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Communication et langages

L'ambiguïté
Danièle Fleury

Résumé
« Ambigu : dont le sens est incertain », disent les dictionnaires. Une phrase ambiguë comporte plusieurs significations ; un
propos ambigu également, bien qu'en général, dans ce cas, l'ambiguïté profonde serve à faire comprendre ce que l'on entend
véritablement dire ; le sens réel n'est plus incertain, mais le sens apparent le demeure. Il serait évidemment souhaitable, dans
toute communication verbale ou écrite, que les ambiguïtés soient réduites au minimum. Mais est-ce possible ? Ce serait oublier
qu'un texte comporte son sens, mais comporte aussi celui que le lecteur ou l'auditeur construit en le lisant ou en l'écoutant.
Danièle Fleury, ici, se place exclusivement à un point de vue linguistique : comment peut-on comprendre les mécanismes qui
régissent une phrase ambiguë, par quels moyens les mettre en lumière, qu'il s'agisse d'une ambiguïté apparente que révèle la
structure de surface d'une phrase ou d'une ambiguïté plus fondamentale que révèle l'étude d'une structure profonde ?

Citer ce document / Cite this document :

Fleury Danièle. L'ambiguïté. In: Communication et langages, n°9, 1971. pp. 30-40.

doi : 10.3406/colan.1971.3850

http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_1971_num_9_1_3850

Document généré le 05/01/2016


L'AMBIGUÏTE

par Danièle Fleury

« Ambigu : dont le sens est incertain », disent les dictionnaires.


Une phrase ambiguë comporte plusieurs significations ; un propos ambigu
également, bien qu'en général, dans ce cas, l'ambiguïté profonde serve à
faire comprendre ce que l'on entend véritablement dire ; le sens réel n'est
plus incertain, mais le sens apparent le demeure. Il serait évidemment
souhaitable, dans toute communication verbale ou écrite, que les ambiguïtés
soient réduites au minimum. Mais est-ce possible ? Ce serait oublier qu'un
texte comporte son sens, mais comporte aussi celui que le lecteur ou
l'auditeur construit en le lisant ou en l'écoutant.
Danièle Fleury, ici, se place exclusivement à un point de vue linguistique :
comment peut-on comprendre les mécanismes qui régissent une phrase
ambiguë, par quels moyens les mettre en lumière, qu'il s'agisse d'une ambiguïté
apparente que révèle la structure de surface d'une phrase ou d'une ambiguïté
plus fondamentale que révèle l'étude d'une structure profonde ?

« C'est ambigu » tantôt salue un trait d'esprit, une phrase


subtilement formulée où une signification inattendue s'ajoute à la
dénotation ' première, tantôt sanctionne un manque de rigueur et de
précision qui laisse subsister un double sens — et quelquefois
même plus de deux interprétations — dans une proposition.
C'est dire que l'ambiguïté a un statut équivoque.
Cela provient du fait que, hormis les situations qui la font
rechercher, elle survient inopinément à l'intérieur d'un énoncé
et apparaît alors sinon comme une « faute de français », du
moins comme une maladresse. Le langage étant construit pour
communiquer, c'est-à-dire pour « mettre en commun », il ne
remplit plus sa fonction dès qu'une phrase conçue par
l'émetteur avec une signification A est perçue par le destinataire avec
c» une signification B, puisque dans ce cas A et B n'ont rien « en
S • commun ». Sans doute la communication n'est jamais absolue
« et le mot toujours utilisé, selon l'expression de Georges Mou-
§ • nin, comme un « plus petit commun multiple », puisque les
^ connotations — « tout ce qui dans l'emploi d'un mot n'appar-
<u
,Oc 1. Dénotation: contenu que tous les utilisateurs d'une même langue attribueront à un
"■g mot: il s'agit d'une signification « conceptuelle » ne reflétant pas la personnalité du sujet.
O On oppose « dénotation » à « connotation ». John Lyons écrit dans Linguistique géné-
"£ raie » (Larousse, Paris, 1970) : « On souligne souvent que les mots de la « langue de
3 tous les jours », à la différence du discours scientifique ou technique, sont lourds d'asso-
£ ciations ou de connotations affectives, en dehors de leur sens purement intellectuel,
£ dénotatif. »
8
Linguistique 31

tient pas à l'expérience de tous les utilisateurs de ce mot dans


cette langue » — ne coïncident pas de lecteur à lecteur,
d'auditeur à auditeur : mais encore faut-il s'entendre sur la
dénotation.

LES DIFFERENTS TYPES D'AMBIGUÏTE


Nous ne traiterons pas ici des ambiguïtés orales ou phonétiques
(lesquelles ne sont pas toujours dissociées des autres
ambiguïtés lexicales), c'est-à-dire des ambiguïtés que l'écriture
élimine. C'est le cas des phrases «équivoques2» (dans le sens
ancien du mot : « Qui offre un même son à l'oreille mais un
sens différent à l'esprit») : citons les homonymes3 (compter/
conter), les jeux de mots, les calembours, etc.
Nous adopterons la distinction établie par la grammaire trans-
formationnelle et nous classerons les ambiguïtés en trois
catégories, par ordre croissant de complexité.

/. Les ambiguïtés lexicales

Une phrase est ambiguë lexicalement quand un mot — ou une


séquence de mots — offre deux significations distinctes,
autrement dit si, dans son écriture, un même morphème4 lexical
correspond à plusieurs termes racines. La phrase ne présente
aucune différence aux autres niveaux de grammaire.
Exemples :
— Les cases étaient vides.
— Tous les tableaux furent supprimés.
— Le prêtre était enchanté de sa cure.
— Leurs effets étaient empruntés (double ambiguïté lexicale).
— Il s'est incliné devant son adversaire.
Remarques : Dans les cinq exemples ci-dessus, les deux
significations de l'ambiguïté appartiennent à un même niveau de
langue. Ce n'est pas toujours le cas : l'une des interprétations
peut être familière (par , exemple : «ramasser une bûche»,
« souffler une idée ») ou argotique (par exemple : « c'est une
casserole »).
On peut placer dans la classe des ambiguïtés lexicales :
— Le sens propre et figuré ; la phrase « elle l'empoisonne »
sera perçue différemment selon qu'« elle » remplace « la
jalousie » ou « Thérèse Desqueyroux ».
— Les figures de rhétorique comme l'antiphrase (qui consiste

de Parmi
3.2. Exemples:
parentéleset homonymes,
leurs
plurielsecrétaires
de fil)on etpeut
étaient
les distinguer
homophones
yenu(e)s,entre
leur
(mer,
les
secrétaire
maire,
homographes
mère,
était etc.).
venu(t;;.-ioersaknet£ret£vany
(ainsi « his », nom
4. Morphème: unité minimale significative. Un mot peut être composé d'un ou de plu-
bieurs morphèmes. On distingue les morphèmes grammaticaux (désinences verbales, par
exemple) des morphèmes lexicaux, appelés encore lexemes.
L'ambiguïté

à employer un mot dans un sens absolument contraire à sa


véritable signification ; par exemple : « quelle réussite ! » pour
« quel désastre ! »), la métaphore5, dont Gaétan Picon nous dit
qu' « elle jette un pont entre deux ordres » et qui se définit en
fait comme une comparaison sans en avoir la construction (elle
n'est pas précédée par «comme»), la métonymie6, sorte de
« métaphore qui unit des termes éloignés à l'intérieur d'une
même série ».

2. Les ambiguïtés de structure de surface 7 (appelée également


structure apparente)

A ce niveau, l'ambiguïté naît de la possibilité de grouper les


mots adjacents de deux manières distinctes. La construction
qui est à l'origine de la phrase ambiguë peut être double. Il
est possible de le mettre en évidence par le système de la
parenthétisation ou encore par l'arbre de Chomsky.
Exemples :
— ((L'uniforme) ((comportait) ((un béret et une cape)
(marron)))) ou ((L'uniforme) ((comportait) ((un béret) (et une
cape marron)))).
— Il m'a rapporté des fruits d'Afrique.
— Je les ai entendus parler en cachette.
— Il m'a acheté un disque de Barbara que j'aime beaucoup.
— Je crois cet enfant trouvé (2 interprétations possibles selon
que « trouvé » est épithète ou attribut). Voir page ci-contre.

3. Les ambiguïtés de structure profonde

La structure profonde représente les relations logiques


essentielles entre des mots ou des groupes de mots. Les ambiguïtés
à ce niveau comportent uniquement un changement dans ces
relations logiques, mais pas de modification possible dans le
groupement apparent des mots. Contrairement aux phrases
ambiguës lexicalement, les phrases ambiguës en structure
profonde sont toujours construites à partir de deux propositions.

> Exemples :
o> « Comme tant d'autres, tu vas me quitter »
g» Supposons que l'émetteur soit féminin :
■S — Tu vas me quitter comme tant d'autres garçons m'ont
"S quittée
£•
O 5. Métaphore: fondée sur le rapport « naturel » entre le référé primaire et le référé
"•S secondaire d'un mot donné: l'application du mot anglais head (tête) à des personnalités
§ qui exercent une autorité illustre l'extension métaphorique (J. Lyons).
"g 6. Métonymie: figure qui consiste à désigner le contenu par le contenant, la cause pour
3 l'effet, etc.
S 7. Structure de surface: « La seule couche qui soit immédiatement visible aux grammai-
g riens » (Hockett).
Linguistique 33

1re représentation

crois cet enfant trouvé

2e représentation

SV

I i
Je crois enfant trouvé
L'ambiguïté

— Tu vas me quitter comme tu as quitté tant de filles


« On leur conseilla de surveiller leurs faits et gestes »
— On conseilla à X de surveiller les faits et gestes de X
— On conseilla à X de surveiller les faits et gestes de Y
(X comme Y représentant nécessairement deux personnes au
moins)
« Je lui ai proposé de venir »
— J'ai proposé à X que X vienne
— J'ai proposé à Y que X vienne
« J'ai laissé fumer ma cigarette »
— J'ai laissé ma cigarette : ma cigarette fume
— J'ai laissé ma cigarette : ma cigarette est fumée (par X)
— J'ai laissé X fumer ma cigarette
« Je lui fais porter un bouquet »
Deux structures profondes correspondent à cette phrase ; nous
en rendrons compte par la transformation:
A.
Je fais cela : un bouquet être porté à il
Je fais qu'un bouquet est porté à il
B.
Je fais cela : un bouquet être porté par il
Je fais qu'un bouquet est porté par il
La représentation de cette seconde structure profonde serait
la même que celle de la première structure profonde A, car A et
B ne diffèrent que par la préposition (à, par).
Cela tient au fait qu'en structure profonde le complément
d'agent tout comme le complément indiquant la destination,
l'attribution, est introduit par une préposition.
Pour mettre en évidence la différence entre A et B, rétablissons
l'actif dans B.
Je fais qu'il porte un bouquet
« Je lui fais porter un bouquet » est donc bien composé de
2 phases, ce que confirment :
— la place de « lui » devant faire ; « lui » n'est pas sujet de
porter ;
— l'introduction de « qui ».

§ L'EXPERIENCE DE McKAY ET BEVER 8


§> Donald G. McKay, de l'Institut de technologie du Massachu-
| setts, et Thomas G. Bever, de l'université Harvard, ont réalisé
•2 l'expérience psycholinguistique suivante, dans la double pers-
« pective :
§ a) de découvrir les relations entre :
'•§ — le temps de perception d'une ambiguïté et la nature de l'am-
•§ biguïté,
£ 8. McKay et Bever: « In Search of Ambiguity », in Perception and Psychophysics (Psy-
E chonomic Press, Californie, 1967, vol. 2).
S
Linguistique 35

— le temps de perception et le temps de verbalisation9,


— le temps de verbalisation et la nature de l'ambiguïté ;
b) de déterminer si l'ordre postulé par les linguistes (selon
ces derniers, la façon logique de comprendre — ou d'émettre —
une phrase est de commencer par une appréciation de la
structure profonde, puis d'aborder la structure de surface et, enfin,
le niveau lexical) correspondait à l'ordre réel ou « psychofo-
gique ».
Ils ont posé comme hypothèse que l'on procédait de la même
manière pour comprendre la signification (unique) d'une phrase
quelconque que pour découvrir la seconde interprétation d'une
phrase ambiguë, Mais la génération d'une phrase grammaticale
(c'est-à-dire syntaxiquement correcte et sémantiquement
acceptable) et la recherche de l'ambiguïté contenue dans une
phrase présentée comme ambiguë supposent-elles une
démarche identique ?

Le matériel de l'expérience 10
Quatre-vingts phrases ambiguës ont été transcrites à raison
d'une phrase par fiche. Cinquante-six d'entre elles ne
comptaient qu'une seule ambiguïté, les vingt-quatre autres
contenaient deux ambiguïtés indépendantes ou pouvaient être
interprétées de quatre manières différentes. Quarante-cinq phrases
comprenaient des ambiguïtés appartenant à l'une des trois
catégories précédemment citées (structure profonde, structure
apparente, niveau lexical) et les trente-cinq autres phrases ou
présentaient d'autres types d'ambiguïté ou même n'étaient plus
ambiguës, l'une de leurs significations étant infiniment plus
probable que l'autre.

Le déroulement de l'expérience

Les sujets étaient au nombre de vingt, tous diplômés de


l'université Harvard (c'était l'équivalent de ce que nous appelons
en France des élèves-professeurs ou des moniteurs de faculté) .
On leur a remis individuellement une feuille où étaient
précisées les conditions de l'expérience, sa nature et sa finalité et
rappelé que, dans tous les cas, chacune des deux significations
de l'ambiguïté est possible dans un langage parlé et quotidien.

Les cartes ont été battues et présentées selon un ordre qui


variait avec chaque sujet. Dès que la carte est retournée et
que le sujet prend connaissance de la phrase qui lui est
proposée, on déclenche un premier chronomètre. Quand le sujet
10.
9. Voir
L'expérience
page 36.a été tentée sur des phrases anglaises.
L'ambiguïté

dit « yes », on arrête ce chronomètre (qui mesure donc le


temps de perception, c'est-à-dire le temps mis pour découvrir
l'ambiguïté) et on déclenche le second chronomètre tandis que
le sujet explique le plus succinctement possible et dans l'ordre
où il les a décelées les deux significations de la phrase
ambiguë (le dernier chronomètre permettra donc de connaître
le temps de verbalisation, c'est-à-dire le temps mis pour
exprimer l'ambiguïté).
On note (15 fois sur 1 600 interprétations) si l'une des deux
interprétations proposées par le sujet est :
— syntaxiquement incorrecte ;
, — extrêmement subjective ou basée sur une mauvaise lecture
de la phrase.
15 fois sur 1 585, une seule interprétation a été vue.
1. Dans les phrases ambiguës plusieurs fois, l'ordre des temps
de perception pour les trois types d'ambiguïté est le même que
dans les phrases ambiguës une seule fois. Pourtant, le temps
nécessaire pour découvrir un certain type d'ambiguïté est plus
long pour les phrases qui contiennent deux ambiguïtés que pour
celles qui n'en présentent qu'une.
2. Les ambiguïtés lexicales sont décelées plus rapidement que
les ambiguïtés de structure de surface ; les plus longues à
percevoir sont les ambiguïtés de structure profonde.
3. Le contexte dans lequel l'ambiguïté apparaît constitue une
variable importante. Souvent, le contexte immédiat11, c'est-à-
dire les autres éléments de la phrase ambiguë, favorise une
interprétation.
Exemple. Soit le mot anglais « sentence » : il semble logique
de lui attribuer le sens de « jugement » dans la phrase a et celui
de « phrase » dans la proposition b.
a) « In their sentences, state judges tend to be hard on
criminals » (dans leurs sentences, les juges ont tendance à être durs
pour les criminels).
b) « In sentences, some ambiguities are more difficult to dis-
5, cover • (dans les phrases, quelques ambiguïtés sont plus diffi-
2 ciles à découvrir).
|> 4. Le temps de perception est court quand l'ambiguïté porte
■2 sur le premier mot de la phrase, long quand elle est localisée
« dans les deux derniers mots. Cela n'est pas vrai pour les
§ ambiguïtés de structure profonde pour lesquelles le temps de
"■§ perception est court quand l'ambiguïté est située au début ou à
■| la fin de la phrase, long quand elle est au milieu.
£ 11. On distingue le contexte immédiat du contexte de situation qui, lui, dépasse le
E cadre de la phrase.
o
O
Linguistique 37

5. Le temps de perception est plus bas quand l'ambiguïté porte


sur le sujet, sur le verbe ou sur le complément que lorsqu'elle
apparaît sur l'adverbe ou sur l'adjectif. Cela n'est pas
surprenant, l'adverbe et l'adjectif sont des éléments moins
fondamentaux des phrases. (En cas d'amnésie, ce sont d'ailleurs les
verbes qui sont les mots en dernier oubliés.)
6. Les ambiguïtés lexicales peuvent être divisées en deux types
basés sur la nature de la relation entre les deux significations
de l'élément lexical ambigu.
18 sujets sur 20 voient d'abord la signification la plus probable.
Quelques ambiguïtés lexicales ont deux significations qui
semblent n'avoir aucune relation entre elles. Bever et McKay
les appellent ambiguïtés lexicales « unsystematic » (voir, en
français, le mot « grève » : 1. cessation de travail, 2. plage) :
« The bark frightened him »
l'aboiement l'effraya
l'écorce l'effraya
Pour d'autres, les deux significations apparaissent comme étant
reliées d'une manière conceptuelle ; ce sont les « ambiguïtés »
lexicales « systématiques » :
« The marine captain liked his new position »
le capitaine de marine aimait sa nouvelle position.
Le temps de perception est plus bas pour les ambiguïtés
lexicales reliées.
7. Dans Je- cas d'une ambiguïté en structure profonde, il y a
une verbalisation plus complexe que l'autre.
Soit la phrase : « La description d'Homère était inattendue »
Homère décrit (1)
X décrit Homère (2)
L'interprétation avec le sujet apparent (1) étant plus aisément
formalisable que l'interprétation avec occurrence du sujet
sous-entendu, le temps de verbalisation sera plus court.
Remarque : Quand la signification (2) est décelée la première,
le temps de perception pour découvrir la signification (1) est
plus bas que lorsque c'est l'inverse qui se produit.

Les conclusions
II est possible que — et cela est vrai pour les trois niveaux —
voir à la première lecture la signification la plus obscure puisse
faciliter la découverte de l'ambiguïté, la perception de la
seconde signification étant relativement probable.
Réciproquement, découvrir d'abord la signification la plus « évidente » peut
.rendre ensuite la recherche de l'ambiguïté plus longue,
puisqu'il faut alors percevoir la signification la moins probable, donc
la plus difficile.
Dans une séquence de mots ambigus, on repousse les mots
L'ambiguïté

ambigus (on retarde leur interprétation) jusqu'à ce qu'on soit


bien imprégné du contexte, ce qui autorise parfois une seule
signification et empêche alors l'ambiguïté. En fait, quand nous
« générons » des phrases, nous essayons d'éviter l'ambiguïté,
ce qui amène McKay à conclure que la manière dont nous
engendrons les phrases et dont nous les comprenons n'a peut-
être rien à voir avec la façon dont nous recherchons
l'ambiguïté.

COMMENT EVITER L'AMBIGUÏTE ?


D'après les exemples proposés et l'expérience réalisée par
G. Bever et D. McKay, il est clair que l'ambiguïté est maximale :
1. quand la phrase est inachevée (voir exemple ci-dessous) ;
2. quand le contexte est inexistant ou extrêmement réduit.

Exemple 1 :
« Guérir », comme d'autres verbes, a la propriété d'être employé
transitivement (avec le sens de faire guérir) : c'est le cas s'il
a pour sujet « le médecin », et intransitivement s'il a pour sujet
le malade. Pourtant, une phrase inachevée comme « le médecin
guérit » peut être ambiguë, car rien ne permet,
morphologiquement, de distinguer, dans ce cas, entre l'emploi transitif et
l'emploi intransitif du verbe. Dans ces deux emplois, guérir a un
sujet animé, mais un sujet non animé n'est pas impossible.
Soit les trois phrases inachevées :
le médecin guérit > ambigu
le malade guérit — ■ — >peut être ambigu
le médicament guérit >non ambigu
Pour supprimer l'ambiguïté, on peut :
— préciser qu'il s'agit d'un emploi transitif du verbe en lui
ajoutant un complément :
le médecin guérit le malade mon ambigu;
— transformer la phrase en lui donnant la forme passive :
. le malade est guéri.
Remarqua :
o^ « Le malade est guéri » n'est pas l'équivalent exact de « le
g malade guérit». Il y a une différence d'aspect12. Dans le pre-
S? mier cas, l'aspect est accompli (la guérison a eu lieu) ; dans
§ le second cas, l'aspect est non accompli (la guérison est en
71 train de se faire).

.1 Exemple 2 :
§ — contexte immédiat favorisant une interprétation.
'5 Les accolades du président étaient maladroites.
s
Oo£ 12. « Manière dont l'action exprimée par le verbe est envisagée dans son développement. »
Linguistique 39

— contexte de situation ne permettant qu'une interprétation ;


Des géologues parlent : « Ce plateau est ancien. »
Des antiquaires remarquent : « Ce plateau est ancien. »
Pour désambiguïser la phrase, il convient donc :
— de la compléter 13 ;
— de lui faire subir une ou plusieurs transformations ;
— de la replacer dans son contexte.
L'intonation permet-elle d'éliminer l'une des deux
interprétations d'une phrase ambiguë ? C'est la question que s'est posée
le linguiste George A. Miller14 qui a réalisé avec Noam
Chomsky l'expérience suivante, à propos de la phrase anglaise :
« Flying planes can be dangerous. »
a) flying planes are dangerous ;
b) flying planes is dangerous.
Cette phrase ambiguë a été replacée dans deux contextes
différents et lue à haute voix par 20 sujets.
Dix sujets ont pris connaissance de cette phrase dans un
contçxte (1) qui lui donnait la signification a), dix autres sujets
dans un contexte (2) qui l'orientait clairement vers la
signification b). Leur lecture a été enregistrée sur bandes
magnétiques.
On a ensuite demandé aux 20 suiets si cette phrase signifiait :
*— piloter des avions peut être dangereux,
— les avions en vol peuvent être dangereux.
Aucun des 20 sujets n'avait perçu l'ambiguïté. Tous avaient
automatiquement donné à la phrase un sens en accord avec le
contexte.
Sur chaque bande magnétique, le contexte a été effacé, et l'on
a fait écouter à un groupe d'étudiants en linguistique la phrase
seule, lue par les 20 sujets. Il fut impossible aux étudiants de
préciser la signification donnée par le lecteur à la phrase.
Miller conclut donc qu'il n'y a aucune relation logique entre
l'intonation et la structure profonde de la phrase. A ce niveau,
l'intonation n'est pas, du moins en ce qui concerne la langue
anglaise (semblable expérience n'ayant pas, à notre
connaissance, été tentée sur la langue française), un moyen de désam-
biguïsation.

Cette approche de l'ambiguïté peut paraître arbitraire, puisque


les phrases sont isolées de leur contexte, et artificielle, puisque
la démarche pour découvrir l'ambiguïté ne semble pas apporter
d'indications sur ces mécanismes innés qui sont à l'origine du
langage, de la production de phrases grammaticales ou accep-
13. Compléter la phrase n'est pas toujours suffisant. Ainsi, le syntagme nominal c l'amour
de Dieu» est ambigu. Mais, ainsi que le fait remarquer J. Lyons, même dans des
phrases complètes, son ambiguïté peut demeurer: c C'est l'amour de Dieu qui pousse
Jes hommes à travailler pour leurs semblables. »
14. George A. Miller et Frank Smith : The Genesis of Language (M.I.T. Press, 1966*
L'ambiguïté

tables. Ce ne sont pas les règles linguistiques qui permettent de


déceler l'ambiguïté, mais bien ce que l'on appelle la «
compétence • du sujet, c'est-à-dire cette connaissance intuitive de la
langue qu'il parle, cette capacité d'« émettre spontanément, ou
de percevoir et de comprendre, un nombre infini de phrases que,
pour la plupart, il n'a jamais prononcées ou entendues
auparavant ». Toutefois, l'analyse linguistique pose précisément les
problèmes essentiels de la compétence du sujet et de
l'organisation du langage en structures profondes et superficielles. Il
reste à savoir si leur réponse appartient entièrement au domaine
linguistique.
Danièle Fleury.

co3>
CO

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