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❷ Les tenants du Déterminisme et l’ Inconscient


Bourdieu : L’ Inconscient social et l’Habitus

Avec Freud, nous avons considéré l’Inconscient comme étant constitué de Pulsions et de Mécanismes de
gestions de ces pulsions. Cet Inconscient serait indépassable, tout comme le sont ces Pulsions : elles font partie
de la « dotation de base » de tout être humain, s’enracinant dans sa nature profonde.
Mais on peut considérer une autre forme d’Inconscient, non pas pulsionnel mais social. Cet Inconscient serait
constitué, non pas de pulsions, mais de dispositions, c’est-à-dire de schèmes (= structures) de perception et
d’action socialement incorporés. Ces schèmes conditionneraient nos pensées, nos actions et nos décisions.

Déjà Marx, dans sa Critique de l’économie politique, avait envisagé la possibilité d’un Inconscient social :
« Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence
sociale qui détermine leur conscience » (CITATION)
Comme le dit Marx, c’est « leur existence sociale qui détermine leur conscience » : la position que nous
occupons dans le tissu social détermine la façon par laquelle nous percevons les choses, nous les pensons, nous
avons conscience d’elles (pour le dire de façon prosaïque : un ouvrier ne verra pas les choses de la même manière
qu’un riche bourgeois : leur position dans le tissu social détermine la façon par laquelle ils perçoivent, pensent,
sont conscients).

Il y a néanmoins un autre auteur, qui s’est davantage exprimé sur ce point : le sociologue français Pierre
Bourdieu (1930-2002)
Voici deux extraits assez éclairants :
P. Bourdieu, Leçon sur la leçon
Les champs sociaux sont des champs de forces mais aussi des champs de luttes pour transformer ou
conserver ces champs de forces […] Chacun sait par expérience que ce qui fait courir le haut fonctionnaire
peut laisser le chercheur indifférent et que les investissements de l’artistes restent inintelligibles
(=incompréhensibles) pour le banquier. C’est dire qu’un champ ne peut fonctionner que s’il trouve des
individus socialement prédisposés à se comporter en agents responsables, à risquer leur argent, leur temps,
parfois leur honneur ou leur vie, pour poursuivre les enjeux et obtenir les profits qu’il propose et qui, vus
d’un autre point de vue, peuvent paraître illusoires, ce qu’ils sont toujours aussi puisqu’ils reposent sur la
relation de complicité entre l’habitus et le champ qui est au principe de l’entrée dans le jeu.

P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique


Si les sociétés attachent un tel prix aux détails en apparence les plus insignifiants de la tenue, du maintien,
des manières corporelles et verbales, c’est que ‘traitant le corps comme une mémoire, elles lui confient
sous une forme abrégée et pratique, c’est-à-dire mnémotechnique, les principes fondamentaux de
l’arbitraire culturel’. Ce qui est ainsi incorporé se trouve placé hors des prises de la conscience.

Pour comprendre ces deux extraits, il faut saisir la façon par laquelle Bourdieu conçoit la Société.
Selon l’auteur, la Société est un ensemble élargi d’individus qui entretiennent des relations complexes.
1) Cet ensemble est structuré par des CHAMPS. Un champ est un espace social dont les participants
a) poursuivent un but commun, et b) ont également des intérêts et des buts spécifiques à chacun.
Par exemple : le CHAMP SCOLAIRE est constitué par des participants qui poursuivent un but commun (= obtenir
des connaissances, attestées par des diplômes), et qui ont également des buts spécifiques à chacun (= Marie veut
obtenir une Mention Très Bien, car elle veut intégrer une Prépa ; Camille se contente d’avoir son Bac, car après veut
arrêter les études).

2) Cet ensemble est aussi structuré par des CLASSES SOCIALES. Une classe sociale est un sous-ensemble formé
par des individus qui ont des revenus (CAPITAL ECONOMIQUE) et des niveaux d’instructions (CAPITAL
CULTUREL) semblables.
Par exemple : Marie vient d’une famille de riches ingénieurs ; elle appartient, donc, à une classe dont le CAPITAL
ECONOMIQUE et CULTUREL est plutôt élevé ; Marcel vient d’une famille d’ouvriers textiles, qui n’ont pas fait
d’études : il appartient, donc, à une classe dont le CAPITAL ECONOMIQUE ET CULTUREL est plutôt faible.

3) Enfin, cet ensemble est traversé par des RAPPORTS DE DOMINATION. Le fait d’appartenir à une certaine
classe sociale, d’être un homme ou une femme, d’avoir certains traits physiques (ex. couleur de peau) favorise certains
individus à détriment d’autres. Cela les place dans une position dominante, par rapport à d’autres.
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Considérons, donc, un individu X : Marius.


Il participe à un certain CHAMP, le champ scolaire ; il appartient à une certaine CLASSE SOCIALE, classe
moyenne-basse. En raison de sa classe sociale, il est plutôt parmi les DOMINÉS.

Or, dit Bourdieu, le fait que Marius occupe une telle place dans la société engendre un lui un certain HABITUS.
L’HABITUS c’est l’ensemble des DISPOSITIONS (= structures de perceptions et d’action) qu’un
individu acquiert à travers ses interactions sociales. Ces DISPOSITION ne sont pas vraiment conscientes : elles
sont incorporées, c’est-à-dire fixées dans le corps de l’individu, intégrées à sa manière d’être, de se comporter, de
penser. Elles lui fournissent les principes et les bases de sa façon de voir le monde, de réfléchir sur les choses et
d’agir.
C’est pourquoi, par exemple, la manière de penser, de se comporter, voire de se tenir d’un individu issu d’un
milieu défavorisé (mettons, une banlieue parisienne) ressemblera davantage à celle d’un autre habitant des
banlieues, plutôt qu’à celle d’un médecin, d’un avocat, d’un prof de Fac. Dans le premier cas, les deux individus
partagent un HABITUS semblable ; dans le second, non. Pour le dire autrement, l’HABITUS nous rend aptes à
entretenir certains rapports sociaux (= les rapports qu’on entretient avec celles et ceux qui partagent notre
HABITUS)1.
C’est pourquoi, par ailleurs, un individu ayant longtemps occupé une certaine position sociale aura du mal à
se défaire de son HABITUS, s’il se trouve à occuper une autre position (Par ex. l’ouvrier qui gagne au Loto, et
acquiert un large CAPITAL ECONOMIQUE) : tous les efforts conscients qu’il pourra faire pour changer se
heurtent au fait que les dispositions de l’HABITUS sont largement inconscientes ; elles l’orientent sans qu’il ne
s’en rende pleinement compte.
La question des Concours :
Pourquoi Bourdieu s’attaque-t-il à ces questions épineuses ? Dans les ouvrages La Distinction et Les Héritiers,
l’auteur veut démontrer la thèse suivante : dans les Concours d’Etat (notamment, ceux permettant d’accéder à des
carrières prestigieuses : ENA, Agrégation, Normale Sup, Polytech, etc.), le jury fait de la sélection de classe sans
le savoir : inconsciemment, il tend à favoriser celles et ceux qui montrent avoir le « bon » HABITUS (= celui propre
aux classes sup’).

Voici, donc, ce que serait l’Inconscient : non pas – ou du moins, pas seulement – un univers obscur, peuplé de
PULSIONS ; mais plutôt un ensemble des DISPOSITIONS (= structures de perceptions et d’action) qu’un individu
acquiert à travers ses interactions sociales.
Pour résumer : Bourdieu nous permet de thématiser une autre forme d’Inconscient, non plus PULSIONNELLE
mais SOCIALE.
Avec Bourdieu, on garde un certain déterminisme. Mais, comme l’Inconscient dont il parle est SOCIAL, on
peut espérer modifier ces déterminismes, agir sur eux : ce, par la mise en place de mesures sociales et politiques.
Ces mesures viseraient à réduire les inégalités sociales, et à compenser les discriminations basées sur la différence
d’HABITUS.

1Toutefois, ATTENTION :
• Cela ne signifie pas que les individus qui occupent une place semblable dans le tissu social sont TOUS PAREILS.
• Cela veut seulement dire que l’enquête sociologique dégage des régularités statistiques dans les comportements et la
perception du monde de ceux qui occupent des positions semblables au sein du tissu social. Ces régularités sont alors
expliquées par le concept d’HABITUS.

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