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Servitude et travail

à la fin du Moyen Âge


La dévalorisation des salariés
et les pauvres « peu méritants »

Giacomo Todeschini

Aux yeux de l’historien qui raisonne habituellement sur le sens social, culturel et
symbolique de la richesse et du travail à l’époque prémoderne, le livre de Thomas
Piketty sur le capital au XXIe siècle semble parcouru d’un fil rouge constitué par une
réflexion profonde sur la fausse méritocratie caractérisant le système économique
contemporain. Ceux, les plus riches, qui se partagent la majorité des profits produits
par les sociétés capitalistes au XXIe siècle se présentent et sont présentés au monde
comme hautement méritants. Leur richesse, souvent tout à fait fabuleuse, est
perçue et représentée au niveau politique, économique, médiatique comme l’aspect
comptabilisable d’une dignité, c’est-à-dire d’un mérite exceptionnel découlant de
la valeur exceptionnelle de leur travail, de leur compétence et de leur dynamisme.
Dans ce cadre, la grande majorité des travailleurs, plus ou moins pauvres, joue le
rôle de masse dévalorisée en conséquence de son inaptitude à produire et à com-
prendre le sens de la richesse capitalisée. Pauvreté, minorité sociale et inégalité
civique se manifestent dans cette perspective comme les trois modalités complé-
mentaires d’une indignité, voire d’une incapacité honteuse 1. On peut se demander
si cette équation entre pauvreté et démérite a une histoire. Et l’on peut découvrir
que le lien unissant richesse et mérite est très ancien. De fait, cette représentation
des travailleurs sans pouvoir comme figures de l’inaptitude, donc pauvres à juste
titre, trouve ses racines spécifiques au Moyen Âge et à l’époque moderne, ancrée

1 - Sadaf LAKHANI, Audrey SACKS et Rasmus HELTBERG, « ‘They Are Not Like Us’:
Understanding Social Exclusion », Policy Research Working Paper, 6784, 2014, http://
elibrary.worldbank.org/doi/pdf/10.1596/1813-9450-6784. 81

Annales HSS, janvier-mars 2015, n° 1, p. 81-89.

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dans une pensée et une pratique économique et sociale qui se présentent et sont
souvent perçues comme façonnant le « bien commun » et l’abolition de la servitude.
Le discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie (1574) est souvent
considéré par les historiens comme une manifestation précoce de libre-pensée
incitant les peuples à s’affranchir des liens de servitude, révélant la logique gouver-
nementale de la dialectique dominants-dominés et, finalement, dénonçant l’asser-
vissement en tant que contraire à la naturelle liberté des hommes. Cependant, une
lecture attentive des passages du Discours relatifs au « menu et grossier populaire »,
voire au « naturel du menu populaire », peut révéler une substance conceptuelle
assez proche des réflexions des scolastiques médiévaux reliant la servitude à la
nature subalterne de certains peuples et de certains hommes.

La nature de l’homme est bien d’estre franc, et de le vouloir estre ; mais aussi sa nature
est telle que naturellement il tient le ply que la nourriture lui donne. [...] Ne pensés pas
quil y ait nul oiseau qui se prenne mieulx a la pipée, ni poisson aucun qui pour la
friandise du ver s’accroche plus tost dans le haim ; que tous les peuples s’aleschent vistement
a la servitude par la moindre plume quon leur passe comme lon dit devant la bouche : et
c’est chose merveilleuse quils se laissent aller ainsi tost, mais seulement qu’on les chatouille 2.

Cet écart entre « l’homme » et « les peuples » est typique d’une tradition culturelle
aussi bien scolastique qu’« humaniste » très désireuse d’éprouver l’existence d’une
véritable dignité humaine au quotidien, qui se vérifierait dans la vie concrète des
gens. Il introduit bien à une réflexion sur le rapport entre l’analyse par T. Piketty
de la fausse méritocratie, aujourd’hui utilisée pour justifier les excès d’inégalité
économique et sociale, et l’ancien discours économique européen sur la naturelle
infériorité sociale et l’incompétence économique des salariés.
Le discours de T. Piketty insiste sur le retour au XXIe siècle d’une logique
de l’« inequalité » 3, une inégalité qui ressemble beaucoup à la disproportion des
écarts de richesses ayant existé au début du XIXe siècle et qui est presque identique
à ce qui se passait au début du XXe siècle, avec une minorité restreinte de rentiers/
capitalistes faisant face à une énorme majorité de pauvres, voire de salariés. Partant,
il peut bien suggérer une double réflexion à l’historien de la pensée ou des langages
économiques prémodernes. D’emblée, il est remarquable que la quantité de richesse

2 - Étienne de LA BOÉTIE, Le discours de la servitude volontaire, éd. par P. Léonard, Paris,


Payot, 1976, p. 133 et 141 ; voir aussi Discours de la servitude volontaire, éd. par A. et
L. Tournon, Paris, J. Vrin, 2002, p. 38 et 42. Parmi les ouvrages récents illustrant le
rayonnement historiographique du Discours comme exemple de protohumanisme liber-
taire, voir Roland BLEIKER, Popular Dissent, Human Agency and Global Politics, Cambridge/
New York, Cambridge University Press, 2000 ; no spécial « La pensée libertaire. De
La Boétie à Guy Debord, en passant par Proudhon », Les dossiers du Magazine littéraire,
[2004] 2013. Pour une analyse critique du texte, voir Jean TERREL, « Républicanisme
et droit naturel dans le Discours de la servitude volontaire : une rencontre aporétique »,
Erytheis, 4, 2009, http://idt.uab.es/erytheis/numero4/terrel.html.
3 - Thomas PIKETTY, Le capital au XXI e siècle, Paris, Éd. du Seuil, 2013, ainsi que les
82 pièces justificatives et annexes disponibles sur http://http://piketty.pse.ens.fr/fr/capital21c.

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capitalisée en Europe au début du XXIe siècle par le centile supérieur, c’est-à-dire


approximativement 25 % de la richesse totale, ne correspond pas seulement à la
situation de domination économique absolue caractérisant les rentiers des débuts
du XXe siècle. Ce rapport coïncide aussi avec la situation d’inégalité économique
et sociale typique de Florence au XVe siècle, où 1 % des citoyens possédaient envi-
ron un quart du capital existant 4. La possibilité de cette comparaison entre une
donnée économique contemporaine et une donnée économique de la fin du Moyen
Âge permet de poser la question, fondamentale du point de vue tant de l’histoire
économique que de l’histoire de la pensée économique prémoderne, de l’existence
d’une relation historiquement récurrente entre le rôle social des salariés, leur sens
dans la syntaxe de l’organisation économique en Occident et leur niveau de subsis-
tance. Ce questionnement stimule à son tour l’analyse du rapport entre servitude
et travail à l’époque préindustrielle 5, en tant que problème politique et écono-
mique, mais aussi en tant que problème majeur pour l’histoire de la formation
d’une pensée économique qui, comme la pensée économique classique, se déve-
loppe entre le XVIIIe et le XIXe siècle dans une ambiguïté linguistique et conceptuelle
en ce qui concerne la nature servile du travail.
Prenons en considération le rôle social des salariés, mais aussi la représen-
tation des gens louant leur capacité de travail entre le Moyen Âge et l’époque
moderne. On découvre soit une longue chaîne de descriptions des salariés comme
serfs volontaires, toujours soupçonnables de malhonnêteté, donc d’amoralité, du
fait qu’ils désirent l’argent qu’ils gagnent, soit une comparaison systématique de
ces travailleurs avec les serfs et les esclaves, puisque les travailleurs perdent leur
liberté physique lorsqu’ils livrent le temps de leur travail. C’est bien la notion de
servitude volontaire telle qu’elle apparaît dans les discours des débuts du XIIIe siècle
qui sous-tend la perception de ceux qui travaillent en vue d’un salaire, les mercenarii
qu’on décrit comme sujets uniquement caractérisés par leur envie d’obtenir un
salaire (merces) 6.

4 - Charles-Marie de LA RONCIÈRE, Prix et salaires à Florence au XIV e siècle, 1280-1380,


Rome, École française de Rome, 1982 ; Artigiani e salariati. Il mondo del lavoro nell’Italia
dei secoli XII-XV, Pistoia, Centro italiano di studi di storia e d’arte, 1984 ; Claire DOLAN (éd.),
Travail et travailleurs en Europe au Moyen Âge et au début des Temps modernes, Toronto,
Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1991 ; Steven A. EPSTEIN, Wage Labor and
Guilds in Medieval Europe, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1995 ; Pietro
BOGLIONI, Robert DELORT et Claude GAUVARD (éd.), Le petit peuple dans l’Occident médié-
val. Terminologies, perceptions, réalités, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002 ; Giuliano
PINTO, Il lavoro, la povertà, l’assistenza. Ricerche sulla società medievale, Rome, Viella, 2008 ;
François BOUGARD, Dominique IOGNA-PRAT et Régine LE JAN (éd.), Hiérarchie et stratifi-
cation sociale dans l’Occident médiéval (400-1100), Turnhout, Brepols, 2008.
5 - Jean-Yves GRENIER, « ‘Faut-il rétablir l’esclavage en France ?’ Droit naturel, écono-
mie politique et esclavage au XVIIIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine,
57-2, 2010, p. 7-49 ; Maria Luisa PESANTE, Come servi. Figure del lavoro salariato dal diritto
naturale all’economia politica, Milan, Franco Angeli, 2013.
6 - Giacomo TODESCHINI, Come Giuda. La gente comune e i giochi dell’economia all’inizio
dell’epoca moderna, Bologne, Il Mulino, 2011. 83

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Cette connotation des salariés en termes de servitude peut être rapprochée


du discours politique et, en même temps, des analyses des pratiques économiques
qu’on voit se développer à la fin du Moyen Âge et se perfectionner entre le XVIe
et le XVIIIe siècle. C’est en fait dans le langage de la théologie morale et de la
politique, c’est-à-dire de la littérature normative entre le XIIIe et le XVIe siècle, puis
de la théorie gouvernementale qui apparaît dans les traités de philosophie politique
aux XVIe et XVIIe siècles, qu’on voit se développer et se croiser les thèmes de la
servitude volontaire, de l’abjection sociale et de l’insignifiance du travail des sala-
riés face à ce qu’on appelait le « bien commun ». Quoique le discours sur le marché
des économistes classiques insiste depuis Adam Smith sur la liberté des sujets
participant au marché, donc sur la liberté virtuelle du marché, il ne faut pas oublier
que cette liberté de participation se fondait sur l’a priori constitué par l’ambiguïté
de la notion de travail salarié ; celle-ci parvenait aux économistes surchargée par
une définition séculaire de ce type de travail comme manifestation de servitude.
Le droit canon de son côté, comme l’a montré Gérard Fransen, avait bien exploré
la relation entre travail salarié et servitude, en reliant clairement le travail manuel
des salariés, en tant que manifestation des artes mechanicae pratiquées par des merce-
narii, aux œuvres serviles (opus servile) 7.
L’analyse de cette archéologie peut donc commencer par le rappel du sens
du mot latin mercenarius. Le terme récapitulait à la fin du Moyen Âge (et, en fait,
depuis l’Antiquité tardive) tout un vocabulaire économique désignant ceux qui
travaillaient pour un salaire comme des gens éloignés de la citoyenneté active
parce que leur participation à l’édification du bien commun 8, c’est-à-dire de la
richesse collective, dépendait uniquement de la rétribution qu’on leur donnait 9.
Aux yeux des « économistes » de la fin du Moyen Âge et des débuts de l’époque
moderne, du moment que leur contribution au « bien commun » était plus ou moins
exactement évaluable en termes d’argent ou de nourriture, leur travail devenait
une marchandise très spéciale, qu’ils produisaient et louaient sans en comprendre

7 - Gérard FRANSEN, « La notion d’œuvre servile dans le droit canonique », in J. HAMESSE


et C. MURAILLE-SAMARAN (éd.), Le travail au Moyen Âge. Une approche interdisciplinaire,
Louvain-la-Neuve, Institut d’études médiévales, 1990, p. 177-184.
8 - Élodie LECUPPRE-DESJARDIN et Anne-Laure VAN BRUAENE (éd.), De Bono Com-
muni: The Discourse and Practice of the Common Good in the European City (13th-16th century),
Turnhout, Brepols, 2010.
9 - Johannes ENGELS, « Merces auctoramentum servitutis. Die Wertschätzung bestimmter
Arbeiten und Tätigkeiten durch antike heidnische Philosophen », in V. POSTEL (éd.),
Arbeit im Mittelalter. Vorstellungen und Wirklichkeiten, Berlin, Akademie Verlag, 2006, p. 57-
77 ; Patrice BECK, Philippe BERNARDI et Laurent FELLER (dir.), Rémunérer le travail au
Moyen Âge. Pour une histoire sociale du salariat, Paris, Picard, 2014, la 1re partie « Historio-
graphie », p. 19-148 (voir les versions de travail : http://lamop.univ-paris1.fr/IMG/pdf/
Salaire_salariat__1.pdf), la 4e partie « Les formes du paiement : évaluation des rémuné-
rations », p. 301-485 (http://lamop.univ-paris1.fr/IMG/pdf/Salaire__salariat__4.pdf), la
bibliographie p. 502-521 ; Giacomo TODESCHINI, « Wealth, Value of Work and Civic
Identity in the Medieval Theological Discourse (XII-XIV c.) », in P. SCHULTE et P. HESSE
(éd.), Reichtum im späteren Mittelalter. Politische Theorie, ethische Handlungsnormen und soziale
84 Akzeptanz, sous presse.

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réellement la valeur sociale, donc indépendamment du sens politique que les


institutions lisaient dans les produits de ce travail. Pour la même raison qui, dans
les traités d’économie depuis la fin du XIIIe siècle, faisait de l’argent de l’usurier un
faux capital, une somme improductive jusqu’au moment où cette somme d’argent
sortait des mains de l’usurier pour parvenir dans les mains du marchand inves-
tisseur 10, le travail des salariés n’avait aucun sens comme capital social lorsque
sa valeur était représentée par le salaire qui matérialisait le désir de survie des
travailleurs ; au contraire, ce même travail devenait une valeur productive lorsque,
désormais sorti du contrôle du travailleur, il assumait la forme de fragment de la
richesse collective, c’est-à-dire du bien commun.
Quel sens revêtait, dans le discours économique prémoderne, la différence
entre, d’un côté, l’insignifiance sociale du travail physiquement produit par les mains
des travailleurs (maçons, fossoyeurs, ouvriers boulangers, barbiers sont les exemples
couramment proposés par les textes) et, de l’autre, la valeur exceptionnelle du
travail de ceux qui vendaient une compétence intellectuelle ou politique (comme
les architectes, les grands marchands, les grands fonctionnaires ou les chefs mili-
taires) ? Celui de distinguer entre, d’un côté, l’abondance et la rareté, donc le prix,
de ces « marchandises » et, de l’autre, l’existence ou non d’une conscience d’un
pouvoir, d’une compétence et d’une effective participation au gouvernement de
la communauté politique. La position sociale, donc le rôle institutionnel et la
conscience de l’honneur qui l’accompagne, fait la valeur du travail. En même
temps, la subalternité économique et sociale du salarié est représentée comme
l’origine d’une absence d’entendement et de compréhension du sens du travail
produit, dans un contexte général identifié en termes d’équilibre du corps mys-
tique et économique de la chrétienté 11.
Si l’on considère, pour la fin du Moyen Âge, aussi bien les traités sur l’orga-
nisation des marchés que les écrits de théologie morale avec leur gradation de la
valeur sociale des métiers, si l’on envisage également la définition pénitentielle et
anthropologique concernant les métiers licites et illicites, purs et impurs, hono-
rables et sordides, autant que les législations hiérarchisant socialement les métiers,
on peut voir que, sur des registres linguistiques différents mais bien compatibles,
la différence entre l’honneur et l’infamie de ceux qui travaillent utilement est
renvoyée finalement à l’exercice ou non d’une activité manuelle. L’ancienne atti-
tude cicéronienne désignant les travailleurs manuels comme des serfs volontaires,
donc des hommes socialement abjects (merces auctoramentum servitutis : le salaire est

10 - Odd LANGHOLM, Economics in the Medieval Schools: Wealth, Exchange, Value, Money
and Usury, According to the Paris Theological Tradition, 1200-1350, Leyde, Brill, 1992 ;
Giacomo TODESCHINI, I mercanti e il tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della
ricchezza fra Medioevo ed Età Moderna, Bologne, Il Mulino, 2002 ; Id., « Usury in Christian
Middle Ages: A Reconsideration of the Historiographical Tradition (1949-2010) », in
F. AMMANNATI (éd.), Religione e istituzioni religiose nell’economia europea, 1000-1800,
Florence, Firenze University Press, 2012, p. 119-130.
11 - Joel KAYE, A History of Balance, 1250-1375: The Emergence of a New Model of Equili-
brium and its Impact on Thought, New York, Cambridge University Press, 2014. 85

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la rémunération d’une servitude) 12, se transforme entre le Moyen Âge et l’époque


moderne en un discours articulé et complexe sur la dépendance des salariés,
urbains surtout 13, comme manifestation de leur infériorité sociale, à son tour déri-
vée de leur soumission volontaire qui fait de leur vulnérabilité une faiblesse morale.
Une preuve de ce passage sémantique et politique se trouve, entre le XIVe et le
XVIe siècle, à la fois dans la formalisation notariale des contrats de servitude volon-
taire 14, dans les législations urbaines excluant formellement de la participation au
gouvernement, donc d’une pleine citoyenneté, les salariés, en tant que travailleurs
se salissant les mains et sujets asservis et totalement soumis à la volonté et aux
choix moraux de leurs maîtres, mais aussi dans le raisonnement des canonistes et
des civilistes à propos de l’impossibilité de faire confiance au menu peuple, donc
à la majorité pauvre. Il faut se rappeler à cet égard un texte capital pour l’histoire
du droit occidental, la Glossa au Décret de Gratien. Il y est mentionné la possibilité
pour un juge qui se trouve face à un témoin inconnu de lui demander sans détour,
en vue de le qualifier et donc d’en évaluer la fiabilité, « s’il est de condition servile
ou s’il est un homme libre », quitte à vérifier la chose ensuite en interrogeant les
personnes connues et dignes de foi (ou bien considérées comme telles par le juge)
avec lesquelles celui-ci avait eu affaires, afin de contrôler la réputation (et peut-
être l’origine) de ce témoin inconnu 15.
En même temps, comme l’a récemment mis en lumière François Menant,
le catalogue des métiers entre le Moyen Âge et l’époque moderne souligne avec
clarté la nature « typiquement populaire » de certains emplois, et l’appartenance
ambiguë de ceux qui les pratiquent au « menu peuple », le peuple des indigents
et asservis, toujours suspendus entre servitude et liberté, entre une modeste
dignité et l’infamie de l’illégalité.

12 - Voir par exemple CICÉRON, De officiis, liv. 1, 150. Sur cette question, voir J. ENGELS,
« Merces auctoramentum servitutis... », art. cit. Pour une perspective plus générale, voir
Pascale LAMBRECHTS et Jean-Pierre SOSSON (éd.), Les métiers au Moyen Âge. Aspects écono-
miques et sociaux, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 1994 ; Jacques
LE GOFF, « Métiers licites et métiers illicites dans l’Occident médiéval » [1963], in
J. LE GOFF, Pour un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1977, p. 91-107.
13 - Mathieu ARNOUX, Le temps des laboureurs. Travail, ordre social et croissance en Europe,
XI e-XIV e siècle, Paris, Albin Michel, 2012 ; Étienne ANHEIM, « Les hiérarchies du travail
artisanal au Moyen Âge entre histoire et historiographie », Annales HSS, 68-4, 2013,
p. 1027-1038.
14 - P. BECK, P. BERNARDI et L. FELLER (dir.), Rémunérer le travail..., op. cit., en particulier
la 2e partie « Salarium, stipendium, dieta. Approche terminologique de la rémunération
du travail », p. 149-241 (voir les versions de travail : http://lamop.univ-paris1.fr/IMG/pdf/
Salaire_salariat__2.pdf), et la 3e partie « Les modes de rémunération du travail : formes
de l’embauche et rémunération du paiement », p. 243-300 (http://lamop.univ-paris1.fr/
IMG/pdf/Salaire_salariat__3.pdf), en particulier Philippe BERNARDI, « Quelques élé-
ments sur le choix de la forme de l’embauche dans la Provence des XIVe et XVe siècles »,
p. 38-52.
15 - Giacomo TODESCHINI, Visibilmente crudeli. Malviventi, persone sospette e gente qualunque
dal Medioevo all’Età Moderna, Bologne, Il Mulino, 2007 (voir aussi la version française
Le pays des sans-nom. Gens de mauvaise vie, personnes suspectes ou ordinaires du Moyen Âge à
86 l’époque moderne, trad. par N. Gailius, Lagrasse, Verdier, 2015).

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Certains métiers sont considérés comme typiquement populaires [...]. Le relevé des métiers
considérés par les prédicateurs comme vils et réservés aux classes populaires (associés à
une nuance de pauvreté, de situation parmi les menus) [comprend] : operarius (tâcheron),
prostituée, usurier, cureur d’égouts, crieur de vin, vigile, charbonnier, berger, gardien
d’oies, lavandière (faciens lexiviam), voleur, nourrice, tisserand, meunier, paysan, cor-
donnier [...]. On notera la présence de métiers féminins : la pauvreté et le recours forcé
à des occupations humbles et dures sont tout particulièrement le lot des femmes, seules
(veuves chargées de famille notamment) ou compagnes de travailleurs pauvres. Une liste
de travailleurs pauvres de 1344, bien réelle celle-là, fait écho aux classifications profes-
sionnelles dressées par les prédicateurs, en nuançant leur schématisme par la prise en
compte de la mobilité sociale – descendante dans ce cas : le marchand lucquois Giacomo
Galganetti laisse en mourant des aumônes en argent et en vêtements à 655 personnes ou
familles pauvres de la ville. Toutes sont des travailleurs (ou leurs veuves) dont le métier
est précisé, sans que l’on sache s’il s’agit d’artisans indépendants ou d’ouvriers. Une
section particulière concerne 158 jeunes filles provenant en majorité du contado, en attente
de mariage avec des garçons exerçant également ces professions : Galganetti les aide à
constituer l’indispensable dot – une forme d’aumône souvent pratiquée à cette époque où
la dot de plus en plus coûteuse devient un obstacle insurmontable à beaucoup de mariages.
Le lamentable défilé des indigents comprend 12 tisserands, 14 tailleurs, 13 cordonniers,
et aussi un maître d’école, deux notaires et trois personnages portant le titre de ser, qui
indique une certaine notabilité. En somme il y a des représentants de tous les métiers et
de toutes les conditions du popolo parmi ces familles des classes moyennes ou ouvrières
qui ont glissé dans la misère. Ces pauvres gens sont indéniablement le peuple, eux aussi,
mais dans une version surtout caractérisée par la déchéance sociale de « petits moyens »
qui se tenaient, jusqu’à leur déclassement, au sommet de la stratification des groupes
populaires 16.

Matthieu Scherman a récemment dédié un ouvrage à l’étude du statut social des


travailleurs et de l’organisation du travail à Trévise entre le XVe et le XVIe siècle 17.
Il met au jour à quel point le travail salarié pouvait être socialement « déprécié »
dans une ville européenne économiquement développée. L’histoire même des
logiques salariales au début de l’époque moderne peut donc éclairer soit l’histoire
du rôle social attribué aux travailleurs, soit certains aspects de l’histoire de la pensée
économique au sujet du travail salarié et de ce qu’il vient à signifier dans le cadre
abstrait des définitions du « développement économique ».
Le discours de Samuel von Pufendorf sur l’inégalité naturelle des hommes,
voire sur la relation entre droit naturel et servitude, ou celui de Hugo Grotius

16 - François MENANT, « Approches du peuple médiéval », texte de la communication


présentée au séminaire de F. Menant et D. Chamboduc de Saint-Pulgent, « Les sociétés
européennes au Moyen Âge : modèles d’interprétation, pratiques, langages, 2011-2012.
Comment étudier les milieux populaires urbains de la fin du Moyen Âge ? », p. 27,
http://www.histoire.ens.fr/IMG/file/Menant/Introductionséminaire2011-2012Approches
dupeupleauMoyenÂge.pdf.
17 - Matthieu SCHERMAN, Familles et travail à Trévise à la fin du Moyen Âge, vers 1434-
vers 1509, Rome, École française de Rome, 2013. 87

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sur les servitudes, analysés respectivement par Jean-Yves Grenier et Maria Luisa
Pesante 18, semblent donc avoir une origine complexe. Ils puisent pour une part
dans la définition de la servitude et de l’esclavage comme résultats d’une déchéance
du droit de nature consécutive au péché originel dans la perspective élaborée par
la scolastique aristotélico-thomiste et néo-augustinienne, mais en même temps
assimilée et rationalisée par les civilistes en termes d’incapacité cognitive des
pauvres. Ils s’inspirent pour une autre part de l’élaboration spécifique d’une pra-
tique gouvernementale oligarchique, bien visible dans les villes italiennes entre
XIVe et XVe siècle, fondée sur la dévalorisation politique et économique du travail
des salariés. Cette dévalorisation liait la notion économico-politique d’infériorité
des mercenarii et des artifices, fabriquant quelque chose en se servant de leurs mains,
avec celle d’incompétence civique et de grossièreté intellectuelle des mercenarii
et des artifices, considérés comme des viles personae, des sujets asservis incapables
de comprendre le sens de leur travail dans le cadre du « bien commun ». La
conscience qu’il existait une différence entre ce type de travail et l’activisme écono-
mique des entrepreneurs, des marchands et des banquiers, c’est-à-dire de ceux
qui en fait gouvernaient, a ainsi pu être résumée et transmise par les manuels du
XVe siècle écrits à l’usage des marchands. Ils opposent nettement l’énergie physique
et la subtilité intellectuelle du grand marchand à l’inertie mentale et à la force
brute des travailleurs manuels, et distinguent explicitement la grande entreprise,
liant industrie et finance, des trafics quotidiens et menus des petits boutiquiers 19.
Il est possible peut-être de retrouver ici une ancienne racine, pas encore
systématisée en termes de discours théorique ou de programme économique ni
constituée comme une composante organique de la pensée économique des écono-
mistes, de ce que T. Piketty appelle « les croyances méritocratiques [...] mises en
avant pour justifier de très fortes inégalités salariales, d’autant plus fortes qu’elles
apparaissent plus justifiées que les inégalités découlant de l’héritage ». Dans cette
perspective, on pourrait retrouver, au-delà de la culture non méritocratique des
privilégiés des débuts du XIXe siècle, une origine plus ancienne au fait que « la
société méritocratique moderne [...] est beaucoup plus dure pour les perdants, car
elle entend asseoir leur domination sur la justice, la vertu et le mérite, et en
l’occurrence sur l’insuffisance de leur productivité » 20.

18 - Voir Samuel von PUFENDORF, Le droit de la nature et des gens, trad. par J. Barbeyrac,
Bâle, Thourneisen frères, [1672] 1732, p. 316 et Hugo GROTIUS, Le droit de la guerre
et de la paix, trad. par J. Barbeyrac, Amsterdam, P. De Coup, [1625] 1724, p. 307 ; et
respectivement J.-Y. GRENIER, « ‘Faut-il rétablir l’esclavage...’ », art. cit. ; M. L. PESANTE,
Come servi..., op. cit.
19 - Un exemple assez connu est l’ouvrage de Benedetto COTRUGLI, Il libro dell’arte
di mercatura, éd. par U. Tucci, Venise, Arsenale, [1458] 1990, p. 139 et 145. Voir
Giacomo TODESCHINI, « Theological Roots of the Medieval/Modern Merchants’ Self-
Representation », in M. JACOB et C. SECRETAN (éd.), The Self-Perception of Early Modern
Capitalists, New York, Palgrave Macmillan, 2008, p. 17-46, et Id., Richesse franciscaine. De
la pauvreté volontaire à la société de marché, trad. par N. Gailius et R. Nigro, Lagrasse,
Verdier, [2008] 2008.
88 20 - T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., p. 662.

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LIRE LE CAPITAL DE T. PIKETTY

Dans une présentation de 2013, T. Piketty a observé que « cela peut être le pire
des mondes pour tous ceux qui ne sont ni super-cadres ni super-héritiers : ils sont
pauvres, et en plus ils sont décrits comme peu méritants 21 ». Il faudrait certaine-
ment rechercher dans l’histoire des catégories et des langages de l’économie et du
droit européens comment a été produite une telle rhétorique de la justification
des inégalités.
Cette « archéologie » conduit à formuler une observation nouvelle à propos
de la relation entre la fausse méritocratie des rentiers et l’aspect prodigieux et
magique de la rente du capital. En décrivant le mécanisme des rentes et des
héritages, T. Piketty écrit : « Il y a certes quelque chose d’étonnant dans cette
notion de rente produite par un capital, et que le détenteur peut obtenir sans
travailler. Il y a là quelque chose qui heurte le sens commun, et qui de fait a
perturbé bien des civilisations, qui ont tenté d’y apporter diverses réponses, pas
toujours heureuses, allant de l’interdiction de l’usure jusqu’au communisme de
type soviétique 22. » À ce propos, il faut souligner que l’interdiction de l’usure n’a
jamais, ni au Moyen Âge ni à l’époque moderne, mis en cause le droit des plus
riches à s’enrichir en faisant fructifier leur capital. Aussi bien du côté juridique
que du côté théologique, on a très précocement établi une distinction subtile mais
parfaitement intelligible entre usure et productivité d’un capital, en soulignant
déjà depuis le XIIIe siècle que la valeur sociale et, donc, le sens économique de la
productivité de l’argent relèvent du rôle social et politique du capitaliste 23, c’est-
à-dire du fait que le détenteur du capital est reconnu par les marchés comme un
investisseur professionnel, fondamental, en raison des risques que lui et son capital
courent, pour la croissance de ce qu’on appelait le bien commun, et qu’on appellera
prospérité collective, voire bonheur universel 24. Les savoirs institutionnels euro-
péens ont donc commencé très tôt à affirmer l’existence d’une différence nette
entre l’illégalité de la rente parasitaire de l’usurier et la légalité, voire le prestige
et la moralité, de la rente en tant que profit du capitaliste marchand et banquier.

Giacomo Todeschini
Università di Trieste

21 - Id., conférence « Les métamorphoses du capital », http://piketty.pse.ens.fr/fr/lectures.


22 - T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., p. 674.
23 - G. TODESCHINI, I mercanti..., op. cit. ; Giovanni CECCARELLI, Il gioco e il peccato.
Economia e rischio nel tardo Medioevo, Bologne, Il Mulino, 2003 ; Id., « Risky Business:
Theological and Canonical Thought on Insurance from the Thirteenth to the Seven-
teenth Century », Journal of Medieval and Early Modern Studies, 31-3, 2001, p. 607-658 ;
Guido ALFANI et Roberta FRIGENI, « Inequality (Un)Perceived: The Emergence of a
Discourse on Economic Inequality from the Middle Ages to the Age of Revolutions »,
Dondena Working Paper, 58, 2013, http://www.dondena.unibocconi.it/wps/wcm/connect/
cdr/centro_dondena/home/working+papers/working+paper+58.
24 - Jean-Yves GRENIER, L’économie d’Ancien Régime. Un monde de l’échange et de l’incer-
titude, Paris, Albin Michel, 1996 ; Emma ROTHSCHILD, Economic Sentiments: Adam Smith,
Condorcet and the Enlightenment, Cambridge, Harvard University Press, 2001. 89

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