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Droit et société

De la régulation par le droit à l'heure de la globalisation. Quelques


observations critiques
André-Jean Arnaud

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Arnaud André-Jean. De la régulation par le droit à l'heure de la globalisation. Quelques observations critiques. In: Droit et
société, n°35, 1997. Globalisation des échanges et espaces juridiques. pp. 11-35;

doi : https://doi.org/10.3406/dreso.1997.1395

https://www.persee.fr/doc/dreso_0769-3362_1997_num_35_1_1395

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Résumé
Nous vivons une époque confuse et complexe du point de vue de la régulation des sociétés par le
droit. Le mouvement de globalisation des échanges entraîne, en effet, un mouvement paradoxal
d'affaiblissement et de renforcement de l'État. Ce dernier est tantôt relayé, tantôt suppléé, tantôt même
supplanté dans sa fonction souveraine de diseur de droit. Mais il est, en même temps, appelé à jouer
un triple rôle de rempart, de gendarme et de stratège. L'un des aspects les plus innovants de ces
transformations tient probablement dans la part croissante que prend la société civile dans la
production normative. S'agit-il d'une véritable participation au gouvernement ? L'analyse tendrait plutôt
à suggérer un mode sui generis de gestion, qui a pour nom « gouvernance ».

Abstract
On Legal Regulation in the Global Age : Some Critical Comments.
From the viewpoint of the regulation of societies by Law we live in a confused and complex age.
Indeed, globalization leads to a paradoxical process of State weakening and reinforcing. The State is
sometimes « relayed », sometimes « supplemented » and even sometimes « substituted » in its
sovereign role as the maker of law. However, the State also has to play a threefold role as bastion,
policeman and strategist at the same time. One of the most innovative aspects in this State
transformation probably lies in the growing part which civil society takes in normative production. Does
this represent a true participation in government ? Rather it would seem that this feature reveals a sui
generis mode of management, named « governance ».
Droit et Société(p.35-1997
11-35)
De la régulation par le droit à

l'heure de la globalisation.

Quelques observations critiques

André- Jean Arnaud **

Résumé L'auteur

Directeur de recherche au CNRS.


Nous vivons une époque confuse et complexe du point de vue de la Directeur du Réseau européen
régulation des sociétés par le droit. Le mouvement de globalisation des Droit et Société.
Publications récentes :
échanges entraîne, en effet, un mouvement paradoxal d'affaiblissement et de — O pensamento Juridico
renforcement de l'État. Ce dernier est tantôt relayé, tantôt suppléé, tantôt europeu (trad. portugaise de
même supplanté dans sa fonction souveraine de diseur de droit. Mais il S. Lopes et P. Neto), Lisbonne,
est, en même temps, appelé à jouer un triple rôle de rempart, de Editoria
— Jean Carbonnier, International,
Renato1995 ;
gendarme et de stratège. L'un des aspects les plus innovants de ces Trêves et la sociologie du droit.
transformations tient probablement dans la part croissante que prend la société Archéologie d'une discipline.
Entretiens et pièces.
civile dans la production normative. S'agit-il d'une véritable participation Présentation et commentaires (en collab.
au gouvernement ? L'analyse tendrait plutôt à suggérer un mode sui gene- avec S. Andrini, pour la partie
ris de gestion, qui a pour nom « gouvernance ». concernant le professeur
R. Trêves), Paris, LGDJ, coll.
État - Globalisation - Gouvernance - Gouvernement - Régulation. «—Droit Sistemas et Société
Juridicos.
», 1995Elementos
;
para un analisis sociolôgico, avec
M. José Farinas Dulce, Madrid,
éd. Boletin Oficial y Univ. Carlos
Summary m, «1996
— Le droit ; contemporain en
quête de nouveaux
fondements », in A. Fernândez-
On Légal Régulation in the Global Age : Some Critical Comments Galiano, Libre Homenaje...,
From the viewpoint of the régulation of societies by Law we live in a con- Madrid,
— « Philosophie UNED, 1995
des droits
; de
fused and complex âge. Indeed, globalization leads to a paradoxical proc- l'Homme et droit de la famille »,
ess of State weakening and reinforcing. The State is sometimes « relayed », Introduction à F. Dekeuwer-
sometimes « supplemented » and even sometimes « substituted » in its Défossez (dir.),
sovereign rôle as the maker of law. However, the State also has to play a Internationalisation des droits de l'Homme et
évolution du droit de la famille,
threefold rôle as bastion, policeman and strategist at the same time. One Paris, LGDJ, 1996.
of the most innovative aspects in this State transformation probably lies
in the growing part which civil society takes in normative production. * Les lignes qui suivent
constituent un compendium de l'un
Does this represent a true participation in government ? Rather it would des chapitres de Gouvernants
seem that this feature reveals a sui generis mode of management, named sans frontières, vol. 1, tome 2 de
« governance ». la Critique de ta raison Juridique,
Paris, LGDJ, coll. « Droit et
Société » (à paraître).
Globalization - Governance - Government - Régulation - State.
** Domaine Saint-Louis,
F-l 1 160 Rieux-Minervois.
<aja@reds.msh-paris.fr>

11
A.-J. Arnaud Si l'on devait regrouper autour de quelques mots-clés certaines
De la régulation par le droit des interrogations actuelles qui laissent des collègues juristes,
à l'heure de la globalisation. politistes et économistes très perplexes, il en est trois qui
Quelques observations révéleraient bien les préoccupations de ces derniers : altérité, complexité,
critiques mondialisation l. En d'autres termes, les questionnements majeurs
qui inquiètent les chercheurs de ces disciplines ont rapport à la
régulation sous divers aspects : efficacité de la régulation
traditionnelle par la voie du droit ; validité d'autres modes de régulation
sociale ; conception de la déréglementation comme invite à un
autre droit 2 susceptible de permettre de maîtriser la complexification
des rapports sociaux, de même que la mondialisation de ces
rapports, qui ont jeté le trouble dans les réponses classiques à ces
problèmes.
De là, pourraient se comprendre des phénomènes affectant les
sources traditionnelles du droit, et que repèrent les observateurs 3.
Ces derniers notent tout d'abord l'apparition d'un droit « à texture
ouverte » par déplacement de ces sources vers les pouvoirs privés
économiques, avec une participation accrue des acteurs privés, et
la prise en compte de « valeurs » issues des systèmes économique
ou techno-scientifique. Ils relèvent également un rôle croissant des
sources « molles » du droit (chartes, codes de bonne conduite, etc.)
qui, prenant force contraignante, en viendraient à se durcir. Ils
évoquent, enfin, un recul de l'État, visible au travers du
développement de la normalisation et de la certification, mais avec cette
1. On en veut pour témoignage contrepartie de l'association aux pouvoirs publics du secteur privé
les interrogations initiales dans la production du droit.
exprimées dans nombre
d'appels à communication pour Deux problématiques fondamentales apparaissent ici. La
des colloques et congrès première concerne la validité contemporaine des postulats fondateurs
organisés tant par les politistes de la régulation par le droit ; la seconde, l'impact et les effets de la
que les économistes, et, à mondialisation des échanges sur la régulation juridique. Les deux
l'étranger, par la Law and problématiques sont si intimement liées qu'il serait artificiel de les
Society Association ou le Comité
de Recherche en Sociologie du dissocier ne serait-ce que pour les besoins de l'analyse. Par ailleurs,
Droit de l'Association chacune d'elles se trouve traversée par les trois concepts-clés
Internationale de Sociologie. qu'on a dégagés plus haut et qui s'avèrent être de précieux fils
2. Jacques Chevallier, « Les conducteurs pour la compréhension de ces phénomènes.
politiques de Les questions fondamentales qui se posent à nous sont
déréglementation », dans Les
multiples, et font fi des territoires disciplinaires traditionnels. Elles
déréglementations (Paris,
Economica, 1988), faisait cette concernent, pour l'essentiel, les rapports contemporains entre pouvoir,
remarque perspicace et quasi droit et connaissance. Il convient aussi de ménager une place
visionnaire à l'époque, que la importante au problème de l'articulation de la régulation par le
déréglementation signifiait non droit de l'État avec d'autres formes de régulation juridique,
pas moins de droit, mais un
autre droit. notamment celles qui sont mises en vedette par les études socio-
3. Cf. appel à communication du juridiques et politiques récentes sur le pluralisme juridique. Il faut
colloque CREDECO (Centre de également accorder une attention particulière aux modes de prise
recherche en droit économique, en compte de la complexité croissante des interactions qui se
Nice, 1996 : « Après la nouent tant au sein de la régulation par le droit que dans la dialec-
déréglementation, les nouvelles
formes de régulation »).

12
tique entre régulation par le droit et les autres formes de Droit et Société 35-1997
régulation étrangères à l'intervention du droit de l'État.
On a voulu tenter, dans les limites du genre auquel on se plie
ici, d'ouvrir un débat en optant pour une réflexion qui associe la
plupart de ces questionnements sur les modes de production du
droit dans nos sociétés contemporaines. Et puisque, au fond, c'est
de la mise en cause de l'État qu'il s'agit, Etat souverain, maître,
diseur et dispensateur du droit, régulateur des conduites et
contrôleur de la mise en œuvre des normes juridiques et des règles
qui en découlent, on commencera par discuter de la place
qu'occupe le droit étatique, aujourd'hui, dans la régulation, avant
de s'interroger sur les modes contemporains de production et
d'implémentation de cette norme. En d'autres termes, nous
enquêterons premièrement sur la diversité des lieux de production
contemporaine de régulation et plus particulièrement de la norme
juridique, avant d'examiner les modalités selon lesquelles elle est
rendue effective.

I. De la place du droit étatique dans la


régulation sociale contemporaine
On se permettra de rappeler quelques truismes, afin d'évacuer
toute ambiguïté sur les termes. Que, par « régulation juridique »,
on entend généralement ce type de régulation sociale qui passe par
le canal du droit. Que, lorsqu'on parle de droit, on entend
généralement un ensemble de règles positives établies et contrôlées par
l'État, le « droit imposé ». Dire le droit, attribut de la souveraineté
étatique selon la conception moderne du droit et de l'État, est
longtemps passé pour le mode par excellence de régulation sociale.
Cette vison nous a été léguée par la philosophie « moderne », c'est-
à-dire cette pensée juridique et politique qui s'est formée entre la
fin du Moyen Âge et le XIXe siècle. Les choses ont bien changé. Si,
dans les années 1950, un étudiant en droit n'entendait jamais un
professeur parler de « production du droit » ni de « régulation », ce 4. Cf. Jacques Chevallier, « De
dernier terme est aujourd'hui devenu un « paradigme majeur des quelques usages du concept de
régulation », dans Michel Miauue
sciences sociales » 4. (dir.), La régulation entre droit et
Dans le même temps, un autre bouleversement s'est politique, Paris, L'Harmattan,
manifesté : l'autonomie des États-nations s'est trouvée grandement 1995, p 71-93.
compromise par l'interdépendance qui se noue au sein d'une 5. « Les avancées technologiques
économie globalisée. Il est vrai que la dépendance réciproque entre les ont rendu les frontières plus
poreuses. Les États conservent
pays a créé un assujettissement inconcevable par le passé pour des leur souveraineté, mais les
Etats souverains. Officiellement, la souveraineté des États n'est pas gouvernements ont subi une
remise en question ; mais, dans les faits, les gouvernements ont érosion de leur autorité »
récemment subi, et subissent chaque jour davantage, une érosion (Commission on Global
Goveraance, Our Global
de leur autorité due, entre autres, à la porosité des frontières 5, à la
Neighborhood, New York,
difficulté de contrôler les flux transfrontaliers monétaires, de Oxford University Press, 1995,
marchandises et d'information, aux avancées technologiques. Les pres- p. H).

13
A.-J. Arnaud sions que subissent les gouvernements nationaux proviennent à la
De la régulation par le droit fois de plus haut et de plus bas : de la globalisation, d'une part, et
à l'heure de la globalisation. des mouvements enracinés localement, d'autre part.
Quelques observations La question de la souveraineté étatique est donc au centre de
critiques toute la problématique de la régulation par le droit. Que cette
souveraineté se trouve remise en cause, fragmentée, partagée — ne
serait-ce que dans les faits — et c'est toute l'autorité de la
régulation juridique qui devient problématique. Au-delà d'un doute sur
l'autorité de la régulation par le droit, c'est sur son opportunité
même, sur son effectivité et sur son efficacité que se porte le
soupçon. L'enjeu est de taille.
On peut même entrevoir un mouvement de bascule de la
souveraineté vers une autre forme d'organisation politique globale,
avec une tendance à la « perte de l'autorité exclusive des États à
reconnaître la souveraineté ; [au] transfert de l'autorité méta-poli-
tique à des acteurs ou des institutions non étatiques ; [à la] fin du
monopole de l'État sur la coercition légitime ; et [à la] déterritoriali-
sation des revendications d'autorité de la part des États » 6.
Or, de ce point de vue, nous nous trouvons, pourrions-nous
dire, schématiquement, devant plusieurs degrés d'intervention
dont l'effet est de réduire la toute-puissance de l'État dans son rôle
de producteur de droit : nous parlerons respectivement de droit
étatique relayé, de droit étatique suppléé, et de droit étatique
supplanté. Cette approche n'est pas sans dangers. Elle risque de
donner une impression de solutions figées, alors que tout est, en la
matière, essentiellement mouvant, flexible. L'argument qui permet
aujourd'hui de parler de « relais » sera demain un motif de parler,
peut-être, de suppléance, voire d'exclusion, ou l'inverse. Nous
avons opté pour les trois moments indiqués plus haut sans
intention d'en donner une image définitive. D'autant plus qu'on assiste
ici à une dialectique permanente entre le mouvement historique de
tendance à la globalisation et les résistances fondées sur une
6. Janice E. Thomson, « State tradition qui a fait ses preuves.
Sovereignty in International
Relations : Bridging the Gap
between Theory and Empirical Le droit étatique relayé
Research », International Studies
Quarterly, 39, 1995, p. 214. La production du droit étatique trouve des relais tant en
7. Des développements ont été amont qu'en aval du lieu de son intervention traditionnelle. En
consacrés au pluralisme dans amont, c'est, aujourd'hui, la question des ententes régionales qui
l'Union européenne dans Pour
une pensée juridique domine, sur ce point, les débats. De telles ententes se multiplient.
européenne, Paris, PUF, 1991, Pour nous, la plus proche est évidemment l'Union européenne. La
2e partie, ch. 1. Cf. aussi notre CEE, il est vrai, a fait figure, en la matière, d'avant-garde 7. Mais
étude « Légal Pluralism and the l'Union européenne n'est plus, aujourd'hui, une exception. D'autres
Building of Europe », dans ententes majeures se partagent désormais de vastes secteurs
H. Petersen and H. Zahle (eds),
Légal Polycentricity. économiques de la planète : NAFTA (en anglais) ou ALENA (en
Conséquences of Pluralism in espagnol et en français : Association de libre-échange nord- américaine) ;
Law, Dartmouth, Aldershot, MERCOSUR (cône sud de l'Amérique latine) ; ASEAN (Association
1995, p. 149-169.

14
des nations de l'Asie du sud-est) ; CCG (Conseil de coopération du Droit et Société 35-1997
Golfe) ; CARICOM (Communauté des Caraïbes)...
Cette éclosion spectat ulaire et brutale d'ententes dites «
régionales » (au sens de « régions du globe ») tend à modifier
complètement la structure traditionnelle du droit, par la transformation
qu'elle opère sur les souverainetés telles que nous les avaient
léguées la tradition. Au cœur de ces ententes, certes, les États-
nations continuent d'être le réfèrent pour toute prise de décision
concernant le contexte national. De même, au niveau international,
les organisations rassemblant les États-nations se bornent à dicter
des paramètres de régulation. Il n'en demeure pas moins que, entre
les deux, s'est progressivement glissé, au gré d'ententes
économiques, un échelon de régulation intermédiaire, qui requiert
l'intervention du droit.
On assiste à la renaissance d'un pluralisme juridique.
L'émergence inévitable de règles de droit propres à ces diverses
ententes régionales accroît la complexité des systèmes juridiques
des États participants. À côté des normes de Droit proprement
dites, celles qui s'imposent en vertu de pactes et de textes, il existe
toute une normativité qui émane des conçus et des vécus des
sujets et des groupes appartenant à ces communautés, et qui
transforme le paysage de la souveraineté nationale traditionnelle.
Par ailleurs, un rapprochement politique se produit inévitablement,
à la longue, entre les États membres de ces ententes, d'où résulte
une prise progressive de relais par ces dernières au détriment du
pouvoir étatique de dire le droit.
Le droit étatique est aussi relayé, de plus en plus, par des
instances qui se situent, selon la hiérarchie traditionnelle, au-dessous
de lui. On assiste à un déplacement de la production juridique vers
des pouvoirs privés économiques ; on note l'importance du rôle
joué par les corporations, les codes de conduite privés, le
développement d'un droit négocié, la juridicisation croissante d'une
normalisation technique, etc.
En France, par exemple, le pouvoir normatif des organismes de
droit privé mobilise l'attention des juristes8. Mais ces derniers
sont obnubilés par la question de la compatibilité entre le pouvoir
réglementaire exercé par un certain nombre d'organismes de droit
privé, et les attributs de la puissance publique. Au-delà de cette
problématique assez typiquement hexagonale, deux conclusions
émergent, bien propres à susciter des réflexions. Il est intéressant
de relever, d'une part, des observations ayant trait aux problèmes
posés en la matière par les conditions spécifiques de l'ordre social
et économique, et, d'autre part, la permanence du contrôle de 8. Cf. la thèse de Solange Pajaud-
l'autorité étatique. Si des réglementations privées peuvent prendre Gueguen intitulée Essai sur le
utilement le relais du droit, ce n'est jamais, du moins dans notre pouvoir normatif des organismes
système juridique, en marge de lui, encore moins contre lui. de droit privé (Thèse Droit,
Toulouse I, 1995, sous la dir. du
Prof. Jean Arnaud Mazères).

15
A.-J. Arnaud On pourrait ajouter ici toute la matière de la délocalisation, de
De la régulation par le droit la déconcentration, de la décentralisation ; mais si des instances
à l'heure de la globalisation. locales relayent le pouvoir central dans sa puissance souveraine de
Quelques observations dire le droit, c'est encore dans le cadre de la hiérarchie des normes
critiques qui caractérise notre système juridique. Cela ne veut pas dire que,
dans les faits, au jour le jour, sur le terrain, cela ne finisse pas par
modifier les relations de pouvoir et affaiblir, en même temps que la
9. On a montré, par exemple, centrante du pouvoir, le pouvoir de l'État lui-même 9.
comment le changement Il convient d'ajouter à ces exemples le développement des
l'emporte sur la tradition dans modes de négociation, de médiation, de conciliation introduits à doses
les relations entre pouvoir de de plus en plus importantes dans les procédures judiciaires dans la
l'État-nation et gestion locale : plupart des États. L'État, tout en conservant la maîtrise du procédé,
cf. Samuel Humes, Local
Governance and National délègue en quelque sorte la possibilité de dire le droit à un plus
Power : A Worldwide grand nombre de personnes entre lesquelles surgit un conflit, et
Comparison of Tradition and dans une plus grande latitude. À ce faire, et de manière récurrente,
Change in Local Government, l'État ne finit-il pas par concéder aux citoyens et aux instances
New York/La Haye, Harvester
locales ou alternatives auxquelles ce pouvoir est confié la
Wheatsheaf-IULA, 1991.
10. Cf. Jean-Claude Thoenig, v' possibilité de le suppléer ? On touche ici du doigt la difficulté qu'il y a à
« Politique publique », dans tracer une frontière précise entre ce qui tient du relais et ce qui
Dictionnaire encyclopédique de tient de la suppléance.
théorie et de sociologie du droit, Un cas exemplaire est fourni par les rapports qui se sont
2e éd., Paris, LGDJ-EJA, 1993, et récemment noués entre droit et politique publique. De plus en
la bibliographie qu'il cite.
plus, le travail gouvernemental est dirigé vers la production de
11. Cf. Patrice Duran, « Piloter
l'action publique, avec ou sans dispositions d'action structurées qui s'insèrent dans des programmes
le droit ? », dans Droit et comportant des orientations, auxquelles sont associés des
management public, n" spécial partenaires relevant de la société civile. Ces derniers, jusque-là, ou bien
de Politiques et Management n'intervenaient pas ou bien ne voyaient d'autre manière de se
public, 11/4, 1993, p. 1-45. Dans manifester que de se constituer en groupes d'intérêt ou de pression.
le même volume, on trouvera
des articles complémentaires de Une politique publique se caractérise par la fonction de pilotage
Pierre Lascoumes, Jacques social exercée par l'État, par les outils de gestion utilisés, par le
Caillosse, Jacques Chevallier, type d'usage qui est fait du droit 10. C'est ce point qui nous
Yann Tanguy, Jean-Bernard Auby intéresse ici11.
et Patrick Hocrettere. Cf. aussi,
au niveau international : Ralph Il y a, à vrai dire, peu de juristes pour croire encore fermement
C. Bryant, International que des solutions simples tirées d'un droit monolithique peuvent
Coordination of National répondre à la complexité des situations contemporaines. Les
Stabilization Policies, ch. 3 : politiques publiques constituent un mode de contrôle qui s'insère dans
« Coordination Analyzed
through the Lenses of Policy un ensemble de types de régulation assez variés pour ce faire. S'il
Optimization », p. 35-45. arrive qu'elles soient mises en œuvre à travers le droit, cela n'est
12. Comp. Amita Etzioni, A pas la règle. À l'obéissance aveugle du citoyen au droit parce qu'il
Responsive Society. Collected est le droit, a succédé progressivement une évaluation de
Essays on Guiding Deliberate l'efficience, de l'efficacité, de la performance des normes proposées, de
Social Change, Jossey-Bass Publ., la part de ceux-là même qui en sont les destinataires. En sorte que
1991, et M. Landau et R. Stout,
« To Manage is Not to le droit ne saurait être aujourd'hui représentatif de l'ensemble de
Control... », Public l'activité publique.
Administration Review, mars- Le droit a cependant une spécificité : il est l'outil de contrainte
avril 1979, cités par Patrice dont dispose l'État pour exercer le contrôle qui lui appartient en
Duran, op. cit., respectivement
p. 5 et p. 8. propre. Or « piloter » ou « guider » n'est pas « contrôler » 12. Qui

16
veut user d'un autre mode de régulation sociale ne peut éviter de Droit et Société 35-1997
s'y référer. Une régulation sociale ne peut, en effet, s'affranchir des
dispositions juridiques fondamentales qui définissent le caractère
13. Théodore J. Lowi,
public de l'action, la répartition des rôles institutionnels, la légalité « American Business, Public
des actions, la légitimité des autorités de décision et de contrôle. Politics, Cases Studies and
Mais il y a là, en même temps, un risque grave d'instrumentalisa- Political Theory », World Politics,
tion du droit, dans la mesure où ce dernier vaut moins pour la 16, 1964, p 677 et suiv. ; Id.f
règle édictée que pour son utilité dans l'implémentation des « Four Systems of Policy,
Politics, and Choice », Public
politiques publiques (comme d'ailleurs des programmes d'action).
Administration Review, 39,
1972.
Le droit étatique suppléé 14. Le terme « global » va très
vite désigner des phénomènes
C'est pourquoi l'on peut parler, en quelque sorte, de concernant le globe terrestre, et
suppléance du droit étatique, lorsque les politiques publiques ou les d'abord les questions
programmes d'action prennent le pas sur le droit au sens climatiques, dont la gestion
s'avère dépasser le cadre des
traditionnel dans la mise en place d'une régulation sociale. Il existe une lois internationales
série de modes de mise en œuvre de ces politiques qui ne passent traditionnelles. Ainsi, en 1990,
pas par l'utilisation du droit. Il existe également une série de se réunit à Ottawa une
politiques publiques dont la nature, loin d'être réglementaire, est soit conférence sur le changement
climatique et la sécurité à la
distributive, soit redistributive, soit constitutive 13. Et il existe aussi surface du globe. Le titre du
une série d'enjeux de gouvernement qui ne cadrent pas avec les document publié fait nettement
nomenclatures juridiques traditionnelles. la part des choses entre
Au nombre de ces derniers, ceux qui sont relatifs aux « global » et « international » :
problèmes de climat, d'environnement, de sécurité et d'économie ne Climate change, global security,
and international governance...,
peuvent plus guère être traités isolément par les États-nations. Ils sont par Kenneth Bush (Canadian
liés de trop près aux questions d'équilibre mondial. Le lieu de Institute for International Peace
prédilection pour une suppléance au droit étatique est donc and Security, Ottawa, 1990). Cf.
prioritairement fourni au niveau de l'administration planétaire de la aussi Oran R. Young, George
J. Demko et Kilaparti
prévision ou de la gestion des difficultés qui peuvent se présenter sur Ramakrishna (eds), Global
ces matières. environmental change and
C'est à propos des questions concernant le climat que les international governance,
gouvernements nationaux semblent avoir entrepris leur marche vers Hanover (NH), University Press
un renoncement à une régulation rattachée à leur souveraineté. Il of New England, 1996. Il n'est
pas sans intérêt de noter que la
s'agit, en effet, d'une matière d'apparence anodine, en tout cas livraison du mois de juin 1996
susceptible d'être abandonnée sans grand dommage aux experts, du Journal du CNRS (n* 78) est
sans contrôle excessif des États. intitulée : « Climat. Enquêtes sur
En matière de climat et d'environnement, donc, les appels le changement global ».
répétés au droit se ramènent à une sorte de reconnaissance de son 15. Eric J. Urbani, Conrad
inefficacité. Il se trouve alors, par nécessité, et devant le besoin P. Rubin et Monica Katzman
(eds), Transnational
d'action, suppléé par des politiques publiques qui, par ailleurs, se Environmental Law and its
révèlent internationales, voire — c'est alors que sont utilisés des Impact on Corporate Behavior :
termes dans une acception inédite — « globales » 14 ou « A Symposium on the Practical
transnationales » 15. Le qualificatif, qui évoque bien le fait que les Impacts of Environmental Laws
and International Institutions on
nations se trouvent à la fois traversées et dépassées par le Global Business Development
phénomène, est associé aux nécessités des affaires, du commerce, des (Boston, 1991),
grosses entreprises. C'est que le développement de ces dernières Irvington/Hudson (NY),
se trouve lié de près aux questions de pollution et d'environne- Transnational Juris Publ., s.d.
[1994].

17
A.-J. Arnaud ment. Cependant, prises en elles-mêmes, elles montrent aussi le
De la régulation par le droit développement d'une suppléance du droit étatique par un type de
à l'heure de la globalisation. régulation mondiale qui, parfois, dépasse les États ou les traverse
Quelques observations sans qu'ils puissent agir efficacement pour s'y opposer.
critiques Le phénomène est observable, aussi, en matière de relations
économiques. Depuis un demi-siècle, et surtout à partir des années
1980, on a vu se développer brutalement une interdépendance
économique — que les anglo-saxons nomment « deep
intégration » —, une sorte de fusion des économies nationales dans une
économie globalisée. Les économies nationales sont devenues de
plus en plus sensibles à des événements et à des politiques
(publiques) surgis à l'extérieur, ou échappant au contrôle des
gouvernements.
La Seconde Guerre mondiale avait déjà porté un coup au
système des « grandes puissances » comme régulatrices
tradition el es de l'ordre économique international. France et Grande-Bretagne
sortaient considérablement affaiblies du conflit. Puis, de nouveaux
pouvoirs politiques et économiques émergèrent. Dans le même
temps, les changements de modèles de croissance économique des
dernières décennies produisaient de nouveaux pôles de
dynamisme. Ainsi, Japon et Allemagne ont-ils pris la tête dans les
statistiques économiques. Pareils renversements ont engendré
l'incertitude.
Ces observations nous ramènent à la question qui, en fin de
compte, s'avère être la question fondamentale : les États-nations
continuant à être politiquement organisés autour de
gouvernements nationaux, que deviendra la souveraineté de ces derniers
dans un contexte où l'intégration économique en profondeur — ou
globalisation — continuera probablement longtemps encore à éro-
der les différences entre les économies nationales et à saper
l'autonomie des politiques mises en œuvre par les gouvernements
nationaux 16 ?
De graves problèmes surgissent. De profondes transformations
affectent, en effet, le monde politique, économique et financier, qui
ont, à leur tour, des répercussions importantes sur la vie sociale
des citoyens. Les antagonismes grandissants entre la traditionnelle
souveraineté politique nationale et l'intégration économique
transfrontalière croissante marquent non seulement les échanges
internationaux, mais aussi les économies nationales. Les agents
économiques, en effet, doivent réviser leurs stratégies et revoir leurs
activités.
Les États se trouvent face à un défi : gouverner en matière
économique alors qu'ils ne sont pas maîtres du marché mondial ; ou
16. Cf. Janice E. Thomson, « State
Sovereignty... », op. cit. ; Peter bien peser assez pour que la gestion de l'économie globale ne leur
A. Toma et Robert F. Gorman, échappe pas. Quand A. Couret écrit que, avec le « gouvernement
International Relations : d'entreprise », on passe d'un modèle de patrimonialisation à un
Understanding Global Issues, modèle de contractualisation, il donne bien la mesure de la trans-
Pacific Grove (CA), Brooks, 1991.

18
formation radicale qui s'opère 17. La stabilité requiert une balance Droit et Société 35-1997
soigneusement et habilement établie entre la liberté des marchés et
la prestation de biens publics. Or, même sous-développées, les
structures de gestion mondiale destinées à poursuivre les
obligations de politique publique dans un monde interdépendant
viennent suppléer les décisions étatiques en la matière. Le GATT, par
exemple, n'a pas hésité à négocier des agréments jusque sur les
flux transfrontaliers engendrés par les services et les industries
basés sur l'information. Il est vrai que « les différences entre
systèmes de création de droit commercial, de taxes, de sécurité
sociale, de prise de décision administrative, de gestion des
sociétés, de droit du travail [...] ont un effet sur la manière dont les
entreprises rivalisent avec celles des autres pays par le commerce
et les investissements directs ». On a pu s'en plaindre, car cette
situation engendre « une friction de systèmes fondée sur un
sentiment d'injustice et d'incompréhension » 18. La convention de
Marrakech et l'établissement d'une Organisation mondiale du
commerce 19 se situent dans cette lignée : c'est dire que la
suppléance est destinée à s'accroître, voire se muer en éviction de
l'autorité étatique en matière de décision économique.
Il en va de même en matière de sécurité. La nature de la
sécurité globale a changé. Centrée traditionnellement sur la sécurité des
États, elle s'oriente vers une sécurité de tous les gens et de
l'ensemble de la planète 20. Quelques idées dominent, fondées sur
la construction de la confiance, la coopération, la transparence, le
désarmement progressif, la conversion des économies de guerre et
des industries d'armement, la démobilisation, la démilitarisation 21. 17. Alain Couret, « Le
gouvernement d'entreprise. La
Ces objectifs dépassent les frontières nationales. Cela est si vrai corporate governance », Dalloz
que l'on voit des interventions de plus en plus fréquentes se faire Hebdomadaire, 22, 8 juin 1995,
dans les affaires intérieures des pays sur des motifs de sécurité p. 163-167.
globale. 18. Our Global Neighborhood,
S'agissant de la sécurité globale, la frontière est d'ailleurs op. cit., p. 138.
difficile à établir entre ce qui en relève au sens militaire, et ce qui y 19. Sur la convention de
Marrakech (15 avril 1994), le
touche à partir de considérations économiques ou humanitaires. La GATT et l'OMC, cf. Maurice-
stratégie suggérée est une stratégie préventive « compréhensive », Pierre Roy, « L'Organisation
au sens weberien du terme. Elle est centrée sur les causes à la fois mondiale du commerce », Droit
politiques, sociales, économiques et environnementales. Il est vrai Prospectif. Revue de la
que bien des crises ont pour racine la pauvreté et le Recherche Juridique (Aix-en-
Provence), 1995/3, p. 763-798.
sous-développement.
20. Common Responsibility in
La globalisation de ce thème de la sécurité, en échappant the 1990's : the Stockholm
progressivement à la souveraineté des seuls États-nations, entraîne un Initiative on Global Security and
changement du sens même de ce concept. Ses composantes Governance (April 22, 1991),
s'élargissent, en effet, au point de créer un nouveau concept, celui Stockholm, Prime Minister's
Office, 1991.
de « sécurité humaine » 22, qui vise les menaces chroniques à la
21. Our Global Neighborhood,
dignité : la faim, les maladies, la répression. On y ajoute la op. cit., p. 84.
protection contre les ruptures soudaines et brutales dans les modèles de 22. Cf. Human Development
la vie quotidienne... sans oublier cette partie de la sécurité de la Report, 1994.

19
A.-J. Arnaud planète qui passe par la protection de l'environnement et le
De la régulation par le droit maintien de l'équilibre climatique qu'on évoquait plus haut. La sécurité
à l'heure de la globalisation. globale offre donc aux États de multiples motifs d'intervention
Quelques observations dans des affaires dont, jusqu'ici, ils ne se seraient jamais
critiques préoccupés. Les États sont amenés, au titre de la sécurité globale, à
participer à l'anticipation et à la prévention des crises, même si, à titre
individuel, ils n'ont aucune envie de se mêler de ce qui se passe en
dehors de leurs frontières.
Pour ce qui est spécifiquement du problème de la production
de la norme juridique, on peut à bon droit se poser des questions
sur l'autorité des États dans ce processus. Quid de la souveraineté
d'un État qui se trouverait mis en minorité par sa non adhésion ?
Et, en cas d'adhésion, quid de la souveraineté des États qui ne
donneraient pas leur aval à l'une des missions prévues ? Nous parlons
ici, et pour le moment, d'État suppléé : l'État supplanté n'est pas
loin.

Le droit étatique supplanté


Le droit étatique risque de se voir assez sûrement supplanté
par d'autres types de régulation globale en raison de l'émergence
d'ordres spontanés qui échappent à la régulation étatique, ainsi
qu'au titre de la menace qui pèse sur l'équilibre international.
C'est, par exemple, un thème bien connu, maintenant, que
l'émergence des marchés financiers spontanés. De tels marchés
« de gré à gré, se développent sans autorité de marché lorsqu'ils
sont organisés, et sans règles d'organisation extérieurement posées
s'ils sont de gré à gré » 23. Les entreprises multinationales,
devenues les acteurs centraux de la globalisation des relations
économiques, échappent très largement à la régulation aussi bien
nationale qu'internationale. Le droit étatique, qui a toujours, en
principe, le monopole du droit, apparaît comme une structure de
plus en plus absente lorsqu'on traite des relations juridiques de
fait, qui se passent de plus en plus en marge du droit étatique.
Cela s'observe également dans la matière, de plus en plus
développée, des formes alternatives de résolution des conflits qui
émergent et fonctionnent hors de la régulation étatique au sens strict
et, en conséquence, échappent au contrôle de l'État. Ces modes
font aujourd'hui partie de la culture juridique tant des grandes
entreprises que des individus qui, pour des motifs divers d'une
société à l'autre, préfèrent se passer de l'ordre judiciaire instauré
et contrôlé par l'Etat — fût-ce au prix de la protection qu'ils
peuvent en attendre. Dans ces hypothèses, l'État se trouve supplanté
23. Marie- Anne Frison-Roche, malgré lui dans sa prérogative de diseur de droit.
« Le cadre juridique de la Mais c'est s'agissant de l'équilibre international qu'on peut le
mondialisation des marchés plus aisément, à l'heure actuelle, observer comment l'État se laisse
financiers », Banque et Droit,
n' supplanter dans sa prérogative de dire le droit. Il n'est pas sans
41, mai-juin 1995, p. 46.

20
intérêt de rappeler que l'équilibre entre nations fut le moteur de la Droit et Société 35-1997
régulation juridique de la part des « grandes puissances » durant le
xvie siècle, en Europe 24, comme résultat de la conjonction d'une
pratique et d'une pensée politiques. À côté d'un François Ier
manœuvrant face à Charles-Quint, ou d'un Wolsey changeant les
alliances de la couronne d'Angleterre selon les nécessités d'un tel
« équilibre », on vit éclore des œuvres telles que la Querela Pacis
d'Erasme, ou le De Jure Belli ac Pacis de Grotius. Ils fondaient le
droit international sur le principe de l'équilibre entre les nations.
On trouvait là des règles modernes, claires, systématiques, ainsi
que (déjà !) la justification de l'ingérence dans les affaires
intérieures d'États étrangers. Cette dernière était motivée en éthique (une
éthique occidentale) et présentée comme le seul moyen de porter 24. Cf. l'introduction à Pour une
assistance à des minorités opprimées, de rétablir des principes pensée juridique européenne, op.
« universels » ou « naturels » violés publiquement, de maintenir un cit.
« équilibre » menacé par quelque souverain qui concentrerait entre 25. Cf. David Held, Democracy
ses mains une puissance telle que ses voisins n'auraient plus and the Global Order : From the
aucune chance d'égalité dans un affrontement armé. Modem State to Cosmopolitan
Governance, Cambridge (UK),
Comme on le sait, cette recherche d'un équilibre européen Polity Press, 1995 ; Benjamin
versa dans une Europe des nations. La situation contemporaine R. Barber, Jihad vs McWorld,
constituerait-elle une sorte de revanche de l'universalisme de la Random House, Times Books,
philosophie « moderne » du droit et de l'État via la globalisation ? 1995 ; Id., Strong Democracy.
Participatory Politics for a New
On parle volontiers du développement de principes, de stratégies, Age, Berkeley/Los Angeles (CA),
de normes d'administration et de politiques publiques University of California Press,
mondialement acceptés. Cela est flagrant en des domaines comme la 1984 ; Id., « Global Democracy
protection mondiale de la santé, la sauvegarde généralisée des droits de or Global Law : Which Cornes
l'Homme, ou la volonté d'extension des régimes politiques First ? », Indiana Journal of
Global Légal Studies, 1/1, 1993,
démocratiques à l'ensemble des pays à la surface de la planète. Prenons p. 119-137 ; Zehra F. Arat,
ce dernier point, très révélateur d'une perte progressive d'autorité Democracy and Human Rights
de la part des États en matière de régulation par le droit. in Developing Countries, Lynne
C'est à la fois par le haut et par le bas que s'implémente Boulder (CO), Rienner Publ.,
progressivement une démocratie à l'occidentale sur la surface du 1991 ; Robert Pinkney,
Democracy in the Third World,
globe 25. Par le haut : l'ONU plaide pour une implémentation Boulder (CO), Lynne Rienner
globalisée de la démocratie. De là, nous sommes plongés dans le Publ., 1994 ; Francis Fukuyama,
paradoxe. D'une part, c'est par le truchement du droit et des « Libéral Democracy as a Global
institutions internationales qu'elle compte le faire ; et, d'autre part, on Phenomenon », Political Science
and Politics, V, 24/4, 1991,
voit, en réalité, les États encore dénommés « grandes puissances p. 659-664.
mondiales » s'ériger — en marge du droit et des institutions 26. « Paris en appelle au respect
internationales — comme promoteurs de la démocratie. D'un côté, on de la légalité internationale », Le
prône le rôle des États dans la mise en œuvre d'un droit Monde, 4 septembre 1996, p. 3.
international en vertu de leur souveraineté qui leur donne légitimité dans « II apparaît éminemment
la production de la régulation juridique et de la contrainte. Mais souhaitable que la
mondialisation ne débouche pas
d'un autre côté, les USA font le blocus de Cuba, les alliés de sur une structuration impériale
Washington ne se privant pas de lui reprocher d'agir en solitaire26. de la société internationale »
On répète avec regret que la Cour de Justice de La Haye a peu à (Brigitte Stern, « Les États-Unis
peu été marginalisée, et l'on plaide pour l'institution d'une Cour et le droit impérialiste », Le
Monde, 12 septembre 1996,
criminelle internationale. On met en relief l'exemple du Centre de p. 12).

21
A.-J. Arnaud résolution des conflits en matière d'investissement créé en 1965 27.
De la régulation par le droit Mais, dans le même temps, le Tribunal pénal international de La
à l'heure de la globalisation. Haye se demande comment faire comparaître Ratko Mladic et
Quelques observations Radovan Karadzic, et la France s'oppose, à l'ONU, à la création de
critiques
la Cour criminelle internationale 28.
Et si l'on se plaît à montrer la proximité qu'entretiennent droit
national et droit international de par le mode de production fort
semblable, on introduit en contrepoint cette idée que la démocratie
ne serait peut-être pas l'affaire des seuls États. On voit même
émerger une nouvelle définition du droit international, qui fait
intervenir d'autres acteurs que l'État : « Le droit international
comprend le corps de règles et de principes juridiques appliqués parmi
les États et aussi entre eux et d'autres acteurs, y compris ceux de la
société civile globale et d'autres organisations internationales. [...]
Le défi aujourd'hui — comme au niveau national — est de soutenir
le respect envers le droit qui a été développé. [...] Quoique les États
soient souverains, ils ne sont pas libres de faire individuellement
ce qu'ils veulent 29. »
Voici qu'apparaît la démocratisation globale par le bas. Ce sont
les « mouvements sociaux », d'abord, qui, dans les pays qui n'ont
pas une tradition ou une situation démocratique, créent une
définition alternative de la démocratie, basée sur la nécessité d'élargir
cette dernière pour y inclure des pratiques sociales et culturelles,
et pas seulement celles de l'État 30. Il en résulte une nouvelle
conception de la citoyenneté, et c'est par le biais de cette dernière que
le concept de démocratie lui-même va se trouver renouvelé.
Logement, santé, éducation, droits des paysans sans terre,
défense de l'environnement, préoccupations écologistes, égalité
des races et des sexes, libre disposition du corps et
affranchissement des comportements liés à la sexualité motivent des groupes
de lutte pour l'égalité des droits et la mise en place de démocraties
27. Our Global Neighborhood, effectives. Les gens, depuis la base, réclament le droit à la
op. cit., p. 310, 323, 326 et différence, de telle manière que la différence ne soit plus une source
passim.
d'inégalité, et qu'un État n'ait plus aucun droit à la refouler sous le
28. Cf. Le Monde,
respectivement du 27 juin 1996, prétexte d'établir une égalité comme base d'un régime
p. 16 et du 6 septembre 1996, démocratique. La citoyenneté est alors entendue formellement comme un
p. 6. statut, mais aussi substantiellement comme un ensemble
29. Our Global Neighborhood, d'attitudes, de rôles et d'attentes qui ne s'accommodent pas
op. cit., p. 304 et suiv. nécessairement de délimitations territoriales 31.
30. Evelina Dagnino, « An Or, quand on regarde l'état des faits, on est assez loin d'un
Alternative World Order and the pareil dessein au plan mondial. La plupart des décisions qui
Meaning of Democracy », dans
Global Visions. Beyond the New touchent des millions de gens sont prises hors des frontières de leurs
World Order, Boston, South End États, sans leur consentement, sans même qu'ils le sachent. Elles
Press, 1993, p. 239 et suiv. sont prises par les gouvernements des pays centraux, par les
31. Richard Falk, « The Making entreprises transnationales, par des institutions inaccessibles
of Global Citizenship », dans comme le FMI, la Banque mondiale, le G7. De la même manière,
Global Visions, op. cit., p. 39 et
suiv. bien des mesures prises pour sauver, par exemple, l'environnement

22
« global » apparaissent sous un autre angle comme un « Droit et Société 35-1997
impérialisme vert » 32. Certaines, fondées sur une argumentation
irréprochable du point de vue des États centraux, comme la réduction de
la pollution ou la lutte contre la surexploitation des ressources
naturelles, ou encore en matière d'agriculture, sont reçues au
quotidien comme des entraves supplémentaires au développement de
pays moins développés ou plus endettés, voire des obstacles
démesurés au maintien de la vie des êtres humains dans les pays
les plus pauvres. Il est clair que les diktats extérieurs supplantent
souvent l'État dans sa souveraineté de régulation sociale, en dépit
de toutes les apparences.
En bref, « qu'on le déplore ou qu'on s'en félicite, nos États ne
constituent plus guère, et constitueront de moins en moins à
l'avenir, les lieux au sein desquels des politiques économiques
pourront être conduites » 33. Dans les dernières décennies, le droit
étatique n'a cessé de perdre de son empire. Aujourd'hui, dans le
même espace politique, coexistent des ordres juridiques étatiques
et non étatiques qui sont un défi à la conception moderne de l'État
et du droit. L'intensification généralisée des pratiques
transnationales ainsi que des ententes régionales interétatiques contribuent à
la mise en cause des souverainetés nationales telles qu'elles étaient
traditionnellement conçues, et à la globalisation de concepts et de
pratiques juridiques qui rappellent les vieilles revendications des
antipositivistes. Ces derniers n'ont cessé historiquement de mettre
en garde contre l'omnipotence de l'État, au nom de l'inviolable
liberté « naturelle » de l'individu — les droits de l'homme sont
antérieurs à l'apparition de l'État. Bon nombre d'entre eux ont
également inlassablement réclamé la liberté du commerce par delà
les mesquineries des réglementations étatiques soi-disant
protectrices des citoyens au détriment du commerce — cette libre
concurrence que le néolibéralisme revendique maintenant au nom de
la loi du marché.
Force est de constater qu'on ne peut plus parler de régulation
sociale, de régulation juridique, de production normative, de
production du droit, de prise de décision politique... sans prendre en
compte la fragmentation de la souveraineté et la segmentation du
pouvoir qui caractérisent les sociétés contemporaines.
Fragmentation, parce que le principe que l'État a l'autorité suprême sur
toutes les matières à l'intérieur de ses frontières territoriales ne se 32. Cf. Vandana Shiva, « The
vérifie plus dans les faits. Segmentation, parce que, dans la mesure Greening of the Global Reach »,
où cette fragmentation coïncide avec des domaines d'action dans Global Visions, op. cit.,
p. 53 et suiv.
spécifiques, le pouvoir se trouve fractionné en champs de régulation
33. Dominique Strauss-Kahn,
relativement autonomes ayant chacun son objet, ses acteurs et ses « Souverains mais solidaires »,
modes de décision et d'implémentation de ces décisions. On Le Monde, 15 mai 1992. L'auteur
comprendra que les modes de production de la régulation — et plus était alors ministre de
précisément les modes de production du droit — ne puissent qu'en l'Industrie et du Commerce
être affectés. extérieur du gouvernement
français.

23
A.-J. Arnaud II. Des modes contemporains de production
De la régulation par le droit
à l'heure de la globalisation. et d'implémentation des normes juridiques
Quelques observations
critiques La situation contemporaine est à la fois confuse et complexe.
On relève, en effet, une solide permanence des modes de
production normatifs traditionnels, dans les interstices de laquelle
viennent s'infiltrer des types de production juridique qu'on pourrait
qualifier de « postmodernes » dans la mesure où ils constituent un
dépassement — et souvent a contrario — de la philosophie «
moderne » du droit et de l'État.

État décentré, État renforcé


La permanence d'une production juridique de type traditionnel
est due à un certain nombre de facteurs. Il existe d'abord — mais
on n'insistera pas là-dessus — toute une série de matières dans
lesquelles la persistance d'une production de régulation par le
droit ne pose aucun problème. Il en va ainsi de bien des matières
touchant à ce qui, dans les droits se rattachant à notre tradition
juridique, relève du droit civil. Il s'agit, aussi, d'une série d'effets
pervers qui font qu'un État décentré tend à se renforcer. Il s'agit,
enfin, de la difficulté qu'il y a, en réalité, à distinguer le « global »
de F «international ». Cette dernière situation contribue à
développer une image de l'État qu'on pourrait brosser à grands traits sous
deux rubriques, selon qu'il apparaît comme un ultime rempart
contre l'invasion du « global », ou qu'il s'impose comme l'ultime
acteur susceptible de jouer le rôle du gendarme.

L'État rempart
Ce n'est pas d'hier qu'on parle de désenchantement de l'État 34.
Et pourtant, l'État est encore là, et bien là. Il fait même, après qu'on
eût prédit son déclin, voire déclaré sa mort, un retour sur scène
étonnant. À beaucoup, en effet, et en dépit de toutes les tares dont
on ne se prive pas de lui attribuer, il apparaît comme le seul acteur
de poids susceptible, dans bien des hypothèses, d'assurer une pto-
tection contre ce nouvel « ordre global » qui s'introduit au travers
de l'économie.
Même si ce renforcement de l'État apparaît aux futuristes de la
gestion mondiale comme un obstacle à un véritable gouvernement
global, la pratique contemporaine reconnaît que les États et leurs
gouvernements demeurent encore primordiaux. Aussi
problématique qu'il apparaisse, l'État demeure l'acteur le mieux à même
d'obtenir les résultats escomptés de prises de décision qui souvent
le dépassent, et d'y incorporer les contrôles et les sauvegardes qui
34. Helmut Willke, s'imposent.
Entzauberung des Staates,
Kônigstein, Athenàum, 1983.

24
Certes, une vue manichéenne ne convient pas en la matière. Droit et Société 35-1997
Assez curieusement, l'État lui-même participe, sous maint aspect, à
son propre décentrement. On peut analyser ce processus tout
différemment de ce qu'il apparaît, et voir, dans la propension de l'État
à organiser ce décentrement, une manière de récupérer son
pouvoir, voire d'assurer son expansion selon des modalités nouvelles.
Les politiques de retour à davantage de responsabilité
communautaire, lorsqu'elles sont soutenues par l'État, résonnent comme une
stratégie de pouvoir 35. En établissant lui-même les règles du jeu de
ces communautés, il assure une reproduction de son image qui, à
la limite, tend à une mise en question de la distinction jusqu'ici
claire entre ce qui relevait d'une régulation étatique et ce qui n'en
était pas. Le droit étatique, en effet, peut se désengager tout en
étant plus présent. D'un côté, par exemple, il se désengage
progressivement et de manière avouée de son rôle d'État-providence ;
mais, dans le même temps, il développe son soutien aux
corporations et au capital transnational. D'un côté, il semble perdre de sa
souveraineté en s'engageant dans un processus communautaire
(par exemple au niveau de l'Union européenne) ; mais, dans le
même temps, il renforce sa position en étant très présent dans les
organismes communautaires et supraétatiques de sécurité publi-
que 36
De ce phénomène, on a pu donner une explication au travers
de la distinction entre droit et réglementation 37 : c'est par cette
dernière que l'État se réintroduirait, même d'une manière «
larvée », dans les questions économiques. Cela n'est sans doute pas
inexact ; mais, en même temps, on peut se demander si cette vue 35. Sur le fait que les
ne demeure pas quelque peu manichéenne ; par la définition expériences alternatives
restrictive qu'elle donne du droit, elle constitue un retour en-deçà de finissent par renforcer le
la conception positiviste communément admise chez nous ; par contrôle de l'État, cf. Stanley
Cohen, Visions of Social Control,
ailleurs, elle ne prend peut-être pas assez en compte les
Cambridge, Polity Press, 1985,
différences entre cultures juridiques — notamment entre la nôtre et la p. 30-31, cité par Wanda de
conception du droit et la pratique juridique anglo-saxonnes ; une Lemos Capeller, « Fênix e o
telle conception, enfin, n'intègre peut-être pas un certain nombre Etemo Retorno : a dialética entre
a "imaginaçâo criminolôgica" e a
de facteurs qui changent radicalement la nature du processus
força do Estado », dans
contemporain de production de la nouvelle régulation. Edmundo Lima de Arruda Jr et
Quoi qu'il en soit, il existe toute une série d'effets pervers al, Liçôes de Direito Alternativo
d'une segmentation dont on aurait pu croire qu'elle jouerait 2, Sâo Paulo, Editora Acadêmica,
systématiquement au détriment de l'État. De la fragmentation de la 1992, p. 66-67.
souveraineté étatique, on aurait pu induire, de même, l'apparition 36. Cf. « Globalisation de la
d'une logique nouvelle qui remplacerait celle, simple, de la démocratie ou globalisation du
contrôle ? », dans Wanda de
délégation d'autorité par la société civile à l'État. Il n'en va pas ainsi. Nous Lemos Capeller, L'engrenage de
ne percevons pas (ou du moins pas encore) de modèle cohérent, de la répression, Paris, LGDJ, 1995,
logique claire dans ce développement différencié de l'État. Les p. 195-215.
allures de désengagement sont différentes ; les processus sont même 37. Marie-Anne Frison-Roche,
parfois contradictoires. Il n'existe pas une dialectique rigoureuse « Les enjeux de la
dérégulation », Revue des Deux
du décentrement et du recentrement. Mondes, sept. 1996, p. 68-78.

25
A.-J. Arnaud Et cela tient probablement, au moins en partie, à la diversité
De la régulation par le droit des modes d'appréhension de ces questions. Ici, on prétend
à l'heure de la globalisation. restaurer la fonction régulatrice du marché, considéré comme un ordre
Quelques observations spontané38, efficace et garant de la liberté. Un tel affrontement
critiques
pratiqué selon des règles et tranché par une supériorité d'habileté,
de force ou de chance39 n'est pas limité par l'emploi de la
contrainte, réduite « au maintien en vigueur effectif de règles de juste
conduite uniformes également applicables à tous » 40.
L'intervention par voie de commandement, dans un tel contexte, ne ferait
que créer le désordre : la loi doit s'en tenir à améliorer les chances
de tous. Cette idée d'un État minimal condamne toute mesure
protectionniste comme immorale et injuste41. Et là, on maintient la
conception d'un État ultime rempart pour ses citoyens, fût-ce au
prix de mesures protectionnistes. Même les États-Unis n'échappent
pas à la règle, qui produisent un Communication Decency Act (1er
février 1996) pour lutter contre la pornographie sur un réseau
INTERNET difficilement contrôlable de par ses dimensions. La
Chine, craignant la subversion, prend des mesures pour contrôler
les serveurs. L'Europe agit de même pour amener les opérateurs
eux-mêmes à contrôler les informations qu'ils mettent en ligne.
Par ailleurs, il existe un paradoxe dans le fait que la
globalisation diminue le rôle de l'État. C'est à ce dernier, en effet, et aussi
étrange que cela puisse paraître, qu'il appartient d'assurer la
meilleure régulation possible de la sphère sociale dans le contexte
social et économique difficile qui est l'une des conséquences de la
globalisation des échanges. Il le fait à travers des politiques
publiques, mais surtout à l'aide de son outil le plus commun et encore
le plus efficace, le droit. À l'État revient très officiellement, en effet,
le rôle « d'améliorer le fonctionnement du marché, de promouvoir
l'équité et de protéger les travailleurs vulnérables » 42. L'inte-
vention des pouvoirs publics va donc s'avérer plus que jamais
nécessaire, puisqu'ils sont les seuls susceptibles de pouvoir
s'appuyer localement sur les divers mouvements sociaux. Voilà
38. Friedrich A. Hayek, Droit,
législation et liberté, trad. bien un autre paradoxe : ce faisant, l'État assure une participation
française, vol. 2, Le mirage de la de la société civile à la production de la régulation juridique. Tout
justice sociale, Paris, PUF, 1981, aussi paradoxalement, la mondialisation des échanges va, du même
ch. 10 : « L'ordre de marché ou coup, donner un nouvel élan aux syndicats, auxquels il
catallaxie », p. 129 et suiv.
appartiendra de négocier collectivement avec les entreprises salaires et
39. Ibid., p. 139. conditions de travail. Comble du paradoxe : c'est à l'État — en
40. Ibid., p. 148.
principe affaibli par l'apparition de multiples centres de décision
41. On se reportera, bien de régulation — qu'il échoit, par l'intermédiaire des
entendu, aux développements
de Robert Nozick, Anarchie, État gouvernements, de fixer, ici encore, les règles du jeu entre employés et
et Utopie, trad. française, Paris, employeurs, en précisant les droits de chacun et en édictant des
PUF, 1988. règles d'hygiène et de sécurité dont les syndicats contrôleront
42. Workers in an Integrating l'application. Tout en étant de moins en moins présent du fait de
World. World Development l'apparition d'autorités concurrentes, l'État en vient à se renforcer
Report 1995, New York, Oxford
au cours de cette dynamique complexe qui se met en place entre le
University Press, 1995.

26
global et le local. Et il le fait, pour l'essentiel, selon des modalités Droit et Société 35-1997
de production de la nonn*1 juridique traditionnelles.

L'État-gendarme
Non seulement l'État-nation est donc loin d'être moribond,
mais il est même incité à développer son pouvoir traditionnel de
régulation et de contrainte par le droit. C'est, en effet, sur lui que
comptent les instances supra-étatiques pour implémenter, à
l'intérieur des frontières nationales, des décisions qui sont prises à
l'extérieur.
Même ceux qui plaident pour une « gouvernance globale »
proclament bien haut : « L'État de droit a été la pierre angulaire
éthique de toute société libre ; le respecter est aussi essentiel à la
communauté de voisinage globale qu'à la communauté nationale.
Parler de « governance » globale sans droit serait contradictoire. Sa
primauté est une précondition d'une « governance » globale
effective 43. » Ils n'hésitent pas à affirmer la nécessité d'utiliser les
pouvoirs de l'État pour stimuler d'une manière équilibrée les énergies
d'un secteur privé qui assure du profit, celles des marchés globaux,
ainsi que la compétitivité, et pour assurer la sécurité, un cadre de
régulation pour la compétitivité, un bon environnement et un sens
de l'équité et de la cohésion sociale.
Assez paradoxalement, c'est même un leitmotiv que cet
indispensable recours à l'État traditionnel, alors que le but avoué des
auteurs de ce rapport sur la gouvernance globale consiste à
réformer l'ONU pour renforcer les pouvoirs de cette institution au
détriment de ceux des États membres. Vers la fin de leur rapport,
ils reviennent sur le thème dans des termes peu équivoques : « La
communauté de voisinage globale du futur doit être caractérisée
par le droit, non par l'absence de droit » ; mais sans cacher le
paradoxe : « La production du droit a évolué, mais la progression au
cœur du système présent demeure un héritage du passé. Elle
convenait à une communauté mondiale comprenant relativement
peu d'États et où la technologie, la population et l'environnement
ne constituaient pas des sujets de préoccupation. Il s'agissait d'une
approche de loisir — comme un passe-temps de club — de la
production du droit international, qui, tout simplement, ne peut plus
servir à la société globale contemporaine. »
Bref, les États-nations demeurent indispensables pour jouer le
rôle de gendarmes d'un ordre international qui ne peut plus faire
l'objet d'une régulation par le droit international classique — sans,
toutefois, remettre en question la nature consensuelle du droit
international lui-même. « La faiblesse du système juridique 43. Commission on Global
Governance, Our Global
international aujourd'hui est largement un reflet de la faiblesse du Neighborhood, op. cit., p. 67, et
système international dans son ensemble », lit-on encore. En attendant ch. 6 sur le renforcement de
une réforme en profondeur de la régulation internationale, ce sont l'État de droit dans le monde
entier.

27
A.-J. Arnaud les États qui demeurent les producteurs de droit et chargés de son
De la régulation par le droit application 44.
à l'heure de la globalisation. État décentré, État renforcé : dans le domaine spécifique du
Quelques observations contrôle, Stanley Cohen avait déjà énoncé ce principe. Nous
critiques pouvons le généraliser ici à l'ensemble du droit. L'État, dans le contexte
économique et financier mondial, joue encore un rôle capital, et
principalement de forteresse et de gendarme, même s'il convient
de relativiser les différences entre des fonctions qui s'avèrent
souvent complémentaires.

État anémié, nouvelles diplomaties


À cette permanence d'une production juridique de type
traditionnel s'ajoute l'émergence d'un type de production juridique
qu'on pourrait qualifier de « postmoderne ». Il provient du
renouvellement de la conception du rôle de l'État, amené à se
transformer largement en stratège, ainsi que du retour en force de la
société civile, dont l'État doit s'accommoder et tenir compte.

L'État-stratège
On peut se demander si l'essentiel du rôle de l'État tient dans
les fonctions où il continue d'exercer un pouvoir somme toute
assez traditionnel de diseur de droit ; sa véritable fonction ne
serait-elle pas plutôt, aujourd'hui, de « définir des règles du jeu et
d'harmoniser les comportements des acteurs économiques » 45,
autrement dit d'être un « régulateur ».
C'est un thème communément débattu dans nos communautés
scientifiques, et l'un des intérêts majeurs de la controverse tient
probablement dans l'analyse du passage de l'action politique du
mode de gouvernement à celui de la gouvernance. L'idée est que les
règles posées dans l'après-guerre ne peuvent plus assurer une
bonne stabilité de l'ordre international. Là, les grands pouvoirs
traditionnels sont confrontés aux demandes du reste du monde qui
ont leur mot à dire dans la « gouvernance » globale. Tout cela est
aggravé par la corruption, la criminalité, les forces qui profitent de
cette instabilité. Les notions de citoyenneté, de souveraineté,
d'autodétermination sont défiées.
Certains domaines de la souveraineté doivent être, dit-on,
44. Ibid., citations extraites des exercés collectivement46. En effet, territorialité, indépendance,
p. 329-333 et passim. non-intervention ont progressivement perdu de leur sens :
45. Jacques Chevallier, perméabilité croissante des frontières, flux global de la monnaie, des
Institutions politiques, Paris, menaces, des images, des idées ont eu raison des digues nationales
LGDJ, 1996, p. 158. qui protégeaient l'autonomie et le contrôle étatiques. Beaucoup de
46. Our Global Neighborhood, menaces sur l'humanité viennent de problèmes qui naissent au
op. cit., p. 67 : « Les pays doivent
accepter que, dans certains sein de nations (guerres civiles, conflits ethniques). La souveraineté
domaines, la souveraineté doive territoriale est menacée également par les « mouvements
être exercée collectivement. » transfrontaliers illicites ». De plus, la gestion d'affaires nationales a de

28
plus en plus des répercussions qui dépassent les frontières, Droit et Société 35-1997
comme les changements dans les politiques de taux d'intérêt en
Allemagne, au Japon ou aux États-Unis, qui ont des effets
immédiats sur la dette nationale et les perspectives de l'emploi dans les
autres pays du monde. Il faut tenir compte en outre des intérêts
fondamentaux de l'humanité qui l'emportent parfois sur les droits
ordinaires des États particuliers.
Bref, les États continuent à assumer d'importantes fonctions et
doivent avoir les moyens de les accomplir. Mais cela ne peut être
qu'avec le consentement permanent et la représentation
démocratique des gens. Ils se trouvent requis progressivement d'élaborer
des stratégies avec la base des citoyens, plus que du devoir-être
top-down pour le bien-être de ces derniers et selon les standards
des gouvernants. Sous les conditions de la globalisation, comment
l'État va-t-il gouverner ? Gouvernement : voilà bien, d'ailleurs, un
mot qu'il convient de disséquer. Gouverner, c'est exercer un
pouvoir, le « pouvoir gouvernemental », attaché à la souveraineté de
l'État. On désigne par « gouvernement », dans le langage courant,
cette partie de la structure étatique qui détient le pouvoir de
diriger un État, de mener l'action adéquate pour ce faire, d'exécuter les
directives du ou des détenteurs de la souveraineté. L'effectivité de
ce gouvernement dépend de la « gouvernabilité » dont il dispose
dans un contexte déterminé 47. Si cette gouvernabilité diminue au
point d'entraver son action, peut-on encore dire du gouvernement
qu'il gouverne ? Ne convient-il pas de rechercher un terme qui
connoterait plus spécifiquement la marge de manœuvre dont il
dispose ? Quelques concepts tendent précisément à se substituer à
ceux de « gouvernement », de « loi » et même de « règlements », de
« jugements » : ce sont ceux de « gouvernance », de « politiques
publiques », d'«action directe », de « résolution des conflits » 48.
S'agissant spécifiquement de « gouvernement », les anglo- 47. Ainsi parle-t-on d'une
saxons disposent de deux termes : « government » et « governan- moindre gouvernabilité
ce ». Ce dernier, associé au mot « global », au sens où nous l'avons contemporaine des démocraties
exposé plus haut, s'est mis à suggérer une sorte de conduite des occidentales (cf. Jacques
Chevallier, Institutions
affaires qui ne serait pas absolument liée à une toute-puissance du politiques, op. cit., p. 69, citant
genre de celle qui est attachée à la souveraineté étatique. Ce serait Michel Crozœr à la RFAP, n* 15,
plus que du « pilotage » ou « guidage » (volontiers saisis par le 1980.
même terme anglais « control » 49) et moins que du « 48. Sur ce point, voir par ex. la
gouvernement » proprement dit. synthèse faite par Christine
La Commission sur la « Global Governance » définissait la B. Harrington, « Popular Justice,
Populist Politics : Law in
« governance » comme « la somme des diverses voies par Community Organizing », Social
lesquelles individus et institutions, tant de la sphère publique que de la & Légal Studies, 1/2, 1992,
sphère privée, conduisent leurs affaires communes » 50. Il s'agit p. 180 et suiv.
donc au tout premier chef d'une gestion, d'une administration, 49. Cf. Jacques Chevallier,
mais qui ne se résoudrait pas en gérance ou intendance. Cela «...concept de régulation », op.
cit., p. 86.
suppose aussi autorité, mais une autorité partagée : tandis que l'action
50. Our Global Neighborhood,
du pouvoir exécutif exclut tout choix d'action autre que le sien, la op. cit., p. 2 [tda].

29
A.-J. Arnaud conduite des affaires « globales » requiert une régie collective.
De la régulation par le droit Évoquer le gouvernement par la « governance » renvoie donc à une
à l'heure de la globalisation. vision radicalement différente de celle que nous a léguée la
Quelques observations philosophie politique « moderne » de la souveraineté étatique. Nous
critiques utiliserons le terme « gouvernance » pour désigner ce qui n'a pas
encore d'équivalent dans un vocabulaire établi pour rendre compte
d'une réalité qui n'a rien à voir avec celle que nous commençons à
vivre.
Ce type de regard évoque les propos que l'on tient chez nous
51. C'est exactement cela que sur la régulation. Du fait même que la régulation devient un
postulent ceux qui parlent de
réguler l'ordre global. On paradigme, elle s'apparente à un guidage d'action dans le cadre d'un
retrouve cette problématique, système organisé ayant des échanges avec son environnement et
par exemple, dans le rapport de mettant en œuvre des processus d'adaptation51. Faut-il s'en
la Commission on Global étonner lorsqu'on sait d'une part que la régulation est devenue un mot-
Governance, op. cit. On peut
ainsi y lire : « Quoique liée à la clé des analyses économiques et financières, et, d'autre part, que
réponse à des requêtes les États contemporains sont requis — que ce soit par le droit ou
spécifiques dans des domaines par le mode qui bon leur semble — d'assurer avant tout la
relevant de questions
"governance" doit adopter
variées,
unela régulation de l'économie et des marchés financiers 52. Le danger est si
grand que nos meilleurs juristes dénoncent « une véritable
approche générale des questions
de survivance et de prospérité décomposition du système juridique par le marché » 53.
de l'humanité. En reconnaissant Parler de régulation emporte un autre intérêt, présupposant
la nature systémique de ces « l'idée d'harmonie des intérêts », la possibilité « de faire du collectif
questions, elle doit proposer des à partir de l'individuel », en même temps que « la rationalité de
approches systémiques pour en
traiter » (p. 4 [tda]). l'organisation sociale », « un univers social pacifié », et « l'image du
52. Cf. Jean-Louis Le Moigne, v" tiers régulateur », une instance « capable, par sa position
« Régulation », dans d'extériorité et de supériorité par rapport aux intérêts en présence,
Dictionnaire encyclopédique de de ramener la diversité à l'unité, l'hétérogénéité à l'homogénéité, le
théorie et de sociologie du droit, désordre à l'ordre » 54. Appliquée à l'action de l'État, la régulation
2e éd., op. cit. Dans le même
ouvrage, voir aussi Jacques est ainsi susceptible de redonner à ce dernier une légitimité,
Commaille, V « Régulation faisant de lui « le principe d'ordre et de cohésion » 55. Mais «
sociale ». régulation » s'applique aussi, en contrepoint, au « marché », doté, selon la
53. Jean-Arnaud Mazères, « L'un doctrine néolibérale, d'une fonction régulatrice bien mieux
et le multiple dans la dialectique susceptible que l'État d'harmoniser rationnellement et equitablement les
marché-nation », dans Brigitte
Stern (dir.), Marché et Nation. comportements. À l'État, il est alors demandé, en conséquence, de
Regards croisés, Paris, mener des politiques de dérégulation 56. À la limite, on peut parler
Montchrestien, 1995, p. 145. de « gouvernance » sans « gouvernement » 57.
54. Jacques Chevallier, L'État devient ainsi largement « stratège ». Les chefs d'État se
«...concept de régulation », op. muent sans vergogne en commis voyageurs. Les restructurations
cit., p. 87-88. des armées sont détournées en problèmes d'éthique politique et
55. Ibid., p. 89-90.
juridique : faut-il opter pour le volontariat ou le (quasi-)bénévolat
56. Cf. par exemple T. Daintith du service national volontaire ? De même, l'État s'épuise en
(éd.), Law as an Instrument of
Economie Policy : Comparative tactiques pour obtenir, sur les politiques publiques de protection de
and Critical Approaches, New l'environnement dictées à l'échelon mondial, des compromis avec
York, 1988 ; M.F. Toinet, H.
Kempf et D. Lacome, Le 57. Cf. James N. Rosenau et Ernst-Otto Czempiel (eds.), Governance without
libéralisme à l'Américaine. Le Government : Order and Change in World Politics, Cambridge (UK)/New York,
droit étatique et le Marché, Paris, Cambridge University Press, 1992, même si l'ouvrage est très centré sur les
1989. questions d'organisation et de relations internationales.

30
les chasseurs, les agriculteurs, les forestiers, les industriels et les Droit et Société 35-1997
écologistes 58...
La réduction de l'activité étatique en matière de production de
normes de régulation devient cruciale dans un contexte de
globalisation de l'économie sous l'égide du « marché ». Au point que le
grand problème contemporain, en matière de régulation juridique,
consiste à savoir si la régulation globalisée n'est réellement, et au
fond, qu'un simple prolongement, actualisé, de la régulation
nationale — une extension par imitation à la régulation internationale —
fondée sur la conception « moderne » de la souveraineté de l'État
et de la production étatique du droit. Percevoir un changement de
la nature de la régulation sous l'effet de la mondialisation des
échanges serait, au contraire, fondamental par les conséquences
que cela pourrait bien entraîner à moyen et long terme sur notre
rapport à l'État, à sa souveraineté, à son droit, et aux institutions
reproduites sur le modèle de l'État comme sont les institutions de
gouvernement régional et international.
La gouvernance s'opère le plus souvent au travers de
politiques publiques, qui apparaissent alors comme des stratégies
destinées à préserver l'identité d'une communauté contre des
agressions extérieures. Ces politiques peuvent être locales, nationales,
régionales. Elles peuvent aussi être globales si la communauté à
préserver est celle de la planète.
L'action directe est celle de groupes constitués qui établissent
sur le terrain, en fonction de liens, d'intérêts et de buts
communautaires, de véritables structures d'action. Les mouvements
sociaux sont majoritaires à l'origine de ces structures. Leur accession
éventuelle (et relativement fréquente) au rang d'organisations non
gouvernementales leur permet de participer au processus
d'élaboration des normes de régulation. Ces dernières sont-elles
juridiques ? La distinction précédente entre gouvernance,
politiques publiques, action directe et résolution des conflits s'avère
utile ici : le droit, en effet, joue un rôle minime dans la
gouvernance et l'action directe. Il peut jouer un rôle plus important dans
les politiques publiques et la résolution des conflits — dans
laquelle, répétons-le, les tribunaux ne jouent plus, aujourd'hui,
l'unique rôle, même s'il demeure encore apparemment central dans
nos sociétés. Mais, de toute manière, le droit ainsi visé est un droit
58. Cela est patent, par exemple,
radicalement différent de ce que nous en a légué notre tradition avec l'implémentation de la
culturelle, en particulier par son mode de production. Il associe de directive HABITAT prise par le
plus en plus, en effet, en la matière, la société civile au travail de Conseil des ministres de la
ses gouvernants. Communauté européenne au
mois de mai 1992, prévoyant
l'établissement de Zones
Le retour de la société civile spéciales de conservation avant
2006, et la création d'un cadre
C'est l'ensemble des questions liées aux identités, aux cultures, global de protection de la nature
au retour d'un concept de nation non nécessairement lié à celui de et de la biodiversité en Europe
l'État qu'il faudrait évoquer ici ; et aussi la question du régiona- avec le réseau Habitat 2000.

31
A.-J. Arnaud lisme — au sens de communautés régionales selon lesquelles
De la régulation par le droit semblent se dessiner de nouvelles frontières à travers le monde, et
à l'heure de la globalisation. dont l'approche ne peut être isolée du contexte global 59. Ainsi, le
Quelques observations retour du citoyen au travers des ententes régionales est un fait
critiques
nouveau et qui met en question la toute-puissance étatique en
matière de régulation de la société. De nombreuses associations
voient le jour, qui prétendent intervenir dans la production
normative dans l'aire de leur action spécifique : pour ce qui est de
l'Europe, par exemple, associations pour la prévention des
accidents domestiques, de consommateurs pour une défense plus
efficace de leurs intérêts, de travailleurs sociaux, associations
mutualistes pour un projet de charte sociale européenne, associations de
défense de l'enfance, de promotion de l'adoption, etc.
Le retour de la société civile se manifeste de manière
croissante. Cela se fait, de manière très visible, dans des contestations
récurrentes, sur les sujets les plus variés, d'un État qui, pourtant,
est censé émaner d'elle, pour revendiquer une participation dans
l'élaboration de la régulation sociale, voire dans l'élaboration des
59. Des Commissions régionales règles de droit. Ce qui se passe au niveau local cache souvent une
spécialisées de l'ONU s'efforcent réalité plus globale, qui consiste dans le développement d'une
d'associer les « régions » à la contestation généralisée de l'État comme mode souverain de
« governance » globale et de les régulation des conduites privées et collectives, des rapports sociaux, et
former pour cela. Cf. Our Global généralement de la manière dont il ne parvient pas à gérer une
Neighborhood, op. cit., p. 286 et
suiv. économie dont les rênes lui échappent toujours davantage. On
60. Citer le cas de Mr Rafe réclamait de l'État une protection : puisqu'il ne parvient pas à
Pomerance, Président de Friends l'assurer, on cherche « ailleurs », on cherche « autrement ».
ofthe Earth (FOE) au début des C'est ainsi que les mouvements de citoyens prennent partout
années 1980. Il avait créé un de l'ampleur. C'est ainsi que se développent les organisations non
partenariat entre les USA et les
ONG canadiennes travaillant sur gouvernementales60 par le truchement desquelles des forces
les pluies acides. De 1986 à sociales organisées entendent se hisser au niveau où se prennent
1993, il fut Senior Assodate au bien des décisions intergouvernementales. Agissant en interaction
World Resources Institute (WRI) avec les uns et les autres, il faut compter également avec les
où il se consacra aux aspects sociétés internationales et le marché global des capitaux, sans oublier
scientifiques et de politique
publique des questions les mass média globales dont l'influence est considérable,
concernant le changement notamment depuis le développement des communications par réseaux
climatique du globe et le trou informatisés (INTERNET, CompuServe, etc.) et par satellites. Il y a là
d'ozone. En 1996, il était Deputy de nouveaux acteurs dans les prises de décision en matière
Assistant Secretary of State pour politique, économique, sociale, culturelle, environnementale... avec
l'Environnement et le
Développement. Il était ainsi à la lesquels il n'est plus possible de ne pas compter.
tête de la délégation des États- Le terme de « governance » se révèle alors fort approprié. Ces
Unis aux négociations sur le acteurs, en effet, n'entrent pas dans le cadre de l'action
Changement climatique et à la gouvernementale au sens strict. Il s'agit de la mise en œuvre d'un processus
Convention sur la Biodiversité. Il
a donné une conférence complexe de prise de décision interactive, dynamique, projectif,
remarquée sous l'égide du appelé à évoluer constamment pour répondre à des circonstances
Global Studies Research changeantes. La contribution d'une diversité de gens et
Program de l'Université de d'institutions compétents et intéressés à une issue heureuse de la gestion
Wisconsin à Madison, au mois s'avère alors inestimable. Partenariat, réseaux, acteurs globaux
d'avril 1996.

32
deviennent des concepts qui se substituent à la vieille idée de prise Droit et Société 35-1997
de décision souveraine top-down au nom de la puissance publique.
La mise en commun de l'information, du savoir, des ressources et
des capacités permet de développer des politiques et des pratiques
mutuelles dans les interstices de l'intervention étatique ou
interétatique, sur des questions d'intérêt commun.
Il ne faut pas se cacher que si la question du défaut de
participation du citoyen se trouve ainsi partiellement au moins résolue,
d'autres problèmes surgissent, notamment du fait de la
multiplication du nombre des acteurs, ce qui accroît la complexité déjà non
négligeable des processus de décision. Certains des projets des
diverses entités en présence se révèlent compatibles ; d'autres,
non. Certains sont conduits par des intérêts positifs pour
l'humanité et l'espace qu'elle occupe, mais quelques-uns sont négatifs,
intéressés, voire destructeurs. Les États-nations, seuls détenteurs
légitimes de la souveraineté, ont, en fin de compte, la dernière
voix ; mais il est certainement positif qu'ils soient néanmoins
conduits à ajuster leurs moyens à toutes ces forces qui surgissent,
tout en profitant des ressources qu'elles offrent.
On a un bon exemple de ce dialogue social, de cet échange
d'expériences et d'informations, dans le cadre des organes
institutionnels européens. Des réseaux de correspondants nationaux
experts existent dans la plupart des domaines pouvant faire l'objet
de politiques publiques. Divers organismes assistent les autorités.
Ici, c'est le Comité économique et social auquel participent
notamment les partenaires sociaux, ou la Fondation européenne pour
l'amélioration des conditions de vie et de travail (Dublin), qui a pour
mission de promouvoir la politique sociale de la Communauté. Là,
61. Comité directeur pour les
ce sont les divers Comités d'experts qui participent à l'élaboration droits de l'homme, Comité
des textes préliminaires conduisant aux recommandations ou directeur sur la politique sociale,
conventions prises par le Comité des ministres du Conseil de Comité directeur pour l'emploi
l'Europe : plus de dix comités directeurs rien qu'en ce qui concerne et le travail, Comité directeur
pour la sécurité sociale, Comité
les problèmes de la famille et les travailleurs sociaux 61 ; directeur pour les problèmes
Conférence permanente des pouvoirs locaux et régionaux de l'Europe, criminels, Comité européen sur
qui discute également des problèmes sociaux, comme le chômage la population, Comité européen
des jeunes ou leur situation en milieu urbain ; Comité d'experts de la santé, Comité européen sur
chargé du contrôle de la Charte sociale européenne de 1961 ; les migrations, Comité européen
de coopération juridique,
Organisation internationale du travail, qui contrôle le Code Comité européen pour l'égalité
européen de la sécurité sociale de 1964, etc. entre les femmes et les
Les organisations internationales non gouvernementales hommes, Conseil de la
(ONG), jouent aujourd'hui, et de plus en plus, un rôle crucial dans coopération culturelle.
la production de la norme juridique, non seulement en Europe, 62. Confédération des
organismes familiaux, Union
mais au niveau international. Plusieurs d'entre elles ont un statut internationale des organismes
consultatif officiel62. Certes, la coopération entre les instances familiaux, Mouvement
dirigeantes des ententes régionales ou les institutions international ATD-Quart Monde,
internationales, d'une part, et les organisations non gouvernementales, Confédération européenne des
syndicats, Conseil international
d'autre part, souffre encore fréquemment d'un manque d'institu- de l'action sociale (ICSW), etc.

33
A.-J. Arnaud tionnalisation. Cependant, les choses s'affinent progressivement.
De la régulation par le droit Du simple échange d'informations, on passe à la participation aux
à l'heure de la globalisation. réunions des organisations régionales ou internationales, puis à
Quelques observations l'association aux affaires courantes ; souvent, les ONG sont invitées
critiques officiellement à participer aux séances plénières de diverses
63. En Europe, par exemple, depuis assemblées. Elles reçoivent l'ordre du jour et les documents de
1976, il existe une Commission de travail ; elles participent même parfois aux réunions et à la rédaction
liaison des ONG, élue par la
Conférence plénière annuelle. Le des rapports de certaines commissions ; elles coopèrent souvent
Secrétariat en est assuré par la direction avec des comités d'experts gouvernementaux 63.
des Affaires politiques. Cette
Commission a été complétée, en Au niveau de la gouvernance globale, on retrouve les mêmes
1982, par une Commission mixte schémas. On se souvient de l'action de cette Communauté
composée de parlementaires
européens et des membres de la Sant'Egidio, qui avait lancé ce qu'on a nommé l'Appel d'Assise, puis
Commission de liaison des ONG [Rés. de Rome 64. Ses membres ont réussi à ramener la paix au
754/1981 de l'Assemblée]. Il faut
citer encore la coopération, dans le Mozambique (Rome, 1992), et tenté une plate-forme signée par
cadre du Conseil de l'Europe, des l'opposition algérienne en janvier 1995. Ils sont présents au Burundi, au
partenaires sociaux représentés,
d'une part, par la Confédération Kosovo, au Guatemala... On est en présence, ici, d'un véritable droit
européenne des syndicats, et, négocié65.
d'autre part, par l'Union des
confédérations de l'industrie et des Au niveau global, des systèmes multicouches de prise de
employeurs d'Europe, qui décision émergent, qui dépendent de la consultation, du consensus, de
discutent, chaque année, de leurs
problèmes communs, et fixent un « règles du jeu » flexibles 66. À plus ou moins long terme, cela
programme d'activités et de impliquera une réforme et un renforcement du système existant
coopération avec les Comités
directeurs concernés. Au niveau de la d'institutions intergouvernementales, pour le rendre compatible
Communauté européenne, il existe avec l'intervention de groupes privés et indépendants. La question
une coopération institutionnalisée est posée ici du rôle des Nations Unies. Mais comment s'en étonner
avec les partenaires sociaux au
sein du Comité économique et quand c'est le principe même de la souveraineté de l'État-nation
social de la Fondation européenne qui se trouve en jeu !
pour l'amélioration des conditions
de vie et de travail, et du Comité De cette participation accrue, de cette flexibilité inévitable qui
permanent d'emploi S'il n'existe est la conséquence d'une volonté de répondre à de nouveaux
pas de réglementations
particulières sur les relations avec les ONG, problèmes et de s'efforcer à une nouvelle compréhension des vieux
ce n'est pas pour autant que les problèmes, ainsi que de la mise en place d'une action complexe,
partenaires sociaux et les divers
groupements d'intérêts sont tenus c'est certainement une certaine idée de la démocratie qui sort
à l'écart. Au contraire, dans un victorieuse. Mais que ces concepts s'imposent concrètement dans
stade préliminaire, ils sont l'élaboration de la régulation juridique contemporaine, et la
souvent consultés par la Commission.
Quant au Parlement européen, il question fondamentale devient alors de reconsidérer la fonction du
s'efforce d'institutionnaliser la droit dans le pilotage des sociétés contemporaines 67. Il y a déjà un
participation des groupes d'intérêt
dans des réunions communément
appelées « réunions
d'intergroupes », tenues entre les 64. Respectivement 27/10/86 et 10/10/96.
parlementaires et les représentants d'ONG, 65. Cf. encore P. Duran, op. cit., p. 33 et suiv. Cf. aussi Jan Koolman (éd.), Modem
dans des salles des groupes Governance : New Government-Society Interactions, London/Newbury Park (CA),
politiques. On trouve ainsi un
Intergroupe pour les problèmes des Sage Publ., 1993 (Politique et gouvernement en Europe, Administration publique) ;
personnes âgées, qui fonctionne Robert D. Putnam, « Bowling Alone : America's Declining Social Capital », Journal of
avec Eurolink-Age (Grande- Democracy, 6/1, 1995, p. 65-78.
Bretagne). De même, la 66. Our Global Neighborhood, op. cit., p. 146 et suiv.
Confédération des organismes familiaux 67. Patrice Duran, op. cit. Voir aussi James N. Rosenau, « Governance in the Twenty-
auprès de la Communauté
européenne s'efforce d'influencer la First Century », Global Governance, n' 1, 1995, p. 13-43 ; Mihaly Simal, The Future
législation et les programmes de la of Global Governance : Managing Risk and Change in the International System,
Communauté, notamment en Washington DC, US Institute of Peace Press, 1994 ; Richard A. Falk, On Human
matière de consommation, d'affaires Governance : Toward a New Global Politics, University Park (PA), Pennsylvania State
sociales, d'éducation [Parlement University Press, 1995.
européen, Document n* A2-55/86,
du 16/8/1986, p. 11 (cité dans
Conseil de l'Europe, RS-Inf. (89) 1].
34
certain temps que ces problèmes agitent le monde anglo-saxon Droit et Société 35-1997
attaché par tradition à tout ce qui touche au marché et à la libre
circulation des biens et aes services. Il existe, de ce fait, sur tout
cela, une abondante littérature outre-Atlantique... et une sérieuse
pratique ! Tandis, en effet, que nous rêvassions encore, ici, des
Trente Glorieuses, nos collègues universitaires américains
formaient des élites prêtes à comprendre et maîtriser autant que faire
se peut les phénomènes de ce qu'ils ont nommé en fin de compte
« globalisation » plutôt qu'internationalisation, après avoir usé un
temps du terme de « mondialisation ». Ce n'est pas un hasard si les
conseillers du président Clinton sont rompus à ce genre de
réflexion, tandis que nos gouvernants s'épuisent à conjurer, par
l'utilisation indue et par défaut d'un mot découvert il y a peu, la
« mondialisation », des méfaits auxquels leurs experts — fussent-
ils énarques — sont incapables de faire face, n'en ayant pas — ou
peu — été instruits.

Pour en savoir plus

On ne peut faire le détour de Globalisierung », Zeitschrift


l'ouvrage majeur de : fur Rechtssoziologie,
vol. 1/96.
Sousa Santos Boa ventura de
1995, Toward a New Trubek David M., Dezalay Yves,
Common Sensé. Law, Science Buchanan Ruth et Davis
and Politics in the JohnR.
Paradigmatic Transition, 1993, Global Restructuring
New York/London, and the Law : The
Routledge, 614 p. Internationalization of Légal
Fields and the Création of
Transnational Arenas
Voir aussi : (Global Studies Research
Nelken David (éd.) Program.
n° 1), Madison,
Working
University
paper of
1995, « Légal Culture, Wisconsin.
Diversity and
Globalization », livraison Young Oran R.
spéciale de la revue Social 1994, International
and Légal Studies, 4/4. Governance. Protecting the
Environment in a Stateless
Rohl Klaus F. et Magen Stefan Society, Ithaca & London,
1996, « Die Rolle des Rechts Cornell University Press,
im Prozefi der 221p.

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