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NOUVELLE ÉCONOMIE GÉOGRAPHIQUE ET GÉOGRAPHIE : QUEL

DIALOGUE ?

Belin | « L’Espace géographique »

2007/3 Tome 36 | pages 193 à 214


ISSN 0046-2497
ISBN 2701146515
Article disponible en ligne à l'adresse :
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EG
Débat
2007-3
p. 193-214

Nouvelle économie
géographique et géographie :
quel dialogue ?

L’Espace géographique entretient une longue habitude de rencontres avec d’autres disciplines, par ses publications
comme par l’organisation de discussions. Ayant observé le développement de la nouvelle économie géographique (NEG)
depuis une quinzaine d’années, nous avons souhaité débattre des relations épistémologiques et des échanges possibles
entre cette approche de l’économie et la géographie. Deux économistes, qui connaissent bien les travaux des géographes,
Jacques-François Thisse, professeur d’économie à l’université de Louvain, et Bernard Walliser, professeur d’économie à
l’École nationale des ponts et chaussées, ont accepté notre invitation, et nous les en remercions. Le débat, dont nous
reprenons ici quelques courts extraits1 à la suite de leurs interventions, a été animé par Isabelle Thomas, directeur de
recherches au Fonds national de la recherche scientifique (FNRS) et professeur de géographie à l’université de Louvain-
la-Neuve, et Denise Pumain, professeur à l’université Paris I, membre de l’Institut universitaire de France.

Les ambiguïtés de la nouvelle économie géographique


Denise Pumain : La nouvelle économie géographique, qui a émergé aux États-Unis depuis une quinzaine
d’années, semble introduire un nouveau paradigme en économie, puisqu’elle se propose de comprendre les lieux,
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en tant qu’agglomérations ou concentrations, dans leur diversité2. Elle rompt avec l’économie classique en suppo-
sant possible le maintien durable de déséquilibres entre régions et en postulant qu’une explication de ces inégalités
réside dans l’apparition de rendements croissants associés à la concentration géographique (ou agglomération).
Elle dit aussi vouloir tenir compte de l’enchaînement historique (path dependence) caractéristique des systèmes géo-
graphiques, qui oriente et contraint partiellement leur développement ultérieur3. Plusieurs ouvrages donnent un
aperçu des ambitions théoriques de ce courant4 et une revue scientifique, le Journal of Economic Geography, a été
créée en 2001.

Remerciements
Nous tenons à remercier l’Institut universitaire de France et la Maison des Universités qui nous ont accueillis pour ce débat, le 17 mars 2006.
Étaient présents : Henri Chamussy, Jean-Paul Deler, François Durand-Dastès, Christian Grataloup, Évelyne Mesclier, Philippe Pinchemel,
Denise Pumain, Marie-Claire Robic, Thérèse Saint-Julien, Léna Sanders, Christian Taillard, Jacques-François Thisse, Isabelle Thomas,
Bernard Walliser.
1. Les sous-titres sont de la rédaction de l’Espace géographique.
2. Fujita M., Krugman P. (2004). « The defining issue of the new economic geography is how to explain the formation of a large variety of
economic agglomeration (or concentration) in geographical space ». Regional Science, 83, 1-2, p. 140.
3. Arthur W.B. (1994). Increasing Returns and Path Dependence in the Economy. Ann Harbor : The University of Michigan Press, 224 p.
4. Krugman P. (1996). The self-Organizing Economy. Oxford : Blackwell Publishers, 132 p. ; Huriot J.-M., Thisse J.-F. (2000). Economics of Cities.
Theoretical Perspectives. Cambridge : Cambridge University Press, 468 p. ; Fujita M., Krugman P., Venables A.J. (2001). The Spatial Economy.
Cities, Regions, and International Trade. Cambridge : MIT Press, 384 p. ; Fujita M., Thisse J.-F. (2004). Economics of Agglomeration : Cities,
Industrial Location and Regional Growth. Cambridge : Cambridge University Press, 478 p. ; Henderson J.V. (2005). New Economic Geography.
Cheltenham : Edward Elgar Publishing, 648 p. ; Fujita M., Thisse J.-F. (1997). « Économie géographique, problèmes anciens et nouvelles
perspectives ». Annales d’économie et de statistiques, 45, p. 37-87.

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2007-3
193
Depuis longtemps, les géographes ont pris pour objet l’explication de la diversité des
organisations spatiales des sociétés. Ils l’ont recherchée aussi bien dans les interactions
entre les sociétés et leur milieu que dans les interactions entre les lieux. Ils ont utilisé cer-
tains formalismes inspirés du raisonnement économique, au point de partager avec l’éco-
nomie régionale les références aux travaux de « pères fondateurs » tels von Thünen,
Weber, Reilly, Christaller ou Lösch. Plus récemment, ils se sont intéressés aux processus
d’auto-organisation des territoires5 et aux dynamiques évolutives de ces systèmes com-
plexes, avec des formulations très voisines de celles que retiendra la nouvelle économie
géographique, dans ses modèles de croissance ou d’organisation centre-périphérie par
exemple. Un dialogue renouvelé entre les deux disciplines est-il désormais possible? Sous
la similitude des mots, les concepts sont-ils vraiment comparables?
Sur le plan épistémologique, la démarche exclusivement déductive de la théorie éco-
nomique, qui postule une universalité des processus, n’est-elle pas en contradiction avec
la diversité intrinsèque des lieux et de leur histoire postulée par la géographie, qui la
conduit à emprunter parfois une démarche inductive, et souvent rétroductive, c’est-à-dire
avec des allers et retours fréquents entre des observations et des formalisations partielles?
Sur le plan méthodologique, qu’est-ce que la nouvelle économie géographique peut
apporter à la géographie, et réciproquement? Dans la mesure où les auteurs économistes
maintiennent leur souci de cohérence avec la théorie économique, cela suppose-t-il que
les géographes doivent en admettre toutes les prémisses, s’ils souhaitent intégrer les
concepts et les modèles de la nouvelle économie à leur corpus? Inversement, les hypo-
thèses auxquelles tiennent les géographes, quant à l’hétérogénéité de l’espace géo-
graphique, et aux effets d’échelle, sont-elles aussi irréductibles au traitement par les
modèles analytiques de la nouvelle économie que les auteurs économistes le préten-
dent ? Une ouverture à d’autres voies méthodologiques serait-elle possible pour la
nouvelle économie géographique ?
En termes de sociologie des sciences, la relation entre les deux disciplines ne semble
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pas symétrique. Les économistes de la nouvelle économie géographique ne sont-ils pas
tentés de forger leurs propres concepts dans le cadre de la théorie économique, sans tenir
compte des constructions conceptuelles élaborées, parfois depuis longtemps, par la géo-
graphie? On peut en donner trois exemples, à propos des villes: la notion des avantages
de site « de première et seconde nature » est reprise par M. Fujita, P. Krugman et
A.J. Venables chez William Cronon6 : Cronon distingue les avantages naturels d’un site
de ceux qui lui ont été apportés par les aménagements. En géographie, c’est la distinc-
tion entre les concepts de site et de situation, impliquant deux niveaux d’échelle
d’interactions, qui a été jugée plus pertinente depuis plus d’un siècle pour traiter des
avantages de localisation des villes – on sait aussi la difficulté de démêler la part de la
nature et la part de la société dans l’histoire longue des sites urbains ! Le second
5. Wilson A.G. (1981). exemple se rapporte aux explications de l’émergence d’« une très grande variété de
Catastrophe Theory and
Bifurcation. Londres,
concentrations économiques ». Les économistes de la nouvelle économie géographique
Berkeley : Croom Helm, ne font pas du tout appel aux très nombreux travaux des géographes spécialistes des
University of California réseaux urbains et des systèmes de villes, même américains (par exemple, ceux de
Press, 331 p.
Brian Berry ou d’Alan Pred). Pourtant, ce niveau d’organisation du fait urbain ne
6. Cronon W. (1991).
Nature’s Metropolis. semble pas encore bien construit dans la théorie de la nouvelle économie géographique.
Chicago and the Great Fujita, Krugman et Venables se résignent à qualifier le chapitre de leur ouvrage consacré
West. New York :
W.W. Norton & Co Inc.,
à l’inégalité des tailles de villes comme «empirique» dans leur ouvrage théorique. Le troi-
556 p. sième exemple est celui de l’explication, retenue par M. Fujita et J.-F. Thisse, de la

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diversité des portefeuilles d’activités des villes, qui résulterait d’un choix des acteurs
urbains locaux (the city corporations) comme l’indique J.V. Henderson7. Cette explication
paraît très simplificatrice au géographe, habitué à mettre l’accent sur les niveaux
d’échelles de la décision et sur la faible autonomie des acteurs locaux en termes
d’implantation des activités économiques, notamment face aux grands groupes, natio-
naux ou multinationaux. En outre, et paradoxalement, alors que l’économie régionale a
bien étudié les effets des cycles de l’activité économique dans ses rapports avec les locali-
sations, l’explication retenue par la nouvelle économie géographique pour rendre compte
de la diversité des portefeuilles d’activités des villes, et de leurs inégalités de taille, est
«instantanée», elle est déduite des inégalités de rendements croissants procurés par des
spécialisations économiques différentes (Fujita, Thisse, 2004, p. 116). Ces trois exemples
illustrent bien la divergence entre les choix épistémologiques effectués par la nouvelle
économie géographique et par la géographie, lorsqu’il s’agit de constituer et d’évaluer un
concept scientifique : la première semble privilégier l’adéquation aux principes de la
théorie économique, au prix parfois de la vraisemblance historique, tandis que la seconde
renonce difficilement à sa culture idiographique, au prix d’une assez grande incapacité de
formalisation.
Les oppositions entre les deux disciplines sont-elles en partie illusoires, factices,
7. Henderson J.V. (1974).
s’agit-il d’attitudes réifiées par des postures disciplinaires, alors que les pratiques de « The Size and Type of
l’enquête et de la modélisation seraient en réalité bien plus proches? Ou bien sont-elles le cities ». American
reflet d’un état momentané des sciences sociales, qui ont réussi à intégrer partiellement la Economic Review, 64,
p. 640-656.
rigueur méthodologique des sciences «dures», sans accéder encore pleinement à la capa-
8. Pumain D. (ed.) (2006).
cité de traiter des systèmes complexes, lesquels sont non seulement auto-organisés, mais Hierarchy in Natural and
aussi historiquement dépendants et hiérarchisés, c’est-à-dire structurés simultanément Social Sciences.
Berlin : Springer-Verlag,
selon plusieurs niveaux d’échelles8 ? Methodos Series, vol. 3,
Le débat de L’Espace géographique intervient alors que le courant de la nouvelle 243 p.
économie géographique a déjà suscité de nombreuses réactions, parfois virulentes,
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9. Martin R. (1999).
dans des revues d’économie. Pour le géographe Ron Martin9 : « the ‘‘New Geographical « The New ‘’Geographical
Turn’’. Economics : Some
Economics’’ represents a case of mistaken identity : it is not that new, and it most certainly is Critical Reflections ».
not geography ». L’économiste J. Peter Neary10 en donne une évaluation plus nuancée, Cambridge Journal of
Economics, 23, 1, p. 65-91.
malgré le titre plutôt ironique de son article. Dans un numéro récent de la revue de
10. Neary J.P. (2001). « Of
l’Association de science régionale, qui célèbre brillamment son cinquantième anniver- Hype and Hyperbolas:
saire11, l’ouvrage de Fujita, Krugman et Venables est salué comme un « breakthrough », Introducing the New
au même titre que ceux de Walter Isard et William Alonso dans un article consacré Economic Geography ».
Journal of Economic
aux « path breaking books » de la Science régionale. Cependant, l’auteur de ce compte Literature, XXXIX,
rendu laisse tout de même un point d’interrogation : « The future : a new paradigm ? » p. 536-561.

(p. 84) au titre du paragraphe qui présente l’ouvrage de la nouvelle économie géo- 11. Raymond J.G., Florax,
Plane D. (2004). « The
graphique. Dans ce même numéro de la revue, Fujita et Krugman12 refont allègre- Brightest of Dawns:
ment l’histoire de la nouvelle discipline, sous la forme d’un dialogue provocant et 50 Years of Regional
Science ». Regional
narquois entre les deux auteurs et un imaginaire interlocuteur complaisant… Science, Golden
Nous n’en avons que plus de reconnaissance envers les deux économistes qui ont Anniversary Issue, 83,
accepté de venir dialoguer avec nous. 1-2, 385 p.
12. Fujita M., Thisse J.-F.
Qu’est-ce que la nouvelle économie géographique ? (2004). Economics of
Agglomeration: Cities,
Jacques-François Thisse : Merci de m’avoir donné cette occasion de venir discuter Industrial Location and
Regional Growth.
avec vous. J’ai toujours beaucoup apprécié les échanges que j’ai pu avoir avec mes collè- Cambridge : Cambridge
gues géographes. Permettez-moi de rappeler que j’ai été membre du département de University Press, 478 p.

195 Débat
géographie de l’université catholique de Louvain pendant plusieurs années. J’ai passé
plusieurs mois au département de géographie de la McMaster University en 1981,
séjour pendant lequel j’ai beaucoup appris. J’ai donc eu plusieurs occasions de me fami-
liariser avec la manière de travailler des géographes. Leurs travaux ont eu une influence
déterminante sur ma propre recherche, en particulier la théorie de l’interaction spatiale
qui reste pour moi une contribution majeure de la géographie humaine à l’ensemble des
sciences sociales. Isabelle Thomas, qui est parmi nous, sait combien j’apprécie notre
collaboration, car je suis convaincu que nos approches sont plus complémentaires que
substituables.
Quelques remarques rapides pour commencer. Tout d’abord, selon ce que j’ai pu
observer, il existe, me semble-t-il, une plus large communauté de vue parmi les écono-
mistes que chez les géographes. Dans leur grande majorité, les économistes sont
d’accord sur un certain nombre de grandes idées, qui forment le socle de leur disci-
pline, une chose assez peu courante dans les sciences sociales et humaines. J’y revien-
drai dans un moment. En second lieu, il faut rappeler que les économistes ont été peu
nombreux à s’intéresser aux choses de l’espace. En France, le point de départ est la
thèse de Claude Ponsard, Économie et espace13, publiée il y a plus de cinquante ans.
Claude Ponsard a eu de nombreux étudiants, et j’ai été l’un d’entre eux. Aux États-
Unis, c’est avec le livre de William Alonso, publié en 196414, que l’économie urbaine a
connu son véritable essor. Depuis, les travaux se sont multipliés et ce champ a attiré de
très grands chercheurs en économie – y compris quelques prix Nobel. L’économie
urbaine est aujourd’hui une sous-discipline très active de la science économique, dont
Masahisa Fujita est l’un des principaux leaders.
La nouvelle économie géographique est beaucoup plus récente. On la doit à
Paul Krugman, dont le papier fondateur15 a été publié en 1991 seulement. À cette
occasion, Krugman a utilisé l’expression « economic geography » plutôt que celle de geo-
graphical economics. Certains y ont vu une manifestation d’impérialisme scientifique de
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la part des économistes. Deux commentaires sur ce point. Tout d’abord, nous, fran-
cophones, oublions trop vite que les anglophones n’éprouvent pas toujours nos hésita-
tions dans l’emprunt de termes venant d’autres langues ou disciplines. En outre, la
dénomination geographical economics ne résonne pas bien en anglais, si du moins je me
fie à l’opinion de plusieurs amis anglophones avec qui j’en ai parlé. En revanche, en
13. Ponsard Cl. (1955). français, c’est l’expression « économie géographique » qui s’est imposée très rapide-
Économie et espace :
essai d’intégration du
ment. Difficile, donc, de parler d’impérialisme dans la mesure où la terminologie
facteur spatial dans change avec la langue. Ces choix terminologiques ne furent pas neutres, cependant.
l’analyse économique. Nombreux, en effet, furent les géographes pour qui la géographie économique de
Paris : Sedes, coll.
« Observation Paul Krugman était malvenue. Pourtant, parmi les nombreuses critiques que j’en ai
économique », no 8, 467 p. lues, c’est davantage l’approche microéconomique qui sous-tend les travaux de
14. Alonso W. (1964). Krugman que de nombreux géographes ont critiquée. Ils parlent peu, me semble-t-il,
Location and Land Use
toward a General Theory
de géographie quand ils critiquent Krugman et ses successeurs.
of Land Rent. Cambridge, Il faut rappeler ici que la théorie microéconomique privilégie l’individualisme méthodo-
Massachusetts : Harvard logique. Les agents économiques, consommateurs et entreprises, mais aussi les pouvoirs
University Press, 201 p.
publics ou d’autres entités, y sont considérés comme les acteurs de base. À la différence de
15. Krugman P. (1991).
« Increasing Returns and la macroéconomie, la microéconomie n’agrège pas les comportements individuels. Elle
Economic Geography ». vise au contraire à expliquer les phénomènes globaux à partir des actions individuelles.
Journal of Political
Economy, 99, 3, p. 483- Même le terme d’agent ne doit rien au hasard. Les économistes souhaitent mettre en avant
499. l’idée que l’individu est capable d’agir et de changer les choses, là où d’autres disciplines

© L’Espace géographique 196


parlent plus volontiers de sujet. Dans un deuxième temps, on suppose que les agents sont
rationnels. Ce terme a suscité, lui aussi, de nombreux malentendus. Quand nous disons
qu’un agent économique est rationnel, nous ne voulons pas dire que son comportement est
gouverné par une «raison» qui le transcenderait. Les choses sont beaucoup plus terre-à-
terre. Le postulat de rationalité, dans sa forme la plus simple, signifie deux choses. D’une
part, chaque agent est capable de ranger les actions qui lui sont accessibles. D’autre part,
ce classement étant fait, il choisit l’action qu’il préfère, à savoir celle rangée en tête. Si
fumer est mauvais pour la santé et n’est donc pas «raisonnable», nous disons toutefois que
le consommateur qui souhaite fumer est rationnel s’il achète des cigarettes. La rationalité
ici mobilisée est donc propre à l’agent qui est libre d’avoir les préférences qu’il veut.
Cela étant rappelé, je souhaite revenir sur un point abordé précédemment. Ce qui
réunit les géographes, me semble-t-il, est un objet d’analyse: l’espace. En revanche, ce
sont davantage des méthodes de raisonnement qui réunissent les économistes, du moins
les microéconomistes. Ces méthodes peuvent être appliquées à des questions qui doivent
peu à l’économie, d’où l’accusation d’impérialisme. Le choix de privilégier un objet
d’analyse expliquerait, à mon avis, le fait que les géographes abordent des thèmes fort
différents, par exemple la diffusion spatiale des maladies, le trafic routier et les accidents
de la route, la formation des villes et des systèmes urbains. Une telle démarche, qui a
incontestablement ses mérites, nuit cependant à l’émergence d’un corpus commun à
partir duquel chacun peut travailler. Au contraire, même s’ils travaillent sur des thèmes
différents, les microéconomistes le font en utilisant la même boîte à outils, ce qui facilite
les échanges et assure une certaine cohérence à l’ensemble de leurs travaux.
Autre habitude des économistes qui énerve pas mal certains géographes, le recours
quasi systématique au concept d’équilibre. Aucun économiste sérieux ne prétend que
l’économie soit réellement en équilibre. Le concept d’équilibre est une construction
intellectuelle que nous utilisons pour parler de manière rigoureuse de problèmes aux-
quels il est appliqué. Bernard Walliser en parlera mieux que moi.
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L’économie géographique a un objectif simple à énoncer : expliquer la distribution
inégale des activités économiques dans l’espace. Pour cela, elle mobilise les concepts de la
microéconomie. Conséquence: si on rejette la microéconomie, on doit aussi rejeter l’éco-
nomie géographique. On tient là, à mon avis, l’explication de l’attitude de certains géo-
graphes vis-à-vis de celle-ci: ils sont hostiles à l’individualisme méthodologique, peut-être
parce qu’ils préfèrent une approche plus holiste des problèmes. D’où les critiques adres-
sées à l’économie géographique, alors que les économistes travaillant dans ce champ
s’attendaient davantage à une critique – justifiée – de la modélisation de l’espace.
Vous savez comme moi qu’une distribution inégale des activités économiques
n’implique pas qu’il y ait des lois – économiques ou autres – qui la gouvernent. Elle
peut être le résultat d’un processus aléatoire, la probabilité de voir apparaître une dis-
tribution uniforme étant nulle. Le mérite de l’économie géographique est précisément
de partir des mêmes présupposés que ceux utilisés pour étudier d’autres domaines et
qui, selon moi, ont fait leurs preuves. L’élaboration de nouveaux concepts et outils
conduit les économistes à revisiter des sujets anciens et à dire de nouvelles choses
concernant les thèmes déjà abordés, dans l’espoir d’aller plus loin. C’est très exacte-
ment ce que Paul Krugman a fait. On ne prétend pas que les questions posées soient
nouvelles ou originales. C’est la manière de les aborder qui l’est. Les nouveaux résul-
tats peuvent alors être testés empiriquement. C’est ce que les jeunes chercheurs en
économie géographique sont en train de faire.

197 Débat
Pourquoi les économistes ont-ils souvent négligé la dimension spatiale des phéno-
mènes économiques ? Tout d’abord, parce que plusieurs problèmes peuvent être étu-
diés valablement sans faire référence à l’espace. Pensons, par exemple, au rôle de la
monnaie au sein d’une économie. Les économistes qui ont voulu développer une
théorie rigoureuse des marchés et de la formation des prix ont été amenés à privilégier
deux hypothèses. D’une part, la concurrence parfaite, c’est-à-dire que les agents pren-
nent les prix comme des données ; d’autre part, la technologie est à rendements cons-
tants : si l’on double les facteurs de production, on double le volume de production.
Ces deux hypothèses ont permis l’étude de certaines questions spatiales, par exemple
en économie urbaine. En revanche, elles ne permettent pas de rendre compte des phé-
nomènes les plus fondamentaux. Depuis Christaller et Lösch, nous savons que l’hypo-
thèse de rendements croissants – le volume de production croît plus que
proportionnellement avec les facteurs – est cruciale. Le paysage économique est alors,
du moins en partie, considéré comme le résultat d’arbitrages entre rendements
d’échelle croissants et coûts de transport. Rappelons que ces coûts ne sont pas simple-
ment le coût de transporter un objet entre deux lieux, mais incluent toutes les dépenses
liées à l’échange spatial, les barrières tarifaires ou non tarifaires, le manque d’informa-
tion concernant les occasions en des endroits plus éloignés. Comme les géographes, les
économistes travaillant sur les questions spatiales partent donc du postulat que ce qui
est proche d’un agent compte davantage pour lui que ce qui est éloigné.
Sous l’hypothèse de rendements constants, on a de bonnes chances de voir
émerger ce que l’on appelle le « backyard capitalism », c’est-à-dire que chacun produit
pour sa propre consommation car cela permet de diminuer très fortement les coûts de
déplacement des biens et des personnes. Or, on souhaite justement expliquer que les
activités économiques sont concentrées en un petit nombre de lieux ayant des échanges
multiples, alors que le niveau d’activité est très faible ailleurs. Et de fait, si les agents
économiques se spécialisent, ils deviennent plus efficaces, ce que facilite leur regroupe-
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ment spatial car il réduit les coûts spatiaux de l’échange qu’entraîne la spécialisation.
Si la théorie économique a progressé de manière régulière depuis les années 1950,
l’économie régionale n’a pas véritablement suivi. Krugman a importé une nouvelle com-
binaison d’hypothèses, à savoir celle de rendements croissants et de concurrence impar-
faite, utilisée depuis le début des années 1980 pour étudier des questions économiques
que le couple rendements constants-concurrence parfaite peinait à traiter. Krugman
montre alors que les activités économiques mobiles vont se regrouper dans l’espace
lorsque les coûts de transport sont suffisamment bas. Dans les cas contraire, elles seront
dispersées. C’est précisément une des conclusions auxquelles les travaux d’histoire éco-
nomique aboutissent: la révolution dans les transports qui a suivi le début de la Révolu-
tion industrielle a favorisé l’agglomération spatiale des entreprises et des consommateurs.
Je renvoie ici aux travaux de Paul Bairoch.
Il y a deux concepts de rendement d’échelle: les rendements internes et externes à
l’entreprise. Si nous sommes ensemble pour travailler, nous allons produire collective-
ment quelque chose qui excédera la somme de ce que chacun fait. Si les agents sont des
entreprises, on va dire que nous avons des rendements d’échelle externes à l’entreprise,
car leur origine ne se situe pas en leur sein, mais résulte de leur interaction, elle-même
facilitée par leur regroupement géographique. Dans ce cas, on parle volontiers de district
industriel, c’est-à-dire d’un regroupement d’entreprises au sein d’un petit territoire où la
circulation de l’information et des innovations atteint une intensité élevée. C’est le cas,

© L’Espace géographique 198


par exemple, de la Silicon Valley. Avant qu’un nouveau produit soit mis sur le marché,
ceux qui sont dans la Silicon Valley en connaissent déjà l’existence et peuvent l’intégrer
avant les autres dans leur propre produit. Il en va de même en matière de recherche. Pour
nous autres scientifiques, c’est la même chose. Nous souhaitons travailler dans un bon
département, car les échanges entre chercheurs y sont plus enrichissants. Un bon envi-
ronnement scientifique va nous permettre d’être plus productifs.
Les rendements d’échelle sont internes chez Krugman, ce qui veut dire que le
prix de revient baisse avec le volume de production. En outre, les entreprises ne trai-
tent pas les prix comme des données. Elles sont, au contraire, capables de choisir leur
prix car elles vendent des biens différenciés. Si je suis un producteur de camembert,
j’ai un certain pouvoir de marché qui me permet de choisir le prix auquel je souhaite
vendre, mais je ne suis pas pour autant en situation de monopole. En effet, si
j’annonce un prix trop élevé, les consommateurs vont acheter un autre fromage. De
cette manière, on appréhende de manière simple l’idée que les firmes sont en concur-
rence imparfaite sans pour autant être des « monopolistes ». De ce fait, elles vont
réaliser des profits d’exploitation positifs qui vont leur permettre de couvrir les coûts
fixes nécessaires à la création d’une entreprise – ce qui correspond à une modélisation
simple des rendements croissants internes à la firme. Le modèle ainsi construit va per-
mettre de montrer que les décisions de localisation peuvent devenir complémentaires
pour former une boule de neige qui grossit au fil du temps. Krugman nous apprend
que cette boule de neige va se former et grossir lorsque les coûts de transport sont
suffisamment bas. Sinon, elle ne se formera pas ou va fondre plutôt que de grossir.
L’article de Krugman est publié quelques mois avant la mise en œuvre du marché
unique en 1992, c’est-à-dire à un moment où l’Union européenne s’efforce de réduire for-
tement les coûts de transaction entre pays membres. Dès lors, si la prédiction du modèle
de Krugman a une quelconque pertinence, il y a un risque réel d’observer un renforce-
ment de la polarisation de l’espace économique européen. On voit tout de suite les
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implications politiques qu’une telle évolution va produire, en multipliant les tensions
entre les différents territoires. À cause de l’intégration européenne, certaines régions
deviendraient périphériques, alors qu’avant, leur situation était plus enviable. L’article
de Krugman provoque donc de nombreux débats en Europe et au Japon, mais beau-
coup moins aux États-Unis. Comme vous le savez, les Américains ne se posent pas
beaucoup ce genre de question. Il n’y a même pas de terme approprié pour traduire
notre concept d’aménagement du territoire. De même, il n’y a aucune administration
qui s’occupe de problèmes d’économie régionale. Nombreux sont les Américains qui
pensent que la mobilité spatiale des facteurs de production doit permettre une certaine
péréquation des niveaux de vie. En revanche, Krugman nous suggère que l’intégration
croissante des économies est susceptible de creuser les écarts entre régions au travers de
mécanismes auto-renforçants. On a donc ce que Myrdal appelle une causalité cumula-
tive. Cette idée avait donc déjà été explorée dans les années 1950-1960, mais, faute de
disposer d’un modèle simple à utiliser, on n’était pas capable de distinguer entre les
situations où cette causalité s’enclenche et celles où elle ne se met pas en mouvement.
Ce qui est intéressant dans le travail de Krugman, c’est que ses conclusions sont obte-
nues au sein d’un modèle d’équilibre général où les marchés sont interdépendants, plus
précisément les marchés locaux des produits et ceux du travail.
Durant ces quinze dernières années, on a testé la conclusion principale du modèle
de Krugman et on a évalué sa robustesse en introduisant de nouveaux éléments dans le

199 Débat
modèle initial. Est-ce la migration des travailleurs qualifiés qui se trouve à la base de la
formation de grandes agglomérations, comme Krugman le suggère ? Ou est-ce l’inter-
action entre le secteur des biens intermédiaires et le secteur final ? Les entreprises
appartenant au secteur final souhaitent souvent être proches de leurs fournisseurs.
Parallèlement, les entreprises du secteur intermédiaire souhaitent être installées à pro-
ximité de leurs clients. De fait, dans les grandes agglomérations, les relations dites ver-
ticales entre entreprises sont extrêmement nombreuses. On retrouve donc la même
causalité cumulative que chez Krugman, mais l’origine du regroupement spatial est
différente. Dans les deux cas, l’agglomération, quand elle émerge, est la conséquence
involontaire d’une myriade de décisions prises sans concertation par les agents éco-
nomiques. Autrement dit, elle est la résultante macro-spatiale d’un très grand
nombre de choix individuels agrégés par les marchés.
En outre, la formation d’une grande agglomération donne naissance à de nouveaux
coûts qui peuvent freiner, voire arrêter, le processus cumulatif d’agglomération. Ce n’est
pas notre rémunération nominale, mais notre rémunération réelle, c’est-à-dire quand on
tient compte du coût de la vie, qui nous importe. Nous savons que les coûts du logement
sont en moyenne plus élevés au sein des grandes villes. De plus, les coûts de déplacement
entre domicile et lieu de travail y sont aussi plus élevés. Des études récentes nous appren-
nent que les Franciliens passent 10 millions d’heures par jour dans leurs déplacements,
ce qui correspond en gros à 8 % du PIB de l’Île-de-France. Le logement aux USA en
1960 représente 16 % du revenu moyen, en 2000, 20 %. Or, entre 1960 et 2000, le
revenu des Américains a triplé.

D. Pumain: En France, on estime le coût des déplacements à 15 % des revenus des


ménages, ce qui est déjà considérable, mais celui du logement est encore bien plus élevé,
de l’ordre de 25 à 30 %.
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J.-F. Thisse : Krugman ne s’intéressait pas aux coûts internes des agglomérations. On
les a donc introduits dans une deuxième étape. Ces recherches suggèrent que la relation
proposée par Krugman entre agglomération spatiale et coûts de transport n’est pas
décroissante mais qu’elle a plutôt la forme d’un U, à savoir qu’elle commence par être
décroissante – comme chez Krugman – pour devenir croissante au-delà d’un certain
seuil. Autrement dit, la baisse des coûts de transport commence par favoriser une
concentration spatiale des activités pour, ensuite, renverser cette tendance et aller vers
une redispersion de celles-ci.
Le géographe anglais Ron Martin, qui a écrit des choses très dures à l’encontre
de l’économie géographique, m’a envoyé un article dans lequel il écrivait que les éco-
nomistes avaient redécouvert ce que les géographes avaient fait il y a trente ans.
« Pourtant, admet-il, nos travaux n’ont pas suscité le même intérêt que celui des éco-
nomistes ». Pourquoi donc les géographes n’arrivent-ils pas, conclut-il, à faire passer
leurs messages ? Un géographe de la London School of Economics m’a dit lors d’un
colloque : « dans votre présentation, vous nous parlez beaucoup des prix ; nous, ce qui
nous intéresse, ce sont les volumes, les flux. » Si l’on est dans une économie de
marché, les prix jouent un rôle crucial et on ne peut les écarter. Prix et quantités évo-
luent de concert et on ne peut pas les séparer. On doit, au contraire, essayer de com-
prendre comment les prix se forment dans l’espace. On tient peut-être là une
distinction fondamentale entre la géographie économique et l’économie géographique.

© L’Espace géographique 200


À mon avis, les géographes ne s’intéressent pas assez à la formation des prix et des
salaires. Ils les considèrent souvent comme des données alors que les économistes
mettent l’accent sur leur mode de détermination. Comment l’espace affecte-t-il ces
modalités est une question centrale en économie géographique car, sans y répondre,
nous sommes incapables de développer une analyse de l’espace économique.
Sur le plan empirique, les mécanismes mobilisés par l’économie géographique
mettent en lumière une difficulté qui est négligée par bien des géographes, à savoir le
problème de la causalité circulaire. Dans la formation du paysage économique, nous
nous trouvons devant le problème de l’œuf et de la poule. Par exemple, si on met les flux
commerciaux comme variable explicative du PIB de la Belgique, alors que les exporta-
tions représentent une part importante de son PIB, il est clair que l’on va obtenir un coef-
ficient estimé élevé. Mais on ne fait que mettre en évidence une corrélation qui est ici
évidente : l’économie belge est une petite économie ouverte. Les variables étant inter-
dépendantes, comment choisir celles que l’on va traiter comme explicatives ? Le
recours aux méthodes habituelles d’estimation ne permet pas de vérifier s’il y a ou
non relation de cause à effet. Elles montrent au mieux l’existence de corrélations entre
variables. Il existe pourtant des méthodes plus sophistiquées, qui ont été élaborées par les
économètres et qui permettent de résoudre ces problèmes. Elles devraient intéresser les
géographes, me semble-t-il. En résumé, il me semble que l’économie géographique n’est
pas la simple redécouverte de ce que les géographes avaient trouvé il y a longtemps.

Espace et économie : cinq dimensions


Bernard Walliser : La théorie économique prend en compte la dimension spatiale de
l’économie sous cinq aspects essentiels, qui donnent naissance à des modèles adaptés.
Ces dimensions s’enchaînent les unes après les autres, faisant passer progressivement
l’espace du statut de variable exogène au statut de variable endogène. Elles peuvent
être comparées avec profit aux aspects attribués par la théorie économique à la dimen-
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sion temporelle de l’économie.
Premièrement, l’espace est vu comme le support matériel des activités économiques.
Ceci conduit à définir les biens par leur qualité, mais aussi par leur lieu de disponibilité, à
savoir des «biens localisés». L’activité de production de ces biens consiste à les déplacer
d’un endroit à un autre, et s’assimile donc simplement au transport, le coût de produc-
tion associé n’étant autre que le coût de transport. Cet aspect est illustré par les modèles
de commerce international entre pays traités comme des blocs homogènes.
Deuxièmement, l’espace est vu comme une variable décisionnelle d’un agent
économique. On en vient à étudier des choix de localisation pour une activité liée à un
bien (point de vente d’un produit, implantation d’une usine). Si le modèle de décision
individuelle retenu est le modèle de rationalité forte, on obtient un choix optimal de
localisation. Divers modèles de localisation sont étudiés en recherche opérationnelle et
s’appliquent à des structures spatiales stylisées : lignes, cercles, plans, tores, graphes
quelconques.
Troisièmement, l’espace est vu comme le nœud d’un équilibre entre plusieurs
agents. Pour un bien de qualité donnée, il existe des offres et des demandes condition-
nelles à un lieu de disponibilité. Par égalisation des offres et demandes entre biens loca-
lisés, on obtient un équilibre «spatial». En particulier, le modèle de Hotelling décrit le
positionnement de deux vendeurs de glace sur une plage linéaire le long de laquelle les
acheteurs sont répartis de façon homogène et s’adressent au glacier le plus proche.

201 Débat
Quatrièmement, l’espace est vu comme une source de phénomènes spécifiques. Il fait
apparaître des rendements croissants dans la mesure où diverses activités situées au même
endroit économisent des coûts de transport. Il fait apparaître des externalités, positives si
plusieurs activités se renforcent les unes les autres, négatives s’il y a encombrement sur un
même site. Il s’ensuit que l’on a généralement affaire à une situation de concurrence
imparfaite. Les modèles d’agglomération reflètent parfaitement ces phénomènes.
Cinquièmement, l’espace est vu comme une ressource rare agissant comme un
bien pur. Pour un terrain, la dimension spatiale16 coexiste encore avec ses qualités
intrinsèques s’il est à usage agricole, mais elle devient quasi exclusive s’il est à usage
industriel. Là encore, sur un marché foncier, on observe des offres et demandes de
terrain qui s’ajustent en un équilibre. Les modèles fonciers, s’appuyant souvent sur
des zones concentriques spécialisées selon des activités diverses, illustrent cet aspect.
La prise en compte de l’espace peut dès lors être comparée à la prise en compte du
temps. Le premier aspect renvoie à la prise en compte de la date de disponibilité d’un
bien, ce qui en fait un «bien daté». Le deuxième aspect évoque le choix de la date de
réalisation d’un bien ou d’une activité, en particulier la date de mise en œuvre d’un équi-
pement. Le troisième aspect concerne la réalisation d’un équilibre inter-temporel d’un
bien daté, qui échelonne les échanges du bien sur plusieurs périodes. Le quatrième aspect
porte sur les phénomènes temporels spécifiques, en particulier les externalités négatives
liées aux irréversibilités physiques ou positives dues aux innovations technologiques.
En revanche, le cinquième aspect n’a pas de contrepartie directe car le temps ne
peut se concevoir comme un bien marchand. Cependant, un marché indirect du
temps existe bien puisqu’il est possible à un agent d’économiser du temps contre de
l’argent dans certaines activités. En sens inverse, le temps manifeste deux autres
aspects qui n’ont pas de contrepartie pour l’espace. D’une part, les anticipations et les
calculs des acteurs se déroulent dans le temps virtuel du raisonnement qui simule le
temps réel des phénomènes. D’autre part, le temps physique est lui-même le support
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de l’adaptation et de l’évolution des agents, en particulier de l’évolution de leurs
croyances et de leurs préférences.
Par ailleurs, la comparaison de l’économie et de la géographie fait apparaître
deux différences méthodologiques majeures. Elles s’appuient sur des cadres onto-
logiques qui n’ont en commun que l’explication des phénomènes globaux par des
agents en interaction et sur des principes épistémologiques qui n’ont en commun
que la disponibilité en grand nombre de données empiriques. Cependant, les
deux disciplines tendent à se rapprocher sur les deux aspects.
L’économie s’appuie sur une vision du monde unifiée, fondée sur deux piliers. Les
agents sont supposés rationnels, au sens où ils optimisent leurs comportements, compte
tenu de leurs préférences et de leurs croyances. Ils atteignent un équilibre au sens d’un
état stable en l’absence de perturbations de l’environnement. Cette ontologie est parfaite-
ment définie à un niveau générique par la théorie des jeux qui étudie les relations straté-
giques entre les agents. Elle s’incarne à un niveau plus spécifique dans la théorie des
marchés, qui étudie les échanges de biens, en particulier dans un cadre concurrentiel.
16. Thisse J.-F., Walliser B. La géographie s’appuie sur une vision moins stratégique, mais plus systémique du
(1998). « Is space a
neglected topic in monde. Les agents ont des comportements plus réactifs, au sens où ils s’adaptent à leur
mainstream economic ?». « milieu » naturel et à leur environnement social plus qu’ils ne les anticipent. Ils ont des
Recherches économiques
de Louvain, vol. 64, no 1,
relations bilatérales directes au sens où ils sont insérés dans des réseaux sociaux qui
p. 11-22. conditionnement fortement leurs actions. Enfin, les phénomènes obéissent à des

© L’Espace géographique 202


logiques différentes selon les échelles de temps considérées. Cette ontologie n’est pas
très explicite, dans la mesure où elle puise à des sources d’inspiration multiples.
Cependant, l’économie et la géographie ont vu leurs schémas explicatifs se rappro-
cher sur certains points. Dans un sens, les « agents géographiques » se sont vus doter
d’intérêts plus explicitement matériels dans des contextes à forts enjeux. De même, le
rôle central des prix dans la détermination des échanges a été plus volontiers reconnu par
les géographes. En sens inverse, l’économie a pris en compte la dimension spatiale de
l’économie, du moins sous différents aspects sélectionnés. Elle a surtout tenté de rendre
compte avec ses schémas usuels de phénomènes comme les villes ou les disparités géo-
graphiques entre activités.
L’économie s’appuie sur une démarche de validation relativement originale. Elle
dispose de données quantitatives nombreuses, recueillies systématiquement sur le
terrain par des organismes statistiques. Ces données sont prétraitées pour donner
naissance à des « faits stylisés » (tendances d’évolution, corrélations entre variables).
Par ailleurs, elle s’inspire de principes ontologiques généraux pour construire des
modèles formalisés qui fournissent des « explications minimales » des phénomènes.
Ces modèles sont « projetés » sur le corpus empirique au sens où l’on vérifie que leurs
conséquences sont en accord avec les faits stylisés.
La géographie recourt à une démarche plus diversifiée, inductive autant que pro-
jective. Elle dispose de données de terrain qualitatives autant que quantitatives, mais
peu agrégées car leur objet se doit d’être spatialisé. Elle procède à des monographies qui
traduisent les régularités observables dans telle ou telle aire géographique. Elle s’efforce,
par généralisations successives, de dégager quelques lois plus générales encore, décrivant
comment l’espace contraint les phénomènes économiques qui s’y déroulent. Elle évite
autant que possible les schématisations réduisant les phénomènes à des points de vue
partiels.
Cependant, l’économie et la géographie voient là encore leurs méthodes se rappro-
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cher sous certains aspects. Dans un sens, la géographie prend en compte des données
empiriques plus étendues, y compris les déclarations subjectives des acteurs. De même,
elle accepte mieux de développer des modèles formalisés, en particulier sous la forme de
systèmes multi-agents. En sens inverse, l’économie devient plus empirique en soumettant
nombre de ses modèles à des expériences en laboratoire. Surtout, elle s’efforce de déve-
lopper de nouveaux modèles qui cherchent directement à rendre compte de phénomènes
géographiques répertoriés.
En fait, l’économie et la géographie conservent des différences irréductibles du
fait de leurs statuts opposés. L’économie est une discipline « verticale », qui développe
des modèles idéaux susceptibles de s’appliquer à un grand nombre d’objets. Initiale-
ment focalisée sur le domaine de l’échange de biens, elle revendique à présent une
pertinence pour des phénomènes ciblés d’autres domaines. La géographie est une
discipline « horizontale », qui concentre ses réflexions sur un objet particulier, à savoir
l’espace. Elle a donc d’emblée une vocation pluridisciplinaire et cherche à intégrer
les connaissances pour assurer plus de réalisme.

D. Pumain : Merci de nous avoir exposé un tableau aussi clair, à la fois pour présenter
la nouvelle économie géographique et pour situer l’approche de l’économie par rapport à
celle de la géographie. Pour lancer ce débat, je vais poser une question épistémologique
et une question méthodologique. La première question me paraît la plus importante, j’ai

203 Débat
envie de la poser de façon provocante. L’économie géographique est-elle une science
sociale? Jacques a commencé habilement par dire que l’économie n’avait pas d’objet et
qu’elle avait une méthode. C’est une manière un peu isolationniste de présenter une dis-
cipline, puisque si chacune élabore ses propres méthodes, elle ne risque pas de rencontrer
les autres en rendant compte d’un objet. Dans les objets auxquels s’intéressent conjointe-
ment les économistes, les économistes « géographiques » et les géographes, il y a place
pour la rencontre de plusieurs sciences sociales. Par exemple, l’économie urbaine peut-
elle produire à elle seule une explication suffisante de la ville? En se présentant ainsi n’a-
t-elle pas cette ambition un peu trop impérialiste de proposer des explications, des
théories, des modèles qui seraient le modèle dominant sinon premier? Au début de son
intervention, Jacques nous a dit que ce n’est pas la peine de chercher des explications
pour les répartitions qui présentent des inégalités si ces distributions peuvent être
engendrées par des processus aléatoires. En même temps, l’hypothèse fondamentale des
économistes est que c’est l’économie qui explique les différences, les inégalités constatées.
Lorsque l’on passe à la validation de cette interprétation, ne commet-on pas la même
erreur en voulant expliquer par le seul modèle économique des processus qui, comme le
développement des inégalités entre centres et périphéries, s’appuient aussi sur des pro-
cessus sociaux qui n’ont rien à voir avec l’explication économique de l’application de la
rationalité? À moins de faire entrer dans l’économie des variables comme le goût pour le
pouvoir ou la défense de l’intérêt identitaire face à d’autres intérêts… Lorsque les éco-
nomistes veulent expliquer les agglomérations uniquement par l’avantage que trou-
vent les entreprises dans l’interaction spatiale, on sait bien qu’en fait cette causalité
circulaire a une part d’explication dans des réseaux sociaux qui maintiennent et
entretiennent ces agglomérations, pour des motifs non économiques considérés par
d’autres sciences sociales. L’économie géographique se poserait comme une explica-
tion principale en laissant le résidu aux autres sciences, dont la géographie. Au
fond, les économistes n’admettraient pas que l’on puisse avoir une interprétation
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multidimensionnelle des objets géographiques à expliquer. C’est une question
d’ordre épistémologique. Il y a une autre question sur laquelle j’ai souvent interrogé
Bernard Walliser. C’est ce que j’appelle le paradigme de l’instantanéité, qui rejoint
votre idée d’équilibre, dont vous nous avez expliqué que, du point de vue comptable,
c’est extrêmement fort. C’est-à-dire qu’à un moment donné du raisonnement on
peut réexpliquer les quantités locales par le total global. Comment situez-vous ce
point de vue par rapport à ce que serait une économie évolutionniste, c’est-à-dire qui
ne poserait pas la question de l’accumulation seulement en termes de rendement
croissants. Autrement dit, certes à un moment donné, on a avantage à être près des
autres, à interagir avec d’autres entreprises pour réaliser une économie d’échelle, des
économie externes, avec leurs knowledge spillover. Mais n’y a-t-il pas dans les objets
géographiques spatiaux, dans les régions ou les clusters, une certaine autonomie de
fonctionnement et d’évolution historique qui rendrait compte des accumulations
autrement ? Ma question méthodologique concerne l’échelle. Est-ce que l’on peut
vraiment expliquer les systèmes complexes par des modèles micro-macro ? Est-ce que
l’on peut se contenter de deux échelles ? La microéconomie trouve dans la rationalité
de l’entreprise et dans les interactions entre les acteurs, les fondements explicatifs de
la construction des systèmes, mais tous les géographes insistent sur le fonctionne-
ment multiscalaire de ces systèmes. Entre les échelles micro et macro, il y a des inter-
calations – j’en ai souvent discuté avec Bernard Walliser – d’institutions qui ne sont

© L’Espace géographique 204


pas que le marché ou que les prix entre l’entreprise ou l’acteur et les macro systèmes
économico-géographiques, il y a tout un ensemble d’échelons intermédiaires qui sont
en grande partie institutionnalisés, incarnés par des territoires ou des groupes et qui
ont un effet dans l’explication des accumulations observées.

J.-F. Thisse: J’ai pris d’emblée un point de vue simple et provocateur en disant que les
économistes ont des méthodes plutôt que des objets d’étude. Si un économiste travaille
sur la croissance économique, son souci principal est la croissance et il va s’efforcer de
retenir les principaux aspects du problème, qu’ils soient économiques ou pas. Quand ils
attaquent un nouveau problème, les économistes utilisent leur boîte à outils. Quand celle-
ci ne contient pas les outils appropriés, ils en conçoivent d’autres. Toutefois, il faut faire la
preuve que ceux-ci sont nécessaires. En outre, les économistes s’efforcent de respecter les
principes généraux que Bernard Walliser a bien résumés. Bien entendu, ce genre de travail
n’explique pas tout. Pour ma part, lorsque je lis des travaux de géographes éminents…

D. Pumain : Il t’arrive en effet de citer Vidal de la Blache, et au moins tu l’as lu. Mais les
économistes ne tiennent généralement pas compte de ce qui a été publié en géographie.
Parmi de nombreux exemples, je viens de lire un article de E.L. Glaeser, qui est très bien
fait pour analyser par la méthode économétrique, la contribution des niveaux de qualifica-
tion des populations à la croissance régionale aux États-Unis, au cours des trois dernières
décennies. À la fin de son article, pour expliquer la corrélation entre la croissance et la lati-
tude, il nous sort une théorie des climats, inversée: dans les régions où il pleut beaucoup,
on a tendance à plus travailler… Il y a quand même depuis Montesquieu une littérature
qui a renouvelé ces questions! Glaeser débarque et nous impose cet argument éculé.

Pourquoi s’ignore-t-on ?
Isabelle Thomas : Pourquoi s’ignore-t-on ? Personnellement, je suis un produit aty-
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pique puisque je navigue depuis plus de vingt ans entre géographie et économie. Cette
pluridisciplinarité n’est certes pas facile tous les jours, mais est extrêmement agréable.
Je dois l’avouer, j’ai eu beaucoup de chance de travailler avec des géographes et des éco-
nomistes qui s’écoutaient et se respectaient. Mais tous les économistes n’acceptent pas
les géographes, et inversement. Je viens encore d’en faire l’expérience: impossible de faire
comprendre à un économiste (que je ne nommerai pas!) que ce qu’il fait est bien connu
des géographes; il ne comprenait pas notre langage! Pourtant – comme nous venons de
le voir grâce à Jacques et Bernard – nous avons énormément à apprendre les uns des
autres et à fonctionner ensemble, mais nous avons souvent des perceptions très mauvaises
de nos disciplines. Le géographe est souvent vu comme «simple» pourvoyeur de données
spatiales, et l’économiste comme un théoricien pour qui l’espace est résumé en deux
points voire une ligne! C’est tellement dommage, car dans les deux cas, il s’agit d’idées
reçues. Certes, il nous faut un peu d’humilité pour travailler ensemble, comme dans tout
travail pluridisciplinaire. Jacques a cité Ron Martin. Je vous suggère aussi l’article de
Olsen17 (2002) qui n’est pas mal pour essayer de discuter les deux disciplines, de les dés-
enclaver. L’auteur insiste sur l’importance de l’échelle spatiale en analyse économique.

J.-F. Thisse : Évoquons un modèle qui a eu beaucoup de succès : c’est celui de 17. Olsen J. (2002). « On
the units of geographical
l’interaction spatiale de Wilson, qui a été beaucoup repris par des économistes et economics ». Geoforum,
appliqué dans nombre de domaines, comme le choix des produits. no 33, p. 153-164.

205 Débat
D. Pumain : Et qui n’ont pas cité Wilson.

J.-F. Thisse: C’est exact, mais ils en citent d’autres. Par exemple, Alex Anas a reformulé
ce modèle en utilisant le concept d’utilité aléatoire, qui est plus proche de la manière de
penser des économistes. Sinon, il est vrai que beaucoup d’entre nous ont tendance à
rester à l’intérieur de leur paradigme. Il faut d’abord bien maîtriser son propre paradigme
avant d’entrer dans un autre. Le chercheur moyen, même s’il est bon, n’est pas toujours
capable de faire ce genre de choses, sauf s’il est dans un contexte favorable. Il y a, en
outre, une difficulté particulière avec la géographie que Bernard a bien expliquée, à savoir
l’existence d’une grande disparité de courants. S’il y avait deux ou trois paradigmes, il
serait plus facile de s’y référer. En Europe, je ne connais pas une revue qui publie assez
systématiquement les meilleurs articles de géographie. J’en ai souvent parlé à
Hubert Beguin. On ne sait pas où aller chercher. Au contraire, quand on va vers l’histoire,
on a de nombreuses revues de qualité. Dans les ouvrages consacrés à l’histoire des villes,
on identifie plus facilement les principales contributions. Inversement, on connaît beau-
coup mieux les travaux des géographes qui fréquentent régulièrement les grands congrès
de science régionale. Isabelle appartient à un courant de la géographie, qui est assez
proche de l’économie, avec lequel la discussion est assez facile. Il reste que certains éco-
nomistes ne sont pas empreints de grande modestie et parfois redécouvrent le monde,
mais d’autres sont plus modestes et leurs travaux pourraient intéresser les géographes.

I. Thomas : L’interaction étroite entre économie et géographie n’existe que dans cer-
taines universités seulement.

D. Pumain : Depuis une décennie, il y a tout de même eu plusieurs tentatives de syn-


thèse en géographie : Philippe Pinchemel dans la Face cachée de la Terre18 a rassemblé des
propositions théoriques pour une géographie recentrée, qui intègre les interactions
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milieu-société et les interactions spatiales. D’une autre manière, Roger Brunet dans le
premier volume de la Géographie universelle19 a aussi proposé un état des savoirs de la
géographie. Nous avons publié avec Antoine Bailly et Robert Ferras l’Encyclopédie de
géographie20. Je vous l’accorde, l’éclatement théorique est plus grand en géographie
qu’en économie, proportionnellement au nombre de chercheurs. Mais je trouve dom-
mage que les économistes ne prennent pas le temps de nous lire ! Cela les conduit par-
fois à reprendre des interprétations que les géographes trouvent dépassées, comme dans
les exemples trouvés chez Fujita (avec Krugman et Venables, 2001) que j’ai cités en
introduction.
18. Pinchemel Ph.,
Pinchemel G. (1988). Face J.-F. Thisse : Il ne faut pas trop caricaturer. Fujita cite Brian Berry qu’il a lu et qu’il a
cachée de la Terre. Paris :
A. Colin, coll. « U », 519 p.
essayé d’intégrer dans ses propres travaux.
19. Brunet R. (dir.) (1990).
Géographie universelle, D. Pumain : Il ne le cite pas beaucoup.
vol.1 : Mondes nouveaux.
Montpellier, Paris : Belin,
Reclus, 552 p. J.-F. Thisse: Cela dépend des publications. Pour ce qui est d’Henderson que tu as
20. Bailly A., Ferras R., évoqué en introduction – je suis d’accord avec toi – son modèle n’est pas pertinent
Pumain D. (1992). pour les villes européennes, mais c’est déjà moins vrai pour l’Amérique du Nord où des
Encyclopédie de
géographie. Paris :
entreprises ont joué un rôle clé dans la fondation de plusieurs villes. Je sais que
Economica, 1132 p. Vernon Henderson cherche un modèle plus satisfaisant qui lui permette d’expliquer à la

© L’Espace géographique 206


fois l’existence de villes spécialisées et de villes diversifiées. Quel genre de concept peut-on
mobiliser pour rendre compte du fait que les villes de taille moyenne aux États-Unis appa-
raissent relativement spécialisées alors que les grandes métropoles sont plus diversifiées?
Voilà une question, me semble-t-il, où géographes et économistes pourraient collaborer.

D. Pumain : Je regrette d’insister sur l’absence de référence aux points de vue de la géo-
graphie, par exemple à propos des hiérarchies urbaines. Le papier de Fujita, Krugman et
Mori21 ne tient aucun compte de tout ce qui a été écrit là-dessus. C’est choquant!

J.-F. Thisse: C’est le premier papier qui explique la formation d’un système urbain à
partir d’un modèle purement économique, où les villes émergent en tant que consé-
quence involontaire du comportement des agents économiques. Il continue à susciter
beaucoup de discussions, mais je peux t’assurer que des chercheurs comme
Gilles Duranton, Diego Puga et d’autres tentent de trouver d’autres éléments qui
expliquent ce phénomène. Vernon Henderson dit lui-même : « je ne suis pas arrivé à
trouver une explication convenable. Est-ce que toi, tu peux m’en proposer une ? »

I. Thomas: Comment peut-on essayer de progresser à l’avenir pour qu’il y ait des inter-
actions entre les deux disciplines, car il y a aussi des géographes qui publient dans des
revues internationales accessibles. Ce n’est pas une question d’accessibilité à la littérature,
mais bien d’ouverture...

J.-F. Thisse: C’est dans les deux sens que des malentendus se développent. Je suis
frappé que l’on critique notre modélisation de l’économie, pas notre modélisation de
la géographie. J’attends qu’un géographe écrive un papier qui nous dise : « J’aime bien
votre modèle économique, mais la manière de modéliser l’espace géographique est
insatisfaisante parce que… ». Jusqu’à présent, dans le Journal of Economic Geography, je
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n’ai pas vu un seul article allant dans ce sens.

D. Pumain et I. Thomas [en chœur] : Et Ron Martin ?

J.-F. Thisse : Il n’aime pas l’accent que nous mettons sur le marché et les relations
prix-quantités, ce qui est différent.

La question des échelles


D. Pumain : Je ne veux pas faire de procès d’intention. Au vu de ce qui se pratique,
j’aimerais poser une question de la part de la géographie sur la notion d’échelle. Pour
les géographes, il est essentiel de prendre en considération le fait que l’on n’a jamais
un seul centre et une seule périphérie. Comme le dit Alain Reynaud, il y a des centres
et des périphéries, cela se répète à des échelles différentes. Mais du point de vue de la
formalisation analytique, on ne sait pas très bien faire avec la hiérarchie. Comment
réagissez-vous face à ces interrogations ?
21. Fujita M., Krugman P.,
Mori T. (1999). « On the
J.-F. Thisse : En ce qui concerne les échelles spatiales, il est exact que la plupart des evolution of hierarchical
économistes n’ont pas compris grand-chose à cette question. Si on se place à une urban systems ».
European Economic
échelle microspatiale, il faut tenir compte des variables A, B, C,… À une autre Review, vol. 43, no 2,
échelle, ce sont peut-être d’autres variables. Alex Anas, Richard Arnott et Ken Small p. 209-251.

207 Débat
ont pourtant écrit un très bel article, largement accessible et peu formalisé, dans le
Journal of Economic Literature en 1998. Anas et Small ont beaucoup travaillé sur
l’organisation des villes américaines et la planification urbaine, tandis qu’Arnott
connaît bien les marchés du logement. Ils ont tous les trois une connaissance
concrète de ce dont ils parlent. Ils disent d’emblée : « Attention, les forces qui inter-
viennent à certaines échelles spatiales peuvent perdre leur pertinence à une autre ».
Dans certains de ses articles, Maryan Feldman nous dit : « Quand je travaille sur
Boston, je ne peux pas m’intéresser au seul Massachussetts car l’Ouest de cet État
n’est pas très pertinent pour mon analyse. En revanche, le Sud de l’État qui se trouve
juste au nord de Boston l’est et il faut absolument que je tienne compte de ce qui s’y
passe ». Pour cela, il faut effectuer un gros travail de reconstruction des données qui
sont souvent fournies sur la base des seuls critères administratifs. Paul Cheshire
construit des régions urbaines fonctionnelles bien plus pertinentes que les unités
administratives, mais il doit pour cela reconstruire de nouvelles données. Mais il est
vrai que beaucoup prennent les données telles quelles sans s’interroger sur leur perti-
nence au niveau spatial.

La circulation des connaissances


D. Pumain : Dans le champ de la circulation des connaissances, il y a des pertes en
ligne considérables entre les sciences urbaines et les sciences régionales.

J.-F. Thisse : C’est exact. Ainsi, l’arbitrage entre rendements d’échelle et coûts de
transport a été redécouvert de nombreuses fois. Il y a donc bien des pertes en ligne
et celles-ci sont substantielles. Récemment, j’ai trouvé un papier publié en 1926 que
personne ne semble connaître, mais qui contient de nombreuses idées qui furent
développées beaucoup plus tard.
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I. Thomas : Dans ton anecdote, je comprends cela en 1926, mais en 2006 on a accès
à Internet et à beaucoup plus de choses !

Henri Chamussy : En 1926, les journées étaient aussi de 24 heures et c’est l’un des
problèmes. On n’a pas le temps de tout voir. La perte en ligne est fondamentalement là.
Internet, c’est plus décourageant qu’autre chose. C’est décourageant car on croit que
l’on peut tout avoir mais on n’a pas le temps de voir.

I. Thomas : Je pensais aux moteur de recherche scientifiques qui nous facilitent


quand même grandement l’accès… quand on le veut !

J.-F. Thisse : Mais quand on sort 500 références, on va plus spontanément vers ce
que l’on connaît.

D. Pumain: On n’intègre pas, dans la pratique, la connaissance intellectuelle que l’on a


des processus sociaux… Au moment de la révolution industrielle, on accroît l’ensemble
des idées, mais en même temps, on creuse les inégalités. Là avec Internet, on accroît
considérablement la circulation de l’information scientifique et l’on augmente le nombre
de possibilités d’accès. On voit en même temps se creuser des inégalités entre les disci-
plines, et entre les auteurs à l’intérieur des disciplines. C’est renforcé par le système de

© L’Espace géographique 208


citations et le coefficient d’impact, et finalement on a une ouverture plus large qui se tra-
duit par des effets de domination, encore plus grandes qu’auparavant, d’un petit nombre
de personnes. Mettre une déontologie dans ce travail intellectuel, un peu d’humilité de la
part de ces grands personnages, au lieu de nous lancer des idées non contrôlées, non
vérifiées, cela serait une pratique à développer contre cette exploitation cynique de la
domination.

J.-F. Thisse : Ce phénomène existe, mais sur le plan scientifique, à terme, il y a un


travail de nettoyage qui se fait. Par exemple, à propos de l’article de Glaeser que tu as
mentionné, ce travail a été fait.

D. Pumain : Mais ce n’est pas lui qui l’a fait

J.-F. Thisse : Non, mais est-ce grave ? Certains chercheurs lancent des idées et fon-
cent. Il y a en a d’autres qui, au contraire, proposent de grandes synthèses. Ce ne sont
pas nécessairement les mêmes. Les blocages intellectuels ne sont pas le fait des seuls
économistes. Par exemple, il y a de nombreuses années, des chercheurs de l’équipe de
Prigogine sont venus nous voir pour nous parler de leur approche des systèmes
urbains. Nous les avons écoutés, mais ils nous ont dit ensuite qu’ils n’étaient pas inté-
ressés par nos approches. C’étaient des physiciens ou des chimistes, je ne me rappelle
plus. Cette attitude, on peut la trouver partout. Avec le temps, les choses se décantent.
Toutefois, j’aimerais lire dans une revue comme le Journal of Economic Geography, des
géographes qui présentent leurs travaux et mettent leurs résultats en perspective avec
certains résultats obtenus en économie géographique, mais ils ne le font pas non plus.

D. Pumain : Quand on veut le faire, le papier n’est pas toujours accepté.


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Christian Taillard : Moi, je voudrais revenir à ce débat. Ce n’est pas la géographie
dans son ensemble, c’est l’analyse spatiale, sous la forme de la chorématique, fondée
sur les modèles élémentaires combinés, qui propose des éléments de la géographie
lisibles à l’extérieur, pour comprendre la manière dont on peut approcher les phéno-
mènes élémentaires.

Modèles, objets et méthodes


B. Walliser : En économie, ce qui nous intéresse, dans un premier temps, c’est de
mettre en évidence la possibilité d’un phénomène plus que sa réalisation effective.
L’exemple-type est donné par le modèle d’équilibre général qui reste un modèle de réfé-
rence. Ce modèle est une réponse théorique à une question théorique. La question,
dans le vocabulaire des économistes, est la suivante : « Est-il possible de coordonner les
agents avec pour seuls signaux les prix ? » La réponse a été « oui ». Le problème n’est pas
de savoir si les marchés réels fonctionnent selon le schéma proposé. Cette question vient
plus tard. On sait cependant qu’il existe des marchés qui fonctionnent plus ou moins
comme le prescrit le modèle d’équilibre général. Il marche bien pour le marché finan-
cier, moins bien pour le marché de l’automobile, pas bien du tout pour le marché du
travail. Dans le cas des villes, la même question initiale se pose : existe-t-il des méca-
nismes qui rendent compte de la genèse d’une ville ? Le problème de savoir si ce modèle
est réaliste ne vient qu’après. Toutefois, du point de vue de la validation des modèles, la

209 Débat
plupart des économistes ne sont pas « confirmationnistes ». Ce n’est pas parce qu’ils ont
trouvé un modèle qui marche qu’ils vont prétendre que c’est le bon modèle. Ils sont
plutôt « réfutationnistes » au sens poppérien du terme. Ils admettent qu’il y ait d’autres
explications possibles et qu’il faille les tester les unes contre les autres.

I. Thomas : C’est bien ce que fait Olsen : il prend l’exemple d’un point de vue de
Krugman et le réinterprète géographiquement…

B. Walliser: Le modèle sert de référence dans la discussion. Il est plus facile de discuter
à partir d’un modèle et de voir ce qui manque. Il vaut mieux commencer par un modèle
simple plutôt qu’un modèle compliqué. C’est la conviction de beaucoup d’économistes.
Reste aussi l’idée que des généralisations plus réalistes ne nous apprennent pas nécessai-
rement quelque chose de nouveau. Il y a toujours la critique latente que l’économie évo-
lutionniste n’explique pas des phénomènes nouveaux par rapport à ce que pouvait
expliquer l’économie classique. Elle peut être plus réaliste, mais ce n’est pas le problème.
Le problème est: est-ce qu’il y a des phénomènes que l’économie classique n’arrive pas à
expliquer et que l’économie évolutionniste explique? Quant au point sur les échelles spa-
tiales, les économistes n’ont pas bien intégré cette dimension. Il y aurait moyen de le faire
à travers la prise en compte d’autres institutions que le marché. Depuis au moins
vingt ans, l’économie institutionnelle propose des institutions qui viennent en substitu-
tion au marché. C’est peut-être là le point le plus intéressant: ce ne sont pas les mêmes
institutions qui interviennent à différentes échelles. Cependant, le problème de la nature
et de la genèse des institutions intermédiaires reste posé.

François Durand-Dastès : On peut définir l’objet et la méthode. Il me semble


qu’il y a un troisième point, que vous n’avez pas utilisé en définissant l’objet et la
méthode. Il est, pour les géographes, central : la localisation. Pourquoi c’est ici et
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pas ailleurs et pourquoi c’est ailleurs et pas ici. Et donc, j’aimerais que vous
m’éclaircissiez. En économie, la question est : « Qu’est-ce qu’il faut faire ? ». Aux
économistes, on pose beaucoup cette question : « Qu’est ce qu’on aurait dû faire ? ».
Une autre question, sur la façon dont on parle de la théorie. Il y a constamment
chez les économistes ou chez les géographes, nos collègues, une demande de
théorie. Je me demande si on ne confond pas différents niveaux de théorie. Je crois
que les petits modèles théoriques sont extrêmement utiles. Mais parmi les niveaux
de théorèmes et théories emboîtés, certains renvoient à une Weltanschauung, une
conception du monde, plus large que la théorie. Il y a des gens qui confondent
conception du monde et théorie. Il me semble que les économistes se définissent
plus vite que les géographes par rapport aux options et constructions générales
métaphysiques.

B. Walliser : La question centrale de l’économie est probablement de savoir com-


ment coordonner des agents différents. Cette question rejoint d’autres disciplines en
sciences sociales dans la mesure où l’on questionne le problème du passage d’une
micro-organisation à une macro-organisation.

D. Pumain : De la même façon que les sociologues, quand ils se posent la question :
« Comment fait-on une société ? ».

© L’Espace géographique 210


B. Walliser : Non, je ne crois pas qu’ils posent vraiment la même question, et surtout
pas de la même manière.

D. Pumain : Ce sont donc des approches complémentaires.

F. Durand-Dastès: J’ai l’impression que l’on construit les modèles de la même façon,
mais que l’on ne cherche pas à mettre dans le modèle les mêmes choses, lorsque l’on
choisit de quel côté on met la variable dépendante et la variable indépendante. Ce sont des
choix, des questions que l’on se pose à l’intérieur d’une problématique, mais on est dans la
même procédure de recherche. C’est tout à fait légitime de déplacer l’intérêt de certains
modèles.

Théorie et aide à la décision


B. Walliser : Au sujet du problème de l’aide à la décision, les chercheurs résistent à
l’idée que l’économie est essentiellement instrumentale et que l’ingénierie économique
est importante. Par exemple, si on regarde les prix Nobel d’économie, la moitié ont parti-
cipé à la politique économique ou ont joué un rôle de conseiller économique dans leur
pays, mais, pour l’autre moitié, ce n’est pas leur problème. Le dernier en date est
Robert Aumann, qui vient d’être nobélisé. Interrogé sur la politique économique d’Israël,
il a répondu, à la limite de la boutade, qu’il ne connaissait rien en économie.

Marie-Claire Robic : Quelles sont les relations entre ces deux groupes ?

B. Walliser : Il faut considérer cela comme un problème de personnalité. Vous avez le


goût de participer ou non à la politique économique. On ne vous en tiendra pas rigueur.
Cela peut aussi changer au cours de la carrière d’un chercheur. En général, on s’inté-
resse à la théorie au début et à la politique économique plus tard. Il est assez intéressant
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de constater que, dans certaines disciplines, par exemple en sciences dures, vous avez
des enseignements bien séparés. D’un côté, la physique ou l’ingénierie, de l’autre la bio-
logie et la médecine. En économie, il n’y en a pas, mais dans cinquante ans, qui sait ?

Thérèse Saint-Julien: Ce que vous décrivez, c’est ce qui se passe très largement dans
les sciences sociales. Je ne pense pas que les sciences économiques soient une spécificité.
On pourrait trouver 50 % de géographes mêlés à l’action politique ou à la décision.

M.-Cl. Robic : Il y a une différence entre se mêler de et une construction théorique.


Ce sont quand même des instruments.

J.-F. Thisse : Ron Martin se demande pourquoi, lorsque les géographes disaient les
mêmes choses il y a trente ans, on ne les écoutait pas, et pourquoi on écoute les éco-
nomistes. Cela mérite d’être discuté. Peut-être, est-ce une question de visibilité ?
Dans les années 1930, des économistes ont voulu se donner une question centrale
claire. Ils ont fondé l’Econometry Society (la Société d’économétrie). À l’époque, ces
gens faisaient de tout en économie, ils pouvaient étudier la banque centrale, la
Banque de France ou la Banque de Belgique, sans s’intéresser à d’autres questions ou
à l’aide financière publique. Il y avait un grand éclatement, mais ce groupe a fini par
rayonner, la diffusion a pris de l’ampleur. Dans cette coordination, ont été ajoutées de

211 Débat
plus en plus de variables, et pas simplement le marché, mais bien d’autres institutions.
Il y a un désir d’ouverture réel des économistes vers les autres sciences sociales. Je
rejoins tout à fait François Durand-Dastès : ce que l’on demande aux spatialistes,
c’est de comprendre la localisation des activités. C’est ce sur quoi j’ai toujours insisté
dans mon travail et c’est pour cela qu’Hubert Beguin me considère comme un « géo-
graphe » ! Quand Krugman ou d’autres disent : « Pourquoi y a-t-il des
agglomérations ? » ils posent une question différente de celle de savoir pourquoi une
agglomération s’est formée en un lieu particulier. Il faut bien séparer ces deux ques-
tions. Quels sont les mécanismes qui produisent les agglomérations ? Se demander
ensuite si ces mécanismes sont pertinents, et pourquoi ils se sont concrétisés là et pas
ailleurs. Dans ce cas, l’histoire est fondamentale.

D. Pumain : On pourrait aussi ajouter une autre réponse à Bernard, quant à la


moindre intervention visible des géographes dans le monde actuel. Les modèles éco-
nomiques concrets dans le monde sont infiniment moins nombreux que les modèles
des objets que les géographes essaient de qualifier, comme les villes, les régions, les
paysages… Qu’est-ce qu’une ville idéale ? un paysage idéal ? une organisation régio-
nale emblématique ? Les géographes ne se sont pas trop risqués à les définir – en fait,
certains ont essayé de promouvoir des modèles d’organisation ou de localisation, mais
il faut reconnaître que l’assise théorique de ces modèles de référence est beaucoup
moins généralisable dans l’état actuel des connaissances que ce qui a été pratiqué en
économie, à partir du moment où l’on a essayé de formaliser le marché et de montrer
que c’était la meilleure solution possible.

J.-F. Thisse : Non, pas nécessairement.

D. Pumain : Que c’était l’une des solutions intéressantes. C’était quand même
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relayé très lourdement par des institutions politiques comme la Banque mondiale ou
le Fonds monétaire international.

J.-F. Thisse : Non, il ne faut pas confondre ces deux institutions.

D. Pumain : Bon d’accord, je n’homogénéise pas trop, mais il me semble qu’en


termes d’organisation sociale, les solutions alternatives ne sont pas aussi clairement
affirmées. La libéralisation économique a tout de même balayé le modèle marxiste. Je
vous donne un point de vue, vous avez donné tout à l’heure un portrait intellectuel de
la géographie très multiforme et évanescent. Moi, je vous renvoie l’image d’une éco-
nomie qui s’appuie aussi sur un état du monde où le raisonnement économique est
bien plus présent que ce que pourrait être un raisonnement géographique. Pour
essayer de répondre à la question posée de l’inégal statut des deux disciplines, je dirais
que l’économie est plus facile que la géographie, puisque l’on a pu déjà produire des
modèles de référence, alors que ce n’est pas le cas pour l’organisation géographique.

B. Walliser : Là on entre dans l’utilisation normative des modèles. Je rapporte un


entretien du Figaro dans les années 1970, dans lequel on disait que la supériorité du
libéralisme est mathématiquement démontrée. Cela a provoqué un scandale dans le
milieu économique. Les économistes sont très prudents sur l’utilisation normative et

© L’Espace géographique 212


ce sont les économistes qui ont montré que la notion d’intérêt général n’existe pas. Ce
qui n’est pas mal !

D. Pumain : Moi, je retiens la conclusion de Walras sur le marché foncier. Il disait que
l’espace est un bien trop précieux et trop rare pour qu’on le confie à l’économie, et qu’il
faut donc nationaliser les terres.

J.-F. Thisse: Henri Georges, Joe Stiglitz et d’autres ont dit à peu près la même chose. Il
existe même un fort courant de pensée aux États-Unis, le «Georgisme», qui défend ce
genre d’idée. C’est très intéressant de voir certaines de ces idées mises en pratique aux
États-Unis et au Japon. Essayer de convaincre l’administration française de faire la même
chose est très compliqué, alors que ça se fait aux États-Unis et au Japon qui ne sont pas
des pays connus pour leur interventionnisme forcené.

H. Chamussy : Il y a un domaine qui me frappe souvent, une absence d’intégration


des conditions géographiques sur l’organisation de l’économie à certains moments. Il
se trouve que la semaine dernière, j’ai dîné à côté d’un banquier libanais à Beyrouth.
Il m’a dit : « Dans ce pays pauvre nous avons en banque trois fois le PIB annuel du
Liban, lequel est endetté à mort. – Comment savez-vous cela ? ». Il ne m’a pas donné
de réponse. Voilà une condition géopolitique très précise qui fait qu’il y a tous les
capitaux qu’il faut pour industrialiser un pays qui crève du manque d’emploi, et les
capitaux partent vers les îles Vierges ou ailleurs. J’ai l’impression que les géographes
sont plus sensibles aux conditions historiques et géopolitiques.

J.-F. Thisse : Vous donnez la réponse d’un banquier. Ce n’est pas un scientifique,
c’est un peu comme si je prenais un géographe travaillant dans un grand bureau
d’urbanisme. Le banquier ne vous a pas donné de réponse.
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H. Chamussy : Il ne m’a pas donné de réponse mais un élément de réflexion.

J.-F. Thisse: Permettez-moi, ici, de rappeler brièvement que les investisseurs n’aiment
pas l’incertitude. S’il n’y a pas plus d’investissements dans les pays d’Europe de l’Est,
c’est en partie à cause de l’incertitude qui pèse sur les droits de propriété. Nombreuses
sont les transactions qui ne se font pas à cause de l’incertitude qui pèse sur elles. On peut
même dire qu’en général, les marchés ne sont pas favorables aux conflits, contrairement à
une idée répandue dans certains milieux.

D. Pumain : On va conclure que les économistes n’aiment pas la guerre avec les géo-
graphes…

B. Walliser: Professionnellement, il m’est souvent arrivé d’être dans une position relative-
ment marginale. Elle était néanmoins acceptée par le milieu car j’ai montré que l’éco-
nomie orthodoxe, je la connaissais aussi. C’est comme en art, vous avez le droit de devenir
déviant si vous avez montré que vous savez faire vos gammes.

J.-F. Thisse : Tu te situes comme un déviant. C’est pour ça que l’on peut dialoguer.

213 Débat
B. Walliser : J’étais déviant pendant longtemps. Maintenant curieusement, je le suis
moins, parce que les sujets qui m’intéressaient sont de plus en plus intégrés dans
l’économie.

J.-F. Thisse : Les « idées déviantes » peuvent effectivement être récupérées et intégrées.

B. Walliser : Oui, elles peuvent l’être. Il faut sans doute pas mal de discours déviants
pour que le système puisse bouger. Vous savez, beaucoup de gens qui ont été consi-
dérés comme des hétérodoxes il y a trente ans, comme Williamson, sont maintenant
complètement intégrés dans l’orthodoxie économique. À la limite, tout discours nou-
veau est déviant.
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