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« D’ailleurs, quand j’allais faire des travaux chez elle, elle me recevait complètement
nue… »
Chanel, par bien des apparences, ressemble à Colette mais son goût pour la provocation
est bien moindre. Jamais d’écart de conduite mis en scène chez elle. D’un amant à
l’autre, un simple passage de témoin ou un tuilage tranquille : rien qui défraie vraiment
la chronique. Son Rozven à elle, où elle abrita longtemps son premier cercle dans un pli
de la carte du Béarn, à Corbère, ne peut aucunement passer pour un lieu de libertinage.
C’est un château qu’elle habita dans le respect de la tradition : les bonnes étaient
habillées de beige, l’éclat de l’argenterie se reflétait sur l’acajou des meubles et, le
dimanche, Mademoiselle allait à la messe, illuminant la petite église de l’éclat de ses
bijoux.
Cet état s’avérant fragile, elles avaient aussi la ressource de se tailler une spécialité et
d’exercer un métier. Colette et Coco avaient suivi les deux méthodes mais Chanel en
retrouve aussi une autre, très ancienne, qu’on pourrait appeler la voie… Conventuelle,
celle-là même qui, dans l’histoire de longue durée, a permis à tant de femmes de tête
d’accéder aux responsabilités. Depuis le livre pionnier d’Edmonde Charles-Roux, on
s’est habitué à la considérer comme « l’Irrégulière » par excellence mais n’est-elle pas
tout autant une femme de la Règle, quasi au sens monastique du mot ?
Portrait de Coco Chanel, la créatrice de haute couture prise en 1944 à Paris. (Photo by -
/ AFP)
Ce point de vue peut surprendre. Les fêtes de la Grande Mademoiselle dans son rez-de-
chaussée du Faubourg-Saint-Honoré étaient si dispendieuses que l’une d’elles fut
nommée « le camp du Drap d’or ». La pauvreté et le silence n’étaient pas ce qui la
caractérisait le mieux. Sa générosité fabuleuse avait peu à voir avec la charité : elle était
impérieuse. Mais quelle autre apparence peut prendre une créatrice de mode, chef d’une
entreprise de plusieurs milliers de salariés ? Il fallait bien passer par une politique de
communication qui avait aussi pour fonction de dissimuler l’essentiel. L’essentiel ? Une
inspiration d’abord cistercienne et, sans doute, un tempérament de fondatrice d’ordre.
L’éloge de la sobriété
L’inspiration cistercienne ? Dès son enfance en Corrèze, elle fut formée à une esthétique
de la diminution par tout ce qu’elle voyait autour d’elle dans l’austère orphelinat qui
occupait l’ancienne abbaye d’Aubazine. Des vitraux sans figures ni couleurs, des
chapiteaux sans sculpture, jamais de ces ornementations inutiles dont saint Bernard
disait qu’elles étaient, au choix, des « horribles beautés » ou des « beautés ». « Que
l’oratoire soit exactement ce que signifie son nom », recommandait le fondateur de
Clairvaux : des modèles de Chanel, ne pourra-t-on pas dire la même chose ?
Dans ce même lieu de Corbère, Gabrielle abrita près de vingt ans un drôle d’oiseau, le
futur cinéaste Robert Bresson qui prit son envol peu après la débâcle avec « les Anges
du péché ». On y entend Renée Faure en mère supérieure s’exclamer : « Je suis la
couturière de Dieu. » Que Chanel ait cru ou non en Dieu pourrait se discuter à l’infini.
De toute façon, l’idéal monastique peut exister hors du christianisme et de la foi. Chanel
l’applique lorsqu’elle impose la petite robe noire qu’elle a conçue comme une manière
d’uniforme qui efface les rangs dans une commune simplicité. On pense au Psalmiste :
« Le Seigneur exalte les humbles, Il rabaisse les puissants. » Les vœux qu’elle formula
pour son enterrement procèdent du même esprit : pas de caveau mais un cercueil assez
mince pour renvoyer au plus vite le corps à la terre, pas de monument mais une simple
dalle. Ultime défi aux grandeurs d’établissement.
S’il est un rapprochement de Chanel avec une personnalité qui fasse sens, ce n’est pas
avec Colette la scandaleuse qu’il faut le faire mais avec un homme tout de discrétion,
Pierre Reverdy. « S’il y a un nom qui puisse être associé au mien, indiquait d’ailleurs
Gabrielle, c’est le sien. » « Je te laisse parce que t’aime et il faut encore marcher », lui
écrivit-il un jour. Reverdy a joué tous les rôles auprès d’elle : amant, protégé,
inspirateur, paratonnerre à la Libération - un moment, il fit même semblant de diriger
une de ses usines.
Jean Lebrun est journaliste et historien de formation. Après avoir été un pilier de
France-Culture, il anime « la Marche de l’histoire » sur France-Inter depuis 2011. Il a
publié « Notre Chanel » (Editions Bleu autour, 2014), qui a reçu le prix Goncourt de la
biographie 2014.
Salvador Dali, Coco Chanel, le Marquis de Sade… Tous ont été considérés, en leur
temps, comme des « scandaleux ». Cet été, « l’Obs » consacre une série de portraits à
ces personnalités hors norme :