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La méritocratie n’existe pas, et croire l’inverse vous desservira


Pour Clifton Mark, l'auteur de cette tribune, le système méritocratique est néfaste. Il conduirait en effet à plus d'égoïsme, à
l'autosatisfaction et à la généralisation de processus discriminatoires. Republication du 14 mars 2019

La méritocratie est devenue un idéal social de premier plan. Les politiques de tous bords répètent à qui veut l’entendre que
les récompenses de la vie – admission à l’université, travail, argent, pouvoir – devraient être réparties en fonction des
compétences et des efforts. La métaphore la plus courante est celle d’un « terrain de jeu équitable » où les joueurs
pourraient se hisser à la position qui correspond à leur mérite. D’un point de vue conceptuel et moral, la méritocratie est
présentée comme l’opposée de systèmes tels que l’aristocratie héréditaire, dans laquelle la position sociale d’un individu est
déterminée par la loterie de la naissance. Dans un monde méritocratique, la richesse et les avantages constituent une
rémunération de l’effort, et non une aubaine provenant d’événements extérieurs.
La majorité des gens ne pensent pas seulement que le monde devrait être géré de manière méritocratique, ils pensent qu’il
l’est d’ores et déjà. Au Royaume-Uni, 84% des personnes interrogées lors de l’enquête British Social Attitudes de 2009 ont
déclaré qu’il était « essentiel » ou « très important » de travailler dur pour avancer, et en 2016, le Brookings Institute a
découvert que 69 % des Américains pensent que les gens sont récompensés pour leur intelligence et leurs compétences.
Les personnes interrogées estiment que les facteurs externes, tels que la chance et la naissance dans une famille riche,
sont beaucoup moins importants. Si ces idées sont particulièrement présentes dans ces deux pays, elles sont populaires
dans le monde entier.
Le mérite, fruit de la chance
Bien que largement répandue, la conviction selon laquelle le mérite plutôt que la chance détermine le succès ou l’échec est
fausse. Le mérite lui-même est en grande partie le fruit de la chance. Le talent et la capacité à fournir un effort, parfois
appelée « courage », dépendent en grande partie des ressources génétiques et de l’éducation de chacun.
Dans son livre Success and Luck (2016), l’économiste américain Robert Frank raconte les anecdotes et les coïncidences
qui ont mené à l’ascension spectaculaire de Bill Gates en tant que fondateur de Microsoft, ainsi qu’à sa propre réussite en
tant qu’universitaire. Pour lui, la chance intervient en accordant le mérite aux individus, et encore une fois en fournissant des
circonstances dans lesquelles le mérite peut se traduire en succès. Il ne s’agit pas ici de nier le travail et le talent de ceux
qui réussissent, mais de démontrer que le lien entre mérite et résultat est ténu et au mieux indirect. Selon Frank, c’est
particulièrement vrai lorsque la réussite est importante et que le contexte dans lequel elle est atteinte est concurrentiel. Il y a
certainement des développeurs presque aussi habiles que Gates qui n’ont pas réussi à devenir la personne la plus riche du
monde. Dans un secteur concurrentiel, beaucoup ont du mérite, mais peu réussissent. Ce qui sépare les deux, c’est la
chance.
La méritocratie, chemin vers l’égoïsme …
Un nombre croissant de recherches en psychologie et en neurosciences établissent que croire à la méritocratie rend les
gens plus égoïstes, moins autocritiques et encore plus enclins à agir de manière discriminatoire. La méritocratie est donc
néfaste.
Le « ultimatum game » est une expérience, fréquente dans les laboratoires psychologiques, dans laquelle un joueur reçoit
une somme d’argent et doit proposer à un autre joueur de la diviser entre eux. Ce dernier peut accepter l’offre ou la rejeter.
S’il la rejette, aucun joueur n’obtient quoi que ce soit. L’expérience a été dupliquée des milliers de fois, et généralement
l’auteur de la proposition offre une répartition relativement uniforme. Si le montant à partager est de 100 dollars, la plupart
des offres se situent entre 40 et 50 dollars. Une variante de ce jeu montre que croire qu’on est plus compétent conduit à un
comportement plus égoïste. Lors de recherches menées à l’université de pédagogie de Pékin, les participants ont joué à un
faux jeu d’adresse avant de faire des offres dans le jeu de l’ultimatum. Les joueurs à qui l’on avait laissé croire qu’ils avaient
gagné réclamaient une part plus importante pour eux-mêmes que ceux qui n’avaient pas joué au jeu d’adresse. D’autres
études confirment ce résultat.
Les économistes Aldo Rustichini de l’Université du Minnesota et Alexander Vostroknutov de l’Université de Maastricht aux
Pays-Bas ont découvert que les sujets ayant participé au jeu d’adresse étaient beaucoup moins susceptibles de répartir la
somme que ceux ayant participé à des jeux de hasard. Le simple fait d’avoir à l’esprit l’idée de la compétence rend les gens
plus inégaux. Si cela s’est avéré vrai pour tous les participants, l’effet a été beaucoup plus marqué chez les « gagnants » du
jeu d’adresse. A contrario, les recherches sur la gratitude indiquent que se souvenir du rôle de la chance augmente la
générosité. Frank cite une étude dans laquelle demander simplement aux sujets de se souvenir des facteurs externes
(chance, aide des autres) qui ont contribué à leurs succès dans la vie les a rendus beaucoup plus susceptibles de donner
que ceux qui ont été invités à se souvenir des facteurs internes (effort, compétence).
Et la discrimination
Plus troublant encore, le simple fait de considérer la méritocratie comme une valeur semble promouvoir un comportement
discriminatoire. Le chercheur Emilio Castilla, du Massachusetts Institute of Technology, et le sociologue Stephen Benard, de
l’université de l’Indiana, ont étudié les tentatives de mise en œuvre de pratiques méritocratiques, telles que la rémunération
au rendement dans les entreprises privées. Ils ont découvert que dans les sociétés qui considéraient explicitement la
méritocratie comme une valeur fondamentale, les managers attribuaient des récompenses plus importantes aux employés
masculins qu’aux employés féminins ayant pourtant des évaluations de performance identiques. Cette préférence a disparu
lorsque la méritocratie n’a pas été explicitement retenue comme valeur.
Une conclusion surprenante puisque l’impartialité est au cœur même de l’attrait moral de la méritocratie. Le « terrain de jeu
équitable » vise à éviter les inégalités injustes fondées sur le genre, la race ou autres. Mais Castilla et Benard ont découvert
que, ironiquement, les tentatives de mise en œuvre de la méritocratie conduisent précisément aux types d’inégalités qu’elle
vise à éliminer. Ils suggèrent que ce « paradoxe de la méritocratie » se produit parce que l’adoption explicite de la
méritocratie en tant que valeur convainc les sujets de leur propre bonne foi morale. Satisfaits d’être justes, ils deviennent
moins enclins à examiner leur propre comportement pour détecter les signes de préjugés.
Une construction sociétale qui favorise l’autosatisfaction
La méritocratie est donc une croyance fausse et peu salutaire. Comme pour toute idéologie, son attrait réside en partie dans
le fait qu’elle justifie le statu quo, en expliquant pourquoi les gens sont là où ils se trouvent dans l’ordre social. C’est un
principe psychologique bien établi que les gens préfèrent croire en un monde juste.
Cependant, en plus de légitimer sa position dans la société, la méritocratie permet également de se flatter. Lorsque la
réussite est déterminée par le mérite, chaque victoire peut être considérée comme le reflet de sa propre vertu et de sa
valeur. La méritocratie est le principe de distribution qui entraîne le plus d’autosatisfaction. Son alchimie idéologique
transforme la propriété en éloges et l’inégalité matérielle en supériorité personnelle. Elle autorise les riches et les puissants
à se considérer comme des génies productifs. Bien que cet effet soit plus spectaculaire parmi les élites, presque tous les
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accomplissements peuvent être vus à travers les yeux de la méritocratie. Un diplôme d’études secondaires, un succès
artistique ou simplement le fait d’avoir de l’argent peuvent tous être considérés comme des preuves de talent et d’effort. De
même, les échecs deviennent des signes de défauts personnels, justifiant que ceux qui se trouvent au bas de la hiérarchie
sociale méritent d’y rester.
C’est pourquoi les débats tentant de déterminer si tel individu est un autodidacte ou s’il a bénéficié de diverses formes de «
privilèges » peuvent être si vifs. Il ne s’agit pas seulement de savoir qui a le droit à quoi, il s’agit d’estimer à quel point les
gens sont « dignes » de ce qu’ils ont, de ce que leurs succès disent de leurs qualités. C’est pourquoi, dans un système
méritocratique, l’idée même que le succès personnel puisse être le résultat de la « chance » est insultante. Reconnaître
l’influence de facteurs externes semble minimiser ou nier l’existence du mérite individuel.
Malgré l’assurance morale et l’autosatisfaction que la méritocratie offre à ceux qui réussissent, elle devrait être abandonnée
à la fois comme croyance dans le fonctionnement du monde et comme idéal social. La méritocratie n’existe pas, et y croire
encourage l’égoïsme, la discrimination et l’indifférence face au sort des malheureux.
Traduction de  «  A belief in meritocracy is not only false: it’s bad for you  ».

La méritocratie est une hiérarchie sociale fondée sur le mérite individuel. Le mot est utilisé pour la première
fois en 1958 par Michael Young dans son ouvrage The Rise of the Meritocracy. Ce système présuppose la création et le
maintien de l’égalité des chances à travers l’éducation et l’accès à l’emploi.
En France, on parle d’égalité des chances depuis la Révolution de 1789. Le recrutement par concours dans les grandes
écoles ou dans la fonction publique depuis le XVIIIe siècle ou encore la création d’un collège unique pour tout les jeunes
élèves en 1975 sont des exemples de mesures mises en place pour favoriser l’accès de tous à l’éducation.

Marie Duru-Bellat Professeur d’université émérite à Sciences Po, sociologue, spécialiste des inégalités (auteure de « Le
mérite contre la justice », Presses de Sciences Po, 2019)
Le mérite, bien utile mais fort discutable
Toutes les sociétés ont besoin de mythes qui donnent un sens à leur existence. Dans les démocraties, nous posons que
tous les individus sont égaux et que les inégalités qui subsistent en leur sein doivent être justifiées. On admettra que
certains accèdent à des positions plus confortables à tous égards si et seulement si cela s’explique par les efforts et les
talents qu’ils ont dû mobiliser pour cela. Efforts et talents, c’est ce qu’on va étiqueter comme le mérite, et le règne du mérite,
c’est la méritocratie, qui depuis la Révolution et l’Ancien Régime, vient se substituer à l’aristocratie.
La méritocratie est sans conteste un mythe mobilisateur : si nous nous donnons du mal, nous serons récompensés. Mais
comment va-t-on évaluer le mérite de chacun ? Nous renvoyons cette tâche à l’école, chargée de détecter les inégalités de
mérite et de classer les élèves en conséquence, chaque génération sortant inégalement diplômée et se positionnant ainsi
pour des emplois inégalement gratifiants.
Ce classement censé juste se fait pourtant de manière très discutable : on évalue les élèves à l’aune de performances dans
des matières scolaires pointues, sur la base de contenus définis par des spécialistes, et pondérées selon une alchimie
jamais débattue.
De plus, ces classements débouchent sur des inégalités sociales très précoces difficilement explicables par le seul mérite :
qui dirait que les enfants de milieu défavorisé qui peinent à l’école primaire sont peu méritants ? De même, qui dirait que les
élèves dont les parents choisissent telle option ou tel établissement pour optimiser leur cursus scolaire sont particulièrement
méritants ? Il faut y croire, et tout le fonctionnement de l’école vise à entretenir ce mythe : le leitmotiv est qu’il faut et qu’il
suffit de travailler pour réussir et que par conséquent, ceux qui réussissent sont ceux qui ont bien travaillé !
Et ce message est entendu : les plus diplômés penseront qu’ils doivent leur devenir scolaire, universitaire puis professionnel
à leur mérite, alors que ceux qui ont échoué estimeront qu’ils auraient dû mieux travailler à l’école…. Personne n’aime se
dire qu’il doit sa trajectoire à son milieu d’origine ou à la chance : dans les sociétés modernes d’aujourd’hui, toute personne
est sommée de tracer sa route, d’affirmer sa personnalité, d’être authentique, et de mériter son sort. Croire que la
méritocratie règne est alors un mythe, bien pratique et confortable, qui justifie les inégalités.

Pierre Mathiot Directeur de l'IEP de Lille


Croire en un mythe pour en faire une réalité
On m’a demandé de défendre l’idée que la méritocratie n’était pas un mythe, vaste programme ! C’est sans doute aussi
difficile à faire que de tenir un discours pro-entreprise devant des militants LFI ! Essayons néanmoins.
Le mot méritocratie a sans doute perdu son sens, tellement d’ailleurs qu’on l’utilise presque comme un mot valise. Il n’en
reste pas moins qu’il a encore quelques restes et de beaux restes.
Ainsi je pense être, modestement, le résultat de cette méritocratie républicaine, de cette dynamique qui a fait que, provincial,
enfant de parents qui n’avaient pas le bac, j’ai eu la possibilité —la chance aussi sans doute— de grimper quelques
échelons pour accéder à une position sociale « aberrante » au vu de mes origines. A cette aune, la méritocratie existe et je
connais autour de moi des personnes qui, d’une manière ou d’une autre, se sont extraites de leurs conditions et peuvent
elles aussi se réclamer sinon de la méritocratie au moins d’un parcours méritocratique.
A cette réalité des parcours méritocratiques, et même si on est sans doute incapables de les quantifier faute d’indicateurs et
de méthodes, s’ajoute la nécessité pour une société comme la nôtre de se doter de mythes qui présentent une forme de
succès. Un peu comme ce que Max Weber mettait en avant avec la notion de prophétie auto-réalisatrice. A force d’entendre
dire autour de soi que des parcours méritants sont possibles, des parcours méritants peuvent le devenir…. Sans doute trop
peu, sans doute en laissant à l’écart des catégories de population mais néanmoins un certain nombre, année après année,
donnant corps et « réalité » au mythe.
Et puis la méritocratie est une réalité lorsque l’on regarde les concours dont la réussite donne une dimension dynamique au
mythe. Bien entendu les statistiques d’accès aux grandes écoles ou aux grands corps de l’Etat n’aident pas à l’optimisme
tant elles montrent le poids des déterminismes socio-culturels et territoriaux. Il n’en reste pas moins que derrière les chiffres
il y a aussi des réussites individuelles absolument méritocratiques, sans doute d’autant plus remarquables qu’elles sont
rares et donc distinctives.
Si l’on veut ébrécher encore plus le mythe, montrer avec encore plus de force que le mythe ne peut plus être un mythe, il
faut sans doute être plus efficace, faire système contre la reproduction.
Vaste programme.

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