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THOMAS D'AQUIN
Joël Lonfat
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Résumé
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INTRODUCTION
ARISTOTE
(1) Mes remerciements vont à Alain de Libera, qui m’a montré la voie et transmis la méthode ; à
Jean-François Courtine, qui m’a autorisé à citer certaines analyses d’un travail encore inédit ; à
Jennifer Ashworth, Irène Rosier-Catach, Laurent Cesalli, Curzio Chiesa et Bernard Montagnes, dont
les remarques m’ont permis de rendre ce travail moins imparfait. Cette recherche a été en partie
financée par le projet Les concepts formels : philosophie et histoire, IRIS dirigé par Kevin Mulligan ;
qu’il en soit aussi chaleureusement remercié.
LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 37
métaphysique et même de ses traités biologiques. Nous ne pouvons ici les analyser
tous, c’est pourquoi nous nous contenterons de mettre en évidence les passages les
plus pertinents.
Au début du livre des Catégories, Aristote nous propose un classement de « ce
qu’il y a », à savoir des choses, selon qu’elles sont homonymes, synonymes et
paronymes :
On appelle homonymes les choses dont le nom seul est commun, tandis que la
notion désignée par ce nom est diverse. Par exemple, animal est aussi bien un
homme réel qu’un homme en peinture ; ces deux choses n’ont en effet de commun
que le nom, alors que la notion désignée par le nom est différente. Car si on veut
rendre compte en quoi chacune d’elles réalise l’essence d’animal, c’est une
définition propre à l’une et à l’autre qu’on devra donner.
D’autre part, synonyme se dit de ce qui a à la fois communauté de nom et identité de
notion. Par exemple, l’animal est à la fois l’homme et le bœuf ; en effet, non
seulement l’homme et le bœuf sont appelés du nom commun d’animal, mais leur
définition est la même, car si on veut rendre compte de ce qu’est la définition de
chacun d’eux, en quoi chacun d’eux réalise l’essence d’animal, c’est la même
définition qu’on devra donner.
Enfin, on appelle paronymes les choses qui, différant d’une autre par le « cas »,
reçoivent leur appellation d’après son nom : ainsi de grammaire vient grammai-
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La synonymie
L’importance de la synonymie est évidente : en effet, comment avoir un
langage signifiant si – au moins en règle générale – chaque nom n’a pas une signi-
fication une 3 ? D’où le rôle central et nécessaire de la prédication synonymique
dans le discours 4. Ainsi, comme on le remarque dans l’exemple choisi par
Aristote, c’est en vertu de cette prédication synonymique que ce qui est prédiqué
du genre peut être prédiqué de l’espèce et de l’individu, et donc que l’ont peut pré-
diquer de l’espèce homme et de l’espèce bœuf le nom du genre (soit “animal”/
“]ÙRQ”) et le O²JRM de l’essence (soit substance animée sensible mortelle). Par
conséquent, plusieurs espèces et/ou individus peuvent recevoir le nom et la défi-
nition du genre animal et ce nom, même s’il s’applique à une pluralité d’espèces et
à une infinité d’individus, n’en est pas moins univoque, puisque par exemple,
l’homme, le bœuf, etc. ont une même essence, qui les fait appartenir au genre
animal.
(2) ARISTOTE, Catégories, trad. J. TRICOT, Paris, Vrin, 1994, 1a1-15, p. 1-2.
(3) « En effet, ne pas signifier une chose unique, c’est ne rien signifier du tout, et si les noms ne
signifiaient rien, on ruinerait tout échange de pensée entre les hommes, et, en vérité, aussi avec soi-
même ; car on ne peut pas penser si on ne pense pas une chose unique ; et, si on le peut, un seul nom
pourra être assigné à cette chose », ARISTOTE, La Métaphysique, 2 vol., trad. J. TRICOT, Paris, Vrin,
1991-1992, 1006b6-11, p. 201-202.
(4) Cf. ARIST., Cat., 3a33-3b9, p. 13-14.
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L’homonymie
Pour Aristote, cependant, la communauté de nom n’implique pas nécessai-
rement l’appartenance au même genre et ne permet donc plus la prédication
synonymique. En effet, nous remarquons qu’il existe des choses dont le nom est
commun, mais pas la définition : les homonymes. En effet, un même nom peut être
prédiqué d’espèces qui ne sont pas espèces d’un même genre ; il faut donc faire
attention, afin de ne pas leur prédiquer abusivement une même définition.
L’exemple que prend Aristote est à cet égard très intéressant : le même ]ÙRQ que
pour la synonymie. Alors que pour celle-ci, on pouvait prédiquer le terme “ani-
mal” et sa définition du bœuf et de l’homme, on ne peut plus le faire pour l’homme
réel et l’homme peint, qui sont homonymes. En effet, celui-là comme celui-ci peu-
vent être appelés du même nom “]ÙRQ”, mais selon des définitions différentes :
l’homme réel est toujours une substance animée, mais pour l’homme peint, ce
n’est évidemment plus le cas, sa définition étant alors : représentation picturale
d’un homme 5. Le Stagirite mentionne encore d’autres exemples éclairants dans
les Réfutations Sophistiques et dans les Parties des Animaux, soit pour le premier
“HW²M” qui signifie à la fois l’aigle et le fronton, et “chien”, qui signifie à la fois le
canidé, le poisson et la constellation ; et pour le second, le nom “homme” appliqué
à un homme vivant et à un cadavre, et le nom “main” appliqué à une vraie main et à
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(5) En effet, “]ÙRQ” signifie à la fois « tout être vivant, animal » et un « personnage ou figure
(d’homme ou d’animal) représenté dans un tableau, même en parlant d’objets inanimés », A. BAILLY,
Abrégé du dictionnaire grec-français, Paris, Hachette, 1901, p. 397.
(6) Cf. ARISTOTE, Les Réfutations sophistiques, trad. J. TRICOT, Paris, Vrin, 1995, 166a14-21,
p. 10-11 et Les Parties des animaux, trad. P. LOUIS, Paris, Les Belles Lettres, 1956, 640b33-641a3,
p. 6.
(7) Cf. ARISTOTE, Les Topiques, trad. J. TRICOT, Paris, Vrin, 1990, 107b6-33, p. 41-43.
(8) Cf. ibid., 106a36-b4, p. 36.
(9) Cf. ibid., 106a9-16, p. 34-35.
LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 39
celui du bien, touche directement les théories de son maître : le bien se dit dans
plusieurs catégories – dans cet exemple – selon l’agir, la qualité, le temps et la
quantité. Par conséquent, le bien est un homonyme ; il s’applique donc à une
pluralité d’objets, chaque fois en un sens différent. Cela implique entre autres que
le bien en tant que bien ne peut être un genre. En effet, si c’était le cas, il serait alors
une sorte de genre suprême, sous lequel tous les autres genres seraient subor-
donnés, et il n’y aurait plus aucune nécessité pour que les définitions soient diffé-
rentes : il serait alors synonyme. Cette « attaque » touche directement Platon : il y a
des biens, qui peuvent être pris dans des sens différents, mais il n’y a pas d’Idée du
Bien, au sens où l’Idée désignerait l’unité d’une multiplicité ; partant, il n’y aura
pas de science qui puisse étudier le Bien comme son objet, puisqu’il échappe à
toute définition commune.
Avec l’Ethique à Eudème, Aristote rencontre encore son ancien maître sans le
citer explicitement, mais tout en nous laissant des signes suffisants pour l’iden-
tifier 15. Dans le chapitre huit du premier livre, il aborde à nouveau la question du
bien et de l’existence des Idées et donne une énumération, plus détaillée que dans
les Topiques, des catégories dans lesquelles le bien se dit. A cette occasion, il réaf-
firme clairement l’homonymie du bien contre la théorie des Idées. Mais le Philo-
sophe fait plus : il affirme que cette homonymie du bien provient d’une homony-
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(15) Cf. ARISTOTE, Ethique à Eudème, trad. V. DÉCARIE, Paris-Montréal, Vrin-Les Presses de
l’Université de Montréal, 1978, 1217b19-23, p. 69-70.
(16) Cf. ARIST., Mét., 1017a22-27, p. 270-271.
(17) Cf. ARIST., Eth. Eud., 1217b25-1218a1, p. 70-72. De plus, dans le cas de l’être comme du
bien, la théorie exposée au chapitre IV du livre * de la Métaphysique ne semble pas pouvoir s’appli-
quer, les différentes significations de l’être étant en nombre illimités : cf. ARIST., Mét., 1006a34 sq.,
p. 201.
(18) Cf. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, trad. J. TRICOT, Paris, Vrin, 1994, 1096a34-1096b5,
p. 48.
(19) Cf. ibid., 1096a23-34 & 1096b23-26, p. 47-48 et 51.
LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 41
(20) C’est d’ailleurs ce que semble avoir retenu Porphyre par exemple, dans l’Isagoge, trad.
A. de LIBERA, A.-Ph. SEGONDS, Sic et Non, Paris, Vrin, 1998, II. 10, p. 7-8 ; nous ne pouvons que
constater les problèmes que cette vision pose pour les commentateurs, quand on pense que l’Isagoge
servait d’introduction aux Catégories.
(21) A l’exception de 108a7-12, p. 45, qui présente, comme nous le verrons plus bas, ce
qu’Aristote appelle l’analogie, mais sans être plus explicite, ni même le relier à l’homonymie.
(22) ARIST., Eth. Eud., 1235b27… 30, p. 155.
(23) Cf. ibid., 1236a7-15, p. 156.
42 JOËL LONFAT
ainsi, ce que la vue est au corps, l’intellect l’est à l’âme, et de même pour les autres
analogies 30 ?
Quelques remarques :
a) Ces analyses complètent la théorie de l’homonymie mise en place et
présentée au début des Catégories. En effet, l’homonymie se divise en une
homonymie accidentelle (SµWºFKM) et en une homonymie intentionnelle 31, qui
elle même se divise en trois selon les rapports I
xQ²M SUµM {Q et NDW
QDORJeDQ. Plusieurs choses peuvent donc être signifiées avec intention par un
même nom, même entre genres non-subordonnés entre eux, pourvu que ce soit
selon un de ces trois rapports. Cela nous donne le schéma suivant (S1) :
°PÈQXPD
SµWºFKM SµGLDQReDM
I
xQ²M SUµM{Q NDW
QDORJeDQ
JzQRM QDORJeD
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(33) ARIST., La Physique, introd. L. COULOUBARITSIS et trad. A. STEVENS, Paris, Vrin, 1999,
249a21-25, p. 262-263.
(34) En effet, ce qui est déterminant, c’est la commune origine pour le rapport I
xQRM, la fin
commune pour le rapport SUµM{Q, et la proportion pour le rapport d’unité NDW
QDORJeDQ.
LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 45
°PRL²WKWD yJJºM
JzQRM NDW
QDORJeDQ
I
xQ²M SUµM{Q
A présent, nous pouvons nous intéresser à la Métaphysique. Nous avons vu
qu’Aristote laissait en suspens dans l’Ethique à Nicomaque la question de savoir
si le bien est homonyme selon un rapport I
xQ²M, SUµM {Q, ou d’unité NDW
QDORJeDQ ; c’est à peu près la même question qu’il envisage à propos de l’être
dans la Métaphysique. Les passages dans lesquels le Stagirite aborde la problé-
matique des multiples sens de l’être (Wµ·QOzJHWDLSROODFÎM) visent dans leur
majorité la théorie de l’unification de ces significations afin de fonder la science
du Wµ·Q®´Q. Mais avant de poursuivre l’analyse du cas de l’être, il nous semble
important de faire un détour dans le but de considérer rapidement la question des
relations entre l’être, l’un et le bien, afin de comprendre en quoi les solutions que
nous apportons à notre problématique pour l’un d’entre eux sont pertinentes pour
les deux autres. Comme le dit Pierre Aubenque, « il faut se garder de transposer
chez Aristote l’idée scolastique selon laquelle les trois termes transcendantaux
(35) En effet, Aristote reconnaît que l’amitié selon l’utilité et selon le plaisir appartiennent aux
hommes comme aux bêtes, et même parfois entre les hommes et les bêtes, ce qui n’est bien sûr pas le
cas de l’amitié selon la vertu qui n’appartient qu’à l’homme. Cf. ARIST., Eth. Eud., 1236b6-11, p. 158.
46 JOËL LONFAT
(36) P. AUBENQUE, Le Problème…, p. 204. L’idée que « l’être est bon en tant qu’il est » est de
Boèce, donc du néo-platonisme.
(37) Cf. ARIST., Eth. Eud., 1217b25-1218a1, p. 70-72.
(38) Cf. ARIST., Mét., 1003b22-27, p. 179-180.
(39) Cf. ibid., 1003b31, p. 180 ; 1053b23-28, p. 538-539 ; Phys., 185b6-8, p. 72.
(40) Cf. ARIST., Mét., 1017a22-27, p. 270-271.
(41) Cf. ibid., 1026a33-b2, p. 335. Ici la traduction de J. Tricot est malheureuse : rendre le NDhHg
WL
OORVKPDeQHLWµQWU²SRQWRÀWRQ par « et tous les autres modes de signification analogues de
l’être » est ennuyeux. En effet, elle introduit le terme “analogue” qui, comme nous l’avons vu, a un
sens technique très précis chez Aristote, et porte ici à confusion. Il vaudrait mieux traduire : « et tous
les autres termes qui signifient de cette manière ».
(42) ARIST., Mét., 1004a23-25, p. 185.
(43) Ibid., 1060b32-36, p. 589. La question que se pose Aristote est capitale. En effet, comme le
dit J.-F. Courtine : « la multiplicité homonymique risque de ruiner le projet d’un “maintien théo-
rétique” destiné à faire face à l’étant en vue de son être. Et cela d’autant plus que l’on accentue
davantage la rigueur du concept aristotélicien de l’ySLVWPK, comme science dont la démarche
LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 47
multiples sens de l’être qu’Aristote nous donne : il y a quelque unité entre les
divers sens de l’être. Reste à savoir quelle est cette unité qui fonde cette « science
sans nom » ; le Philosophe – aux livres * et ' de la Métaphysique – nous en propose
en tout six types : unité à l’égard d’un terme unique (SUµM{Q) ; unité de consécu-
tion (WÙ yIH[¡M) ; unité numérique (NDW
ULTP²Q) ; unité spécifique (NDW
SµWºFKM SµGLDQReDM
°PRL²WKWD yJJºM
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I
xQ²M SUµM{Q WÙyIH[¡M
A présent, nous pouvons revenir à l’analyse du rapport SUµM{Q:
L’Être se prend en plusieurs acceptions, mais c’est toujours relativement à un
terme unique, à une seule nature déterminée. Ce n’est pas une simple homonymie,
mais de même que tout ce qui est sain se rapporte à la santé, telle chose parce
qu’elle la conserve, telle autre parce qu’elle la produit, telle autre parce qu’elle est
le signe de la santé, telle autre enfin parce qu’elle est capable de la recevoir ; de
même encore que le médical a trait à la Médecine et se dit, ou de ce qui possède
l’art de la médecine, ou de ce qui y est naturellement propre, ou enfin de ce qui est
l’œuvre de la Médecine, et nous pouvons prendre encore d’autres exemples
semblables : de même aussi, l’Être se prend en de multiples acceptions, mais, en
chaque acception, toute dénomination se fait par rapport à un principe unique.
Telles choses, en effet, sont dites des êtres parce qu’elles sont des substances,
telles autres parce qu’elles sont des déterminations de la substance, telles autres
parce qu’elles sont un acheminement vers la substance, ou, au contraire, des
corruptions de la substance, ou parce qu’elles sont des privations, ou des qualités
de la substance, ou bien parce qu’elles sont des causes efficientes ou génératrices,
soit d’une substance, soit de ce qui est nommé relativement à une substance, ou
enfin parce qu’elles sont des négations de quelqu’une des qualités d'une substance,
ou des négations de la substance même ; c’est pourquoi nous disons que même le
Non-Être est : il est Non-Être. Et de même donc que de tout ce qui est sain, il n’y a
qu’une seule science, ainsi en est-il aussi pour les autres cas. Non seulement, en
effet, l’étude des choses ayant communauté de notion relève d’une seule science,
mais encore l’étude des choses simplement relatives à une seule et même nature,
LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 49
car même ces choses-là ont, en quelque manière, communauté de notion. Il est
donc évident qu’il appartient aussi à une seule science d’étudier tous les êtres en
tant qu’êtres 48.
L’être n’est donc ni un synonyme ni un homonyme Sµ WºFKM : il « se dit
(OzJHWDL) de façon multiple (SROODFÎM), mais toujours vers un, une certaine
nature (SUµM ~Q NDh PeDQ WLQ IºVLQ) » ; la multiplicité des significations de
l’être converge donc vers un terme unique et premier, sur lequel le Stagirite ne
nous donne pas plus d’informations, mais laisse à un exemple le soin de nous
éclairer : tout ce qui est dit “sain” se rapporte à la santé. En effet, on dit de la diète
qu’elle est saine parce qu’elle conserve la santé, de la médecine qu’elle est saine
parce qu’elle produit la santé, de l’urine qu’elle est saine parce qu’elle est le signe
de la santé, et du corps qu’il est sain parce qu’il est susceptible de recevoir la santé :
la diète, la médecine, l’urine et le corps sont donc dits “sains” par référence à la
santé. Mais ce n’est pas si simple : d’après cet exemple, il semble que ce rapport
SUµM {Q soit plus qu’un simple rapport focal univoque de différents sens d’un
terme vers un unique premier. En effet, dès le moment où l’on cherche ce qu’est la
santé, c’est-à-dire ce qu’Aristote nomme PeD IºVLM, on est renvoyé d’abord au
corps, qui demande d’être dit “sain”, car il est essentiel à la détermination de la
santé, étant son substrat, et qui, pourtant, ne peut pas être dit “sain” si nous n’en
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(48) ARIST., Mét., 1003a33-b19, p. 176-178 ; cf. aussi 1028a10-35, p. 347-349 ; 1030a18-b2,
p. 365-367 et 1060b31-1061a15, p. 588-589.
50 JOËL LONFAT
etc., plutôt qu’autrement. Si l’essence en tant que fondement est première en soi,
ce qui est premier pour nous, c’est l’être de la diversité de son être-dit : nous
trouvons l’essence présente dans chacune des significations de l’être, mais non les
autres significations présentes dans l’essence » 49. Cette dépendance à l’égard de
l’R¹VeDde chacune des significations de l’être se traduit donc par un rapport SUµM
{Q, mais, comme pour la santé, Aristote ne définit pas ce rapport : il se contente à
nouveau d’en donner un exemple. Quel est donc ce rapport, tout entier contenu
dans la préposition SU²M ? Essayons de comparer les exemples de la santé et de la
substance, afin de voir en quoi ils divergent ou sont semblables. De la même
manière que pour la santé, les catégories de l’être s’entre-signifient mutuellement
selon la même dynamique. L’R¹VeD – à l’instar de la santé – n’est pas un JzQRM:
elle n’est pas une nature indépendante à partir de laquelle découlent hiérarchique-
ment les autres significations de l’être ; elle n’est rien d’autre que l’unificateur de
l’explicitation des différents sens de l’être 50. Par conséquent, nous pensons qu’il
n’existe pas de hiérarchisation selon l’antérieur et le postérieur dans le rapport
SUµM{Q chez Aristote, même s’il y a un premier ; en effet, du premier on ne peut
déduire et connaître ses inférieurs comme nous venons de le voir : l’être joue une
sorte de jeu de cache-cache dans ses catégories, s’y dévoilant et s’y dissimulant,
nous renvoyant sans cesse de l’une à l’autre, sans jamais se laisser saisir. De plus,
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suite que l’R¹VeDn’est pas à la quantité ou à la qualité ce que la santé est au sain ou
au sanitaire, et cela pour une raison essentielle : les catégories ne sont pas les
modes de signification de l’R¹VeD, mais l’R¹VeD et les autres catégories signi-
fient, la première immédiatement et les autres en se rapportant à la première, un
terme plus fondamental encore, qui est l’être 52.
2) Dans le cas du sain, le rapport SUµM {Q ne concernait que deux termes : la
santé et ses différentes modalités ; dans le cas de l’être, il concerne trois termes :
être, R¹VeD, et les autres catégories. Ainsi que nous venons de le voir, nous ne
pouvons pas réduire l’un de ces termes à un autre ; en effet, l’R¹VeD, bien qu’étant
le fondement – et même ce par quoi les autres catégories existent –, n’est pourtant
pas l’être, car malgré tout, elle reste une des catégories, étant manifeste que l’être
n’est pas identique aux catégories.
Peut-être pouvons-nous à présent expliquer l’allusion à l’hypothèse de
l’analogie invoquée lors de l’étude des significations multiples du bien. En effet,
l’analogie ne concerne pas le problème de l’unification des sens du bien et encore
moins de l’être, puisque effectivement différentes choses sont dites “bien” ou
“être” selon un rapport SUµM {Q. Alors où est la place de l’analogie ? Laissons à
Pierre Aubenque le soin de répondre à cette question :
Ce qui peut être dit ici analogique (encore qu’Aristote présente ceci, non comme
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(52) Un exemple simple montre toute la distance qui sépare l’immanence de l’R¹VeD et la
transcendance de la santé : si on supprime la santé, on ne supprime pas le corps. Par contre si on
supprime l’R¹VeD, on supprime du même coup les autres catégories.
(53) P. AUBENQUE, Le Problème…, p. 202-203.
52 JOËL LONFAT
contentant d’apercevoir l’analogie : l’acte sera alors comme l’être qui bâtit est à
l’être qui a la faculté de bâtir, l’être éveillé à l’être qui dort, l’être qui voit à celui
qui a les yeux fermés mais possède la vue, ce qui a été séparé de la matière à la
matière, ce qui est élaboré à ce qui n’est pas élaboré 54.
Le rapport fondamental est bien le rapport SUµM{Q.
Trois questions s’imposent alors à nous : premièrement, quel rapport y a-t-il
entre les rapports I
xQ²M et SUµM{Q" Deuxièmement, quel rapport y a-t-il entre
l’analogie et la métaphore ? Troisièmement, pourquoi est-ce que ce sont des
choses qui sont homonymes/synonymes et pas des termes ?
1) Les rapports I
xQ²M et SUµM {Q sont-ils identiques ou sont-ils deux
rapports différents ? En effet, il semble que le Stagirite n’emploie le rapport I
xQ²M dans son sens technique que dans l’Ethique à Nicomaque et nulle part
ailleurs 55. De plus, quand Aristote parle des multiples sens du bien, il parle
d’abord d’un rapport I
xQ²M puis, en se basant sur les multiples sens de l’être qui
en sont le fondement, d’un rapport SUµM {Q ; tout cela semble plaider pour une
unification de ces rapports. Néanmoins nous pensons devoir nuancer ce propos. Si
notre interprétation des rapports I
xQ²M et SUµM{Q comme étant deux types de
rapports des voisins par genre est effectivement correcte, nous pouvons expliquer
ce « flottement » ainsi : nous pouvons formellement les distinguer dans une typo-
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La paronymie
En ce qui concerne la paronymie, Aristote en fait un usage plus « discret » 58
que la synonymie ou l’homonymie, néanmoins important. La définition des
paronymes pose deux points fondamentaux, qui s’influencent mutuellement : la
paronymie repose sur ce que le Stagirite appelle la terminaison (SWÎVLM) 59, et
c’est aussi une propriété des choses. Cette définition ne va pas sans poser une
question fondamentale : cette terminaison est-elle celle de la chose ou bien du
nom ? Ce problème peut être explicité ainsi : est-ce que les paronymes sont des
choses qui diffèrent par le cas, recevant leur nom de la chose première qui est
« sans cas » et dont les autres sont des désinences, ou alors est-ce que les paro-
nymes sont des choses dont les noms seulement diffèrent par leur terminaison,
sans que nécessairement ces choses aient un quelconque rapport entre elles ? Il y a,
à notre avis, deux raisons de préférer la deuxième solution, soit que SWÎVLM
désigne la terminaison d’un mot et non le cas d’une chose :
1) Si on affirme que SWÎVLM désigne le cas d’une chose, on se trouve dans la
position gênante et non-aristotélicienne de devoir affirmer une participation entre
les choses qui sont une chute et la chose dont elles proviennent 60. On serait obligé
d’aller encore plus loin, en devant imposer une hiérarchie à l’univers, selon
qu’une chose qui déchoit est plus ou moins proche de la chose dont elle déchoit
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(58) En effet, Aristote ne l’utilise qu’à propos de la quantité au chapitre VIII des Catégories,
10a27-31, p. 49.
(59) 3WÎVLM signifie la chute et aussi, d’un point de vue grammatical, le cas d’un nom (casus en
latin) ou le mot formé d’un autre, comme l’adverbe de l’adjectif (SeSWZ), cf. Abrégé du dictionnaire
grec-français, p. 767. Mais Aristote parle-t-il de « cas » dans le sens grammatical ? Pas forcément, car
le cas est aussi ce qui permet d’exprimer la relation entre le premier et ses subordonnés dans une unité
d’origine, comme dans l’exemple de la santé et du sain ! Si ce n’est pas… le cas, nous avons peut-être
une bonne raison de supposer que ce sont des philosophes postérieurs qui, ayant remarqué l’ambiguïté
de sa définition des paronymes ont lesté cette notion de celle de cas (et par là lui ont imposé une place
un peu différente dans le dispositif, ce que nous verrons par la suite), alors que le Stagirite n’avait
indiqué que des différences de désinence.
(60) Comme nous le verrons plus loin, surtout chez les commentateurs arabes, le lien entre
l’interprétation de SWÎVLM en terme de cas et la participation est important pour la construction de la
paronymie, et pour son rapprochement avec l’homonymie par rapport à un premier.
54 JOËL LONFAT
pouvoir être identifiées 61, et que la paronymie peut être un critère pour affirmer
l’homonymie de deux choses, comme il l’explique dans les Topiques 62.
ALEXANDRE D’APHRODISE
(61) En effet, les choses qui sont saines, soit l’urine, le corps, la gymnastique sont homonymes
comme nous venons de le voir ; mais ce n’est pas une homonymie pure, l’unité des multiples signifi-
cations du mot « sain » étant assurée par le rapport à un premier, la santé, de qui elles tirent leur nom ;
les choses saines et la santé sont donc paronymes. Nous pouvons remarquer que nous ne pouvons faire
cela pour l’exemple de l’être, possédant trois termes : le premier et les choses homonymes qui
entretiennent avec lui un rapport d’origine ou de fin ne sont pas nécessairement des choses paronymes.
De plus, nous ne pouvons identifier les homonymes et les paronymes, car pour que des choses soient
homonymes, il faut que leur nom soit identique (les choses dites « saines »), ce qui ne doit jamais être
le cas pour des choses paronymes (le corps sain et la santé), dont les noms doivent différer par leur
terminaison. La paronymie n’est pas non plus dépendante des choses homonymes par rapport à un
premier (comme si on devait avoir des choses homonymes pour que le premier et les choses duquel
elles tirent leur nom soient des paronymes), de nombreuses choses paronymes n’étant pas liées
comme premier à des homonymes (par exemple, grammatica/la grammaire et grammaticus/ homme
s’adonnant à la grammaire : grammaticus vient effectivement de grammatica et ne présente pas la
même terminaison que grammatica, ils sont donc paronymes ; mais la chose qui est dite
« grammaticus » n’est pas homonyme).
(62) Cf. ARIST., Top., 106b29-107a2, p. 38.
(63) « Assuming that there is one science of things said in many ways, by derivation from one
thing and with reference to one thing, he then shows that in such cases, in which there is something
primary which is said in the proper sense, while other things are derived from that thing (as is the case
with things said by derivation from one thing and with reference to one thing), the science that
concerns itself with that nature, on which the other things also bear, is in the proper sense and in the
highest degree the science of that which is primary. Medicine, for example, which is the science of all
healthful things, is in the proper sense and in the highest degree the science of health, with reference to
which other things are said [to be healthful]. Likewise the science concerned with goods is in the
LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 55
les multiples types d’R¹VeDL ne sont pas purement homonymiques, mais leurs
différents sens s’unifient selon un rapport SUµM{Q, dans lequel le rôle du premier
est tenu par la substance première (SUÎWK R¹VeD) ; les autres R¹VeDL dépendent
donc de la substance première de la même manière que les différentes catégories
dépendent de l’R¹VeD : c’est d’elle qu’elles tirent leur dénomination et leur
existence 64. Parallèlement à l’établissement de cette totale dépendance de tous les
membres du réel à la SUÎWK R¹VeD, Alexandre introduit dans cette structure un
ordre selon l’antérieur et le postérieur. Pour ce faire, il va agir sur les trois rapports
aristotéliciens qui sont pertinents pour unifier les multiples sens selon un premier,
soit les rapports I
xQ²M SUµM{Q et WÙyIH[¡M. En effet, ces trois rapports sont
les seuls suffisamment proches pour permettre une « contamination » mutuelle
sans déformer à outrance les thèses du Stagirite. En effet, comme nous l’avons
déjà constaté, les structures de ces rapports sont très proches, tous constituant
aussi des rapports dont la substance est première, qu’elle soit origine ou fin. Cette
« contamination » est double :
1) Une « contamination » du rapport SUµM {Q par la structure sérielle du
rapport WÙyIH[¡M : Alexandre introduit dans le rapport SUµM {Q un ordre selon
l’antérieur et le postérieur suivant les relations qu’entretiennent les choses les
unes avec les autres, ne distinguant les rapports SUµM{Q et WÙyIH[¡M que dans le
fait que, en ce qui concerne les choses dites selon le rapport WÙ yIH[¡M, ne
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proper sense and in the highest degree concerned with the most complete of goods. And there will,
then, be one science of all being, since being is of the same nature, but this science will be in the highest
degree involved with the primary being, that which is being in the most proper sense, on account of
which other things are beings. People say that substance is such a thing, for the being of other things
depends on substance, and it is on account of substance that they too are beings », ALEXANDER OF
APHRODISIAS, On Aristotle Metaphysics 4, trad. A. MADIGAN, Ancient Commentators on Aristotle,
London, Duckworth, 1993, 244.10-24, p. 18-19.
(64) Cf. ibid., 247.8-15, p. 22 et 251.21-24, p. 27.
56 JOËL LONFAT
complete, whereas in the case of things said with reference to one thing, the one is
that to which the others are referred 65.
Alexandre laisse donc ici de côté le fait que le rapport WÙyIH[¡M possède aussi
un premier, et semble ne pas tenir compte du passage du livre / de la Méta-
physique, qui affirme le contraire 66.
2) Une « surimpression » du rapport I
xQ²M et du rapport WÙ yIH[¡M :
Alexandre identifie tout simplement ces deux rapports, sans autre explication que
l’affirmation qu’Aristote n’avait envisagé que deux rapports seulement d’homo-
nymie par rapport à un premier :
The words ‘some in the manner of a series’ may express ‘derived from one thing’.
For he has divided the things said in many ways in this manner into things derived
from one thing and thing said with reference to one thing 67.
Nous pouvons déduire de ces considérations qu’en introduisant dans le rapport
SUµM{Q une structure selon l’antérieur et le postérieur, on permet la déduction de
toute la série à la suite du premier qui est le plus complet ; et en introduisant dans le
rapport I
xQ²M une même structure selon l’antérieur et le postérieur, on permet
une remontée de toute la série pour arriver au dernier qui est le plus complet. Bien
que conservant les bases du rapport SUµM{Q en tant que relation à une commune
origine et du rapport I
xQ²M à une commune fin, cette interprétation du texte
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(69) « Quant aux choses qui sont nommées d’après un terme unique et relativement à un terme
unique, d’une part elles ne conservent pas mutuellement cette équivalence à l’égard de leur prédicat,
par laquelle se caractérisent les synonymes ; mais elles ne possèdent pas non plus cette hétérogénéité
rebelle à toute fusion et à tout mélange, qui est le propre des homonymes ; mais il y a entre elles une
certaine communauté, consistant en ce que, si elles sont ce qu’exprime leur nom, elles le doivent à
l’existence d’une certaine nature de la chose qui est leur principe, à l’égard de laquelle elles sont dans
un certain rapport et à cause de laquelle elles participent d’un même nom ; et cette nature se laisse
apercevoir en quelque façon en toutes ces choses », ALEXANDRE D’APHRODISE, Commentaire sur la
Métaphysique 4, 241.9-241.21, cité par L. ROBIN, La théorie platonicienne des idées et des nombres
d’après Aristote, Paris, Félix Alcan, 1908, p. 155-157.
58 JOËL LONFAT
nom, et la relation mutuelle des notions n’est pas la même que pour les purs homo-
nymes, dont l’homonymie est un produit du hasard ; mais il y a, pour les choses que
nous considérons, une cause déterminée de la similitude de leur dénomination
mutuelle 70.
PROCLUS
(70) ALEXANDRE D’APHRODISE, Commentaire sur la Métaphysique 4, 240.33… 241.27, cité par
L. ROBIN, op. cit., p. 155-157.
(71) Un autre auteur néoplatonicien, Damascius, mériterait notre attention, mais nous ne pouvons
ici développer ses thèses. Nous ne ferons donc que signaler les passages de son Traité des premiers
principes (texte établi par L. G. WESTERINK et traduit par J. COMBÈS, Paris, Les Belles Lettres, 1986)
qui sont en relation directe avec notre étude : 1 re partie, p. 2-4 et 120-130 (il y a aussi quelque chose de
ce genre dans l’Isagoge de Porphyre à propos du « genre des Héraclides », cf. chapitre sur le genre,
§ 1-2), et 3 e partie, p. 1-56.
LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 59
(72) Cf. PROCLUS, Éléments de théologie, trad. J. TROUILLARD, Paris, Aubier-Montaigne, 1965,
n° 1-2-3-5-100, p. 61-64 et 119-120.
(73) Ibid., p. 67-68, 72-73, 81-82, 85-86, 100-101 et 117-118.
(74) Ibid., p. 82 et 127.
60 JOËL LONFAT
Quel est alors ce principe d’ordre, permis par la participation par ressemblance
liée au partage d’une même forme et qui structure hiérarchiquement tout l’uni-
vers ? C’est ce que Proclus appelle l’analogie. En effet, pour Proclus, l’analogie
est le principe même de l’ordre de l’univers et ceci par le fait que, concernant
l’univers dans sa totalité 75, elle est à la fois la mesure qui relie tous les éléments de
la série selon le degré de perfection de la forme qu’ils reçoivent du premier, et la
proportion qui relie les séries entre elles. L’analogie, du fait qu’elle est principe
d’ordonnancement de tous les participés par rapport à l’un, est le principe de
l’unité du monde.
108. Tout sujet particulier de chaque ordre peut participer de deux façons à la
monade du plan immédiatement supérieur : ou bien à travers son propre universel,
ou bien à travers le sujet particulier qui lui correspond dans l'ordre supérieur
conformément au rapport de proportions qui règne entre les ensembles sériels 76.
Nous pouvons remarquer que Proclus fait se rencontrer – mais sans les
identifier – les rapports I
xQ²M 77 et NDW
QDORJeDQ. Nous avons là le premier
grand pas en direction de ce que nous appellerons plus tard l’analogia entis, qui
n’existe bien sûr pas encore dans les théories de Proclus, mais y possède quelques
prémices, bien plus que chez Aristote. En effet, il fallait, comme le dit Jean-
François Courtine, qu’existe « cette perspective des degrés de l’être, qui rapporte
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(75) Cf. PROCLUS, Commentaire sur le Timée, trad. A. J. FESTUGIÈRE, t. I-II, Paris, Vrin-C.N.R.S.,
1966-1967, I, 50.20-21, p. 84.
(76) PROCLUS, El. theol., p. 124 ; cf. aussi Commentaire sur le Timée, II, 27.10-16, p. 53.
(77) L’ambiguïté entre les rapports I
xQ²M et SUµM {Q qui subsistait encore chez Aristote, à
savoir s’il fallait les identifier ou les distinguer, semble s’être résolue par leur identification pure et
simple. En effet, Proclus utilise principalement le terme technique I
xQ²M pour exprimer le
mouvement de communication de la forme du premier à la série, celui-ci devenant ainsi la commune
origine de tout, par exemple dans cette formule : « de même (…) que tous les êtres procèdent d’un seul,
toute série procède d’un seul terme » (ÆMJUW´QWD SQWD I
xQ²M R»WZ NDh SVD VHLU
I
xQ²M) in El. theol., n° 100, p. 120. De plus, il se sert du terme technique SUµM{Q uniquement dans
l’expression, devenue canonique probablement depuis Alexandre d’Aphrodise, I
xQ²MNDhSUµM
{Q, qu’il utilise comme synonyme (au sens moderne du terme) d’I
xQ²M, dans, par exemple « [les
êtres] ne relèvent pas, en effet, d’une seule définition, mais ils ont une unité d’origine et de référence,
puisque tous procèdent de leur monade propre (R¹GHJUHlM°O²JRMOO
ÆMI
xQ²MNDhSUµM
{Q [SQWDSU²HLVLQyNW¡MRdNHeDMPRQGRM]), ibid., 110, p. 126.
(78) J.-F. COURTINE, op. cit.
LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 61
l’univers, ainsi que son unité : tout provient de la même origine, à savoir l’un ; le
rapport qui relie l’un à ses inférieurs, du moins aux plus proches qui reçoivent sa
forme dégradée est donc bien un rapport à une commune origine, soit le rapport
I
xQ²M. De même, les premiers de chaque série, communiquant leur forme à
leurs inférieurs créent un rapport I
xQ²M :
110. Parmi les membres de chaque série, les premiers et ceux qui sont unis à leur
propre monade ont le pouvoir de participer aux êtres établis dans la série
immédiatement supérieure en vertu de leur correspondance, au lieu que les moins
parfaits et ceux qui s’écartent de leur principe propre ne peuvent jouir de cette
participation.
Parce que les premiers sont en étroite affinité avec leurs analogues plus élevés, du
fait qu’ils sont pourvus dans leur ordre d’un rang supérieur et plus divin, tandis que
les suivants procèdent plus avant, c’est-à-dire que la procession qui leur est
départie est seconde et subordonnée, mais ni originelle ni souveraine au sein de
l’ensemble sériel, il est nécessaire que ces premiers soient joints selon leur
communauté originelle aux êtres de l’ordre supérieur, alors que les suivants ne
peuvent s’y unir. Car les êtres ne sont pas tous de même degré, même s’ils appar-
tiennent au même ordre. Ils ne relèvent pas, en effet, d’une seule définition, mais
ils ont une unité d’origine et de référence, puisque tous procèdent de leur monade
propre. Si bien qu’ils n’ont pas reçu une puissance identique, mais les uns sont
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d’Alexandre, mais que tous seront plus ou moins marqués par ce « nouvel ordre du
monde », unifié et hiérarchisé par les rapports I
xQ²M et NDW
QDORJeDQ.
DENYS LE PSEUDO-ARÉOPAGITE
(80) « Exemplaria autem dicimus esse in deo existentium rationes substantificas et singulariter
praeexistentes ; quas theologia praediffinitiones vocat et divinas et bonas voluntates existentium
determinativas et effectivas, secundum quas supersubstantialis existentia omnia praediffinivit et
produxit », texte de la translatio Iohannis Sarraceni des Noms Divins, in s. ALBERT LE GRAND, Super
Dionysium De divinis nominibus, in Opera omnia, tomus XXXVII, Pars I, Monasterii Westfalorum,
Aschendorff, 1972. Pour une traduction française, cf. Les Noms divins (ND), in Œuvres complètes du
Pseudo-Denys l’Aréopagite, trad. M. de GANDILLAC, Bibliothèque philosophique, Paris, Aubier,
1934.
(81) Cf. V. LOSSKY, « La notion des “analogies” chez Denys le pseudo-Aréopagite », AHDLMA, 5
(1930), p. 279-309.
LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 63
illas participantes et ipso esse primum quidem existentes, postea huius aut huius
principia existentes et participare esse, et existentes et participatas. Si autem ista
participatione essendi sunt, multo quidem magis ea quae ipsis participant.
Denys, à l’instar de Proclus, greffe sa théorie de l’analogie sur sa conception
de la théophanie. L’analogie est la mesure, ou la proportion selon laquelle les
créatures participent aux vertus divines, qui leur confèrent en premier l’être, puis
toutes leurs perfections :
Sed et post illas sacras et admirabiles mentes animae et quaecumque animarum
sunt bona, sunt propter superbonam bonitatem : intellectuales ipsas esse, habere
substantialem vitam inconsumptibilem, ipsum esse et posse extentas ad angelicas
vitas, per ipsas sicut bonos duces ad omnium bonorum bonum principatum sursum
agi et inde emanantium illuminationum in participatione fieri secundum illorum
proportionem et deiformi dono secundum virtutem participare, et quaecumque
alia a nobis in sermone de anima sunt enumerata 82.
Etant donné que l’analogie est la capacité qu’a chaque être de participer au
premier, la proportion ainsi établie entre chaque être met en place un ordre dans
l’univers sous forme sérielle, du plus parfait au moins parfait 83. Pour terminer,
nous ne faisons que signaler qu’il existe encore chez le Pseudo-Denys un autre
sens important du terme analogie : l’analogie signifie aussi la fin de chaque créa-
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SIMPLICIUS
(82) Cf. aussi ces deux passages de la Hiérarchie céleste, col. 165 et 292, cités par V. Lossky,
op. cit., p. 289-290 et 291.
(83) Cf. ibid., col. 164, cité par V. LOSSKY, op. cit., p. 292 ; voir aussi la Hiérarchie ecclésiastique,
col. 513, cité par V. LOSSKY, op. cit., p. 293. Denys identifie parfois l’analogie avec l’ordre, comme
lorsqu’il désigne les ordres ecclésiastiques par QDORJeDLcHUDUFLNDh, cf. Hiérarchie ecclésiastique,
in Œuvres complètes, col. 513, p. 303-304.
(84) Le premier sens d’analogie est lié aux êtres créés en leur état de chute, état ne correspondant
plus à leur état originel, et pas encore à leur état final (soit après le salut), qui sont identiques et liés au
deuxième sens d’analogie.
(85) Cf. entre autres, SIMPLICIUS, Commentaire sur les Catégories, trad. sous la dir. de I. HADOT,
Philosophia antiqua, volume LI, fascicule III : Préambule aux Catégories & commentaire au premier
chapitre des Catégories, Leiden, E. J. Brill, 1990. Cf. aussi J.-F. COURTINE, « Aux origines néoplato-
niciennes de la doctrine de l’analogie de l’être » in C. CHIESA, L. FREULER (éd.), Métaphysiques
médiévales : Études en l’honneur d’André de Muralt, Cahiers de la Revue de théologie et de
philosophie 20, Genève-Lausanne-Neuchâtel, 1999, p. 29-46.
64 JOËL LONFAT
Pour Simplicius, dire que l’homonymie d’une chose a son corrélat linguistique
dans l’homonymie d’un terme, et dire que x et y sont homonymes parce qu’ils ont
le même nom et des définitions différentes, équivaut à affirmer que le nom de x et
de y est équivoque, parce qu’il désigne deux choses, x et y, dont les définitions sont
différentes. Malgré cela, ou plutôt avec cela, l’homonymie reste une propriété des
choses 89, au point qu’elle reste tributaire de la participation 90. Voici la classifi-
cation des homonymes telle que les latins pouvaient la lire d’après la traduction de
son commentaire par Guillaume de Moerbeke en 1266 :
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(91) Nous voyons ici l’écart qu’il y a entre l’exemple en grec, où le terme “]ÙRQ” désignait à la
fois l’animal et la reproduction picturale et l’exemple en latin, qui perd cette subtilité.
(92) SIMPLICIUS (latin), op. cit., p. 42-43. Cf. aussi SIMPLICIUS, On Aristotle Physics 7, trad.
C. HAGEN, Ancient Commentators on Aristotle, London, Duckworth, 1994, 1096.27-1097.5, p. 77.
66 JOËL LONFAT
(femme grammairienne) – ne sont pas des paronymes 97. Cette thèse affirmant la
distinction entre la paronymie et les choses I
xQ²M NDh SUµM {Q OHJ²PHQD
disparaîtra chez les commentateurs arabes qui ne retiennent plus la paronymie,
l’évacuant de la classification des réalités en l’introduisant dans les convenientia,
la SWÎVLM n’étant plus interprétée qu’en terme de cas grammatical : c’est l’oubli de
la paronymie aristotélicienne.
Une autre source est intéressante pour notre propos : ce sont les philosophes
arabes Avicenne, Al-Ghazali et Averroès. En effet, ceux-ci apportent aux Latins
non seulement leurs propres théories, mais aussi, bien que d’une manière
indirecte, un accès privilégié aux auteurs grecs qu’ils ne pouvaient connaître de
première main 98. A cause de l’indisponibilité de nombreux textes de ces auteurs,
nous nous contenterons ici de fournir les éléments principaux de leurs doctrines de
l’homonymie 99.
Comme le montre l’étude d’Alain de Libera 100, c’est la Métaphysique
d’Avicenne, « connue par les Latins avant la Métaphysique d’Aristote (…) [qui]
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(97) Cf. appendice II du commentaire de C. LUNA, in SIMPLICIUS, op. cit., p. 153-159. Un témoin
antérieur à Simplicius et très intéressant pour cette problématique est la Paraphrasis themistiana :
« Anonymi Paraphrasis Themistiana (pseudo-Augustini Categoriae decem) », in Categoriae, ed.
L. MINIO-PALUELLO, Aristoteles Latinus I. 1-5, Paris, Desclée de Brower, 1961, p. 138-139.
(98) Pour un complément d’information, cf. A. BADAWI, La transmission de la philosophie
grecque au monde arabe, Études de philosophie médiévale LVI, Paris, Vrin, 1987.
(99) En effet, la traduction latine de la partie de la Logica d’Avicenne consacrée aux catégories
n’a pas été conservée, et nous ne possédons pas d’édition critique de la traduction latine du
Commentaire moyen des Catégories d’Averroès, ni de son Grand Commentaire sur la Métaphysique,
pas plus que de son Grand Commentaire sur l’Ethique à Nicomaque. Pour une bibliographie des
œuvres d’Averroès (avec les projets d’édition), cf. Averroes and the Aristotelian Tradition : Sources,
Constitution and Reception of the Philosophy of Ibn Rushd. Proceedings of the Fourth Symposium
Averroicum (Cologne, 1996), ed. G. ENDRESS & J.A. AERTSEN, Leiden, E. J. Brill, 1999, p. 385-407.
(100) A. de LIBERA, « Les sources gréco-arabes de la théorie médiévale de l’analogie de l’être »,
Les Études philosophiques, 3/4 (1989), p. 319-345.
(101) Ibid., p. 333.
LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 69
prius et posterius ; prima autem est quidditati quae est in substantia, deinde ei quod
est post ipsam. Postquam autem una intentio est ens secundum hoc quod assigna-
vimus, sequuntur illud accidentalia quae ei sunt propria, sicut supra diximus. Et
ideo eget aliqua scientia in qua tractetur de eo, sicut omni sanativo necessaria est
aliqua scientia 102.
Postquam locuti sumus de his quae sunt entis et unitatis quasi species, nunc oportet
loqui de his quae sunt eorum quasi proprietates et accidentia comitantia. Prius
autem incipiemus de his quae sunt entis, et ex his primo de prioritate et poste-
rioritate. Dico igitur quod quamvis prioritas et posterioritas dicantur multis modis,
tamen fortasse conveniunt in uno secundum ambiguitatem, scilicet quia priori,
inquantum est prius, aliquid est quod non est posteriori, sed nihil est posteriori
quod non habeat id quod est prius 103.
Nous n’avons malheureusement pas d’autres explications sur ce qu’est cette
convenientia. Comme nous ne possédons pas en latin la partie pertinente de la
Logique du Shifa’, nous ne pouvons pas éclairer l’Avicenna Latinus par lui-même ;
mais peut-être pouvons-nous le faire par Al-Ghazali, sa Logica – dont nous pos-
sédons la traduction latine – étant en fait un abrégé de la Logique perdue du Persan.
Univoca sunt, ut haec dictio « animal » convenit homini et equo secundum eandem
intentionem indifferenter, sine magis et minus, sine prius et posterius. Animalitas
enim omnibus istis eadem est. Similiter, « homo » convenit Petro et Iohanni.
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(102) AVICENNE, Liber de philosophia prima sive Scientia divina, éd. critique de la traduction
latine médiévale par S. VAN RIET, t. I-II, Louvain-Leiden, E. Peeters-E.J. Brill, 1977-1980, I. 5, p. 40,
l. 46-53.
(103) Ibid., I. 4, p. 184, l. 1-10.
(104) Ils sont « ambigus » en ce qu’ils prennent à la fois des homonymes purs et des synonymes, et
ne sont donc complètement ni les uns ni les autres. Les termes ambigus proviennent d’Alexandre dans
son commentaire sur les Topiques, et sont récupérés par les philosophes arabes sous le nom de al-
mušakkika.
(105) « Logica Algazelis : Introduction & Critical Text », ed. Ch. LOHR, Traditio 21 (1965),
p. 245-246.
70 JOËL LONFAT
intention une qui fonde une science une de l’être. On retrouve ici la structure néo-
platonicienne désormais bien connue de la série selon l’antérieur et le postérieur
appliquée à l’être dit premièrement de la substance puis des autres catégories. Une
chose encore est intéressante : la convenance est une relation utilisée dans les
définitions des univoca, des aequivoca et des convenientia ou ambigua, mais pas
dans celles des diversivoca et des multivoca ; il semble donc que cette relation ne
fonctionne que lorsque n’entre en jeu qu’un seul nom attribué à plusieurs, et non
plusieurs noms, qu’ils soient attribués à un ou à plusieurs. Nous reconnaissons
sans peine la synonymie dans les univoca, l’homonymie Sµ WºFKM dans les
aequivoca ; les convenientia posent plus de problèmes :
1) De quelle nature sont les convenientia, qui ne sont ni des homonymes, l’être
ne convenant pas multis et diversis à la substance et aux accidents, ni des syno-
nymes, l’être ne convenant pas non plus indifferenter à la substance et à l’acci-
dent ? Il semble qu’ils soient ce que nous avons appelé l’homonymie I
xQ²MNDh
SUµM {Q. En effet, les convenientia tiennent la même place que celle des choses
I
xQ²M NDh SUµM {Q OHJ²PHQD depuis Alexandre, soit celle d’intermédiaire
entre les homonymes et les synonymes. De plus, l’exemple de l’être dit de la sub-
stance et des accidents 106 est semblable à celui de l’être dit de la substance et des
autres catégories. Un autre argument repose sur leur structure : l’homonymie par
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(106) Ici l’être n’est pas seulement dit de la substance et des accidents selon l’antérieur et le
postérieur ; Al-Ghazali affirme clairement que l’esse vero convenit substantiae et accidenti, secundum
prius et posterius. C’est d’un rapport réel que découle la dénomination, et ce n’est donc pas un rapport
purement sémantique : la participation des choses ainsi dénommées est conservée.
(107) Il est étonnant de constater à quel point Avicenne et Al-Ghazali sont souvent beaucoup plus
proches d’Alexandre que d’Aristote.
LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 71
(108) Sur la méthode d’Averroès dans les commentaires moyens, cf. l’introduction de
A. BENMAKHLOUF et S. DIEBLER au Commentaire moyen sur le De Interpretatione, Sic et Non, Paris,
Vrin, 2000, p. 8-17.
72 JOËL LONFAT
equo. Nam hoc nomen animal est commune eis, & definitio eorum significat
eamdem essentia : hoc est quando dicimus, corpus nutribile sensitiuum, quae est
definitio animalis.
Res autem, quarum nomina sunt denominatiua, sunt quae denominantur nomine
alicuius affectus vel dispositionis, sed earum nomina discrepant a nomine illius
affectus per casum : quia continent subiectum illius affectus, cum ipso affectu : vt
denominatur fortis ab ipsa fortitudine, & prudens a nomine prudentiae 109.
L’apport personnel d’Averroès à notre problématique est double et touche
directement la classification des homonymes : c’est premièrement la conception
de l’accident comme « cas » ou « flexion » de la substance, et deuxièmement une
division tripartite des choses dites multiplement par rapport à un premier. Cette
conception de l’accident comme flexion de la substance lancée dans le Grand
commentaire sur la Métaphysique est fondée sur une exégèse particulière du
premier chapitre du livre =:
Cum declarauit, quod hoc nomen ens significat substantiam, & accidentia
substantiae, quae sunt nouem praedicamenta, intendit declarare, quod hoc nomen
ens principaliter, & simpliciter significat praedicamentum substantiae, & secun-
dario & determinate, scilicet relatiue ad substantiam, alia praedicamenta acciden-
tium, quae non dicuntur esse, nisi quia accidunt enti, quod est ens per se, scilicet
substantiae. Et dicit cum ens dicitur & cetera id est &, cum declaratum est, quod
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(109) AVERROÈS, « Commentaire moyen des Catégories », in Aristotelis Opera cum Averrois
commentariis, t. I. 1, Venise 1562-1574, repr., Frankfurt am Main, Minerva G.m.b. H., 1962, 23E-
23I. Nous pouvons constater ici la concision de l’analyse d’Averroès qui colle au texte d’Aristote sans
s’en détacher : il ne traite que ce dont le Stagirite parle, soit des aequivoca, des univoca et des
denominativa, et laisse de côté les multivoca et les diversivoca, sans s’inquiéter d’une quelconque
complétude logique de sa classification.
(110) AVERROÈS, « Grand Comm. sur la Métaphysique », in Aristotelis Opera..., t. VIII, 153F-
153H.
(111) A. de LIBERA, op. cit., p. 340.
LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 73
Et dicit Et ens dicitur multis modis, & cetera id est, & non aequiuoce, sicut canis,
qui dicitur de latrabili & marino : neque vniuoce, vt animal de homine, & asino :
sed est de nominibus, quae dicuntur de rebus attributis eidem, & sunt media inter
vniuoca & aequiuoca. Et hoc intendebat, cum dicitur sed attribuitur vni rei, &
cetera id est & ista, quae attribuuntur eidem non attribuuntur eodem modo, sed
modis diuersis, & quaedam attribuuntur eodem modo, sed diuersantur secundum
magis & minus, sicut hoc nomen substantia, quae dicitur de formis & de indiuiduo.
Et, quia sana attribuuntur sanitati modis diuersis, sicut nouem praedicamenta
attribuuntur ad esse, quia sunt in vero ente, quod est substantia modis diuersis,
incoepit notificare diuersitatem modorum, qui inueniuntur in talibus nominibus,
ad demonstrandum quod ita est de hoc nomine ens cum substantia & cum alijs
praedicamentis, & dicit quoddam enim dicitur sanum, & cetera id est quaedam
enim dicuntur sana, quia attribuuntur sanitati hoc modo, scilicet quia conseruant
sanitatem ; sicut dicimus quod exercitium est sanum, quia conseruat sanitatem : &
quaedam attribuuntur sanitati, quia faciunt sanitatem, sicut dicimus quod potio
accepta est sana ; & similiter dicimus sanum signum, quod nunciat sanitatem :
sicut dicimus de criticis laudabilibus ; & similiter dicimus sanum illud, quod cito
recipit sanitatem, sicut corpus mundum ab humoribus. Et cum adduxit ea, quae
attribuuntur vni fini, induxit exemplum etiam de rebus, quae attribuuntur vni
agenti & dicit Et similiter attribuitur esse medicum medicinae, id est & similiter
omne adiuuans actionem medicinae attribuitur medicine. Et intendebat per hoc
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negatione & affirmatione. Et intendebat per hoc, quod hoc nomen ens dicitur de
primis intelligibilibus, & secundis : & sunt res Logicae. Et declarauit, quod hoc
nomen ens dicitur omnibus modis istis, incoepit declarare quod cogniti eorum,
quae dicuntur tali modo, est vnius scientiae, & dicit Quemadmodum igitur scientia
vna consyderat de rebus attributis sanitati, scilicet medicina, ita vna scientia debet
consyderare de omnibus attributis entis. Deinde dicit Quoniam non est vnius
scientiae consyderatio & cetera id est res enim, quae habent vnam scientiam, non
tamen sunt, quarum subiectum est vnum genere, aut specie dicto vniuoce, sed
quarum esse attribuitur vni fini, aut vni agenti, aut vni subiecto. Et dixit hoc, quia
ista est dispositio entium, scilicet quae attribuuntur vni fini, aut vni complemento ;
& hoc est quaesitum in hac scientia. Deinde dicit Et, quia ista dicuntur & cetera id
est &, quia declaratum est quod hoc nomen ens dicitur modo modorum rerum, de
quibus dicitur hoc nomen vnum, manifestum est, quod vna scientia consyderat de
ente ; & dispositio in hoc modo generis est sicut dispositio in genere, quod dicitur
vniuoce : quia praedicabilia essentialia inueniuntur in hoc genere, quod dicitur
multipliciter, sicut inueniuntur in genere, quod dicitur vniuoce ; sed hoc non
inuenitur in genere, quod dicitur aequiuoce ; & licet inueniatur in quodam aliquod
verum, tamen non est essentialiter ; possibile est enim vt aliquod praedicabile
praedicetur vere de aliquo nomine aequiuoco, verbi gratia, omnis canis est
pulcher, sed non inuenitur in eis praedicabile essentiale omnino. Deinde dicit Et
scientia, quae est scientia in rei veritate & cetera id est & manifestum est, quod
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(112) AVERROÈS, « Grand Comm. sur la Métaphysique», in Aristotelis Opera..., t. VIII, 65D-66F.
(113) Celui-ci distingue les homonymes I
xQ²M (selon l’agent), SUµM {Q (selon la fin) et WÙ
yIH[¡M (selon l’antérieur et le postérieur).
(114) Le vocabulaire de l’attribution aura une influence considérable sur notre problématique par
l’invention scolastique d’une analogia attributionis qui aura son heure de gloire dans l’analogie
d’attribution extrinsèque.
LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 75
sujet ; cette catégorie n’est cependant pas nouvelle au plein sens du terme : ce sont
les convenientia rebaptisées, l’exemple de l’être faisant non seulement le lien 115,
mais Averroès lui-même ; en effet, il affirme dans son Commentaire sur l’Ethique
à Nicomaque :
Cum igitur nomen boni synonyme dicatur nomini entis, dicetur ambigue de decem
praedicamentis id est non secundum intentionem vnam, quam participent decem
praedicamenta 116.
Cela nous donne le schéma suivant :
réalités
(115) L’exemple illustrant les convenientia est systématiquement et uniquement celui de l’être.
(116) AVERROÈS, «Grand Comm. sur l'Ethique à Nicomaque », in Aristotelis Opera..., t. III, 6F.
(117) Cf. AVERROÈS, « Grand Comm. sur la Métaphysique », in Aristotelis Opera..., t. VIII, 71L.
(118) Cf. ibid., t. VIII, 115D… 115H et «Grand Comm. sur l'Ethique à Nicomaque »,
in Aristotelis Opera..., t. III, 6E-7C.
76 JOËL LONFAT
la proportionnalité que par fidélité au texte qu’il commente 119, mais sans l’utiliser
dans sa classification ; en effet, elle n’est plus pertinente pour résoudre les
difficultés posées par les choses dites multiplement par rapport à un premier, et
donc a fortiori pour le problème de l’unification des multiples sens de l’être.
– Quant à la paronymie, à part sa présentation au début du Commentaire moyen
des Catégories, elle brille par son absence. Une phrase d’Averroès peut nous
mettre sur la voie du « monde perdu des paronymes » : « Manifestum est, quod
vera scientia in talibus rebus, quae dicuntur per attributionem, est scientia primi,
quod est in illo genere, per cuius continuationem cum alijs attribuuntur illa alia ei,
& a suo nomine denominantur. » Il semble donc que le Commentateur n’interprète
la denominatio qu’en terme de dérivation linguistique. En effet, la relation des
termes homonymes à leur premier hérite de la structure propre du paronyme dont
la SWÎVLM n’est interprétée que dans le sens du cas grammatical, c’est-à-dire de
l’accident conçu comme cas ou flexion de la substance. La denominatio ne sert
donc plus qu’à décrire la dérivation linguistique qui permet de donner aux
homonymes le nom du premier auquel ils sont liés par la même fin, le même agent
ou le même sujet, moyennant la différence du cas :
Premier
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(119) En effet, comme Averroès fait œuvre de commentateur et qu’il suit mot à mot le texte du
Stagirite, il ne peut se permettre de censurer des passages ; c’est probablement pourquoi il nomme
– d’ailleurs beaucoup plus qu’il ne commente ou n’explique – l’unité WÙ yIH[¡M et l’unité NDW
QDORJeDQ. En ce qui concerne le problème de l’unité de la science de l’être – qui passe par l’unité du
concept d’être – ces deux types d’unité ne sont pas pertinents pour parler de l’être et c’est proba-
blement pour cela qu’ils sont simplement laissés de côté par Averroès, lequel s’intéresse davantage
aux ambigua, qui sont la solution à son aporie.
(120) Il faut en effet au moins trois termes pour être homonymes par rapport à un premier : deux
choses qui ont le même nom, et le premier d’où à la fois elles proviennent et d’après lequel elles sont
dénommées. En effet, l’homonymie par rapport à un premier concerne, par exemple, une certaine
qualité du corps et de l’urine, qui ont une relation réelle avec la santé, le corps et l’urine participant
selon leur mesure et donc selon le plus et le moins de la santé qui leur fournit sa forme ; et c’est à cause
de ce rapport entre la santé et le corps, et entre la santé et l’urine, que l’on peut effectivement les déno-
mmer « sains ». Le rapport à un premier lie donc toujours au moins trois termes, deux homonymes et le
premier duquel ils participent ; la denominatio concerne toujours chacun des termes homonymes et le
premier duquel ils reçoivent leur dénomination. Il semble donc que la paronymie se réduise de plus en
plus à la dénomination des termes homonymes par rapport à leur premier au fur et à mesure que la
participation augmente, que la SWÎVLM est interprétée en terme de cas grammatical et que l’accident est
considéré comme flexion de la substance.
LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 77
Nous avons à présent presque tout ce qu’il nous faut pour parler de « l’analogie
de l’être ». Il ne nous manque en fait que sa formulation 121, à savoir le premier
moment où le terme analogia est venu dénommer ce que nous appelions les conve-
nientia à la suite des philosophes arabes, ceux-ci ayant ainsi rebaptisé les choses
I
xQ²M NDh SUµM {Q OHJ²PHQD des philosophes grecs. Cette source de la
formulation médiévale de la théorie de l’analogie se trouve chez Albert le Grand :
Adhuc autem voci significativae ad placitum secundum quod est in intellectu
quaerentis scientiam ignoti per notum, accidunt quinque, scilicet quod sit univoca,
et quaedam diversivoca, quaedam autem multivoca, etiam quaedam aequivoca,
quaedam vero analoga sive proportionata, quae apud Arabes vocantur
convenientia 122.
Albert enrichit notre schéma classique d’un cinquième type de vocables qui,
structurellement, se substitue aux paronymes. Ces « noms », appelés analoga,
sont alors caractérisés comme l’équivalent de « ce que les Arabes appellent, eux,
convenientia ». Et voilà la rencontre, le collage violent, contre-nature, faisant
confluer en un même lieu improbable autant de phénomènes aussi différents que
l’analogie/proportion, l’unité des multiples sens d’un mot par rapport à un premier
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(121) En fait, ce n’est pas tout à fait juste : le grand absent est Boèce. Il est cependant doublement
intéressant pour notre problématique, car l’Organon d’Aristote était lu au Moyen Âge dans la
traduction latine qu’il en avait faite, et celle-ci était souvent diffusée avec son commentaire,
directement inspiré par ceux de Porphyre (soit son Commentaire par questions et réponses, et son
Commentaire à Gédalius). C’est Boèce qui met en place une partie du vocabulaire (l’autre partie étant
surtout le fruit des traductions d’Averroès) dans lequel va s’exprimer la doctrine de l’analogie de
l’être : aequivoca a casu, a consilio (secundum similitudinem, secundum proportionem, ab uno et ad
unum), univoca, diversivoca, multivoca et denominativa.
univoca aequivoca diversivoca multivoca denominativa
a casu a consilio
et quantitas dicitur ens, quia est mensura entis : et qualitas dicitur ens, quia est
dispositio entis 123.
Mais dans la suite, sa théorie se complexifie. Elle distingue ce qu’il faut
appeler les trois modes de l’analogie, ou encore les trois types de proportions
réglant l’emploi des termes analogiques : la proportio ad unum subiectum, qui
vaut pour le terme « étant » ; la proportio ad unum efficiens actum, qui vaut pour le
terme « médical » ; et une proportio valant pour le terme « sain », qui n’a pas ici
d’appellation technique. Comme nous pouvons le constater, ce texte contient tout
le fond théorique de l’analogie médiévale : le statut intermédiaire des termes
analogiques ; l’interprétation de l’analogie ad unum en termes de proportion
comportant un rapport per prius et posterius ; enfin, l’interprétation de l’accident
comme flexion de la substance d’après une distinction ens-entis qui deviendra dès
lors un lieu commun de l’exégèse aristotélicienne.
Notons cependant que ce n’est pas toute la théorie de l’analogie du Docteur
Universel : celui-ci distingue en effet deux types d’analogie, celle, philosophique,
dont nous venons de parler, et l’analogie théologique, qu’il appelle univocité
d’analogie, et qui se place de manière sinon monstrueuse, du moins étonnante,
entre la synonymie et l’analogie philosophique (elle-même déjà intermédiaire
entre la synonymie et l’homonymie). Il développe sa théorie de l’univocité
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xQ²Mdes rapports SUµM{Q, alors que dans ses propres théories, ils sont identifiés.
Enfin, lorsque Thomas commente Aristote, il n’indique jamais quelle unité est
utilisable pour parler de Dieu, autrement dit il n’indique jamais quel rapport nous
permet d’attribuer des noms à Dieu, ce qu’il fait par contre toujours quand il donne
son avis ; c’est en effet ce sujet qui l’intéresse, sujet complètement ignoré par
Aristote qui s’intéresse à l’unité de la science de l’être en tant qu’être.
(125) THOMAS D’AQUIN, De principiis naturae, in Opuscula IV, Opera omnia, t. XLIII,
éd. Léonine, Rome, 1976, et B. MONTAGNES, La doctrine de l’analogie de l’être d’après saint
Thomas d’Aquin, Philosophes Médiévaux VI, Louvain-Paris, Publications universitaires-Béatrice-
Nauwelaerts, 1963.
(126) THOMAS D’AQUIN, De principiis naturae, § 6, l. 1-18, p. 46.
(127) Ibid., § 6, l. 19-41, p. 46.
80 JOËL LONFAT
rement et des autres catégories à titre secondaire mais par référence à la substance
qui est leur sujet ontologique.
Aliquando enim ea que conueniunt secundum analogiam, id est in 128 proportione
uel comparatione uel conuenientia, attribuuntur uni fini, sicut patet in predicto
exemplo ; aliquando uni agenti, sicut medicus dicitur et de eo qui operatur per
artem et de eo qui operatur sine arte, ut uetula, et etiam de instrumentis, sed per
attributionem ad unum agens quod est medicina ; aliquando autem per attributio-
nem ad unum subiectum, sicut ens dicitur de substantia, de qualitate et quantitate
et aliis predicamentis : non enim ex toto est eadem ratio qua substantia est ens et
quantitas et alia, sed omnia dicuntur ex eo quod attribuuntur substantie, quod est
subiectum aliorum. Et ideo ens dicitur per prius de substantia et per posterius de
aliis ; et ideo ens non est genus substantie et quantitatis, quia nullum genus predica-
tur per prius et posterius de suis speciebus, sed predicatur analogice. Et hoc est
quod diximus, quod substantia et quantitas differunt genere sed sunt idem
analogia 129.
Proportio – et par conséquent secundum analogiam – ne signifie pas ici le
rapport à quatre termes, qui s’appelait QDORJeD 130 chez nos auteurs grecs (ou
proportio dans les traductions latines de nos auteurs arabes et chez Boèce), mais il
dénomme le rapport à deux ou trois termes 131 que nos auteurs appelaient les
voisins de genre, les I
xQ²MNDhSUµM{Q ou encore les convenientia 132. S’il y
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(135) D’où l’on peut voir sa constance dans sa tâche de commentateur, et par là-même sa
dépendance vis-à-vis du commentaire d’Averroès, qui l’a toujours accompagné tout au long de son
travail.
(136) Comme Thomas suit fidèlement Averroès, il nous donne peut-être ici une clef d’inter-
prétation de la question de la disparition de l’QDORJeD chez Averroès, soit, comme nous l’avions
supposé, à cause de son aspect second et non-pertinent pour parler du problème de l’unité du concept
d’être. Mais cette classification pose un problème : si l’on ne considère pas l’QDORJeD comme une
forme d’unité, comment allons-nous unifier des rapports à quatre termes qui ne présupposent pas le
rapport à un premier ? En effet, comme nous l’avions déjà vu, pour Aristote c’est parce que l’être et le
bien sont dits par rapport à un premier que les significations du bien sont analogiques par rapport à
celles de l’être ; mais cela n’est pas valable pour touts les rapports à quatre termes, comme par exemple
le roi : son royaume : : le soleil : le ciel, ou la vue : le corps : : l’intellect : l’âme. Thomas fait un impair
en suivant ici fidèlement Averroès, et en passant sur la difficulté, alors que les contextes d’analyse sont
différents entre ces deux auteurs : Thomas parle de l’unité des principes et Averroès de l’unité du
concept d’être. Averroès peut bien se passer – dans l’optique de sa problématique – d’entrer en matière
avec l’QDORJeD qui n’est d’aucune utilité pour parler de l’unité du concept d’être, mais Thomas, lui,
n’aurait pas dû s’en passer, étant donné qu’elle était un élément central dans la problématique
d’analyse des différents types d’unité, qui ne se réduisent pas à ceux qui concernent l’être. C’est un
point qu’il va corriger, comme nous le verrons dans son commentaire sur la Métaphysique.
82 JOËL LONFAT
termini
(137) THOMAS D’AQUIN, In Metaphysicorum Aristotelis commentaria, ed. M.-R. CATHALA, Turin,
Marietti, 1935, XI e livre, leçon 3, n° 2196-2197.
LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 83
substantiae. Quaedam autem dicuntur entia, quia sunt via ad substantiam, sicut
generationes et motus. Alia autem entia dicuntur, quia sunt corruptiones
substantiae. Corruptio enim est via ad non esse, sicut generatio via ad substantiam.
Et quia corruptio terminatur ad privationem, sicut generatio ad formam,
convenienter ipsae etiam privationes formarum substantialium esse dicuntur. Et
iterum qualitates vel accidentia quaedam dicuntur entia, quia sunt activa vel
generativa substantiae, vel eorum quae secundum aliquam habitudinem
praedictarum ad substantiam dicuntur vel secundum quamcumque aliam. Item
negationes eorum quae ad substantiam habitudinem habent, vel etiam ipsius
substantiae esse dicuntur. Unde dicimus quod non ens est non ens. Quod non
diceretur nisi negationi aliquo modo esse competeret 138.
Si nous la comparons avec celle que Thomas avait établie dans le De principiis
naturae, nous obtenons le schéma suivant :
aequivoca analogia univoca
(animal de equo (canis de sidere
et bove) et animali)
ad unum sicut ad unum sicut ad unum subiectum
ad finem ad principium (ens)
(sanativum) efficiens
(medicativum)
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et rien n’interdit désormais de penser que saint Thomas l’a appelée analogie parce
qu’il savait, même s’il l’oublie quelque fois, que ce terme grec signifie « pro-
portion » : analogice, idest proportionaliter. Mais cet usage de l’analogie a ceci de
particulier qu’il est en quelque sorte focalisé par un terme premier, qui échappe à
la répartition proportionnelle, parce qu’il est lui-même le principe et la cause, à
tout le moins la cause exemplaire, de cette répartition. En termes platoniciens,
l’analogie d’attribution, interprétée comme analogie per prius et posterius,
exprime la participation graduelle des termes dérivés à un terme premier,
participation qui n’est graduelle que parce qu’elle est proportionnée à l’essence,
c’est-à-dire à la perfection propre – on serait presque tenté de dire : au mérite – de
chacun des termes participants » 139. Par conséquent, il est correct de dire que dans
l’analogia, il y a de la proportio, mais qui n’est pas l’QDORJeD, car elle établit un
rapport soit entre deux termes soit entre plusieurs termes et un premier mais
jamais entre quatre termes pris deux à deux. C’est donc selon que chaque réalité
est proportionnée à la forme du premier de par la forme qu’elle en a reçue que se
fait l’aspect sériel selon l’antérieur et le postérieur, et se fonde par conséquent
l’analogie. Il y a en revanche une nouveauté dans le commentaire sur la
Métaphysique, soit un élargissement générique de la notion d’analogia et de la
proportio à l’QDORJeD 140 En conséquence, Thomas semble affirmer ici qu’à la
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(139) P. AUBENQUE, « Les origines de la doctrine de l’analogie de l’être : sur l’histoire d’un
contresens », Les Etudes philosophiques, janvier-mars 1978, p. 8-9.
(140) Cf. THOMAS D’AQUIN, In Met., V e livre, leçon 8, n° 879. Une remarque importante au sujet
de cet exemple : il pose quelques problèmes que nous n’abordons pas ici mais que nous signalons :
tranquillitas et serenitas ne sont pas des multivoca, ce qui serait requis pour que l’exemple illustre
vraiment un rapport à quatre termes, mais ils sont des diversivoca, ce que nous appellerions
aujourd’hui des synonymes, ce qui semble transformer notre rapport à quatre termes en rapport à trois
termes.
(141) Thomas ne donne pas ici d’autre nom au rapport à un premier, et ne dénomme pas non plus
le rapport à quatre termes, mais il indique seulement qu’il font partie d’une même classe, l’Analogia.
Afin de les distinguer, nous continuerons à utiliser nos précédentes conventions, soit analogia/
analogie = rapport à trois termes, QDORJeD= proportion à quatre termes, et Analogia = rapport à trois
termes + à quatre termes.
(142) Sans l’unité NDT
°PRL²WKWD qui a disparu du système de classification des réalités.
86 JOËL LONFAT
ou mieux les convenientia 143 et le troisième au rapport à quatre termes a/b = c/d.
Cela nous donne le schéma suivant :
aequivoca analogia univoca
analogia/proportio/convenientia analogia/proportio/QDORJeD
(143) L’identification aux convenientia est plus pertinente, ceci à cause de la disparition de l’unité
aristotélicienne WÙyIH[¡M, et de l’apparition de l’unité par rapport à un premier selon le sujet.
(144) Cf. aussi THOMAS D’AQUIN, Super Boetium de Trinitate, in Opera omnia, vol. L, édition
Léonine, Rome, 1992, p. 153-154. Un commentaire de J.-F. Courtine dans son Inventio Analogiae est
éclairant à ce sujet : « Ce texte qui joue, sans les confondre entièrement, sur plusieurs registres
aristotéliciens, met particulièrement en relief la structure de dépendance ontologique sur laquelle
repose la seconde forme de communauté “analogique”. Le principe ontologique est lui-même “au plus
haut point”, “au plus haut degré” étant. Tout le reste n’est et n’est dit étant que secondairement, à la
mesure de sa participation au premier. Ordo et gradus sont ici les deux termes clefs ; ils indiquent en
effet une structure hiérarchique conforme à la participation graduée d’une perfection qui trouve sa
réalisation achevée dans le premier terme éminent. Eminence, causalité, participation sont ici
d’emblée nouées ensemble, mais dans un horizon qui demeure néoplatonicien ou dionysien plutôt
qu’aristotélicien (…) ».
LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 87
(145) Cf. THOMAS D’AQUIN, Scriptum super Libros Sententiarum magistri Petri Lombardi
episcopi Parisiensis, ed. P. MANDONNET, Paris, Lethielleux, 1929, I dist. XIX, Q. 1, a. 2, p. 464. Le rôle
de l’imitation est central dans la théologie de la création où, comme c’est le cas aussi chez
Bonaventure, Dieu connaît sa propre essence comme « imitable » par la créature.
(146) Ibid., I Prologue, Q. 1, a. 2, p. 10.
(147) Cf. ibid., I dist. III, Q. 1, a. 3, p. 96 ; cf. aussi I dist. II, Q. 1, a. 2, p. 62-63.
(148) Thomas est héritier du vocabulaire d’Albert le Grand, car il n’y a ici aucune distinction entre
les aequivoca a casu et les aequivoca a consilio : l’appellation d’aequivoca a consilio a déjà fait place
à l’analogia, ce qui rend superflu sa distinction d’avec les aequivoca a casu.
(149) THOMAS D’AQUIN, Com. sur les Sent., I dist. XXV, Q. 1, a. 2, p. 607.
88 JOËL LONFAT
Dans le prologue et dans la dist. 35, qu. 1, art. 4, le Docteur commun soutient
par contre le fait que l’analogie ne se divise qu’en deux modes : le premier étant
caractérisé par la convenance – ou la participation – à quelque chose d’un selon
l’antérieur et le postérieur, le second étant la participation par similitude. Dans ce
cas, l’analogie prévalant dans le rapport créature – créateur est le second.
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aliqua participant aliquid unum secundum prius Unum esse et rationem ab altero recipit
et posterius
secundum convenientiam in aliquo uno quod eis secundum quod unum imitatur aliud quantum
per prius et posterius convenit potest, nec perfecte ipsum assequitur
(152) THOMAS D’AQUIN, Comm. sur les Sent., I prol., Q. 1, p. 10 et aussi I dist. XXXV, Q. 1, a. 4,
p. 819-820.
90 JOËL LONFAT
(155) Cf. THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, in Opera omnia, vol. XXII,
édition Léonine, Rome, 1975, Q. 2, a. 11, ad 8, p. 80.
(156) Ibid., Q. 23, a. 7, ad 10, p. 672.
(157) Si la ratio était la même dans la créature et en Dieu, étant donné qu’en Dieu elle s’identifie à
son Esse, il en serait de même pour la créature, ce qui est impossible.
(158) THOMAS D’AQUIN, De veritate, Q. 2, a. 11, resp., p. 78-79.
92 JOËL LONFAT
habet talem habitudinem ad Deum per quam possit divina perfectio determinari ;
sed in alio modo analogiae nulla determinata habitudo attenditur inter ea quibus
est aliquid per analogiam commune, et ideo secundum illum modum nihil prohibet
aliquod nomen analogice dici de Deo et creatura.
Sed tamen hoc dupliciter contingit : quandoque enim illud nomen importat aliquid
ex principale significato in quo non potest attendi convenientia inter Deum et
creaturam, etiam modo praedicto, sicut est in omnibus quae symbolice de Deo
dicuntur, ut cum dicitur Deus leo vel sol vel aliquid huiusmodi, quia in horum
diffinitione cadit materia, quae Deo attribui non potest ; quandoque vero nomen
quod de Deo et creatura dicitur nihil importat ex principali significato secundum
quod non possit attendi praedictus convenientiae modus inter creaturam et Deum,
sicut sunt omnia in quorum diffinitione non clauditur defectus nec dependent a
materia secundum esse, ut ens, bonum et alia huiusmodi 159.
Le Docteur Commun repousse explicitement la convenientia proportionis
lorsqu’il s’agit de décrire le rapport entre les créatures et le Créateur. En effet, elle
ne respecte pas les exigences de la transcendance divine, en comportant le danger
de rendre le premier homogène aux termes dérivés ; si c’était le cas, il en décou-
lerait qu’à partir de l’être créé on devrait pouvoir, en vertu des distances définies et
des relations strictes qu’elle met en jeu, définir la perfection divine, tout comme à
partir d’un nombre donné on peut déterminer la valeur de son double. Bref, la
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impossibile est aliquid per hunc modum analogice secundum illum modum nihil prohibet
dici de Deo et creatura aliquod nomen analogice dici de Deo et
creatura.
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(164) « Quamvis non possit esse aliqua proportio creaturae ad Deum, tamen potest esse
proportionalitas (…) », ibid., Q. 3, a. 1, ad 7, p. 101 ; cf. aussi Q. 2, a. 3, p. 52-53.
LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 95
sur l’efficience 170. Cette métaphysique s’applique bien évidemment à l’être et aux
rapports entre la créature et le Créateur. De plus, comme pour Thomas l’être est
une perfection commune à tous les étants qui communiquent quelque chose d’un
selon la ratio essendi, il faut qu’il existe un principe commun qui soit pour tous
causa essendi 171. L’unité de l’être n’est donc plus ici seulement celle du concept
d’être – comme c’était le cas chez les commentateurs arabes – mais bien l’unité
réelle du principe d’être. Jean-François Courtine explicite clairement ce point
central de la doctrine thomiste de l’analogia entis : « l’accent (…) est mis d’em-
blée sur le rapport de dépendance “causa” – “effectus”, en soulignant l’effectivité
de l’actus essendi qui transit intrinsèquement chaque étant. Ainsi la causalité
efficiente établit entre les êtres et Dieu un rapport de coappartenance sans que pour
autant l’acte d’être au plus intime de tout étant cesse de renvoyer à une instance
irréductiblement transcendante 172. Soit à dire encore – et c’est là le point décisif –
que chez l’Aquinate même l’analogie d’attribution ne signifie pas d’abord prédi-
cation par référence à l’unité d’un concept, mais bien dépendance ontologique, ou
si l’on préfère dépendance causale » 173. C’est en tant qu’ipsum esse que Dieu est
cause de tous les êtres, et qu’il fonde par conséquent toute participation : les êtres
créés sont, dans la mesure où ils participent l’esse, étant plus ou moins parfaits
selon qu’ils participent plus ou moins à la perfection d’être qui appartient à Dieu
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êtres abstraction faite de la dépendance qu’ils ont envers Dieu, étant des effets de sa
causalité créatrice 177. Nous pouvons remarquer qu’ici Thomas n’admet plus l’ada-
ge qui l’avait guidé dans ses premières œuvres : finiti ad infinitum nulla est pro-
portio. Il y a dans ses œuvres de maturité un rapport direct entre les créatures et
Dieu, soit celui qu’établit la causalité efficiente : nihil prohibet esse proportionem
creaturae ad Deum (…) secundum habitudinem effectus ad causam 178, et potest
esse proportio creaturae ad Deum, inquantum se habet ad ipsum ut effectus ad
causam, et ut potentia ad actum 179. La ressemblance directe entre l’effet et la cause
suffit à sauvegarder la transcendance divine, et il devient donc inutile de recourir à
la ressemblance selon la proportionnalité. On peut continuer à parler de distance
entre la créature et le Créateur, à condition de ne plus l’entendre comme une
coupure, mais simplement comme une expression de la dissemblance. Ainsi com-
prise, la distance n’empêche en aucune façon l’analogie par référence à un premier.
Maintenant que nous avons posé les nouvelles bases métaphysiques sur
lesquelles repose la théorie de l’analogie du Docteur Commun, nous pouvons nous
intéresser au point central de la problématique : la théorie de l’analogie. Les solu-
tions de la SCG, de la question disputée de Potentia et de la ST suivent toujours le
même schéma de base, identique à celui des œuvres antérieures de l’Aquinate : les
noms divins ne sont ni univoques, ni équivoques, mais analogiques. Reste à savoir
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(177) Cf. THOMAS D’AQUIN, ST, I a Q. I-XLIX cum commentariis Thomae de Vio Caietani,
in Opera omnia, t. IV, édition Léonine, Rome, 1888, I a, Q. 44, a. 1, p. 455 et De pot. Dei, Q. 3, a. 5, ad 1,
p. 50.
(178) THOMAS D’AQUIN, SCG, III, 54, 6°, p. 286.
(179) THOMAS D’AQUIN, ST, I a, Q. 12, a. 1, ad 4, p. 115.
(180) Soit les chapitres 32-34 du livre I.
98 JOËL LONFAT
tout ce qui est prédiqué de Dieu l’est essentiellement, tandis que ce qui est
prédiqué de toutes les autres choses l’est selon la participation 181.
De plus, tout ce qui est prédiqué des créatures et du Créateur ne l’est pas selon
une pure équivocité, comme le sont les équivoques dus au hasard. En effet, dans
les aequivoca a casu, il n’y a aucun ordre ni rapport entre l’un et l’autre des termes.
Or il n’en va pas ainsi des noms qui sont dits de Dieu et des créatures : il existe un
ordre de la cause et de l’effet, et donc un certain mode de ressemblance des
créatures à Dieu. De même, si les noms étaient dits équivoquement de Dieu et des
créatures, la connaissance dépendant de la ratio des noms, Dieu ne pourrait plus
connaître ses créatures, ni les créatures leur Créateur 182.
Par conséquent, ce qui est dit de Dieu et des autres choses l’est de manière
analogique, hoc est, secundum ordinem vel respectum ad aliquid unum 183. Or il
existe deux types de prédications analogiques pour Thomas : le premier, la
prédication ad unum alterum, décrit le rapport de plusieurs choses à quelque chose
d’unique qui est premier, comme pour l’exemple désormais incontournable de la
santé, où l’animal, le remède, la nourriture et l’urine sont dits “sain” de par leur
rapport à un premier unique qui est la santé, selon qu’il est son sujet, qu’il la
produit, qu’elle la conserve et qu’elle en est le signe. Le second type est la
prédication ad unum ipsorum, qui décrit un rapport entre deux choses, non pas à
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unum alterum, car il faudrait poser un premier auquel Dieu se rapporterait, ce qui
est impossible. Par conséquent il semble que l’analogie ad unum ipsorum consti-
tue la seule réponse à notre question 185. Néanmoins ce n’est pas si simple, et
l’Aquinate va « relativiser » sa réponse en introduisant une nouvelle distinction :
être secundum nomen et secundum rem. Dans le cas de l’analogie ad unum ipso-
rum, la substance est antérieure à l’accident secundum rem, car l’accident à besoin
d’une substance à laquelle il est inhérent ; elle est aussi antérieure à l’accident
secundum nomen, car elle est posée dans la définition de l’accident : c’est
pourquoi “étant” est dit de la substance avant de l’être de l’accident, car elle est
antérieure à la fois secundum rem et secundum nomen et ceci pour nous et en soi.
Quant à l’analogie ad unum alterum, de notre point de vue, le terme prédiqué
analogiquement est dit en premier lieu de ce qui est premier secundum nomen, et
seulement ensuite de ce qui est secundum rem. En effet, en soi la virtus sanativa
dans les remèdes est antérieure à la santé secundum rem, comme une cause est
antérieure à son effet ; mais comme nous ne pouvons connaître cette virtus
sanativa que par son effet, c’est-à-dire par la constatation empirique de la santé,
nous ne pouvons la nommer qu’à partir de ses effets. C’est pourquoi en soi c’est le
remède, antérieur secundum rem, qui mérite d’être dit sain, mais pour nous, c’est
l’animal qui mérite en premier lieu d’être dit sain secundum nomen, car c’est en lui
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^
analogia ad unum ipsorum analogia ad unum alterum
^
ens : sub←acc. sanum
^^
⇒ 1 sec. rem.
er
⇒ 1 sec. rem.
er
⇒ 2 sec. nom.
nd
pour nous
⇒1 sec. nom.
er
Urine
⇒2 sec. rem.
nd
^
même terme des créatures
et de Dieu
^^
⇒ 1 sec. nom.
er
effets
⇒ 2 sec. rem.
nd
pour nous
⇒ 1 sec. rem.
er
Dieu
⇒ 2 sec. nom.
nd
en soi : Dieu ⇒ 1
er
ad unum subjectum
Pour conclure cette analyse, nous pouvons faire deux remarques : premiè-
rement, la structure de ce schéma et celle du schéma de la SCG sont pratiquement
identiques, différant seulement par la place donnée à l’analogie non-pertinente
pour parler de la prédication d’un même terme de la créature et du Créateur. En
effet, les deux schémas présentent une division identique de l’analogie en deux
modes, dont le premier décrit le rapport de deux termes à un premier, et le second
le rapport entre deux termes selon l’habitude de l’un à se rapporter à l’autre, qui est
son premier ; l’analogie permettant le discours sur Dieu est dans les deux cas du
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La Summa theologiae
Dans sa ST, Thomas consacre toute une question 193 au problème des noms
divins. Il y suit la même structure que dans ses œuvres antérieures, structure qui
constitue toujours le fondement de sa discussion de l’analogie. Il commence par
démontrer l’impossibilité pour un nom d’être prédiqué des créatures et de Dieu de
manière univoque 194, puis fait de même pour l’équivocité 195. Par conséquent, et
comme on pouvait s’y attendre, Thomas affirme que c’est en vertu de l’analogie –
toujours intermédiaire entre l’équivocité et l’univocité – qu’un nom peut être
attribué à Dieu et aux créatures 196. Et cette analogie se divise aussi en deux
modes : l’analogie multa ad unum, et l’analogie unum ad alterum :
Dicendum est igitur quod huiusmodi nomina dicuntur de Deo et creaturis
secundum analogiam, idest proportionem. Quod quidem dupliciter contingit in
nominibus : vel quia multa habent proportionem ad unum, sicut sanum dicitur de
medicina et urina, inquantum utrumque habet ordinem et proportionem ad
sanitatem animalis, cuius hoc quidem signum est, illud vero causa ; vel ex eo quod
unum habet proportionem ad alterum, sicut sanum dicitur de medicina et animali,
inquantum medicina est causa sanitatis quae est in animali 197.
Et c’est selon ce dernier type d’analogie que les termes sont attribués à Dieu et
à la créature. De plus, selon l’Aquinate, c’est parce que tout ce qui est dit à la fois
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Bien que la structure des deux types d’analogie soit tout à fait identique à celle
présentée dans la question disputée De potentia, et très semblable à celle de la
SCG, le choix des exemples les illustrant nous entraîne dans une interprétation
différente, qui prend le contre-pied de celle du De potentia. En effet, contraire-
ment à la question disputée dans laquelle le Docteur Commun donne la préférence
à l’exemple de l’être, écartant ainsi la possibilité de la connaissance de Dieu par
ses effets, il fait exactement le contraire dans la ST en écartant l’exemple de l’être
pour ne garder que l’exemple de la santé. Tout l’article cinq de la question treize
devant permettre la connaissance de Dieu à travers ses effets, c’est par l’exemple
de la santé que l’Aquinate peut illustrer au mieux cette condition ; c’est pourquoi il
le substitue à l’exemple de l’être dit d’un accident et de sa substance selon le rap-
port d’inhérence, qui ne permet effectivement pas cette application de la problé-
matique cause-effet. Mais cette interprétation pose aussi un problème majeur : si
l’on applique à la lettre l’exemple de sain dit de la médecine et de l’animal au cas
des noms dits des créatures et du Créateur, on n’atteint plus l’essence de Dieu,
mais seulement sa causalité 199. En effet, dans le cas de tout rapport à un premier,
celui-ci doit figurer dans la définition de tous les autres termes, leur étant attribué
dans l’ordre selon qu’ils se rapprochent plus ou moins du premier. Ainsi, le mot
sain dit de l’animal entre dans la définition du mot sain selon qu’il s’applique à la
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(199) C’est pourquoi la théorie de l’analogie de Maître Eckhart sera une théorie distinguant
causalité univoque et causalité analogique.
(200) Cf. THOMAS D’AQUIN, ST, I a II ae, Q. 20, a. 3, ad 3, p. 158.
(201) Cf. ibid., I a, Q. 13, a. 6, p. 150.
LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 105
CONCLUSION
(203) Il n’existe pas de problème permanent P qui serait le problème de l’être, auquel tous les
philosophes donneraient immanquablement une réponse plus ou moins satisfaisante, mais il n’y a que
des problèmes transitoires p1, p2, p3, …, pn, qui ne sont pas des instances de l’archi-problème P, mais
des complexes de questions-réponses eux-mêmes transitoires. Pour la description logique des ces
transitions, cf. A. de LIBERA, « Le relativisme historique : théorie des “complexes questions-réponses”
et “traçabilité” », Les Études philosophiques, octobre-décembre 1999, p. 489-490.
(204) Cf. A. de LIBERA, L’art des généralités : théories de l’abstraction, Paris, Aubier, 1999, ainsi
que l’article « Archéologie et reconstruction : Sur la méthode en histoire de la philosophie médié-
vale », in Un siècle de philosophie 1900-2000, Folio essais, Paris, Gallimard/Centre Pompidou, 2000,
p. 552-587.
LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 107