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Giacomo Todeschini
Aux yeux de l’historien qui raisonne habituellement sur le sens social, culturel et
symbolique de la richesse et du travail à l’époque prémoderne, le livre de Thomas
Piketty sur le capital au XXIe siècle semble parcouru d’un fil rouge constitué par une
réflexion profonde sur la fausse méritocratie caractérisant le système économique
contemporain. Ceux, les plus riches, qui se partagent la majorité des profits produits
par les sociétés capitalistes au XXIe siècle se présentent et sont présentés au monde
comme hautement méritants. Leur richesse, souvent tout à fait fabuleuse, est
perçue et représentée au niveau politique, économique, médiatique comme l’aspect
comptabilisable d’une dignité, c’est-à-dire d’un mérite exceptionnel découlant de
la valeur exceptionnelle de leur travail, de leur compétence et de leur dynamisme.
Dans ce cadre, la grande majorité des travailleurs, plus ou moins pauvres, joue le
rôle de masse dévalorisée en conséquence de son inaptitude à produire et à com-
prendre le sens de la richesse capitalisée. Pauvreté, minorité sociale et inégalité
civique se manifestent dans cette perspective comme les trois modalités complé-
mentaires d’une indignité, voire d’une incapacité honteuse 1. On peut se demander
si cette équation entre pauvreté et démérite a une histoire. Et l’on peut découvrir
que le lien unissant richesse et mérite est très ancien. De fait, cette représentation
des travailleurs sans pouvoir comme figures de l’inaptitude, donc pauvres à juste
titre, trouve ses racines spécifiques au Moyen Âge et à l’époque moderne, ancrée
1 - Sadaf LAKHANI, Audrey SACKS et Rasmus HELTBERG, « ‘They Are Not Like Us’:
Understanding Social Exclusion », Policy Research Working Paper, 6784, 2014, http://
elibrary.worldbank.org/doi/pdf/10.1596/1813-9450-6784. 81
dans une pensée et une pratique économique et sociale qui se présentent et sont
souvent perçues comme façonnant le « bien commun » et l’abolition de la servitude.
Le discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie (1574) est souvent
considéré par les historiens comme une manifestation précoce de libre-pensée
incitant les peuples à s’affranchir des liens de servitude, révélant la logique gouver-
nementale de la dialectique dominants-dominés et, finalement, dénonçant l’asser-
vissement en tant que contraire à la naturelle liberté des hommes. Cependant, une
lecture attentive des passages du Discours relatifs au « menu et grossier populaire »,
voire au « naturel du menu populaire », peut révéler une substance conceptuelle
assez proche des réflexions des scolastiques médiévaux reliant la servitude à la
nature subalterne de certains peuples et de certains hommes.
La nature de l’homme est bien d’estre franc, et de le vouloir estre ; mais aussi sa nature
est telle que naturellement il tient le ply que la nourriture lui donne. [...] Ne pensés pas
quil y ait nul oiseau qui se prenne mieulx a la pipée, ni poisson aucun qui pour la
friandise du ver s’accroche plus tost dans le haim ; que tous les peuples s’aleschent vistement
a la servitude par la moindre plume quon leur passe comme lon dit devant la bouche : et
c’est chose merveilleuse quils se laissent aller ainsi tost, mais seulement qu’on les chatouille 2.
Cet écart entre « l’homme » et « les peuples » est typique d’une tradition culturelle
aussi bien scolastique qu’« humaniste » très désireuse d’éprouver l’existence d’une
véritable dignité humaine au quotidien, qui se vérifierait dans la vie concrète des
gens. Il introduit bien à une réflexion sur le rapport entre l’analyse par T. Piketty
de la fausse méritocratie, aujourd’hui utilisée pour justifier les excès d’inégalité
économique et sociale, et l’ancien discours économique européen sur la naturelle
infériorité sociale et l’incompétence économique des salariés.
Le discours de T. Piketty insiste sur le retour au XXIe siècle d’une logique
de l’« inequalité » 3, une inégalité qui ressemble beaucoup à la disproportion des
écarts de richesses ayant existé au début du XIXe siècle et qui est presque identique
à ce qui se passait au début du XXe siècle, avec une minorité restreinte de rentiers/
capitalistes faisant face à une énorme majorité de pauvres, voire de salariés. Partant,
il peut bien suggérer une double réflexion à l’historien de la pensée ou des langages
économiques prémodernes. D’emblée, il est remarquable que la quantité de richesse
10 - Odd LANGHOLM, Economics in the Medieval Schools: Wealth, Exchange, Value, Money
and Usury, According to the Paris Theological Tradition, 1200-1350, Leyde, Brill, 1992 ;
Giacomo TODESCHINI, I mercanti e il tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della
ricchezza fra Medioevo ed Età Moderna, Bologne, Il Mulino, 2002 ; Id., « Usury in Christian
Middle Ages: A Reconsideration of the Historiographical Tradition (1949-2010) », in
F. AMMANNATI (éd.), Religione e istituzioni religiose nell’economia europea, 1000-1800,
Florence, Firenze University Press, 2012, p. 119-130.
11 - Joel KAYE, A History of Balance, 1250-1375: The Emergence of a New Model of Equili-
brium and its Impact on Thought, New York, Cambridge University Press, 2014. 85
12 - Voir par exemple CICÉRON, De officiis, liv. 1, 150. Sur cette question, voir J. ENGELS,
« Merces auctoramentum servitutis... », art. cit. Pour une perspective plus générale, voir
Pascale LAMBRECHTS et Jean-Pierre SOSSON (éd.), Les métiers au Moyen Âge. Aspects écono-
miques et sociaux, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 1994 ; Jacques
LE GOFF, « Métiers licites et métiers illicites dans l’Occident médiéval » [1963], in
J. LE GOFF, Pour un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1977, p. 91-107.
13 - Mathieu ARNOUX, Le temps des laboureurs. Travail, ordre social et croissance en Europe,
XI e-XIV e siècle, Paris, Albin Michel, 2012 ; Étienne ANHEIM, « Les hiérarchies du travail
artisanal au Moyen Âge entre histoire et historiographie », Annales HSS, 68-4, 2013,
p. 1027-1038.
14 - P. BECK, P. BERNARDI et L. FELLER (dir.), Rémunérer le travail..., op. cit., en particulier
la 2e partie « Salarium, stipendium, dieta. Approche terminologique de la rémunération
du travail », p. 149-241 (voir les versions de travail : http://lamop.univ-paris1.fr/IMG/pdf/
Salaire_salariat__2.pdf), et la 3e partie « Les modes de rémunération du travail : formes
de l’embauche et rémunération du paiement », p. 243-300 (http://lamop.univ-paris1.fr/
IMG/pdf/Salaire_salariat__3.pdf), en particulier Philippe BERNARDI, « Quelques élé-
ments sur le choix de la forme de l’embauche dans la Provence des XIVe et XVe siècles »,
p. 38-52.
15 - Giacomo TODESCHINI, Visibilmente crudeli. Malviventi, persone sospette e gente qualunque
dal Medioevo all’Età Moderna, Bologne, Il Mulino, 2007 (voir aussi la version française
Le pays des sans-nom. Gens de mauvaise vie, personnes suspectes ou ordinaires du Moyen Âge à
86 l’époque moderne, trad. par N. Gailius, Lagrasse, Verdier, 2015).
Certains métiers sont considérés comme typiquement populaires [...]. Le relevé des métiers
considérés par les prédicateurs comme vils et réservés aux classes populaires (associés à
une nuance de pauvreté, de situation parmi les menus) [comprend] : operarius (tâcheron),
prostituée, usurier, cureur d’égouts, crieur de vin, vigile, charbonnier, berger, gardien
d’oies, lavandière (faciens lexiviam), voleur, nourrice, tisserand, meunier, paysan, cor-
donnier [...]. On notera la présence de métiers féminins : la pauvreté et le recours forcé
à des occupations humbles et dures sont tout particulièrement le lot des femmes, seules
(veuves chargées de famille notamment) ou compagnes de travailleurs pauvres. Une liste
de travailleurs pauvres de 1344, bien réelle celle-là, fait écho aux classifications profes-
sionnelles dressées par les prédicateurs, en nuançant leur schématisme par la prise en
compte de la mobilité sociale – descendante dans ce cas : le marchand lucquois Giacomo
Galganetti laisse en mourant des aumônes en argent et en vêtements à 655 personnes ou
familles pauvres de la ville. Toutes sont des travailleurs (ou leurs veuves) dont le métier
est précisé, sans que l’on sache s’il s’agit d’artisans indépendants ou d’ouvriers. Une
section particulière concerne 158 jeunes filles provenant en majorité du contado, en attente
de mariage avec des garçons exerçant également ces professions : Galganetti les aide à
constituer l’indispensable dot – une forme d’aumône souvent pratiquée à cette époque où
la dot de plus en plus coûteuse devient un obstacle insurmontable à beaucoup de mariages.
Le lamentable défilé des indigents comprend 12 tisserands, 14 tailleurs, 13 cordonniers,
et aussi un maître d’école, deux notaires et trois personnages portant le titre de ser, qui
indique une certaine notabilité. En somme il y a des représentants de tous les métiers et
de toutes les conditions du popolo parmi ces familles des classes moyennes ou ouvrières
qui ont glissé dans la misère. Ces pauvres gens sont indéniablement le peuple, eux aussi,
mais dans une version surtout caractérisée par la déchéance sociale de « petits moyens »
qui se tenaient, jusqu’à leur déclassement, au sommet de la stratification des groupes
populaires 16.
sur les servitudes, analysés respectivement par Jean-Yves Grenier et Maria Luisa
Pesante 18, semblent donc avoir une origine complexe. Ils puisent pour une part
dans la définition de la servitude et de l’esclavage comme résultats d’une déchéance
du droit de nature consécutive au péché originel dans la perspective élaborée par
la scolastique aristotélico-thomiste et néo-augustinienne, mais en même temps
assimilée et rationalisée par les civilistes en termes d’incapacité cognitive des
pauvres. Ils s’inspirent pour une autre part de l’élaboration spécifique d’une pra-
tique gouvernementale oligarchique, bien visible dans les villes italiennes entre
XIVe et XVe siècle, fondée sur la dévalorisation politique et économique du travail
des salariés. Cette dévalorisation liait la notion économico-politique d’infériorité
des mercenarii et des artifices, fabriquant quelque chose en se servant de leurs mains,
avec celle d’incompétence civique et de grossièreté intellectuelle des mercenarii
et des artifices, considérés comme des viles personae, des sujets asservis incapables
de comprendre le sens de leur travail dans le cadre du « bien commun ». La
conscience qu’il existait une différence entre ce type de travail et l’activisme écono-
mique des entrepreneurs, des marchands et des banquiers, c’est-à-dire de ceux
qui en fait gouvernaient, a ainsi pu être résumée et transmise par les manuels du
XVe siècle écrits à l’usage des marchands. Ils opposent nettement l’énergie physique
et la subtilité intellectuelle du grand marchand à l’inertie mentale et à la force
brute des travailleurs manuels, et distinguent explicitement la grande entreprise,
liant industrie et finance, des trafics quotidiens et menus des petits boutiquiers 19.
Il est possible peut-être de retrouver ici une ancienne racine, pas encore
systématisée en termes de discours théorique ou de programme économique ni
constituée comme une composante organique de la pensée économique des écono-
mistes, de ce que T. Piketty appelle « les croyances méritocratiques [...] mises en
avant pour justifier de très fortes inégalités salariales, d’autant plus fortes qu’elles
apparaissent plus justifiées que les inégalités découlant de l’héritage ». Dans cette
perspective, on pourrait retrouver, au-delà de la culture non méritocratique des
privilégiés des débuts du XIXe siècle, une origine plus ancienne au fait que « la
société méritocratique moderne [...] est beaucoup plus dure pour les perdants, car
elle entend asseoir leur domination sur la justice, la vertu et le mérite, et en
l’occurrence sur l’insuffisance de leur productivité » 20.
18 - Voir Samuel von PUFENDORF, Le droit de la nature et des gens, trad. par J. Barbeyrac,
Bâle, Thourneisen frères, [1672] 1732, p. 316 et Hugo GROTIUS, Le droit de la guerre
et de la paix, trad. par J. Barbeyrac, Amsterdam, P. De Coup, [1625] 1724, p. 307 ; et
respectivement J.-Y. GRENIER, « ‘Faut-il rétablir l’esclavage...’ », art. cit. ; M. L. PESANTE,
Come servi..., op. cit.
19 - Un exemple assez connu est l’ouvrage de Benedetto COTRUGLI, Il libro dell’arte
di mercatura, éd. par U. Tucci, Venise, Arsenale, [1458] 1990, p. 139 et 145. Voir
Giacomo TODESCHINI, « Theological Roots of the Medieval/Modern Merchants’ Self-
Representation », in M. JACOB et C. SECRETAN (éd.), The Self-Perception of Early Modern
Capitalists, New York, Palgrave Macmillan, 2008, p. 17-46, et Id., Richesse franciscaine. De
la pauvreté volontaire à la société de marché, trad. par N. Gailius et R. Nigro, Lagrasse,
Verdier, [2008] 2008.
88 20 - T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., p. 662.
Dans une présentation de 2013, T. Piketty a observé que « cela peut être le pire
des mondes pour tous ceux qui ne sont ni super-cadres ni super-héritiers : ils sont
pauvres, et en plus ils sont décrits comme peu méritants 21 ». Il faudrait certaine-
ment rechercher dans l’histoire des catégories et des langages de l’économie et du
droit européens comment a été produite une telle rhétorique de la justification
des inégalités.
Cette « archéologie » conduit à formuler une observation nouvelle à propos
de la relation entre la fausse méritocratie des rentiers et l’aspect prodigieux et
magique de la rente du capital. En décrivant le mécanisme des rentes et des
héritages, T. Piketty écrit : « Il y a certes quelque chose d’étonnant dans cette
notion de rente produite par un capital, et que le détenteur peut obtenir sans
travailler. Il y a là quelque chose qui heurte le sens commun, et qui de fait a
perturbé bien des civilisations, qui ont tenté d’y apporter diverses réponses, pas
toujours heureuses, allant de l’interdiction de l’usure jusqu’au communisme de
type soviétique 22. » À ce propos, il faut souligner que l’interdiction de l’usure n’a
jamais, ni au Moyen Âge ni à l’époque moderne, mis en cause le droit des plus
riches à s’enrichir en faisant fructifier leur capital. Aussi bien du côté juridique
que du côté théologique, on a très précocement établi une distinction subtile mais
parfaitement intelligible entre usure et productivité d’un capital, en soulignant
déjà depuis le XIIIe siècle que la valeur sociale et, donc, le sens économique de la
productivité de l’argent relèvent du rôle social et politique du capitaliste 23, c’est-
à-dire du fait que le détenteur du capital est reconnu par les marchés comme un
investisseur professionnel, fondamental, en raison des risques que lui et son capital
courent, pour la croissance de ce qu’on appelait le bien commun, et qu’on appellera
prospérité collective, voire bonheur universel 24. Les savoirs institutionnels euro-
péens ont donc commencé très tôt à affirmer l’existence d’une différence nette
entre l’illégalité de la rente parasitaire de l’usurier et la légalité, voire le prestige
et la moralité, de la rente en tant que profit du capitaliste marchand et banquier.
Giacomo Todeschini
Università di Trieste