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Résumé Abstract
Cet article s’intéresse au rôle joué par le This article is interested in analyzing the role
développement que connaît la distribution played by the development of the modern
moderne dans les pays émergents dans
l’évolution de la symbolique de la distribution within Emergent Countries in the
consommation chez les consommateurs locaux. evolution of the symbolism of consumption of the
La confrontation de ces derniers, longtemps local consumers. The confrontation of the latter,
habitués au réseau de commerce traditionnel, à accustomed a long time to the network of
de nouveaux lieux d’achat donne lieu à traditional trade, with new retail format supports
l’émergence de nouvelles pratiques de
the emergence of new practices of consumption
consommation et de fréquentation des lieux
d’achat. and store frequentation.
En retenant le cas de la grande distribution By studying the case of food distribution in an
alimentaire dans un pays émergent, le Maroc, emergent country, Morocco, we set up an
nous avons mis en place une approche ethnographic approach to highlight some
ethnographique pour mettre en lumière des
tendencies of consumption that are new,
tendances de consommation émergentes,
ambivalentes, voire bricolées. Ainsi est-il des ambivalent, even arranged. Thus are differences in
différences de classes sociales qui donnent lieu à social classes which produce contrasted practices
des pratiques de consommation contrastées et of consumption and singular symbolic
empreintes de représentations symboliques representations. Moreover, we find out the
singulières. Il en est de même de la subsistance subsistence of some values and practices of
de certaines valeurs et pratiques de
consumption inherited from the traditional trade
consommation héritées du commerce
traditionnel et de leur transposition à la and their transposition to the modern retailing
distribution moderne. format.
Introduction
Les pays émergents connaissent des mutations importantes qui touchent leur économie et
par ricochet leurs systèmes de distribution. L’implantation massive de concepts de vente
étrangers venus se greffer à leur paysage commercial affecte inéluctablement la structuration du
système et l’équilibre du système de distribution et modifie les pratiques de consommation. Ces
mutations sont à l’origine de l’évolution des comportements d’achat et de magasinage des
consommateurs qui deviennent de plus en plus complexes et changeants. Le consommateur a
ainsi tendance à adopter une diversité d’options : maintenir son attachement au commerce
traditionnel en préservant les habitudes et valeurs émanant de sa culture d’origine, se diriger
vers le format de vente importé d’occident afin d’accéder à la modernité et rompre ainsi avec la
tradition ou bien retenir une multitude de postures intermédiaires consistant à opérer des
panachages des deux modes d’approvisionnement selon la catégorie de produits, la situation de
consommation et les caractéristiques sociales du consommateur.
Plusieurs recherches se sont intéressées à l’étude de l’évolution générale du système de
distribution dans les pays émergents (Goldman, 1981 ; Kaynak and Cavusgil, 1982 ; Mueller
et al., 1993 ; Samiee, 1993) voire à l’analyse des formats de distribution dans des pays
spécifiques comme la Chine (Blois, 1989 ; Chow et Tsang, 1994 ; Sternquist et Qiao, 1995;
Lo et al., 2001), le Vietnam (Venard, 1996), la Russie (Huddleston, 1993), Cuba (Cervino et
Bonache, 2003) ou la Hongrie (Mueller et al., 1993). Ces travaux ont étudié les changements
des systèmes de distribution de ces marchés sans pour autant chercher à comprendre l’évolution
des comportements des consommateurs locaux.
Certes les pays émergents présentent de véritables opportunités de développement
(ouverture des politiques et libéralisation économique) pour des groupes de distribution
occidentaux opérant sur des marchés saturés. Cependant, l’implantation des nouveaux concepts
de distribution n’aurait pas connu un tel succès si les consommateurs n’y avaient pas adhéré.
Pourtant, ces nouveaux formats de vente véhiculent le plus souvent des valeurs culturelles
éloignées de celles du pays qui affectent les goûts et habitudes de consommation et réorientent
les pratiques d’achat.
Cela laisse entendre qu’il existe un potentiel de consommation à l’origine de l’apparition, et
accompagnant l’essor, des nouvelles enseignes de distribution moderne. L’implantation
croissante d’enseignes internationales, la multiplication des points de vente et les mutations que
connaît le secteur de distribution dans les pays émergents sont ainsi à mettre en perspective avec
les tendances des consommateurs locaux à accepter et à s’approprier ces nouveaux formats de
vente (Amine et al., 2006).
Ainsi, la conversion des consommateurs à ces nouvelles formes de distribution conduit à
s’interroger sur les nouvelles tendances de consommation dans ces pays. D’un point de vue
pratique, l’objectif de cette recherche est de comprendre les spécificités, la symbolique et les
pratiques de consommation dans un environnement commercial et social (celui du Maroc) qui
connaît de profonds bouleversements depuis près de deux décennies.
Nous procéderons tout d’abord à un bref état des lieux de la distribution dans les pays
émergents. Nous consacrerons les développements suivants à une recherche empirique de type
«Revue Marocaine de Recherche en Management et Marketing », n° 1, Janvier 2009
Rôle de la distribution moderne dans l’évolution des pratiques de consommation dans les pays émergents 57
- Alpha 55 (1979)
- Marjane (1989)
- Makro (1991)
- Rachat de Makro
par Metro (1997)
- Aswak Essalam
(1998)
- Géant-Casino
(2004) - Galeries Ben Omar
(début 90’s)
- Galeries Ben Jdia (mi
90’s)
- Twin Center (mi 90’s)
- Label’Vie (2000)
- Acima (2002)
- Rachat de supersol
par Label’Vie (2002)
Clients
Temps
locaux
Les nouveaux formats de vente constituent des lieux de vie sociale, de découvertes, de
recherche d’informations, voire de promenade et de détente (Filser, 2004). Les distributeurs
modernes ont pris conscience de l’aspect expérientiel et hédonique du point de vente et ont mis
en œuvre les moyens nécessaires afin de faire de leur magasin un lieu de détente et de
production d’expériences. Cette tendance qui accompagne la multiplicité des réseaux de vente
a donné naissance à des pratiques de consommation et de magasinage nouvelles chargées de
significations symboliques.
L’expérience de consommation est considérée par Hirschman et Holbrook (1982) comme
une orientation de l’activité de consommation vers la quête d’émotions, de plaisir et de rêves.
Cette perspective hédonique vise non pas à remplacer les théories cognitivistes de
consommation, mais plutôt à les étendre et améliorer leur applicabilité dans des contextes
caractérisés par la primauté de l’affect et par la recherche d’expériences à vivre et/ou à partager.
Dans la même veine, l’espace commercial est considéré comme un lieu, non seulement
d’approvisionnement, mais comme un espace d’expérimentation, d’appropriation et
d’expression de soi (Badot, 2005). Les fonctions du commerce et de la distribution ne se
limitent plus aux fonctions économiques, logistiques, financières, commerciales, marketing et
politiques. Ainsi, le point de vente dispose de bien d’autres fonctions de nature non
économique. Il est aussi un lieu d’interactions sociales, d’échanges, de flânerie et de loisir.
Ainsi, faire vivre aux clients des expériences originales cherchant à réenchanter leur
quotidien est devenu une priorité des distributeurs afin de marquer leur singularité face à une
concurrence rude qui a tendance à tout uniformiser.
1.2. Tentatives de résistance du commerce traditionnel de proximité
Parce que les nouveaux de vente constituent une menace au réseau traditionnel de
distribution puisque leur fonction ne se limite pas à la commercialisation des produits, le
commerce de proximité essaie, tant bien que mal, de s’organiser et de réagir pour contenir les
assauts de la distribution moderne. Ainsi, malgré le développement des réseaux modernes de
distribution, le commerce traditionnel résiste toujours du fait qu’il remplit, au-delà de sa
fonction économique, une mission quasi-naturelle de lien social. D’importantes franges de la
population des pays émergents (classes modeste et moyenne) restent attachées à leur épicier qui
entretient avec elles une relation personnalisée, veille à ce qu’elles soient servies et ne cherche
pas forcément à élargir son cercle de clientèle (Kaynak, Cavusgil, 1982). Il répond à des attentes
et des demandes sociales et culturelles que la distribution moderne ne réussit pas (encore) à
combler (Goldman, 1981 ; 1982 ; 2002). Les expéditions quotidiennes constituent une part
importante de la routine des consommateurs qui les amène à être en contact régulier avec le
commerçant et au-delà avec le monde extérieur (Savguc 1969). Les prix et les facilités de crédits
qu’il octroie renforcent son avantage concurrentiel par rapport aux acteurs du commerce
moderne surtout pour les ménages à faibles revenus.
Ainsi, le commerce traditionnel de proximité s’érige quasi-naturellement comme un acteur
économique et social nodal autour et via lequel s’organise la vie quotidienne et se tisse du lien
social. Il assure une multitude de fonctions allant de la distribution de biens et de service, à la
livraison (gratuite à domicile) et à l’octroi de crédits (gratuits). Il fait de son lieu de vente un
espace de rencontres et d’échanges habituellement investi par les riverains où il acquiert un
statut de confident, d’ami, voire de quasi-membre de la famille.
D’ailleurs, bien que les supermarchés aient conquis un bon nombre de clients, ces derniers
continuent à avoir recours au circuit traditionnel pour une partie de leurs achats (Goldman,
2001). Ce comportement d’adoption sélective (Goldman, 2001 ; 2002) est très courant dans
les économies émergentes. Au moment où une grande proportion de la population a adopté
l’achat en supermarché, seule une petite partie de ces « adhérents » y achète tous ses besoins en
produits alimentaires. En schématisant Le supermarché ou l’hypermarché est utilisé pour se
doter de produits sophistiqués ou raffinés alors que les magasins traditionnels continuent d’être
le recours prioritaire pour l’achat de produits.
Plusieurs recherches se sont intéressées à l’évolution du système de distribution dans les pays
émergents (Goldman, 1974 ; 1981 ; 1982 ; 2002 ; Kaynak, Cavusgil, 1982) ou en analysant
des pays spécifiques comme la Chine (Blois, 1989 ; Lo et al., 2001), la Russie (Huddleston,
1993), Cuba (Cerviño, Boonache, 2005), la Hongrie (Mueller et al., 1993). Toutefois, malgré
l’intérêt accordé à l’évolution du secteur de distribution dans ces marchés ainsi qu’aux stratégies
d’implantation des enseignes de distribution étrangères dans les pays émergents, les études
antérieures n’ont pas cherché à analyser l’évolution des comportements et des pratiques de
consommation locales de façon concomitante au développement du commerce moderne.
Afin de mieux cerner la symbolique des nouvelles tendances de consommation et d’achat
liées au développement de nouveaux concepts de vente dans les pays émergents, nous avons
choisi d’analyser le cas du Maroc, en menant une étude qualitative et à travers l’adoption d’une
démarche ethnométhodologique (cf. Encadré 1).
dans le chariot (rire). Et parfois tu trouves une personne avec un chariot de 2000 ou
3000Dhs"
"Un client type de Aswak Assalam, je dirais que c'est soit des clients tirés à 4 épingles
faisant leurs achats, soit des gens modestes ne faisant pas d'achats mais ils considèrent
la grande surface comme une sortie"
Les écarts existants entre les différentes couches sociales dans les pays émergents en
particulier, donnent lieu à des comportements de consommation et de magasinage très
différents y compris dans l’alimentaire. Ainsi des groupes de consommateurs ont quasiment
abandonné le réseau traditionnel pour se convertir au mode de distribution moderne comme
lieu d’approvisionnement principal, voire exclusif (classes moyenne et aisée) alors que le dernier
groupe n’y a accédé que plus tardivement et ponctuellement comme un lieu de détente et de
découverte.
- La distribution moderne source de gain de temps et de distinction sociale pour les classes
supérieures et moyennes
Les classes supérieures puis moyennes se sont converties assez tôt au réseau de distribution
moderne et en ont fait leur principale source d’approvisionnement. Les observations ont révélé
que les caddies de ces clients sont constitués de catégories de produits diversifiées, dont les
produits de première nécessité (alimentaire, nettoyage, etc), habituellement achetés dans le
circuit traditionnel. Ceci prouve bien l’adhésion de cette clientèle à ce mode
d’approvisionnement.
Le caddie des clients à revenu élevé contient aussi des produits qu’ils qualifient de « raffinés»
et qui ne font pas forcément partie des habitudes de consommation traditionnelles du pays (eau
minérale, surgelés, charcuterie, camembert, foie gras). Souvent, il s’agit de marques importées
de l’étranger (Lu, Président, etc) qui sont vecteurs de marquage social que l’on exhibe,
notamment lors du passage en caisse.
Cette catégorie de clientèle ne voit pas du tout l’activité de magasinage comme une sortie,
mais plutôt comme une obligation. Elle lui attribue un caractère purement utilitaire qui ressort
notamment dans la faible allocation du temps pour cette activité (Hirschman, Holbrook,
1982). D’ailleurs, pour ces clients, l’hypermarché idéal serait un magasin où on optimiserait le
temps. Ils n’hésitent pas à recourir à des outils pratiques, tels la préparation des listes d’achats,
constatée lors des observations réalisées et dans les réponses des interviewés. Par ailleurs,
l’observation de l’itinéraire de ces clients dans le magasin a révélé que cette catégorie de
consommateurs connaît bien son trajet et va directement aux rayons dans lesquels elle a
l’habitude de se rendre et ne cherche pas à « flâner » dans le point de vente. Ces personnes sont
précises dans leurs choix et leurs gestes. Elles sont familières avec ce type d’enseignes et ont
parfaitement intégré ce mode de distribution.
Exemples de verbatims :
"Je ne dépasse jamais une heure. C'est rapide je prends l'essentiel"
"D'abord je prépare une liste au préalable avant de partir. Je n'y vais pas comme ça sans
rien parce que j'oublie des choses"
"L'hypermarché idéal serait là où c’est bien étiqueté parce que des fois à la caisse elle
te dit : ah tiens ! Il n'y a pas la référence ! Donc ça fait perdre du temps…J’aimerais ne
pas trop attendre à la caisse, qu'il y ait toujours quelqu'un qui emballe… Il faut que
tous les appareils, pour les cartes et tout, marchent parce que parfois après avoir passé
tous les produits elle te dit non je peux pas prendre la carte ou ça ne marche pas"
"Mais l’idéal, grâce au sticker magnétique, les bornes, ou détecteurs, reconnaissent les
codes barres, chaque produit émet ses propres ondes, te sortent le ticket, tu vérifies et
tu payes"
Si les clients appartenant à ces classes sociales ont certes adhéré au réseau de distribution
moderne pour des raisons de praticité et de gain de temps, ils ne sont pas moins à la recherche
d’autres éléments symboliques.
De fait, la consommation est aussi un analyseur du jeu social de la distinction (Badot,
2005). L’activité de consommation assure une fonction d’expression de l’appartenance sociale.
Veblen (1899) a montré combien les habitudes de consommation étaient des indicateurs
d’identité de classe, des marqueurs de condition et de statut social et plus généralement,
d’identité individuelle et collective.
A travers le recours aux enseignes modernes, il s’avère que les clients aisés cherchent à
préserver une cohérence entre l’image qu’ils ont d’eux mêmes et celle qu’ils ont de l’enseigne.
Ce faisant, il s’agit pour eux de se différencier des classes inférieures et à exprimer une
appartenance et une identité sociale singulières. De façon concomitante à la fonction
catégorisation associée au commerce moderne, la fréquentation des enseignes modernes
constitue pour les clients issus des classes aisées une occasion de se retrouver entre eux, avec
leurs « semblables », et d’échapper au mélange des genres, en l’occurrence avec les classes de
niveau inférieur, ce que le commerce traditionnel n’offre pas. La présence de « cette » catégorie
plus modeste de consommateurs semble gêner certains clients de classe sociale supérieure qui
voudraient continuer à s’approprier le réseau de distribution moderne symbole de raffinement
et de valeurs de liberté, de modernité et d’hygiène.
Par conséquent, pour faire leurs courses en grande surface, ils choisissent les moments où il
n’y a pas une grande affluence. Ils évitent ainsi les week-ends et les après-midi, caractérisés par
la forte présence de la catégorie modeste, et préfèrent y aller au courant de la semaine ou dans
la matinée.
Exemples de verbatims :
"Les acheteurs viennent en semaine, parce qu’ils savent qu’il n’y aura pas autant de
bousculades, de personnes de passage"
"Je préfère faire mes courses le matin. Le matin il y a moins de monde"
"Marjane …c’est devenu comme le souk ces derniers temps"
"Si Marjane était un pays ça serait la Chine. Déjà il y a beaucoup de monde, c'est
beaucoup..."
- Les enseignes du commerce moderne comme porte d’accès à la consommation et à la
revalorisation de soi pour la classe modeste
Les catégories modestes considèrent la sortie dans les grandes surfaces comme un moment
de détente et de promenade. Elles y vont généralement en famille, pas forcément pour faire des
achats, mais plutôt pour se divertir et flâner. Cette catégorie de clientèle cherche aussi à
découvrir ce qu’il y a dans ces grands magasins dont elle a beaucoup entendu parler, et qu’elle
se représente comme un vrai temple de la consommation, qui renvoie une image d’opulence
accentuée par une véritable mise en scène de l’offre.
Les consommateurs des couches les plus modestes sont munis d’un panier, voire d’un
caddie, indispensable ustensile et symbole d’immersion dans l’expérience de consommation,
bien qu’ils se limitent généralement à quelques produits en promotion et autres menus achats.
Ils affichent leur accès à la consommation dans ce type de magasins en exhibant notamment le
sac à l’effigie de l’enseigne. Le circuit de ces clients au sein du magasin n’est pas structuré. Ils
vont généralement dans tous les rayons pour découvrir les articles et les prix. Les observations
ont révélé que certains clients peuvent passer des heures dans le magasin sans rien acheter. Le
temps ne constitue pas du tout une contrainte pour eux car justement ils y vont pour en
dépenser.
Exemples de verbatims :
"Les supermarchés j'y vais une fois tous les mois ou 2 mois… je n'y vais que les après
midis pour me promener 1 heure à 1h30…Marjane c'est pour la promenade, surtout
la promenade"
"...Il y a aussi des gens qui viennent pour la curiosité"
"Les clients qui sortent avec un sac Marjane, pour eux ça les différencie"
"Ils sont en famille même s’ils ont un petit panier. Ils passent beaucoup de temps, se
promènent… Vous trouvez un caddie est derrière vous voyez 4 ou 5 personnes"
"Il y a des gens qui viennent… pour se promener, parce qu’ils vont venir prendre une
glace. Ils en profitent pour acheter des petites choses, disons un caddie qui ne dépasse
pas les 200 dhs"
Les clients de la classe modeste ont longtemps été écartés des grandes surfaces qu’ils
perçoivent comme des magasins raffinés qui ne leur sont pas destinés, étant donné qu’ils ont
été presque exclusivement et sont encore majoritairement fréquentés par des couches plus
aisées. Pour elles, le fait d’avoir franchi les barrières psychologiques et sociologiques pour
accéder à ces lieux de consommation et de réaliser quelques petits achats est un acte fortement
chargé de sens.
Malgré leur revenu modeste, les parents sont contents de faire plaisir à leurs enfants en leur
achetant quelques confiseries ou de petits jouets. Il s’agit aussi d’un acte symbolique
d’accomplissement de soi par lequel ces individus essayent de compenser un manque ressenti
de moyens dans leur quotidien (Wicklund et Gollwitzer, 1982) comparé aux classes aisées.
Autrement dit, c’est un moyen de combler un sentiment d’exclusion longtemps perçu et vécu
par cette couche de la population, longtemps incapable d’accéder à la consommation. Ce
comportement résulte aussi d’un désir d’atteindre une image idéale de soi, reflétée par la
fréquentation des mêmes lieux que les catégories sociales supérieures.
A travers la fréquentation des nouveaux magasins, les catégories modestes cherchent donc
expressément à côtoyer une classe supérieure raffinée considérée comme inaccessible dans la vie
quotidienne, et avec laquelle elle n’a pas l’occasion de se mêler. Il s’agit d’un élément faisant
partie de l’objet de la sortie. Les entretiens nous ont révélé que ces consommateurs cherchent à
aller dans un hypermarché situé dans un quartier « chic » bien qu’il soit éloigné, et le préfèrent
à l’hypermarché portant la même enseigne mais situé dans une zone plus populaire où ils se
retrouveraient uniquement avec leurs semblables.
Exemples de verbatims :
"Marjane Salé, le fait qu'il soit vieux les gens se dirigent vers le nouveau"
"Le Dimanche ça change, on voit des gens de Témara par exemple, des environs de
Rabat. Ça fait partie un peu de leur promenade"
"Mais à vrai dire, dans les hypermarchés, ça commence à se mélanger. Tu trouves
même des personnes moins civilisées… L’hypermarché idéal serait…là où il y a des
gens raffinés "
2.2. :Les GMS, théâtre de bricolage de pratiques singulières de
consommation et de magasinage
En affectant les habitudes de consommation et en réorientant les pratiques d’achat,
l’expansion des formats de vente étrangers a provoqué/initié une hybridation culturelle. Cette
"… Aswak Assalam est entouré d'appartements donc les gens envoient leurs bonnes
pour faire des courses. C'est comme une épicerie du coin mais là c'est Aswak Assalam.
Par contre à Marjane les gens y vont eux même parce que c'est loin"
– Recherche de lien social et appropriation de l’espace dans les GMS
Les clients restent très sensibles à la convivialité que peut présenter un magasin aussi
moderne soit-il. Ce point est très apprécié et peut être à l’origine de la fidélité de certaines
personnes au point de vente.
Les gens issus d’une culture dans laquelle la vie sociale occupe une place importante
recherchent la rencontre et le tissage de liens interpersonnels y compris en allant faire leurs
achats. Les observations au sein des magasins ont démontré que les clients cherchent à parler et
à interagir avec les vendeurs, les caissières et les autres clients dans l’optique de s’informer, de
partager une expérience d’achat ou tout simplement pour (r)établir du lien social dans de
grandes villes comme Rabat où il a tendance à se déliter. Le magasin apparaît donc comme un
espace/lieu de vie et d’interactions sociales. Les schémas comportementaux développés avec le
commerce traditionnel sont reproduits et les valeurs culturelles associées à ce dernier sont
transposées et perpétuées avec les formats de distribution modernes.
En outre, la présence de caractéristiques telles que la proximité géographique du lieu de
résidence et l’accueil chaleureux dans certaines enseignes du commerce moderne suscite une
tendance à l’appropriation du lieu et de l’espace chez les magasineurs. Les différents
comportements observés en magasin et les entretiens avec les acteurs des deux magasins étudiés
en témoignent. Certaines personnes habitant à côté des supermarchés ne se gênent pas à s’y
rendre en tenue « décontractée » ou même en pantoufles pour la réalisation d’achats de
dépannage. Il est à souligner que ce comportement concerne essentiellement les grandes
surfaces alimentaires situées dans des quartiers résidentiels. L’hypermarché situé à proximité des
quartiers résidentiels apparaît ainsi comme une extension de chez soi et par conséquent autorise
une manifestation de pratiques de consommation familières et de logiques d’appropriation des
lieux héritées du commerce traditionnel et de la relation privilégiée avec l’épicier.
Exemples de verbatims :
"A Marjane, ils appliquent au mot la théorie d’Auchan, c’est-à-dire, on est la pour
servir la clientèle, mais pas pour l’accueillir… Ils y trouvent ce qu’ils veulent un point
c’est tout. Par contre nous, on établit des liens avec la clientèle. Et ça, ça plait. Au
Maroc on a encore besoin d’avoir un commerçant face à soi, de lui parler. C’est du
commerce c’est pas de la distribution"
" Moi j’ai toujours cette image, des gens qui viennent à Aswak Assalam en pantoufles,
chose qui n’existe pas à Marjane. On ne les voit pas arriver en pantoufles, on ne les voit
pas arriver n’importe comment, en pyjama. Ils se sentent chez eux, c’est l’épicier du
coin, mais à grande échelle "
Conclusion :
Le secteur de la distribution connaît de grandes mutations dans les pays émergents qui ont
des répercussions significatives à la fois sur la restructuration de l’appareil commercial dans son
ensemble et sur l’évolution à la fois des comportements d’achat et de fréquentation des
magasins des consommateurs locaux.
Cette recherche, a montré que dans le cas du Maroc, ce mouvement a été derrière
l’apparition de comportements hybrides, de l’émergence de pratiques de consommation
bricolées et de l’évolution de la symbolique de la consommation et du magasinage. Ces
mutations reflètent l’imbrication du besoin de modernité et de divertissement proposé par le
réseau de vente moderne et l’attachement aux habitudes et valeurs culturelles liées au commerce
traditionnel.
Les comportements diffèrent selon les catégories sociales. Ainsi, les classes supérieures et
moyennes se sont converties tôt au réseau de distribution moderne, se l’ont (symboliquement)
approprié et en ont fait leur principale source d’approvisionnement. Cette catégorie de clientèle
attribue à l’activité de magasinage un caractère utilitaire. Ces pratiques de magasinage, bien
qu’elles répondent à des besoins utilitaires, sont gorgées de sens symbolique. A travers le recours
aux enseignes modernes, il s’est avéré que les clients cherchent à se différencier des classes
inférieures et à exprimer une appartenance et une identité sociale singulière. Le magasin
constitue pour eux un lieu d’expression de soi et de marquage social. La présence de plus en
plus perceptible de la catégorie la plus modeste dans le magasin semble être indésirable par la
classe supérieure qui voudrait continuer à s’approprier le réseau de distribution moderne en
adoptant des stratégies d’évitement du mixage avec les classes sociales inférieures.
Pour les plus modestes, le fait de ne pas avoir les moyens de s’approvisionner dans les
grandes surfaces ne les empêche pas de les fréquenter. Cette catégorie de clientèle cherche à aller
dans un hypermarché pour des raisons qui ne relèvent pas systématiquement de l’optique
d’achat (flânerie, drague, …) et considère davantage la sortie dans les grandes surfaces comme
un moment de détente, de divertissement et de promenade en famille ou en groupe. Ces
consommateurs, préfèrent par ailleurs fréquenter un magasin situé dans un quartier « chic »
bien qu’il soit géographiquement éloigné à l’hypermarché à proximité portant la même
enseigne mais situé dans une zone plus populaire où ils se retrouveraient avec leurs semblables.
Ces personnes de classe modeste cherchent ainsi à rencontrer des gens appartenant à des
catégories supérieures qu’elles n’ont pas beaucoup l’occasion de côtoyer et avec lesquels elles
souhaiteraient s’afficher ou ressembler.
Les résultats de cette recherche amènent cependant à se poser des questions sur les
changements à venir de la distribution dans un pays émergent comme le Maroc. Certains
changements sont déjà perceptibles et présagent d’une modification plus substantielle du
paysage commercial marocain. Ainsi, l’apparition récente de nouveaux concepts qui allient
valeurs locales relevant de la tradition et exigences de la consommation moderne, comme
l’illustre le cas de la nouvelle chaîne de commerce de proximité « Hanouty(1)», soulève la
question de la pérennité du système de distribution duale actuel Ces nouveaux magasins
garantissent une grande qualité de service et des prix compétitifs, tout en respectant la
proximité et la convivialité tant réclamées par les clients locaux. Assiste-t-on ainsi à une
mutation structurelle qui conduira progressivement à l’extinction du commerce traditionnel
dans sa forme actuelle, ou bien ne sont-ce que les prémisses d’un sursaut résistant qui s’annonce
de la part de ce dernier ?
Le projet du ministère Marocain du commerce « Rawaj 2020 » qui vise à relancer et
moderniser le commerce intérieur, à travers le rééquilibrage des forces entre le commerce de
proximité et la distribution moderne (aujourd’hui le premier représente 91% en termes de
chiffre d’affaires de tout le secteur contre 9% pour le second) laisserait pencher pour la première
explication. En effet, ce projet tend à encourager les petits commerçants à s’organiser en réseaux
en s’inspirant du cas « Hanouty » et à mettre à niveau les épiceries existantes, moyennant des
incitations de la part de l’Etat. L’objectif étant d’accompagner les petits commerçants
indépendants pour les aider soit à se reconvertir, soit à se spécialiser ou, à défaut, au moins à se
moderniser.
Cependant, l’ambition affichée de faire passer le poids de la distribution moderne à 50% à
travers la reconversion ou la spécialisation du petit commerce, ne tient pas compte des
enseignements tirés d’études empiriques d’expériences similaires dans d’autres pays émergents
et qui montrent que le commerce moderne plafonne naturellement (pour des raisons de
comportements et de stratégies résistantes à la fois du commerce traditionnel de proximité et
de la part des consommateurs eux-mêmes à la recherche du lien social) largement en deça des
50% du secteur y compris dans des pays où la grande distribution moderne est apparue depuis
plus de trois décennies (Goldman, 1981).
Une réflexion de fond s’impose pour décider de la manière dont les distributions moderne
et traditionnelle devraient évoluer et cohabiter dans les pays émergents, et en l’occurrence au
Maroc, au regard des principaux résultats de cette recherche et des tendances stratégiques
d’évolution du secteur qui se dessinent aujourd’hui.
(1) Nouveau concept de distribution qui se positionne comme une chaîne d’épiceries modernes tout en préservant toutes
les recettes gagnantes du commerce de proximité. En plus de la proximité géographique, il conserve la traditionnelle
proximité entre le commerçant du quartier et son client, mais également la vente à crédit, principal atout des épiciers
en remplaçant le carnet par une carte monétique.
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