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DIALOGUE ?
Nouvelle économie
géographique et géographie :
quel dialogue ?
L’Espace géographique entretient une longue habitude de rencontres avec d’autres disciplines, par ses publications
comme par l’organisation de discussions. Ayant observé le développement de la nouvelle économie géographique (NEG)
depuis une quinzaine d’années, nous avons souhaité débattre des relations épistémologiques et des échanges possibles
entre cette approche de l’économie et la géographie. Deux économistes, qui connaissent bien les travaux des géographes,
Jacques-François Thisse, professeur d’économie à l’université de Louvain, et Bernard Walliser, professeur d’économie à
l’École nationale des ponts et chaussées, ont accepté notre invitation, et nous les en remercions. Le débat, dont nous
reprenons ici quelques courts extraits1 à la suite de leurs interventions, a été animé par Isabelle Thomas, directeur de
recherches au Fonds national de la recherche scientifique (FNRS) et professeur de géographie à l’université de Louvain-
la-Neuve, et Denise Pumain, professeur à l’université Paris I, membre de l’Institut universitaire de France.
Remerciements
Nous tenons à remercier l’Institut universitaire de France et la Maison des Universités qui nous ont accueillis pour ce débat, le 17 mars 2006.
Étaient présents : Henri Chamussy, Jean-Paul Deler, François Durand-Dastès, Christian Grataloup, Évelyne Mesclier, Philippe Pinchemel,
Denise Pumain, Marie-Claire Robic, Thérèse Saint-Julien, Léna Sanders, Christian Taillard, Jacques-François Thisse, Isabelle Thomas,
Bernard Walliser.
1. Les sous-titres sont de la rédaction de l’Espace géographique.
2. Fujita M., Krugman P. (2004). « The defining issue of the new economic geography is how to explain the formation of a large variety of
economic agglomeration (or concentration) in geographical space ». Regional Science, 83, 1-2, p. 140.
3. Arthur W.B. (1994). Increasing Returns and Path Dependence in the Economy. Ann Harbor : The University of Michigan Press, 224 p.
4. Krugman P. (1996). The self-Organizing Economy. Oxford : Blackwell Publishers, 132 p. ; Huriot J.-M., Thisse J.-F. (2000). Economics of Cities.
Theoretical Perspectives. Cambridge : Cambridge University Press, 468 p. ; Fujita M., Krugman P., Venables A.J. (2001). The Spatial Economy.
Cities, Regions, and International Trade. Cambridge : MIT Press, 384 p. ; Fujita M., Thisse J.-F. (2004). Economics of Agglomeration : Cities,
Industrial Location and Regional Growth. Cambridge : Cambridge University Press, 478 p. ; Henderson J.V. (2005). New Economic Geography.
Cheltenham : Edward Elgar Publishing, 648 p. ; Fujita M., Thisse J.-F. (1997). « Économie géographique, problèmes anciens et nouvelles
perspectives ». Annales d’économie et de statistiques, 45, p. 37-87.
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Depuis longtemps, les géographes ont pris pour objet l’explication de la diversité des
organisations spatiales des sociétés. Ils l’ont recherchée aussi bien dans les interactions
entre les sociétés et leur milieu que dans les interactions entre les lieux. Ils ont utilisé cer-
tains formalismes inspirés du raisonnement économique, au point de partager avec l’éco-
nomie régionale les références aux travaux de « pères fondateurs » tels von Thünen,
Weber, Reilly, Christaller ou Lösch. Plus récemment, ils se sont intéressés aux processus
d’auto-organisation des territoires5 et aux dynamiques évolutives de ces systèmes com-
plexes, avec des formulations très voisines de celles que retiendra la nouvelle économie
géographique, dans ses modèles de croissance ou d’organisation centre-périphérie par
exemple. Un dialogue renouvelé entre les deux disciplines est-il désormais possible? Sous
la similitude des mots, les concepts sont-ils vraiment comparables?
Sur le plan épistémologique, la démarche exclusivement déductive de la théorie éco-
nomique, qui postule une universalité des processus, n’est-elle pas en contradiction avec
la diversité intrinsèque des lieux et de leur histoire postulée par la géographie, qui la
conduit à emprunter parfois une démarche inductive, et souvent rétroductive, c’est-à-dire
avec des allers et retours fréquents entre des observations et des formalisations partielles?
Sur le plan méthodologique, qu’est-ce que la nouvelle économie géographique peut
apporter à la géographie, et réciproquement? Dans la mesure où les auteurs économistes
maintiennent leur souci de cohérence avec la théorie économique, cela suppose-t-il que
les géographes doivent en admettre toutes les prémisses, s’ils souhaitent intégrer les
concepts et les modèles de la nouvelle économie à leur corpus? Inversement, les hypo-
thèses auxquelles tiennent les géographes, quant à l’hétérogénéité de l’espace géo-
graphique, et aux effets d’échelle, sont-elles aussi irréductibles au traitement par les
modèles analytiques de la nouvelle économie que les auteurs économistes le préten-
dent ? Une ouverture à d’autres voies méthodologiques serait-elle possible pour la
nouvelle économie géographique ?
En termes de sociologie des sciences, la relation entre les deux disciplines ne semble
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(p. 84) au titre du paragraphe qui présente l’ouvrage de la nouvelle économie géo- 11. Raymond J.G., Florax,
Plane D. (2004). « The
graphique. Dans ce même numéro de la revue, Fujita et Krugman12 refont allègre- Brightest of Dawns:
ment l’histoire de la nouvelle discipline, sous la forme d’un dialogue provocant et 50 Years of Regional
Science ». Regional
narquois entre les deux auteurs et un imaginaire interlocuteur complaisant… Science, Golden
Nous n’en avons que plus de reconnaissance envers les deux économistes qui ont Anniversary Issue, 83,
accepté de venir dialoguer avec nous. 1-2, 385 p.
12. Fujita M., Thisse J.-F.
Qu’est-ce que la nouvelle économie géographique ? (2004). Economics of
Agglomeration: Cities,
Jacques-François Thisse : Merci de m’avoir donné cette occasion de venir discuter Industrial Location and
Regional Growth.
avec vous. J’ai toujours beaucoup apprécié les échanges que j’ai pu avoir avec mes collè- Cambridge : Cambridge
gues géographes. Permettez-moi de rappeler que j’ai été membre du département de University Press, 478 p.
195 Débat
géographie de l’université catholique de Louvain pendant plusieurs années. J’ai passé
plusieurs mois au département de géographie de la McMaster University en 1981,
séjour pendant lequel j’ai beaucoup appris. J’ai donc eu plusieurs occasions de me fami-
liariser avec la manière de travailler des géographes. Leurs travaux ont eu une influence
déterminante sur ma propre recherche, en particulier la théorie de l’interaction spatiale
qui reste pour moi une contribution majeure de la géographie humaine à l’ensemble des
sciences sociales. Isabelle Thomas, qui est parmi nous, sait combien j’apprécie notre
collaboration, car je suis convaincu que nos approches sont plus complémentaires que
substituables.
Quelques remarques rapides pour commencer. Tout d’abord, selon ce que j’ai pu
observer, il existe, me semble-t-il, une plus large communauté de vue parmi les écono-
mistes que chez les géographes. Dans leur grande majorité, les économistes sont
d’accord sur un certain nombre de grandes idées, qui forment le socle de leur disci-
pline, une chose assez peu courante dans les sciences sociales et humaines. J’y revien-
drai dans un moment. En second lieu, il faut rappeler que les économistes ont été peu
nombreux à s’intéresser aux choses de l’espace. En France, le point de départ est la
thèse de Claude Ponsard, Économie et espace13, publiée il y a plus de cinquante ans.
Claude Ponsard a eu de nombreux étudiants, et j’ai été l’un d’entre eux. Aux États-
Unis, c’est avec le livre de William Alonso, publié en 196414, que l’économie urbaine a
connu son véritable essor. Depuis, les travaux se sont multipliés et ce champ a attiré de
très grands chercheurs en économie – y compris quelques prix Nobel. L’économie
urbaine est aujourd’hui une sous-discipline très active de la science économique, dont
Masahisa Fujita est l’un des principaux leaders.
La nouvelle économie géographique est beaucoup plus récente. On la doit à
Paul Krugman, dont le papier fondateur15 a été publié en 1991 seulement. À cette
occasion, Krugman a utilisé l’expression « economic geography » plutôt que celle de geo-
graphical economics. Certains y ont vu une manifestation d’impérialisme scientifique de
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Pourquoi les économistes ont-ils souvent négligé la dimension spatiale des phéno-
mènes économiques ? Tout d’abord, parce que plusieurs problèmes peuvent être étu-
diés valablement sans faire référence à l’espace. Pensons, par exemple, au rôle de la
monnaie au sein d’une économie. Les économistes qui ont voulu développer une
théorie rigoureuse des marchés et de la formation des prix ont été amenés à privilégier
deux hypothèses. D’une part, la concurrence parfaite, c’est-à-dire que les agents pren-
nent les prix comme des données ; d’autre part, la technologie est à rendements cons-
tants : si l’on double les facteurs de production, on double le volume de production.
Ces deux hypothèses ont permis l’étude de certaines questions spatiales, par exemple
en économie urbaine. En revanche, elles ne permettent pas de rendre compte des phé-
nomènes les plus fondamentaux. Depuis Christaller et Lösch, nous savons que l’hypo-
thèse de rendements croissants – le volume de production croît plus que
proportionnellement avec les facteurs – est cruciale. Le paysage économique est alors,
du moins en partie, considéré comme le résultat d’arbitrages entre rendements
d’échelle croissants et coûts de transport. Rappelons que ces coûts ne sont pas simple-
ment le coût de transporter un objet entre deux lieux, mais incluent toutes les dépenses
liées à l’échange spatial, les barrières tarifaires ou non tarifaires, le manque d’informa-
tion concernant les occasions en des endroits plus éloignés. Comme les géographes, les
économistes travaillant sur les questions spatiales partent donc du postulat que ce qui
est proche d’un agent compte davantage pour lui que ce qui est éloigné.
Sous l’hypothèse de rendements constants, on a de bonnes chances de voir
émerger ce que l’on appelle le « backyard capitalism », c’est-à-dire que chacun produit
pour sa propre consommation car cela permet de diminuer très fortement les coûts de
déplacement des biens et des personnes. Or, on souhaite justement expliquer que les
activités économiques sont concentrées en un petit nombre de lieux ayant des échanges
multiples, alors que le niveau d’activité est très faible ailleurs. Et de fait, si les agents
économiques se spécialisent, ils deviennent plus efficaces, ce que facilite leur regroupe-
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modèle initial. Est-ce la migration des travailleurs qualifiés qui se trouve à la base de la
formation de grandes agglomérations, comme Krugman le suggère ? Ou est-ce l’inter-
action entre le secteur des biens intermédiaires et le secteur final ? Les entreprises
appartenant au secteur final souhaitent souvent être proches de leurs fournisseurs.
Parallèlement, les entreprises du secteur intermédiaire souhaitent être installées à pro-
ximité de leurs clients. De fait, dans les grandes agglomérations, les relations dites ver-
ticales entre entreprises sont extrêmement nombreuses. On retrouve donc la même
causalité cumulative que chez Krugman, mais l’origine du regroupement spatial est
différente. Dans les deux cas, l’agglomération, quand elle émerge, est la conséquence
involontaire d’une myriade de décisions prises sans concertation par les agents éco-
nomiques. Autrement dit, elle est la résultante macro-spatiale d’un très grand
nombre de choix individuels agrégés par les marchés.
En outre, la formation d’une grande agglomération donne naissance à de nouveaux
coûts qui peuvent freiner, voire arrêter, le processus cumulatif d’agglomération. Ce n’est
pas notre rémunération nominale, mais notre rémunération réelle, c’est-à-dire quand on
tient compte du coût de la vie, qui nous importe. Nous savons que les coûts du logement
sont en moyenne plus élevés au sein des grandes villes. De plus, les coûts de déplacement
entre domicile et lieu de travail y sont aussi plus élevés. Des études récentes nous appren-
nent que les Franciliens passent 10 millions d’heures par jour dans leurs déplacements,
ce qui correspond en gros à 8 % du PIB de l’Île-de-France. Le logement aux USA en
1960 représente 16 % du revenu moyen, en 2000, 20 %. Or, entre 1960 et 2000, le
revenu des Américains a triplé.
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Quatrièmement, l’espace est vu comme une source de phénomènes spécifiques. Il fait
apparaître des rendements croissants dans la mesure où diverses activités situées au même
endroit économisent des coûts de transport. Il fait apparaître des externalités, positives si
plusieurs activités se renforcent les unes les autres, négatives s’il y a encombrement sur un
même site. Il s’ensuit que l’on a généralement affaire à une situation de concurrence
imparfaite. Les modèles d’agglomération reflètent parfaitement ces phénomènes.
Cinquièmement, l’espace est vu comme une ressource rare agissant comme un
bien pur. Pour un terrain, la dimension spatiale16 coexiste encore avec ses qualités
intrinsèques s’il est à usage agricole, mais elle devient quasi exclusive s’il est à usage
industriel. Là encore, sur un marché foncier, on observe des offres et demandes de
terrain qui s’ajustent en un équilibre. Les modèles fonciers, s’appuyant souvent sur
des zones concentriques spécialisées selon des activités diverses, illustrent cet aspect.
La prise en compte de l’espace peut dès lors être comparée à la prise en compte du
temps. Le premier aspect renvoie à la prise en compte de la date de disponibilité d’un
bien, ce qui en fait un «bien daté». Le deuxième aspect évoque le choix de la date de
réalisation d’un bien ou d’une activité, en particulier la date de mise en œuvre d’un équi-
pement. Le troisième aspect concerne la réalisation d’un équilibre inter-temporel d’un
bien daté, qui échelonne les échanges du bien sur plusieurs périodes. Le quatrième aspect
porte sur les phénomènes temporels spécifiques, en particulier les externalités négatives
liées aux irréversibilités physiques ou positives dues aux innovations technologiques.
En revanche, le cinquième aspect n’a pas de contrepartie directe car le temps ne
peut se concevoir comme un bien marchand. Cependant, un marché indirect du
temps existe bien puisqu’il est possible à un agent d’économiser du temps contre de
l’argent dans certaines activités. En sens inverse, le temps manifeste deux autres
aspects qui n’ont pas de contrepartie pour l’espace. D’une part, les anticipations et les
calculs des acteurs se déroulent dans le temps virtuel du raisonnement qui simule le
temps réel des phénomènes. D’autre part, le temps physique est lui-même le support
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D. Pumain : Merci de nous avoir exposé un tableau aussi clair, à la fois pour présenter
la nouvelle économie géographique et pour situer l’approche de l’économie par rapport à
celle de la géographie. Pour lancer ce débat, je vais poser une question épistémologique
et une question méthodologique. La première question me paraît la plus importante, j’ai
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envie de la poser de façon provocante. L’économie géographique est-elle une science
sociale? Jacques a commencé habilement par dire que l’économie n’avait pas d’objet et
qu’elle avait une méthode. C’est une manière un peu isolationniste de présenter une dis-
cipline, puisque si chacune élabore ses propres méthodes, elle ne risque pas de rencontrer
les autres en rendant compte d’un objet. Dans les objets auxquels s’intéressent conjointe-
ment les économistes, les économistes « géographiques » et les géographes, il y a place
pour la rencontre de plusieurs sciences sociales. Par exemple, l’économie urbaine peut-
elle produire à elle seule une explication suffisante de la ville? En se présentant ainsi n’a-
t-elle pas cette ambition un peu trop impérialiste de proposer des explications, des
théories, des modèles qui seraient le modèle dominant sinon premier? Au début de son
intervention, Jacques nous a dit que ce n’est pas la peine de chercher des explications
pour les répartitions qui présentent des inégalités si ces distributions peuvent être
engendrées par des processus aléatoires. En même temps, l’hypothèse fondamentale des
économistes est que c’est l’économie qui explique les différences, les inégalités constatées.
Lorsque l’on passe à la validation de cette interprétation, ne commet-on pas la même
erreur en voulant expliquer par le seul modèle économique des processus qui, comme le
développement des inégalités entre centres et périphéries, s’appuient aussi sur des pro-
cessus sociaux qui n’ont rien à voir avec l’explication économique de l’application de la
rationalité? À moins de faire entrer dans l’économie des variables comme le goût pour le
pouvoir ou la défense de l’intérêt identitaire face à d’autres intérêts… Lorsque les éco-
nomistes veulent expliquer les agglomérations uniquement par l’avantage que trou-
vent les entreprises dans l’interaction spatiale, on sait bien qu’en fait cette causalité
circulaire a une part d’explication dans des réseaux sociaux qui maintiennent et
entretiennent ces agglomérations, pour des motifs non économiques considérés par
d’autres sciences sociales. L’économie géographique se poserait comme une explica-
tion principale en laissant le résidu aux autres sciences, dont la géographie. Au
fond, les économistes n’admettraient pas que l’on puisse avoir une interprétation
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J.-F. Thisse: J’ai pris d’emblée un point de vue simple et provocateur en disant que les
économistes ont des méthodes plutôt que des objets d’étude. Si un économiste travaille
sur la croissance économique, son souci principal est la croissance et il va s’efforcer de
retenir les principaux aspects du problème, qu’ils soient économiques ou pas. Quand ils
attaquent un nouveau problème, les économistes utilisent leur boîte à outils. Quand celle-
ci ne contient pas les outils appropriés, ils en conçoivent d’autres. Toutefois, il faut faire la
preuve que ceux-ci sont nécessaires. En outre, les économistes s’efforcent de respecter les
principes généraux que Bernard Walliser a bien résumés. Bien entendu, ce genre de travail
n’explique pas tout. Pour ma part, lorsque je lis des travaux de géographes éminents…
D. Pumain : Il t’arrive en effet de citer Vidal de la Blache, et au moins tu l’as lu. Mais les
économistes ne tiennent généralement pas compte de ce qui a été publié en géographie.
Parmi de nombreux exemples, je viens de lire un article de E.L. Glaeser, qui est très bien
fait pour analyser par la méthode économétrique, la contribution des niveaux de qualifica-
tion des populations à la croissance régionale aux États-Unis, au cours des trois dernières
décennies. À la fin de son article, pour expliquer la corrélation entre la croissance et la lati-
tude, il nous sort une théorie des climats, inversée: dans les régions où il pleut beaucoup,
on a tendance à plus travailler… Il y a quand même depuis Montesquieu une littérature
qui a renouvelé ces questions! Glaeser débarque et nous impose cet argument éculé.
Pourquoi s’ignore-t-on ?
Isabelle Thomas : Pourquoi s’ignore-t-on ? Personnellement, je suis un produit aty-
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J.-F. Thisse : Évoquons un modèle qui a eu beaucoup de succès : c’est celui de 17. Olsen J. (2002). « On
the units of geographical
l’interaction spatiale de Wilson, qui a été beaucoup repris par des économistes et economics ». Geoforum,
appliqué dans nombre de domaines, comme le choix des produits. no 33, p. 153-164.
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D. Pumain : Et qui n’ont pas cité Wilson.
J.-F. Thisse: C’est exact, mais ils en citent d’autres. Par exemple, Alex Anas a reformulé
ce modèle en utilisant le concept d’utilité aléatoire, qui est plus proche de la manière de
penser des économistes. Sinon, il est vrai que beaucoup d’entre nous ont tendance à
rester à l’intérieur de leur paradigme. Il faut d’abord bien maîtriser son propre paradigme
avant d’entrer dans un autre. Le chercheur moyen, même s’il est bon, n’est pas toujours
capable de faire ce genre de choses, sauf s’il est dans un contexte favorable. Il y a, en
outre, une difficulté particulière avec la géographie que Bernard a bien expliquée, à savoir
l’existence d’une grande disparité de courants. S’il y avait deux ou trois paradigmes, il
serait plus facile de s’y référer. En Europe, je ne connais pas une revue qui publie assez
systématiquement les meilleurs articles de géographie. J’en ai souvent parlé à
Hubert Beguin. On ne sait pas où aller chercher. Au contraire, quand on va vers l’histoire,
on a de nombreuses revues de qualité. Dans les ouvrages consacrés à l’histoire des villes,
on identifie plus facilement les principales contributions. Inversement, on connaît beau-
coup mieux les travaux des géographes qui fréquentent régulièrement les grands congrès
de science régionale. Isabelle appartient à un courant de la géographie, qui est assez
proche de l’économie, avec lequel la discussion est assez facile. Il reste que certains éco-
nomistes ne sont pas empreints de grande modestie et parfois redécouvrent le monde,
mais d’autres sont plus modestes et leurs travaux pourraient intéresser les géographes.
I. Thomas : L’interaction étroite entre économie et géographie n’existe que dans cer-
taines universités seulement.
D. Pumain : Je regrette d’insister sur l’absence de référence aux points de vue de la géo-
graphie, par exemple à propos des hiérarchies urbaines. Le papier de Fujita, Krugman et
Mori21 ne tient aucun compte de tout ce qui a été écrit là-dessus. C’est choquant!
J.-F. Thisse: C’est le premier papier qui explique la formation d’un système urbain à
partir d’un modèle purement économique, où les villes émergent en tant que consé-
quence involontaire du comportement des agents économiques. Il continue à susciter
beaucoup de discussions, mais je peux t’assurer que des chercheurs comme
Gilles Duranton, Diego Puga et d’autres tentent de trouver d’autres éléments qui
expliquent ce phénomène. Vernon Henderson dit lui-même : « je ne suis pas arrivé à
trouver une explication convenable. Est-ce que toi, tu peux m’en proposer une ? »
I. Thomas: Comment peut-on essayer de progresser à l’avenir pour qu’il y ait des inter-
actions entre les deux disciplines, car il y a aussi des géographes qui publient dans des
revues internationales accessibles. Ce n’est pas une question d’accessibilité à la littérature,
mais bien d’ouverture...
J.-F. Thisse: C’est dans les deux sens que des malentendus se développent. Je suis
frappé que l’on critique notre modélisation de l’économie, pas notre modélisation de
la géographie. J’attends qu’un géographe écrive un papier qui nous dise : « J’aime bien
votre modèle économique, mais la manière de modéliser l’espace géographique est
insatisfaisante parce que… ». Jusqu’à présent, dans le Journal of Economic Geography, je
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J.-F. Thisse : Il n’aime pas l’accent que nous mettons sur le marché et les relations
prix-quantités, ce qui est différent.
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ont pourtant écrit un très bel article, largement accessible et peu formalisé, dans le
Journal of Economic Literature en 1998. Anas et Small ont beaucoup travaillé sur
l’organisation des villes américaines et la planification urbaine, tandis qu’Arnott
connaît bien les marchés du logement. Ils ont tous les trois une connaissance
concrète de ce dont ils parlent. Ils disent d’emblée : « Attention, les forces qui inter-
viennent à certaines échelles spatiales peuvent perdre leur pertinence à une autre ».
Dans certains de ses articles, Maryan Feldman nous dit : « Quand je travaille sur
Boston, je ne peux pas m’intéresser au seul Massachussetts car l’Ouest de cet État
n’est pas très pertinent pour mon analyse. En revanche, le Sud de l’État qui se trouve
juste au nord de Boston l’est et il faut absolument que je tienne compte de ce qui s’y
passe ». Pour cela, il faut effectuer un gros travail de reconstruction des données qui
sont souvent fournies sur la base des seuls critères administratifs. Paul Cheshire
construit des régions urbaines fonctionnelles bien plus pertinentes que les unités
administratives, mais il doit pour cela reconstruire de nouvelles données. Mais il est
vrai que beaucoup prennent les données telles quelles sans s’interroger sur leur perti-
nence au niveau spatial.
J.-F. Thisse : C’est exact. Ainsi, l’arbitrage entre rendements d’échelle et coûts de
transport a été redécouvert de nombreuses fois. Il y a donc bien des pertes en ligne
et celles-ci sont substantielles. Récemment, j’ai trouvé un papier publié en 1926 que
personne ne semble connaître, mais qui contient de nombreuses idées qui furent
développées beaucoup plus tard.
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Henri Chamussy : En 1926, les journées étaient aussi de 24 heures et c’est l’un des
problèmes. On n’a pas le temps de tout voir. La perte en ligne est fondamentalement là.
Internet, c’est plus décourageant qu’autre chose. C’est décourageant car on croit que
l’on peut tout avoir mais on n’a pas le temps de voir.
J.-F. Thisse : Mais quand on sort 500 références, on va plus spontanément vers ce
que l’on connaît.
J.-F. Thisse : Non, mais est-ce grave ? Certains chercheurs lancent des idées et fon-
cent. Il y a en a d’autres qui, au contraire, proposent de grandes synthèses. Ce ne sont
pas nécessairement les mêmes. Les blocages intellectuels ne sont pas le fait des seuls
économistes. Par exemple, il y a de nombreuses années, des chercheurs de l’équipe de
Prigogine sont venus nous voir pour nous parler de leur approche des systèmes
urbains. Nous les avons écoutés, mais ils nous ont dit ensuite qu’ils n’étaient pas inté-
ressés par nos approches. C’étaient des physiciens ou des chimistes, je ne me rappelle
plus. Cette attitude, on peut la trouver partout. Avec le temps, les choses se décantent.
Toutefois, j’aimerais lire dans une revue comme le Journal of Economic Geography, des
géographes qui présentent leurs travaux et mettent leurs résultats en perspective avec
certains résultats obtenus en économie géographique, mais ils ne le font pas non plus.
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plupart des économistes ne sont pas « confirmationnistes ». Ce n’est pas parce qu’ils ont
trouvé un modèle qui marche qu’ils vont prétendre que c’est le bon modèle. Ils sont
plutôt « réfutationnistes » au sens poppérien du terme. Ils admettent qu’il y ait d’autres
explications possibles et qu’il faille les tester les unes contre les autres.
I. Thomas : C’est bien ce que fait Olsen : il prend l’exemple d’un point de vue de
Krugman et le réinterprète géographiquement…
B. Walliser: Le modèle sert de référence dans la discussion. Il est plus facile de discuter
à partir d’un modèle et de voir ce qui manque. Il vaut mieux commencer par un modèle
simple plutôt qu’un modèle compliqué. C’est la conviction de beaucoup d’économistes.
Reste aussi l’idée que des généralisations plus réalistes ne nous apprennent pas nécessai-
rement quelque chose de nouveau. Il y a toujours la critique latente que l’économie évo-
lutionniste n’explique pas des phénomènes nouveaux par rapport à ce que pouvait
expliquer l’économie classique. Elle peut être plus réaliste, mais ce n’est pas le problème.
Le problème est: est-ce qu’il y a des phénomènes que l’économie classique n’arrive pas à
expliquer et que l’économie évolutionniste explique? Quant au point sur les échelles spa-
tiales, les économistes n’ont pas bien intégré cette dimension. Il y aurait moyen de le faire
à travers la prise en compte d’autres institutions que le marché. Depuis au moins
vingt ans, l’économie institutionnelle propose des institutions qui viennent en substitu-
tion au marché. C’est peut-être là le point le plus intéressant: ce ne sont pas les mêmes
institutions qui interviennent à différentes échelles. Cependant, le problème de la nature
et de la genèse des institutions intermédiaires reste posé.
D. Pumain : De la même façon que les sociologues, quand ils se posent la question :
« Comment fait-on une société ? ».
F. Durand-Dastès: J’ai l’impression que l’on construit les modèles de la même façon,
mais que l’on ne cherche pas à mettre dans le modèle les mêmes choses, lorsque l’on
choisit de quel côté on met la variable dépendante et la variable indépendante. Ce sont des
choix, des questions que l’on se pose à l’intérieur d’une problématique, mais on est dans la
même procédure de recherche. C’est tout à fait légitime de déplacer l’intérêt de certains
modèles.
Marie-Claire Robic : Quelles sont les relations entre ces deux groupes ?
Thérèse Saint-Julien: Ce que vous décrivez, c’est ce qui se passe très largement dans
les sciences sociales. Je ne pense pas que les sciences économiques soient une spécificité.
On pourrait trouver 50 % de géographes mêlés à l’action politique ou à la décision.
J.-F. Thisse : Ron Martin se demande pourquoi, lorsque les géographes disaient les
mêmes choses il y a trente ans, on ne les écoutait pas, et pourquoi on écoute les éco-
nomistes. Cela mérite d’être discuté. Peut-être, est-ce une question de visibilité ?
Dans les années 1930, des économistes ont voulu se donner une question centrale
claire. Ils ont fondé l’Econometry Society (la Société d’économétrie). À l’époque, ces
gens faisaient de tout en économie, ils pouvaient étudier la banque centrale, la
Banque de France ou la Banque de Belgique, sans s’intéresser à d’autres questions ou
à l’aide financière publique. Il y avait un grand éclatement, mais ce groupe a fini par
rayonner, la diffusion a pris de l’ampleur. Dans cette coordination, ont été ajoutées de
211 Débat
plus en plus de variables, et pas simplement le marché, mais bien d’autres institutions.
Il y a un désir d’ouverture réel des économistes vers les autres sciences sociales. Je
rejoins tout à fait François Durand-Dastès : ce que l’on demande aux spatialistes,
c’est de comprendre la localisation des activités. C’est ce sur quoi j’ai toujours insisté
dans mon travail et c’est pour cela qu’Hubert Beguin me considère comme un « géo-
graphe » ! Quand Krugman ou d’autres disent : « Pourquoi y a-t-il des
agglomérations ? » ils posent une question différente de celle de savoir pourquoi une
agglomération s’est formée en un lieu particulier. Il faut bien séparer ces deux ques-
tions. Quels sont les mécanismes qui produisent les agglomérations ? Se demander
ensuite si ces mécanismes sont pertinents, et pourquoi ils se sont concrétisés là et pas
ailleurs. Dans ce cas, l’histoire est fondamentale.
D. Pumain : Que c’était l’une des solutions intéressantes. C’était quand même
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D. Pumain : Moi, je retiens la conclusion de Walras sur le marché foncier. Il disait que
l’espace est un bien trop précieux et trop rare pour qu’on le confie à l’économie, et qu’il
faut donc nationaliser les terres.
J.-F. Thisse: Henri Georges, Joe Stiglitz et d’autres ont dit à peu près la même chose. Il
existe même un fort courant de pensée aux États-Unis, le «Georgisme», qui défend ce
genre d’idée. C’est très intéressant de voir certaines de ces idées mises en pratique aux
États-Unis et au Japon. Essayer de convaincre l’administration française de faire la même
chose est très compliqué, alors que ça se fait aux États-Unis et au Japon qui ne sont pas
des pays connus pour leur interventionnisme forcené.
J.-F. Thisse : Vous donnez la réponse d’un banquier. Ce n’est pas un scientifique,
c’est un peu comme si je prenais un géographe travaillant dans un grand bureau
d’urbanisme. Le banquier ne vous a pas donné de réponse.
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J.-F. Thisse: Permettez-moi, ici, de rappeler brièvement que les investisseurs n’aiment
pas l’incertitude. S’il n’y a pas plus d’investissements dans les pays d’Europe de l’Est,
c’est en partie à cause de l’incertitude qui pèse sur les droits de propriété. Nombreuses
sont les transactions qui ne se font pas à cause de l’incertitude qui pèse sur elles. On peut
même dire qu’en général, les marchés ne sont pas favorables aux conflits, contrairement à
une idée répandue dans certains milieux.
D. Pumain : On va conclure que les économistes n’aiment pas la guerre avec les géo-
graphes…
B. Walliser: Professionnellement, il m’est souvent arrivé d’être dans une position relative-
ment marginale. Elle était néanmoins acceptée par le milieu car j’ai montré que l’éco-
nomie orthodoxe, je la connaissais aussi. C’est comme en art, vous avez le droit de devenir
déviant si vous avez montré que vous savez faire vos gammes.
J.-F. Thisse : Tu te situes comme un déviant. C’est pour ça que l’on peut dialoguer.
213 Débat
B. Walliser : J’étais déviant pendant longtemps. Maintenant curieusement, je le suis
moins, parce que les sujets qui m’intéressaient sont de plus en plus intégrés dans
l’économie.
J.-F. Thisse : Les « idées déviantes » peuvent effectivement être récupérées et intégrées.
B. Walliser : Oui, elles peuvent l’être. Il faut sans doute pas mal de discours déviants
pour que le système puisse bouger. Vous savez, beaucoup de gens qui ont été consi-
dérés comme des hétérodoxes il y a trente ans, comme Williamson, sont maintenant
complètement intégrés dans l’orthodoxie économique. À la limite, tout discours nou-
veau est déviant.
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