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Études rurales 

195 | 2015
Les mondes des inventaires naturalistes

Décrire, nommer, ordonner


Enjeux et pratiques de l'inventaire botanique au XVIIIe siècle
Making an inventory of the vegetal kingdom. A challenge for early modern
naturalists

Émilie-Anne Pépy

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/10235
DOI : 10.4000/etudesrurales.10235
ISSN : 1777-537X

Éditeur
Éditions de l’EHESS

Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2015
Pagination : 27-42
 

Référence électronique
Émilie-Anne Pépy, « Décrire, nommer, ordonner », Études rurales [En ligne], 195 | 2015, mis en ligne le
01 janvier 2015, consulté le 24 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/
10235  ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesrurales.10235

© Tous droits réservés


DÉCRIRE, NOMMER, Émilie-Anne Pépy

ORDONNER
ENJEUX ET PRATIQUES
DE L’INVENTAIRE BOTANIQUE
AU XVIIIe SIÈCLE
de l’inventaire de la flore, et sur le traitement
des données produites. On revient ensuite
[...] on peut dire que la gloire de la Botanique sur la matérialité de l’enquête naturaliste,
s’augmente surtout en ce tems, où de toutes parts qui mobilise différentes catégories d’acteurs,
des hommes habiles & nés pour de tels mistères, ayant en commun une culture botanique aux
observent dans les lieux où ils demeurent, contours spécifiques.
chaque plante en particulier, qu’ils les marquent,
les décrivent, en donnent les desseins,
& les conservent entre des feuilles de papier, L’inventaire de la flore :
afin que par là ils augmentent les monumens immortels enjeux et fonctions
à un art qui ne périra jamais [Vaillant 1727].
Au XVIIIe siècle, la globalisation des straté-
gies d’accumulation de connaissances de la
part des puissances colonisatrices européennes

A
U DÉBUT DU XVIIIe SIÈCLE, le médecin-
botaniste hollandais Herman Boerhaave génère une véritable course à l’inventaire de
(1668-1738) rend un hommage appuyé la flore du monde, pour reconnaître le plus
à ses contemporains engagés dans l’« inven- grand nombre possible d’espèces, et en appré-
taire naturaliste » du monde. S’il ne saurait cier les potentialités. La dilatation des espaces
employer cette expression, entrée en usage au étudiés, ainsi que l’élargissement du champ
XXe siècle, il en évoque pourtant la démarche, des savoirs sur le règne végétal, conduisent
qui prend appui sur des recherches en plein les botanistes à faire face à plusieurs défis
air. L’effort de collecte et d’observations sur d’ordre méthodologique et épistémologique.
le terrain permet d’accumuler des données
brutes, notamment sous forme de spécimens. LE PRINCIPE SOUVERAIN DE L’UTILITÉ
Le traitement de ces données fait ensuite inter-
Quatre décennies de recherches au carrefour
venir des opérations de recherche d’infor- entre histoire coloniale, histoire environne-
mations complémentaires, de comparaison et mentale et histoire des sciences ont montré
de sélection, afin de répondre aux principaux que les enjeux de l’inventaire naturaliste du
objectifs disciplinaires de la botanique des monde, initié et poursuivi par les grandes
Lumières : nommer, décrire et classer les puissances européennes en même temps que
plantes. L’inventaire de la flore au XVIIIe siècle les conquêtes coloniales, sont tout autant
demeure un objet privilégié pour l’histoire scientifiques qu’économiques, stratégiques et
sociale des sciences, mais il a aussi fait l’objet sociaux. Dès la fin du XVIIe siècle, l’accu-
de développements féconds dans d’autres mulation de savoirs et de données natura-
champs de l’histoire. En croisant différentes listes constitue l’une des raisons d’être des
approches, cette communication suggère « machines coloniales », chargées de fournir
quelques pistes pour un état des lieux de la les moyens humains, matériels et financiers
question. On s’attarde sur les grands enjeux à l’entreprise [McClellan, Regourd 2012].

Études rurales, janvier-juin 2015, 195 : 27-42

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Émilie-Anne Pépy

... Leurs rouages sont complexes, et se situent synthèse chimique demeurent au stade expéri-
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tout aussi bien au niveau de l’appareil d’État mental. Pour les médecins et les apothicaires,
que des marines et compagnies de commerce, la maîtrise de l’art de guérir repose sur la
sans oublier les institutions de savoir et les connaissance des plantes et de leurs proprié-
réseaux de savants [Drayton 2000]. Les grandes tés ; rares sont les botanistes à n’avoir entre-
académies et institutions de recherche natio- pris, au moins partiellement, des études de
nales (Académie Royale des Sciences de Paris, médecine, et le rôle des médecins dans l’in-
Royal Society de Londres, Jardin du roi et Kew ventaire naturaliste de la planète au XVIIIe siècle
Gardens, Jardin botanique Royal et Cabinet n’est plus à démontrer. L’élargissement des
Royal d’Histoire Naturelle de Madrid...), jouent horizons outre-mer ouvre des perspectives :
un rôle déterminant dans le financement et les puissances engagées dans le processus de
l’organisation matérielle de l’inventaire natu- domination coloniale entendent bien profiter
raliste à l’échelle de la planète, mais aussi des savoirs thérapeutiques indigènes, dans
dans la gestion des flux de données et dans un contexte géopolitique très concurrentiel
leur traitement scientifique. Elles se réservent [Schiebinger, Swan 2007]. Les dictionnaires de
en outre le monopole de l’expertise et de la
botanique médicale témoignent d’un incontes-
validation des savoirs, y compris ceux qui
table élargissement de la panoplie thérapeu-
sont produits dans les espaces en situation
tique, par exemple dans le domaine des
coloniale [Raj 2007].
remèdes fébrifuges (bois de gaïac, ipéca-
Au XVIIIe siècle, la croissance démogra-
cuanha, quinquina...). Cependant, ces inno-
phique et économique en Europe est parti-
vations ne suscitent pas un enthousiasme
culièrement favorable à l’encouragement des
activités de recherche portant sur les res- unanime. Des recherches récentes montrent
sources naturelles. Les propriétés des végé- que l’intégration de plantes originaires d’autres
taux trouvent des applications directes dans continents dans la pharmacopée européenne
plusieurs domaines sensibles, comme l’agro- est loin de s’effectuer de manière linéaire et
nomie ou l’industrie, à une période où la passe par des processus complexes, incluant
consommation de produits agricoles et manu- des phénomènes de résistance [Schiebinger
facturés s’accroît. L’exploration du royaume 2004]. En France, les revers subis pendant la
de Flore suscite en outre tous les espoirs à Guerre de Sept Ans (1756-1763), ont alerté
l’heure où les pouvoirs publics s’emparent de l’opinion éclairée des risques pesant sur les
la question de la santé des populations, sous circuits d’approvisionnement en ressources
la double influence de l’économie politique et thérapeutiques. Bien des médecins ont la
des discours des philosophes. La botanique conviction qu’un petit nombre de médica-
est historiquement une science auxiliaire de la tions, composées à partir de végétaux com-
médecine, à laquelle elle demeure étroitement muns, suffit à résoudre à moindre frais des
liée. Jusqu’au XIXe siècle, les remèdes sont problèmes sanitaires dans les provinces. Cette
principalement composés de substances d’ori- posture encourage une intensification de l’in-
gine minérale ou végétale ; les protocoles de ventaire des richesses floristiques locales,

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Enjeux et pratiques de l’inventaire botanique au XVIIIe siècle

pour substituer aux plantes exotiques des dizaines de milliers de plantes à l’échelle
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végétaux aux propriétés comparables. planétaire. S’opère dès lors une fragmenta-
tion des échelles d’observation. Les savants
L’INVENTION D’UN CADRE MÉTHODOLOGIQUE susceptibles de proposer des synthèses plus
En Europe occidentale, le travail d’inventaire ambitieuses à partir des vastes collections des
des plantes commence dès l’Antiquité grecque, institutions centrales ne sont que quelques
et s’inscrit dans une tradition intellectuelle dizaines. La globalisation de l’enquête natura-
d’observation de la nature et d’accumulation liste renforce paradoxalement la légitimité des
de connaissances nécessaires à l’homme. C’est contributions locales ou régionales. À défaut
à partir du XVIe siècle que la botanique se d’une méthodologie commune, le risque est
détache à la fois de l’agriculture et de la grand de voir se juxtaposer des catalogues
médecine, en s’intéressant à des plantes qui étanches, organisés suivant les logiques propres
n’ont pas d’utilité immédiatement reconnue. à chaque auteur. La passion classificatrice de
Ses méthodes de travail doivent s’adapter à la botanique au XVIIIe siècle s’explique par
des évolutions majeures, qui en précipitent la le besoin de normaliser la méthode botanique
constitution en discipline autonome. La géné- pour tendre à l’universel. Les botanistes ont
ralisation de l’imprimé simplifie le jeu des bien conscience de l’accroissement exponentiel
comparaisons, identifications, et correction des du nombre d’espèces répertoriées, qui dépasse
erreurs. L’élargissement des limites du monde les 10 000 à l’horizon du XVIIIe siècle. Encore
connu, et le nombre croissant d’espèces végé- opératoire lorsqu’on ne connaissait que quelques
tales nouvellement découvertes, déborde le centaines de plantes, le classement alphabé-
champ du savoir accumulé depuis l’Antiquité.
tique est rendu obsolète et inopérant. Il faut
Enfin, dans le dernier tiers du XVIIe siècle,
intégralement repenser la méthodologie disci-
le contexte de production des savoirs connaît
plinaire, et concevoir des systèmes de clas-
une mutation irréversible. Le mouvement d’ins-
sification à même de rendre intelligible cet
titutionnalisation de la sphère savante est en
marche, avec la création de grandes institu- inventaire élargi. Une autre question épistémo-
tions de recherches nationales. Articulées aux logique fondamentale réside dans le mode de
« machines coloniales » des puissances euro- désignation des données. Une même plante
péennes, elles ont accès à des quantités inéga- revêt couramment des noms différents en fonc-
lées de nouvelles données naturalistes. tion des auteurs qui s’y sont intéressés par le
Comme les autres domaines du savoir, l’in- passé, contraignant les botanistes à se pen-
ventaire naturaliste n’échappe pas à la tenta- cher sur les épineuses questions de synonymie
tion encyclopédique d’accumulation systéma- lorsqu’ils travaillent sur une identification, en
tique des connaissances. Mais l’individualisme recourant à des ouvrages de référence comme
de la démarche est remis en cause : personne le Pinax theatri botanici de Gaspard Bauhin
ne peut plus prétendre à la production d’un (1623). La prolifération d’espèces nouvellement
savoir universaliste, qui porterait sur des découvertes accentue les risques de brouillage.

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Émilie-Anne Pépy

... Au XVIIIe siècle, la vision réflexive des bota- La systématique reste considérée comme
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nistes sur leurs activités est révélatrice de la la branche la plus noble de la botanique,
priorité accordée au travail de fondation théo- dans laquelle les savants viennent chercher
rique de la discipline ; il s’agit de solutionner la reconnaissance de leurs pairs, parfois au
les problèmes épistémologiques identifiés. En prix d’âpres controverses reflétant les concur-
1751, dans sa Philosophia Botanica, Charles rences entre individus et institutions. Durant
Linné (1707-1778) sépare ainsi les botanistes en la première moitié du XVIIIe siècle sont pro-
deux catégories. Les « collecteurs » s’attachent posés quelque 25 systèmes de classification.
à l’énumération, à la description et à la repré-
Les systèmes dits artificiels sont les plus
sentation des plantes. Les « méthodiques »
maniables ; les végétaux sont regroupés en
élaborent les principes de « systèmes de bota-
nique » propres à classifier le règne végétal et fonction de leurs points communs, à partir
s’occupent de nomenclature ou de philosophie d’un caractère particulier discriminant tiré
(entendue ici comme réflexion théorique, for- d’une observation externe (feuilles, corolles,
mulation des normes et canons de la disci- graines, etc.). D’aucuns leur reprochent toute-
pline). En revanche, il n’est aucunement fait fois de constituer des catégories hétérogènes,
mention de la botanique expérimentale, dont incapables de restituer la subtilité de l’ordre
les apports en termes de compréhension naturel de la création. Une alternative est
du fonctionnement du végétal sont pourtant alors proposée avec l’élaboration de méthodes
considérables. L’espèce reste l’unité fonda- dites naturelles, combinant plusieurs carac-
mentale pour la botanique classificatoire du tères discriminants, afin de réduire les sauts
XVIIIe siècle, et désigne un groupe d’individus arbitraires entre classes et de regrouper les
qui se reproduisent à l’identique, le croise- végétaux en fonction de l’ensemble de leurs
ment de deux espèces donnant naissance à des affinités. S’il n’est pas ici question de resti-
hybrides. Grâce à ce concept développé par tuer dans tous ses détails le paysage éclaté
Cesalpino (1519-1603) et Gessner (1516-1565), de la systématique au XVIIIe siècle, quelques
s’opère une première distinction entre plantes classifications, toutes ancrées dans le para-
à graines et plantes sans graines, phanéro-
digme de la fixité des espèces, méritent d’être
games et cryptogames. À partir du XVIIe siècle,
brièvement citées. Dans les Institutiones rei
mettant à profit le perfectionnement d’ins-
herbariae, Joseph Pitton de Tournefort (1656-
truments d’optique permettant l’observation
microscopique, les botanistes accèdent à une 1708) détermine près de 700 genres de plantes,
meilleure compréhension de la vie végétale à partir des caractéristiques des corolles. Son
(anatomie, morphologie, chimie, et surtout système demeure utilisé jusqu’à la fin du
physiologie végétale). Camerarius (1665- XVIIIe siècle, et constitue une base de travail
1721) et Vaillant (1669-1722) identifient les pour d’autres botanistes qui regroupent ces
mécanismes de la reproduction des plantes genres en familles naturelles. En Angleterre,
qui ouvrent des perspectives fructueuses du ce sont les travaux de John Ray (1625-1705)
côté de la systématique. qui font autorité jusqu’au mitan du XVIIIe siècle.

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Enjeux et pratiques de l’inventaire botanique au XVIIIe siècle

Son Historia plantarum generalis est une à la République des sciences pèsent autant
...
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véritable encyclopédie botanique couvrant l’en- que les convictions scientifiques avérées dans
semble des champs de savoir sur le végétal. le choix d’adopter ou non le système de Linné.
Sa démarche lui permet de croiser de nom- Le véritable patron des sciences naturelles
breux critères pour proposer une méthode de demeure alors Buffon, qui préside aux desti-
classification naturelle des plantes. Charles nées du Jardin du roi. Il conteste l’obsession
Linné puise dans les travaux de Tournefort, systématique et l’approche microscopique de
Vaillant et Ray les fondements de son propre Linné, lui préférant une vision anthropo-
système de classification, qui trouve autant de centrique de la nature. Les enjeux de cette
défenseurs que de détracteurs dans la seconde querelle dépassent largement les protagonistes,
moitié du XVIIIe siècle. Dans ses Fundamenta et révèlent les rapports concurrentiels entre plu-
botanica (1736) et Philosophia botanica (1751), sieurs conceptions philosophiques de la nature.
Linné se positionne en botaniste-philosophe, La tradition aristotélicienne, qui conserve une
ayant la responsabilité de réorganiser la disci- certaine influence jusqu’à la fin du XVIIIe siècle,
pline, et de résoudre le problème de l’amon- pense la nature comme une « échelle des
êtres », une gradation des êtres naturels du
cellement et de l’éparpillement des savoirs
plus simple au plus complexe, procédant par
sur le végétal [Drouin 2008]. Ses ambitions
des variations imperceptibles. Un naturaliste
embrassent plus largement tous les champs de
comme Jean-Baptiste de Lamarck (1749-1824)
l’histoire naturelle ; il entend proposer dans
affirme son ambition de restituer les méca-
son Systema naturae (1735) un système des-
nismes de fonctionnement de la nature plutôt
criptif universel, valable pour les minéraux, que des catégories ontologiques plus ou
les animaux et les plantes, les trois règnes moins arbitraires, en travaillant sur l’idée de
étant répartis en classes, ordres, genres et série d’êtres naturels ; néanmoins, sa Flore de
espèces. La classification des plantes repose France (1779), qui se distingue par l’innova-
sur l’observation des organes reproducteurs et tion introduite par la clé de détermination
comprend 24 classes, déterminées en fonction dichotomique [Foucault 1966], ne s’affranchit
du nombre, de la forme et de la position des pas du cadre de pensée des classifications.
étamines. Sa simplicité d’utilisation, y com- Linné lui-même consacre sa carrière à recher-
pris pour des néophytes, lui a permis de cher un ordonnancement fidèle à celui de la
passer à la postérité. Néanmoins, la méthode nature ; pour ce faire, il estime que le premier
du savant suédois est loin de faire l’unani- devoir du naturaliste reste de décrire et nom-
mité, et la botanique systématique demeure le mer le plus grand nombre possible de plantes,
champ de controverses aiguës jusqu’à l’arri- et de poursuivre l’inventaire naturaliste sui-
vée des théories évolutionnistes de Darwin au vant des principes efficaces et opératoires.
XIXe siècle. En France, le consensus autour Tout en reconnaissant l’intérêt de son système
des idées linnéennes ne s’établit qu’à la fin sexuel, d’autres botanistes en pointent les
du XVIIIe siècle [Duris 1993]. Auparavant, les imperfections, et proposent des méthodes de
rapports d’autorité et les concurrences internes classification alternatives (voir archive p. 32).

31
Collection du Muséum de Grenoble. Fonds Villars, Dossier I, I-III, « Méthode facile de botanique
proposée par M. Villar (sic), avec la correspondance des classes avec celles de Tournefort et de Linné. » (s.d.)

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Enjeux et pratiques de l’inventaire botanique au XVIIIe siècle

Certaines se fondent sur le regroupement véritable défi, dont témoigne la richesse de la


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de « familles naturelles », dont les parentés culture matérielle naturaliste. Les données de
s’établissent à partir d’une combinaison de l’inventaire naturaliste du règne végétal se
critères. On retiendra les Familles des plantes présentent sous deux formes : il s’agit soit
(1763) déterminées par Michel Adanson (1727- d’échantillons naturels, soit de « végétaux de
1806), spécialiste de botanique tropicale, et papier » reproduisant la nature sous forme
surtout la méthode « naturelle » mise en place d’images ou de textes, fréquemment associés.
par Bernard de Jussieu au jardin botanique du
Trianon à partir de 1759, et appliquée en 1774 LES SPÉCIMENS VÉGÉTAUX ET LEUR CONSERVATION
au Jardin du roi par son neveu Antoine- Les échantillons naturels (graines, plantes,
Laurent de Jussieu (1748-1836). L’énoncé fruits, mousses...) prélevés in situ ou cultivés
théorique paraît en 1789 dans le Genera plan- artificiellement font partie intégrante de la
tarum : les critères retenus sont la fructifica- culture matérielle naturaliste. Ces spécimens
tion et la germination, ce qui ouvre la voie à alimentent l’économie d’échange qui prévaut
une classification fondée sur l’observation de dans les réseaux savants et amateurs ; leur
la structure interne des végétaux. valeur dépend de leur conformité, de leur
C’est finalement dans le domaine de la rareté, réelle ou supposée, et de leur état de
nomenclature que Linné a marqué le plus dura- conservation. Les commanditaires des inven-
blement la discipline botanique. Jusqu’alors, taires ont d’ailleurs produit une littérature
on utilise tant bien que mal une nomenclature spécifique portant sur les techniques de col-
polynomiale. Chaque plante est désignée par lecte, de conservation, de transport, etc. [Kury
un substantif (le nom de son espèce), et par 1998]. L’acclimatation, la conservation des
une série de qualificatifs dont la liste s’allonge végétaux vivants, et si possible leur reproduc-
en même temps que le nombre de plantes tion, font partie des missions d’une institution-
connues. Présentée en 1753 dans Species clé, le jardin botanique, qui apparaît dans les
plantarum, la nomenclature linnéenne est villes italiennes du XVIe siècle, avant d’être
binomiale. Elle conserve le nom du genre et y adopté dans les métropoles d’Europe du nord-
associe le nom de l’espèce (en latin, en langue ouest et dans les royaumes français et ibé-
vernaculaire latinisée, ou dérivant du nom du riques au siècle suivant, puis en Europe de
découvreur latinisé). Ce système emporte rapi- l’est et dans les territoires colonisés au
dement l’adhésion par son caractère concis et XVIIIe siècle. Les plus renommés publient des
opérationnel, et introduit une dimension uni- catalogues attestant la richesse de leurs col-
verselle au langage botanique. lections qui, au XVIIe siècle, peuvent réunir
jusqu’à 2 500 spécimens. Les jardins bota-
Les données de l’inventaire naturaliste niques sont adossés à des institutions de
et leur communication savoir ou de santé, mais ne sont pas des lieux
Enregistrer les configurations de la nature à étanches voués à la science. Ils demeurent
des fins d’observation scientifique pose un ouverts sur la société, contribuant par exemple

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Émilie-Anne Pépy

... à la mode des collections de fleurs ou d’arbres un conditionnement chimique préalable, et


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fruitiers rares. Au XVIIIe siècle, leur fonction sont présentés dans les droguiers des cabinets
pédagogique et scientifique se renforce. Libé- d’histoire naturelle. Pour les plantes, on a
rés du lien exclusif avec la médecine, les recours à des techniques de dessiccation et de
grands jardins botaniques des villes capitales compression qui altèrent les couleurs d’ori-
font désormais partie d’institutions dédiées gine mais préservent la forme et éventuelle-
plus largement aux sciences naturelles. L’or- ment le système racinaire. La constitution d’un
ganisation du jardin botanique des Lumières herbier, ou « jardin sec », est à la portée de
laisse place à une ambition encyclopédique tous les acteurs de la sphère naturaliste ;
affichée, qui n’évacue pas pour autant le col- son apparence matérielle varie en fonction
lectionnisme et la curiosité. Pour les natura- des ambitions scientifiques du propriétaire,
listes occupés à l’inventaire du monde, rien du volume de la collection de plantes sèches,
ne remplace l’observation des détails d’une et de la méthode de classement retenue. Les
plante vivante, que l’on peut appréhender aux modestes herbiers d’amateurs se conservent
différents stades du cycle végétatif. Les jar- aisément entre des feuilles de papier ; c’est la
dins botaniques sont des lieux de validation technique que Jean-Jacques Rousseau conseille
du savoir naturaliste, où s’affinent les diag- à sa correspondante Mme Delessert, qui sou-
nostics d’identification des plantes observées haite initier sa fille à la botanique. L’herbier
dans leur milieu naturel. Ils font également qu’il lui constitue entre 1771 et 1774 com-
partie d’un réseau élargi à l’échelle mondiale, porte 167 feuillets pliés en deux, regroupés en
qui intègre les métropoles et les espaces colo- deux livres, dont l’organisation interne suit
niaux. Bénéficiant de l’activité exploratoire une classification naturelle. Pour des collec-
intense et du soutien des États, leurs collec- tions plus importantes, on choisira un conte-
tions s’étoffent considérablement ; la question nant plus volumineux. Linné préconise une
du classement se pose alors avec d’autant plus armoire compartimentée en 24 cases, à l’image
d’acuité qu’elle entre en résonnance avec les de son système, et pouvant accueillir « 6 000
problèmes épistémologiques posés par la taxi- plantes sèches et collées » [Linné 1788 : 345].
nomie. En fonction de leur positionnement Comme n’importe quelle collection, l’herbier
dans la République des sciences, les direc- finalisé revêt une valeur financière autant que
teurs se prononceront pour le système de scientifique ; en 1784, l’étudiant en médecine
Tournefort, de Linné ou de Jussieu. James Edward Smith réalise un véritable coup
Lorsqu’il s’avère impossible de conserver de maître qui le fait connaître dans toute la
vivants les végétaux, on fait appel à des tech- République des sciences, en négociant l’acqui-
niques de conservation. Des traités techniques sition de l’herbier et la bibliothèque de tra-
sont édités pour partager un savoir-faire plus vail du défunt Linné, avec la bénédiction de
délicat qu’il n’y paraît. Certains échantillons Joseph Banks, véritable « patron » des bota-
naturels (graines, résines...) se conservent faci- nistes anglais. Les herbiers mercenaires sont
lement dans des bocaux, avec éventuellement aussi monnaie courante chez les amateurs,

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Enjeux et pratiques de l’inventaire botanique au XVIIIe siècle

pour des valeurs marchandes moindres. En s’enrichit à la fois par l’intégration des collec-
...
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1788, l’abbé Chaix, amateur éclairé de bota- tions personnelles des grands savants rattachés
nique, obtient 120 livres (environ quatre mois à l’institution, et par l’acquisition d’herbiers
de salaire d’un journalier) pour un herbier de célèbres (Commerson, Rousseau) [Allorge
1 300 plantes alpines commandé par un col- 2013]. Aussi importants que soient leurs
lectionneur [Williams 1997 : 210-217]. fonds, les grandes institutions doivent beau-
Au XVIIIe siècle, la multiplication des her- coup aux savants de premier plan, dans la
biers traduit la vitalité du mouvement de col- mesure où elles demeurent les dépositaires
lecte de la flore. Si la pratique est attestée dès de collections déjà constituées, et conservées
le XVIe siècle, les objectifs ont sensiblement en l’état. Le cas emblématique de Joseph
évolué. Pour le botaniste classificateur, l’her- Banks (1743-1820) illustre bien le rôle des
bier est un instrument de travail qui permet « patrons » de la botanique dans l’accumu-
d’éprouver et de valider une méthode. Joseph lation des données naturalistes. Compagnon
Pitton de Tournefort a ainsi ordonné les 8 000 de James Cook lors de son premier voyage
spécimens de son herbier suivant les préconi- dans l’océan Pacifique en 1768, directeur des
sations de ses Institutiones rei Herbariae. Pour Kew Gardens en 1772, président de la Royal
le botaniste collecteur, il s’agira de mettre à
Society en 1778, Joseph Banks a constitué
jour l’inventaire floristique d’un espace donné,
grâce à ses contacts un immense herbier
et de constituer un support pour un éventuel
privé, associé à une bibliothèque à l’avenant.
projet éditorial. Du côté des voyageurs natu-
Sa demeure de Soho Square devient un véri-
ralistes abordant une flore inconnue, la cons-
table centre de recherche sur les questions de
titution de collections sèches est une des
taxinomie, où les botanistes du monde entier
méthodes les plus sûres pour conserver un
grand nombre d’échantillons en bon état, en peuvent solliciter la consultation de spécimens.
vue d’une identification ultérieure [Bourguet Dans le dernier quart du XVIIIe siècle appa-
1997]. En tête de réseau, les grandes institu- raissent les muséums, intégralement dédiés
tions ou les personnalités scientifiques de pre- aux sciences naturelles. La prise en charge
mier plan parviennent à constituer des stocks du financement et de l’hébergement des col-
considérables, grâce à l’activité de leurs corres- lections par les États permet de pérenniser
pondants sur le terrain, et aux circulations de l’existence des grandes collections nationales,
matériel scientifique dans le cadre des réseaux contribuant ainsi à leur patrimonialisation.
de la République des sciences [Walker 2014]. Aujourd’hui, l’herbier de Joseph Banks fait
En France, le rôle du Jardin du roi a été mis partie des « herbiers historiques » du Natural
en lumière par de nombreux travaux [Spary History Museum de Londres. Le Muséum
2000]. Les échantillons ramenés suite aux d’histoire naturelle de Paris, fondé en 1793,
grandes expéditions exploratoires sont conser- intègre quant à lui les collections de l’ancien
vés dans le Cabinet du roi. Il accueille éga- Cabinet du roi, dont l’Herbier général, devenu
lement un Herbier général créé en 1635, qui national. Pendant la Révolution, ses fonds

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Émilie-Anne Pépy

... s’enrichissent encore grâce aux confiscations pérenne qu’un échantillon naturel, elle per-
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de collections étrangères et des patrimoines met de différer le travail d’identification et de
d’émigrés [Lacour 2009]. classement, en fournissant le matériau néces-
saire aux explorations virtuelles des botanistes
VÉGÉTAUX DE PAPIER de cabinet. Les grandes expéditions scienti-
fiques organisées à l’échelle de l’empire espa-
Alors que les sensibilités esthétiques concourent gnol, tant en Amérique qu’en Asie, ont ainsi
à l’avènement du paysage panoramique, les généré la production de quelque 12 000 illus-
botanistes regardent des fragments de nature, trations botaniques entre 1770 et 1800, qui
grossis au prisme d’instruments d’optique. offrent une maîtrise symbolique de l’envi-
Longtemps éclipsée par les productions écrites, ronnement naturel colonial [Bleichmar 2012].
la culture visuelle des naturalistes a fait l’objet Si les membres des expéditions d’exploration
de travaux récents qui ont contribué à réévaluer peuvent compter sur le vivier de talents gra-
l’importance de l’image. Les codes très nor- vitant autour des institutions artistiques des
malisés de l’illustration botanique, partagés grandes capitales, il est beaucoup moins évi-
par tous les membres de la République des dent pour un botaniste de province de recruter
sciences, en font un mode de communica- un illustrateur compétent.
tion pouvant prétendre à l’universel [Pinault- L’image est étroitement associée à la cons-
Sorensen 2008]. Dès le XVIIe siècle, les grandes truction des savoirs sur le végétal, mais aussi
expéditions organisées par les « machines à leur mise en forme et à leur communication.
coloniales » mobilisent aux côtés des savants Dans le domaine de l’édition botanique, si les
des artistes spécialisés dans le champ étroit de ouvrages théoriques ou généraux s’appuient
l’illustration naturaliste. Bien que demeurant fréquemment sur des illustrations, ce sont par-
un genre mineur, la « peinture de fleurs » est ticulièrement les catalogues floristiques qui
pleinement intégrée à la peinture académique, se signalent par l’association systématique
et soutenue par des commandes prestigieuses. d’images et de données textuelles. Au
En témoigne la collection des vélins du roi XVIIe siècle, le choix des titres, en latin ou en
au Muséum national d’histoire naturelle, sur langue vernaculaire, demeure assez ouvert :
laquelle a travaillé Claude Aubriet (1665- « jardin » (hortus), « herbier », (herbarum),
1742), promu peintre au Jardin du roi, après « index » ou « catalogue » des plantes. Au
avoir accompagné Tournefort lors de son XVIIIe siècle, les ambitions scientifiques
voyage d’exploration au Levant en 1700-1702 transparaissent à travers l’évolution des titres
[Cuzin-Schulte 2013]. des ouvrages. Les « histoires des plantes »
La production d’images fait partie des rendent hommage à Théophraste, médecin
méthodes de travail des botanistes collec- grec considéré comme un des pères de la
teurs. Réalisée autant que possible sur le science botanique. Leurs auteurs revendiquent
vif, l’image s’intègre dans une culture de la une démarche scientifique qui va au-delà de
preuve chère aux voyageurs naturalistes. Plus la simple nomenclature, puisqu’il s’agit de

36
Enjeux et pratiques de l’inventaire botanique au XVIIIe siècle

replacer chaque plante dans un environne- fructueuses ; c’est le cas de Dominique Vil-
...
37
ment, de s’intéresser à ses caractéristiques lars (1745-1814) et de Philippe-Isidore Picot
physiologiques, à ses usages thérapeutiques, de Lapeyrouse (1744-1818), qui ont entamé
etc. Les admirateurs/continuateurs de Linné en 1786 une correspondance régulière afin
contribuent quant à eux à une prolifération de comparer les flores alpine et pyrénéenne.
des « flores », dans le sillage des travaux Lapeyrouse apprécie également certains de
du maître, qui inventorient les plantes d’un ses confrères parisiens, mais entretient avec
espace donné. Éditées dans des formats aisé- eux une relation plus verticale, par exemple
ment transportables, les flores locales se lorsqu’il courtise le « patron » André Thouin
révèlent des instruments incontournables pour (1747-1824). Il ne fait pas mystère de sa
les pratiques d’inventaire sur le terrain. défiance à l’égard de Lamarck, soupçonné de
pratiques déloyales 1.
Du cabinet aux recherches en plein air : Le marché contraint des places renforce
acteurs et pratiques de l’inventaire la hiérarchie entre institutions savantes, en
de la flore faveur des capitales culturelles. Les appar-
tenances sociales sont diverses et rendent
Au XVIIIe siècle, l’engouement du grand public hasardeuse toute typologie. Avec toutes les
pour la botanique conduit de nombreux ama- précautions d’usage, et pour la commodité de
teurs à participer à l’inventaire de la flore, l’exposé, il est possible de distinguer plu-
aux côtés des savants qui conservent les clefs sieurs catégories dont les contours demeurent
méthodologiques de la discipline. Les cam- très plastiques. Les botanistes professionnels
pagnes d’observation sur le terrain font partie reçoivent des émoluments (salaires ou pen-
des pratiques de sociabilité des cercles aca- sions) pour s’occuper à plein temps de leur
démiques, et obéissent à des règles sociales activité scientifique. On ne reviendra pas sur
normalisées. le rôle des « patrons », responsables institu-
tionnels et/ou savants de premier plan aux-
LE RÉSEAU ÉLARGI DES OBSERVATEURS quels leurs réseaux procurent les ressources
Au sein de la communauté naturaliste, la fic- humaines employées aux recherches de terrain.
tion d’une République des sciences homogène Ces réussites individuelles doivent autant au
et égalitaire ne résiste pas à l’épreuve de la talent et à la reconnaissance des pairs qu’au
réalité. Botanistes de terrain contre botanistes déploiement de stratégies d’ascension sociale
de cabinet, linnéens contre partisans de la parfois familiales (la dynastie des Jussieu en
méthode « naturelle », sans oublier les que- est un bon exemple), mobilisant à bon escient
relles pour départager les « inventeurs » de
nouvelles espèces. L’inventaire de la flore est
1. Bibliothèque Municipale de Toulouse, lettres de Picot
un véritable catalyseur des conflits latents. de Lapeyrouse consultables en ligne : http://numerique.
Certains botanistes joignent néanmoins leurs bibliotheque.toulouse.fr/ark:/74899/B315556101_MS_
forces et s’engagent dans des collaborations 002093.

37
Émilie-Anne Pépy

... les relations de patronage. Entrer dans une capacité à aborder leur discipline sous l’angle
38
grande institution savante confère une auto- théorique. Dans la pratique, la démarcation
rité particulière et constitue une étape majeure n’est pas si nette et invite à considérer une
dans une carrière scientifique, commencée catégorie intermédiaire, celle des amateurs
comme disciple d’un savant reconnu, ou éclairés. Le portrait type présente des nuances
comme simple correspondant. Le mécénat multiples en fonction du niveau de fortune, de
royal ou aristocratique ouvre également des la localisation géographique en ville ou en
perspectives aux botanistes bien en cour. Tout milieu rural, mais aussi du genre. Les femmes
au long du XVIIIe siècle, les souverains fran- sont en effet nombreuses à pratiquer assidû-
çais ont associé à leurs résidences des jardins ment la botanique, sans que les défenseurs de
botaniques prestigieux, du Trianon à Rueil- l’ordre social et de la morale n’y trouvent trop
Malmaison. En Angleterre, les Kew Gardens à redire. Amatrices et amateurs éclairés par-
sont créés à l’initiative de Georges III et de tagent avec les savants un horizon culturel, des
son épouse la reine Charlotte, grande amatrice codes de sociabilité et une culture matérielle
de botanique. Cet engouement pour l’art des spécifiques. Ils constituent les forces vives
jardins, les collections végétales et plus large- des académies provinciales ou des sociétés
ment les sciences naturelles se retrouve chez savantes, possèdent souvent une bibliothèque
les aristocrates. Les mécènes les plus fortunés et des collections naturalistes, pratiquent des
pensionnent des naturalistes prometteurs ; pour herborisations. On les retrouve en périphérie
Jean-Étienne Guettard (1715-1786), le poste des réseaux de correspondances des savants ;
de conservateur des collections d’histoire natu- certains ont une activité de publication, qui va
relle du duc d’Orléans fut un tremplin vers du mémoire académique à l’ouvrage de vul-
une carrière au sein de l’Académie Royale garisation. Les amateurs sont également actifs
des Sciences. Un autre groupe s’est distingué au niveau de la collecte d’échantillons. Les
par son investissement au service des sciences correspondances de Dominique Villars, direc-
naturelles, celui des médecins naturalistes. teur du jardin botanique institué à Grenoble
Pour la plupart issus de milieux moyens ou à partir de 1782, font état de l’importance de
modestes, ils ont été amenés à s’intéresser à la collaboration de marchands ou de voya-
la botanique dans le cadre de leurs études. geurs pour alimenter ses collections encore
Certains en font une activité de loisir, d’autres modestes 2. La vitalité de l’édition botanique
parviennent à s’y consacrer exclusivement au XVIIIe siècle est par ailleurs l’indice d’une
grâce à leurs talents et à leur insertion dans demande croissante de la part d’un public
les réseaux académiques, un poste à l’univer- moins averti, alors même que l’observation
sité pouvant couronner leur carrière [Cook naturaliste devient un loisir scientifique, à la
1996].
Pour se distinguer des amateurs, les savants
de la République des sciences sont prompts à 2. Muséum d’Histoire Naturelle de Grenoble, dossiers
faire valoir leur activité de publication, et leur Villars, E III 1-63.

38
Enjeux et pratiques de l’inventaire botanique au XVIIIe siècle

portée du plus grand nombre. Dictionnaires, collègues, des savants étrangers et des ama-
...
39
manuels et flores illustrées facilitent l’initia- teurs aguerris. Ils récoltent des spécimens et
tion aux grands principes de la botanique. L’en- complètent des carnets ou cahiers de bota-
seignement érudit de la discipline demeure nique : notes et illustrations sur le vif faci-
réservé aux étudiants se destinant aux profes- litent les entreprises d’identification, et livrent
sions de santé (médecins, apothicaires, vétéri- une première ébauche d’inventaire de la flore.
naires, sages-femmes). Néanmoins, dans la Bien qu’un tel souci méthodologique soit loin
seconde moitié du siècle, la diffusion d’une d’être systématique au XVIIIe siècle, certains
pédagogie rénovée, fondant une partie des botanistes font mention de la topographie et
apprentissages sur l’observation de la nature, s’efforcent de localiser les végétaux observés.
contribue à promouvoir la botanique comme En France, la passion des Lumières pour
un loisir particulièrement convenable aux l’arithmétique politique contribue à initier un
jeunes gens des deux sexes, qui alimenteront véritable mouvement de « statistique végé-
au XIXe siècle les assemblées des sociétés tale ». Une trentaine de manuscrits inven-
savantes. torient la flore de Paris et de ses environs à
la fin du XVIIIe siècle [Van Damme 2012].
LE TERRAIN EN QUESTION(S) Des initiatives spontanées se font jour dans
Au cours du XVIIIe siècle, l’inventaire floris- d’autres villes du royaume. Le dynamisme des
tique s’appuie sur un travail exhaustif entre- botanistes y dépend des traditions universi-
pris à l’échelle locale ou régionale. Si la taires ou académiques locales, mais aussi du
botanique coloniale reste le domaine d’ex- terreau institutionnel et de l’éventuel soutien
perts mandatés par les grandes institutions de la part des pouvoirs publics ; la présence
savantes, l’observation de la flore métropoli- d’un jardin botanique est également un fac-
taine est en revanche à la portée d’un plus teur déterminant. Dans la plupart des inven-
grand nombre d’acteurs. La collecte d’échan- taires, la dimension géographique demeure
tillons s’effectue dans le cadre d’une sociabi- secondaire ; on considère les « environs » des
lité académique [Chappey 2002]. L’organisation villes, et plus précisément un réseau de lieux
et l’animation d’herborisations publiques sont que l’on estime les plus riches sur le plan flo-
inscrites dans les missions des botanistes ristique. Dans son Histoire naturelle, Michel
chargés d’un enseignement universitaire, ou Darluc réserve un chapitre à la « Description
responsables de jardins botaniques : le calen- des plantes qui naissent aux environs d’Aix et
drier, diffusé par voie de presse, permet aux sur la montagne Sainte-Victoire » où il énu-
amateurs de se joindre aux étudiants pour pro- mère les toponymes propices aux observations ;
fiter des démonstrations du professeur, dans quant aux botanistes lyonnais, ils considèrent
le cadre d’un circuit aux portes de la ville. le Mont-Pilat comme un véritable conser-
Les botanistes collecteurs organisent quant vatoire de botanique. D’autres inventaires
à eux des herborisations exploratoires plus s’appuient sur les découpages administratifs
ambitieuses où peuvent être conviés quelques ou juridiques existants ; Dominique Villars

39
Émilie-Anne Pépy

... publie un Catalogue des plantes du Dauphiné plastique qui est maniée tant par les collec-
40
(1786), Antoine Delarbre, une Flore d’Auvergne tionneurs que par les directeurs de jardins
(1795). Plus rares sont les botanistes qui réflé- botaniques, qui se les procurent directement
chissent à la cohérence d’un territoire natu- auprès des savants compétents, ou en manda-
rel : c’est le cas d’Antoine-Nicolas Duchesne tant des collecteurs.
qui propose dans sa Statistique végétale des Le contexte intellectuel, culturel, social et
plantes de Paris (1771) de quadriller géomé- géopolitique du XVIIIe siècle est propice à
triquement l’espace autour des grandes villes, l’intensification de l’inventaire naturaliste du
puis d’y inventorier systématiquement les monde, dont témoigne l’augmentation rapide
plantes. Ils se heurtent à un écueil méthodo- du nombre de publications sur les flores
logique majeur : les populations végétales ne régionales ou exotiques suivant des classifi-
sauraient être quantifiées comme des popula- cations concurrentes. Le développement de la
tions humaines, du fait qu’il faut compter taxinomie végétale s’explique à la fois par
avec le phénomène de saisonnalité. l’accumulation des données et par les besoins
Les botanistes du XVIIIe siècle ne se sont spécifiques des acteurs sur le terrain, tant
pas contentés d’investiguer les campagnes péri- botanistes professionnels que représentants
urbaines faciles d’accès. L’appétit de savoir des grandes institutions, amateurs et collec-
concerne aussi des milieux naturels moins tionneurs [Hoquet 2005]. Le changement
connus, ou réputés inaccessibles (milieux d’échelle d’observation de la flore implique
arctiques, montagnes et volcans). Dès le de mettre en œuvre la meilleure méthode pos-
XVIIe siècle, les plus grands noms de la bota- sible pour mener à bien l’opération de déter-
nique européenne ont procédé à des voyages mination des espèces des plantes, essentielle
d’exploration dans les Alpes ou dans les pour la botanique appliquée ; le XVIIIe siècle
Pyrénées, de Pitton de Tournefort aux frères consacre ainsi le lien entre inventaire natu-
Jussieu, en passant par Ray, Haller et Linné. raliste et systématique. Au XIXe siècle, les
Au XVIIIe siècle, l’échelle d’observation s’affine inventaires naturalistes demeurent au cœur de
grâce aux inventaires régionaux de plusieurs la démarche d’identification et de description
savants : Allioni en Piémont, Villars en Dau- des espèces sur laquelle repose la systéma-
phiné, Picot de Lapeyrouse dans les Pyrénées. tique ; les applications dans le domaine de la
Le grand public stimule indirectement cet botanique coloniale leur confèrent une légiti-
effort d’inventaire. Il découvre alors la mon- mité scientifique et pratique. Jusqu’au milieu
tagne à travers les œuvres littéraires ou pictu- du XXe siècle en effet, les rouages et réseaux
rales, ou dans le cadre du voyage d’agrément de la domination coloniale européenne per-
des élites cultivées dans la péninsule italienne. mettent de poursuivre à grande échelle les
L’engouement pour le milieu montagnard entreprises de collecte et de manipulation du
suscite une curiosité particulière pour les végétal initiées au temps des premiers empires
plantes dites alpines, catégorie informelle et coloniaux, en y intégrant plus largement une

40
Enjeux et pratiques de l’inventaire botanique au XVIIIe siècle

démarche expérimentale, dans les essais démarche qualifiée de passéiste. Au début du


...
41
d’acclimatation, de sélection ou d’hybridation XXIe siècle, même si subsiste la tentation utili-
[Bonneuil et Kleiche 1993]. Toutefois, dès la tariste, justifiée notamment par les recherches
seconde moitié du XIXe siècle, la systéma- dans le domaine de la santé, la relance des
tique entre dans une phase d’essoufflement : inventaires naturalistes repose sur la prise de
elle subit la concurrence de disciplines plus conscience des impacts des activités humaines
expérimentales des sciences du vivant, et voit sur la biodiversité, avec l’angoisse de voir
ses fondements bousculés par la révolution disparaître en un laps de temps très court des
darwinienne. Ses détracteurs lui reprochent milliers d’espèces (la « fiction essentielle » de
une approche trop descriptive, dépourvue de la 6e crise d’extinction [Mauz 2011]). Dans le
fondements méthodologiques, et déconnectée même temps, s’est imposée l’idée qu’une
des processus écologiques. Au XXe siècle, grande partie de la biodiversité, encore incon-
l’inventaire naturaliste est aussi en perte de nue, doit faire l’objet de nouveaux efforts
vitesse. Les grandes études se raréfient, les d’investigation. L’organisation d’expéditions
opérateurs considérant le travail d’inventaire mobilisant plusieurs dizaines de spécialistes
comme achevé, alors que les efforts des sys- s’inscrit dans une forme de continuité his-
tématiciens pour combler ce qu’ils pensent torique, suscitant d’ailleurs des réactions
être un déficit d’image de leur discipline les ambiguës de la part de certains pays du Sud
conduisent à prendre leurs distances avec une [Faugère et Mauz 2013].

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Résumé Abstract
Émilie-Anne Pépy, Décrire, nommer, ordonner. Enjeux Émilie-Anne Pépy, Making an inventory of the vegetal
et pratiques de l’inventaire botanique au XVIIIe siècle kingdom. A challenge for early modern naturalists
Au XVIIIe siècle, la multiplication des expéditions natu- As the eighteenth-century world was disputed between
ralistes à l’échelle de la planète permet d’enrichir consi- rival empires, European naturalists were competing to
dérablement les collections de plantes existantes. L’inven- bring back useful knowledge of the natural world from
taire des espèces végétales européennes entre également their increasingly frequent expeditions. At the same time,
dans une phase d’accélération grâce aux entreprises many natural environments in Europe were being investi-
conjointes des savants et des amateurs locaux. La bota- gated by scientists and nature enthusiasts. Naturalistic col-
nique se trouve à un tournant épistémologique ; les nou- lections were being enhanced by substantial amounts of
velles découvertes stimulent les efforts d’élaboration material or virtual data. Books on botany boomed, with
théorique de systèmes classificatoires en même temps a hundred titles published worldwide, which included
qu’elles favorisent l’enregistrement des données au moyen botanical art. Therefore, botanists had to deal with a
de différents supports et techniques qui participent de la massive amount of newly-discovered plant species and
culture matérielle naturaliste. turn their attention to a proper method of classification.

Mots clés Keywords


flore, inventaire, botanique, herbier, jardin botanique, flora, inventory, botany, herbaria, botanical garden, col-
collection, classification, illustration lection, classification, image

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