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Les Cahiers de la
Revue Défense Nationale
L’équipe du colloque souhaite rendre un hommage particulier
au professeur Hervé Coutau-Bégarie
décédé avant l’achèvement de ce projet,
après en avoir encouragé les premiers pas.
Sommaire

7 Le monde est-il plus incertain aujourd’hui ?


STÉPHANE GÉNOT, MAXIME QUENIN-CAHN, LOUIS TILLIER
L’incertitude n’est pas nouvelle, elle a toujours existé. Elle est cependant aujourd’hui amplifiée
par un flux d’informations toujours plus grand et toujours plus rapide et par la science elle-
même. Dès lors, le rôle du décideur est d’en tirer parti.

Prendre en compte l’incertitude

17 La maîtrise des risques, outil du dirigeant pour mieux cerner


les incertitudes
VITAL DUCHESNE, NICOLAS MEUNIER, MAXIME QUENIN-CAHN,
THIERRY VAUTRIN, AYMON WESTPHAL
La maîtrise des risques est développée et pratiquée dans le monde de l’entreprise, dans l’aéro-
nautique et dans l’administration. À travers une approche croisée, cet article se propose de tirer
quelques conclusions concrètes, efficaces et réalistes en termes d’organisation interne et d’éva-
luation du risque.

25 Le commandement à l’épreuve de la « maîtrise » des risques


CYRIL DE JAURIAS
Dans l’armée, l’approche du risque est bien souvent intuitive et liée au caractère du chef.
Pourtant, le monde anglo-saxon a développé avec succès le Risk Management, décortiquant les
mécanismes de la prise de décision. Adopter une culture du risque, c’est connaître et assumer
les risques pris.

33 Bonnes pratiques de gestion de l’incertitude


dans les entreprises privées
ALAIN BEAUVILLARD, JULIETTE SIMONIN
Appuyé sur une récente étude menée par le cabinet Bain & Company, l’article étudie les
pratiques des entreprises face aux aléas de leur environnement. Trois actions-clés émergent de
l’étude : l’anticipation des événements, l’ajustement de la stratégie et la réorganisation des
structures.

43 La culture du risque dans l’action de l’État : approches croisées


JEAN-ROBERT JOUANNY, RÉMI SONGEUR
Comment les décideurs institutionnels, civils et militaires, appréhendent-ils le risque ? Appelés
tous deux à servir l'État, les auteurs ont tenté d'y répondre librement, en se référant aux parti-
cularités de l'action de la nation tant sur le volet civil que militaire.
S’organiser pour faire face à l’imprévu

55 L’aide à la décision : des conseillers aux algorithmes


LUDOVIC HOSTAUX, ALEXANDRE LEMAIRE
Les outils d’aide à la décision fournissent une analyse très détaillée propre à orienter fortement le
choix du décideur. L’homme sera-t-il bientôt un rouage inutile dans la boucle décisionnelle ? Poser
cette question, c’est se demander si les ordinateurs sont capables de choisir.

61 Le renseignement et la prospective réduisent-ils l’incertitude ?


BENJAMIN DE MAILLARD, OLIVIER SAUNIER
Toute décision repose sur le renseignement et la prospective, au bon dirigeant de prendre la bonne
décision. Mais le renseignement peut être manipulé par l’adversaire. De la valeur donnée au
renseignement découle la façon d’appréhender le processus décisionnel.

67 L’utopie de l’organisation idéale


DAVID KRIEFF, LOUIS TILLIER, AYMON WESTPHAL
Si l’organisation idéale, valable en tous temps et en tous lieux existait, sans doute l’aurait-on déjà
trouvée. En revanche, il existe certains principes généraux qui peuvent guider l’organisation des
structures allant de la start-up à la firme multinationale.

75 Réduire l’incertitude par les alliances stratégiques et les ententes


ADELINE DEROUBAIX, ÉRIC FACOMPREZ
Nos concurrents ou nos voisins sont souvent les premières sources de l’incertitude. Ce simple
constat pousse beaucoup d’entreprises à s’associer afin de réduire l’incertitude et affronter plus
sereinement l’avenir. Quels enseignements peut-on en tirer dans le domaine diplomatique ?

81 La prise en compte du droit dans un cycle de décision :


entre incertitude, dédain et crainte
RENAUD GRUNENWALD, THOMAS ROSIER
Conçue pour protéger le fort du faible, la loi doit apporter protection et sécurité. Pourtant,
toujours plus technique et difficile d’accès, elle se révèle parfois facteur d’incertitude et d’insé-
curité. La prise en compte du domaine juridique est désormais un élément clé du processus
décisionnel.

Quels décideurs dans ce monde incertain ?

89 Le dirigeant emblématique : une méthode de management ?


ÉRIC FACOMPREZ, MURIEL SIGNOURET
Dans les temps difficiles, de grandes personnalités ont réussi là ou tant d’autres échouent.
Pourtant, en temps habituel, de tels hommes peuvent passer inaperçus. Le bon manager est-il
nécessairement un visionnaire ? Doit-il être doté d’un grand charisme ?
95 Les ressorts de l’action humaine face à l’irrésolution
NICOLAS MEUNIER, PIERRE DE THIEULLOY
Des penseurs de tous horizons ont découvert dans l’homme quatre aspects déterminant sa façon
de réagir. Ces quatre aspects sont comme quatre ressorts qui équilibrent ou déséquilibrent notre
psychisme. Le principe de précaution n’est-il pas le fruit d’une vision tronquée de la nature
humaine ?

105 Le sens de l’engagement : quelle est la place du décideur ?


HÉLÈNE BLASSEL, NICOLAS MEUNIER
Face à la perte de sens qui caractérise nos sociétés, le décideur a une grande responsabilité. Il doit
donner du sens à l’action et expliquer le bien-fondé de l’engagement en expliquant le « pourquoi ».
N’est-ce pas aussi en tant qu’individu que le décideur parvient à réduire l’incertitude ?

111 Et la confiance ?
ADELINE DEROUBAIX, PIERRE DE THIEULLOY
L’homme d’action cherche à diminuer l’incertitude. Il se rassure par des outils et des tableaux
de bord. Mais n’est-il pas lui-même, par sa méfiance ou son inquiétude, un facteur d’incerti-
tude ? Quelle place faut-il donner à la confiance dans l’action de groupe ?
L’équipe du colloque souhaite rendre un hommage particulier
au professeur Hervé Coutau-Bégarie
décédé avant l’achèvement de ce projet,
après en avoir encouragé les premiers pas.
Ont collaboré à ce volume

Élèves de la promotion « Marie Curie » de l’École nationale d’administration :


Alain Beauvillard
Adeline Deroubaix
Jean-Robert Jouanny
David Krieff
Benjamin de Maillard
Maxime Quenin-Cahn
Muriel Signouret

Officiers de la promotion « Maréchal Juin » de l’École de guerre :


Vital Duchesne
Éric Facomprez
Ludovic Hostaux
Myriam Hy
Cyril de Jaurias
Pascal Larose
Alexandre Lemaire
Louis-Xavier Renaud
Gautier Saint-Guilhem
Olivier Saunier
Rémi Songeur
Pierre de Thieulloy
Louis Tillier
Thierry Vautrin

Élèves de l’École des Hautes études commerciales :


Hélène Blassel
Stéphane Génot
Renaud Grunenwald
Sophie Ligneron
Matthieu Marandet
Nicolas Meunier
Thomas Rosier
Juliette Simonin
Aymon Westphal

Sous la direction du capitaine de vaisseau Paul Massart,


de M. Fabrice Larat et du professeur Pascal Chaigneau.
Le monde est-il plus incertain
aujourd’hui ?
Stéphane Génot (HEC)
Maxime Quenin-Cahn (ENA)
Louis Tillier (EDG)

M
esurer l’incertitude, c’est la soumettre à la subjectivité de son propre
jugement. Car même si celle-ci est constante, elle change de forme,
d’intensité, de caractéristiques. Prenons quelques exemples historiques :
la Fronde, la bataille de Waterloo ou l’hyperinflation de la République de Weimar
sont des périodes incertaines dans les domaines politiques, militaires, sociaux et
économiques à des périodes différentes. D’où peut donc venir cette impression
d’incertitude qui domine aujourd’hui ? Est-elle cyclique ? Quelles sont ses caracté-
ristiques ?

L’incertitude est cyclique

Certaines périodes sont plus stables, facilitent notre capacité à nous proje-
ter dans l’avenir. Les périodes les plus incertaines sont souvent liées aux crises, à la
rupture d’un équilibre alors que le nouvel équilibre n’est pas encore trouvé. Dans
le Temps des crises, Michel Serres note six événements (1) qu’il appelle nouveautés
millénaires et changent en profondeur notre société dans l’espace et le temps. Nous
sommes bien dans une période transitoire où il faut décider et agir afin de prendre
une nouvelle voie vers un meilleur équilibre susceptible de diminuer l’incertitude.
Cet entre-deux incertain peut être défini comme une période de changement de
référentiel alors même que nous sommes nous-mêmes façonnés par notre forma-
tion et nos expériences passées ainsi que par les référentiels passés et présents.
Diminuer l’incertitude qui nous entoure et se préparer à ce nouveau référentiel
passe donc par la compréhension de cette incertitude. Quelles en sont donc les
caractéristiques ?

Cette incertitude nous semble marquée par trois éléments fondamentaux :


la contraction du temps, le nouveau rapport entre le temps et l’information formé
par les médias, et l’interdépendance croissante des systèmes.

(1) Ces six nouveautés millénaires concernent l’agriculture, les transports, la santé, la démographie, les connexions et les
conflits ; Michel Serres : Temps des crises ; Éditions Le Pommier, 2009 ; 78 pages.

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale


Le monde est-il plus incertain aujourd’hui ?

Caractéristiques de l’incertitude

Le temps

La contraction du temps a profondément modifié notre société. Elle touche


autant le matériel, c’est-à-dire les hommes et les objets, que l’immatériel constitué
d’informations. Les deux sont étroitement liés. Je peux être à Paris le matin, Milan le
soir et New-Delhi le lendemain, tout en obtenant en temps réel le cours de l’indice
Nikkei et le résultat du dernier match des Chicago Bulls. L’expression de « village-
monde » consacre cette réalité, puisque je peux aussi facilement me déplacer, m’infor-
mer ou acquérir un objet en réduisant la notion de distance.

La première conséquence est la primauté des flux sur les stocks. Cela
demande un effort d’abstraction d’une réalité sans cesse en mouvement. Il faut
comprendre les flux, le sens de leur évolution. Mon stock est-il en diminution ou en
croissance ? Selon quelle vitesse ? Comment agir sur cette vitesse ? Le stock finit par
ne plus exister puisque seule compte l’information. Nous allons vers une dématéria-
lisation trompeuse. La réussite miracle d’Enron, puis sa faillite, en sont symptoma-
tiques. Spéculer sur des marchés virtuels énergétiques, déconnectés de la réalité,
réserve des surprises, celui du réveil brutal et du retour à une réalité bien matérielle.
Dans ce tourbillon incessant de matières et d’informations, le rôle du dirigeant est
bien de ne jamais oublier ce lien entre l’immatériel et le matériel. De savoir
reconnaître la valeur réelle, et celle qui est virtuelle, des objets qu’il manipule.

Ensuite, la contraction du temps nous impose un rythme de plus en plus


élevé. Ne pas agir à temps, c’est prendre le risque d’être dépassé par son concurrent
ou son adversaire. Or à la précipitation, il faut savoir opposer le choix du moment
opportun. Une célèbre formule de Cervantes résume cette volonté de ne pas se lais-
ser imposer un rythme, de « laisser du temps au temps » (2). Le décideur doit donc
identifier le moment opportun pour agir. La complexité se trouve autant dans
l’identification du créneau pour agir que dans sa plus courte durée pour agir.
Quand il obéit à une stratégie préalablement définie et connue de tous les acteurs,
le travail d’identification gagne en réactivité et l’action en pertinence.
L’identification du créneau permet à chacun d’identifier les moments opportuns,
d’informer de ces moments et d’agir. La guerre sur mer, c’est-à-dire sur des théâtres
importants par leur taille avec peu de moyens de communication, est caractéris-
tique de cette capacité à trouver le moment opportun pour attaquer. Les prélimi-
naires de la bataille de Trafalgar, la course des flottes britanniques, françaises et
espagnoles entre la Méditerranée, les Antilles et la Manche en sont emblématiques.
De la réunion des flottes, du moment de leur rencontre et de la connaissance de la
stratégie commune dépend l’issue de la bataille décisive.

(2) Miguel de Cervantes : L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche ; 1605-1615.

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Le monde est-il plus incertain aujourd’hui ?

Le flux d’information

Le temps se manifeste également dans son rapport avec l’information.


L’information, accessible par tous et immédiatement, impose la réactivité. Le déci-
deur doit maîtriser l’information qui émane de lui et de ses actions, sous peine de
laisser un concurrent, voire un adversaire, l’exploiter, ou bien encore de prêter le
flanc à une mauvaise compréhension par des acteurs extérieurs. À la préoccupation
du temps s’ajoute l’impératif de la gestion des médias.
Dans une société renforçant en permanence sa demande de transparence,
l’opinion publique exerce une influence significative sur les décisions, qu’elles
relèvent de la sphère publique ou privée. Les médias en demeurent un vecteur privi-
légié. S’y ajoute, depuis quelques décennies, un faisceau de moyens techniques
permettant la diffusion d’informations de manière moins structurée mais de plus en
plus influente : Internet et toutes les techniques et méthodes qui s’y rattachent (blogs,
réseaux sociaux), mais aussi la diffusion de la téléphonie mobile par exemple.
La rapidité du changement de pied du gouvernement fédéral allemand
après l’accident de Fukushima concernant l’avenir de l’énergie nucléaire en
Allemagne est un exemple marquant de l’influence de l’opinion. Abstraction faite
de toute interrogation sur la pertinence des choix arrêtés, force est de constater qu’à
un débat qui durait depuis plusieurs mois voire années entre les principaux partis
politiques du pays a succédé une décision qui peut apparaître comme extrêmement
rapide eut égard aux enjeux. Il est probable que la prise en compte du choc consti-
tué par l’accident sur l’opinion allemande a constitué un élément majeur de l’accé-
lération du processus décisionnel.
Le temps de la décision était habituellement imposé par la nature de la déci-
sion. Le conducteur freine rapidement pour éviter le piéton. La décision est rapide
pour parer un danger immédiat. À l’inverse, la décision de construire le tunnel sous
la Manche a été longue. Elle s’inscrit dans la durée, et en soi le temps de cette déci-
sion correspond à la portée de cette mesure. Or les médias, l’émotion qu’ils véhicu-
lent et l’immédiateté qui nous entoure, précipitent les décisions. Urgence et impor-
tance sont souvent confondues. Ce n’est pas parce qu’un événement est important
qu’il réclame une décision urgente. Le dirigeant doit cependant prendre acte, rapi-
dement, de l’importance de l’événement. Il montre ainsi à l’opinion publique ou à
ses subordonnés qu’il est conscient du problème posé. Mais il doit avoir suffisam-
ment de cran et de recul pour temporiser la décision, sans précipitation, et l’inscrire
dans un cycle plus long indispensable à la réflexion.

La complexité de notre environnement

Un nouveau mot est apparu dans le vocabulaire courant en 2007 : systé-


mique. La crise est systémique, en cela que la chute d’un acteur individuel, par ses
effets néfastes sur son environnement immédiat, risque d’entraîner la

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Le monde est-il plus incertain aujourd’hui ?

déstabilisation de l’entièreté du système. La fragilité d’un des acteurs ou d’un


processus a des conséquences hier insoupçonnées.
Au « tout est relatif » de 1905 succède aujourd’hui le « tout est lié ». Sans
abeilles, plus de vie sur terre. Sans banques, plus de prêts et plus d’État. À moins
que ce ne soit sans État, plus de soutien à l’économie et donc la faillite des
banques ? Les débats deviennent techniques, sans fin, sans solution évidente.
Comment agir dans ces conditions ? Deux solutions scientifiques ont jusqu’à
présent prévalu : l’observation et la modélisation. Observer le fonctionnement
d’un système, voir comment il réagit, permet de corriger la trajectoire en temps
réel. Le risque est la tentation de conduire en temps réel, et dans un tempo de plus
en plus rapide, comme seule méthode de gouverner. Je peux même, dans ce cas,
arriver à un cap inverse sans même m’en rendre compte, suite à d’infimes coups de
barre toujours dans le même sens. Le temps court, de la réaction, finit alors par
préempter le temps long, du choix stratégique. La modélisation n’est en effet pas
toujours possible, car la réalité est devenue trop complexe. Fixer un cap, une direc-
tion à suivre et s’y tenir devient dans ces moments la seule façon d’avancer. Elle
demande cependant de la hauteur. Napoléon disait souvent que, dans l’action, la
réussite n’était due qu’à la réminiscence (3). Le savoir du dirigeant, sa culture géné-
rale, est indispensable. Alliée à une fine observation de son environnement, elle
devient une intuition terriblement efficace.
Cette interdépendance du système-monde constitue un défi pour les orga-
nisations chargées de soutenir les décideurs. D’une logique de tuyaux d’orgues, qui
reposait sur la certitude qu’il était possible de traiter chaque problématique indivi-
duellement et ainsi d’isoler les différentes sources d’incertitude des unes des autres,
les entreprises ont parfois adopté une organisation matricielle qui matérialise la
pluralité des entités qu’affecte une décision spécifique. Pour l’administration
publique, cette réflexion est cruciale. Chaque ministère (ou, à travers lui, chaque
direction) assume, au plan administratif, la gestion d’un pan de la politique
publique, alors que son ministre est, selon la formule dédiée, « responsable de son
exécution ». Il demeure que le gouvernement endosse collectivement la responsa-
bilité politique des décisions prises. Dans une administration qui reste – pour des
raisons parfaitement légitimes tenant à la nécessité de gestion et de contrôle – orga-
nisée sur un modèle pyramidal, apparaît ainsi un besoin de structures ou de
processus dont le rôle est d’assurer la cohérence interministérielle des décisions
prises : administrations ensemblières, choix d’arbitrage entre positions divergentes
ou, en particulier dans l’administration de l’Union Européenne, consultations
obligatoires des autres acteurs du système de décision. La complexité de l’environ-
nement entraîne donc une complexité accrue des organisations : leur maîtrise
devient un défi supplémentaire pour le décideur.

(3) « Sur le champ de bataille, l’inspiration n’est le plus souvent qu’une réminiscence… Ce n’est pas un génie qui me
révèle tout à coup, en secret, ce que j’ai à dire ou à faire dans une vie inattendue pour les autres, c’est la réflexion, la médi-
tation » ; Commentaires de Napoléon Ier, Paris, Imprimerie impériale, 1867.

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Le monde est-il plus incertain aujourd’hui ?

Assumer la persistance du risque et de l’incertitude

Les limites de la réduction de l’incertitude par la science

Enfin, ces trois éléments, contraction du temps, omniprésence des médias


et complexité des systèmes, brisent le rêve nourri par plusieurs générations, depuis
Louis Pasteur, les grands progrès de la médecine et de l’ensemble des sciences,
d’accéder à une société où le risque serait enfin maîtrisé. Comme l’écrit Ulrich Beck
dans La société du risque (1986), la science a, entre le XIXe et XXe siècle, donné
l’espoir de mieux maîtriser son futur et les risques qui lui étaient associés. Mais la
croyance en la possibilité du risque nul a, in fine, affecté la confiance dont la science
disposait. Depuis la seconde guerre mondiale, nous avons l’impression que la
science n’est plus source de solutions mais qu’elle est elle-même porteuse d’incerti-
tude et de risques. De progrès, la science est devenue synonyme de danger.
L’approvisionnement énergétique et alimentaire de l’humanité en est
l’exemple emblématique. La croissance de la population mondiale et l’élévation des
niveaux de vie accroissent les besoins sur ces deux plans. Certaines technologies
pourraient, en renforçant la capacité de production, contribuer à fournir une
réponse à ces défis, mais présentent à terme des risques plus ou moins bien identi-
fiés qui les rendent difficilement acceptables par l’opinion. L’énergie nucléaire et les
OGM sont vivement débattus ; les avantages qu’ils sont susceptibles de fournir jus-
tifient-ils les dangers qu’ils engendrent ?

Choisir le niveau du risque acceptable

Le rôle du décideur est de définir un équilibre entre le niveau de risque et


le bien-être garanti de l’institution qu’il sert. Sauf renoncement définitif à toute
action, le risque nul est une chimère. Notre société moderne, devenue « risquo-
phobe », exige cependant que quelqu’un endosse la responsabilité des événements
néfastes qui pourraient survenir : assumer à l’égard de son institution l’existence
d’un risque incompressible est une dimension du rôle du décideur. Son corollaire
est la capacité qu’a le décideur de modifier le niveau des risques encourus. Entre les
différentes options qui s’offrent au décideur pour remplir un certain objectif,
certaines sont plus risquées que d’autres. Retenir une option risquée peut faire sens
si les effets positifs qui en sont attendus sont jugés suffisants pour compenser le
risque. À l’inverse, une option peu risquée remplira l’objectif avec une probabilité
élevée, mais pourra présenter l’inconvénient d’être plus consommatrice en
ressources. Le décideur doit assumer les avantages comme les limites de la solution
qu’il a adoptée : accepter le risque pour en tirer, si les choses se déroulent pour le
mieux, un grand bénéfice, ou au contraire consentir à une perte de bien-être
collectif afin de ne pas courir un risque jugé excessif. Cette décision est rendue
encore plus complexe par l’incertitude qui enveloppe les résultats à attendre d’une

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Le monde est-il plus incertain aujourd’hui ?

certaine décision : rares sont les cas où le décideur peut savoir exactement le béné-
fice qu’il retirera d’une action donnée.

Dans une société craignant désormais la science, la bonne compréhension


par le décideur du « principe de précaution » est essentielle. La formulation origi-
nelle (4) de celui-ci exprime bien la responsabilité du décideur face à l’incertitude
scientifique. Loin d’être un encouragement à l’inaction, auquel il est souvent assi-
milé de manière erronée, le principe de précaution exhorte les décideurs à assumer
leur entière responsabilité : celle de trancher en état d’information incomplète. Il
est à ce titre particulièrement intéressant que la formulation retenue pour l’inser-
tion du principe de précaution dans la Constitution française indique quelles
actions prendre afin de réduire l’incertitude (évaluation des risques, mesures provi-
soires et proportionnées) (5). Le principe de précaution replace le décideur dans son
vrai rôle. Il ne doit plus seulement appliquer les recettes dictées par la science,
qu’elle soit économique, physique, biologique ou autre : ce n’est pas un simple
exécutant. Il doit au contraire tracer la ligne à suivre au milieu du brouillard.
L’incertitude est au fond le champ d’action véritable du décideur.

Tirer parti de la complexité

Le concept de société de la connaissance perd de sa pertinence. Certes,


l’information est prisée ; elle s’accroît et circule à un rythme soutenu. Pourtant,
l’information déplace plutôt que remplace l’incertitude. Elle permet certes de
réduire la possibilité qu’un événement négatif se matérialise ; autrement dit,
l’information réduit le risque. À ce titre, sa recherche doit certainement être encou-
ragée. Mais l’incertitude augmente à mesure que notre compréhension de la
complexité du monde s’accroît et que les organisations humaines se complexifient
pour y faire face. Aussi, paradoxe de l’état d’avancement de notre société moderne,
le champ visible de l’incertitude est mouvant : il continuera de se déplacer et de
s’étendre (6) avec l’information. C’est pourquoi l’action du décideur s’insère plutôt
dans une « société de la méconnaissance », pour reprendre le terme du philosophe
espagnol Daniel Innerarity.

L’extension de la connaissance souligne en effet la complexité des phéno-


mènes. Elle modifie le cadre dans lequel intervient le décideur :

(4) Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement (Sommet de Rio), juin 1992 : « En cas de
risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour
remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement ».
(5) Charte de l’environnement, Article 5. « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connais-
sances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par
application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évalua-
tion des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ».
(6) « Avec l’avancée de la connaissance et précisément en vertu de cette croissance, le non-savoir s’accroît d’une façon plus
que proportionnelle » ; Daniel Innerarity : « Le retour de l’incertitude » in El Pais, 7 octobre 2008.

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Le monde est-il plus incertain aujourd’hui ?

l Elle fait davantage ou mieux percevoir les zones d’incertitude qui persis-
tent. Le décideur peut alors chercher à exploiter les nouvelles informations pour
réduire une partie du risque.
l La connaissance étend la perception des risques. Le décideur doit
aujourd’hui prendre en compte le risque nucléaire ou le risque systémique bancaire
dans ses préoccupations de sécurité nationale ou de supply chain, deux exemples de
risques au périmètre et à l’ampleur inédits.
l Elle instaure un « clapet de bien-être », c’est-à-dire un niveau minimum
de bien-être attendu socialement, que ce soit par les citoyens, les employés ou
actionnaires. Cet effet limite la capacité du décideur à choisir délibérément
d’assumer un risque accru.
Ainsi, si l’incertitude est cyclique et certaines périodes sont plus stables que
d’autres, elle demeure une donnée structurelle pour le décideur de demain.
Aussi, on peut bien affirmer que le décideur n’a jamais été autant confronté
à l’incertitude. Mais celle-ci ne doit pas provoquer le repli ou la paralysie : au
contraire, le décideur peut et doit en tirer parti. L’incertitude est la condition
sine qua non de l’obtention d’un avantage stratégique. Elle constitue aussi une
opportunité personnelle pour le décideur, lui offrant l’occasion de mobiliser un
ensemble de compétences et capacités : son discernement, hors de tout tropisme
social ou culturel, sa vision, sa capacité à mobiliser, son aptitude à saisir l’occasion,
son intelligence au-delà de la logique, une logique, enfin, qui, seule, s’avère insuf-
fisante dans un système complexe (7). Toute la valeur du décideur provient de sa
gestion de l’incertitude, une incertitude qui rend l’action plus complexe, mais lui
donne l’opportunité d’enrichir et de justifier sa décision.

(7) « L’usage de la logique est nécessaire à l’intelligibilité, le dépassement de la logique est nécessaire à l’intelligence. La
référence à la logique est nécessaire à la vérification. Le dépassement de la logique est nécessaire à la vérité » ; Edgar Morin
in La Méthode (tome 4) ; Points n° 303, p. 207.

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Prendre en compte l’incertitude

RDN

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale


La maîtrise des risques,
outil du dirigeant
pour mieux cerner les incertitudes
Vital Duchesne (EDG)
Nicolas Meunier (HEC)
Maxime Quenin-Cahn (ENA)
Thierry Vautrin (EDG)
Aymon Westphal (HEC)

« La cuirasse et le brouillard »

L
a gestion de l’incertitude est une composante essentielle des activités humaines
de tous ordres. Entreprendre, bâtir et conduire des projets, constituent des
paris sur l’avenir, sur l’état futur du monde. Le succès ou l’échec résultent
souvent de l’évolution de certains éléments que l’organisation mise en place ne
contrôle a priori que peu, voire pas du tout. Le goût du risque, le courage de plonger
dans l’inconnu, sont alors un trait de caractère essentiel du décideur.
Se résigner à ce que la réussite ne soit que la conséquence d’un heureux coup
de dés serait pourtant bien aventureux. L’incertitude qui entoure l’avenir peut être
domptée par une approche rationnelle visant à identifier les différents risques qui
menacent l’entreprise. Certains sont maîtrisables : il faudra s’adapter pour réduire
autant que possible leur probabilité d’apparition ou leur conséquence. D’autres ne le
sont pas : il importe alors d’assez bien les connaître pour évaluer les possibilités de se
protéger au mieux contre eux. Dans un cas comme dans l’autre, la mise en place
d’une gestion efficace des risques est impérative pour permettre au dirigeant de
conserver l’initiative, malgré les incertitudes, dans la gestion de son entreprise.
La menace constitue une source de danger distincte en raison de son carac-
tère intentionnel. La défense contre ce péril faisant appel à des techniques bien
particulières, elle ne sera pas traitée ci-après.
Les trois analyses proposées, issues des domaines de l’entreprise, de l’aéro-
nautique et de l’administration, permettent de brosser un large tableau des
démarches concrètes de maîtrise des risques mises en place dans chacun de ces
secteurs. Malgré la diversité des risques encourus, s’impose la conclusion qu’une
gestion efficace demande une réflexion profonde en matière d’organisation, à tous

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale


La maîtrise des risques, outil du dirigeant pour mieux cerner les incertitudes

les niveaux de la hiérarchie, et apparaît le besoin d’une évaluation sereine du risque


acceptable.


Inhérente à toute activité entrepreneuriale, l’incertitude est directement liée
à la notion de risque. Aujourd’hui intégré aux instances dirigeantes de l’entreprise,
le Risk Management, à travers la fonction émergente du Risk Manager, a pour objec-
tif de réduire les risques pouvant toucher l’entreprise, de quelque nature qu’ils
soient, de réduire leur impact s’ils surviennent, et d’assurer les pertes financières et
extra-financières qu’ils pourraient engendrer.
Une entreprise constitue intrinsèquement un pari sur l’évolution future
d’une quantité virtuellement infinie de variables – caractéristiques du marché,
comportement du consommateur, innovation et bouleversements technologiques,
état de la législation ou de l’environnement économique, etc. – qui sont très majo-
ritairement exogènes à l’activité de l’entreprise et dont ses décideurs ne maîtrisent
souvent pas les sous-jacents. La gestion des risques, vue ici comme l’anticipation
des évolutions possibles des facteurs considérés comme les plus critiques, permet
de mieux appréhender l’incertitude. De cette anticipation doit découler une adap-
tation, afin de préserver l’entreprise des effets néfastes des principaux risques iden-
tifiés. En d’autres termes, la gestion des risques a pour objectif de réduire au maxi-
mum l’exposition des structures humaines et matérielles de l’entreprise à l’incerti-
tude liée à son activité.
Puisqu’elle résulte de la probabilité de survenance d’un événement
dommageable pour l’entreprise, la notion de risque est intrinsèquement liée à celle
d’incertitude. Cet événement peut être matériel – par exemple, un accident du tra-
vail – ou immatériel – la perte de notoriété – mais il engendre toujours une maté-
rialisation financière (perte de chiffre d’affaires, coûts supplémentaires) ou juri-
dique (amende, procès). La gestion des risques en entreprise recouvre deux réalités.
La première, au sommet, vise la stratégie de l’entreprise : la gestion des risques
devient alors un instrument d’aide à la décision, directement liée aux plus hautes
instances dirigeantes de l’entreprise. La seconde réalité, qui découle des orienta-
tions stratégiques de la première, irrigue, en les encadrant, l’ensemble des strates de
l’entreprise afin de réduire les risques de ses différentes activités. Elle revêt ici un
aspect davantage opérationnel et managérial.
Le Manager des risques en entreprises (MRE) (1), fonction nouvelle apparue
il y a une dizaine d’années, dirige, du haut vers le bas dans l’entreprise, l’applica-
tion de la politique de gestion des risques définie en Conseil d’administration.

(1) L’Association pour le management des risques et des assurances de l’entreprise (AMRAE), qui regroupe les Risks
Managers des principales entreprises françaises, travaille justement à la définition de la fonction de MRE.

18
La maîtrise des risques, outil du dirigeant pour mieux cerner les incertitudes

L’émergence de ce nouvel acteur, dont les contours de l’action et la place peuvent


encore demeurer flous, a poussé les entreprises à définir son champ d’action et,
surtout, à assurer la complémentarité des approches entre l’audit interne (AI), le
contrôle interne (CI) et la gestion des risques (RM). Si le MRE traite directement
de la gestion des risques, l’audit interne met en œuvre l’évaluation du contrôle
interne dit « de 1er niveau » quand ce dernier élabore les processus de contrôle de
l’entreprise (2).
La première tâche du MRE est d’établir et clarifier les rôles et responsabili-
tés dans l’organisation en établissant un langage commun, adossé à la culture d’en-
treprise. Les MRE cherchent à développer au sein des entreprises une « Risk
Management Attitude » ayant vocation à établir un dialogue intégré reposant sur des
procédures et des contrôles, une identification des bonnes et mauvaises pratiques de
l’entreprise, des recommandations, des plans d’audit, des plans de prévention des
crises permettant d’éviter les « cygnes noirs ». En outre, le management des risques
permet d’optimiser les coûts en faisant supporter à un tiers le poids du risque, qui
est alors effectivement transféré hors de l’entreprise. Ce tiers est souvent un assureur
(voire un réassureur), ou dans certains cas un partenaire commercial (externalisation
d’une activité à un sous-traitant). Ainsi, en assumant une perte certaine et régulière
(le prix de la police d’assurance), une entreprise peut se couvrir contre une perte
ponctuelle, incertaine, mais potentiellement bien plus dévastatrice. Un sous-traitant
peut jouer un rôle similaire à celui d’un fusible : en cas de réalisation du risque, le
sous-traitant en essuiera les conséquences, mais protégera son donneur d’ordre.
Les outils du management des risques en entreprise sont nombreux : parmi
eux, la cartographie des risques permet de déterminer et hiérarchiser les risques
identifiés pour l’entreprise. Elle est réalisée souvent annuellement au sein de toutes
les directions du groupe, des marques, des filiales, des métiers et permet de mettre
en avant les risques exogènes et endogènes à l’entreprise ainsi que leur traitement :
procédures de veille ou de surveillance régulière, plans d’action, retours d’expé-
rience. Ces plans d’action de lutte ou de diminution des risques sont intégrés dans
les objectifs des managers, lesquels deviennent « propriétaires de leurs risques »
(Risk ownership).
La maîtrise de l’incertitude doit être, pour le décideur, une préoccupation
de tous les instants. Intégrée à la stratégie de l’entreprise, elle permet, le cas échéant,
de disposer d’une longueur d’avance sur ses concurrents. On parle aujourd’hui
d’« appétence au risque » pour mettre en valeur les « bons » risques : c’est-à-dire les
risques acceptables pour l’entreprise. En anticipant la survenance des risques inac-
ceptables et leur gestion, le Risk Management permet de réduire l’incertitude liée à
l’action, à la décision. Révélant ici tout son potentiel, il s’est imposé comme une

(2) Chez Orange par exemple, les trois fonctions sont rattachées au directeur général délégué qui met en place la gou-
vernance nécessaire à l’établissement de synergies entre acteurs, outils et processus. La prise en compte de l’incertitude se
fait au sommet et permet d’intégrer le risque à la stratégie de l’entreprise.

19
La maîtrise des risques, outil du dirigeant pour mieux cerner les incertitudes

fonction à part entière qui mobilise, de la direction au terrain, des équipes


transverses au sein de tous les secteurs : opérations, vente, marketing, finances, etc.
Il évite ainsi d’avoir à subir l’incertitude pour, au contraire, mieux la prendre à son
compte et en tirer le meilleur profit.

Dans un domaine technique de pointe, le monde aéronautique érige la


sécurité en préalable à toute activité. L’aviation est une activité complexe et risquée
par nature où le facteur humain et la technologie apportent des garanties mais
engendrent également des incertitudes. Afin de limiter ces dernières au niveau le
plus bas, dans des logiques économiques et opérationnelles acceptables, des
processus de réaction et d’anticipation sont animés par les opérateurs sous la
surveillance d’une autorité étatique indépendante.

Pour l’aviation, civile et militaire, comme dans de nombreux secteurs


d’activités, la recherche de la sécurité absolue, communément appelée « risque zéro »
n’est pas un but atteignable pour des raisons technologiques (imperfections des
processus de conception, de fabrication ou de maintenance), de connaissance
(notamment certains phénomènes météorologiques), économiques (le prix d’une
heure de vol doit être financièrement acceptable) et au final pour des raisons bien
humaines (fiabilité assez faible d’un opérateur intervenant dans la boucle d’un
système).

De ce fait, le risque maximum acceptable en aéronautique fait l’objet d’un


« accord de société », dont la maîtrise des risques, appelée Système de management
de la qualité et de la sécurité (SMQS), est l’outil permettant de rester dans l’enve-
loppe acceptable accordée.

Dans ce cadre, le SMQS repose sur le principe de la séparation stricte entre


les opérations aériennes (principalement le contrôle aérien, la maintenance et l’ex-
ploitation d’aéronefs) d’un côté, et l’activité de surveillance et d’élaboration des
règlements par l’autorité étatique de l’autre.

Les activités aériennes reposent dans un premier temps sur des normes à
caractère obligatoire. Ces dernières ont su évoluer au cours des décennies au regard
du retour d’expérience, organisé à l’échelle mondiale, notamment par
l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI). Cette réglementation est
de trois natures : technique, organisationnelle et humaine.

Par ailleurs, dans une logique d’humilité constructive, chaque agent a


l’obligation de relater tout événement ayant mis en jeu la sécurité afin de faire
évoluer le système global. Son témoignage est analysé au sein de l’organisme où il
exerce, dans le but de comprendre les causes du dysfonctionnement.

20
La maîtrise des risques, outil du dirigeant pour mieux cerner les incertitudes

Il s’agit dans les faits d’éviter des incidents ou accidents futurs. La plus-value
du système tient dans les mesures mises en œuvre afin d’éviter qu’un événement
similaire ne se reproduise et donc participe à la réduction de l’incertitude inhérente
à l’exercice de cette activité complexe. Son efficacité vaut également par la validation
de l’analyse et des recommandations par des autorités de surveillance indépendantes
et publiques (3). Celles-ci synthétisent à leur niveau tous les événements portés à leur
connaissance et émettent des recommandations qui s’imposent à tous.
Ces dysfonctionnements peuvent par ailleurs mener à l’évolution de la
réglementation.
Cette chaîne vertueuse repose sur le volume de comptes rendus d’évène-
ments traités. Plusieurs principes ont été adoptés. Sous certaines conditions, l’agent
de première ligne – le contrôleur, le mécanicien ou le pilote – bénéficie du prin-
cipe d’impunité dès lors qu’il a relaté un incident : il a l’assurance que son témoi-
gnage sera systématiquement analysé sans filtre hiérarchique.
Afin de diminuer l’occurrence des incidents, la publicité des conclusions de
toutes les études est assurée, à titre d’exemple au sein d’un centre de contrôle
aérien, auprès de chaque contrôleur. Dans la même logique toutes les recomman-
dations nationales sont prises en compte individuellement.
Cette démarche réactive est complétée par un processus d’anticipation.
Lorsqu’un changement est envisagé dans les procédures de travail, le matériel ou la
réglementation, une étude est menée en amont de sa mise en œuvre. Elle vise à
diminuer les incertitudes sur le niveau de sécurité final, potentiellement dégradé
par les changements d’habitudes et aléas propres à tout système dans lequel des
opérations humaines interviennent périodiquement.
Les études sont réalisées par les agents au niveau où s’applique le change-
ment pour être ensuite suivies et validées par l’autorité de surveillance.
Tout organisme qui envisage de modifier temporairement ou définitive-
ment l’environnement de ses activités aériennes doit étudier les conséquences de ce
changement et proposer des mesures en réduction de risque nécessaires au main-
tien du niveau de sécurité préalable. L’évaluation des risques est réalisée sous l’angle
de l’occurrence et de la gravité. Ainsi les actions visant à rendre ce risque acceptable
et permettre la mise en œuvre du changement en ayant évacué les incertitudes,
peuvent diminuer la fréquence et/ou les conséquences des événements redoutés.
Plus haut au-dessus de nos têtes, cette même logique est appliquée, notam-
ment en France depuis l’adoption, en 2008, de la loi relative aux opérations spa-
tiales. Cette loi renforce le rôle du Centre national d’études spatiales (Cnes) en tant

(3) En France, ces autorités sont la Direction générale de l’aviation civile (DGAC) sous tutelle de l’Agence européenne
de la sécurité aérienne (AESA) et pour les aéronefs d’État, la Direction de la sécurité aéronautique d’État (DSAE).

21
La maîtrise des risques, outil du dirigeant pour mieux cerner les incertitudes

qu’autorité. Comme dans le domaine aérien, le principal objectif de la loi est


d’assurer une maîtrise des risques techniques liés aux activités spatiales sans pour
autant compromettre la compétitivité des acteurs privés du secteur.


Le rôle premier de l’administration publique est de préparer les normes
régissant la vie en société. La prolifération normative, source d’incertitude
juridique, génère cependant un risque susceptible de contrebalancer l’effet positif
de la règle adoptée. Des mécanismes d’encadrement permettent de garantir la qua-
lité des règles de droit édictées.
Le cœur de métier de l’administration de l’État est l’élaboration de normes
juridiques qui définissent le cadre d’action des acteurs de la société, en vue de faci-
liter leurs interactions. L’administration est donc par essence une productrice de
droit. Les règles que l’administration édicte ont vocation soit à s’appliquer de
manière universelle en précisant définitivement les obligations qui incombent à
chacun, soit à constituer un ensemble de normes par défaut, limitant ainsi le risque
d’oubli par les acteurs et l’obligation de négocier.
Ainsi, en matière commerciale, l’existence d’un ensemble complet de règles
par défaut signifie que des entreprises peuvent se concentrer sur les éléments essen-
tiels de leurs relations (notamment le produit ou le service vendu, son prix) sans
avoir à discuter longuement d’éléments qui nécessiteraient une analyse longue et
fastidieuse, voire sortiraient complètement de leur champ de compétence (comme
le choix du tribunal compétent en cas de litige, la procédure qu’il aurait à appliquer,
etc.). Dans cet exemple, les règles élaborées par la puissance publique permettent
aux acteurs privés de s’engager plus aisément dans des relations contractuelles. Elles
constituent donc un facteur important de réduction d’incertitude.
La création de droit présente cependant paradoxalement le risque de
pouvoir générer, par elle-même, l’incertitude : lorsqu’une norme est imprécise, peu
claire, voire plus brutalement incompatible avec une autre norme, apparaît le
phénomène d’insécurité juridique. Celui-ci a pour effet de brouiller la perception
qu’a le justiciable de ses droits. Il nuit à la possibilité de développer une jurispru-
dence cohérente. Il annule donc l’effet positif de la norme en tant qu’élément de
réduction de l’incertitude.
Cet effet indésirable de la création du droit a été identifié de longue date, le
Conseil d’État ayant appelé dès 1991 dans son rapport public annuel, De la sécurité
juridique, à la mobilisation des pouvoirs publics. Les décisions des juridictions fran-
çaises, européenne (Cour européenne des Droits de l’Homme) et communautaire
(Cour de Justice de l’Union européenne) ont souligné l’importance cruciale de cette
maîtrise du risque juridique dans la production de droit, en consacrant la sécurité
juridique comme une exigence fondamentale de leurs systèmes respectifs.

22
La maîtrise des risques, outil du dirigeant pour mieux cerner les incertitudes

À l’échelon législatif, diverses mesures furent progressivement mises en œuvre


pour garantir la qualité de la loi, tant du côté du Parlement que de celui du
Gouvernement, ce dernier proposant la majorité des lois promulguées. En ce qui
concerne l’adoption des normes réglementaires – c’est-à-dire les normes de rang infé-
rieur à celui de la loi – relevant du pouvoir exécutif, c’est en grande partie au sein de
l’administration que les dispositifs de maîtrise du risque juridique doivent être mis
en place. L’on constate que l’administration française dispose traditionnellement
d’une typologie d’actes réglementaires, reposant sur le renforcement des contrôles
préalables en fonction de la portée de la norme adoptée. Cette typologie représente
de fait une adaptation des mesures de sécurité à la portée de la norme édictée.
Schématiquement, trois échelons normatifs se succèdent, s’accompagnant
d’un renforcement progressif du contrôle grâce à l’implication d’un nombre accru
d’administrations dans l’adoption de l’acte. Le premier échelon normatif est l’arrêté,
pris par un ministre sur le fondement d’une délégation (4). La portée de ce type d’actes
justifie, selon le principe d’économie des moyens, que le contrôle de sa qualité juri-
dique ne soit en principe opéré que par les services du ministre signataire.
Le décret, voie privilégiée de création de normes générales, constitue un
échelon supplémentaire dans la solennité et l’importance de la décision adminis-
trative et appelle donc un renforcement du contrôle. Celui-ci est réalisé tant par les
services du ministre qui sera chargé de son exécution, que par ceux du Premier
ministre, signataire au premier chef.
Le décret en Conseil des ministres accroît encore le degré de contrôle, en
intégrant une discussion en Conseil des ministres et la signature du président de la
République. Apparaît ainsi à ce niveau, outre l’implication d’une nouvelle admi-
nistration (les services de la Présidence de la République), un degré de contrôle
politique d’une nature tout à fait nouvelle, le débat formalisé entre les membres du
Gouvernement.
L’avis du Conseil d’État constitue enfin une modalité très intéressante de
renforcement du contrôle de la qualité de la norme. L’avis peut être demandé d’ini-
tiative par l’administration, en vue de renforcer la qualité de son travail. Il peut
également être imposé par la norme sur le fondement de laquelle le texte régle-
mentaire est adopté – l’on parle alors de décret en Conseil d’État. Cette procédure
de réduction du risque juridique consiste à soumettre l’acte à un organe, extérieur
à l’administration « active », à qui il revient tant de conseiller l’administration que
de la juger. Si ces deux fonctions ne sont bien entendu pas exercées par les mêmes
personnes sur un même dossier, il demeure que l’avis du Conseil d’État constitue
pour l’administration un outil précieux afin de réduire au maximum l’incertitude
que pourrait générer son action. Combinant analyse en opportunité et évaluation

(4) Le pouvoir réglementaire appartenant au Premier ministre ou au Président de la République.

23
La maîtrise des risques, outil du dirigeant pour mieux cerner les incertitudes

de la qualité juridique de la norme, l’avis du Conseil d’État permet à l’administra-


tion d’identifier les faiblesses que présente son projet et de les corriger en amont de
l’édiction.


Les trois exemples pris montrent qu’une approche concrète, efficace et réa-
liste est possible afin d’identifier les risques de toute activité et y apporter une
réponse, source de liberté d’action.
Ainsi, la mise en place résolue d’une démarche « maîtrise des risques »
permet de transfigurer l’avenir : la maîtrise du danger étant réalisable, l’incertitude
ainsi gérée peut devenir source de plus de sécurité, d’opportunités, d’améliorations
ou de croissance.
Même dense, le « brouillard » de l’incertitude est moins menaçant car le
dirigeant est protégé par des outils légaux et organisationnels prenant pleinement
en compte le facteur humain. Cette « cuirasse » ainsi mise en place, doit toutefois
voir son poids savamment dosé afin de ne pas générer l’immobilité qu’elle
cherchait à déjouer…
Il revient au décideur de mettre en place des dispositifs de gestion des risques
adaptés à l’ampleur des problèmes potentiels : entre l’imprudence d’une méconnais-
sance totale des dangers et l’obsession paralysante d’une sécurité absolue qui n’est
qu’illusoire, le décideur a pour charge d’animer cette démarche de façon mature.

24
Le commandement à l’épreuve
de la « maîtrise » des risques
Cyril de Jaurias (EDG)

M
a droite est enfoncée, ma gauche cède ; tout va bien, j’attaque ! Action
insensée ? Baroud d’honneur ? Instinct du chef de guerre ? Cette phrase
fameuse prononcée par Foch lors de la bataille des marais de Saint-Gond
(6-9 septembre 1914) nous plonge directement au cœur de la grandeur et de l’essen-
ce même du rôle de chef militaire : celui de prendre des décisions. Le commandant
ordonne, dirige, agit… mais pour réaliser tout cela il doit d’abord décider, choisir et
s’engager. Avec toutes les conséquences, positives ou négatives, que son choix peut
entraîner pour lui-même, pour les hommes qu’il commande et le succès de sa
mission. Ainsi prendre une décision, quelle qu’elle soit, c’est toujours prendre un ou
plusieurs risques. Celui d’échouer ou de se tromper bien sûr, mais aussi celui de
perdre des vies, et d’une manière générale toute sorte de risque qui amène à perdre
bien plus que ce que l’on cherche à obtenir. La prise de décision nécessite donc des
qualités individuelles fortes parmi lesquelles la capacité de jugement, la clairvoyance
mais aussi le courage et même l’audace parfois. Dans le cas du chef militaire une force
morale toute particulière est en plus nécessaire lorsqu’il s’agit d’engager sa vie et celles
des autres pour le bien supérieur qu’est la défense de la Nation et de ses intérêts.

On comprend bien ainsi que la notion de prise de risque est intimement


liée à l’exercice du commandement, essentiellement en raison de la place centrale
qu’y occupe la décision. Pourtant « prendre des risques » ne procède pas unique-
ment d’une démarche intuitive qui serait seulement l’apanage de certains chefs au
caractère bien trempé, comme on le croit trop souvent. Cela peut être le résultat
d’un processus méthodique et raisonné qui ne travestit en rien le rôle du comman-
dement. Ce type de processus, connu sous le nom de Risk Management, a mis
longtemps à s’imposer en France, mais son étude et son appropriation par les offi-
ciers pourrait permettre de développer une vraie culture du risque propre à aider
certains à exercer de manière pleine et entière leur responsabilité de commande-
ment. Pour peu que l’on ne se méprenne pas sur le sens de certains termes.

L’avènement de la société du risque

Il est assez paradoxal de constater que les sociétés développées qui manifes-
tent une aversion particulièrement marquée pour le risque, allant même en France
jusqu’à élever le principe de précaution au rang de norme constitutionnelle, sont

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale


Le commandement à l’épreuve de la « maîtrise » des risques

aussi celles qui ont produit ces fameuses méthodes de gestion des risques,
particulièrement abouties dans le domaine des assurances, de la finance ou de
l’industrie. Que nous dit ce paradoxe sur le rapport que notre société entretient avec
le risque ? Quelle évolution a pu nous conduire jusque-là ?

Le sociologue allemand Ulrich Beck a montré dès le milieu des années 80 que
les sociétés occidentales étaient passées d’un type de développement usuellement
qualifié « d’industriel » à un modèle qu’il désigne par le terme de « société du risque ».
Il a ainsi exposé dans un ouvrage publié en 1986, traduit en France uniquement en
2001, que la technologie et la science, loin de nous avoir apporté la sécurité et la pro-
tection qu’elles semblaient nous promettre, avaient fait émerger un monde d’incerti-
tude et même d’insécurité tout en entretenant le mythe d’un contrôle total de l’hom-
me sur les éléments. La « nouvelle modernité » dans laquelle nous sommes entrés est
devenue celle d’un univers marqué par l’incertitude et le risque. Quand on songe aux
grandes catastrophes industrielles et nucléaires, récentes ou plus anciennes
(Fukushima bien sûr, mais également Tchernobyl, Bhopal en Inde ou AZF en
France), on mesure combien les avancées techniques sont également porteuses de
conséquences dramatiques pour l’environnement et l’homme. Les inquiétudes dans
le domaine sanitaire, qu’ont révélé les affaires du sang contaminé en France, les inter-
rogations sur la consommation des OGM ou la panique planétaire à l’occasion de la
vaccination pour la « pandémie » H1N1, ne font que rajouter au tableau d’une
société effrayée et paralysée par les risques qu’elle produit elle-même.

Cette perception totalement anxiogène de la modernité et cette aversion pour


les dangers qu’elle produit ont créé logiquement un fort besoin de protection. Une
réponse technique a été apportée sous l’impulsion des sociétés d’assurance avec les
méthodes de Risk Management. Les pouvoirs publics se sont orientés de leur côté vers
une approche plus globale et par nature plus politique, que l’on qualifiera de « pré-
cautionniste ». Ils sont partis du constat que les politiques de prévention réellement
efficaces ne s’appliquaient bien que dans des domaines où les risques étaient parfai-
tement identifiés. Ils ont alors estimé que pour répondre aux attentes de la société il
fallait mettre en place une politique spécifique capable de traiter toutes les situations
pour lesquelles les risques étaient incertains ou inconnus. Le principe retenu était
simple : ne rien entreprendre sans certitude sur la connaissance de toutes les consé-
quences d’une activité. Cette politique du « principe de précaution » s’est développée
initialement en Allemagne (« Vorsorgeprinzip ») à la fin des années 70 avec pour
objectif de prévenir les dommages que l’homme pouvait porter à l’environnement
(pollution, déforestation,…). Il s’est rapidement étendu dans les sociétés occidentales
car il est apparu comme le moyen rassurant de maîtriser la part d’incertitude inhé-
rente à la modernité. Il se caractérise aujourd’hui en Europe par un état d’esprit assez
profondément ancré de défiance par rapport à l’inconnu et de manière pratique par
la mise en place de normes et de barrières juridiques visant à fournir une sécurité par
la réglementation.

26
Le commandement à l’épreuve de la « maîtrise » des risques

Reposant sur un principe évident et sain de prudence, le principe de précau-


tion n’est pas mauvais en soi. En revanche, en apportant l’illusion de la disparition
des risques et en introduisant une dimension juridique très forte, il a développé une
forme de paralysie face à l’incertitude et a contribué à entretenir la confusion entre
dangers, risques et moyens de s’en prémunir. Confusion portée à son extrême en
France où ce principe a été constitutionnalisé et où les techniques de Risk
Management sont restées cantonnées aux sphères industrielles et financières. Arriver
à gérer correctement l’incertitude sans tomber dans un « précautionnisme » paraly-
sant nécessite donc de bien comprendre la différence entre dangers et risques.

Dangers et risques : la gestion de l’incertitude

La première notion est souvent bien appréhendée : un chien dangereux se


reconnaît assez facilement, de même un haut-fond, une mer déchaînée ou le feu
sont des dangers perceptibles. On peut ainsi définir un danger comme tout élé-
ment, matériel ou non, qui est susceptible de causer un dommage à l’homme. La
notion de risque est plus difficile à comprendre au premier abord car elle fait appel
au concept plus abstrait de probabilité. Le risque, c’est l’éventualité qu’un danger
se manifeste : un chien dangereux ne mord pas systématiquement, toutes les
tempêtes et tous les rochers ne font pas sombrer les navires…
Mais la caractérisation d’un risque n’est pas forcément aussi évidente qu’il
n’y paraît : comment évaluer le risque d’habiter à coté d’une centrale nucléaire ?
Quels sont les risques de conduire une opération sous-marine discrète au plus près
d’une côte adverse ? Quels risques doit-on prendre en compte pour une patrouille
en vallée de Kapisa ? C’est bien la probabilité qu’un événement arrive, cette part de
subjectivité dans l’appréciation du danger, qui caractérise le risque.
La gestion des risques c’est en fait la gestion de l’incertitude ! Ainsi on
comprend mieux à quel point la façon de se prémunir d’un risque dépend de la
manière dont on l’appréhende. Mais, autant identifier les dangers est relativement
aisé (pour peu qu’on se livre à une analyse exhaustive), évaluer leur probabilité
d’apparition, ainsi que la gravité de leurs conséquences, apparaît comme beaucoup
plus complexe. C’est tout l’objet des méthodes de gestion des risques.

Le Risk Management ou comment gérer les risques ?

Les assureurs, dont l’activité repose par essence sur l’évaluation du risque,
ont développé en premier des techniques permettant d’optimiser leurs contrats. Le
monde industriel et les secteurs réputés « à risques », comme l’aéronautique ou la
médecine, s’y sont également intéressés de près afin de maîtriser les conséquences
de leur activité sur l’environnement ou sur la vie humaine. Quasiment toutes les
entreprises ont aujourd’hui une stratégie de gestion des risques leur permettant de

27
Le commandement à l’épreuve de la « maîtrise » des risques

maîtriser au mieux leur exposition aux risques économiques et financiers. Enfin,


l’armée américaine dispose depuis la fin des années 90 d’une politique de Risk
Management décrite dans plusieurs manuels d’armée ou interarmées et destinée à
fournir une méthode d’aide à la décision, en particulier dans le domaine opéra-
tionnel. « Le Risk Management n’est pas un dispositif annexe dans le processus de
la prise de décision, il doit être une méthode complètement intégrée à la planifica-
tion et à la conduite des opérations » (general Dennis J. Reimer, chef d’état-major
de l’Armée de terre américaine cité en introduction du FM100-14, 1995).

Comment fonctionnent ces méthodes ? Elles partent quasiment toutes de


la définition du risque comme étant le produit de l’occurrence d’un événement
redouté (c’est-à-dire sa fréquence d’apparition) par la gravité des conséquences de
son avènement. Ainsi le risque de crash d’un avion sur une centrale nucléaire
présente une occurrence faible mais est un événement à la gravité considérable :
c’est un risque critique. À l’opposé, le risque d’arrêt inopiné d’une pompe de refroi-
dissement de cette même centrale présente une occurrence plus forte, mais est un
événement aux conséquences assez faibles : c’est un risque plus réduit. Il existe éga-
lement des risques à la probabilité et aux conséquences faibles et bien sûr les risques
les plus élevés : ceux qui conjuguent probabilité et conséquences fortes.

L’évaluation de tous les risques identifiés, selon la méthode « occurrence x


gravité » ou une autre, a pour objectif de les hiérarchiser du plus au moins critique.
Gérer les risques consiste alors à placer une limite : il s’agit de décider quels sont
les niveaux de risque acceptables et déterminer une stratégie de réduction pour
ceux considérés comme inacceptables. En général on met en place deux éléments :

l Des mécanismes de protection pour réduire le facteur « gravité » : il s’agit


de limiter les conséquences de l’événement redouté (par exemple la mise en place
de coffrages en béton sur les centrales nucléaires vis-à-vis du risque de crash).

l Une stratégie de prévention pour réduire le paramètre « occurrence » : il


s’agit de diminuer la fréquence d’apparition du phénomène (par exemple interdire
le survol des centrales nucléaires). On pourrait reprendre le même type de rai-
sonnement vis-à-vis du risque d’échouement d’un sous-marin en opérations ou
pour la conduite d’une mission en zone hostile.

Il est bien évident que la mise en place de ces stratégies de prévention et de


protection a un coût potentiellement élevé dans les domaines matériel, humain, et
bien sûr financier. C’est donc la balance entre l’investissement consenti et le béné-
fice à en tirer qui déterminera s’il est judicieux d’agir sur le risque ou si on peut
l’accepter en l’état. C’est à ce moment précis qu’intervient la « prise de risque » :
quand on décide de construire un mur limité à dix mètres de hauteur pour proté-
ger une centrale nucléaire soumise au risque de tsunami, on sait que l’on doit
accepter les conséquences d’une vague de taille supérieure…

28
Le commandement à l’épreuve de la « maîtrise » des risques

Toutes les méthodes de gestion des risques procèdent ainsi d’une démarche
en trois étapes : tout d’abord l’identification des dangers de la manière la plus large
possible, ensuite l’évaluation de leur criticité afin de les hiérarchiser du plus au
moins risqué. La dernière étape consiste en la mise en place d’une stratégie de
traitement après analyse du coût de la prise de risque par rapport au bénéfice à en
tirer. Ce processus très itératif peut être réalisé de manière exhaustive pour une
analyse méthodique de grande ampleur : par exemple pour l’évaluation des modes
d’action dans le cas d’une planification opérationnelle. Elle peut aussi s’exercer très
rapidement et sans support, comme pour décider d’un appareillage un jour de
forte tempête par exemple. Ces méthodes sont utilisées depuis longtemps aux
États-Unis et dans l’Otan sous le terme d’« Operationnal Risk Management » et
trouvent une application fréquente dans le cadre de la préparation et la conduite
des opérations aériennes et aéroportées.
L’essentiel en gestion des risques c’est néanmoins de bien comprendre que
l’utilisation d’une méthode n’est pas une fin en soi : la démarche n’a de valeur que
parce qu’à la fin du processus le chef décide si le risque est acceptable ou pas. Gérer
les risques c’est savoir prendre et savoir faire prendre des décisions au bon niveau
en se préparant et en assumant toutes les conséquences potentielles. Tout en
gardant à l’esprit qu’il reste une part d’incertitude sur des risques non identifiés ou
dont la criticité a été mal évaluée. Ce point est essentiel et ne pas l’admettre c’est
entretenir l’illusion du risque zéro : l’incertitude peut être réduite au minimum,
elle ne doit jamais être niée. En ce sens le terme de « maîtrise » des risques en accep-
tion française est impropre à rendre compte de la réalité du Risk Management dans
la mesure où il laisse entendre une capacité de l’homme à dominer tous les risques.
L’accident de Fukushima nous rappelle bien que le pire est toujours possible.

Quel rapport du militaire au risque de nos jours ?


Le militaire occupe une place singulière dans cet environnement. Il est à la
fois plongé dans cette société du risque dont on a vu qu’elle repoussait toute forme
d’exposition au danger et promouvait un « précautionnisme » paralysant pour le
décideur. Mais il est aussi celui qui sait ce qu’est le danger pour le côtoyer régulière-
ment, au point de mettre sa vie en jeu pour la défense de son pays. Certaines unités
ont, certes, plus que d’autres, cette connaissance du danger. On pense bien évidem-
ment aux pilotes d’avions et d’hélicoptères, aux sous-mariniers ou aux personnels des
forces spéciales. La fameuse devise du 1er RPIMA « Qui ose gagne », héritée des SAS
britanniques, rappelle cet état d’esprit. Mais tous les militaires savent bien qu’à
chaque fois qu’ils sont sur un théâtre d’opérations, ils sont confrontés à de nombreux
risques. Enfin le chef militaire sait bien lui aussi que l’exercice du commandement se
conjugue avec la prise de risque : prendre des décisions engage.
Pourtant la notion de prise de risque n’a pas forcément bonne presse dans
le monde militaire, elle est en tout cas souvent abordée de manière négative. Tout

29
Le commandement à l’épreuve de la « maîtrise » des risques

d’abord parce qu’elle est la plupart du temps associée à la notion de « tête brûlée »,
c’est-à-dire qu’elle correspond trop souvent à une compréhension du risque
comme la mise en danger individuelle. Mais aussi parce que l’environnement d’une
société pétrie du principe de précaution a induit, y compris chez les militaires, une
forme de paralysie de la décision en raison notamment de la judiciarisation impor-
tante qu’elle a apportée. Enfin les méthodes du Risk Management décrites
précédemment, même si elles ont commencé à faire leur apparition, ne sont pas
encore bien appréhendées. On les connaît surtout dans les secteurs à risques
comme l’aéronautique ou le nucléaire ainsi que dans les états-majors en charge des
affaires environnementales. Mais elles restent encore d’une approche très technique
et se confondent encore trop souvent avec l’idée de « maîtrise » des risques.
Tout cela ne signifie pas pour autant que le militaire ne sait pas prendre des
risques, les opérations récentes l’ont d’ailleurs bien montré. En revanche l’approche
du risque y reste plutôt individualisée et souvent de nature instinctive car liée au
caractère du chef.

Passer de la « maîtrise » des risques à une véritable culture du risque


Aujourd’hui l’enjeu serait d’arriver à passer, en particulier pour les officiers,
d’une vision très technique voire techniciste de la gestion des risques à une véri-
table culture du risque. Au sens positif du terme. Comme le disait le général
Desportes « l’aptitude à traiter le risque et à exploiter les opportunités nées de
l’imprévisibilité s’affirme en aval comme une des qualités fondamentales du chef
de guerre ». Pour ce faire il ne suffit pas seulement d’une acculturation au danger,
que les militaires ont déjà, mais il faut arriver à se défaire des automatismes issus
de la société de la précaution pour se familiariser vraiment avec l’esprit des
méthodes du Risk Management.
Une culture du risque c’est une connaissance approfondie des mécanismes
de la prise de décision. C’est comprendre que la « maîtrise » de tous les risques n’est
pas possible. C’est accepter l’incertitude, chercher à la réduire sans jamais la nier.
C’est apprendre à mettre une frontière entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est
pas, c’est assumer les risques de son niveau et adopter un plan qui tolère l’incerti-
tude. C’est développer chez ses subordonnés cette culture en leur apprenant à
s’engager clairement sur l’acceptabilité des risques de leur niveau. C’est être capable
de réaliser, y compris très rapidement, la balance du gain escompté par rapport aux
conséquences d’un échec. La culture du risque, c’est une culture de la décision,
c’est une culture du commandement.

30
Le commandement à l’épreuve de la « maîtrise » des risques

Éléments de bibliographie

Ulrich Beck : La société du risque, sur la voie d’une autre modernité ; (publié en allemand en 1986), Édition
Flammarion, 2003 ; 522 pages.
François Ewald, Christian Gollier, Nicolas de Sadeleer : Le principe de précaution ; Puf, 2009 ; 127 pages.
René Amalberti : La conduite des systèmes à risque ; 2e édition, PUF, 2001 ; 239 pages.
Général Vincent Desportes : Décider dans l’incertitude ; 2e édition, Économica, 2007 ; 219 pages.
US Army Risk Management : Field manual FM 100-14 ; 1998.
US Army Risk Management : MTTP ; 2001.
Paul-Marie Vilbé : « La société du risque et la guerre » in Revue Défense Nationale n° 729, avril 2010.
Group captain S.J. Blake : « Operationnal Risk Management and Deployed Operation » in Defense Aviation Safety centre ;
2008.

31
Bonnes pratiques
de gestion de l’incertitude
dans les entreprises privées
Alain Beauvillard (ENA)
Juliette Simonin (HEC)

D
ans un contexte économique, technologique et géopolitique de plus en
plus complexe et imprévisible, les méthodes de gestion de l’incertitude
ainsi que les capacités de résilience et d’adaptation développées au sein des
entreprises privées sont devenues des sources essentielles de création d’avantages
compétitifs et des facteurs déterminants pour assurer leur performance et leur
survie dans la durée. En s’appuyant sur une récente étude (1) menée par le cabinet
de conseil en stratégie et en management Bain & Company auprès d’un large éven-
tail de dirigeants d’entreprise, il est possible de distinguer certains des principaux
facteurs d’incertitude qui pèsent sur les entreprises privées et de mettre en lumière
plusieurs bonnes pratiques identifiées parmi les plus performantes en termes de
croissance et de profitabilité.

La question de la gestion de l’incertitude


au cœur des enjeux pour les entreprises privées

Complexité croissante de leur environnement et influence de facteurs externes peu


contrôlables : sources d’incertitude grandissante pour les dirigeants d’entreprises

La grande majorité des dirigeants considère que le contexte économique à


venir sera plus volatil avec des cycles conjoncturels plus fréquents et plus marqués.
Ils soulignent en particulier le manque de visibilité et de prédictibilité de ces cycles
en termes d’occurrence, d’intensité et de durée. Ils s’inquiètent en outre de la

(1) L’étude « The Great Repeatable Model Study », menée au cours de l’année 2011 auprès de 377 dirigeants et membres
de conseils d’administration d’entreprises, s’attache notamment à identifier les meilleures pratiques dans la gestion de
l’incertitude et de la complexité. L’échantillon des entreprises interrogées couvre une vaste zone géographique (États-Unis,
Europe, Asie), un large éventail de secteurs et d’industries (manufacturier, télécommunications/technologie/médias,
services financiers, santé…) avec des volumes d’activité allant de 100 millions à plus de 10 milliards d’euros de chiffres
d’affaires. Deux critères principaux ont été retenus pour évaluer le niveau de performance : la croissance du chiffre
d’affaires et la rentabilité, analysées sur une période longue (>10 ans). Les entreprises les plus performantes correspondent
aux deux premiers déciles et les entreprises les moins performantes aux 3 derniers déciles.
www.bain.com/about/press/press-releases/the-great-repeatable-model-survey.aspx.

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale


Bonnes pratiques de gestion de l’incertitude dans les entreprises privées

complexité croissante liée principalement à la multiplication des interconnections


et des interfaces avec différents acteurs socio-économiques, politiques ou juri-
diques aux niveaux local et global. Cet enchevêtrement est potentiellement à la
source de réactions en chaîne, voire de risques dits systémiques, difficiles à antici-
per et à contrôler avec un questionnement permanent quant aux acteurs les plus
vulnérables et aux impacts attendus.
Dans ce contexte, la gestion de l’incertitude est devenue d’autant plus diffi-
cile pour les dirigeants que, face à la réduction des cycles de vie à tous les niveaux de
la chaîne de valeur (conception, production, mise sur le marché…), la pression du
facteur temporel est de plus en plus intense tant pour la décision que pour l’action.

Comment les éléments suivants vont-ils changer dans les 5 prochaines années versus les 10 dernières années ?

Source : Études Bain & Company

Devant ces interrogations multiformes, un besoin de clarification et de


définition de la notion d’incertitude s’impose.
L’incertitude peut se définir comme un éventail d’événements possibles mais
pas encore connus et dont ni le résultat, ni l’impact, ni la probabilité d’occurrence, ni
le calendrier de réalisation ne peuvent être précisément déterminés a priori. Les entre-
prises sont principalement confrontées à ce phénomène dans quatre dimensions :
l Au niveau de leurs marchés et de leurs clients (évolutions des profils, des
préférences et des attentes).
l Au niveau technologique (innovations disruptives, émergence de pro-
duits de substitution).

34
Bonnes pratiques de gestion de l’incertitude dans les entreprises privées

l Au niveau de leurs écosystèmes (évolution de l’environnement concur-


rentiel, relations avec leurs fournisseurs, influence des acteurs étatiques et des auto-
rités de régulations).
l Au niveau du contexte global (aspects socio-économiques, géopolitiques
ou environnementaux).

Des incertitudes qui affectent les entreprises tant au niveau stratégique (réflexion et
décision) qu’au niveau organisationnel et opérationnel (réalisation et mise en œuvre)

La perception erronée voire l’ignorance de l’incertitude génèrent de nom-


breux dysfonctionnements qui entravent la prise de décision et la liberté d’action
au sein de l’entreprise et peuvent rapidement mettre en péril son développement
voire sa survie. Deux types de dysfonctionnement caractéristiques ont été le plus
souvent relevés :
l Le manque de confiance, caractérisé par la fébrilité des dirigeants, l’indé-
cision menant à l’éparpillement des ressources, l’attachement aux éléments contrô-
lables, la minimisation des risques et la préférence pour l’immobilisme dans un
environnement en évolution rapide.
l L’excès de confiance, caractérisé par la volonté de tout contrôler et de
s’arcbouter sur une vision rigide, unique et inflexible en omettant d’intégrer des
éléments d’anticipation, d’adaptation ou d’évolution.
À l’inverse, les entreprises les plus performantes ont souvent recours à des
outils spécifiques de gestion de l’incertitude et ont su développer leurs capacités
d’adaptation afin de faire face aux aléas de leur environnement.

Source : Études Bain & Company

35
Bonnes pratiques de gestion de l’incertitude dans les entreprises privées

Trois capacités essentielles


Parmi les meilleures pratiques observées, on distingue trois capacités essen-
tielles : savoir anticiper et caractériser l’incertitude, savoir ajuster ses orientations
stratégiques, et savoir adapter son organisation et ses processus opérationnels. Ces
trois capacités sont intimement imbriquées et structurent les différentes phases
successives permettant aux entreprises d’évoluer de la cartographie de l’incertitude
vers la mise en œuvre de solutions pour tirer profit des opportunités identifiées.
Dans un environnement volatile, ce mécanisme doit être itératif afin de pouvoir
s’ajuster aux évolutions observées et anticipées, d’une part à travers les études de
prospectives stratégiques et les grandes tendances, et d’autre part à travers les
signaux captés directement sur le terrain, par exemple auprès des clients, des four-
nisseurs ou des concurrents.

Anticiper et caractériser l’incertitude : cerner et comprendre


le « champ des possibles » pour explorer de nouvelles opportunités

Face au constat que l’anticipation et la planification parfaites sont impos-


sibles, certaines entreprises ont choisi de mettre en place des outils pour analyser
plus finement les facteurs contribuant à l’état d’incertitude afin de définir
l’ensemble du « champ des possibles » offert par l’incertitude. Les approches le plus
souvent observées intègrent :
l Le suivi des grandes tendances, déjà existantes et dont l’évolution est
relativement prédictible, qui structureront l’avenir à moyen et long termes. La
compréhension fine de ces tendances (développement des économies émergentes,
urbanisation, démographie…) permet de cerner les grandes lignes d’orientation de
l’avenir et de fixer le cadre général dans lequel s’ancreront par la suite des éléments
d’incertitude.
l L’identification d’éléments d’incertitude susceptibles de venir interférer
de façon imprévisible avec l’environnement de l’entreprise. Cette analyse prospec-
tive est le plus souvent conduite en utilisant des méthodes de créativité (2) qui asso-
cient à la fois des acteurs internes (stratégie, développement produit, marketing…)
et externes (fournisseurs, clients, universitaires, régulateurs, acteurs institutionnels,
professionnels issus d’autres secteurs économiques…) à l’entreprise.
L’ensemble de ces éléments de prospection est souvent consolidé sous la
forme d’une matrice mesurant d’une part l’impact estimé sur l’activité de l’entre-
prise, et d’autre part la probabilité d’occurrence de l’événement. Cette représenta-
tion permet de faciliter la segmentation et le filtrage des éléments d’incertitude en
faisant ressortir en particulier :

(2) Parmi les techniques de créativité les plus utilisées, le Scenario Planning, le Systematic Inventive Thinking et le Creative
Problem Solving sont le plus souvent évoqués.

36
Bonnes pratiques de gestion de l’incertitude dans les entreprises privées

l Les événements à forte probabilité et à fort impact (typiquement les


grandes tendances structurantes).
l Les événements à faible probabilité mais à fort impact (« black swans » (3))
qui s’avèrent particulièrement déstabilisants.
Par cette cartographie, le dirigeant peut prendre conscience des évolutions
possibles de son environnement et définir un cadre de référence pour imaginer de
nouveaux espaces de jeux, selon son appétence pour le risque et le pari. Ce « champ
des possibles » est un véritable échiquier sur lequel le dirigeant peut se projeter
pour élaborer des scénarios alternatifs et simuler la réaction de l’entreprise selon
différentes hypothèses. Cette palette de scénarios peut alors permettre de faire
émerger de nouvelles opportunités de développement ou de croissance ainsi que
des zones de risques jusqu’alors mal ou non identifiées. Les scénarios construits
peuvent combiner des facteurs dont les évolutions sont linéaires, modélisables et
prévisibles avec des événements disruptifs, imprévisibles, voire chaotiques (catas-
trophes, accidents, découvertes technologiques…).
En particulier, les outils de « Scenario Planning » ont été initialement déve-
loppés dans les domaines militaires et géostratégiques, principalement sous
l’impulsion de la Rand Corporation aux États-Unis et du Centre d’études prospec-
tives en France, avant d’être étendus aux secteurs économiques et industriels. Ces
outils sont désormais régulièrement appliqués dans la planification stratégique de
moyen et long termes, en particulier dans les industries pharmaceutiques ou pétro-
lières. Le groupe Shell, précurseur dans la diffusion de ces méthodes (4), a par
exemple utilisé le « Scenario Planning » pour anticiper la baisse du prix du pétrole
dans les années 80 et, plus récemment, pour mener une réflexion autour des
impacts du changement climatique.
Sur un segment de marché donné, des formes simplifiées de « Scenario
Planning » sont souvent utilisées de façon ciblée pour anticiper les développements
du marché ou les mouvements des concurrents. Ces approches visent à simuler les
évolutions possibles des parts de marché, des niveaux de prix et de rentabilité des
acteurs. Elles permettent d’identifier, parmi le « champ des possibles », le scénario
le plus favorable et les options à privilégier pour optimiser son positionnement.
À plus grande échelle, le « Scenario Planning » permet de repenser fonda-
mentalement le modèle économique de l’entreprise et de tester ses capacités
(robustesse et pertinence de la stratégie, résilience de l’organisation, stabilité des

(3) La théorie du cygne noir (« The Black Swan: The Impact of the Highly Improbable » ; Penguin, 2008) développée par
le philosophe, mathématicien et financier Nassim Nicholas Taleb s’attache à l’étude des événements imprévisibles ayant
une très faible probabilité d’occurrence, mais qui, s’ils se réalisent, ont des conséquences d’une portée considérable et
exceptionnelle. Cette théorie a été, dans un premier temps, appliquée au monde de la finance pour démontrer que les
événements rares sont souvent sous-valorisés.
(4) P. Cornelius, A. Van de Putte and M. Romani : « Three Decades of Scenario Planning in Shell » in California
Management Review ; 2005.

37
Bonnes pratiques de gestion de l’incertitude dans les entreprises privées

processus…) à traverser des secousses majeures et à survivre sur le long terme.


Cette réflexion peut potentiellement mener à une révision fondamentale du
modèle économique et à la réorientation stratégique de l’entreprise (exemple
d’IBM migrant des produits vers les services), tout en sensibilisant en amont les
collaborateurs aux différents scénarios possibles.

Ajuster ses orientations stratégiques : innover pour modeler l’incertitude,


fixer le cap et conserver des marges de manœuvre

Le jeu autour du « champ des possibles » et la redéfinition du modèle éco-


nomique permettent d’ouvrir de nouveaux espaces de positionnement stratégique.
Plutôt que de subir l’incertitude, l’entreprise peut alors contribuer activement à
modeler son environnement futur en façonnant sa propre vision de l’avenir, en
insufflant de nouvelles orientations à son marché et en imposant un nouveau
rythme à ses concurrents.
Au cœur de ce processus, les mécanismes d’innovation disruptive (en oppo-
sition aux stratégies d’imitation) constituent l’arme de prédilection pour réaliser un
repositionnement stratégique sur les territoires d’avenir. Traditionnellement per-
çues sous l’angle technologique, les innovations disruptives (5) peuvent mener non
seulement à l’émergence de nouveaux segments mais également à la disparition des
anciens marchés ainsi que des entreprises qui n’auront pas su ou pu anticiper cette
évolution de leur environnement (machine à vapeur, plastique, informatisation,
télécommunications et réseaux…).
Le processus d’innovation a désormais dépassé le cadre purement techno-
logique pour s’inscrire dans un contexte beaucoup plus large de réinvention du
modèle économique (« Business Model Reinvention » (5)) et de création de nouveaux
espaces stratégiques. À titre d’exemple, les « stratégies océan bleu » (6) visent à créer
et à pénétrer de nouveaux marchés inexplorés par la concurrence. Les premiers
découvreurs de ces espaces bénéficient alors d’une croissance rapide et peuvent
définir les règles du jeu sur les nouveaux segments (voir les exemples de Southwest
Airlines, Cirque du Soleil ou Starbucks Coffee Company).
De telles réorientations stratégiques nécessitent un effort particulier de lisibi-
lité et de communication afin de rassembler l’organisation autour d’une vision
commune, de focaliser ses ressources sur les objectifs prioritaires, de structurer la prise
de décision et de convaincre les actionnaires et les partenaires. Parmi les entreprises
les plus performantes, l’étude menée indique que 74 % d’entre elles disposent d’un
fort consensus dans leurs équipes de direction autour d’une stratégie simple et claire ;

(5) Voir les études menées par Clayton M. Christensen : The Innovator’s Dilemma (Harvard Business School Press, 1997 ;
320 pages) et The Innovator’s Solution (Harvard Business School Press, 2003 ; 288 pages).
(6) Kim W. Chan, Renee Mauborgne : Blue Ocean Strategy: How To Create Uncontested Market Space And Make The
Competition Irrelevant ; Harvard Business School Press, 2005 ; 272 pages.

38
Bonnes pratiques de gestion de l’incertitude dans les entreprises privées

61 % considèrent que leurs équipes opérationnelles adhèrent à cette stratégie ; 65 %


affirment que leur stratégie se reflète dans un nombre limité (5-10) de principes qui
déterminent de manière cohérente les actions et décisions à tous les échelons de
l’entreprise. À l’inverse, concernant les entreprises les moins performantes, ce
pourcentage tombe respectivement à 37 %, 35 % et 43 % sur ces 3 notions.
Une fois la vision commune définie, il convient de conserver une certaine
flexibilité et une capacité d’ajustement des orientations stratégiques. Ainsi, cer-
taines entreprises parmi les plus performantes tendent à différencier leur niveau
d’engagement stratégique en combinant trois types de paris :
l Les paris « sans regret » qui ont des bénéfices positifs quel que soit le
scénario.
l Les « options et couvertures » consistant en des investissements de taille
modérée, pilotes ou expériences qui peuvent être accélérés ou ralentis selon l’évo-
lution de l’environnement. Ce principe de voilure à géométrie variable permet aux
entreprises d’investir dans un premier temps de façon ciblée et à l’échelle qui lui
paraît la plus adaptée. Elle peut par la suite organiser un déploiement à grande
échelle, par vagues successives, avec un fin suivi de la mise en œuvre et de la gestion
du changement.
l Les « gros paris » qui engagent fortement l’entreprise, avec peu de marge
de retrait.
L’entreprise Amazon a, par exemple, bien articulé ces trois types de paris
dans un environnement turbulent en combinant dans sa stratégie des paris « sans
regret » (élargissement de l’offre et augmentation de l’accès aux services), des
« options » lancées par le web laboratoire d’Amazon (expérimentations ciblées de
différentes interfaces) et des « gros paris » (vente de la liseuse Kindle à bas prix afin
d’augmenter la part de marché du contenu digital).
L’évaluation et la comparaison des différents paris nécessitent une combi-
naison d’outils traditionnels (retour sur investissement, part de marché, position
de coûts relative…) et d’outils spécifiques à la gestion de l’incertitude (simulation
de Monte Carlo…).

Adapter son organisation et ses processus opérationnels pour favoriser la flexibilité


et la réactivité de l’entreprise face aux évolutions permanentes de son environnement

Les entreprises interrogées soulignent que la déclinaison de la gestion de


l’incertitude au niveau organisationnel et opérationnel repose sur leur capacité à
conserver de la flexibilité tactique dans la mise en œuvre des orientations straté-
giques afin de pouvoir intégrer rapidement des ajustements tout au long de la
chaîne de valeur. Il s’agit avant tout d’instaurer au sein de l’entreprise une culture

39
Bonnes pratiques de gestion de l’incertitude dans les entreprises privées

de flexibilité, de réactivité, d’adaptabilité et de gestion de l’incertitude qui doit être


portée de la direction générale jusqu’au management de terrain.
La flexibilisation des processus fait depuis plusieurs décennies l’objet
d’études et d’optimisations (méthodes de recherche opérationnelle, gestion de la
chaîne logistique, outils de planification de la production…) qui ont été largement
diffusées et appliquées avec succès dans le monde de l’entreprise (à l’exemple de
Zara dans la mode) pour gagner en réactivité face aux concurrents et aux attentes
du marché. Dans cette quête de réactivité, l’interaction directe avec l’environne-
ment extérieur constitue également une source d’information de premier ordre
pour l’entreprise. Ainsi, certaines entreprises utilisent avec succès des outils pour
suivre le pouls de leur environnement et mener des actions d’amélioration conti-
nue. Apple se sert par exemple d’un système de mesure de la satisfaction (Net
Promoter ® Score) qui lui permet d’intégrer les commentaires de ses clients dans sa
gestion au quotidien afin d’anticiper les ajustements nécessaires et de réagir en
amont de la concurrence.
Par ailleurs, de nombreuses entreprises ont expérimenté de nouvelles
formes d’organisation pour favoriser la flexibilité. À titre d’exemple, Google a
introduit le concept de « Mobile Office » qui incite les employés à changer de
bureau chaque jour pour rencontrer de nouveaux collègues, échanger des idées et
développer des concepts. Cette volonté de flexibilisation de l’organisation se
retrouve également dans des secteurs traditionnellement plus capitalistiques, néces-
sitant des investissements lourds en infrastructures ou en recherche et développe-
ment (R&D). Le secteur automobile a ainsi externalisé au cours des dernières
décennies une grande part de sa chaîne de valeur, tant pour la conception que pour
la production, en se recentrant principalement sur des métiers de coordination et
d’intégration. Dans le secteur pharmaceutique, des groupes à l’instar de Pfizer ou
Roche, poursuivent, parallèlement à leur activité de R&D, des politiques très
actives d’acquisitions ciblées de sociétés de biotechnologie dès la validation des pre-
miers essais cliniques afin de compléter leur portefeuille de futurs médicaments.
Cette approche permet d’externaliser partiellement l’incertitude des premiers
tâtonnements des phases de recherche et de se focaliser plus rapidement sur les
technologies les plus prometteuses.
La mise en place de ces nouveaux modèles d’organisation se traduit très
concrètement par l’émergence et l’essor de nouveaux types de métiers et de compé-
tences pour gérer les interfaces organisationnelles (« Supply Chain Manager »), pour
anticiper et planifier les étapes de changement (« Change Manager ») et pour
formaliser l’analyse des risques et des opportunités (« Risk Manager »).


La gestion de l’incertitude affecte non seulement la réflexion stratégique mais
aussi l’ensemble de la structure, de l’organisation et des processus opérationnels de

40
Bonnes pratiques de gestion de l’incertitude dans les entreprises privées

l’entreprise. Les meilleures pratiques observées indiquent que, pour garder l’initia-
tive dans ces périodes d’incertitude, le décideur doit disposer d’outils pour navi-
guer dans le « champ des possibles » et construire les scénarios les plus favorables.
Il doit par ailleurs veiller à conserver en permanence de la flexibilité et de la
réactivité dans son organisation. Il s’agit donc de développer et de combiner les
compétences-clés suivantes :
l Perception et détection afin de capter, d’interpréter et de comprendre dès
les premiers signaux les tendances de changement et d’anticiper les comportements
des autres acteurs.
l Intelligence et orientation afin de tirer profit de l’incertitude pour réin-
venter son modèle économique, réorienter son positionnement stratégique et défi-
nir les nouvelles règles du jeu dans les différents scénarios à venir.
l Résilience et versatilité afin de s’adapter aux niveaux stratégiques, orga-
nisationnels et opérationnels sur les différents horizons de temps pour anticiper les
chocs du changement et apprivoiser l’incertitude.
Au-delà des nombreux outils et méthodes utilisés pour améliorer la gestion
de l’incertitude dans les entreprises, la personnalité du décideur, sa capacité à faire
preuve d’audace, de vision et de volontarisme pour motiver, entraîner et guider ses
équipes, constitue également l’un des facteurs de succès les plus déterminants.

41
La culture du risque
dans l’action de l’État :
approches croisées
Jean-Robert Jouanny (ENA)
Rémi Songeur (EDG)

C
omment les décideurs institutionnels, civils et militaires, appréhendent-ils
le risque ? Comment s’exprime la culture du risque dans l’action de l’État ?
Existe-t-elle seulement encore ? Avec des moyens de plus en plus comptés,
ont-ils les capacités d’y faire face ? Avant de réfléchir à ces questions, quelques
précisions sémantiques s’imposent.
Que faut-il entendre par risque ? Les définitions sont nombreuses et se
confondent parfois avec des notions proches comme l’aléa, l’incertitude, la
menace, le danger, la surprise, le pari... La Cour de cassation a rendu public en
2011 un rapport sur le risque et ses implications en matière juridique, étude diri-
gée par le professeur Jacques Moury. On y apprend qu’étymologiquement, le terme
nous vient du latin médiéval resicum qui alors se définit comme « une entreprise au
résultat incertain », notion essentiellement juridique, puisque se rapportant à un
droit maritime naissant. C’est plus tard que le terme prendra un champ plus
étendu, mais également moins précis. Pour le Littré, le risque est un péril dans
lequel entre l’idée de hasard, alors que pour le Petit Robert, c’est un danger éven-
tuel plus ou moins prévisible. Sur un plan conceptuel, on peut définir deux formes
de risque. Le risque exogène, c’est celui qui s’impose de l’extérieur et qu’on ne maî-
trise pas, et le risque endogène, c’est celui qui est lié à un choix, à une décision qui
privilégie une solution par rapport à une autre, alors que chacune présente des
avantages et des inconvénients.
Que serait alors une « culture du risque » ? Le sociologue britannique
Anthony Giddens, connu pour ses travaux sur les conséquences de la modernité (1),
l’a définie comme « un aspect culturel fondamental de la modernité, par lequel la
conscience des risques encourus devient un moyen de coloniser le futur ». La
culture du risque serait alors non seulement connaissance du risque, mais aussi
capacité à l’anticiper et aptitude à agir pour y faire face. Elle revêt alors deux
dimensions : une dimension individuelle, correspondant aux aptitudes du décideur

(1) Anthony Giddens : Les Conséquences de la modernité ; traduit de l’anglais par Olivier Meyer, L’Harmattan, 2000 ;
192 pages.

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale


La culture du risque dans l’action de l’État : approches croisées

dans l’adversité et une dimension institutionnelle, correspondant aux capacités des


organisations à faire face au risque.

À suivre les titres de l’actualité, le risque semble partout, dans la société,


dans les relations internationales, dans l’économie : « Fukushima et le risque de
contamination radioactive », « L’Iran et le risque nucléaire », « Les subprimes et les
‘‘prêts à risque’’ », « La dette et le risque de dégradation du triple A ». Plus que
jamais, les citoyens attendent des autorités publiques des réponses à ces risques.

Tout décideur rationnel est hanté par le risque qu’il prend lorsqu’il est
amené à faire un choix. Choisir, c’est renoncer, a-t-on coutume d’entendre. La
solution que va choisir le décideur – les militaires parleraient de mode
d’action (MA) face à un ennemi – s’impose rarement d’elle-même. Elle comporte
une prise de risques qui doit être assumée. Le décideur institutionnel engage la
responsabilité de l’État, voire la sécurité et la défense de ses propres concitoyens ;
on mesure alors l’importance de ses décisions. Dès lors, on comprend que la
culture du risque qui entoure, plutôt « dans laquelle baigne » le décideur, devient
essentielle, car c’est elle qui le conduira à prendre les décisions qui garantiront
l’intérêt public.

La culture du risque dans l’administration

Le risque, en tant que « danger bien identifié, associé à l’occurrence d’un


événement ou d’une série d’événements, parfaitement descriptibles, dont on ne sait
pas s’ils se produiront mais dont on sait qu’ils sont susceptibles de se produire » (2)
est inhérent à l’action de l’administration. L’action publique s’opère nécessairement
dans un univers marqué par l’asymétrie de l’information où les effets d’une déci-
sion ou du déploiement d’une politique publique ne sont tout au plus que proba-
bilisables ex ante, sans certitude.

Dans la culture administrative, la présence du risque a évolué. Si la


question de la « prise de risque » par les décideurs publics est désormais encadrée
par le droit administratif qui a échafaudé un régime permettant à l’administration
d’être à « la fois courageuse, efficace et responsable » (3), l’État tend à devenir
désormais un assureur multirisque dans la « société du risque » tandis que la consé-
cration du risque, exogène et non maîtrisable, en contrainte dans l’environnement
du décideur public implique désormais un repositionnement de son action,
façonné par l’obligation de prudence et de précaution.

(2) Callon Michel, Lascoumes Pierre, Barthe Yannick : Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique ;
Éditions du Seuil, 2001 ; p. 37.
(3) Responsabilité et socialisation du risque ; Rapport public du Conseil d’État, 2005 ; p. 338.

44
La culture du risque dans l’action de l’État : approches croisées

La prise de risque dans l’action administrative


Dans un premier temps, le risque est administratif et découle de l’action
même de l’administration. Il s’est donc agi, tant pour l’administration que pour son
juge, d’édicter les principes permettant une prise de risque responsable et équitable,
singulièrement en cas de dommages causés à des particuliers dans l’intérêt général.
Initialement, l’irresponsabilité de l’administration était la règle : dans un arrêt
du 6 décembre 1855, le juge refusait ainsi d’appliquer la notion de faute consacrée
par le droit civil aux actes de puissance publique. Cette solution devait être ébranlée
quelques années plus tard par l’arrêt Blanco du Tribunal des Conflits du
8 février 1873, fondateur du droit administratif français, qui vit le commissaire du
gouvernement David conclure que « la responsabilité de l’administration n’est ni
générale, ni absolue » pour autant qu’elle découle – comme Laferrière le complètera
quelques années plus tard – d’une faute de service, désincarnée, impersonnelle, étran-
gère à « l’homme avec ses faiblesses, ses passions, ses imprudences » (4). Avec ce revi-
rement de jurisprudence, le juge administratif, juge de l’administration, devient donc
juge des risques pris par celle-ci dans la conduite des politiques publiques.
Dans la prise de risque qu’induit nécessairement l’action publique, le droit
administratif a retenu une acception élargie de la responsabilité de l’administra-
tion, qui peut être engagée même sans faute, dans le cadre d’un régime de respon-
sabilité dit « pour risque ». Cette approche, dégagée dans l’arrêt Cames du Conseil
d’État du 21 juin 1895, a vocation à garantir le principe d’égalité devant les charges
publiques, permettant la réparation des conséquences d’une charge imposée à un
particulier par l’administration dans l’intérêt général. Initialement dégagée dans le
contentieux des travaux publics, la solution de la responsabilité pour risque a
notamment trouvé à s’appliquer pour les activités et méthodes dangereuses de
l’administration. Les méthodes libérales mises en œuvre par l’administration dans
sa politique carcérale, non dénuée de risque ex ante, font ainsi l’objet d’une mise
en cause sans faute de l’administration. L’affaire Thouzellier (1956) a ainsi vu
l’administration condamnée à réparer les dommages d’un cambriolage causés par
un groupe de délinquants laissés en situation de semi-liberté suite à une réforme
libérale des méthodes de rééducation. Le juge administratif a ainsi cherché à
préserver la capacité d’innovation de l’administration tout en garantissant une juste
réparation aux justiciables lésés.

L’État, assureur multirisque


La pénétration du risque dans nos sociétés, à la faveur de l’« assurantialisa-
(5)
tion » des sociétés, développée au XXe siècle, a fait évoluer la culture du risque

(4) Conclusions de Laferrière sur TC 5 mai 1877 Laumonnier-Carriol.


(5) Peretti-Watel Patrick : La Société du risque ; La Découverte, 2010 ; 128 pages.

45
La culture du risque dans l’action de l’État : approches croisées

dans l’administration. Comme le note le Conseil d’État dans les considérations


générales accompagnant son rapport public de 2005, « notre société refuse la fata-
lité. Elle se caractérise par une exigence croissante de sécurité. Cette exigence
engendre la conviction que tout risque doit être couvert, que la réparation de tout
dommage doit être rapide et intégrale et que la société doit, à cet effet, pourvoir,
non seulement à une indemnisation des dommages qu’elle a elle-même provoqués,
mais encore de ceux qu’elle n’a pas été en mesure d’empêcher, ou dont elle n’a pas
su prévoir l’occurrence » (6).

Dans ce contexte, le risque n’est plus seulement « prise de risque », il


devient « couverture du risque » et l’administration devient assurantielle. Déjà en
1946, au sortir de la guerre, le constituant affirmait que « la nation proclame la
solidarité et l’égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des cala-
mités nationales ». C’est à cette lumière que l’on peut comprendre l’introduction
par le législateur de mécanismes de solidarité nationale ou de « socialisation des
risques » permettant l’indemnisation par la puissance publique de dommages pour
lesquels elle n’est pourtant pas directement responsable : « il y a alors déconnexion
entre l’auteur du dommage et le débiteur de l’indemnisation » (7). Cette évolution
assurantielle de la responsabilité s’est ainsi traduite par la mise en place de fonds
d’indemnisation pour les victimes d’attentats terroristes (loi du 9 septembre 1986),
pour les hémophiles contaminés par le virus du sida (loi du 31 décembre 1991),
pour les victimes de l’amiante (loi du 23 décembre 2000) et pour les victimes
d’aléas thérapeutiques (loi du 4 mars 2002). Comme l’observe le Conseil d’État
dans son rapport précité, si le recours à la solidarité nationale apparaît légitime
lorsque la responsabilité ne peut clairement être identifiée, lorsqu’elle est insolvable
ou lorsque les mécanismes classiques d’assurance sont défaillants, il comporte
néanmoins le risque d’une déresponsabilisation de l’administration et d’une trans-
formation de l’État en « assureur multirisque ».

Prévenir le risque : le principe de précaution et ses limites

La négligence face au risque peut entraîner la mise en cause pénale des


agents de l’administration au titre des « délits non intentionnels ». La loi du
10 juillet 2010 prévoit en effet que la responsabilité pénale des personnes phy-
siques, auteurs indirects d’un dommage, peut être engagée s’il est établi, « soit la
violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de
sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit une faute caractérisée qui expose
autrui à un risque d’une particulière gravité que l’intéressé ne pouvait ignorer ».
Restrictive, cette loi répondait partiellement aux inquiétudes de certains décideurs
publics dont le rapport du député René Rosière du 29 juin 2000 fournit une

(6) Responsabilité et socialisation du risque, op.cit., p. 205.


(7) Ibid., p. 246.

46
La culture du risque dans l’action de l’État : approches croisées

bonne illustration : « l’extension sans limite de la responsabilité des décideurs


publics et du champ des délits non intentionnels, bien que liée, pour partie, au
renforcement de l’État de droit dans notre pays, est désormais excessive : il n’est pas
normal que dès qu’une tribune s’effondre, qu’une rivière déborde, qu’un panneau
de basket tombe, que l’ornement d’un monument aux morts se descelle, qu’une
falaise s’avère dangereuse ou qu’un lampadaire devient défectueux, le maire, le
préfet, le proviseur, l’instituteur ou le fonctionnaire territorial soient poursuivis
devant les tribunaux répressifs comme des criminels et, parfois, condamnés, pour
homicide ou blessures involontaires » (8).

Le risque, « c’est un danger dont on considère qu’il est aléatoire, sans cause.
C’est un danger dont il s’agit moins d’imputer les occurrences passées à des fautifs
que de prévoir les occurrences futures » (9). Depuis plusieurs années, cette acception
du risque orientée vers le futur guide l’administration dans tous les domaines de la
vie publique. Suite à la catastrophe d’AZF, la loi du 30 juillet 2003 a notamment
motivé l’élaboration dans toutes les préfectures de France de plans de prévention
des risques technologiques pour les installations « à risque », rejoignant une biblio-
thèque de plans de prévention particulièrement riche : mouvements de terrains,
inondations, feux de forêt, etc. Il est toutefois légitime de s’interroger sur cet exer-
cice systématique de prévention des risques, à la suite d’Ulrich Beck, pour qui, « les
risques ont (…) quelque chose d’irréel. Ils sont fondamentalement réels et irréels à
la fois » (10). La prévention du risque revêt, dès lors, une acception plus morale
qu’opérationnelle : à défaut de pouvoir effectivement prévenir la survenance d’un
risque dont les conséquences sont nécessairement ignorées ex ante, l’administration
déploie une volonté de prévention.

Au-delà, dans le contexte de « l’ère spéculative » (11) de la « société du risque »,


l’administration se voit astreinte de manière croissante à un devoir d’information des
administrés, consacré dans la Charte de l’environnement comme corollaire du prin-
cipe de précaution : « toute personne a le droit, dans les conditions et les limites défi-
nies par la loi, d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par
les autorités publiques et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant
une incidence sur l’environnement ». Toutefois, la communication sur le risque par
l’administration placée en position d’experte est un exercice particulièrement délicat
dans la mesure où « la perception du risque est liée à l’information disponible. Elle
peut augmenter avec l’accès à l’information. L’impact des cas d’ESB
(Encéphalopathie spongiforme bovine) ou de Sras (syndrome respiratoire aigu
sévère), fortement médiatisés, en est un exemple. L’absence de compréhension et de
maîtrise des sources du risque est de nature à susciter des peurs démesurées par

(8) Rapport du député René Dosière, 29 juin 2000, cité dans le rapport public du Conseil d’État, op.cit., p. 225.
(9) Peretti-Watel Patrick : La Société du risque, op.cit., p. 19.
(10) Beck Ulrich : La Société du risque ; Champs Flammarion, 2001 ; p. 61.
(11) Ibid., p. 132.

47
La culture du risque dans l’action de l’État : approches croisées

rapport à la réalité du risque. Inversement, une telle ignorance et des informations


contradictoires peuvent entraîner une attitude d’indifférence, elle-même dangereuse ;
il en va ainsi des dommages causés à la couche d’ozone. De même, un défaut
d’information incite à minimiser les risques (cas des zones inondables) » (12).
Par ailleurs, la « société du risque » érode le lien démocratique existant entre
le décideur et le citoyen, dépendant d’une expertise dont il est dépossédé : « lorsqu’il
veut résoudre les problèmes que n’ont su ni prévoir ni éviter les spécialistes, (il) se
trouve à nouveau entre leurs mains ! Il n’a donc d’autre solution que de maintenir la
délégation, mais en multipliant les dispositifs pour les contrôler et les surveiller » (13).
Par voie de conséquence, l’administration devient l’objet d’une « défiance générali-
sée » que la consécration constitutionnelle en 2005 du « principe de précaution »
n’atténue qu’imparfaitement. Si celui-ci insuffle dans la culture de l’administration
une nouvelle approche du risque et de la prise de risque, il porte également en lui un
biais inhibant contre lequel le Conseil d’État met en garde (14) : « le principe de
précaution, pour être viable, doit être compris et appliqué de façon raisonnable et
réaliste, et conçu comme un principe d’action plus que d’abstention ou d’inaction ».
Le principe de précaution peut en effet « [inciter] les décideurs à une prudence exces-
sive : ils vont surtout chercher à éviter d’être pris au dépourvu a posteriori par une
improbable découverte scientifique prouvant les conséquences néfastes de leurs actes,
plutôt que de se fier aux connaissances pour l’instant solidement établies » (15).
En définitive, comme le note Patrick Peretti-Watel (16), la consécration du
risque en contrainte dans l’environnement du décideur est de nature à pousser l’admi-
nistration vers deux écueils : entretenir les craintes irrationnelles du public, « lequel
pousserait ensuite des politiques sous pression à prendre des mesures réglementaires
ou législatives excessives » et ne pas se concentrer sur les vrais risques. À l’appui de son
argumentation, M. Peretti-Watel cite notamment les observations de Maurice
Tubiana sur « la focalisation excessive du public sur les possibles effets secondaires du
vaccin contre l’hépatite B [qui] a conduit à interrompre la campagne de vaccination :
pour une classe d’âge on a ainsi renoncé à prévenir 10 000 hépatites, dont une
centaine mortelles, pour éviter peut-être une ou deux scléroses en plaque ».

La culture du risque dans les armées

« Dans ces temps de précaution (...), le goût du risque peut apparaître comme
une anomalie ; le revendiquer ou s’en prévaloir, comme une provocation ». Le général

(12) Responsabilité et socialisation du risque, op.cit., p. 221.


(13) Callon Michel, Lascoumes Pierre, Barthe Yannick : Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique ;
Éditions du Seuil, 2001 ; p. 311.
(14) Responsabilité et socialisation du risque, op.cit., p. 338.
(15) Peretti-Watel Patrick : La Société du risque, op.cit., p. 51.
(16) La Société du risque, op.cit., p. 51

48
La culture du risque dans l’action de l’État : approches croisées

Éric de la Maisonneuve dans son analyse contemporaine du métier militaire (17),


souligne avec lucidité l’incongruité du métier militaire dans une société dans laquelle
on doit se prémunir de tout et dans laquelle le « risque zéro » doit être la norme. Et
pourtant, ce qui donne au soldat un statut particulier dans la société, c’est bien le
risque qu’il doit accepter de prendre, et par opposition de faire courir à son adver-
saire, pour remplir la mission pour laquelle la nation lui a confié ses armes.
Si le décideur militaire ne décide pas du risque qui lui est opposé, en
revanche, il convient de se demander : comment y est-il préparé et comment le
gère-t-il ? Dans une société toujours plus précautionneuse, n’y a-t-il pas un risque
d’inhiber la prise d’initiative qui est pourtant un fondement de l’action militaire ?

Le risque est consubstantiel à la stratégie militaire.


La notion même de stratégie n’a de sens que par rapport à l’existence d’un
risque ou d’une menace avérée. C’est d’ailleurs sur ce constat de bon sens que le
Livre blanc de la Défense et de la Sécurité nationale établit la définition de la straté-
gie de sécurité nationale de la France :
« La stratégie nationale a pour objectif de parer aux risques ou menaces
susceptibles de porter atteinte à la vie de la nation » (18). L’action du stratège se défi-
nit donc par rapport à la probabilité d’un risque inacceptable.
Doit-on faire un distinguo entre une menace et un risque ? Il s’avère que le
sens des mots a évolué avec le temps. C’est le constat que fait Pierre Hassner dans
La Terreur et l’Empire. Dans le monde bipolaire, la menace faisait référence à un
adversaire parfaitement identifié. En revanche, « avec la fin de la Guerre froide, on
lui a substitué la notion de risque, beaucoup plus indéfinie et diffuse ». L’auteur
note cependant que « aujourd’hui, on retrouve la notion de menace, mais avec
toute l’ambiguïté et le caractère multiple et insaisissable de celle de risque » (19). Ce
n’est certes pas un fait nouveau puisque Clausewitz avait déjà conceptualisé l’incer-
titude en parlant de « brouillard de la guerre ». Pour Hervé Coutau-Bégarie, ce qui
caractérise le stratège, c’est qu’il « agit dans l’instant, sur la base d’informations
insuffisantes et incertaines » (20). Cependant, compte tenu de la mondialisation et
de l’interdépendance généralisée, force est de constater que la complexité et l’incer-
titude encadrent plus que jamais aujourd’hui l’action militaire.
Dans ce cadre, comment élaborer une stratégie si la menace n’est pas claire-
ment identifiée ? Comment se prémunir d’une surprise stratégique, et y faire face le
cas échéant ? Le Livre blanc de 2008 apporte une réponse à ce problème. « La prise

(17) Éric de la Maisonneuve : Le métier de soldat ; Économica, 2002 ; p. 31.


(18) Défense et Sécurité nationale, Le Livre blanc ; Odile Jacob, 2008, p. 62.
(19) Pierre Hassner : La Terreur et l’Empire ; Seuil, 2003 ; p. 390.
(20) Hervé Coutau-Bégarie : Traité de Stratégie ; 7e édition, Économica, 2011 ; 1 000 pages.

49
La culture du risque dans l’action de l’État : approches croisées

en compte de ce risque impose de développer d’une part des capacités d’anticipation


et de connaissance, d’autre part des capacités d’adaptation et de réactions rapides ».
C’est tout l’objet des cinq grandes fonctions stratégiques – Connaissance et
Anticipation, Prévention, Dissuasion, Protection et Intervention – dont le Livre blanc
détaille les particularités et les capacités à détenir pour pouvoir les mettre en œuvre.

Le décideur militaire face au risque


Si le risque est pris en compte par notre stratégie nationale et donc par le fonc-
tionnement de l’institution, comment le décideur militaire, en tant qu’individu, se
positionne-t-il et interagit-il dans ce cadre ?
L’incertitude peut conduire à deux effets sur l’individu, l’un inhibant
l’action, l’autre au contraire portant l’action. L’incertitude peut en effet amener le
décideur à repousser ses décisions. Non pas qu’il soit forcément préjudiciable de
prendre du temps pour lever l’indétermination, mais à trop vouloir dissiper le
brouillard de la guerre, le risque est grand de conduire à l’inaction par procrasti-
nation. Si la prise de risque ne garantit pas le succès, en revanche l’absence de prise
de risque peut être fatale. Pour Machiavel, « à la guerre, la capacité à saisir ses
chances est plus utile que tout le reste ». C’est bien au décideur que reviendra cette
responsabilité à « saisir ses chances » et à exploiter les opportunités.
Cette faculté ne doit cependant rien au hasard. Elle est la combinaison d’un
nombre de facteurs importants. Nous en développerons deux : l’initiative et
l’intuition.
La complexité de la guerre rend illusoire la capacité de centraliser la décision
de l’ensemble des actions de la guerre. L’histoire des batailles a souvent démontré que
le succès reposait sur la capacité d’une prise d’initiative à tous les niveaux. La fulgu-
rance de la percée de Sedan en 1940 par les troupes allemandes de Guderian qui
appliquaient alors les préceptes de l’Auftragstaktik (21) de Moltke, montre à quel point
le principe de subsidiarité est essentiel. La liberté d’action laissée au subordonné peut
sembler un risque car elle donne le sentiment de perdre le contrôle de l’action.
Toutefois, elle permettra une meilleure réactivité face aux événements et permettra la
saisie des opportunités qui conduisent au succès. Parce qu’elle est inventivité et adap-
tation face à une menace, l’initiative reste un des outils primordiaux de la culture du
risque. Une centralisation excessive vers laquelle nous mènent d’ailleurs progressive-
ment les nouveaux systèmes d’information risque fort de remettre en cause cette
capacité d’initiative des niveaux subordonnés.
L’intuition est une notion plus difficile à appréhender. Il ne s’agit pas là de
faire appel à la grâce d’un quelconque génie qui viendrait en aide au décideur.

(21) L’Auftragstaktik est le principe du commandement par objectif qui a été développé dans l’armée prussienne puis alle-
mande. Il repose sur une grande liberté d’action laissée aux subordonnés et s’oppose en cela à un système centralisateur.

50
La culture du risque dans l’action de l’État : approches croisées

L’intuition résulte de l’agrégation de l’expérience et de la connaissance. Ce sont


bien là deux notions indispensables pour conduire le décideur militaire vers une
bonne décision malgré des informations insuffisantes ou imprécises. « Le génie
n’est jamais que de la réminiscence » a dit Napoléon (22).
La culture du risque dans les Armées, c’est finalement l’aptitude à prendre
des risques sans en faire courir inconsidérément. Elle repose à la fois sur une orga-
nisation capable d’anticipation, capable aussi de résilience, et sur les capacités des
décideurs à avoir de l’audace, à voir dans l’incertitude motif à agir.
Pour accompagner la conclusion de cette réflexion sur la culture du risque
dans les Armées, référons-nous à l’auteur de Décider dans l’incertitude, le général
Vincent Desportes : « le modèle de l’efficacité, c’est celui de la conception centra-
lisée et de l’exécution décentralisée, celui de la cohérence centralisée et de l’initia-
tive décentralisée » (23).

(22) Commentaires de Napoléon Ier, Paris, Imprimerie impériale, 1867.


(23) Vincent Desportes : Décider dans l’incertitude ; Économica, 2007 ; p. 145.

51
S’organiser
pourfairefaceàl’imprévu

RDN

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale


L’aide à la décision :
des conseillers aux algorithmes
Ludovic Hostaux (EDG)
Alexandre Lemaire (EDG)

L
orsqu’il s’agit de décider, l’homme est seul pour prononcer son choix. Le
chef militaire aussi bien que le dirigeant d’une entreprise se trouve à plu-
sieurs reprises au cours de sa carrière face à des choix qui seront déterminants
pour l’avenir. Ils pourront dans le premier cas avoir des conséquences sur le cours
d’une bataille et remettre en cause la puissance d’un État ; et dans le second, déve-
lopper ou mettre en péril la société en acquérant ou se privant d’une technologie
indispensable pour les années futures.

Si la décision est l’apanage du chef, cela ne signifie pas pour autant qu’il
doit être seul pour analyser le problème et élaborer les différentes options parmi
lesquelles il trouvera la plus adéquate. De plus, le temps parfois contraint pour
trouver une solution ou la complexité générale d’une situation le conduit à recher-
cher de l’aide par ailleurs. C’est pour cette raison qu’il s’est rapidement entouré
d’outils d’aide à la décision aux formes très variées et qui ont été perfectionnés au
fil du temps. Par ailleurs, avec les progrès technologiques et l’avènement de l’infor-
matique, la quantité de données analysées est toujours plus importante et l’on peut
se demander si la machine ne va pas devenir plus efficace que l’homme pour ana-
lyser une situation et prendre la meilleure décision en conséquence.

Pourtant, la décision reste et restera entre les mains de l’homme malgré les
évolutions technologiques à venir. L’homme est au cœur de la décision et les
systèmes d’aide ne restent que des outils. En effet, l’acte décisionnel est lié à la fois,
à l’analyse de la situation réalisée par le décideur mais aussi à sa conception de
l’avenir. Et ces deux éléments sont indissociables pour la prise de décision.

Par la suite, nous verrons comment au fil du temps, nous avons tenté de
donner un rôle prédominant aux outils d’aide à la décision grâce aux évolutions
technologiques. Mais aussi, nous constaterons les limites de ces aides à la fois par
leur nature et par leur fonction. En outre, cet article orientera sensiblement son
étude au domaine militaire mais nous verrons qu’il peut être appliqué sans réserve
dans tous les milieux et à tous les niveaux, que ce soit dans les grandes entreprises
ou dans les administrations.

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale


L’aide à la décision : des conseillers aux algorithmes

Par le passé, l’aide à la décision reposait principalement sur l’accumulation


du savoir couplée à la réflexion et même à la superstition. Il y avait bien sûr
toujours cette volonté pour le chef militaire de savoir si la bataille à venir allait lui
être favorable et pour cela il tenait à bénéficier d’un maximum d’aides factuelles ou
d’indicateurs qui le conforteraient dans son choix : les espions qu’il avait envoyés
pour estimer les forces et les déplacements de l’ennemi, tout comme l’état de ses
propres troupes. Il tentait aussi de s’appuyer sur la mémoire des anciens qui avaient
une connaissance détaillée des us et coutumes dans le combat de l’adversaire : sa
ténacité, sa loyauté, etc., pour décider s’il fallait engager la bataille. Il s’appuyait
également sur les auspices interprétés par les devins ou cherchait à obtenir la faveur
des dieux par l’intermédiaire de sacrifices et autres rituels.

La décision de mener ses troupes à la bataille comptait à cette époque sur


une grande part d’éléments irrationnels. Progressivement, la technologie a modifié
sensiblement le poids respectif accordé aux éléments objectifs et subjectifs d’aide à
la décision. Elle a d’abord permis de disposer de plus de renseignements tangibles :
la création de moyens d’observation de plus en plus évolués, de la longue-vue
jusqu’au satellite ont permis d’avoir une meilleure connaissance du dispositif enne-
mi sans se faire repérer. La collecte du renseignement a ainsi pris une part primor-
diale en tant qu’aide à la décision pour le chef militaire. De la même manière la
connaissance historique des peuples est passée de la tradition orale à la transcrip-
tion, puis à l’impression, il a alors été possible de connaître l’histoire et les tactiques
de l’ennemi de manière détaillée.

Ces progrès technologiques ont progressivement évacué la superstition, puis


ont tenté d’éradiquer toute part de subjectivité dans les outils d’aide à la décision.
L’aspect subjectif a alors été considéré comme une source d’erreur car ne s’appuyant
pas sur des éléments concrets. C’est ainsi qu’à la fin du XVIe siècle, le penseur poli-
tique italien Giovanni Botero indique dans ses écrits que l’homme politique doit bien
connaître l’état de son pays pour bien gouverner. Le premier, il prône la prise de déci-
sion à l’aide d’un savoir statistique, au sens originel du mot (statistique : science de
l’État). Selon lui, l’art de gouverner repose sur une connaissance concrète des
données économiques, sociales, stratégiques, historiques et géographiques. Depuis,
les statistiques ont pris de plus en plus d’ampleur et il est devenu rare de trouver un
domaine où elles ne constituent pas un outil essentiel d’aide à la décision.

Plus récemment, au moment de l’apparition de l’arme nucléaire et des


risques associés, des penseurs comme le général Lucien Poirier ont tenté de créer
des formules qui étaient censées déterminer la probabilité de riposte nucléaire d’un
pays en fonction d’un certain nombre d’éléments. Il s’agissait alors, à l’aide de
courbes et de formules « empiriques » de connaître à l’avance les situations qui

56
L’aide à la décision : des conseillers aux algorithmes

auraient pu dégénérer en conflit nucléaire et ainsi éviter de franchir la ligne rouge


qui aurait conduit à un point de non-retour et à l’utilisation du feu atomique.
Aujourd’hui, l’augmentation monstrueuse de la puissance de calcul des ordi-
nateurs modernes continue à inciter les décideurs militaires à tenter de trouver la
meilleure option grâce à des outils d’aide à la décision informatisés qui diminuent
au maximum la part de subjectivité dans l’analyse d’un problème. Par exemple, des
logiciels tentent de modéliser des pays entiers. L’un d’entre eux nommé Simulia ADS
modélise un pays au travers de multiples matrices liées entre elles par des coefficients
de pondération afin de déterminer quelle sera l’évolution de ce pays en réaction à tel
ou tel événement. L’objectif de ce type d’outil est ainsi d’être enfin en mesure de dis-
poser de la meilleure aide possible au moment voulu sur une situation complexe qui
nécessiterait par ailleurs de nombreuses heures de travail.
Pourtant ces outils, aussi prometteurs qu’ils peuvent paraître, ne sont pas
parfaits. Ils ont par leur nature et leur fonction de nombreuses limites qu’il ne faut
pas éluder.


D’abord, l’objectivité tant recherchée dans les systèmes d’aide à décision est
relative. Si on reprend le dernier exemple du logiciel Simulia ADS, avant de fournir
une première aide, il doit être « alimenté » en données de base, qui sont renseignées
par des humains. Ces données sont objectives mais l’interprétation de leurs rela-
tions réciproques est beaucoup plus complexe et par conséquent plus subjective.
Ainsi, l’attribution des coefficients de pondération donne une part de subjectivité
à la simulation. En outre, ces données doivent être mises à jour continuellement
pour être en mesure de fournir une aide pertinente le moment voulu. Par ailleurs,
l’élaboration du logiciel nécessite des choix de la part de son concepteur, ce qui lui
donne naturellement un certain degré de subjectivité. De plus, grâce à ce type de
logiciel, on se rend compte du puits sans fond dans lequel on peut s’engouffrer en
tentant de décrire un pays de manière analytique. Chaque domaine d’étude
comporte des sous-domaines, qui comprennent chacun des rubriques puis des
sous-rubriques, qui auront toutes une influence sur le résultat final de l’étude.
Cette méthode d’analyse peut être comparée à une fractale dans laquelle il est
possible de descendre et zoomer continuellement à l’infini. Au final, on constate
qu’il reste toujours une part d’incertitude car il n’est pas possible d’étudier tous les
domaines de manière exhaustive sur une situation complexe.
L’incertitude : elle constitue un premier obstacle de taille pour les outils
d’aide à la décision informatisés qui procèdent par méthode analytique. Certes, il
peut sembler plus rassurant pour le chef d’essayer de l’ignorer et de prendre une
décision en s’appuyant sur des éléments concrets plutôt que sur des impressions.
Malheureusement cela ne suffit pas pour la faire disparaître, et même, au contraire,
cela la rend encore plus présente.

57
L’aide à la décision : des conseillers aux algorithmes

Dans le domaine militaire, cette incertitude a pris une représentation méta-


phorique dans les écrits de Clausewitz : elle est présente sous deux termes : le
« brouillard de la guerre » ainsi que les « frictions ».
Le brouillard de la guerre caractérise la part d’incertitude qui empêche de
planifier une opération de bout en bout. Dans la bataille, il faut sans cesse adapter
le plan en fonction des événements qui viennent de se réaliser, on avance donc
comme dans un brouillard dans lequel il n’est possible de voir qu’à quelques mètres
devant soi. De même, les frictions illustrent parfaitement le fait que rien n’est
simple dans une bataille. Chaque action peut être entravée et ralentie par l’ennemi
ou par des contingences diverses : même les missions qui paraissent les plus simples
initialement peuvent s’avérer les plus ardues dans la réalisation. Cela montre la part
d’incertitude qui doit être considérée lors de la prise de décision mais aussi qu’en
aucun cas elle ne pourra être occultée.
Pourtant, récemment, de nouveaux outils d’aides à la décision tentent de
prendre en compte cette part d’incertitude en tant que telle. L’exemple de la frac-
tale l’illustre bien. En effet, les fractales sont issues de calculs purement mathéma-
tiques et pourtant elles présentent une part d’incertitude dans leur forme : il est
simple de les visualiser dans l’ensemble mais il est impossible d’en connaître tous
les détails. Les fractales, tout comme la théorie du chaos, sont des développements
majeurs des mathématiques modernes. Ces études permettront sans doute la créa-
tion d’outils d’aide à la décision encore plus performants. En effet, elles essaient
d’appréhender un système comme une entité propre et non plus comme la somme
d’une infinité de petits éléments.
Cependant, même si ces progrès des mathématiques tendent à « maîtriser »
l’incertitude faute de pouvoir l’annihiler, il ne faut pas oublier la vision ou l’orienta-
tion que le décideur militaire ou le chef d’entreprise veut inclure dans sa décision et
qui est quasiment impossible à faire apparaître dans les systèmes d’aide à la décision.
La vision stratégique est l’élément qui incarne la part de subjectivité inamo-
vible dans le processus décisionnel car elle représente l’objectif à long terme du déci-
deur. Pourtant, on a cru un moment qu’il était possible de s’affranchir de cette vision.
On se souvient tous que, dans les années 1990, la confiance absolue dans
la puissance de calcul des ordinateurs avait fait miroiter l’idée que les ordinateurs
pouvaient dépasser l’esprit humain par leur capacité calculatoire. Pour le prouver,
un superordinateur nommé Deep Blue avait été créé exclusivement pour battre le
champion du monde d’échecs Gary Kasparov. Le premier match en 1996 avait
consacré la victoire du grand maître, et même si l’année d’après la machine avait
semblé avoir pris le dessus sur l’homme (une grande partie des matchs joués par le
champion du monde avaient été programmés dans l’ordinateur), il n’y eu pas de
victoire flagrante du superordinateur. Cela a même mis en évidence, le manque
général de hauteur de vue de la machine qui se contentait d’enchaîner les coups

58
L’aide à la décision : des conseillers aux algorithmes

sans objectif final. C’est sans doute la raison pour laquelle, 15 ans plus tard, cette
expérience qui paraissait si prometteuse est restée orpheline. Il est clairement
apparu qu’une vision sur le long terme était un élément indispensable et intrinsè-
quement lié au décideur ; et donc elle ne pourrait pas être réalisée à partir de
systèmes d’aide à la décision aussi perfectionnés qu’ils puissent être.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier la fonction de ce type d’outils, ils ne


constituent qu’une aide et n’ont pas vocation à se substituer au décideur.

Leur fonction principale est d’apporter un nouvel éclairage au décideur sur


une situation donnée. Leurs résultats sont pris en compte dans la phase d’évaluation,
mais la phase de décision reste toujours entre les mains du chef car, par son statut, il
est également responsable des événements à venir en conséquence de son acte.

La décision du chef sera également influencée par le contexte, l’environne-


ment, l’époque. Pour une même situation donnée, un même problème, le décideur
ne choisira pas forcément la même option. En effet, les priorités ne seront pas les
mêmes d’un pays ou d’une époque à l’autre. Il n’existe pas de solution unique à un
problème et la meilleure solution pour l’un peut être la pire pour l’autre. De même,
le bon choix d’aujourd’hui pourrait être le mauvais de demain.

Cette situation est comparable, d’une manière simpliste, à celle du choix


d’un itinéraire à l’aide d’un GPS, la meilleure solution dépend des critères que le
conducteur a choisis : chemin le plus rapide, le plus économique, etc. De l’option
choisie découlera la route qui semble a priori respecter au mieux les critères fournis
initialement. Il n’y a donc pas de meilleure route mais plutôt la route la plus adap-
tée au conducteur.

La comparaison peut également être étendue au domaine militaire : pour


traiter une cible précisément caractérisée, des logiciels existent et sont en mesure de
déterminer l’armement le plus adapté. Cependant, pour des raisons politiques, stra-
tégiques, d’environnement général, culturelles ou autres, le chef peut décider d’utili-
ser un autre armement. Ainsi en 2011, lors de l’opération Harmattan au-dessus de la
Libye, il a été décidé d’utiliser des bombes inertes (appelées couramment bombes en
béton) plutôt que des bombes guidées classiques contre des chars situés en ville. Les
décideurs ont fait le choix d’utiliser un armement avec une efficacité réduite ; mais
en contrepartie, l’impact psychologique des bombardements en ville sur les popula-
tions civiles a été bien moindre.

C’est pourquoi, la réponse à un problème ne peut pas être dans l’outil.


L’aide à la décision est certes utile afin d’éviter des erreurs grossières qui auraient
pu être prises avec une mauvaise connaissance générale de la situation mais elle ne

59
L’aide à la décision : des conseillers aux algorithmes

remplace en aucun cas le chef qui seul prend la décision selon ses critères propres
et que les outils d’aide à la décision peuvent conforter.


La décision reste au final et dans la plupart des cas prise par une seule
personne. Si, de temps en temps, elle est le fruit d’une décision collégiale, elle n’en
demeure pas moins une action qui donnera une orientation unique et dont les
conséquences, bonnes ou mauvaises, seront la responsabilité du décideur.
Comme disait avec un verbe incisif le publicitaire américain David Ogilvy :
« Trop de gens se servent des études comme un ivrogne d’un réverbère : davantage
pour s’appuyer que pour éclairer ». À ce titre, les outils d’aide à la décision, aussi
perfectionnés soient-ils, ne sont là que pour assister le chef. S’ils peuvent, grâce à
la technologie et aux algorithmes, parfois remplacer les conseillers d’antan, ils n’ont
ni la vision du décideur, ni ses responsabilités. C’est pourquoi, les outils d’aide à la
décision, même s’ils sont devenus indispensables dans de nombreuses situations,
garderont toujours un rôle limité et serviront dans la plupart des cas à appuyer la
décision du chef.

60
Le renseignement
et la prospective
réduisent-ils l’incertitude ?
Benjamin de Maillard (ENA)
Olivier Saunier (EDG)

D
ans le domaine stratégique, le renseignement et la prospective constituent
deux outils indispensables d’aide à la décision, souvent considérés comme
des moyens de réduire l’incertitude dans le processus décisionnel. Leur
importance en France a été récemment renforcée avec la création de la fonction
d’anticipation dans le Livre blanc de la Défense et de la Sécurité nationale de 2008.

En cas d’échec, la critique recherche généralement si les décideurs dispo-


saient des renseignements leur permettant de connaître la situation et de l’analyser
correctement, et si le déroulement réel des événements avait été prévu. La politique
étrangère française à l’égard de la Tunisie au cours du printemps arabe, par
exemple, a ainsi donné lieu à un débat public s’interrogeant sur l’incapacité de pré-
voir la chute du président Ben Ali. Cet échec a notamment été mis en avant à l’oc-
casion du rapport du Sénat sur la fonction anticipation (1).

La piste de réflexion que souhaite esquisser cet article est la suivante : la cri-
tique des échecs en matière stratégique repose généralement sur une conception
erronée du rôle du renseignement et de la prospective dans le processus décision-
nel, conception qui est en fait partagée par certains décideurs et qui conduit à orga-
niser de manière inefficiente la préparation de la décision. Dans cette conception
de leur rôle, ces deux fonctions devraient permettre de réduire la part d’inconnu
de la situation et donc l’incertitude des décideurs. Le raisonnement critique peut
être ainsi schématisé : si les décideurs ont à leur disposition des renseignements
pertinents et/ou une étude prospective sérieuse, ils peuvent prendre la bonne
décision. S’ils ont ces éléments à disposition et qu’ils n’ont pas pris les bonnes
décisions, ils sont incompétents. Les décideurs attendent ainsi généralement du
renseignement et de la prospective qu’ils réduisent l’incertitude. Ce bref article
suggère que leur rôle est en fait de contribuer à maîtriser l’incertitude. De cette
nuance découle une conception différente du processus décisionnel.

(1) Sénat : La fonction « anticipation stratégique » : quel renforcement depuis le Livre blanc ? ; Rapport n° 585, 8 juin 2011.

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale


Le renseignement et la prospective réduisent-ils l’incertitude ?

La « croyance à la valeur rétrospective du jugement vrai »


La critique des dysfonctionnements en matière de décisions stratégiques se
fonde souvent sur cette illusion décrite par Bergson (2) : « Notre appréciation des
hommes et des événements est tout entière imprégnée de la croyance à la valeur
rétrospective du jugement vrai, à un mouvement rétrograde qu’exécuterait auto-
matiquement dans le temps la vérité une fois posée. Par le seul fait de s’accomplir,
la réalité projette derrière elle son ombre dans le passé indéfiniment lointain ; elle
paraît ainsi avoir préexisté, sous forme de possible, à sa propre réalisation. De là
une erreur qui vicie notre conception du passé ; de là notre prétention d’anticiper
en toute occasion l’avenir ».
Le déroulement des événements devait être prévisible, il aurait donc dû être
prévu. Dès lors, la défaillance ne peut être que de deux sortes : soit une défaillance
des services (diplomatie, renseignement) qui n’ont pas su prévoir ou informer de la
réalité de la situation ; soit une défaillance des décideurs eux-mêmes qui n’ont pas
su entendre la vérité que leurs services leur transmettaient (« aveuglement collec-
tif », « incapacité du système à transformer l’expertise en aide à la décision pour les
responsables politiques » pour reprendre les termes du rapport du Sénat précédem-
ment cité). L’illusion repose, comme l’explique Bergson, sur la croyance a posteriori
en l’inéluctabilité du processus.
Plus encore, cette vision repose implicitement sur l’idée que les renseigne-
ments et les prévisions qui ont ou auraient dû être fournis auraient constitué pour
les décideurs des certitudes à partir desquelles les bonnes décisions pouvaient être
prises. Ainsi, le mouvement rétrospectif du vrai touche non seulement les faits tels
qu’ils se sont déroulés, mais aussi les éléments d’aide à la décision : si un décideur
avait à disposition des renseignements vrais, il devait savoir qu’ils l’étaient. On a pu
ainsi citer, dans la critique de la politique étrangère de la France à l’égard de la
Tunisie, une note de deux pages d’Olivier Roy pour le Centre d’analyse et de prévi-
sion (Cap) rédigée en février 2005, dans laquelle le chercheur estimait la démo-
cratisation du Moyen-Orient incontournable (3). Cet exemple est tout à fait
symptomatique d’une projection rétrospective du vrai : l’analyse d’Olivier Roy s’est
révélée juste, mais d’une part elle n’a été confirmée que six ans plus tard, d’autre
part, on peut imaginer que nombre de notes et de télégrammes diplomatiques
soutenaient une analyse divergente ou contraire, avec une argumentation tout aussi
développée. Quelles raisons pouvaient alors avoir les décideurs concernés de
privilégier l’analyse d’Olivier Roy par rapport à d’autres ?
L’intérêt de ce détour par l’étude des critiques des processus décisionnels rési-
de dans la mise en relief de cette conception du renseignement et de la prospective

(2) Henri Bergson : La Pensée et le mouvant ; Puf, 1946 ; Introduction (Première partie), section : « Mouvement rétro-
grade du vrai : mirage du présent dans le passé ».
(3) Olivier Roy : : « La démocratisation du Moyen-Orient est incontournable, malgré la montée des islamistes » ; Note
pour le Cap, 24 février 2005.

62
Le renseignement et la prospective réduisent-ils l’incertitude ?

comme instruments de réduction de l’incertitude. Or cette conception est souvent


partagée par les décideurs eux-mêmes.

Renseignement et prospective ne réduisent pas l’incertitude


Les décideurs attendent souvent des services de renseignement qu’ils leur
fournissent des certitudes afin de réduire la part d’inconnu dans leur processus
décisionnel. C’est méconnaître pourtant la nature propre du renseignement straté-
gique. On peut considérer schématiquement qu’un renseignement est d’autant
plus incertain qu’il est véritablement confidentiel et d’autant plus confidentiel qu’il
est utile à l’adversaire. En effet, un renseignement stratégique confidentiel provient
généralement d’une source, humaine, technique ou opérationnelle sensible et qui
par définition fait l’objet de mesures de protection importantes. D’une part, il est
donc très rare qu’un tel renseignement soit recoupé ; d’autre part le risque qu’il soit
le produit d’une manipulation est considérable.
Prenons un exemple concret : si les États-Unis avaient disposé au cours de
la Guerre froide d’une source humaine au sein du politburo du Kremlin fournissant
les renseignements les plus confidentiels de ce cénacle fermé, leur capacité de
recoupement des renseignements obtenus par ce biais aurait été vraisemblablement
nulle. La prise en compte de ces renseignements dans le processus de décision
aurait été soumise à deux contraintes : d’une part la possibilité que ces renseigne-
ments soient une manipulation soviétique destinée à les désinformer, d’autre part
les conséquences stratégiques qui en auraient résulté si ces renseignements avaient
été considérés comme vrais alors qu’ils étaient le produit d’une manipulation. Plus
un renseignement est vital au décideur, plus il est protégé par l’adversaire, plus son
évaluation est sujette à caution et plus les conséquences d’une éventuelle manipu-
lation sont importantes, et ce, même si le risque est en soi relativement faible. En
tant que tel, le renseignement le plus utile et le plus stratégique est donc rarement
à même de réduire l’incertitude du décideur.
De façon parallèle et plus évidente, la prospective ne peut fournir une cer-
titude dans la mesure où, par définition, elle ne formule que des hypothèses. Ainsi
Olivier Roy n’a pas décrit une réalité dans sa note au Cap, mais une hypothèse
argumentée d’évolution de la situation politique et sociale du Moyen-Orient. Si
l’on peut considérer comme une erreur de n’avoir pas donné crédit à cette note, il
eût été aussi fautif de la considérer comme une vérité sur laquelle fonder la poli-
tique étrangère de la France à l’égard du Moyen-Orient.
L’ambassadeur de France Gérard Errera, ancien secrétaire général du quai
d’Orsay, écrivait dans une tribune publiée dans Le Monde en réponse aux critiques
formulées contre son ancienne administration : « (…) personne ne prévoit jamais
rien, ni l’effondrement soudain de l’Union soviétique, ni la Révolution iranienne de
1979, ni l’invasion du Koweït par Saddam Hussein en 1990, ni la crise financière de

63
Le renseignement et la prospective réduisent-ils l’incertitude ?

2008, ni la chute de Ben Ali et de Moubarak. Les révolutions ont ceci de particulier
qu’elles paraissent toujours inéluctables a posteriori et impossibles a priori. Il est donc
ridicule de s’en prendre aux diplomates pour n’avoir pas prédit ce qu’aucun service de
renseignement d’aucun pays occidental n’avait anticipé. Le problème n’est pas là ». Il
critiquait ainsi cette idée selon laquelle les études prospectives devraient être destinées
à réduire l’incertitude du processus décisionnel « Personne ne prévoit jamais rien » ne
signifie pas que personne n’a jamais émis l’hypothèse d’un effondrement de l’URSS
ou du régime de Ben Ali, mais qu’au moment où cette hypothèse a été formulée, elle
n’était qu’une hypothèse plus ou moins bien étayée qu’aucun organisme ne pouvait
considérer comme un fait sur lequel fonder sa politique extérieure.
Mais quel rôle alors donner au renseignement et à la prospective dans le
processus décisionnel ? Faut-il considérer qu’ils n’apportent en fait aucune aide à la
décision ? La solution provient sans doute d’une mise en perspective différente de
leur rôle.

Maîtriser l’incertitude plutôt que la réduire


La certitude est le sentiment que l’on a de la réalité d’un fait ou de la vérité
d’une idée. Nous l’avons vu, ni le renseignement ni a fortiori la prospective n’ont
de caractère intrinsèque de vérité, contrairement à ce que l’on pense trop souvent.
En revanche, le renseignement peut être compris comme une hypothèse sur la
situation telle qu’elle est, la prospective sur son évolution.
Prenons pour illustration la décision française d’intervenir en Libye le
19 mars 2011. La situation au 18 mars était la suivante : la résolution 1973 du
Conseil de Sécurité était votée depuis 24 heures. Celle-ci prévoyait une série de sanc-
tions à l’égard du clan Kadhafi – dont une intervention militaire internationale pour
protéger les populations opprimées. D’un autre côté le régime libyen annonçait avoir
cessé les hostilités à l’encontre des populations insurgées et observer un cessez-le-feu.
Alors que la pression internationale était à son comble, puisque se tenait le lendemain
le sommet de Paris de soutien au peuple libyen, du renseignement a permis de mettre
en évidence l’avancée des troupes de Kadhafi sur le dernier bastion de la résistance que
constituait Benghazi. À partir de là deux options se sont dessinées : ne pas intervenir,
et assister en direct du sommet de Paris au massacre de grande ampleur des derniers
opposants au régime ; ou envoyer l’aviation militaire française sans délai, pour stop-
per l’avancée des blindés avant qu’ils n’atteignent Benghazi. On voit bien au travers
de cet exemple que le renseignement concernant l’avancée des troupes libyennes sur
Benghazi s’est avéré central pour emporter la décision. Toutefois, un autre décideur
aurait pu choisir de minimiser ce renseignement et de donner crédit au cessez-le-feu
annoncé par Kadhafi, et choisir de ne pas intervenir… ou trop tard. Cet exemple est
intéressant en ce qu’il semble confirmer que le renseignement peut jouer le rôle de
« réducteur d’incertitude ». Pourtant, il ne joue en fait ce rôle que dans la construc-
tion d’un ensemble d’hypothèses : faible probabilité que Kadhafi accepte en réalité le

64
Le renseignement et la prospective réduisent-ils l’incertitude ?

cessez-le-feu (évaluée elle-même en partie à partir des renseignements disponibles),


évaluation de la probabilité d’une manœuvre de diversion, analyse des mouvements
de troupe, etc. La valeur de ces renseignements ne prend de sens que dans un
processus décisionnel prenant en compte les hypothèses d’action de Kadhafi.
Un autre exemple, cette fois-ci contraire, prolonge l’illustration précédente.
Il s’agit de la décision d’intervenir ou non en Irak en 2003. La situation était alors
la suivante : Georges W. Bush et Tony Blair exerçaient une pression sur le Conseil
de Sécurité des Nations Unies pour intervenir militairement contre l’Irak, sur le
fondement de détention d’armes de destruction massive. Or, d’une part la France
n’a pas corroboré ce renseignement de manière autonome, d’autre part les sources
évoquées par Américains et Britanniques ont été jugées sujettes à caution. Au bilan
la décision qui l’a emporté fut de ne pas intervenir en Irak, en dépit des consé-
quences diplomatiques que cela a créées avec nos alliés. Ce cas est particulièrement
intéressant, car on peut supposer que le renseignement qui mettait en évidence la
possession d’armes de destruction massive par le régime de Saddam Hussein était
partagé entre Américains, Britanniques et Français. Pourtant les décideurs se sont
positionnés différemment en dépit du renseignement commun qu’ils partageaient.
C’est donc bien l’interaction entre le renseignement et le processus de planification
de la décision qui est à prendre en compte. Le décideur doit considérer les options,
mais aussi les hypothèses qui les sous-tendent.
La différence entre ces deux conceptions du renseignement et de la pros-
pective repose en fait sur la prise en compte d’une interaction possible d’acteurs
extérieurs dans la conception du processus décisionnel. Considérer le renseigne-
ment comme une hypothèse et non comme une vérité consiste en fait à reconnaître
que les autres acteurs de la situation peuvent agir ou vouloir agir sur notre propre
processus de décision. De même, toute prospective, aussi savant que soit son
auteur, doit avoir l’humilité de reconnaître que les acteurs dont elle anticipe le
comportement peuvent agir différemment et ne subissent pas un déterminisme
absolu. La préparation de la décision consiste donc à analyser les hypothèses sur
l’état de la situation et son évolution pour planifier les décisions possibles en fonc-
tion des scénarios élaborés. Un décideur qui ne sait pas ce qu’il veut ne peut tirer
profit du renseignement et de la prospective qu’il sollicite, car ce n’est que par un
contre-sens sur leur nature profonde qu’il peut espérer voir sa décision facilitée.

65
L’utopie
de l’organisation idéale
David Krieff (ENA)
Louis Tillier (EDG)
Aymon Westphal (HEC)

L
a décision et l’action dans l’incertitude font appel à toutes les qualités du
manager : sa vision, son courage, sa force de conviction, un esprit ouvert au
changement qui sache ne pas être victime des modes. Le dirigeant n’agit
cependant ni seul ni face à une foule indistincte, mais au sein d’une organisation
dont il n’est qu’un acteur parmi d’autres. C’est elle qui conditionnera largement son
succès, car non seulement il ne peut agir que par elle, mais encore lui détermine-t-elle
bien souvent des modes d’actions. Le champ des possibles qu’elle circonscrit agit
parfois comme une limite, parfois comme une richesse insoupçonnée.
Dès lors, existe-t-il une organisation idéale, à la fois efficace en toutes
circonstances et susceptible d’évolution ? Une organisation dans laquelle la manière
dont le rôle respectif des acteurs, les flux d’informations et les mécanismes de prises
de décisions sont organisés de manière à permettre une prise de décision optimale
face à un environnement et à des situations marquées par l’incertitude ? La réponse
est évidemment négative. Des principes généraux relatifs à l’adéquation entre orga-
nisation et incertitude peuvent néanmoins être mis en évidence.

Toutes les formes d’incertitudes ne sont pas équivalentes

L’incertitude quotidienne

Tous les métiers connaissent, à un degré divers, une forme d’incertitude :


une patrouille de routine effectuée par la Police ou la Gendarmerie est susceptible
de devoir intervenir à tout moment dans des situations d’une grande variété, un
commercial ne sait comment le client auquel il rend visite va recevoir son offre, le
diagnostic d’un cancérologue ne lui permet pas toujours de prévoir l’évolution de
ses patients, un militaire en opération agit dans ce que Clausewitz (1) a appelé le
« brouillard de la guerre ». Et pourtant, des professionnels parviennent chaque jour
à intégrer cette incertitude, consubstantielle à leur activité, dans leurs pratiques
afin d’obtenir le résultat recherché.

(1) Carl Von Clausewitz : De la guerre ; 1832.

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale


L’utopie de l’organisation idéale

L’évolution radicale de l’environnement

Une autre forme d’incertitude, plus inhabituelle, surgit lorsque l’environne-


ment dans lequel l’organisation est plongée évolue de façon substantielle, voire radi-
cale. La signification même de ces évolutions est particulièrement obscure, et les
organisations avancent à tâtons. Lors de la révolution Internet, beaucoup d’entre-
prises se sont lancées à corps perdu dans des stratégies perdantes, engloutissant ainsi
des millions, par crainte de se voir dépassées par des concurrentes aussi aveugles
qu’elles. Le général de Gaulle a souligné que la France était toujours en retard d’une
guerre dans le domaine militaire, car elle restait aveugle aux évolutions des techniques
et des organisations des armées. La difficulté spécifique de ces temps réside dans le
fait que les méthodes du passé deviennent inopérantes dans le nouvel environne-
ment, ou du moins sous-optimales, et qu’il n’existe aucun exemple formalisé pour
agir dans le nouveau contexte. Il appartient à l’organisation et à son dirigeant, dont
les capacités d’adaptation doivent être prouvées, de le définir.

Une organisation doit être adaptée à son activité et à son environnement

Si une organisation possède une culture propre, liée à son histoire, la


première de ses obligations est de remplir son objet, c’est-à-dire d’être en adéqua-
tion avec son activité d’une part et son environnement d’autre part. Le sociologue
des organisations Henry Mintzberg a regroupé dans une typologie sept catégories
d’organisations. Quatre (2) d’entre elles sont particulièrement pertinentes dans le
cadre des relations entre incertitude et organisation. Elles occupent les quadrants
d’un espace divisé selon deux axes : le niveau de complexité de leur tâche et le degré
d’incertitude de leur environnement.
Le schéma ci-dessous indique, pour chaque type d’organisation, la confi-
guration (complexité de la tâche/stabilité de l’environnement) dans laquelle elle
s’avère produire son efficacité maximale.

Environnement mouvant

Organisation entrepreneuriale Organisation innovante


Tâche simple Tâche complexe

Organisation mécaniste Organisation professionnelle

Environnement stable

(2) Les 3 types restant sont les organisations fondées sur une idéologie forte, celles essentiellement dominées par les diver-
gences politiques, et les organisations d’organisation qui regroupent des structures relevant d’un des 4 types décrits ci-après.

68
L’utopie de l’organisation idéale

L’organisation entrepreneuriale

Il s’agit du type d’organisation le plus simple, dans lequel le dirigeant prend


toutes les décisions d’importance. L’autonomie des agents opérationnels est limitée,
mais le dirigeant reste très impliqué dans leurs actions. Si l’on retrouve souvent ce
type d’organisation dans les PME, et s’il est vrai qu’elles peinent souvent à croître,
elles ne sont pas cantonnées à une taille modeste. Apple, par exemple, où Steve Jobs
supervisait chaque détail touchant à ses produits phares, relève pour partie de cette
catégorie. Le degré de complexité qu’une telle organisation est capable de gérer et sa
capacité à s’adapter dépendent directement des capacités de son dirigeant.

Ces organisations sont capables de s’adapter aux évolutions de l’environne-


ment car elles reposent sur l’intuition d’un chef, fin connaisseur du métier, capable
d’impulser des changements. La stratégie y est en général informelle, essentielle-
ment présente dans l’esprit du dirigeant.

L’organisation mécaniste

L’organisation tayloriste est l’exemple le plus achevé de cette catégorie, mais


bien d’autres formes d’organisations plus contemporaines s’y rapportent. Elle n’est
pas exclusive de l’industrie puisque les back-office des banques, les assurances, les
postes ou centres d’appels y ont recours. Le travail y est décomposé en tâches élé-
mentaires qui sont alors standardisées. Le pouvoir appartient pour une large part
aux services porteurs de standardisation, héritiers des « bureaux des méthodes » et
aux organes de contrôle. Très adaptée aux environnements stables, cette catégorie
d’organisation peut entretenir sa propre optimisation.

Aujourd’hui, elle se déploie dans les secteurs dont les activités se prêtent à
décomposition, dont les tâches sont simples. Son obsession de l’amélioration de
l’efficacité de ses procédés fait en revanche obstacle à un véritable revirement de
stratégie, et donc à l’adaptation aux évolutions radicales de son environnement.

L’organisation professionnelle

Le pouvoir appartient dans ce type d’organisation aux acteurs opération-


nels dont le niveau de formation est très élevé, comme dans les hôpitaux ou les uni-
versités. Les tâches étant très complexes, leur impossible subdivision en éléments
normalisés, leur bonne exécution repose sur la standardisation des compétences de
ces opérateurs.

Le statut particulièrement important de la compétence professionnelle


confère à ses détenteurs une autonomie qui fait obstacle au déploiement coor-
donné d’une nouvelle stratégie lors des évolutions de l’environnement.

69
L’utopie de l’organisation idéale

L’organisation innovante

Dans ces organisations, les décisions se prennent de façon collégiale et protéi-


forme, en réunissant les acteurs pertinents face à une question donnée. La hiérarchie
n’est pas figée, mais évolue en fonction des compétences qu’il convient de mobiliser
dans une situation particulière.

Les start-up ou les « forces spéciales » en sont une illustration particulièrement


claire. Ces organisations sont donc particulièrement adaptées aux activités complexes
réalisées dans un environnement mouvant.

Les organisations concrètes, au-delà de la typologie

Il ne faut pas déduire de cette typologie qu’une organisation innovante,


habituée à travailler dans la complexité et l’incertitude, représente une panacée :
pour acheminer des millions de lettres par jour sans erreur ou pour opérer des
patients souffrant d’une affection cardiaque, les services postaux ou l’hôpital seront
toujours plus efficaces qu’une start-up. L’incertitude quotidienne, inhérente à
l’activité, est prise en compte par ces catégories d’organisations.

La difficulté surgit pour les organisations mécanistes et professionnelles,


qui sont aussi les plus visibles, voire les plus structurantes pour nos sociétés, lorsque
l’environnement lui-même est affecté par une évolution incertaine et radicale.

Souvent, les organisations dont le fonctionnement est complexe mobilisent,


voire croisent, plusieurs de ces idéaux-types dans un plus grand ensemble, comme
pour le porte-avions à propulsion nucléaire. Certaines actions, comme la décision de
catapulter les avions, sont du seul ressort du commandant (organisation entrepre-
neuriale). L’organisation du pont d’envol est mécanisée afin d’assurer le catapultage
et l’appontage des avions dans des délais fortement contraints et en toute sécurité
(organisation mécaniste). Enfin, nous retrouvons également des caractéristiques
fortes des organisations professionnelles et innovantes. En premier lieu, les niveaux
de formation sont élevés, reposent sur des standards de compétences et s’acquièrent
dans la durée, par exemple pour le pilote de chasse, le chef mécanicien nucléaire, le
chef des opérations ou les manœuvriers. Ensuite, toute la phase de préparation fait
appel à un processus décisionnel collégial où les acteurs sont réunis dans le but
d’accomplir la mission du porte-avions : catapulter et récupérer des avions en mer.
L’ensemble ainsi constitué est d’une réelle complexité (3). Elle est imposée par l’envi-
ronnement et la technologie.

(3) L’acquisition de ce savoir-faire (détenu aujourd’hui par deux nations, les États-Unis et la France) exige de la durée et
nécessite des efforts importants : ainsi le premier porte-avions chinois ne sera probablement pas opérationnel avant la fin
de la décennie.

70
L’utopie de l’organisation idéale

L’évolution de la stratégie doit répondre


aux évolutions radicales de l’environnement
Il existe de nombreuses définitions de la stratégie : suite prédéterminée
d’actions pour la théorie des jeux, allocation des ressources dans le long terme pour
Michael Porter (4), doctrine dans le domaine des relations internationales, recherche
d’une défaillance morale suffisante de l’adversaire d’après le général Beaufre (5), etc.
Toutes décrivent des principes, une feuille de route, des modalités d’actions qui
sont à la fois des réponses aux stimuli de l’environnement et des méthodes pour
améliorer sa position au sein de cet environnement. Dès lors, une évolution radi-
cale et imprévue de l’environnement devra être suivie d’une adaptation de la stra-
tégie, sans quoi l’organisation ne pourra agir ou réagir de façon efficace. Cet effet
a été mis en évidence par Marc Bloch dans son ouvrage (6) sur l’absence de trans-
formation de l’armée pendant l’entre-deux-guerres et son incapacité à s’adapter à
un nouvel environnement dès le début de la seconde guerre mondiale.
Une stratégie originale ne se définit pas uniquement en chambre, sur la
base de rapports et d’analyses chiffrées, d’autant plus impuissants à capter les carac-
téristiques du nouvel environnement que l’évolution est radicale.
Il est nécessaire de nouer un contact original avec le réel, comme l’a fait
Aharon Farkash (7), ancien chef du Mossad, en étudiant les audiences des émissions
iraniennes au Liban pour dresser une cartographie des implantations du Hezbollah
au Liban. Pour prendre un exemple issu d’un autre champ, un manager japonais
de Toyota, Yuji Yokoya, a été chargé de relancer aux États-Unis un modèle dont les
ventes déclinaient. L’une de ses premières actions n’a pas été de commander des
rapports supplémentaires, mais de conduire la voiture concernée sur plus de
85 000 km à travers le pays, avec sa famille, pour faire l’expérience directe des
attentes de ses clients américains.
Certes, les études stratégiques, proposées notamment par les cabinets de
conseil, proposent des méthodes éprouvées de prospective et de parangonnage,
cependant elles présentent deux limites importantes pour le dirigeant, qui rendent
nécessaire une attention appuyée au terrain. D’une part, dans l’hypothèse où leurs
prospectives se réalisent et où leur solution est pertinente, la date du changement
est aussi importante que sa nature. Dans le domaine de la téléphonie mobile par
exemple, Nokia pâtit durement d’une adaptation trop tardive au monde des
smartphones et du low-cost, tandis que Sony Ericsson a lancé le premier smartphone

(4) Professeur renommé de stratégie d’entreprise à Harvard.


(5) La stratégie est « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit », le but de la stratégie
est d’ « atteindre la décision en créant et en exploitant une situation entraînant une désintégration morale de l’adversaire suffi-
sante pour lui faire accepter les conditions qu’on veut lui imposer ». Général Beaufre : Introduction à la stratégie ; 1963.
(6) Marc Bloch : L’Étrange Défaite ; Gallimard, 1990 ; 326 pages.
(7) In Joshua Cooper Ramo : L’âge de l’impensable ; comment s’adapter au nouveau désordre mondial ; Jean-Claude Lattès,
2010 ; 309 pages.

71
L’utopie de l’organisation idéale

du marché trop tôt pour en tirer profit. D’autre part, ces cabinets, souvent posi-
tionnés auprès des directions générales (8), ne sont généralement pas en position de
vérifier rapidement la pertinence des solutions qu’ils proposent, ni de repérer les
initiatives lancées par les opérateurs de la structure, qui sont souvent à l’origine des
stratégies les plus originales.

Dans toute organisation, les acteurs en contact direct, non « intermédiés »,


avec l’environnement sont les acteurs opérationnels. C’est donc à leur niveau que
des modes d’actions adaptés au nouveau contexte sont susceptibles d’émerger,
complétant les réflexions du sommet de l’organisation.

Nous sommes donc face à deux façons de procéder que nous retrouvons
dans les groupes d’intervention comme le GIGN lors des prises d’otages, et en cas
d’échec des négociations. Le premier mode, préférentiel, est celui de l’intervention
provoquée. Le moment de l’assaut est choisi par le groupe à un moment où l’envi-
ronnement semble maîtrisé et la situation favorable à l’attaque et la reprise d’initia-
tive. Le deuxième mode est l’intervention urgente, dès que la situation sort de tout
contrôle et nécessite une réaction immédiate des acteurs opérationnels. Ces deux
modes d’action doivent pouvoir être prévus par toute organisation. En premier lieu
agir, après étude attentive de l’environnement tout en le modelant vers un
optimum, au moment opportun. Mais également la capacité de réagir rapidement
pour saisir une opportunité suite à un changement d’environnement subi ou
provoqué dans l’incertitude. Cette incertitude est marquée par l’affrontement de
deux volontés : elle est dynamique, évolutive et radicale. À partir d’une phase de
négociations, elle peut rapidement basculer dans un état d’extrême violence. Elle
oppose un acteur, son refus d’une rationalité et d’un cadre légal acceptés par la
société, à un groupe d’intervention qui agit dans un cadre circonscrit et avec des
règles. Cette intensité, ce dynamisme et l’émotion véhiculés par une telle situation
doivent donc être parfaitement maîtrisés. L’organisation met en avant l’initiative
des acteurs (professionnalisme élevé), leur préparation (mécanisation des modes
d’action qui est autant l’apprentissage de gestes que la connaissance mutuelle entre
acteurs qui agiront simultanément au moment de l’assaut) et leur capacité d’écoute
de l’environnement.

Certains principes permettent de favoriser


l’adaptabilité à une évolution radicale de l’environnement

Si les organisations relevant des catégories entrepreneuriale et innovante


s’adaptent aisément aux environnements mouvants, ce n’est pas le cas de celles qui
peuvent être qualifiées de mécaniste ou de professionnelle et qui sont particulièrement
présentes au sein de la puissance publique ou parmi certaines grandes entreprises.

(8) Certains cabinets de conseil agissent autant auprès des directions générales qu’au niveau opérationnel, managérial.

72
L’utopie de l’organisation idéale

Une adaptation de la stratégie de ces dernières requiert donc une démarche


volontariste, qui peut s’articuler autour des trois étapes suivantes :
l La compréhension de la nature du changement de l’environnement : lame
de fond plutôt qu’écume des jours. Cette compréhension relève du management de la
structure.
l Une plus grande autonomie de décision au niveau opérationnel, qui
pourra être permise au sein de quelques services « expérimentaux ». Ce processus
est tout à fait contraire à l’« ADN » des organisations mécanistes (cf. supra).
l Le recensement des modes d’actions qui fonctionnent dans le nouvel
environnement et leur transformation en véritable stratégie qui sera diffusée dans
l’organisation. Cette démarche est évidemment contre nature pour les organisa-
tions professionnelles (cf. supra).
Il n’existe donc aucune recette universelle pour assurer qu’une structure saura
s’adapter et / ou anticiper. Il est néanmoins possible d’identifier quelques facteurs de
succès, génériques et non exhaustifs, pour chacune de ces étapes du changement.

Organisations mécanistes Organisations professionnelles

Management :
Phase 1 : l réalisation d’études stratégiques à des fins d’anticipation
compréhension l proximité avec le terrain

l connaissance profonde du métier

Phase 2 : l Formation professionnelle des opérateurs l Information des opérateurs et recherche


initiatives
l Accroissement de l’autonomie accordée de relais volontaires pour des démarches
et autonomie
au management intermédiaire expérimentales
opérationnelle

l Formalisation de la stratégie
par le management
l Déclinaison de la stratégie
dans des plans de formations
à fréquence accrue
l Formalisation de la stratégie
Phase 3 : par le management l Accroissement des échanges
parangonnage entre opérateurs en mettant
l Déclinaison de la stratégie
des «bonnes pratiques » au centre les opérateurs
dans les procédures de la structure
à l’origine des pratiques sélectionnées
l Mise en place de contrôles
et d’incitations temporaires
pour s’assurer de l’adoption
des nouvelles pratiques

73
L’utopie de l’organisation idéale

Quatre facteurs revêtent ainsi une importance particulière qui permet de


les présenter, non comme une forme idéale d’organisation, mais comme des prin-
cipes généraux qui accroissent la résilience et l’adaptabilité d’une structure soumise
à un changement :
l Un certain degré de proximité des dirigeants avec le terrain ;
l Une connaissance intime du métier par les dirigeants, qui implique la
stabilité d’une partie de l’équipe de direction ;
l Une formation régulière des agents opérationnels, condition nécessaire
d’une plus grande autonomie de décision lorsque nécessaire ;
l L’entretien de relations et d’échanges réguliers entre des acteurs opéra-
tionnels issus de services différents, qui préparent l’organisation à la création et à
la diffusion de nouvelles stratégies.
Les deux premiers facteurs permettent de développer un jugement, une
« intuition » (comme résultante du travail intellectuel et de l’expérience), parti-
culièrement nécessaire pour :
- Reconnaître une évolution radicale de l’environnement et se prémunir des
discours qui surestiment l’impact de l’écume des jours,
- Éprouver la pertinence effective des études stratégiques,
- Identifier les initiatives gagnantes émanant du niveau opérationnel.
Enfin, le maintien de services de type entrepreneurial ou innovant au
sein d’organisations mécanistes, lorsque la chose est possible, permet de disposer
d’un vivier présentant deux qualités : la connaissance du métier, de l’environne-
ment et de la culture de la structure d’une part, et d’autre part d’une réelle habi-
tude d’innovation.
Ainsi, certaines entreprises mécanistes, telles que Procter&Gamble, disposent
de services innovants, de taille très réduite, qui visent à conquérir de nouveaux
marchés en faisant appel à des disciplines très variées, de l’analyse culturelle à l’ingé-
nierie en passant par la sociologie et le marketing. Ces exemples montrent qu’il est
possible de conserver de façon à la fois simple et utile des services qui s’avèrent de
précieux appuis lorsqu’un changement de stratégie ou une innovation est nécessaire.

74
Réduire l’incertitude
par les alliances stratégiques
et les ententes
Adeline Deroubaix (ENA)
Éric Facomprez (EDG)

D
ans le domaine stratégique comme en matière d’économie, une des princi-
pales sources d’incertitude réside pour le décideur dans le comportement des
autres acteurs. Ainsi, une action stratégique sur un marché comme une
baisse des prix ou le lancement d’un nouveau produit peut-elle être anticipée et
contrée par les concurrents et perdre par là même tout intérêt. Dès lors, les entreprises
et leurs décideurs peuvent souhaiter afin de minimiser cette incertitude se coordon-
ner avec leurs concurrents, selon un panel de stratégies qui vont de l’alliance
ponctuelle en vue de développer une technologie particulière à l’entente anticoncur-
rentielle sur les prix ou pour se partager un marché.
Cependant, outre leur effet parfois négatif pour les consommateurs, ces
stratégies collectives, très prisées en périodes de difficultés, peuvent avoir des
inconvénients réels et des coûts parfois importants et le choix de s’engager dans ces
coopérations doit donc être mûrement réfléchi. Dès lors, l’étude de ces stratégies
collectives et de leurs résultats est riche d’enseignements pour les décideurs, quel
que soit leur domaine d’action. Après avoir exposé ces différents aspects des
alliances et ententes économiques, cet article propose donc un essai de transposi-
tion de ces leçons au domaine de la stratégie internationale.

Une stratégie adoptée dans un contexte difficile


Plusieurs facteurs influent sur le choix des décideurs de favoriser une stra-
tégie d’alliance plutôt que de compétition par rapport à certains acteurs. Tout
d’abord, certains facteurs structurels tels que la concentration du marché ont une
influence sur la facilité à nouer une alliance : il est en effet plus facile d’organiser
une entente sur un marché en oligopole, ne comptant que quelques acteurs. Dans
le cas contraire cependant, des syndicats peuvent jouer le rôle d’organisateur
d’entente sur un marché fortement atomisé : en témoignent par exemple les
condamnations fréquentes de groupements de taxis par l’Autorité de la concur-
rence. Par ailleurs, l’homogénéité des produits et des structures de coûts favorise les
ententes car elle rend les prix plus comparables. De plus, l’existence de fortes

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale


Réduire l’incertitude par les alliances stratégiques et les ententes

barrières à l’entrée et à la sortie, liée par exemple à l’importance des investissements


à réaliser pour pénétrer sur le marché, favorise la solidité des ententes puisqu’elle
réduit la probabilité que de nouveaux entrants viennent troubler cet équilibre.

Mais les stratégies d’alliance sont aussi souvent le signe d’un contexte écono-
mique difficile : ainsi, la Commission européenne a récemment indiqué que la crise
économique ne saurait justifier les ententes, bien au contraire (1). On constate aussi
que de nombreux cartels, dont certains ont connu une longévité importante concer-
nent des secteurs ou des marchés où la demande était stable ou en déclin, notam-
ment dans le domaine de la chimie. Dans ces secteurs en effet, une lutte concurren-
tielle sur des marges déjà faibles conduirait à la disparition de certains acteurs voire
à un affaiblissement général. Confrontés à l’incertitude sur l’évolution de la
demande, les entreprises sont donc incitées à s’entendre pour s’assurer un profit
minimal mais cette stratégie ne réduit pas totalement l’incertitude.

Des ententes défensives instables qui génèrent des risques


davantage qu’elles ne réduisent l’incertitude

Selon différentes études économiques (2), la durée de vie d’un cartel serait en
moyenne de 3,7 à 7,3 ans : cette durée relativement limitée montre que les ententes
ne permettent pas d’instaurer une stabilité et une prédictibilité à long terme. Au
contraire, on peut même penser que ces stratégies renforcent elles-mêmes certaines
sources d’incertitude : ainsi, les premières causes de rupture des cartels sont la
tricherie et les désaccords entre acteurs ou des chocs externes (arrivée de nouveaux
acteurs, choc technologique…). L’entente tend en effet à terme à fragiliser les
acteurs car elle les rend moins attentifs aux évolutions du marché et des technolo-
gies, leur donnant une impression factice de sécurité, et réduisant leur flexibilité et
leur capacité d’adaptation.

Dans leur lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, les autorités de la


concurrence prennent en compte cette fragilité et utilisent des moyens visant à
déstabiliser les cartels : par les programmes de clémence tout d’abord, qui incitent
les acteurs à dénoncer les ententes en ayant la garantie d’échapper aux amendes
dont le montant peut être très dissuasif. En sanctionnant tout mécanisme de sur-
veillance et de rétorsion entre acteurs ensuite : ainsi, le Conseil de la concurrence
a sanctionné les principaux palaces parisiens qui s’échangeaient des informations
sur leurs taux de remplissage et le revenu moyen car cet échange leur permettait de
se surveiller l’un l’autre (3) afin de pratiquer des représailles en cas de comportement
déviant.

(1) Cf. communiqué de presse de la Commission européenne du 7 décembre 2011 (disponible sur Europa.eu).
(2) Cf. Eckbo, Griffin et Marquez et Suslow.
(3) Décision 05-D-64 du 25 novembre 2005.

76
Réduire l’incertitude par les alliances stratégiques et les ententes

Des alliances stratégiques qui peuvent être bénéfiques


en termes d’innovation, afin de mieux faire face aux évolutions futures
Contrairement à l’entente qui peut avoir un champ très large et une durée
en principe illimitée, l’alliance peut être définie comme un engagement réci-
proque, limité, progressif et réversible. Ces alliances peuvent permettre des gains
réels d’efficacité, en mutualisant les coûts de développement de nouvelles techno-
logies, ou peuvent viser à définir des standards communs favorisant l’interopérabi-
lité. C’est pourquoi la Commission européenne a développé un système
d’exemption de ces alliances fondé sur deux règlements, pour les accords de
recherche et développement et pour les accords de spécialisation et de joint ven-
ture, et sur des lignes directrices récemment révisées (4).
En effet, si les alliances peuvent avoir pour objet principal, dans des condi-
tions économiques difficiles de créer des synergies grâce à des effets d’échelle, par
exemple par une stratégie d’achat ou de commercialisation en commun, elles permet-
tent aussi d’accéder à de nouvelles compétences et donc d’innover et de mieux se
préparer aux évolutions du marché, ces deux motivations étant parfois présentes dans
un même accord (par exemple dans les accords entre entreprises automobiles pour le
développement de moteurs ou de nouveaux modèles). Elles favorisent donc une
approche dynamique en contexte d’incertitude, en renforçant la capacité d’adaptation
des acteurs. Par ailleurs, par rapport aux fusions-acquisitions, les alliances offrent
l’avantage d’être plus flexibles, réversibles et de ne pas entraîner de coûts d’intégra-
tion, même si elles génèrent des coûts liés à la conclusion des contrats et parfois à la
création de structures de gouvernances dédiées.
De fait, les acteurs économiques se trouvent aujourd’hui au centre de vastes
réseaux d’alliances, souvent bilatérales, parfois multilatérales, dont l’internationali-
sation de l’économie favorise l’émergence. Ces alliances permettent de contenir
l’incertitude et le risque en les intégrant à une stratégie dynamique de croissance et
d’accumulation d’expériences. Ainsi, même instables, ces alliances créent des syner-
gies et favorisent les transferts ou mutualisation de compétences, contrairement
aux ententes purement défensives.

Quels enseignements pour le domaine stratégique ?


Prolifiques dans le domaine économique, les alliances sous leurs diverses
formes constituent une forme de coopération bien évidemment très répandue dans
le domaine stratégique dont la forme la plus commune a été définie dès 1885 par
Charles Calvo, comme « l’union de deux ou plusieurs nations pour la poursuite
d’un but politique commun » . En se fondant sur cette définition large, il n’est pas
sans intérêt de se demander si et dans quelle mesure les conclusions tirées de cette

(4) Règlements n°1217/2010 et 1218/2010 et lignes directrices, du 14 décembre 2010

77
Réduire l’incertitude par les alliances stratégiques et les ententes

réflexion sur l’utilité des alliances stratégiques dans le champ économique peuvent
être transposées aux relations entre États.
Tout d’abord, le domaine stratégique a pu lui aussi connaître des ententes au
succès réel bien qu’assez éphémère : ainsi, le concert européen a-t-il assuré entre 1815
et 1823 une certaine stabilité du continent dans une logique de neutralisation
mutuelle et volontaire des grandes puissances. Cependant, cette expérience n’a eu
qu’une durée limitée. L’échec en 1914 des stratégies d’alliances européennes, triple
entente et triple alliance a ainsi démontré au contraire l’aspect délétère d’alliances
stratégiques purement défensives, figeant les positions et basées sur une opposition
binaire entre camps. Ces alliances n’ont en effet fait qu’accentuer l’autisme des puis-
sances européennes face à l’arrivée de temps nouveaux caractérisés par l’émergence de
puissances non européennes , telles que le Japon, et le déclin de certaines autres, au
premier rang desquelles la Russie. Dès lors, la victoire du Japon sur la Russie en 1905,
préfiguratrice d’un nouvel équilibre mondial, retentit-elle comme un coup de
tonnerre dans le ciel européen dont les nations furent incapables de s’adapter rapi-
dement à cette nouvelle donne.
Par ailleurs, comme les ententes économiques, ces alliances engendrent des
coûts liés à la mise en place de normes et de codes de conduites mais aussi de
processus de vérification permettant de repérer et de sanctionner les comportements
déviants. L’expérience des accords de désarmement, et notamment les difficultés
rencontrées lors des négociations des traités START (STrategic Arms Reduction Treaty)
et SORT (Strategic Offensive Reductions), avec l’échec des discussions sur START III,
constitue un exemple flagrant de la difficulté de négocier de telles clauses de vérifi-
cation et de transparence qui sont pourtant essentielles à une mise en œuvre effective
des accords et à l’établissement d’une confiance réciproque nécessaire à la réduction
de l’incertitude touchant au comportement du partenaire.
Dès lors, eu égard tant à leurs coûts de négociation qu’à leurs effets poten-
tiellement délétères, c’est donc bien vers des alliances allant au-delà de la simple
préservation d’un équilibre factice qu’il faut tendre, en plaçant au cœur de ces
coopérations des valeurs et une vision commune et en favorisant l’émergence de
projets concrets. Ces alliances fondées sur des affinités idéologiques et culturelles
et sur des valeurs partagées donnent en effet aux membres le sentiment d’apparte-
nance à une même « communauté de sens » et favorisent le développement d’inté-
grations plus poussées, porteuses de synergies. À cet égard, l’Otan a développé le
concept d’une communauté de valeurs atlantiques, valeurs de liberté et de démo-
cratie, sur laquelle a été fondé le système de sécurité collective. Cette notion a été
particulièrement mise en avant dans la période post-guerre froide et elle a donné
lieu à une réflexion approfondie, notamment dans le cadre de l’élaboration du
nouveau concept stratégique. Si le fondement idéologique de l’Alliance apparaît
ainsi assuré, la question de l’ouverture aux « nouveaux entrants » qui partageraient
ces valeurs, dont nous avons vu combien elle est essentielle pour garantir la solidité
des alliances grâce à une remise en cause permanente de leurs membres, reste

78
Réduire l’incertitude par les alliances stratégiques et les ententes

ouverte. En effet, la perspective d’un élargissement géographique et fonctionnel de


l’Otan, souhaitée par les États-Unis, suscite des critiques en particulier des
membres européens inquiets de ceux qu’ils considèrent comme un changement de
la nature de l’organisation.
Ensuite, et pour poursuivre la comparaison avec le domaine économique,
il est indéniable que, tout comme une entente économique, la stabilité des alliances
est favorisée par un contexte international oligopolistique caractérisé par la domi-
nation de quelques grandes puissances identifiées. Dans un monde complexe issu
de la décolonisation et caractérisé au contraire par une prolifération étatique, des
formes plus institutionnalisées de coopération sont indispensables. En effet, seules
les organisations internationales, équivalent des organisations professionnelles du
monde économique, peuvent assurer la coordination de ces nombreux acteurs, en
assortissant de sanctions les infractions aux règles communes. Tel est le constat sur
lequel s’est fondée la légitimité de l’action de l’ONU puisque selon les termes du
secrétaire général de l’ONU de 1953 à 1961, Dag Hammarskjöld, « les systèmes
d’alliances ne garantissent que de façon très limitée la sécurité et le bien-être
présent et à venir de nos pays ». Bien qu’ébranlée par le choix des États-Unis de la
mise en place dans les années 2000 de coalitions ad hoc afin d’éviter les contraintes
du multilatéralisme, l’ONU demeure donc la seule institution à même de donner
toute légitimité aux buts poursuivis par ces coalitions, fussent-elles durables ou
éphémères. Dès lors, si des améliorations sont envisageables, tant dans la gouver-
nance de l’organisation qu’en matière de coordination avec les autres institutions,
notamment régionales, l’ONU apparaît comme le lieu incontournable d’appré-
hension des problèmes globaux de sécurité collective.
Pour conclure, cette analogie entre alliances économiques et alliances stra-
tégiques s’avère donc, malgré les limites inhérentes au procédé, riche en enseigne-
ments. Il est probable que les processus d’intégration à l’œuvre dans le domaine
stratégique, avec l’émergence toujours souhaitée et sans cesse retardée, d’une réelle
Europe de la défense, tant stratégique et militaire que militaro-industriel, renfor-
ceront cette comparabilité. Non abordée dans cet essai, cette comparaison mène
aussi à une autre question essentielle, celle de la redistribution des bénéfices de la
paix. En effet, tout comme les alliances stratégiques sont favorisées par les autori-
tés de la concurrence dès lors qu’elles permettent un accroissement du bien-être
global, et des bénéfices pour les consommateurs, la question de la redistribution
aux « consommateurs » de sécurité que sont les populations des dividendes de la
paix paraît essentielle pour fonder la légitimité des alliances entre États.

79
La prise en compte du droit
dans un cycle de décision :
entre incertitude, dédain et crainte
Renaud Grunenwald (HEC)
Thomas Rosier (HEC)

« Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur,


c’est la liberté qui opprime, c’est la loi qui affranchit ».
Henri Lacordaire, Quarante-cinquième conférence de Notre-Dame, 1835.

À
une époque où la loi est toujours plus présente, mais moins cardinale et
excessivement technique, l’aphorisme de Lacordaire n’est plus une réalité.
Aujourd’hui pour le citoyen, c’est bien souvent la loi, ou plutôt l’excès de
lois, qui est devenue l’oppresseur. Dans sa déclaration au Parlement du
19 mai 1995, le président Jacques Chirac reconnaissait que « Trop de lois tuent la
loi (…) l’inflation normative est devenue paralysante. Il faut mettre un terme à
cette situation qui pénalise les plus faibles et entrave l’esprit d’entreprise au seul
bénéfice des spécialistes qui font écran entre le citoyen et le droit » (1). Sans même
juger du résultat au fond, l’observateur constate que les trois dernières mandatures
ont conduit à toujours plus de lois.
Les règles juridiques ont envahi progressivement tous les domaines de la vie
des affaires. De la même manière, l’administration s’est aussi vue contrainte dans
ses rapports avec les administrés. L’État, dans ses fonctions les plus régaliennes, s’est
enfin vu touché. L’adage « nul n’est censé ignorer la loi » (2) est plus que jamais une
pure fiction juridique. La règle a d’ailleurs vite disparu du Code civil (3), Napoléon
aurait bien du mal à reconnaître sa seule « vraie gloire » en 2012.
L’immixtion progressive du droit dans tous les domaines de l’activité
humaine et, subséquemment, les interventions coercitives de plus en plus fréquentes
du juge, ont modifié le rapport du décideur au droit. Une impression – souvent fon-
dée – d’incertitude, voire d’absence totale de contrôle semble ainsi accompagner
chaque action ou décision des sphères publiques aussi bien que privées.

(1) Message n° 2 064 du Président de la République au Parlement – 19 mai 1995.


(2) Article 1er alinéa 3 de l’édition originale du Code civil des Français de 1804, numérisée par la Bibliothèque nationale
de France.
(3) Cet alinéa a été supprimé par une loi de 1852, face à la croissance exponentielle des textes applicables.

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale


La prise en compte du droit dans un cycle de décision : entre incertitude, dédain et crainte

De l’incertitude à l’insécurité juridique


Cette impression découlant de la multiplication des règles est renforcée par
des modifications permanentes. Les lois changent à un rythme accéléré. L’ensemble
de la législation fiscale compte à elle seule aujourd’hui plus de 4 000 articles
étendus sur presque 3 000 pages, et ce ne sont pas moins de quatre lois de finances
rectificatives qui ont été votées pour l’année 2011.
La multiplication des textes conjuguée à une baisse sensible de leur qualité ne
crée pas seulement l’incertitude, elle entraîne une véritable insécurité juridique. Le
constat de la complexification du droit applicable en France a déjà été fait à plusieurs
reprises, notamment dans deux rapports publics du Conseil d’État en 1991 puis
en 2006 (4). Les auditeurs ne notent que peu de progrès au cours de ces quinze années,
à l’exception d’un net renforcement de l’accessibilité des textes. Encore faut-il remar-
quer l’effet d’aubaine fourni par le développement d’Internet, avec l’apparition de
sites tels que Légifrance.gouv.fr et Service-Public.fr (5). Deux domaines, qui concernent
quotidiennement le chef d’entreprise, sont particulièrement complexes : le droit fiscal
et le droit social, qualifiés de « stroboscopes législatifs permanents » (6). Une proposi-
tion de loi tendant à la création d’une « commission d’enquête sur le coût écono-
mique de l’instabilité juridique en matière fiscale et sociale » a été déposée à
l’Assemblée nationale le 14 novembre 2008.
Il est alors possible de dégager un certain nombre de constats intéressant
directement le décideur, qu’il évolue dans le domaine militaire ou dans le monde
de l’entreprise. Ces constats portent tant sur l’instabilité juridique elle-même que
sur les changements opérés dans le cadre de la mondialisation ainsi que sur les
rapports entre la force et le droit. Ils doivent conduire à une réflexion sur la place
du juriste dans le processus décisionnel.
Pour le décideur militaire, le droit est un cadre qui canalise vers la décision
possible. Ce cadre détermine les choix opérationnels envisageables mais sécurise éga-
lement la chaîne de décision de la force, en y attachant la légalité indispensable à la
crédibilité et à la légitimité. Ces observations ne sont pas universelles. Il n’en appa-
raît pas moins qu’elles résument les interrogations sur la place du droit, ce qui oblige
enfin à réfléchir à des pistes permettant de limiter l’incertitude juridique.

Quand Thémis (ou son légataire) est inaudible


Il existe probablement une certaine forme d’aversion, quasiment atavique,
du dirigeant pour le risque juridique ; accessoirement, cette aversion peut parfois

(4) Conseil d’État : De la sécurité juridique et Sécurité juridique et complexité du Droit (Rapports publics annuels 1991 et
2006) ; La Documentation Française.
(5) Idem, Rapport public 2006 du Conseil d’État : Sécurité juridique et complexité du Droit.
(6) Idem, Rapport Public annuel 2006 du Conseil d’État : Sécurité juridique et complexité du Droit.

82
La prise en compte du droit dans un cycle de décision : entre incertitude, dédain et crainte

se prolonger sur le juriste lui-même. Le monde des affaires et la sphère militaire


partagent en effet le fait de ne pas avoir, en temps normal, d’implications juri-
diques (7). La cause, ou le corollaire est, qu’en France, dans ces deux domaines, il
n’y a généralement pas de juristes dans les postes de management ou de comman-
dement. En revanche, aux États-Unis, la plupart des managers de grandes entre-
prises sont issus de « Law Schools ». Cette incompréhension entre le juriste et le
décideur influe directement sur la perception et la place occupée dans l’organisa-
tion par le premier, vue comme une Cassandre aux pronostics fatalement erronés.

Il en découle généralement un problème sur la place du juriste dans l’orga-


nisation, son intervention préventive apparaissant comme hors-contexte et basée
sur des raisonnements quasi-divinatoires aux frontières de l’irrationnel. Souvent à
la marge des intérêts de l’organisation, les aspects juridiques soulevés par le juriste
apparaissent souvent futiles par rapport à l’importance des enjeux réels et l’idée que
l’on peut balayer aisément un obstacle juridique perdure.

À l’inverse, dans d’autres systèmes (notamment dans les pays de Common


Law), la prégnance du droit et son omnipotence supposée tendent à développer
des mécanismes de juridisme, poussant outre mesure les protections juridiques (8).
Il s’ensuit des surcoûts ou des changements de comportements entre protagonistes.

La crainte de conséquences concrètes pour le décideur

L’incertitude juridique suscite un agacement certain, surtout lorsque, dans le


cadre d’un litige, il est impossible de prévoir à l’avance la position qui sera retenue en
dernier ressort par les juges. Cette situation vient conforter l’idée de sciences sociales
peu rationnelles, avec des législations d’opportunité ou d’émotion. La prise de déci-
sion s’en trouve plus ardue et les délais de traitement allongés.

Pour le dirigeant d’entreprise, le droit s’impose de façon concrète et parfois


brutale. L’ignorance des règles juridiques peut entraîner la nullité d’actes, condui-
sant potentiellement à une responsabilité personnelle illimitée au plan civil. La vie
quotidienne de l’entreprise est également émaillée de nombreuses infractions
pénales : entrave au fonctionnement du Comité d’entreprise (9), fausse information
des marchés financiers (10), sans compter une définition très large de l’abus de biens
sociaux (11). Autant de dangers pour la carrière d’un mandataire social.

(7) Contrairement à la sphère publique civile, dont les champs d’action sont étroitement bordés, quand ils ne se résu-
ment pas à la production réglementaire ou infra-réglementaire.
(8) Les domaines du droit des contrats ou de la sécurité, de l’hygiène et des conditions de travail en sont un très bon
exemple.
(9) Art. L. 2328-1 du Code du Travail.
(10) Art. L. 465-2 al. 2 du Code monétaire et financier.
(11) Articles L. 241-3 4° et L. 242-6 3° du Code de Commerce.

83
La prise en compte du droit dans un cycle de décision : entre incertitude, dédain et crainte

Dans l’entreprise, les conséquences de cet état de fait sont directes. Les
capitaux et les compétences sont en partie détournés de l’investissement productif
vers la gestion du risque juridique.
Pour le décideur militaire, le droit a été négligé pendant des décennies :
l’industrialisation de la guerre et l’exacerbation des haines lors des conflits mondiaux
ont éloigné les principes moraux codifiés (12). Toutefois, il semble bien que cela soit
révolu dans les armées occidentales : la pression internationale, la typologie des
conflits et l’émergence d’une opinion publique mondiale influent sur l’encadrement
de plus en plus sévère des opérations militaires. Le cadre légal est indispensable et les
implications juridiques sont ainsi étudiées dès les phases préliminaires des opérations.
La judiciarisation de la société française concerne aussi les armées et tout militaire (13)
a besoin d’être rassuré sur les conséquences juridiques de ses actes.
L’enjeu est d’autant plus important que le risque existe d’être confronté à
un juge qui n’est pas un expert du domaine dans lequel il aura à trancher (14) ; si
une connaissance plus lointaine peut être le gage d’une indépendance d’esprit et de
l’absence de conflits d’intérêts, il subsiste a contrario le risque d’une justice
théorique. L’éloignement entre la magistrature et le monde des affaires est ainsi
régulièrement déploré. Il en résulte une certaine méfiance vis-à-vis des juridictions
étatiques, si bien que les litiges aux conséquences économiques importantes sont
fréquemment soumis à l’arbitrage. La mondialisation des échanges, et donc des
litiges, favorise également le recours à la procédure arbitrale.

La mondialisation de l’outil juridique

La mondialisation, considérée comme l’internationalisation des échanges,


alliée à la dérégulation des transactions et à la privatisation des acteurs (15) a fonciè-
rement changé la place du droit pour les opérateurs privés. De contrainte souvent
insurmontable, le droit est devenu une variable qui peut être utilisée comme un
outil adaptable.
La pratique subséquente, dite du « Forum Shopping » consiste ainsi pour les
personnes morales privées à établir le centre de leurs activités dans certains pays,
choisis en raison des facilités offertes par leur système juridique. L’outil juridique
devient un critère d’évaluation pour situer une économie dans la compétition
mondiale. Un rapport de la Banque mondiale, Doing Business 2012, classe ainsi la

(12) Tel que les codes de chevalerie et autres principes de la guerre courtoise.
(13) Notons que les conventions de Genève imposent la diffusion du droit international humanitaire dans les forces
armées dès le temps de paix.
(14) Cette crainte doit être relativisée, du fait de la spécialisation de certaines juridictions et de certains parquets. À l’in-
verse, il est possible de craindre que la « dé-spécialisation » de la justice militaire entraîne une méconnaissance des fortes
contraintes statutaires et de la réalité des conditions d’engagement, que le commun des mortels français n’a pas connu.
(15) In Olivier Pastré : La méthode Colbert ou le patriotisme économique efficace ; Perrin, 2006 ; 223 pages.

84
La prise en compte du droit dans un cycle de décision : entre incertitude, dédain et crainte

France à la 29e place sur 183 économies étudiées pour la « facilité à faire des
affaires », ce critère prenant largement en compte les aspects juridiques.
Par ailleurs, dans une société fondée sur la communication, il existe une
confusion des sphères de la légalité et de l’éthique (16), que les opérateurs privés
cherchent à promouvoir. La voie de la légalité est alors mise au service de ces opéra-
teurs, voire estompée dans un syncrétisme de valeurs diverses où la volonté d’assu-
rer et de garantir un socle de valeurs universelles est mise sur un même pied que la
protection des droits des actionnaires ou des consommateurs.

Le droit et la force

Le décideur militaire ne tire pas les mêmes bénéfices de la mondialisation


que ses homologues du secteur privé. La prise de décision est en revanche compli-
quée par un nombre plus élevé de parties prenantes. Ces nouveaux intervenants
tiennent à la médiatisation accrue, au rapprochement des conflits des zones de
peuplement, à l’émergence d’une forme de conscience mondiale et à la privatisa-
tion d’une partie de la guerre (17).
Les rapports entre droit et force ont largement évolué. Le choix du droit est
en lui-même – lorsqu’il est possible – l’objet d’un rapport de force entre les parties
prenantes. Mais qui plus est, l’utilisation du droit entre dans le cadre d’un rapport
de force. Le droit, outil de modération sociale devient alors une arme.
Comme dans le cadre du « Forum Shopping » cité supra, le droit est alors
asservi aux objectifs d’une stratégie. Il convient toutefois de préciser qu’une telle
situation est beaucoup plus ouverte dans le cadre des organisations privées. Le
respect des règles constitutionnelles et la boussole de l’intérêt général limitent les
possibilités d’instrumentalisation.

Agir dans l’incertitude juridique

Le décideur ayant fait le constat de l’incertitude juridique et de ses enjeux


doit s’adapter pour mener à bien son action. Dans ce but, il pourrait être utile de
revoir la place du juriste dans le cycle décisionnel. Garantir son assistance à tout
instant peut s’avérer précieux à l’instar de ce que pratiquent les armées avec les
conseillers juridiques opérationnels (Legal Advisors – « LegAd »). La prise en compte

(16) L’on parle alors de « Soft Law ».


(17) Ce que Charles-Philippe David appelle la fin du système westphalien : les États n’ont plus le monopole de la vio-
lence. La montée des Sociétés militaires privées (SMP) correspond à une privatisation, plus ou moins consentie des
conflits, alliée à l’émergence d’un marché, autrefois sous le contrôle quasi-exclusif des États.
Charles-Philippe David : La guerre et la paix. Approches contemporaines de la sécurité et de la stratégie ; 2e édition, Les
presses de Sciences Po, 2006 ; 463 pages.

85
La prise en compte du droit dans un cycle de décision : entre incertitude, dédain et crainte

de l’aspect juridique en amont du processus décisionnel permet de limiter les risques


liés à l’action.
On remarque également une évolution en ce sens dans l’organigramme des
grands groupes cotés. La Direction juridique, rattachée traditionnellement à la
Direction financière, se trouve de plus en plus souvent au contact direct de la
Direction générale des groupes. Ce mouvement répond notamment à une demande
nouvelle des actionnaires. Les investisseurs du monde entier interrogent désormais les
managers en matière de Responsabilité sociale et environnementale (RSE) et de
respect des règles de droit de la concurrence, ce qui nécessite une présence constante
du juriste ainsi qu’une véritable formation juridique du décideur.
Reste le cas des Petites et Moyennes Entreprises (PME) : ceux qui ne
peuvent pas assurer un suivi juridique efficace en sont d’autant plus vulnérables.
Pour ces entreprises qui n’ont pas les compétences requises, ou pas les moyens
financiers pour les acquérir, l’incertitude juridique aboutit à une contradiction
frontale de l’aphorisme de Lacordaire. La liberté entrepreneuriale est alors directe-
ment annihilée par la multiplication et le changement permanent des lois, qui
viennent augmenter le risque inhérent à la création d’entreprise. L’instabilité légis-
lative décourage l’initiative entrepreneuriale et fait peser un risque accru sur les
grandes décisions stratégiques.
Dès lors, tous les acteurs doivent prendre leurs responsabilités face à l’incerti-
tude juridique. La protection de la sécurité physique des citoyens, dévolue au respon-
sable militaire, est le préalable indispensable au développement de toute économie.
Dans ce cadre, la tâche de garantir une sécurité juridique favorisant la survie des
entreprises incombe au législateur et au décideur politique. Quant au dirigeant
d’entreprise, son rôle implique la prise en compte des aspects juridiques, au besoin
en s’entourant de bons conseils, afin de réduire l’incertitude et libérer l’action.

86
Quels décideurs
dans ce monde incertain ?

RDN

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale


Le dirigeant emblématique :
une méthode de management ?
Éric Facomprez (EDG)
Muriel Signouret (ENA)

L
e 5 octobre 2011, le décès de Steve Jobs, co-fondateur d’Apple s’étalait à la
une des médias du monde entier. Un mois plus tard, le ministre de la
Défense français annonçait le projet de transfert des cendres du général
Bigeard aux Invalides. Quel est le point commun entre l’entrepreneur et le mili-
taire ? Tous deux ont en partage le charisme et le leadership qui transforment cha-
cune de leur parole et chacun de leurs actes en un événement attendu. Quelle que
soit leur personnalité réelle, qui recèle une part d’ombre, ils parviennent à mobili-
ser avec conviction autour de valeurs et d’une vision. En cela, ce sont des dirigeants
emblématiques.
Si les leaders charismatiques ont de tout temps existé, ils dépassent
aujourd’hui le champ du religieux, du politique ou encore du militaire. La recherche
et le développement du charisme deviennent même un objectif et, de fait, une véri-
table méthode de management.
L’homme providentiel est celui qui, par ses qualités et ses compétences, est
capable de remédier à une situation à laquelle un autre dirigeant ne saurait pas faire
face. C’est le chef qui dirige dans la tourmente. Paradoxalement, on ne fait pas
appel à lui dans les situations normales.
Outre sa forte personnalité, il est porteur d’une vision. Il n’est pas seu-
lement agréable à écouter mais il est par nature l’homme des décisions qui font
progresser un groupe dans une direction.
Quelles sont les raisons de cette adhésion ? Qu’est-ce qui caractérise le diri-
geant emblématique ? Et surtout, peut-on en faire une véritable méthode de
management ?

Les raisons de cet attrait pour le dirigeant


Parfois véritable « gourou » dont les paroles sont des évangiles pour ses
adeptes, ce modèle de chef transcende les domaines de l’activité humaine. Que ce
soit dans le cinéma, les arts, la politique, la finance, le droit, l’armée, l’industrie,
ont émergé (et disparu) des responsables qui ont marqué les personnes qui les
ont côtoyés ou qui les ont suivis. Mais ce qui les distingue encore davantage du

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale


Le dirigeant emblématique : une méthode de management ?

commun des décideurs est la personnification du groupe (entreprise, concept ou


corps) qu’ils incarnent.

Être emblématique signifie symboliser. D’où la nécessité d’obtenir une


reconnaissance interne, voire externe, est une condition indispensable. Plusieurs
raisons expliquent ce caractère représentatif et cette influence qu’exerce le décideur.

La première tient à une réussite professionnelle éclatante ou à un fait


d’arme indiscutable qu’il a accompli. Les deux personnalités évoquées plus haut,
Steve Jobs et le général Bigeard, illustrent bien cette définition : le premier a su
imposer très rapidement un standard informatique et le second a accompli des
actes héroïques (1). Tous deux ont eu raison d’éléments, d’événements ou de détrac-
teurs. Leur succès peut être celui du groupe mais il est par essence personnel. Il y
a donc adoubement par une communauté de pairs voire par le grand public. En
tout état de cause, il y a une réussite avérée qui permet à des individus de
reconnaître le chef comme un modèle.

La deuxième raison est donc la constitution d’un modèle pour une


communauté. Le charisme ne suffit pas. Il faut que le décideur puisse incarner des
valeurs et des réalisations pérennes. La réussite ne doit pas être un simple concours
de circonstances, le fruit inattendu d’une intuition mais, au contraire, l’aboutisse-
ment d’une capacité de réflexion, d’innovation ou de décision qui permet d’espérer
d’autres succès.

La recherche de « gourous » dans tous les secteurs d’activité s’explique


d’ailleurs par la volonté de sortir de la norme, de la masse. Cette quête de modèle
est surtout forte dans les domaines technologiques (e-commerce, Internet) et finan-
ciers (Trading) : les dirigeants tels que Steve Jobs (Apple), Bill Gates (Microsoft),
Georges Soros ou Warren Buffet sont à l’origine de concepts, de réalisations
durables ou de succès répétés aussi bien qu’inespérés qui en font des visionnaires.

En effet, cette possibilité d’avoir un temps d’avance est d’une certaine


manière rassurante pour les individus. Et ce, d’autant que notre société est marquée
par les aléas et la multiplicité des paramètres à maîtriser pour prendre une décision,
qui rendent le futur incertain. Qu’un responsable puisse anticiper l’avenir est par
conséquent à la fois sécurisant et la preuve qu’il possède un génie particulier qui en
fait un leader. Cette vision, dont il est porteur, le rend forcément unique.

Prenons l’exemple des gourous américains de l’informatique comme Mark


Zuckerberg (Facebook) ou Bill Gates, ils ne sont pas seulement inventeurs de
concepts ou d’outils qui ont fait leur fortune. Leur force est d’avoir su déceler,
identifier et exploiter des opportunités pour enfin les imposer à la société.

(1) Et obtenu des succès tactiques même si la mission globale s’est traduite par une défaite.

90
Le dirigeant emblématique : une méthode de management ?

Le général Petraeus, ancien commandant des forces alliées en Irak et en


Afghanistan, actuel directeur de la CIA, a bâti sa réputation sur un succès fragile
mais aussi sur une certaine vision de la guerre moderne, nourrie d’idées d’autres
militaires. Mais en les conceptualisant et en les appliquant, il est devenu un maître
à penser de la contre-insurrection (2).
La vision du leader n’est pas focalisée sur le futur mais sur une perception
de la société et de ses attentes. Ainsi, un réalisateur tel que Steven Spielberg peut
être qualifié d’emblématique dans la mesure où ses films sont toujours attendus
avec impatience, qu’il possède un groupe d’inconditionnels et qu’il symbolise la
réussite envers et contre tout. Il s’agit donc d’identifier avant les autres les aspira-
tions de la société, y compris ses aspirations au rêve.
Enfin, il apparaît que la médiatisation est un passage obligé pour qu’un
individu réussisse à incarner un groupe. En effet, la reconnaissance interne des qua-
lités du décideur par les membres de sa communauté ne suffit pas, elle doit être
relayée à l’extérieur : un préfet, un général ou un chef d’entreprise reconnu pour
ses qualités professionnelles ne deviendra emblématique en interne comme en
externe dès lors que les médias se seront emparés de ses faits d’arme, associant cette
personne à sa fonction ou à son groupe. Il y a d’ailleurs un risque de culte de la
personnalité et d’hypermédiatisation. La mise en scène des développements ou de
la commercialisation des nouveaux produits de Microsoft ou d’Apple est assumée
et réalisée par le « patron » lui-même.

Les caractéristiques du dirigeant emblématique


La caractéristique principale du leader est sa forte personnalité qui condi-
tionne son mode d’action. Même entouré par des équipes performantes, il est au
centre du dispositif décisionnel. À la fois source d’inspiration et ultime décideur,
son mode de management tend à s’affranchir des contraintes structurelles, soit
parce qu’il est à l’origine des structures, soit parce qu’il bénéficie d’une confiance
qui lui donne une liberté d’action supérieure à un décideur plus classique.
Quatre qualités ou compétences principales le distinguent.
Tout d’abord, il se doit de posséder du charisme. En effet, si la confiance qu’il
inspire est légitimée par ses réussites, elle implique également qu’il jouisse d’une aura
aux yeux et auprès de ses collaborateurs. Qu’il soit mystérieux, intuitif, discoureur ou
qu’il possède des qualités intellectuelles supérieures ou bien encore une puissance de
travail exceptionnelle, il doit avant tout s’imposer face à ses interlocuteurs. Il peut
adopter un style caricatural qui lui permet d’être reconnu immédiatement. Ainsi,

(2) Doctrine militaire qui vise à obtenir le soutien de la population dans le cadre d’un conflit opposant un mouvement
insurgé à une force gouvernementale de contre-insurrection. Elle se base sur des actions civilo-militaires, des activités de
renseignement, de guerre psychologique et sur le quadrillage par des patrouilles mobiles afin de mailler le territoire.

91
Le dirigeant emblématique : une méthode de management ?

sans forcément cultiver l’« ego-médiatisation », c’est souvent lui qui assure la commu-
nication du groupe. Cette communication est à la fois destinée aux collaborateurs
mais également au grand public. Une personnalité comme Louis Schweitzer est assez
atypique car il a clairement l’image d’un grand patron français sans avoir dans son
attitude les critères du charisme. Il a d’ailleurs fallu une autre forte personnalité,
Carlos Ghosn pour l’éclipser. L’absence d’une telle action de communication
mass-media dans l’administration explique pour partie que peu de dirigeants emblé-
matiques émergent. Qui connaît le préfet Brot ayant assuré la gestion des moyens de
l’État lors de la tempête Xynthia ?
Visionnaire, il doit aussi faire preuve d’une capacité d’analyse et de déci-
sion hors norme. En effet, il agit par essence dans l’incertitude, c’est-à-dire qu’il
doit identifier avec des signaux faibles l’évolution probable de son domaine d’acti-
vité. Anticiper implique une prise de risque. Il doit donc rechercher les informa-
tions qui conforteront son intuition en permettant d’esquisser un avenir possible,
voire probable. C’est dans ce moment que l’entourage est primordial. Seul dans la
décision, il s’appuie toutefois sur de fortes compétences techniques. En déléguant
les aspects logistiques, il peut se concentrer sur la dimension créative et intuitive
que lui seul maîtrise.
Mais, au final, la décision de prendre un risque lui appartient ; elle n’est ni
déléguée ni collégiale. La société actuelle tend à limiter les prises de risque voire à
les refuser. Curieusement, elle encense les personnes qui acceptent d’en prendre
pour peu que leur démarche soit couronnée de succès. Il faut donc de la détermi-
nation et être sûr de la justesse de ses choix pour s’affranchir de cette pression à la
précaution.
S’il sait généralement s’entourer d’une équipe dévouée et compétente, le
dirigeant emblématique fait également preuve de véritables compétences profes-
sionnelles. Même un autodidacte comme Roland Moreno, l’inventeur de la carte
à puce, ou Steve Jobs dont Bill Gates moquait l’incapacité à réaliser des lignes de
code informatique, maîtrisaient les concepts voire les technologies utilisées à l’ori-
gine de leur réussite. La plupart des militaires emblématiques le sont devenus après
une carrière assez longue.

Une méthode de management ?

Si l’on résume les qualités du dirigeant emblématique, quelques notions


s’imposent : il a un temps d’avance sur les autres, il ne subit pas mais au contraire
impulse, initie. Il constitue donc le modèle idéal de décideur : il voit plus loin, il
sait décider et il réussit.
Deux questions peuvent alors légitimement être posées : s’agit-il d’un type
de management à part et peut-il être enseigné ?

92
Le dirigeant emblématique : une méthode de management ?

Le manager, le chef est celui qui dirige, qui gère, qui organise aussi bien
dans la crise, dans l’incertitude que dans les périodes normales. Les qualités
requises pour être à la fois à l’aise dans le quotidien et dans la tourmente sont diffi-
ciles à réunir : dans un cas, le sens de l’organisation, la planification et le souci du
détail primeront ; dans l’autre, ce sont la réactivité, le sang-froid et l’adaptabilité
qui deviendront essentiels.
Le dirigeant emblématique réunit généralement l’ensemble de ces critères.
En effet, amené à prendre régulièrement des risques pour réaliser son projet
visionnaire, il doit en limiter la portée pour que sa réussite devienne tangible. Pour
ce faire, il doit savoir anticiper les incertitudes en se préparant et, s’il en a le
temps, en envisageant méthodiquement tous les paramètres. Ce qui détermine son
succès est sa capacité à changer de focale, à passer du détail à une vision globale, à
passer de la crise à la gestion du quotidien. Lors de la campagne de Monte Cassino
en 1944, le maréchal Juin avait su identifier le centre de gravité (3) ennemi et
comment parvenir à le détruire. Si son état-major avait planifié méthodiquement
l’opération, il a dû réagir et s’adapter à une crise pour réussir puis modifier ses plans
en conséquence. De même, lors du retard de commercialisation de l’A400M, le
dirigeant emblématique d’EADS qu’est Louis Gallois, connu pour ses capacités de
gestionnaire, a également démontré ses capacités de décideur dans la crise.
À la différence du génie intuitif qui éprouve des difficultés à exploiter le
fruit de sa fulgurance, le dirigeant emblématique sait que l’idée géniale n’est pas
suffisante. Il se donne donc les moyens de triompher.
Pour autant s’il est un modèle pour ses pairs ou pour le grand public, c’est
par définition parce qu’il est hors norme. Des informaticiens plus ingénieux que
Steve Jobs, des militaires plus géniaux que le général Bigeard existent ou ont existé.
Mais, la combinaison des facteurs et qualités évoquées est, elle, rare. Visionnaire,
c’est voir plus loin et plus tôt que les autres, ce n’est sans doute pas une qualité
commune.
Le leadership peut-il devenir une méthode de management et être enseigné
comme tel dans les grandes écoles, alors même qu’il se nourrit des forces mêmes
des individus, c’est-à-dire des caractéristiques personnelles ? La réponse est
complexe.
Effectivement, il s’agit d’une méthode de management qui existe dans la
plupart des domaines d’activité. Elle ne se limite pas à un milieu spécifique mais
est conceptualisable. Elle possède des critères qui ont été développés supra. Fondée
sur la réussite, elle présente de ce fait un intérêt certain. C’est, selon la définition
du dictionnaire Larousse, une démarche raisonnée (pour le dirigeant), composée de
principes, de règles et d’étapes.

(3) Centre de gravité : force de l’ennemi qui peut se transformer en vulnérabilité si elle est atteinte ou détruite.

93
Le dirigeant emblématique : une méthode de management ?

Mais elle comporte des incertitudes, des prises de risque et repose donc sur
ce que l’on peut qualifier de préscience ou de chance. On prête d’ailleurs à
Napoléon de choisir ses généraux sur leur part de chance.
La gestion du risque et le développement des qualités précitées peuvent
faire l’objet d’un enseignement, ce qui n’est pas le cas de la capacité à voir plus loin
et plus tôt que les autres. Cette méthode est donc imparfaite d’autant plus qu’elle
repose sur la personnalité du dirigeant ainsi que sur le succès. L’échec fait perdre la
confiance de l’équipe ou du public et fragilise la légitimité du dirigeant davantage
qu’une autre méthode de management.


Le dirigeant emblématique n’est pas un solitaire, il est l’homme d’un
groupe qu’il sait valoriser et galvaniser en proposant une vision. Il est actif plus que
réactif, il imagine plus qu’il n’invente. Mais surtout, il incarne la réussite et le
progrès. Parfois proche du gourou à qui l’on fait une confiance absolue, il séduit
parce qu’il parle à l’imaginaire collectif et parce qu’il sait raconter une histoire dans
laquelle chacun a envie de se projeter. Toutefois, le risque de personnalisation à
outrance peut aussi altérer la capacité dudit décideur à analyser.
Présent davantage dans des sociétés où la réussite individuelle est mise en
exergue, ce modèle est moins valorisé par la société française qui privilégie le
gestionnaire solide. Pour autant, il est essentiel à la société parce qu’il impulse,
parce qu’il décide. Mais aussi et surtout, parce qu’il démontre que la prise de risque
peut être payante.

94
Les ressorts de l’action humaine
face à l’irrésolution
Nicolas Meunier (HEC)
Pierre de Thieulloy (EDG)

« L’irrésolution est aussi une espèce de crainte qui,


retenant l’âme comme en balance entre plusieurs actions
qu’elle peut faire, est cause qu’elle n’en exécute aucune ».
René Descartes

N
otre société numérisée fait la part belle au calcul et à l’imaginaire, le
virtuel gagne du terrain dans les loisirs et dans les relations sociales. Les
grandes écoles sélectionnent des aptitudes mentales, des capacités
d’abstraction et de raisonnement. En parallèle, la prévision de l’avenir est devenue
une préoccupation majeure. Les experts en climatologie ou en géopolitique se
multiplient. Scientifiques ou hommes de lettres annoncent le pire, l’inquiétude et
la paralysie gagnent la société. Les délibérations deviennent interminables, l’admi-
nistration se noie dans la technocratie, la justice croule sous les procédures, les
managers passent leur temps en réunion. On débat, on calcule les risques, on
doute, on remet en cause. Tel l’œil dans la tombe de Caïn, la déesse Raison nous
surveille, nous culpabilise et nous déstabilise. « Sois raisonnable ! » dit-elle pour
décourager celui qui veut agir… Le courage est ainsi disqualifié et la prudence
outrepasse son domaine. La précaution a été érigée en principe. Elle engendre
pessimisme et paralysie, elle sclérose notre société.
Or, la vie est mouvement et action. Un corps inerte, inanimé – c’est-à-dire
sans âme – est un corps sans vie. De tous temps, philosophes, médecins ou soldats
se sont penchés sur la nature humaine. Ils ont multiplié les traités sur l’âme humaine,
à la recherche d’un développement harmonieux. Tous s’accordent à rechercher un
équilibre entre pensée et action, entre activité intérieure et activité extérieure.
Chacun de nous expérimente d’ailleurs l’influence de la pensée sur l’action et de
l’action sur la pensée. Pourtant certains, qu’ils soient politiques, entrepreneurs ou
soldats, semblent plus doués que d’autres pour agir lorsque les circonstances sont
défavorables. Quelles vertus les animent ?
C’est parmi la richesse des découvertes, approches et théories de tous bords
que cet article se propose de naviguer, à la recherche des qualités fondamentales
pour l’équilibre de l’homme d’action : comment fédérer, comment donner l’im-
pulsion et maintenir le cap quand tout nous pousse à nous inquiéter, à changer
d’avis ou à repousser sans cesse l’indispensable décision.

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale


Les ressorts de l’action humaine face à l’irrésolution

L’approche empirique : la boucle OODA


Le stratège et pilote de chasse américain John Boyd est resté célèbre par la
description de l’action au travers de la boucle observation–orientation–décision–
action (OODA). Tirée de ses expériences des combats aériens durant la guerre de
Corée, le commandant Boyd a élaboré une théorie de l’action reposant sur une
boucle à quatre phases : la phase « observation », la phase « orientation », la phase
« décision » puis la phase « action ». Dans le cadre du combat aérien, l’avantage
revient à celui qui arrive à effectuer cette boucle dans le laps de temps le plus
rapide. Autrement dit, le meilleur n’est pas celui qui agit le plus vite, mais celui qui
réagit le plus vite. C’est celui qui agit après avoir bien observé, bien analysé et bien
décidé. Chacune des trois phases préliminaires à l’action est donc indispensable, et
une erreur dans l’une entraîne une mauvaise réaction. Le succès de la théorie de
Boyd tient à son universalité. Ce qui est valable pour les combats aériens l’est pour
toute activité humaine, qu’elle soit exceptionnelle ou quotidienne.
En permanence nous percevons, nous réfléchissons, nous choisissons et
nous agissons. Selon Boyd, cette boucle OODA est aussi valable pour l’action de
groupe. Au sein d’une entreprise ou d’une équipe, les responsabilités sont réparties,
et chacun se spécialise. Certains sont plus particulièrement en charge de recueillir
les informations, d’autres d’analyser et de conseiller, d’autres de décider et d’autres
de mettre en œuvre. Les quatre composantes de l’action sont là.

L’approche psychologique : connaissance et volonté


Plus de vingt siècles avant que Boyd ne décompose les rouages de l’action,
les philosophes grecs avaient disséqué et analysé la nature humaine et les lois qui la
régissent. Aristote étudie en particulier comment l’homme réfléchit et décide avant
d’agir. Pour lui, toute activité humaine est déterminée par un acte de connaissance
accompagné d’un acte de volonté.
Dans l’acte de connaissance, il distingue le rôle des sens externes tels que la
vue, l’ouïe ou le toucher et celui des sens internes comme la mémoire ou l’imagi-
nation. Notons que la phase « observation » de Boyd coïncide avec la connaissance
externe et la phase « orientation » avec la connaissance interne. En effet, il s’agit
d’abord de percevoir l’environnement afin d’enraciner l’action dans la réalité du
présent et ensuite de concevoir des actions futures possibles. Perception du présent
et conception du futur – « observation » et « orientation » – sont ainsi regroupées
par Aristote dans l’acte de connaissance. En orientant l’individu, cet acte de
connaissance prépare l’acte de la volonté.
L’acte de volonté correspond à la troisième phase décrite par Boyd, la phase
de « décision ». Selon Aristote, l’acte de volonté – ou décision – met un terme à la
délibération, c’est la phase où l’individu choisit, où il s’engage. La phase de

96
Les ressorts de l’action humaine face à l’irrésolution

décision est donc une phase à la fois d’engagement et de renoncement. Il s’agit


de choisir les moyens en vue de la fin. Pour Aristote, c’est dans cette phase que
l’individu s’engage librement et donc engage sa responsabilité. L’acte de volonté
– conscient ou non – détermine à son tour le comportement.
Mais l’homme n’est pas pur esprit. La médecine nous enseigne que les émo-
tions de l’âme s’enracinent dans le corps, dans notre personnalité charnelle. La
science médicale s’est en effet intéressée à ce lien étroit associant notre santé et
notre comportement : l’influence des humeurs sur les mœurs.

L’approche médicale : la théorie des humeurs


Hippocrate a été le premier à décrire quatre liquides présents dans le corps
humain appelés humeurs, et engendrant quatre tempéraments. Approfondie par
Galien, médecin grec du IIe siècle, la pertinence de cette découverte est telle qu’au-
jourd’hui encore, psychiatres, psychologues et caractérologues retiennent volon-
tiers l’existence de quatre tempéraments. À l’origine, Hippocrate avait observé chez
ses patients la présence de quatre humeurs et leurs liens avec certaines pathologies.
Les quatre humeurs sont le sang, la lymphe, la bile et la bile noire. Or, certains
patients sont principalement atteints par les maladies liées au sang, d’autres par
celles liées à la bile, etc. Ainsi, la médecine a déterminé quatre types ou tempéra-
ments : les sanguins, les flegmatiques, les colériques et les mélancoliques (1).
On retrouve dans la médecine traditionnelle chinoise (2) cette approche
associant les humeurs, les émotions et les organes. Ainsi, le flegmatique serait sujet
à l’abattement qui touche les poumons, le sanguin à l’euphorie qui fragilise le
cœur, le colérique à la colère qui atteint le foie et le mélancolique à l’inquiétude qui
ronge la rate.
Ambroise Paré, célèbre médecin français du XVIe siècle et père de la chirur-
gie, est allé jusqu’à mêler la description physique des individus et le comporte-
ment : « quelles sont les humeurs, telles sont les inclinations des mœurs » (3).
Profondément enfouie dans la pensée française, cette théorie des humeurs émaille
notre quotidien de mots et d’expressions qui décrivent nos réactions (4).
Au XIXe siècle, la psychologie expérimentale s’est largement inspirée de
cette théorie médicale associant étroitement le corps et l’âme, les tempéraments et

(1) Aujourd’hui passés dans le langage courant, les traits de caractères liés à ces tempéraments gardent leur pertinence même
si l’on en oublie l’étymologie médicale : le flegme vient de φλεγμα qui signifie la lymphe, la colère de χολη c’est-à-dire la bile
et la mélancolie de μελανη χολη, la bile noire.
(2) Le Huangdi Nei Jing (黄帝内经) ou classique interne de l’empereur Jaune est un des plus anciens traités de méde-
cine chinoise écrit il y a plus de deux millénaires av. J.-C.
(3) Voir encadré page 5.
(4) Untel est de mauvaise humeur, il se fait un sang d’encre, il garde son sang-froid, il est pris de colère ou il sombre dans la
mélancolie, il est flemmard…

97
Les ressorts de l’action humaine face à l’irrésolution

les comportements. À chaque tempérament correspond en effet à une façon propre


de réagir. À la suite de Wilhelm Wundt, père de cette discipline, les flegmatiques
sont décrits comme réagissant « lentement et en surface », les mélancoliques
« lentement et en profondeur », les colériques « rapidement et en profondeur » et
les sanguins « rapidement et en surface ».

L’influence de l’état corporel sur la façon de réagir est ainsi établie par les
observations des plus célèbres médecins. Dès lors, il est clair que notre comporte-
ment peut être plus ou moins mesuré et équilibré. C’est cette recherche de la
mesure et de l’équilibre qui a conduit les philosophes à se pencher sur l’étude des
vertus nécessaires à l’action.

L’approche morale : les quatre vertus cardinales

Nous avons évoqué les approches expérimentales, psychologiques et médi-


cales. Le domaine de la philosophie morale est celui de l’action, des mœurs et des
vertus. La pensée occidentale a retenu quatre vertus fondamentales appelées
« vertus cardinales ». Chez les Grecs, Platon identifiait déjà comme principales
vertus la sagesse, la tempérance, le courage et la justice. Au fil des siècles, le terme
de « prudence » a remplacé celui de « sagesse », la vertu de « courage » est commu-
nément appelée vertu de « force ».

Ainsi, au Ier siècle avant Jésus-Christ, on retrouve dans les mondes juif et
romain les quatre mêmes vertus. Au Livre de la Sagesse on peut lire : « Les labeurs
de la sagesse produisent les vertus ; elle enseigne la tempérance et la prudence, la
justice et la force, ce qu’il y a de plus utile aux hommes pendant la vie. » De son
côté, Cicéron évoque les principales vertus à cultiver « telles que la prudence, la
tempérance, la force et la justice, et les autres de même nature » (5).

La philosophie du Moyen-Âge s’approprie ces quatre vertus cardinales,


considérées comme perfectionnement de nos facultés naturelles. La tempérance est
considérée comme la vertu de l’appétit concupiscible (6), la prudence la vertu de la
raison pratique, la justice la vertu de la volonté et la force celle de l’appétit irascible (7).
Il est dès lors possible d’établir une correspondance entre les rouages de l’action et les
vertus cardinales. La tempérance permet en effet d’observer calmement, la prudence
est nécessaire pour analyser finement, la justice pour bien décider et la force pour
mettre en œuvre avec générosité.

(5) Cicéron : De finibus bonorum et malorum.


(6) L’appétit concupiscible pousse vers la connaissance et la jouissance d’un bien.
(7) L’appétit irascible – qui comprend l’audace – pousse à affronter et surmonter les obstacles.

98
Les ressorts de l’action humaine face à l’irrésolution

Les humeurs selon Ambroise Paré


Extraits de son Introduction à la chirurgie.

Les signes de l’homme sanguin. Or puisque du sang s’engendre la chair, et il est manifeste que l’homme bien charnu
et musculeux, et qui a une habitude de corps ferme, avec une exhalation de tout le corps vaporeuse et bénigne, est
sanguin. La personne sanguine a pareillement la couleur belle, vermeille, et mêlée de blanc et de rouge : de blanc à
cause du cuir, partie spermatique et blanche ; de rouge, à raison du sang qui est au dessous ; car pour le dire en un
mot, telle couleur reluit en la face, qui est l’humeur caché dessous le cuir. Ses mœurs sont paisibles, joyeuses et facé-
tieuses ; étant tel homme libéral, doux, bénin, gracieux, courtois, et de bonne nature, riant, amoureux des dames. Il
se courrouce difficilement : car quels sont les humeurs, telles sont les inclinations des mœurs. Or est-il que de tous
les humeurs, il n’y en a point de plus doux et de plus paisible que le sang. L’homme sanguin, en outre, boit et mange
beaucoup, à cause qu’il a grande chaleur naturelle : il sue volontiers, il songe choses joyeuses et plaisantes […].
Les signes de l’homme cholérique. Ils ont la couleur citrine ou jaunâtre, et le corps maigre et grêle, et fort velu, les
veines et les artères fort grosses et amples ; le pouls fort et fréquent : on trouve au toucher leur corps chaud, et sec,
et dur, et âpre, avec une vapeur acre qui exhale de tout leur corps […] davantage, ils sont adextres d’entendement,
et merveilleusement prompts et vigilants : ils sont aussi félons, audacieux, convoiteux de gloire, âpres, vengeurs des
injures à eux faites ; de sorte que leur sang leur bout d’ardeur : leur face, leur voix, leur geste, leurs mouvements sont
changés et mués ; aussi sont libéraux, voire souvent prodigues. Leur dormir est léger, leurs songes sont de choses
brûlantes, furieuses, et luisantes […]
Les signes de l’homme phlegmatique. Ils ont la face blanche, et quelquefois plombine, et livide, et ensemble bouffie :
la masse du corps est grosse et mollasse, et froide au toucher : ils sont sujets aux maladies faites de phlegme, comme
œdèmes, tumeurs molles et insensibles […] rhumes sur la trachée artère et poumons ; ils ont l’esprit lourd, grossier
et stupide : ils sont fort paresseux, et dorment profondément : ils songent souvent qu’il pleut et neige, et pensent
nager et noyer ; ils vomissent beaucoup de phlegme et aquosités, et souvent crachent grande quantité de salive, et
jettent excréments semblables par les narines ; ils ont la langue fort blanche et humide : ils sont insatiables, et ont
un appétit canin […]
Les signes de l’homme mélancholique. Le premier signe est pris de la couleur : c’est que la face est brune ou noirâtre,
avec un regard inconstant, farouche et hagard, triste, morne et renfrogné. Le second est pris des maladies […] Leur
corps est froid et dur au toucher, ils ont songes et idées en dormant fort épouvantables […] Ils sont graves et malins,
frauduleux, trompeurs, chiches, et extrêmement avares, tardifs à payer leurs dettes, craintifs, tristes, chagrins,
grognards, de peu de parole, pleureux, pensifs, ingénieux, désirant de grandes et excellentes choses, et sont fort
soupçonneux, solitaires, haïssant la compagnie des hommes, fermes et stables en leur opinion, tardifs à ire, mais
quand ils se courroucent ils s’apaisent difficilement […] Ils sont cruels, opiniâtres, inexorables, et leur esprit n’a point
ou peu de repos […] Les gens de cœur et magnanimes ont été pour la plupart mélancholiques, aussi fort ingénieux,
sages et prudents.

Quatre ressorts pour agir

À la lumière des théories précédentes, nous pouvons tenter de distinguer


dans l’activité humaine quatre actes, successifs ou simultanés, mais indissociables.
Chaque acte n’est qu’un aspect de l’action, un « ressort » qui participe à l’action
globale en sollicitant des facultés particulières de l’organisme.

l L’acte de perception est le point de départ de toute activité. Il met l’homme


en relation avec la réalité extérieure. Les organes sensoriels, la vue, l’ouïe et le toucher
sont principalement sollicités. La vertu de tempérance aide l’individu à regarder et
écouter attentivement, avec calme et sang froid, sans précipitation. Elle est la vertu
fondamentale de l’acte de perception. Le tempérament flegmatique, calme, posé,
pragmatique et imperturbable, perçoit son environnement avec acuité et sûreté.

l L’acte d’analyse met l’homme en relation avec le futur. Il permet de


prévoir. Il fait appel aux facultés mentales, au raisonnement. Le rôle principal

99
Les ressorts de l’action humaine face à l’irrésolution

revient à l’imagination qui puise dans le passé via la mémoire et dans le présent via
la perception afin de concevoir et estimer toute solution possible. La vertu de
prudence y est primordiale. Elle pousse à consacrer du temps pour décortiquer
dans le détail ce qui pourrait arriver afin de se décider en pleine connaissance de
cause. Capable d’un travail méthodique et doué d’une grande imagination, le tem-
pérament mélancolique est particulièrement apte à concevoir et analyser.

l L’acte de décision met un terme au travail de l’imagination. C’est un acte


de la volonté, un acte d’engagement qui porte sur la solution à adopter et à mettre
en œuvre. La décision concerne les grandes lignes de l’action, ses éléments essen-
tiels. La vertu de justice qui permet de saisir l’essentiel et d’aller au cœur du pro-
blème est primordiale dans l’acte de décision. À cette vertu sont associées la droi-
ture et la simplicité, la faculté de voir clairement la direction à prendre et de la for-
muler simplement sans s’embarrasser de détails. C’est le « coup d’œil » si cher à
Clausewitz. Le tempérament colérique, intuitif, direct dans ses réactions, capable de
saisir l’essentiel et de s’y tenir, semble spécialement fait pour décider et s’engager.

l L’acte de mise en œuvre couronne l’action et consiste à réaliser ce qui a


été décidé. Il concerne tout le corps et particulièrement le système musculaire qui
permet d’agir. La vertu de force – ou courage – est la plus nécessaire à cette étape
afin d’avancer malgré les difficultés. Elle sous-entend discipline intellectuelle et
générosité physique. Le tempérament sanguin, optimiste, audacieux et débordant
de vie et d’énergie, est particulièrement à l’aise dans cette étape de réalisation.

Ces quatre actes sont comme autant de ressorts – sensitif, cérébral, volon-
taire et musculaire – pour l’action. Ils sont ancrés dans le psychisme humain en
sollicitant différents organes : les sens, le cerveau, le cœur et les muscles. Mais dans
l’homme tout est question d’équilibre et d’harmonie : tout participe à tout. Ainsi,
l’analyse développe la prudence et la mise en œuvre le courage, mais toutes deux
ont aussi besoin de tempérance et de justice pour être équilibrée.

La modernité : déséquilibre cérébral ?

La connaissance du fonctionnement de notre psychisme permet un regard


critique sur notre environnement et ses conséquences sur notre équilibre.

Aujourd’hui, la perception (1er ressort) est esclave des nouvelles technolo-


gies : l’homme moderne a les yeux accaparés par son écran, les oreilles remplies du
bruit de ses écouteurs partout et tout le temps. Ses sens sont sous l’emprise du
monde virtuel. Sa perception est victime d’un tourbillon d’informations venant des
quatre coins de la planète. Internet, tel un fast-food de l’actualité, transforme la per-
ception – qui devrait se faire dans le calme – en agitation. La tempérance a laissé
place à la boulimie.

100
Les ressorts de l’action humaine face à l’irrésolution

La décision et l’engagement (3e ressort) sont dévalorisés. Passer à l’action (4e


ressort) devient dangereux. Le peuple est une masse anonyme et irresponsable,
enfermée dans un carcan de réglementations. Pour ce qui est important, il agit en
suivant des procédures. Qui ne fait rien, ne casse rien ! Par ailleurs, il se rassure dans
les activités ou ses choix sont ou semblent sans conséquences : loisirs, télévision,
fêtes, jeux, combats ou amitiés sur les réseaux virtuels. L’irresponsabilité est moins
exigeante que la justice.
En revanche, l’activité cérébrale (2e ressort) gagne en importance. Pour
Sébastien Vaas, ancien informaticien, l’homme moderne « se trouve toujours plus
paralysé » par la technologie, il « reste assis, respirant à peine, et seul son cerveau
s’agite » (8). Dans le monde numérique, les vertus cardinales sont disqualifiées.
L’imagination est livrée à elle-même, tous les fantasmes sont permis. Mais dans le
monde réel, cette imagination débridée, cette « folle du logis » (9) engendre peurs
et angoisses. L’homme tourné vers son écran creuse son déséquilibre. Les exemples
de tueurs en série nourris de jeux vidéo en sont la triste illustration.
En outre, il semble que le primat des facultés mentales – sur lesquelles sont
sélectionnées nos élites – contribue à écarter les personnalités au tempérament trop
intuitif ou trop audacieux des sphères administratives du pays. Le règne du virtuel
et de l’imaginaire au détriment du réel n’est que la conséquence des principes que
nous nous sommes donnés. C’est le triomphe de la Raison. Dans le monde
moderne : trois ressorts de l’action sur quatre sont grippés, le raisonnement et
l’analyse prévalent, ils ont accouché du principe de précaution.

L’imaginaire et la peur, du risque aux sources du principe de précaution


S’il semble naturel de mettre en place les assurances et garde-fous qui permet-
tent de prendre un risque bon ou un risque raisonnable, il semble dangereux pour
l’action de se focaliser sur le risque qui de fait empêche le déroulement de l’action et
inhibe la prise de décision. Le principe de précaution est devenu cette mécanique
froide qui, actionnant différents leviers de l’imagination et de la peur, érige en prin-
cipe ultime pour ne pas se tromper, l’impérieuse nécessité de ne rien faire.
S’il avait initialement pour ambition de préparer, préserver l’avenir envi-
ronnemental de la planète lors de la conférence de Rio en 1992, force est de consta-
ter qu’il s’est étendu à tous les domaines de la prise de décision notamment dans
le domaine de la gouvernance économique et financière de l’entreprise. Nous avons
évoqué la connaissance et la volonté, c’est sur cette dernière que le principe de
précaution agit. Il inhibe toute volonté de prendre des risques, c’est-à-dire
d’appréhender l’incertitude pour essayer de la réduire au maximum et avancer en

(8) Sébastien Vaas : L’enfer du virtuel.


(9) Le mot est de Nicolas Malebranche, disciple de Descartes.

101
Les ressorts de l’action humaine face à l’irrésolution

refusant la probabilité de l’erreur. Au lieu de cela, le principe de précaution fait du


« devoir de protéger » une forteresse inexpugnable, s’appuyant sur le légitime souci des
hommes politiques face aux peurs individuelles, collectives d’un monde de plus en
plus façonné par les représentations, l’imaginaire, tel le monde virtuel, « l’e-monde ».

Quand le virtuel régit notre quotidien

Le danger du principe de précaution est qu’il répond aux peurs en les


mettant toutes sur un pied d’égalité, qu’elles soient réelles ou imaginaires, qu’elles
soient scientifiquement fondées ou l’objet d’une rumeur. De puissants prescrip-
teurs d’opinion influencent les pouvoirs publics pour prendre en compte ce fait
devenu dès lors public car on en parle et on en fait parler via la médiasphère. Et la
boucle est alors bouclée car si l’État s’occupe d’une « peur » alors c’est qu’il y a un
véritable danger, qu’elle existe ; le raisonnement est implacable et peu importe qu’il
y ait un fondement réel, scientifique ou non.
L’exemple des antennes relais de la téléphonie mobile est éloquent. Il n’y a
aucune étude scientifique prouvant que la puissance des émetteurs provoque une
forme de nocivité ; paradoxalement les émetteurs hertziens de la télévision sont
beaucoup plus puissants. Comme le souligne Jean de Kervasdoué dans La peur est
au-dessus de nos moyens, au nom du principe de précaution, la puissance des émet-
teurs de téléphonie mobile a été diminuée et pour garder une qualité de couverture
identique, c’est la puissance des téléphones qui a été augmentée (et le téléphone est
plus proche de la personne que l’antenne…). Et les jugements rendus à propos des
plaintes contre les antennes relais ont abouti à l’inscription du principe de précau-
tion dans la Constitution française !


Il apparaît urgent de réacclimater nos décideurs, chefs d’entreprise et
hommes d’action à la notion de « juste risque ». Il ne s’agit pas de retomber dans les
errements des prises de risque inconsidérées de la sphère financière qui ont discré-
dité la notion de risque lors de la crise des subprimes. Puisqu’il n’y avait pas de sanc-
tion en cas de pertes, la notion d’aléa moral (10) est apparue en raison de l’écart entre
le preneur de risque et son « assureur ». Le courage de la prise de risque s’est incarné
dans l’émergence de la fonction de Risk Manager, dans l’entreprise par exemple, qui
emploie désormais des spécialistes capables d’évaluer, de hiérarchiser et prendre en
compte les risques liés à l’exploitation, les finances, l’environnement… Ces experts

(10) Jacques de La Rosière : « L’aléa moral » in Commentaire n° 134, 2011.


La notion d’aléa moral n’est pas récente et provient du monde de l’assurance. À l’origine, il s’agit d’un concept lié à l’étude
des comportements (moral behaviour) des assurés se sachant protégés par leur contrat et prenant en conséquence des
risques inconsidérés. Par extension, cette notion s’est étendue au monde économique et financier quand il s’est agi de
qualifier les individus qui prenaient des risques tout en se sachant couverts par les pouvoirs publics en dernier ressort.

102
Les ressorts de l’action humaine face à l’irrésolution

du risque sont placés au plus près des instances de décisions. Il n’y a alors pas de
négation ou de refus du risque mais une appréhension fine de ce que doit être le
« juste risque » : celui qui permet à l’action d’exister. On renoue avec la vraie
prudence : celle qui s’appuie sur la tempérance, la justice et le courage.
Esquissons pour finir une réflexion d’ordre médical : la place grandissante
du virtuel dans nos vies et la survalorisation du principe de précaution ne
favorisent-elles pas l’humeur mélancolique de nos contemporains dans son aspect
le plus néfaste et le plus connu : la peur de l’avenir et la dépression ?

Éléments de bibliographie
Jean de Kervasdoué : La peur est au-dessus de nos moyens. Pour en finir avec le principe de précaution ; Plon, 2011 ;
235 pages.
Jacques de La Rosière : « L’aléa moral » in Commentaire n° 134 ; 2011.
Sébastien Vaas : L’enfer du virtuel. La communication naturelle pour sortir de l’isolement technologique ; Éditions l’Âge
d’Homme, 2009 ; 187 pages.
Rév. John Brucciani : Conférences sur les quatre tempéraments (5-Cdroms) ; 2006.
Serge Nicolas : Psychologie de W. Wundt (1832-1920) ; L’Harmattan, 2003 ; 152 pages.
Jacques Jouanna : La postérité du traité hippocratique de la nature de l’homme : la théorie des quatre humeurs ;
Flammarion, 1992.
John Boyd : Organic Design for command and control ; 1987.
Dr Albert Chamfrault : Traité de médecine chinoise (6 tomes) ; Éditions Coquemard, 1954.
Ambroise Paré : Œuvres complètes, présentées par J.F. Malgaigne ; Éditions J.B. Baillières, 1840.
Aristote : Éthique à Nicomaque.
Aristote : Traité de l’âme.
Hippocrate : De la nature de l’homme.

103
Le sens de l’engagement :
quelle est la place du décideur ?
Hélène Blassel (HEC)
Nicolas Meunier (HEC)

M
ettre, donner en gage, dit le Robert, interrogé sur le sens du verbe
« engager ». Dans le cas de l’engagement personnel, lorsque l’on
« s’engage » dans quelque chose, que met-on alors en gage ? Soi-même,
certes, car telle est la fonction du pronom personnel réfléchi mais la question posée
va bien au-delà : ne s’agit-il pas en réalité de se donner tout entier, de mettre de
côté ce besoin tant porté aux nues de réalisation personnelle afin de s’investir (1)
dans la recherche d’un but qui dépasse l’individu ? La définition la plus récente
(1945, et cette date est loin d’être innocente) du terme « engagement » donnée par
le Robert éclairera sans doute mieux le propos de cet article : « Acte ou attitude de
l’intellectuel, de l’artiste qui, prenant conscience de son appartenance à la société
et au monde de son temps, renonce à une position de simple spectateur et met sa
pensée ou son art au service d’une cause » (2).

Il ne s’agit pas ici de céder à la mode des controverses sur le rôle des intel-
lectuels dans la vie publique mais bien de s’interroger sur la nécessité pour le déci-
deur (et non plus pour « l’intellectuel », dont l’emprise sur le monde qui l’entoure
peut être sujet à débat) de s’engager dans « la société et le monde de son temps »
ainsi que sur les conditions de réalisation de ce « renonce[ment] à sa position de
simple spectateur ».

Car en effet, force est de constater la crise du lien social dans nos sociétés
occidentales, à tel point que des solutions politiques extrêmes sont de plus en plus
plébiscitées par les citoyens, et ce à travers l’Europe entière. Face à cet état de fait,
il paraît plus que jamais essentiel d’envisager le rôle du décideur par le prisme de
son engagement dans la société et au service d’un projet commun.

Si ces problématiques se posent très naturellement et certainement quoti-


diennement aux dirigeants politiques et militaires, il semble nécessaire de redonner
toute son importance à la question de l’engagement dans un projet de société dans
le cas des dirigeants d’entreprises.

(1) Avec la « mise en gage » et « l’investissement », on voit ici toute la richesse de la métaphore économique lorsque l’on
touche à ces sujets.
(2) Le Petit Robert, mise à jour mars 1995, article : « engagement ».

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale


Le sens de l’engagement : quelle est la place du décideur ?

Donner du sens : l’engagement du décideur pour l’Humain

De nombreuses analyses contemporaines considèrent l’anomie comme la


caractéristique principale de notre société. Absence de régulation, désintégration
des normes, dislocation du lien social nourrissent une lecture noire de notre
communauté humaine dont la situation serait aggravée par un phénomène d’accé-
lération du temps. Ainsi la peur du déclassement, la crainte d’une désynchronisa-
tion, une société « détraquée » par une crise du temps érigent la modernité au rang
des menaces. La peur du changement, la fin d’une époque – comme en témoigne
le préfixe « post » de postmodernité – sont des angoisses révélatrices

Le décideur, défini comme l’homme de la décision, est celui que nous iden-
tifions comme responsable du sens qu’il lui appartient de donner. Cela est vérifié
au sein de la vie politique ; les hommes qui ont décidé de vouer leur vie à la chose
publique ont pour ambition de poursuivre l’écriture du récit national ou interna-
tional. Les entrepreneurs, quant à eux, ont pour devoir de s’inscrire avec la même
ambition pour préserver leur résultat d’exploitation.

La crise de France Télécom : redonner du sens ?

Parmi les crises d’identité qui ont touché le monde de l’entreprise, le cas de
France Télécom – Orange est éloquent. La vague de suicides au travail a donné une
dimension émotionnelle et symbolique très forte à cette crise. Le travail est un élé-
ment d’identité fort, symbole de vie, ancré dans notre culture judéo-chrétienne
depuis la Genèse dans laquelle l’homme fut appelé à travailler la terre et la faire
fructifier. Mort et travail apparaissent comme incompatibles et leur soudaine et
insupportable association a imposé aux dirigeants de France Télécom une remise
en cause capitale.

France Télécom a subi dans ces dernières années un malaise profond dont
le reflet fut triple à travers une crise de pilotage, une crise de ressources humaines
mais aussi une crise de sens. Les deux premières ne sont pas l’objet de ces lignes, et
c’est la dernière qui nous intéresse.

Effectivement, de nombreuses mutations depuis les années 90, la culture


d’une entreprise monopolistique de « lignards » dégradée par la nécessité de
l’ouverture au marché expliquent la perte progressive de repères des salariés en
moyenne très âgés (3) et sous statut de fonctionnaire. À cela, il faut ajouter une révo-
lution technologique au caractère exceptionnel puisqu’en 2010 le téléphone fixe
semble de plus en plus marginalisé au profit du marché de la mobilité, d’Internet
et de ses services. Une réglementation de plus en plus contraignante, l’ouverture du

(3) L’âge moyen des salariés de France Télécom en 2010 était de 47 ans.

106
Le sens de l’engagement : quelle est la place du décideur ?

capital (4), l’ouverture à la concurrence et la confrontation avec des acteurs agressifs


achevèrent de déstabiliser l’entreprise et ses hommes.
La déstructuration individuelle ou « acédie » (5) aboutit progressivement à
la désintégration de la personne. Ainsi perte de sens, nihilisme, tentation du
désespoir mènent à cette très médiatique série de suicides de salariés, lesquels dans
leurs testaments font part de leur sentiment d’inutilité individuelle, ayant perdu de
vue le but à atteindre. La question du « pour quoi » est posée à travers la douleur
de ces disparitions. Un facteur important dans la dégradation des relations profes-
sionnelles entre les managers et leurs équipes fut aussi et sans conteste l’indexation
d’un tiers du salaire sur la performance de l’employé.
Quelles réponses de la direction ? Elles furent dans un premier temps
inadaptées, avec la conception d’un « plan anti-suicide » médiatiquement irrece-
vable dans le fond et dans la forme ! La direction de France Télécom fut en consé-
quence changée (6) et il s’est alors agi de libérer la parole (7) dans l’entreprise pour
permettre aux salariés de se dire en vérité, d’exprimer leur mal-être, leur ressenti.
L’approche managériale fut d’abord d’écouter et de comprendre. Ensuite, le but
recherché par la direction fut de redonner du sens collectif grâce à l’élaboration
d’une road map : le Plan conquête 2015.
L’objectif de ce Plan conquête 2015 était avant tout de trouver les mesures
adaptées pour réhabiliter la relation managériale altérée par un contexte difficile de
financiarisation à outrance et de recherche effrénée de performance au sein des
équipes de France Télécom. Ce plan se devait avant tout d’être lisible, afin de susci-
ter d’emblée l’adhésion des salariés. Une stratégie en quatre points fut alors établie,
le premier étant : « l’homme au cœur du projet ».
Les engagements de la direction furent en effet de lier la performance à la
qualité sociale afin d’assurer une réussite dans le temps long. Le dialogue avec les
partenaires sociaux a abouti à un nouveau « contrat social » grâce à sept accords négo-
ciés et à son envoi à plus de 100 000 salariés. La nécessité d’une formation managé-
riale consolidée a également été soulignée faisant l’objet d’un programme spécifique
(Orange Campus) qui devait permettre de former 20 000 managers. L’utilisation
d’outils modernes comme le web social (8) ont permis d’asseoir cette parole libérée
dans l’entreprise et de prendre en compte les questions, de connaître les aspirations,
de traiter les revendications des employés. Enfin, la question des suicides a fait l’objet

(4) Le cours de bourse passe de 219 à 5 euros en 15 mois. Avec 70 milliards d’euros de dette, France Télécom a en 2010
le triste record de la première dette privée au monde.
(5) « L’acédie » définit le mal-être éprouvé historiquement par les moines qui, au IVe siècle, partaient en ermitage dans le
désert et éprouvaient une tristesse de l’âme qui empêchait l’épanouissement de la vie contemplative.
(6) À partir du 1er mars 2010, Stéphane Richard a assuré les fonctions de PDG de France Télécom.
(7) Un cabinet extérieur fut choisi pour mettre en place un questionnaire qui obtint de manière assez exceptionnelle
80 000 réponses (l’entreprise compte 200 000 salariés dont 100 000 Français) soit 80 % de participation.
(8) Le blog de Stéphane Richard, Orange Plazza, reçoit plus de 5 000 visites hebdomadaires.

107
Le sens de l’engagement : quelle est la place du décideur ?

d’une attention spécifique avec la mise en place d’une « conférence sanitaire » per-
mettant le suivi des employés identifiés comme vulnérables ou fragiles.

L’engagement personnel du décideur : une façon de donner du sens ?

On l’a vu, la prise en compte de l’Humain dans la vie de l’entreprise


comme dans toute communauté est une donnée déterminante dans la construction
du sens que doit prendre son travail pour l’employé, sous peine d’une aliénation
totale, aux conséquences parfois tragiques. Recentrer la marche de l’entreprise sur
certaines valeurs fondamentales relève de la responsabilité du dirigeant. Mais si l’on
dépasse les bornes strictes de l’entreprise et si l’on se détache de son fonctionne-
ment interne pour l’envisager comme partie prenante d’une société, la responsabi-
lité du dirigeant s’en trouve d’autant augmentée. En effet, souvent happé par des
problématiques propres à l’entreprise comme la rentabilité, la productivité et la
croissance, traitées généralement sous un aspect avant tout financier, le dirigeant
est rapidement mis dans une position où la raison d’être sociale de son entreprise
et de son travail lui échappe.

L’engagement du dirigeant consisterait donc non seulement, dans une visée


humaniste, en la reconsidération de l’Humain au sein de l’entreprise mais égale-
ment dans une visée sociale, en la réinscription du travail dans un récit social
commun, qui dépasserait non seulement l’individualité du dirigeant, mais aussi
celle de l’individualité de l’entreprise.

Le besoin de l’engagement individuel

Face à l’anomie dont il a été question précédemment, deux réactions sont


possibles. D’une part le repli sur soi, sur l’individu, sur ses propres aspirations et la
réalisation personnelle. D’autre part, le dépassement de soi par l’engagement dans
un projet plus large.

L’explosion ces dernières années du nombre de cadres impliqués dans des


actions bénévoles plaide en faveur du développement de cette seconde option. En
effet, il semblerait que le bénévolat remplisse désormais de plus en plus ce besoin
de l’individu de s’oublier, de se mettre au service d’une « raison sociale » qui lui soit
supérieure. Si le travail semblait auparavant devoir remplir cette fonction, consti-
tuer ce lien entre l’individu et la société dont il participe, l’aliénation de l’employé
(9)
a mis un terme à cette illusion. Le bénévolat semble ainsi venir suppléer à la
faillite du travail comme instrument de lien social.

(9) Le terme exact serait « travailleur », mais la rhétorique marxiste se l’étant approprié, l’on se cantonnera dans la mesure
du possible à l’appellation « employé ».

108
Le sens de l’engagement : quelle est la place du décideur ?


L’exemple de France Télécom met en lumière la responsabilité du décideur
dans le don du sens. Au-delà des mesures prises dont l’avenir dira ou non la perti-
nence, l’action de la direction a pour ambition de répondre à la question « Pour
quoi » ? C’est la responsabilité du décideur d’inscrire dans le temps long l’histoire
de son entreprise. C’est l’écriture de ce récit, le cap donné qui dissipent, atténuent
les brouillards de l’avenir. Cette incertitude réduite, ce risque pris en compte à sa
juste mesure permettent de distinguer la finalité de l’action des salariés en dépassant
la question du « comment », i.e. l’approche par les moyens, qui semble notoirement
insuffisante pour donner du sens. On peut retenir quelques principes fondateurs qui
peuvent permettre au manager de devenir « porteur de sens » (10) : l’écoute, le
dialogue et la nécessité d’une formation adaptée, l’engagement individuel.
Notons pour conclure que Christophe Colomb durant son voyage en 1492
n’eut de cesse, durant les mois de traversée, de gérer son équipage avec le souci
permanent des hommes. C’est ainsi que les officiers donnaient des cours aux mate-
lots, que des réunions quotidiennes étaient organisées avec les quartiers maîtres
pour prendre la température des ponts inférieurs… C’était, en effet, le prix à payer
pour donner du sens à l’aventure de ces équipages qui naviguaient au sens propre
vers l’inconnu. Le découvreur de l’Amérique fut un grand navigateur mais aussi un
grand manager.

(10) Collège des Bernardins : Un management porteur de sens : la règle de Saint Benoît, un concept moderne de
management, colloque du 21 octobre 2009.

109
Et la confiance ?
Adeline Deroubaix (ENA)
Pierre de Thieulloy (EDG)

« Lorsque le doute s’installe, c’est toute la machine qui ralentit : on en vient à questionner chaque décision,
chaque stratégie, à ressasser en boucle ses appréhensions. Le doute s’auto-alimente et s’amplifie tout seul :
on ne sait plus comment s’y prendre, on se met à procrastiner donc à douter davantage (…) ».
Sylvaine Pascual, psychologue du travail

L
es articles et études de ce cahier ont fait émerger plusieurs idées fortes.
L’incertitude est une réalité inévitable. Par les outils scientifiques d’analyse,
aussi puissants soient-ils, l’incertitude n’est aucunement supprimée.
Certains pensent qu’elle est réduite, d’autre qu’elle est amplifiée. Tous s’accordent
sur le rôle irremplaçable de l’homme dans le processus décisionnel.

L’homme n’est pas neutre en matière d’incertitude. En effet, l’individu


méfiant dissimule, la dissimulation est facteur d’incertitude, l’incertitude source
d’inquiétude et l’inquiétude engendre la méfiance. La boucle est bouclée.
L’incertitude de l’environnement et la méfiance de l’homme s’alimentent mutuel-
lement. Est-ce un hasard si un Français sur quatre consomme des anxiolytiques ?
Est-il exagéré de parler de « société de défiance » (1) ?
La confiance apparaît dès lors comme moyen pour réduire l’incertitude.
Elle favorise les échanges tandis que la méfiance conduit au repli sur soi. Restaurer
la confiance, est-ce seulement un ‘‘truc’’ pour relancer l’économie ?

La confiance au cœur de l’équipe, la méfiance au cœur de la guerre

Dans le monde de l’entreprise, une étude de Jean-Pierre Prax a constaté


l’importance de la confiance dans l’efficacité de l’équipe. « L’expérience a montré
que la confiance jouait un rôle primordial dans la qualité du travail collaboratif » (2).
Dans les faits, deux spirales ont été identifiées. La confiance engendre la confiance,
la méfiance engendre la méfiance.

(1) Voir Pierre Cahuc et Yann Algan : La Société de défiance : Comment le modèle social français s’autodétruit ?
Parmi les pays développés, les Français seraient parmi les plus méfiants, envers leurs institutions comme envers leurs
compatriotes.
(2) Jean-Yves Prax : « Le rôle de la confiance dans la performance collective », conférence du 25 septembre 2001.

Les Cahiers de la Revue Défense Nationale


Et la confiance ?

Dans la sphère de l’État, la réussite des réformes peut reposer sur la


confiance : ainsi, la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) d’août 2001
a introduit davantage de souplesse pour les managers dans la répartition des crédits
et a donc supposé au préalable de faire confiance aux managers publics en leur
accordant une autonomie plus grande.
Dans le milieu militaire la confiance doit être réciproque. Pour remplir des
missions où la vie de chacun dépend de l’action de tous, le soldat doit pouvoir
compter sur son camarade, sur son chef, sur son subordonné : c’est primordial. En
ce sens, l’engagement est incontournable. Tenir sa parole, respecter les délais et les
échéances, avertir son entourage avant que le problème ne devienne insoluble : la
confiance se construit au jour le jour.
A contrario, l’ennemi ou le traître est dans une autre logique : tous les coups
sont permis. Ruse, espionnage, tromperies ou stratégies ont pour but de déstabili-
ser, de paralyser en instaurant le doute. Mais la confiance est fragile, elle est facile-
ment brisée. La trahison fait mal et s’oublie difficilement. Rétablir la confiance est
une entreprise difficile qui revient à « faire la paix ».

Le travail en réseau : quelle efficacité ?

À ce titre, l’influence négative des nouveaux moyens de communication sur


l’atmosphère de travail décelée par Jean-Yves Prax doit attirer notre attention : « Un
certain nombre de comportements ont été révélés comme porteurs de danger :
l S’enflammer : s’énerver tout seul et se décharger dans une longue tirade
écrite.
l Poser des requêtes ou assigner des tâches irréalisables.
l Ignorer les requêtes ; ne pas répondre à ses mails.
l Dire du mal ou critiquer quelqu’un.
l Ne pas remplir ses engagements.
Bien entendu, on se doute que ce genre de comportement n’est pas fait
pour améliorer la confiance mais il se trouve que l’usage d’un outil les rend davan-
tage possible qu’une interaction physique » (3).
L’e-mail peut ainsi être porteur d’une spontanéité maladroite et destructrice
des relations sociales réelles. Autrement dit, l’outil informatique est ici source de
méfiance.

(3) Idem.

112
Et la confiance ?

Les médias et la liberté d’expression ont façonné notre société

Bien heureusement, la plupart des hommes ne sont pas mal intentionnés.


Cependant, beaucoup trompent les autres de bonne foi. La qualité de la parole
n’est plus la fiabilité mais la liberté. La loyauté a laissé la place à la liberté d’expres-
sion. Abuser de la confiance des autres ne pose plus de problème. Certains en font
un métier.

« Pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du télé-
spectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre dispo-
nible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux
messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain
disponible ». Tels sont les mots du président de TF1 en 2004.

Si tromper est une solution légitime pour gagner de l’argent, pour vendre
mon produit ou mon programme électoral, pourquoi serais-je le seul à me tenir à
la vérité ? Qui n’a jamais abusé de la crédulité de ses proches ? « Comment vais-je
expliquer mon retard ? – tu n’as qu’à dire que tu avais un rendez-vous… » et le tour
est joué.

L’homme en crise, facteur d’incertitude

Le lien entre incertitude et méfiance a été évoqué. La méfiance engendre la


tromperie et la tromperie augmente l’incertitude. Ce phénomène prend de
l’ampleur en période de crise. En 1937, deux ans avant l’embrasement généralisé
de l’Europe, le chef du gouvernement du Portugal résumait l’ambiance internatio-
nale en ces termes :

« Presque tout est fictif, purement apparent, mouvant et incertain, dans la


conscience des gouvernements comme dans celle des foules. C’est la destruction fatale
opérée par le mensonge, systématiquement et sur une grande échelle (…) » (4).

En effet, le mensonge est parfois la dernière défense de celui qui se sait


menacé. Il est aussi l’arme de celui qui veut dominer. La ruse et la tromperie utili-
sées par la publicité se sont répandues dans notre société. Le monde de la finance
est en crise et les annonces politiques sont perçues comme des « manœuvres élec-
torales ». Les foules sont déstabilisées. Le pouvoir et l’argent, moteurs de la concur-
rence, poussent au calcul et à la manipulation. L’homme en crise n’est plus un
simple loup pour l’homme, il est bien pire ! Il est « le seul animal menteur » selon
l’expression du sociologue Philippe Breton (5).

(4) Oliveira Salazar : Principes d’action ; Arthème Fayard, 1956.


(5) Philippe Breton : La Parole manipulée ; La Découverte, 1997.

113
Et la confiance ?

L’homme loyal et confiant : diffuseur de sérénité


Notre société est plongée dans l’incertitude, la technologie n’y peut rien.
Loin de créer un monde plus sûr, les moyens de communication participent au
chaos. Chacun cherche son propre profit et les hommes se font de moins en moins
confiance. Faut-il s’étonner que, loin d’en prendre conscience, l’homme moderne
tente de se rassurer par toujours plus de technologie, de réglementations, de procé-
dures et toujours moins d’humain ? Il s’enfonce dans le cercle vicieux de la
méfiance et de l’incertitude.
A contrario, le chef ou le manager, une fois qu’il a décidé et qu’il a engagé
sa parole de façon irrévocable, est comme un rocher sur lequel son équipe peut
s’appuyer. En retour, chacun s’investit et essaie de tenir ses promesses. Il n’y a plus
besoin d’indicateurs ni de tableaux de bord, car chacun œuvre sincèrement pour
faire avancer le projet. Chacun fait tout pour être à la hauteur de la confiance qui
aura été instaurée.
Bien définir les tâches et responsabilités de chacun, tenir parole, respecter les
échéances, s’entraider, autant d’attitudes qui inspirent confiance, qui rassurent. La
conviction que mon chef ne me laissera pas tomber, que mon collaborateur ne me cri-
tiquera pas dans mon dos, qu’on m’aidera à m’en sortir si je suis dans la difficulté,
qu’on me pardonnera mes erreurs si je ne les cache pas, sont autant de certitudes qui
dégagent mon horizon et me redonne confiance en l’avenir et en mon entourage.


Si le premier environnement de l’homme est son entourage humain, et si
cet entourage est fiable, alors il évolue dans un monde stable. Par sa confiance ou
par sa méfiance, l’homme diffuse sérénité ou inquiétude. Seul le soleil de la
confiance peut dissiper le brouillard de l’incertitude et les nuages de l’inquiétude.
Bien heureusement, nombreux sont les décideurs qui se fient davantage à
leurs hommes qu’à leurs machines, qui savent quitter leurs indicateurs et leurs
e-mails pour discuter et passer du temps avec leurs collaborateurs. Établir de vraies
relations humaines, basées sur la confiance mutuelle, c’est diminuer l’incertitude.

Éléments de bibliographie
Pierre Cahuc et Yann Algan : La Société de défiance - Comment le modèle social français s’autodétruit ? ; Éditions Rue
d’Ulm, 2007 ; 100 pages.
Jean-Yves Prax : « Le rôle de la confiance dans la performance collective » in Le Manuel du Knowledge Management
– Une approche de 2e génération ; Dunod, mars 2003 ; 447 pages.
Philippe Breton : La Parole manipulée ; La Découverte, 1997 ; 220 pages.
Oliveira Salazar : Principes d’action ; Arthème Fayard, 1956 ; 254 pages.
Sylvaine Pascual : « 8 étapes pour gérer les périodes de doute » in www.ithaquecoaching.com (blog professionnel, coach
spécialiste des relations humaines et de la reconversion professionnelle).

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La Revue Défense Nationale est éditée par le Comité d’études de défense nationale
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L’illustration de couverture a été réalisée par l’agence Carré Blanc.


Agir dans l’incertitude
Quelle place pour la vision du décideur
et la prise de risque ?

Pour sa troisième édition, le colloque réunissant les élèves de l’École nationale d’administration, de
l’École de guerre et de l’École des Hautes études commerciales porte sur les défis de l’action collective
face à l’incertitude de l’environnement. Les notions de prise de risque et la nécessité d’avoir une vision
au-delà des contingences de court terme entrent en jeu. Les difficultés de l’action face aux aléas et
menaces qui pourraient l’entraver, la nécessaire personnalité du décideur, son charisme, son intuition,
la place du calcul du risque, de la confiance et de l’engagement sont évoqués ici à travers les différentes
approches et cultures inhérentes aux mondes administratif, militaire et commercial.

Synthèse de huit mois d’échanges, de réflexions et de travaux entre ces trois écoles, fort de leurs expé-
riences, parfois intenses, au sein d’environnements en crise économique ou diplomatique, voire en
guerre, le résultat est riche en diversité et teinté d’optimisme. Conscients de l’importance de l’action,
l’équipe du colloque a essayé d’en étudier les rouages, et particulièrement le processus de décision,
indispensable pour rendre possible l’action collective malgré les difficultés.

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