Agora débats/jeunesses

Richard Sennett. Respect : de la dignité de l’homme dans un

monde d’inégalité
Éric Robinet

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Robinet Éric. Richard Sennett. Respect : de la dignité de l’homme dans un monde d’inégalité . In: Agora
débats/jeunesses, 33, 2003. Sports et intégration sociale. pp. 112-115 ;

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COMPTES RENDUS DE LECTURE
Richard Sennett
RESPECT : DE LA DIGNITÉ DE L’HOMME DANS
UN MONDE D’INÉGALITÉ
Albin Michel, Paris, 2003, 304 p., 22,90 euros.
Richard Sennett expose dans cet
ouvrage en quoi le respect de soi-
même et des autres est la condition de
l’établissement d’un rapport entre les
individus qui, au-delà des différences
qui affectent chacun, les place dans un
statut d’égalité humaine. Il analyse les
conditions de réalisation d’une action
de solidarité en faveur des bénéficiaires
de l’aide sociale. Il fonde son analyse
sur l’observation des pratiques de tra-
vailleurs sociaux rencontrés au cours de
son enfance, lorsqu’il habitait dans un
quartier défavorisé et stigmatisé de la
banlieue de Chicago. C’est à la lumière
de certaines scènes vécues qu’il ana-
lyse les conditions minimales d’entrée
en relation avec les individus et la pos-
sibilité de réalisation d’un geste de soli-
darité qui dépasse la dimension réduite
de leur handicap, de leur déviance ou
de leur position d’exclus. Cette condi-
tion minimale d’entrée en relation avec
ces individus passe par le respect de
leur personne dans son intégralité et
par le fait de ne pas les juger, les cata-
loguer, les classer dans des systèmes
de pensées toutes faites. Cette
manière de traiter le sujet fait de ce
livre une lecture incontournable pour
ceux qui s’intéressent aux problèmes
que rencontrent les travailleurs sociaux.
Il peut être considéré comme un
112
ouvrage d’épistémologie de l’intervention
sociale, où l’auteur expose les raisons
pour lesquelles il convient de considérer
l’individu dans sa totalité humaine et de
ne pas le réduire à la dimension de ce
pourquoi il est stigmatisé.
Le respect dépend de trois caractères
qui sont façonnés par l’inégalité, que
l’auteur pose comme axiome au dérou-
lement de sa pensée. Ces conditions
sont nécessaires à la naissance et à
l’expression du respect. Le premier de
ces caractères repose sur le dévelop-
pement personnel et le développement
des talents et des compétences des
individus. Le second repose sur le souci
de soi et sur le souhait de ne pas être
un poids pour les autres. Le troisième
consiste à rendre aux autres. Le res-
pect est une manière de s’exprimer. Il
se manifeste dans la retenue et la
réserve, qui sont des manières de se
dominer. Cette réserve est possible
lorsque les individus réussissent à
s’émanciper des fictions collectives et
des rôles sociaux imposés par la
société dans laquelle ils vivent et qui
pose les bases de l’honneur social,
avec lequel il convient de prendre ses
distances.
Dans la société américaine, l’éthique du
travail domine. L’adulte qui respecte le
libéralisme est celui qui travaille. Le res-
pect s’exprime et se gagne par le talent
et le développement des compétences
que la société récompense. Les car-
rières sont ouvertes aux talents, qui
s’exercent dans le métier ou dans la
maîtrise sur les autres. Le métier se
rapporte à la capacité potentielle de
bien faire quelque chose et requiert de
l’individu qu’il s’investisse dans l’objet
de son travail en le considérant comme
une fin en soi. La maîtrise sur les autres
se rapporte à la démonstration effective
de sa capacité à bien faire quelque
chose et relève du champ de l’honneur

social. Le respect est accordé à ceux
dont les talents et le commerce qu’ils
en font permettent de se prendre en
charge. Dans ce système de valeurs, la
dépendance est une honte et un
déshonneur qui entachent celui dont
les agissements ne correspondent pas
à cette éthique. La honte de cette
dépendance rabaisse les gens à leurs
yeux et à ceux des autres ; l’internalisa-
tion de ce modèle culturel dominant les
mène à la peur de demander de l’aide.
En réponse à cette honte de la dépen-
dance, la psychologie a créé le concept
d’autonomie, auquel l’auteur oppose
celui d’interdépendance qui, sans nier
le premier, le relativise fortement en
plaçant l’individu au cœur d’une chaîne
de coopération en dehors de laquelle il
n’est pas autonome. Le besoin des
autres se présente ainsi sous deux
aspects contradictoires, honteux ou
honorable. Ces deux dimensions sont
illustrées par le combat de Jane
Addams, travailleuse sociale socialiste,
et par Frances Xavier Cabrini, nonne,
qui ont incarné dans leur personne et
dans leurs actes ces deux conceptions
de l’aide sociale. La première agit au
nom de la topique de l’émancipation
sans compassion, la seconde au nom
de la topique de la compassion et de la
charité chrétienne. Il s’agit avant tout
d’impliquer le bénéficiaire de l’action
dans le processus de changement
espéré pour lui, sans préjuger de son
état, plutôt que de lui octroyer de l’aide
au nom d’un sacrifice par lequel se
gagnent les bons offices de Dieu. Dans
ce cas, sa condition est considérée
comme un état de fait, qui relève d’une
nature immanente sur laquelle l’individu
n’a pas de prise.
Le respect est, d’une façon générale, la
condition d’entrée dans la commune
humanité et la condition particulière de
réalisation d’un geste de solidarité qui
*
dépasse les dimensions assistantielle,
LIRE, FAIRE LIRE
compassionnelle, sacrificielle et égo-
COMPTES RENDUS DE LECTURE
centrique souvent contenues en lui. Il
situe le bénéficiaire de l’action du tra-
vailleur social dans un contexte d’hu-
manité global où il n’est pas réduit à un
être stigmatisé, mais où il est, dans sa
singularité circonstancielle et structu-
relle, un être humain dont la condition
sociale est respectable en soi, indépen-
damment des jugements de valeur que
l’on peut porter sur elle. Le respect sup-
pose une forme d’acceptation de la dif-
férence qui impose de ne pas appliquer
une catégorie de jugement moral sur
l’état d’un individu (ou d’un groupe d’in-
dividus). C’est à ce titre seulement
qu’est possible un geste de solidarité
qui dépasse la dimension compassion-
nelle et sacrificielle. L’auteur se livre
ainsi à une dénonciation des mauvaises
raisons pour lesquelles la solidarité peut
être engagée, et vante les mérites des
bonnes. Pour un travailleur social, la
condition minimale est de respecter la
personne dans son intégrité humaine et
de ne pas la réduire à son stigmate.
Richard Sennett prône une éthique de
la tolérance. Réussir à se départir de
ces conceptions et considérations
morales nécessite un travail sur soi. Il
faut en avoir conscience, accepter le
fait que les autres, ceux auprès des-
quels les intervenants sociaux agissent,
puissent être dans un rapport au
monde et dans des systèmes de fonc-
tionnement différents de ceux auxquels
on adhère soi-même, ne pas préjuger
de la valeur du système d’organisation
sociale dans lequel se trouvent ces indi-
vidus, renoncer à l’idéal d’un monde
parfait correspondant en tout point à la
représentation que l’on s’en fait, sou-
vent bien incomplète par rapport à la
variété infinie des éléments qui le com-
posent en réalité. S’exprime ici le rejet
de toute une conception du travail
N° 33 AGORA
* DÉBATS/JEUNESSE 113
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social « classique », qui ne voit dans les
individus que leur condition de stigmati-
sés, d’êtres en souffrance ou en déca-
dence. L’ouvrage propose implicitement
une forme d’intervention sociale où l’in-
dividu n’est pas considéré comme un
être différent, exclu ou marginalisé,
mais dans la plénitude de sa vie qu’il ne
convient pas de juger et de classer.
L’auteur privilégie ainsi une approche du
travail social qui place au centre de ses
préoccupations le respect comme condi-
tion d’entrée en relation. L’ensemble du
texte est profondément marqué par
l’expression d’une forme de tolérance à
l’égard d’autrui, fondée sur la néces-
saire rupture avec les représentations
ordinaires dont les travailleurs sociaux
sont porteurs. Cette thèse, non explici-
tement inscrite dans l’ouvrage, mais qui
transparaît à sa lecture, pose le principe
de la différence et de son acceptation
et constitue en cela un plaidoyer pour la
tolérance, qui est la véritable condition
du respect que les gens se manifes-
tent. L’auteur propose l’éradication des
jugements de valeur que les uns peu-
vent avoir sur les autres pour engager
leurs actes. Il affirme ainsi la nécessité
de relativiser la supériorité de sa propre
culture sur celles des autres pour pou-
voir entrer en commune humanité avec
eux. Il propose une forme d’accepta-
tion de la différence par le renonce-
ment à tout comprendre de l’autre. Il
critique notamment une forme de tra-
vail social « classique », née d’une
bureaucratisation de l’aide apportée
aux nécessiteux, qui ne considère pas
ces derniers comme aptes à résoudre
par eux-mêmes leur situation de
dépendance.
Les inégalités de valeurs produisent
des inégalités de jugement dont il
convient de se départir pour que l’en-
nemi devienne un ami et pour entrer
dans la mutualité des relations
114
humaines. Le problème est de faire
évoluer les représentations figées que
les gens ont. La culture incorporée pro-
cure un savoir tacite et des représenta-
tions ordinaires auxquelles, par esprit
de sécurité, les individus se raccro-
chent pour structurer le sens de leur
action. L’inverse de cette posture d’in-
troversion est la posture d’extroversion,
où la confrontation à l’ordre qui s’éla-
bore exige une connaissance explicite
encline à se remettre en question. Il
faut donc avoir le courage de briser le
cadre de son intelligence tacite qui pro-
cure la sécurité ontologique, de renon-
cer à ses certitudes. L’extroversion, qui
fait appel à des ressources person-
nelles et à la force de caractère, s’ap-
parente à un combat où l’individu veut
gagner l’alliance et la connaissance de
ce à quoi il est confronté. La condition
pour vaincre est de briser les images
collectives du savoir tacite qui paraly-
sent le sentiment que les gens ont
d’eux-mêmes et de leur société. En
dernier ressort, la posture des tra-
vailleurs sociaux nécessite de faire
voler en éclats leurs présupposés
tacites et leurs images partagées du
monde. Le respect qu’ils témoignent à
l’endroit de leur public découle ainsi du
voile qu’ils posent sur l’ordre social et
moral par lequel ils cataloguent leur
public en fonction de leurs propres cri-
tères de jugement.
L’ouvrage propose une méthode d’ac-
tion et un mode d’engagement dans
l’action pour les travailleurs sociaux. Il
pose les conditions préalables de leur
entrée dans l’action, par analogie avec
la démarche sociologique qui consiste,
dans un premier mouvement, à rompre
avec les représentations ordinaires.
L’ouvrage est une transposition analo-
gique de la méthode sociologique au
travail social. Il se présente ainsi comme
un élément de méthode appliquée à

l’action sociale, qui consiste à aller à
l’encontre des idées reçues et à mettre
à distance ses propres représentations
pour produire une conception originale
dans le cas de la sociologie, et une
situation adaptée et respectueuse de la
dignité humaine dans le cas du travail
social. L’usage de cette méthode dans
le travail social permet d’entrer en rela-
tion avec les individus sur la base d’une
posture qui accepte de ne pas tout
comprendre de l’autre et qui, partant de
là, ne les classifie pas selon une échelle
de valeur subjective… et relative.
P.-S. : compte tenu du contexte poli-
tique dans lequel paraît cet ouvrage, il
peut être considéré comme l’antithèse
absolue de la politique menée par le
gouvernement américain.
Éric Robinet
* sociologie compréhensive. Elsa Ramos
Elsa Ramos
RESTER ENFANT, DEVENIR ADULTE
L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », Paris, 2002, 264 p.,
22 euros.
Cet ouvrage nous interpelle sur des
thèmes en rapport avec la construction
de l’identité, la jeunesse et le passage à
l’âge adulte. Il met en avant des ques-
tions auxquelles on n’a jamais apporté
de réponses et qui n’ont jamais été
observées dans la production sociolo-
gique. L’auteur se demande comment
un jeune adulte peut se sentir auto-
nome tout en vivant chez ses parents.
Question d’autant plus intéressante
qu’en France, l’idée que l’autonomie
n’existe pas vraiment pendant la jeu-
nesse tant que le jeune habite encore
*
chez ses parents est assez répandue.
LIRE, FAIRE LIRE
Elsa Ramos remet en question cette
COMPTES RENDUS DE LECTURE
idée en montrant comment les jeunes
se construisent un « chez-soi chez ses
parents » et s’intéresse à leur construc-
tion identitaire au sein de ce « chez-soi
chez ses parents ». Elle prouve avec
habilité que le jeune parvient en réalité
à acquérir une certaine autonomie,
l’une des principales dimensions du
processus d’individualisation. Elle
dégage les mécanismes de cette
construction identitaire et met en évi-
dence les processus qui permettent
aux jeunes d’obtenir une autonomie au
sein de la maison parentale : la sépara-
tion physique, le mensonge et la sub-
jectivation. La subjectivation est
entendue comme le fait de « mesurer
une réalité individuelle à une autre »
(p. 224). L’individu, le jeune, est ici
considéré comme étant en construc-
tion permanente tout au long de sa vie.
Ce travail se situe dans une perspective de
analyse un corpus de cinquante entre-
tiens qu’elle a réalisés auprès de jeunes
étudiants des deux sexes de 19
à 27 ans. L’espace et, plus précisé-
ment, la chambre sont utilisés comme
analyseurs de la construction de soi
que réalisent les étudiants résidant
chez leurs parents. Elle observe l’usage
que le jeune fait de celle-ci et les fonc-
tions qu’elle occupe.
L’ouvrage est composé de deux par-
ties. Dans la première, l’auteur analyse
les fonctions de la chambre du jeune
pour sa construction identitaire et
montre qu’elle lui permet de se séparer
pour échapper au contrôle parental et
de faire ses propres expériences, en se
créant un monde à soi, tout en portant un
regard sur soi-même. L’expérimentation
est entendue non seulement comme
un moyen de se conformer aux normes
sociales, mais aussi comme une
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