saluée
comme un événement, plutôt que supposée.
3 C’est un tel avis de prudence que nous devons retenir du coup de sonde que nous
offre Nadine Le Meur-Weissman au sein du corpus pindarique, qui est l’un de nos
relais les plus importants dans l’histoire de l’usage des termes φύσις, φυή/φυά. Or
Nadine Le Meur-Weissman établit précisément que ce sens global est absent du texte
de Pindare : ces termes renvoient toujours à quelque chose de particulier à un être.
Ils peuvent certes s’opposer, car le terme φύσις semble y avoir le sens restreint
d’apparence physique, de stature, comme la φυή homérique, tandis que ce dernier
terme est susceptible, chez Pindare, d’osciller entre cette signification physique et
celle des capacités d’un corps (la force du jeune Héraclès), d’un certain état de son
développement (le moment où fleurit le duvet sur le visage de Pélops), ou encore, au
datif instrumental, du fonds de qualités que l’on tient de sa naissance, le plus souvent
par hérédité. Nadine Le Meur-Weissman remarque que Pindare, qui ne se soucie pas
beaucoup du paysage ou des éléments naturels, en fait pourtant une référence
constante pour parler de l’épanouissement des qualités des hommes et du poème lui-
même : c’est le dynamisme de la croissance, sur le modèle de la croissance végétale,
qui semble unir chez Pindare l’ensemble des usages de φύσις et de φυά, de la nature
dont chacun tire les qualités susceptibles de croître grâce à l’effort, à cet état de
développement qui peut être considéré à tout moment comme résultat de cette
croissance, et à l’apparence physique qui en résulte. L’enquête sur les sens du terme
φύσις au Ve siècle et au début du IVe devra repartir de ces résultats.
4 Daniel W. Graham nous offre l’occasion de questionner l’image courante d’un
Platon hostile à la philosophie naturelle des Ioniens. Tout d’abord, il faut reconnaître
que Platon ne s’oppose pas à la démarche cosmogonique de la pensée ionienne par
principe, mais bien plutôt parce qu’il entend fonder une telle démarche sur de
nouveaux principes, la causalité psychique et téléologique du démiurge. Or, Daniel
Graham nous propose de reconnaître que dans ce contexte même, Platon peut
trouver profit à un dialogue serré avec Anaximène. En décrivant le cycle de
transformations entre les éléments en Timée 49, avant de les soumettre à l’ordre que
vient placer en eux la participation à l’intelligible, Platon aurait repris et élaboré les
doctrines d’Anaximène avec une précision qui tranche avec la doxographie d’un
Hippias ou d’autres dialogues platoniciens. Ce faisant, il nous offre un autre visage
du penseur ionien que celui que nous en livre Aristote : Anaximène, dont Platon veut
tirer l’idée d’un processus de transformation auquel aucun élément n’est soustrait,
s’arrache alors au paradigme du matérialisme moniste, déjà mis à mal à propos des
autres penseurs ioniens. Les passages doxographiques platoniciens s’avèrent donc
plus riches qu’ils ne semblent : s’ils témoignent parfois d’une distance ou d’une
désinvolture qui cadre avec le type d’exercice proto-doxographique d’un Hippias, ils
révèlent aussi des stratégies de discussion complexe, manifestant une pratique
d’appropriation plus précise des textes des présocratiques. Comme le suggère Daniel
W. Graham, Platon apparaîtrait à la croisée de deux grandes influences : d’un côté, la
physique processuelle des Ioniens, lue à travers Héraclite, et d’un autre côté
l’éléatisme, source d’inspiration pour penser une réalité intelligible dont la stabilité
doit assurer la cohérence d’une nature qui serait sans cela impossible à appréhender.
5 C’est exactement à cet endroit que Patricia Curd retrouve Platon – comme héritier
d’un Parménide plus proche d’Héraclite qu’il n’y paraît souvent. Patricia Curd
propose un rapprochement entre les conceptions que se font respectivement
Héraclite et Parménide des capacités cognitives de l’homme. Si dans les deux cas une
connaissance trop humaine, « mortelle », qui fait fond sur l’expérience perceptive,
est récusée comme errance, les deux penseurs supposent pourtant qu’il peut y avoir
un chemin de connaissance, accessible à un esprit bien orienté, qui mène à la saisie
de ce qui est véritablement – l’unité véritable. Décrivant les diverses modalités que

2 of 4 15/04/2019, 07:11
Editorial https://journals.openedition.org/etudesplatoniciennes/824

prend l’affirmation de cette affinité de l’être et de l’esprit chez Héraclite et


Parménide, Patricia Curd en vient à se demander s’il ne faut pas reconnaître que
l’être véritable puisse jouer le rôle de principe organisateur du monde que nous
percevons, aussi bien chez Héraclite que chez Parménide. C’est dans ces termes que
la question paradoxale d’un « platonisme » de Parménide en vient à être posée, au
sens où l’être véritable pourrait jouer chez lui le rôle de principe organisateur du
sensible. Patricia Curd conclut, non sans soulagement, que Parménide est peut-être
plus héraclitéen que platonicien. Mais si être platonicien n’est pas ce qu’en dit
Aristote, et si Platon ressemble davantage à celui qui, selon Daniel Graham, a lu
Anaximène de près, il se pourrait que l’on puisse inversement trouver Platon bien
proche de ce Parménide héraclitéen.
6 Il apparaît ainsi que le geste de rendre Parménide plus naturaliste – comme c’est la
tendance croissante dans les études parménidiennes depuis dix ou vingt ans – n’est
pas sans effet sur la nature du rapport entre Parménide et Platon, puisque les deux
penseurs semblent alors proposer d’explorer les diverses modalités d’une même
obligation d’articuler en quelque façon deux objets pourtant ontologiquement
différenciés, celui de sens ou de l’opinion et celui de l’esprit. De ce point de vue Jaap
Mansfeld apporte un argument de poids en faveur de la reconnaissance d’un
Parménide naturaliste : l’entreprise de reconstruction minutieuse de la doxographie
d’Aetius permet de mettre en évidence non seulement que Parménide est mentionné
parmi les autres naturalistes lorsqu’il s’agit des sujets les plus courants de la
philosophie de la nature – cosmogonie, cosmologie, mais aussi zoogonie et
anthropogonie – , mais encore qu’il y a des sujets, comme ceux de la formation de
l’embryon et de l’hérédité, sur lesquels il est cité sans prédécesseur : lorsqu’il s’agit de
se demander quel processus physiologique explique qu’un enfant ressemble plus à
son père ou à sa mère, Parménide paraît comme un initiateur, comme il l’est peut-
être aussi sur le fait de considérer que la lune a une lumière d’emprunt. Lire ainsi le
poème de la « droite » vers la « gauche » renverse la perspective : non pas lire
d’abord l’ontologie de Parménide avant de se demander quel statut sa physique
pourrait bien avoir, mais commencer par reconnaître que le discours de la déesse sur
la « phusis » des choses réclame son importance et sa légitimité parmi les objets
d’investigation de Parménide, quel que soit le statut exact qu’il faille lui donner
relativement à l’ontologie de la première partie.
7 C’est au fond Platon aussi qu’il nous faut apprendre à lire « de droite à gauche ».
Nous n’avons pas fini de travailler à comprendre comment Parménide et Platon ont
su trouver dans un certain retrait de l’expérience sensible les voies profondes d’un
naturalisme renouvelé.

Notes
1 A. Macé, « The new frontier : philosophy of nature in platonic studies at the beginning of the
XXIth Century », Plato 9 (2009), URL : http://gramata.univ-paris1.fr/Plato/article89.html.

Pour citer cet article


Référence électronique
Arnaud Macé, « Editorial », Études platoniciennes [En ligne], 12 | 2015, mis en ligne le 20 avril
2016, consulté le 15 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/etudesplatoniciennes/824

Auteur
Arnaud Macé
Articles du même auteur

3 of 4 15/04/2019, 07:11
Editorial https://journals.openedition.org/etudesplatoniciennes/824

Editorial [Texte intégral]


Puissances de l’âme
Paru dans Études platoniciennes, 4 | 2007

La surpuissance morale des âmes savantes à l’aune de la procédure athénienne


d’examen public des compétences techniques [Texte intégral]
Paru dans Études platoniciennes, 4 | 2007

P. Pontier, Trouble et ordre chez Platon et Xénophon [Texte intégral]


Paru dans Études platoniciennes, 4 | 2007

F. Karfík, Die Beseelung des Kosmos [Texte intégral]


Paru dans Études platoniciennes, 4 | 2007

G.R. Carone, Plato’s Cosmology and its Ethical Dimensions [Texte intégral]
Paru dans Études platoniciennes, 3 | 2006

V. Harte, Plato on Parts and Wholes, The Metaphysics of Structure [Texte intégral]
Paru dans Études platoniciennes, 3 | 2006
Tous les textes...

Droits d’auteur

Études Platoniciennes est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons
Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.

Ce site utilise des cookies et collecte des informations personnelles vous concernant.
Pour plus de précisions, nous vous invitons à consulter notre politique de confidentialité (mise à jour le 25 juin 2018).
En poursuivant votre navigation, vous acceptez l'utilisation des cookies.Fermer

4 of 4 15/04/2019, 07:11

Vous aimerez peut-être aussi