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TRIBUNE

«La recherche ne peut


s'inscrire dans une
logique de compétition
individuelle»
Par un collectif de chercheurs — 20 janvier 2020 à 14:30

Ouverture des débats de la journée anniversaire des 80 ans du CNRS, à la Maison de la Mutualité à Paris, le 1er février
2019.  Photo Denis Allard pour Libération

Plus de 500 chercheurs défendent la vision d'une recherche


publique attachée au collectif, à l'encontre des propos du
président-directeur général du CNRS et de l'esprit de la future
loi de programmation pluriannuelle.

Tribune. Monsieur le PDG du CNRS,


Suite à l’indignation provoquée par vos propos invoquant «une loi inégalitaire et
darwinienne», vous avez publié une tribune dans le Monde du 18 décembre pour apaiser
les esprits. Les réponses que vous y apportez sont, dans leur majorité, tellement en phase
avec les idées que nous défendons et l’attente de tant de collègues depuis tant d’années,
que nous avons souhaité, par cette lettre, témoigner notre soutien à l’essentiel des
positions que vous y exprimez, au moment où la loi de programmation pluriannuelle de la
recherche va bientôt être votée.

Monsieur Antoine Petit, puisque vous êtes tant «attaché à la force du collectif» et que le
darwinisme social est «tellement éloigné de vos valeurs personnelles», nous comptons
désormais sur vous pour être en tête du combat contre une loi qui aurait pour principe la
reconnaissance de «bons» et de «mauvais chercheurs» en demandant à ces derniers «d’en
tirer les conséquences». Comme vous avez dû serrer les dents lorsque vous avez entendu le
président de la République prononcer ces paroles ! Car comme nous, vous savez que la
recherche ne peut s’inscrire dans une logique de compétition individuelle. Et vous
connaissez très bien les conséquences morales et éthiques désastreuses d’une telle logique
tout comme son impact psychologique dévastateur, comme vous l’ont rappelé les Comités
d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail du CNRS.

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Vous voulez que notre communauté scientifique puisse «participer à la résolution des


grands défis qui se posent à la planète comme le réchauffement climatique, la transition
énergétique, la préservation de la biodiversité, l’amélioration de la santé humaine
[…].»Nous souscrivons pleinement à cette volonté. Il faut repenser notre monde et la
communauté scientifique, composée de personnes qui sont aussi des citoyens, doit être un
fer de lance de cette ambition. Nous rejoignons totalement les collègues demandant que,
dans les missions du CNRS, on remplace le «progrès économique» par le «progrès
environnemental et social». Si vous êtes cohérent avec vos ambitions, vous ne pouvez
qu’adhérer à ce changement de paradigme.

Pour mettre en œuvre cette politique, vous soulignez en le déplorant que «nos dépenses en
faveur de la recherche et du développement, publiques et privées, [aient] stagné depuis
une vingtaine d’années». Nous nous réjouissons de voir en vous le relais des
revendications et des attentes des personnels de l’Enseignement supérieur et de la
recherche (ESR) depuis si longtemps et nous comptons vivement sur vous pour peser de
tout votre poids pour que cette loi impose à la France de respecter – enfin ! – les accords
de Lisbonne (engagement pris par les pays de l’UE en 2000 pour «faire de l’UE l’économie
de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde» à l’horizon 2010.
Pour ce faire, l’ambition était que les pays de l’UE portent leur effort en recherche et
développement à 3% du PIB, 2% privé, 1% public. La France était alors à 2,2%. Elle l’est
toujours aujourd’hui, avec une part de la recherche publique de 0,82% du PIB). Vous
exprimez aussi le souhait que «les chercheurs et les chercheuses aient les moyens
d’exercer correctement leur métier avec un soutien au juste niveau des laboratoires» (qui
sont effectivement dramatiquement insuffisants) et que «le budget de l’Agence nationale
de la recherche [soit] aligné sur les standards internationaux». Mais pour cela, il faudrait
défendre avec vigueur l’augmentation conjointe des budgets récurrents des laboratoires et
ceux de l’Agence nationale de la recherche. Vous déclarez aussi que «nous avons besoin de
maintenir une recherche fondamentale, et ce dans tous les domaines scientifiques», une
recherche «avec le temps long» tout en insistant sur la nécessité de faire «des choix, des
différences». Mais comment maintenir une recherche dans tous les domaines scientifiques
et dans le même temps faire des choix qui reviendraient à en éliminer certains ? Ces
contradictions apparentes seraient levées si, comme vous le demandez, notre pays finissait
par investir massivement dans la recherche publique pour qu’elle atteigne enfin, vingt ans
après les engagements pris à Lisbonne, 1% de son PIB. Nous attendons cela nous-mêmes
depuis si longtemps ! Et nous vous faisons confiance pour continuer à soutenir des
recherches dont la rentabilité n’est pas immédiate, y compris si cela va à l’encontre des
désirs politiques du moment.

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En matière d’emploi, vous ambitionnez aussi «d’enrayer la baisse continue constatée


depuis près de vingt ans (pour le seul CNRS, perte de plus de 3 000 emplois en dix ans,
soit près de 11%)». Pardon de la méprise, mais votre politique, depuis deux ans que vous
êtes à la tête du CNRS, avec par exemple un concours de recrutement que vous avez baissé
de 300 à 250 postes de chercheurs, ne nous avait pas permis de voir en vous un défenseur
farouche de l’emploi scientifique statutaire et pérenne. Alors, quel Antoine Petit croire ?
Nous préférons bien sûr suivre celui appelant un «plan pluriannuel d’emplois, tant pour
les chercheurs et chercheuses que pour les personnels d’appui à la recherche». Pour cela,
vous supprimerez évidemment ce numerus clausus de 250, dévastateur pour toute une
génération de jeunes collègues et pour la recherche française. Rappelons que la France
délivre environ 15 000 doctorats par an, dont le CNRS n’accueille qu’une infime minorité
de titulaires (et la situation n’est pas meilleure à l’université) – ce qui en dit long sur la
sélection à l’œuvre mais aussi sur tous les talents dont nous ne savons pas profiter.
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Au moment où la loi de programmation pluriannuelle de la recherche qui s’annonce va


redéfinir la politique française en matière d’ESR pour plusieurs années, nous appelons à la
plus grande vigilance. Car tandis qu’un énorme travail collectif des personnels de l’ESR a
abouti à de nombreuses propositions très concrètes, celles consignées dans le rapport au
gouvernement auquel vous avez contribué prennent largement le contre-pied de ces
attentes. Si c’est là l’orientation choisie dans cette loi, celle d’un «struggle for life» dont
vous êtes pourtant tellement éloigné, nous appelons tous les personnels de l’ESR à la
combattre par tous les moyens.

Monsieur Petit, dans ce combat, s’il a lieu, nous comptons donc sur vous pour être à nos
côtés, comme votre tribune l’exprime si clairement, et contrairement à la teneur de vos
propos antérieurs ou des rapports précités. Si tel n’était pas le cas, il nous faudrait tous,
collectivement, en tirer les conséquences. Parmi celles-ci, nous n’accepterions plus que le
CNRS soit dirigé par le défenseur d’une loi massivement rejetée et qui aurait totalement
trahi la confiance de ses personnels en reniant à ce point des propos publics.

Voir ici la liste complète des signataires.

un collectif de chercheurs

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