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L'AMOUR PUR DE PLATON À LACAN DE JACQUES LE BRUN

Lionel Fouré

Vrin | « Le Philosophoire »

2000/1 n° 11 | pages 241 à 243


ISSN 1283-7091
Article disponible en ligne à l'adresse :
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L’amour pur de Platon à Lacan
De Jacques Le Brun

Lionel Fouré

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Jacques Le Brun, Le pur amour de Platon à Lacan, Editions du Seuil, La
librairie du XXIè siècle, Paris, 2002, 440 pages.

J
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acques Le Brun nous offre avec son ouvrage une étude érudite du
problème de l’amour pur, qui pose avec une acuité toute particulière
l’idée d’un acte totalement désintéressé, sans contrepartie ni
récompense. La radicalité du questionnement, analysé de façon fort convaincante
par ce spécialiste des sciences religieuses professant à l’Ecole pratique des hautes
études, repose sur une figure de rhétorique, celle de la « supposition impossible »
de Fénelon : « Si […] Dieu ne récompensait pas, et même s’il condamnait à des
peines allant jusqu’à celles de l’enfer l’homme qui l’aimait parfaitement et faisait
sa volonté, cet homme aimerait Dieu autant que s’il le récompensait et lui offrait
toutes les joies du paradis »1. En établissant ainsi la totale gratuité de l’amour
dans ce qu’il peut avoir de plus absolu (puisqu’il vise Dieu, et concerne de ce
fait ce qu’il peut y avoir de divin en l’homme), Fénelon « invente » un problème
qui suscite un des derniers grand débats théologiques à la fin du 17ème siècle, et
entraîne la condamnation en 1699 par le bref Cum alias du pape Innocent XII de
son Explication des maximes des saints qu’il avait publiée deux ans plus tôt. Le
Saint-Office ne s’y était pas trompé : la sainte indifférence manifestée à l’égard de
la crainte d’un châtiment ou de l’espoir d’une récompense ne peut que mener de
facto à la ruine du pouvoir ecclésiastique qui professe notamment la doctrine de la
rétribution en des récompenses éternelles.
Mais ce n’était pas la première fois que l’Eglise intervenait autoritairement dans
la querelle du pur amour. Déjà en 1687, la bulle Coelestis Pastor condamnait les
68 propositions de Molinos, car ce dernier y affirmait préférer satisfaire à la divine
justice plutôt que d’implorer la miséricorde. Mais Le Brun souligne fort justement
la spécificité du projet de Fénelon, qui concerne la recherche des fondements
philosophiques permettant de construire un « système » de l’amour spirituel.
242 L’Amour

C’est en effet en philosophe et en théologien que Fénelon étudie l’expérience


des mystiques qu’il découvre notamment chez Mme Guyon, rencontrée en 1688.
L’acte ultime des mystiques, par lequel Dieu est aimé d’un amour d’autant plus
pur qu’il repose sur l’acceptation conditionnelle de la damnation et sur l’absence
de toute récompense, fait ainsi l’objet d’une « réduction » explicitement assumée
« aux vrais principes de la plus saine théologie »2.
En portant un tel projet, Fénelon se confronte non seulement au Saint-Office
mais également aux adversaires déclarés des mystiques, tels Bossuet, Nicole
ou Malebranche, et s’oblige à justifier ses positions en recourant à des exemples
canoniques de l’amour spirituel. Le Brun montre alors de manière pénétrante la
fonction logique que remplit le recours à l’Antiquité païenne, et dégage les raisons
qui conduisent Fénelon à introduire une dimension théologique dans sa lecture
des textes platoniciens. De même, sont examinés très précisément les usages
qui sont faits des souhaits paradoxaux exprimés par Moïse (versets de l’Exode,

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XXXII, 32) et saint Paul (Epître aux Romains IX, 3), dont la tradition chrétienne
tente avec insistance, sans y parvenir, d’atténuer la radicalité.
Mais au-delà de ces exempla dont Fénelon et Mme Guyon se servent comme
autant d’auctoritates, c’est l’opposition augustinienne frui / uti (jouir / utiliser)
et la philosophie jansénienne de l’amour qui constituent les points pivots autour
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desquels sont construites leurs thèses. C’est là, en somme, que la question
de l’amour pur devient, selon la formule de Le Brun, « la figure moderne de
la question de l’amour ». Avec Jansenius en effet, l’amour vise ou bien la
jouissance, impliquant la perte dans l’objet, ou bien l’utilité, basculant vers la
cupidité. Bossuet, par la suite, infléchit dans un sens eudémoniste la jouissance, et
« ramène ‘l’utilité’ à la ‘commodité’ et à l’intérêt propre : contrairement à son sens
augustinien, l’utilité n’est plus pensée comme référence à ce dont il faut jouir, mais
comme référence à soi »3. Et c’est évidemment sur ce point que Fénelon s’oppose
à Bossuet, car il s’agit pour lui, à la suite de saint Augustin et des mystiques,
de penser la jouissance en elle-même, dans une dimension « anthropologique ».
On assiste ainsi, sous la plume de Le Brun, à la manière dont se sont construites
deux conceptions antithétiques de l’amour qui guident très souvent nos propres
réflexions, « l’un désappropriation et intime perte du moi, l’autre désir de forcer
les secrets, de posséder, d’obtenir une récompense, d’affirmer le moi »4.
Il semble à ce stade de sa démonstration, que Le Brun invite le lecteur à lier
profondément l’amour pur à son histoire, comme si le contenu du concept
(consistant en un paradoxe, puisque son caractère essentiel est sa négation,
« destruction et perte du sujet de l’amour dans son objet, disparition qui est le
terme et le critère de sa pureté et de sa perfection »5) se réalisait dans une histoire
qui en est précisément le reflet. En effet, de même que le propre de cet amour
est de mettre sa jouissance dans la ruine de toute jouissance, son histoire invite
à constater qu’il échoue finalement à en produire la théorie et ruine de ce fait les
fondements de cette théologie ou de cette philosophie : « L’exigence théorique et
en même temps l’impossibilité de répondre totalement à cette exigence est d’une
certaine façon un caractère propre à la configuration du pur amour »6.
L’amour pur de Platon à Lacan, de Jacques Le Brun 243

Dès lors, l’idée d’un amour pur totalement désintéressé, rejetée du champ de
la théologie, se voit reprise dans d’autres champs. Cette hypothèse, Le Brun la
déploie pleinement dans la dernière partie de son livre, où il montre les différentes
mutations que subit la conception du pur amour, et la manière dont elle prend
forme dans les œuvres de Kant, Schopenhauer, Sacher-Masoch, Henri Bremond
et le père Pierre Rousselot, et pour finir, Freud et Lacan.
En mettant au centre de sa thèse la « supposition impossible » des mystiques qui
opère une séparation stricte entre la récompense (dont on consent d’être privé) et
l’amour (dont on ne consent pas d’être privé), et en montrant comment elle s’est
historiquement construite, développée puis transformée, Le Brun permet à ses
lecteurs de méditer différemment – et ce n’est pas là son moindre mérite - sur
un thème dont le classicisme (« Y a-t-il des amours qui ne sont pas égoïstes ? »)
conduit hélas souvent aux plus plates certitudes. On mesure mieux ainsi la
distance qui nous sépare, nous modernes, d’une approche non utilitariste de

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l’amour, et plus globalement, d’une vision de l’existence qui n’est pas entée sur
le paradigme de la rationalité calculatrice. Car finalement, que savons-nous, en ce
début du 21ème siècle, de la spiritualité ?
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Notes

1
Page 10.
2
Page 150.
3
Page 86.
4
Page 96.
5
Page 159.
6
Page 121.

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