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Coco Chanel, la couturière de Dieu

Coco Chanel en 1944 à Paris. (AFP)

ILS ONT FAIT SCANDALE (2/10). Si Gabrielle


Chanel était une rebelle, elle ne jetait pas le harnais
par-dessus les haies. Elle mettait sa fierté non pas à
choquer les autres mais à les obliger à la suivre.
Par Jean Lebrun

Publié le 13 août 2019 à 06h30

Si, de Colette et de Chanel qui se connaissaient de longue date, il y a eu une


scandaleuse, ce n’est pas Chanel, c’est Colette. J’ai passé mes vacances d’enfance dans
le village breton où la marquise de Morny avait laissé à Colette sa maison de Rozven.
Le bourg bruissait encore de souvenirs : « Elle circulait en voiture avec des femmes
habillées en hommes de pied en cap », me disait le vieil ébéniste « Polite » Baron que
j’allais visiter dans son atelier et qui ajoutait, peu soucieux de la contradiction :

« D’ailleurs, quand j’allais faire des travaux chez elle, elle me recevait complètement
nue… »

Chanel, par bien des apparences, ressemble à Colette mais son goût pour la provocation
est bien moindre. Jamais d’écart de conduite mis en scène chez elle. D’un amant à
l’autre, un simple passage de témoin ou un tuilage tranquille : rien qui défraie vraiment
la chronique. Son Rozven à elle, où elle abrita longtemps son premier cercle dans un pli
de la carte du Béarn, à Corbère, ne peut aucunement passer pour un lieu de libertinage.
C’est un château qu’elle habita dans le respect de la tradition : les bonnes étaient
habillées de beige, l’éclat de l’argenterie se reflétait sur l’acajou des meubles et, le
dimanche, Mademoiselle allait à la messe, illuminant la petite église de l’éclat de ses
bijoux.

Les fêtes de la Grande Mademoiselle


Au vrai, Gabrielle appartient à une autre espèce de rebelle que Colette. Elle ne secouait
pas le joug, ne jetait pas le harnais par-dessus les haies : elle mettait sa fierté non pas à
choquer les autres mais à les obliger à la suivre. A l’époque des débuts de Colette et de
Coco, les « personnes du sexe » disposaient de peu de moyens pour approcher la liberté.
La fortune ne venant pas en dormant seule, elles pouvaient, si un mariage profitable leur
était interdit, devenir des « belles ».

Casanova, libertin et libertaire

Cet état s’avérant fragile, elles avaient aussi la ressource de se tailler une spécialité et
d’exercer un métier. Colette et Coco avaient suivi les deux méthodes mais Chanel en
retrouve aussi une autre, très ancienne, qu’on pourrait appeler la voie… Conventuelle,
celle-là même qui, dans l’histoire de longue durée, a permis à tant de femmes de tête
d’accéder aux responsabilités. Depuis le livre pionnier d’Edmonde Charles-Roux, on
s’est habitué à la considérer comme « l’Irrégulière » par excellence mais n’est-elle pas
tout autant une femme de la Règle, quasi au sens monastique du mot ?

Portrait de Coco Chanel, la créatrice de haute couture prise en 1944 à Paris. (Photo by -
/ AFP)

Ce point de vue peut surprendre. Les fêtes de la Grande Mademoiselle dans son rez-de-
chaussée du Faubourg-Saint-Honoré étaient si dispendieuses que l’une d’elles fut
nommée « le camp du Drap d’or ». La pauvreté et le silence n’étaient pas ce qui la
caractérisait le mieux. Sa générosité fabuleuse avait peu à voir avec la charité : elle était
impérieuse. Mais quelle autre apparence peut prendre une créatrice de mode, chef d’une
entreprise de plusieurs milliers de salariés ? Il fallait bien passer par une politique de
communication qui avait aussi pour fonction de dissimuler l’essentiel. L’essentiel ? Une
inspiration d’abord cistercienne et, sans doute, un tempérament de fondatrice d’ordre.

L’éloge de la sobriété
L’inspiration cistercienne ? Dès son enfance en Corrèze, elle fut formée à une esthétique
de la diminution par tout ce qu’elle voyait autour d’elle dans l’austère orphelinat qui
occupait l’ancienne abbaye d’Aubazine. Des vitraux sans figures ni couleurs, des
chapiteaux sans sculpture, jamais de ces ornementations inutiles dont saint Bernard
disait qu’elles étaient, au choix, des « horribles beautés » ou des « beautés ». « Que
l’oratoire soit exactement ce que signifie son nom », recommandait le fondateur de
Clairvaux : des modèles de Chanel, ne pourra-t-on pas dire la même chose ?

Le comportement de mère abbesse et fondatrice ? Lorsqu’au moment de l’exode,


Chanel rapatrie au château de Corbère tout ce que la maison-mère de Paris contient de
plus précieux, à qui confie-t-elle le transport de ce trésor ? A des employées de toute
confiance qui cousent les lingots dans leurs manteaux et les diamants dans leurs robes.
Et les témoins qui ont vu arriver ces dix femmes en Béarn profond, se souviennent
d’avoir vu apparaître… « des nonnes, les cheveux tirés en arrière, la robe à mi-mollet ».
Chanel affectionnait les employées qui portaient cet air de « parfaite gravité et de digne
maîtrise de soi » qu’exige la Règle de saint Benoît. Les femmes qu’elle avait formées
autour d’elles auraient pu être prieure, sous-prieure, maîtresse des novices…

Dans ce même lieu de Corbère, Gabrielle abrita près de vingt ans un drôle d’oiseau, le
futur cinéaste Robert Bresson qui prit son envol peu après la débâcle avec « les Anges
du péché ». On y entend Renée Faure en mère supérieure s’exclamer : « Je suis la
couturière de Dieu. » Que Chanel ait cru ou non en Dieu pourrait se discuter à l’infini.
De toute façon, l’idéal monastique peut exister hors du christianisme et de la foi. Chanel
l’applique lorsqu’elle impose la petite robe noire qu’elle a conçue comme une manière
d’uniforme qui efface les rangs dans une commune simplicité. On pense au Psalmiste :
« Le Seigneur exalte les humbles, Il rabaisse les puissants. » Les vœux qu’elle formula
pour son enterrement procèdent du même esprit : pas de caveau mais un cercueil assez
mince pour renvoyer au plus vite le corps à la terre, pas de monument mais une simple
dalle. Ultime défi aux grandeurs d’établissement.

Les mains de Chanel jamais n’étaient au repos


Un monastère ne tolère ni l’oisiveté ni la négligence. Les mains de Chanel – que Colette
décrivit si bien : elles évaluent les tissus comme on étale la salade, disait-elle – jamais
n’étaient au repos. « L’absence de labeur est ennemie de l’âme. C’est pourquoi les
religieux doivent à heures fixes s’occuper au travail manuel et à heures fixes observer
les offices », dit la Règle de saint Benoît. Les offices, en couture, s’appellent les
collections. « Soyez libres mais obéissez »… Le vrai scandale qui peut étonner
durablement le monde, c’est cette maxime que Chanel a faite sienne.

S’il est un rapprochement de Chanel avec une personnalité qui fasse sens, ce n’est pas
avec Colette la scandaleuse qu’il faut le faire mais avec un homme tout de discrétion,
Pierre Reverdy. « S’il y a un nom qui puisse être associé au mien, indiquait d’ailleurs
Gabrielle, c’est le sien. » « Je te laisse parce que t’aime et il faut encore marcher », lui
écrivit-il un jour. Reverdy a joué tous les rôles auprès d’elle : amant, protégé,
inspirateur, paratonnerre à la Libération - un moment, il fit même semblant de diriger
une de ses usines.

Reverdy finit par se retirer définitivement à l’abbaye de Solesmes, sans y trouver la


sérénité tandis que Chanel reconstituait la rue Cambon, s’enfermant dans la gloire
comme on s’enferme dans un cloître, dans le même refus du bonheur banal. Ni Chanel
ni Reverdy n’ont été des scandaleux. Des radicaux, plutôt. Deux branches de la même
colère montant vers un Absolu, poussant bien droit pour Chanel, tout de travers pour
Reverdy, et dressées toutes deux contre le vrai scandale qui s’appelle la laideur.

Jean Lebrun est journaliste et historien de formation. Après avoir été un pilier de
France-Culture, il anime « la Marche de l’histoire » sur France-Inter depuis 2011. Il a
publié « Notre Chanel » (Editions Bleu autour, 2014), qui a reçu le prix Goncourt de la
biographie 2014.

« Ils ont fait scandale », une série en 10 épisodes

Salvador Dali, Coco Chanel, le Marquis de Sade… Tous ont été considérés, en leur
temps, comme des « scandaleux ». Cet été, « l’Obs » consacre une série de portraits à
ces personnalités hors norme :

 Giacomo Casanova, libertin et libertaire


 Coco Chanel, la couturière de Dieu
 Salvador Dalí, le grand perturbateur
 Jésus, « un message révolutionnaire »
 Friedrich Nietzsche, l’éternel retour des polémiques
 Le Marquis de Sade par-delà le SM
 André Breton, le « grand indésirable »

>>> Retrouvez toutes nos séries de l’été

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