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Espace et territoire
Les bifurcations de la science régionale
Résumé
Trois phases se distinguent dans la réflexion sur l’espace et le territoire 1- Du début du XIXe siè-
cle à l’entre-deux-guerres, le domaine n’est abordé que par trois disciplines, la théorie économi-
que spatiale, la théorie de l’échange international et la géographie économique première manière.
Elles n’ont pas de rapports entre elles. 2- De 1930 à 1970, le développement inégal conduit la
plupart des sciences sociales à s’intéresser aux problèmes d’organisation de l’espace. La fonda-
tion de la science régionale, la prise en compte des mécanismes macro-économiques, la curiosité
nouvelle pour les économies d’échelle et externes rapprochent l’économie, la géographie écono-
mique (deuxième manière) et l’aménagement. 3- Depuis 1970, la faillite des recettes proposées
dans les années 1950 ou 1960 conduit à un changement profond de perspective : l’accent est mis
sur le développement par le bas, sur le rôle des localisations en grappe et sur l’économie de la
connaissance.
Un consensus est apparu sur un point essentiel : il faut explorer les structures territoriales dont les
hommes le dotent.
© 2008 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.
*
Adresse email : p.claval@wanadoo.fr
doi:10.3166/ges.10.157-184 © 2008 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.
158 Paul Claval / Géographie, économie, Société 10 (2008) 157-184
Summary
Three phases may be distinguished in the reflection concerning space and territory. 1- From the begin-
ning of the nineteenth century to the interwar period, this field was explored by three disciplines,
spatial economic theory, international trade theory and economic geography (first style). There were
no relations between them. 2- From 1930 to 1970, the discovery of unequal development led all social
sciences to develop an interest in spatial organization. The foundation of regional science, the explora-
tion of macroeconomic mechanisms and a new curiosity for scale and external economies made closer
economics, economic geography (second style) and planning. 3- Since 1970, the failure of the policies
developed in the 50s and 60s was conducive to a deep change of perspective : people now stress the
development from below, the role of clusters and the economy of knowledge.
There is a consensus on an essential point: it is necessary to explore the territorial structures deve-
loped by human beings.
© 2008 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.
Introduction
En lançant, il y a maintenant plus de cinquante ans, l’idée d’une science régionale, Walter
Isard invitait des disciplines qui s’ignoraient jusqu’alors à réfléchir sur un objet commun ;
il concevait la science régionale comme un carrefour, où des spécialistes de formation et
d’ambitions variées venaient se rencontrer. La situation n’a pas fondamentalement changé :
il y a toujours, dans le cadre de l’Association de Science régionale, des économistes, des
géographes, des aménageurs et des urbanistes, ainsi que, de manière plus sporadique, des
représentants d’autres sciences sociales, sociologie ou sciences politiques par exemple.
Parler de science régionale, c’est analyser les thématiques développées par des dis-
ciplines qui se sont ignorées jusqu’au milieu des années 1950, dialoguent depuis, mais
n’ont pas perdu leurs spécificités. Les savoirs qui caractérisent la science régionale sont
nés au XIXe siècle. Ils ont depuis connu deux bifurcations majeures.
L’idée de région telle qu’elle se présentait dans la première moitié du XXe siècle résultait
du croisement de trois approches essentiellement économiques, l’économie spatiale telle
qu’elle s’était développée depuis la première moitié du XIXe siècle, la théorie des relations
économiques internationales apparue à la même époque et la géographie économique.
La première bifurcation s’annonce dans le courant des années 1930 et se réalise dans
les années 1950, au moment où Walter Isard essaie de rapprocher les disciplines qui s’inté-
ressent à l’espace. Elle allie à l’économie spatiale et à la théorie de l’échange international
les résultats de la macro-économie. Les géographes, qui travaillent sur le thème régional
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navigables et près des villes (Dockès, 1969). Ces observations appartiennent à un genre
nouveau – la science caméraliste des auteurs allemands, la statistique, au premier sens du
terme. Il ne s’agit pas encore d’économie. La géographie a alors d’autres préoccupations
– établir la carte précise du monde (Godlewska, 1999).
La curiosité pour l’espace précède la plupart des sciences sociales modernes et leur
suggère des questions auxquelles elles cherchent à répondre : il en ira ainsi dans bien
des cas jusqu’au milieu du XIXe siècle. Les réflexions spécialisées s’alimentent à une
géographie qui n’en est pas encore une, et l’oublient très vite. Le second chapitre de
la Richesse des Nations traite « de la spécialisation du travail limitée par l’étendue du
marché », mais il n’est plus guère question d’espace par la suite dans l’économie poli-
tique que conçoit Adam Smith (1776). Dans les années 1840, Karl Marx puise dans le
fonds encore mal différencié des savoirs géographiques l’idée que l’opposition entre
ville et campagne a joué un rôle essentiel dans l’histoire, avant d’évacuer totalement,
comme Henri Lefebvre l’a montré il y a déjà trente-cinq ans, toute référence spatiale
dans la théorie qu’il élabore (Lefebvre, 1972).
Du terreau mal différencié des savoirs géographiques premiers qui alimentent les scien-
ces sociales en gestation, et l’économie politique plus particulièrement, trois familles de
savoirs relatifs à l’espace vont naître dans la première moitié du XIXe siècle : l’économie
spatiale, la théorie des relations internationales et la géographie économique dans sa pre-
mière version – trois types de savoirs qui n’ont aucun point commun.
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Je ne rappellerai pas ici la genèse de la théorie économique spatiale : elle est trop
connue. Elle appréhende l’espace de deux manières : comme un obstacle aux transports
et comme un facteur de production. C’est sur les effets de l’éloignement que l’accent
est mis successivement pour les productions agricoles (von Thünen, 1826), les produc-
tions industrielles (Launhardt, 1882 ; Weber, 1909) et les services (Christaller, 1933 ;
Lösch, 1938). L’espace de l’économie spatiale n’est pas homogène, mais celle-ci ne
s’intéresse pas aux formes de différenciation naturelle (on raisonne sur la plaine de
transport) et ignore l’existence de frontières. Elle n’introduit les dotations naturelles et
les Etats que comme des phénomènes secondaires, dont il faut bien tenir compte, mais
qui ne sont pas au cœur de la problématique.
La théorie de l’échange international est de nature différente (Ricardo, 1817). Elle fait
place, elle aussi, à l’espace de deux manières : comme facteur de production (les pays ont
des dotations inégales en facteurs) et comme collection de territoires nationaux séparés
par des frontières qui laissent passer les biens, mais pas les facteurs de production. Je
ne rappellerai pas le parti que Ricardo tire de ces hypothèses, mais la leçon à laquelle il
aboutit est capitale : chaque pays tire avantage de la spécialisation que permet l’échange
des produits, car il peut ainsi exporter une partie des facteurs dont il dispose en sura-
bondance et importer ceux qui lui manquent. Le résultat est de retarder le moment où la
économique ont des points communs, mais elles ne conçoivent pas l’éloignement dans
les mêmes termes : l’économie spatiale ne voit que son côté négatif, son rôle de frein ; la
géographie économique est plus sensible à la manière dont le génie humain organise les
relations et arrive à vaincre la distance. Par l’attention qu’elle accorde aux grands mar-
chés, elle attribue déjà un rôle à la communication, mais ne le théorise pas.
On aurait tort de croire que les réflexions sur l’aménagement du territoire et l’orga-
nisation des espaces urbains soient nées récemment. Elles sont inséparables des géo-
stratégies politiques – comment organiser la défense du territoire, disposer ses places
fortes, développer ses ports ? – et économiques – comment stimuler l’économie natio-
nale ? L’idée d’une intervention structurante sur l’espace est très présente chez Vauban
(Phlipponneau, 1959). Elle prend, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et au XIXe
une autre tournure : les moyens de transport nouveaux permettent d’apporter les avanta-
ges de la vie de relation facile à des espaces qui les avaient jusque-là ignorés. Aménager,
c’est dessiner des voies, organiser des réseaux. L’aventure se répète trois fois, pour les
routes et pour les canaux à partir de 1750, pour les chemins de fer à partir de 1840. Elle
prend une dimension internationale avec les canaux transocéaniques. Elle est à la base de
l’interventionnisme économique des Saint-Simoniens. Il suffit d’agir sur une des dimen-
sions des territoires pour y provoquer des restructurations en chaîne.
Les problèmes que posent les espaces urbains sont différents et en un sens, plus com-
plexes. Il convient, ici comme à l’échelle des régions et des nations, de tracer des voies
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nouvelles, des rues d’abord, puis des liaisons ferrées ou des dessertes par tramway. Mais ces
interventions, qui ouvrent de nouvelles aires à l’urbanisation, n’ont pas d’effet sur les espa-
ces déjà construits. Pour ceux-ci, Haussmann combine le tracé des voies, la mise en place de
réseaux d’adduction d’eau et d’égouts et la création d’espaces verts hiérarchisés.
L’accumulation de la pauvreté et des problème sociaux dans les zones que l’industriali-
sation modifie trop vite conduit à envisager la question d’une manière plus systématique.
Ne faut-il pas concevoir la ville comme un organisme ? Celui-ci ne connaît-il pas des
déficiences pathologiques ? C’est celles-ci qu’il faut repérer pour intervenir. Les actions
à mener doivent généralement toucher plusieurs domaines – la voirie, le logement, l’hy-
giène. Il faudrait également modifier les rémunérations – mais on sort de l’échelle urbaine,
et la concurrence économique interdit d’aller trop loin dans cette voie.
L’aménagement urbain tel qu’il est conçu par Patrick Geddes (1915) ou par les urba-
nistes à formation sociale de l’école française qui s’épanouit entre 1910 et la Seconde
Guerre mondiale (Berdoulay et Claval, 2001) repose donc sur l’idée qu’il faut saisir les
inteconnexions locales – « territoriales » - entre les phénomènes. Lewis Mumford y est
très sensible, qui essaie, au début des années 1920, de fonder l’aménagement sur une
théorie – malheureusement trop naïve – de la région (Mumford, 1922). L’utopisme qui va
souvent avec les nouvelles idées sur l’urbanisme empêche d’en tirer pleinement parti.
Il se développe, entre le début du XIXe siècle et les années 1930, d’autres savoirs sur
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l’espace, mais qui n’ont pas de dimension économique visible ou de retombées directes
sur l’aménagement.
La géographie humaine qui se construit dans les années 1880 et 1890 naît du croise-
ment de l’inspiration rittérienne, très visible aussi bien chez Ratzel en Allemagne que
chez Vidal de la Blache en France, et des interprétations sociales de l’évolutionnisme.
C’est cette seconde dimension qui explique la place centrale faite à la différenciation
naturelle des milieux et à la manière dont elle se traduit dans les distributions humaines
– mais on comprend très vite que l’environnementalisme qui prétend déduire des milieux
naturels la répartition des groupes et de leurs activités est insoutenable.
La géographie humaine tire alors sa substance d’une prise de conscience : les espaces
sont différenciés par des groupes qui n’y tirent pas parti de la même façon de l’environne-
ment ; ils n’ont pas le même genre de vie. Il en résulte une certaine organisation régionale
de l’espace, mise en évidence par les géologues dès la fin du XVIIIe siècle (Gallois, 1908). A
côté de la région naturelle et de son décalque humain, la région « géographique », Vidal de
la Blache et les Vidaliens découvrent d’autres formes d’organisation de l’étendue (Claval,
1998 ; Gallois, 1908 ; Vidal de la Blache, 1888 ; 1903 ; 1904) : il existe des régions agrico-
les, des régions industrielles, des régions caractérisées par leurs formes de sociabilité et des
régions développées autour des villes. Celles-ci jouent un rôle croissant depuis la mise en
place des réseaux ferrés : Vidal de la Blache en fait un thème central des recherches qu’il
mène au cours des dix dernières années de sa vie (Vidal de la Blache, 1910).
Ce que la géographie découvre, c’est l’existence, dans le domaine spatial, de faits de
structure – même si on n’emploie pas encore le nom. Les recherches menées concernent
surtout les espaces ruraux. Les monographies régionales consacrées à des espaces indus-
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triels ne manquent cependant pas – Gibert (1930) pour la Porte de Bourgogne, Perrin
(1937) pour Saint-Etienne – qui soulignent le rôle des réseaux de petites entreprises dans
le dynamisme économique des espaces analysés.
Dans la mesure où elle s’attache surtout aux phénomènes de classe, la sociologie ne crée
pas de perspective originale sur l’espace : les distributions qu’elle étudie ne sont que le reflet
de la division du travail. Certaines orientations ouvrent des perspectives plus originales.
L’idée que le contraste entre villes et campagnes constitue un problème social majeur
est présent dans la pensée sociale allemande au moins depuis Marx. Ferdinand Tönnies le
théorise en associant l’idée de Gemeinschaft, de communauté, au monde paysan, et celle
de Gesellschaft, de société, aux espaces urbains (Tönnies, 1944/1887). La réflexion de
Georg Simmel et celle de Max Weber sont plus axées sur la grande ville.
Emile Durkheim découvre l’ouvrage de Tönnies peu après sa publication : c’est le
point de départ de sa morphologie sociale (Jones, 1993). Tönnies soulignait l’opposition
des formes de sociabilité entre ville et campagne. Durkheim y voit le résultat de l’inégale
densité des populations (Durkheim, 1893). Il précise : de l’inégale densité morale.
une partie de son inspiration de la réflexion allemande sur la grande ville, mais elle innove
lorsqu’elle met en évidence la complexité de l’architecture sociale des villes, faites de com-
munautés en compétition pour l’espace, et qui se chassent mutuellement : dans un espace
urbain, la répartition des classes ne s’explique pas par la seule division du travail.
Maurice Halbwachs croise morphologie sociale et écologie urbaine (Halbwachs,
1938). Il creuse l’idée de densité morale en se penchant sur la manière dont les repré-
sentations sociales pèsent sur les distributions, et dont la mémoire s’associe aux lieux
(Halbwachs, 1925 ; 1941).
Dans le concert des curiosités relatives à l’espace qui se développent dans la seconde
moitié du XIXe siècle, les sciences politiques sont à peu près absentes. C’est que leur
genèse est tardive : pour former les hommes d’état à leurs responsabilités futures, on
s’est longtemps contenté d’enseigner le droit constitutionnel et de tirer de l’histoire des
leçons pour le présent et pour le futur.
L’idée que l’espace offre des structures qui modèlent les évolutions politiques, qui
les retardent ou qui les accélèrent, ne mûrit guère avant les années 1910 (Favre, 1989).
Elle est liée aux échecs qu’André Siegfried rencontre lorsqu’il est candidat aux élections
législatives. Il prend conscience de l’ancrage profond des convictions de droite dans la
France de l’Ouest (Siegfried, 1913).
C’est à peu près à la même époque que Max Weber propose une analyse sociologique
du pouvoir qui permet de prendre en compte la diversité de ses formes, de sa distribu-
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tion, et de son impact sur l’espace (Weber, 1971 ; 2004) : en opposant le pouvoir pur
à l’autorité légitime, en distinguant les trois sources de celle-ci, la tradition, la raison
ou le charisme du chef, et en se penchant sur les diverses formes de l’influence, c’est
à une géographie différenciée des effets du pouvoir qu’il invite. Il bâtit une théorie de
l’organisation sociale qui est susceptible d’éclairer l’organisation spatiale – mais il faut
un demi-siècle pour que ces possibilités soient exploitées.
Les réflexions sur la domination que Gramsci mènent de sa prison vont un peu dans le
même sens, mais ne conduisent pas, non plus, à une mise en œuvre immédiate.
à Kropotkine (la seconde partie de la phrase) qu’à Marx. Il faut attendre les années 1940
pour que la réflexion sur les « complexes régionaux de forces productives » prennent
vraiment son essor (Saushkin, 1962). Elle ne joue qu’un rôle mineur dans les décisions
prises : le volontarisme des dirigeants fait que ceux-ci n’attendent pas des études écono-
miques un cadre qui puisse éclairer leur action.
La Seconde Guerre mondiale rend plus nécessaires encore les interventions : les études
soulignent la généralité des phénomènes d’inégal développement – dont on prend pour
la première fois conscience à l’échelle internationale ; la reconstruction implique des
actions massives dans les secteurs où les destructions ont été les plus graves.
A l’aménagement du territoire à l’échelle des régions et à celle des nations s’ajoutent les
problèmes que connaissent les villes : la croissance est stimulée par l’essor démographique et
par les excédents de main-d’œuvre rurale que crée la mécanisation des campagnes ; l’usage de
l’automobile rend possible l’étalement, mais entraîne très vite la congestion des centres.
Même dans des pays de tradition libérale, l’idée que la puissance publique se doit
d’intervenir trouve désormais des défenseurs. C’est dans ce contexte que naît la science
régionale. Elle réunit des chercheurs venus de disciplines variées. Ils apportent des
connaissances en plein renouvellement.
Par rapport à d’autres sciences sociales, l’économie dispose d’un triple avantage ; (i)
les connaissances qu’elle développe ne sont pas seulement descriptives ; elles peuvent
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prendre une valeur prescriptive ; (ii) avec la théorie spatiale et celle de la spécialisation
internationale, elle dispose de moyens éprouvés d’interprétation des distributions spatia-
les ; (iii) la macro-économie réapprend à penser l’économie comme faite d’ensembles
soumis à des mécanismes globaux (Keynes, 1936).
L’intérêt pour la théorie de la spécialisation territoriale renaît entre les deux guerres
mondiales grâce aux recherches de Heckscher (1949/1919) et de Ohlin (1932). Leurs
résultats, formulés d’abord en Suède, sont diffusés aux Etats-Unis grâce à Ohlin. Paul
Samuelson conduit la recherche un pas plus loin au lendemain de la guerre (Samuelson,
1948 ; 1949). Les conclusions ainsi obtenues semblent conforter les thèses du libéralisme,
puisque l’égalisation du prix des facteurs de production, gage de l’efficacité globale maxi-
male, résultera automatiquement de l’échange si rien ne vient gêner celui-ci.
La théorie spatiale s’affirme grâce aux travaux que Walter Christaller (1933) et August
Lösch (1938) consacrent aux lieux centraux, et grâce à la formulation théorique que
celui-ci sait donner à l’ensemble (Lösch, 1940). En France, Claude Ponsard offre une syn-
thèse magistrale de cet aspect de la pensée économique en 1955, et en retrace l’histoire en
1958. Les travaux de Hotelling (1929) jouent un rôle central dans cette restructuration.
L’idée de mobiliser les résultats de la macro-économie au niveau régional est déjà
présente chez Walter Isard en 1951 (Isard, 1951 ; 1956). Cette orientation s’affirme rapi-
dement dans la seconde moitié des années 1950 et dans les années 1960. Elle s’accom-
pagne d’une réflexion sur les effets multiplicateurs de l’investissement ou du commerce
extérieur. Les résultats proposés peuvent s’appliquer à toutes les échelles – celles de la
ville, de la région ou de l’Etat. En France, c’est Jacques-R. Boudeville qui s’illustre le
plus dans ce domaine (Boudeville, 1961 ; 1962 ; 1963 ; 1966 ; 1968).
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démonstration, sur la faiblesse de l’épargne et les cercles vicieux qu’elle entraîne, sur le
gaspillage que constitue une épargne-travail qui demeure inutilisée, ou sur les conditions
à réunir pour que réussisse le décollage et l’accès à la phase de croissance entretenue qui
caractérise les pays industrialisés modernes. Les interprétations de l’inégal développement
s’appuient largement sur ces orientations (Austruy, 1965 ; Higgins, 1959).
Certains regrettent que les conditions de la concurrence imparfaite ou monopolisti-
que, pourtant analysées par E. H. Chamberlin (1933) et J. Robinson (1940) dès avant
guerre, ne soient pas davantage prises en considération – ce qui montre que beaucoup
de chercheurs n’ont pas encore pris pleinement conscience du rôle de l’information
dans la vie économique.
Beaucoup d’économistes sont conscients des limites des interprétations proposées.
C’est à la théorie de la spécialisation internationale que l’on s’en prend surtout, car elle
parle d’égalisation des chances à un moment où les écarts se creusent dangereusement.
En 1955, Perroux souligne cette faiblesse en proposant une théorie des pôles de crois-
sance qui prend le contre-pied des positions généralement admises – mais sans vrai sup-
port théorique, malgré le nom. La mise en œuvre des modèles macro-économiques est
possible dans ce cadre, comme le souligne Boudeville.
Les plus fortes critiques viennent des pays en voie de développement : on a le senti-
ment que les actions internationales qui commencent à s’esquisser ne sont pas à la mesure
des problèmes à résoudre. Raùl Prebisch (1964) donne le ton : la détérioration des termes
de l’échange dont souffrent les pays en voie de développement entre 1953 et 1968 fait
plus qu’annuler les transferts internationaux effectués en leur faveur. Pour résister à cette
détérioration et maintenir son niveau de vie, un pays comme la Nouvelle-Zélande double
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son troupeau ovin en 15 ans – mais peu de pays ont des disponibilités en terre et en savoir-
faire qui permettent des croissances aussi spectaculaires.
La critique se fait plus virulente lorsqu’elle devient marxiste. L’avènement du capi-
talisme n’a-t-il pas résulté de l’accumulation primitive, qui a conduit l’Europe à s’en-
richir aux dépens du reste du monde entre 1500 et 1800 et à créer les disponibilités en
capital indispensables à son industrialisation ? Il est facile de tirer de Lénine et Rosa
Luxembourg une théorie de l’impérialisme qui renouvelle, au début du XXe siècle, l’ana-
lyse que Marx avait déjà esquissée de l’exploitation des périphéries. Le seul défaut de la
théorie du développement du sous-développement qui s’élabore ainsi (Frank, 1970), c’est
de prendre naissance au moment où certains pays d’Extrême-Orient – la Corée, Taiwan,
Hong-Kong, Singapour – réussissent leur décollage.
Certains économistes se demandent si pour aller plus loin dans la compréhension des
dynamiques territoriales, il ne convient pas de remettre en cause les principes d’analyse
jusque-là employés. C’est la signification de l’article où François Perroux propose, en
1950, de distinguer trois étages dans l’étude des phénomènes spatiaux : celui des réa-
lités observables, de l’espace géographique ; celui des réseaux qui l’arment, et qui sont
constitués par les entreprises ; celui des plans – un espace de représentation donc – où
s’élaborent les stratégies et les projets de mise en valeur. L’impact immédiat de cet article
Les géographes se penchaient depuis trop longtemps sur les réalités régionales pour ne
pas participer pleinement à l’aventure de la science régionale. Cela les conduit à rompre
avec les deux sous-disciplines qu’ils avaient jusqu’alors consacrés à ces problèmes : la
géographie économique telle qu’elle était pratiquée depuis les années 1880 (malgré les
efforts louables de modernisation de celle-ci auxquels se livrent, au début des années
1950, Jean Chardonnet – 1953 - et dans une certaine mesure Pierre George - 1950), et la
géographie régionale, surtout descriptive, qui était au cœur de la discipline depuis 1900.
Les géographes se tournent vers la théorie spatiale et se plongent avec délices dans les
modèles de von Thünen, de Weber ou de Christaller. Von Thünen et Weber leur expli-
quent la formation des régions agricoles ou industrielles spécialisées. Christaller éclaire
la genèse des réseaux urbains : c’est à la structure et au fonctionnement de ceux-ci que les
collègues se consacrent le plus volontiers en Europe aussi bien qu’aux Etats-Unis.
Les autres composantes de l’économie à orientation spatiale les retiennent moins : les
travaux américains ou anglais ne les ignorent pas, mais leur intérêt ne date bien souvent
que de la publication de l’ouvrage de Boudeville qu’éditent les Presses de l’Université
d’Edimbourg (Boudeville, 1966). Je pense être alors le seul à essayer d’exploiter systé-
matiquement ces aspects (Claval, 1968).
Une nouvelle géographie économie se constitue. Se confond-elle avec l’économie
spatiale, même si elle lui doit une grande partie de son inspiration ? Non ! Pour com-
prendre ce que la géographie apporte alors de spécifique à la science régionale, rien de
mieux que d’analyser un article très caractéristique : celui qu’Edward Ullman publie
en 1958 dans les Papers and Proceedings of the Regional Science Association. Il y étu-
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die l’organisation régionale des Etats-Unis. Au point de départ de son étude, une carte
déjà ancienne, celle du trafic ferroviaire aux Etats-Unis en 1929 (la concurrence rail/
route a permis, à partir de cette date, aux compagnies de ne plus fournir de statistiques
en ce domaine). Deux ensembles s’y distinguent : le Nord-Est, avec des flux intenses,
qui se croisent en tout sens ; le reste des Etats-Unis, où les transports sont moins denses,
et où les marchandises vont de préférence vers le Nord-Est ou en viennent. Ce Nord-Est
coïncide avec l’Industrial Belt mis en évidence par le géographe suédois Sten de Geer
entre les deux guerres mondiales (Geer, 1927). Les cartes de potentiel de population
et de revenus élaborés par Stewart et Warntz (1958) puis par Warntz (1964) soulignent
que les zones où ils sont les plus forts – ceux dont l’accessibilité est donc maximale –
couvrent également le Nord-Est (et la Californie).
Ullman met donc en évidence un fait ignoré par les économistes, et qui prolonge les
travaux de géographie régionale classique : l’existence, au sein d’espaces nationaux,
de deux types de régions, (i) les aires centrales, à économie complexe où agriculture
intensive, industries diverses (de transformation en particulier) et services s’accumu-
lent et (ii) les espaces périphériques où les régions sont spécialisées et se contentent
souvent de fournir des matières premières ou de l’énergie au premier ensemble. Le
secret des aires d’économie complexe, c’est d’attirer les activités grâce aux écono-
Economistes et géographes ne sont pas les seuls à s’interroger sur le rôle de l’espace
dans le fonctionnement des sociétés humaines. Le rôle des villes est un sujet fréquent
de préoccupation : des sociologues, comme Jean Remy (1966), des historiens, comme
Robert S. Lopez (1963), des spécialistes de l’information, comme Richard Meier (1965),
font leur l’opinion d’un économiste comme Shigeto Tsuru (1963), pour dire que les vil-
les sont essentiellement des carrefours. La sociologie urbaine, longtemps spécialité amé-
ricaine (Grafemeyer et Joseph, 1979), intéresse de plus en plus les Européens (Remy,
1966 ; Ledrut, 1968), cependant que la fin des paysans aide à comprendre ce qui faisait la
spécificité des sociétés traditionnelles (Mendras, 1967).
Les sciences du social cessent de ne s’intéresser qu’aux classes. L’anthropologie
conçoit les sociétés qu’elle étudie comme faites de réseaux de relations institutionnalisées
et codifiées : comme le montre admirablement Jacques Maquet (1971) pour l’Afrique,
les grammaires qu’elles savent mettre en œuvre ne sont pas partout les mêmes. Elles
disposent au minimum de la langue de la famille (alliance et descendance) qui s’allonge
jusqu’à incorporer tous les membres de la tribu ; la plupart savent également jouer sur
les associations ; les échanges reposent souvent sur des marchés – mais dont le fonc-
tions (des bureaucraties) et celles qui reposent sur des formes plus ou moins rationalisées
d’autorité (Etzioni, 1964 ; 1968).
Une telle analyse des rapports entre espace et société met l’accent sur la diversité des
formes que revêt le pouvoir – l’institutionnalisation a pour but de canaliser et de contrôler
les aspects qu’il prend dans les divers types de relations (Claval, 1973 ; 1978). On voit
déjà pointer l’idée de gouvernance.
pas une théorie ; c’est tout au plus un vœu pieux – mais cela indique les orientations que
prend désormais la réflexion.
Pour comprendre les traits dominants de celle-ci, il convient d’analyser d’abord les
mutations que le monde est en train de subir : la globalisation induite par le progrès
des moyens de transport et de communication, les bouleversements des infrastructures
de réseaux qui en résultent, la nouvelle articulation des filières productives qui se des-
sine, et le passage de l’économie d’offre qui dominait depuis 1945 à une économie de
demande, avec comme corrélat la concurrence avivée et la nécessité, pour les entrepri-
ses de faire fond sur l’innovation.
Les trente années qui suivent la Seconde Guerre mondiale voient se multiplier les innova-
tions dans le domaine des transports et des communications : l’obstacle de la distance dimi-
nue, les économies se trouvent rapprochées (Claval, 2003). Certains annoncent même la fin
de la géographie ! C’est aller un peu vite : les distributions sont profondément modifiées, mais
éloignement et proximité continuent à jouer un rôle, même si ce n’est pas de la même façon.
Il y a d’abord révolution dans les transports de masse grâce à l’augmentation du tonnage
des navires de transport, minéraliers et pétroliers en premier lieu, à l’augmentation de la
section des oléoducs et des gazoducs, et à la construction de lignes à très haute tension. Il
est désormais possible de mettre partout en œuvre des formes concentrées d’énergie – et les
produits qu’elles permettent de fabriquer, fertilisants et pesticides en particulier.
Paul Claval / Géographie, économie, Société 10 (2008) 157-184 171
dants les plus éloignés. Les messages ne cheminent plus sur des arbres hiérarchisés, mais
sur un écheveau de lignes où des logiciels leur font prendre l’itinéraire le moins chargé.
Les révolutions techniques des transports et des communications sont responsa-
bles du rapetissement du monde. Elles le sont aussi de sa restructuration : c’est la fin
des hiérarchies complexes ; deux niveaux suffisent désormais, le local et le général.
Cela se lit dans l’organisation actuelle des infrastructures de télécommunication ;
cela se marque aussi dans les structures destinées à assurer des contacts – les réseaux
urbains. Ceux-ci sont comme aplatis, réduits à deux niveaux, le local et celui qui
accède au reste du monde – celui des hubs des réseaux aériens qui est aussi celui des
métropoles (Claval, 1987).
La révolution des transports et des communications a ainsi des effets contradictoi-
res : dans la mesure où elle assure à tous les points un accès satisfaisant aux réseaux
généraux de télécommunications et de transports rapides, elle pousse à la contre-urba-
nisation. Dans la mesure où les contacts urgents entre partenaires éloignés ne peuvent
se dérouler que dans des centres importants, elle conduit à la métropolisation. Les gran-
des villes disposent désormais de l’essentiel des avantages dont bénéficiaient naguère
les aires centrales des espaces économiques. La métropolisation fait donc échec à la
tendance à la concentration dont on annonçait volontiers, dans les années 1950, qu’elle
ne cesserait de s’accentuer (Claval, 1987 ; Lacour et Puissant, 1999). Des villes globa-
les dominent la scène mondiale (Sassen, 1991).
Avec la facilité accrue d’accès aux avantages de la forte centralité qu’assure la métro-
polisation, l’essor des espaces périphériques devient plus facile. L’opposition entre espa-
ces industrialisés et espaces en voie de développement s’estompe.
172 Paul Claval / Géographie, économie, Société 10 (2008) 157-184
On sait quels efforts ont été effectués en France, à partir de 1955, pour décentraliser les
activités industrielles. Les résultats n’ont pas été négligeables, mais ils n’ont pas répondu
aux attentes : le but était d’attirer les activités vers les zones en retard de l’Ouest, du
Massif Central et du Sud-Ouest. Les emplois décentralisés boudent ces espaces ; ils s’ins-
tallent pour l’essentiel dans un cercle d’un rayon de 250 km autour de Paris.
Les travaux de Törnqvist (1968 ; 1970) donnent la clef de ce type d’évolution. Il est
possible, dans une filière qui produit des articles manufacturés, de distinguer plusieurs
segments : en amont, celui qui assure le ravitaillement des usines en énergie et en matiè-
res premières ; au centre, celui où l’article est élaboré en passant d’atelier en atelier et
d’usine en usine ; à l’aval, celui qui a trait à la distribution.
Le segment où les activités de fabrication prennent place exige des contrôles nom-
breux : contrôle du personnel, de sa fiabilité, de ses performances ; contrôle des pièces
détachées et des opérations de montage si l’on veut obtenir une production de qualité. Ces
contrôles demandent des contacts directs. Dans une entreprise, il est difficile d’exiger des
cadres qu’ils se déplacent en permanence. Ils acceptent de le faire sans rechigner lorsque
cela se fait dans la journée.
décentralisation ou de relocalisation.
La révolution des télécommunications supprime un certain nombre de contrôles
(on peut régler les machines à commande numérique à distance) ; celle des transports
rapides allonge le rayon accessible en 24 heures, qui passe de 250 à 1 500 km au
moins. Le segment de fabrication des filières productives cesse d’être généralement
limité à un seul Etat (Claval, 1987). Les entreprises peuvent facilement le faire écla-
ter si on leur impose des contraintes qu’elles jugent inadmissibles. La globalisation
entraîne donc une diminution très significative des possibilités d’action des Etats en
matière économique.
3.3. Le passage d’une économie dominée par l’offre à une économie dominée
par la demande
Une partie des énergies du monde d’après-guerre est tournée vers la reconstruction. Au
fur et à mesure que la production augmente, de nouvelles couches de la population accè-
dent aux consommations de masse : elles sont enchantées de disposer de réfrigérateurs,
de machines à laver, de voitures. Tout ce qui est produit trouve facilement acquéreur.
L’économie est dominée par l’offre.
Les conditions de marché changent à partir de 1970. Une grande partie de la popu-
lation est déjà équipée. On ne vit plus dans une société de pénurie. Les consommateurs
deviennent plus exigeants. Aux entreprises de répondre à leurs attentes ! Plus question de
se contenter du même produit que le voisin. La demande se différencie. La compétition
s’avive : la qualité des produits devient l’argument décisif de vente.
Paul Claval / Géographie, économie, Société 10 (2008) 157-184 173
Le problème essentiel pour les entreprises, c’est désormais d’innover en permanence pour
rester compétitives : toute la géographie économique s’en trouve bouleversée. On découvre
que cette quête de la compétitivité passe très souvent par le regroupement, en grappes, en
clusters, des activités productives : effet paradoxal de la concurrence que la globalisation
avive ! R. Kloosterman et R. Boschma résument ainsi la mutation qui en résulte :
«By analyzing the local and regional sources of innovation and learning, ‘soft’ aspects
such as institutions, embeddedness, trust, social capital and complex forms of gouver-
nance are explored. This rephrases the nexus between global and local and in doing so,
undermine the myth of the death of distance» (Boschma et Kloosterman, 2005, p. 393).
Comme le montrent ces auteurs, les économistes intègrent désormais toute une série
de notions qu’ils avaient jusque-là négligées : ils deviennent sensibles au rôle de la
confiance, s’interrogent sur l’impact du capital social sur les performances locales ou
régionales, explorent les interdépendances non-marchandes et s’attachent aux échanges
tacites de connaissances. Tout cela suppose qu’ils fassent leurs des manières d’appréhen-
der l’espace qui étaient jusque-là surtout le propre des géographes régionaux (les structu-
res sociales locales), des sociologues (les réseaux institués ou spontanés de relations) ou
les politologues (l’imbrication des jeux de pouvoir et les formes de gouvernance).
Les années 1970 sont celles du désarroi : les recettes proposées par la science
régionale depuis le milieu des années 1950 se révèlent de plus en plus inefficientes.
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Lefebvre (1974) et de Michel Foucault (1976), c’est aux jeux du pouvoir dans l’espace
que s’attachent désormais les chercheurs. C’est à Foucault (1966) qu’ils doivent aussi
l’idée d’analyser la science comme un discours, et à Derrida (1967) qu’ils empruntent les
procédés de la déconstruction : les sciences sociales subissent un tournant linguistique.
Elles ne croient plus aux grands récits ; elles se font plus modeste – c’est le tournant cultu-
rel - et plus sensibles aux réalités locales – c’est le tournant spatial (Claval, 2007).
Sous l’impulsion de Paul Krugman, l’économie géographique prend une forme
moderne (Krugman, 1980 ; 1991 ; Fujita et al., 1999). Elle rend à la fois compte de la
mobilité des biens et de celle des facteurs de production. Le modèle de Dixit-Stiglitz-
Krugman explique le commerce interrégional. Complété par les modèles de gravitation
et le jeu des coûts de transfert, il rend compte des structures centre/périphérie et montre
comment évoluent les inégalités régionales. Les modèles classiques de la concurrence
spatiale, ceux de Hotelling et de Cournot, complètent le tableau. L’économie géographi-
que est alors capable d’expliquer l’ampleur et les déterminants de la concurrence spatiale.
Comme l’indiquent dans leur récent manuel P.-Ph. Combes, Th. Mayer et J.-F. Thisse,
l’économie géographique telle qu’elle s’élabore depuis trente ans privilégie les « dimen-
sions macrospatiales, laissant de côté les aspects microspatiaux pourtant susceptibles de
jouer un rôle important dans les phénomènes étudiés » (Combes et al., 2006, p. 381).
La réflexion sur la région fait donc appel à des notions empruntées à des sciences qu’elle
ignorait jusque-là, sociologie, anthropologie ou science politique.
C’est de cette effervescence de la réflexion théorique que sortent les développements
qui s’imposent dans les années 1980 et dominent les années 1990.
La percée se précise dans les années 1980. Elle vient de la réflexion que mènent un cer-
tain nombre de chercheurs italiens, A. Bagnasco (1977), G. Garofoli (1983), G. Becattini
(1987 ; 1989) et Camagni (1991), sur la troisième Italie et le rôle qu’y jouent les petites et
moyennes entreprises à la base des districts industriels – ce qui remet au goût du jour les
analyses de Marshall. On commence à prêter attention aux travaux français qui montrent
la permanence, jusqu’à aujourd’hui, de ce type de structures (Houssel, 1978).
En France, Philippe Aydalot fonde en 1984 le GREMI, aujourd’hui GERI (Groupe
d’Etude et de Recherche sur l’Innovation) qui regroupe des chercheurs français, suisses
ou italiens (Aydalot, 1976 ; 1986 ; Maillat et Perrin, 1992). Son action est proche de celle
de Néerlandais comme Jan Lambooy (1984). Ce groupe souligne que le dynamisme local
résulte de la présence de milieux innovatifs, dont il essaie d’expliquer la genèse et le fonc-
tionnement (sur les milieux innovatifs, voir aussi Asheim, 1996 ; Braczyk et al., 1998).
Dans le même temps, les géographes californiens, Alan Scott ou Michael Storper,
tirent parti à la fois des travaux sur les districts industriels et de ceux sur le rôle des
transactions dans la vie économique (Scott et Storper, 1986). Des travaux parallèles sont
menés ailleurs dans le monde anglo-saxon par Piore et Sabel (1984). La consécration
Paul Claval / Géographie, économie, Société 10 (2008) 157-184 175
vient avec la publication que Porter consacre en 1990 aux grappes d’activités (clusters).
Georges Benko et Alain Lipietz professent, en France, des idées assez proches – mais qui
ne considèrent pas le rôle de la demande comme déterminant (Benko et Lipietz, 1992 ;
2000). L’équipe grenobloise animée par Pecqueur et Courlet (Pecqueur, 1992 ; 1996 ;
Courlet et Pecqueur, 1992 ; Courlet et Dimou, 1992 ; Courlet, 2001), qui travaille en
collaboration avec celle de J.-P. Gilly a Toulouse, parle plutôt de Systèmes Productifs
Locaux. Le groupe animé par Courlet en repère 220 en France.
Une idée d’ensemble de l’évolution se dégage de ces recherches : on assiste au
passage du mode fordien d’accumulation, fondé sur les économies d’échelle (econo-
mies of scale) que permet la grande entreprise livrant un produit unique, à un mode
post-fordien, bâti sur les économies de perspectives (economies of scope) qui jouent,
pour s’imposer, sur les transformations de différents types de produits (Boschma
et Kloosterman, 2005, p. 392). Dans le monde post-fordien, la proximité joue un
rôle essentiel, car c’est elle qui permet l’instauration d’un climat de confiance et la
mise en œuvre du capital social lié aux réseaux de relations déjà en place (embed-
dedness) ; à travers elles, ce sont les interdépendances non-marchandes qui influent
sur les résultats de la gestion ; dans un milieu restreint et où la confiance règne, les
échanges de connaissances tacites jouent un rôle de premier plan.
entrepreneurs à tirer parti de pools de main-d’œuvre dont les salaires sont flexibles.
C’est sur les transformations de la demande que la plupart des auteurs insistent pour-
tant. Ils montrent ainsi comment le local et le régional peuvent être des facteurs de dyna-
misme et conduire à la formation de noyaux et de grappes d’entreprises (clusters), de dis-
tricts industriels, de systèmes productifs locaux, de milieux innovants. Ces notions sont
voisines et se chevauchent quelque peu. La formation de ces groupements locaux repose
sur un certain nombre de mécanismes, que l’on apprend à expliciter. L’idée d’externalité
s’affine ainsi : aux externalités de Marshall, connues depuis longtemps, s’ajoutent les
externalités de Jacobs, d’Arrow et de Romer.
Ce qu’il y a de nouveau dans ces travaux, ce n’est pas seulement la mise en évidence
des effets de proximité ; c’est l’attention enfin accordée à la connaissance. L’espace n’est
plus simplement traversé par des flux d’informations. Il est ponctué par des lieux où la
mémoire s’accumule, où les connaissances se créent et et où elles se perpétuent. Quels
ingrédients faut-il pour y parvenir ?
3.6. Depuis la fin des années 1990 : les critiques du nouveau régionalisme
Les districts industriels, les grappes d’entreprises, les systèmes productifs locaux et les
milieux d’innovation fournissent aux gouvernements confrontés à la désindustrialisation
de nouveaux schémas d’intervention. Au lieu de mettre l’accent sur les grandes entre-
prises, pourquoi ne pas parier sur les PME, si celles-ci se montrent plus dynamiques ?
Pourquoi ne pas tirer parti des districts qui existent pour les aider, leur fournir de nou-
veaux financements, dynamiser leurs capacités innovantes ?
176 Paul Claval / Géographie, économie, Société 10 (2008) 157-184
systèmes enracinés (embeddedness), c’est de ne pas assez prendre en compte les relations
extra-locales qu’entretiennent toutes ces unités, et que l’évolution récente a multipliées.
Comme le souligne Doreen Massey, on assiste à une globalisation des lieux (Massey et
Jess, 1995): ceux-ci ne sont plus séparés des niveaux supérieurs par tout une série d’inter-
médiaires de communication faisant écrans ; ils vivent au rythme des mutations globales.
On parle de glocalisation. La nature des territoires est donc en train de changer.
3.7. Une double réflexion sur la nature des territoires et sur celle des informations
qui comptent dans le domaine économique
La bifurcation dans les approches régionales que nous essayons de caractériser résulte
d’une réflexion nouvelle sur la nature de l’information que la vie économique mobilise, et
sur la nature des espaces de petite dimension – des territoires si l’on veut.
Enrichissement des notions relatives à l’information : les économistes avaient ten-
dance à traiter celle-ci comme un ensemble non structuré de messages indépendants ; ce
que l’on étudiait, c’était le coût de transfert de ces messages d’un support à l’autre, d’un
individu à l’autre (rôle des médias utilisés, oralité, écriture, médias modernes, internet),
d’un lieu à l’autre. Mais l’information est organisée. Celle qui intéresse l’entreprise est
d’abord faite (i) de nouvelles de marché – messages souvent courts, très standardisés, et
relativement faciles à transmettre ; ce qui compte ensuite, ce sont (ii) les savoir-faire que
doivent maîtriser ceux qui mettent en œuvre les outillages et équipements existants ; ce
sont (iii) les connaissances techniques qui permettent de concevoir les équipements et de
les produire ; ce sont (iv) les savoirs scientifiques qui donnent aux ingénieurs les moyens
Paul Claval / Géographie, économie, Société 10 (2008) 157-184 177
les, les régions ; ils se sont rendus compte qu’elles pouvaient prendre diverses formes ;
elles se moulaient parfois sur les conditions naturelles ; elles dessinaient des aires de
sociabilité partagées ; elles étaient dominées par de grandes villes, des métropoles. Ce qui
résultait de leurs recherches, c’est l’idée que l’espace n’est pas un simple support, ou un
ingrédient quelque peu négligeable de combinaisons dont les éléments essentiels seraient
ailleurs. C’est une dimension essentielle de la vie collective. Il dessine des ensembles qui
doivent leur existence aux relations qui se tissent en leur sein tout autant qu’à celles qu’ils
nouent avec l’extérieur. La région n’est pas une entité isolable du reste du monde. C’est
une partie d’un tout dont elle tire sa substance, extrait ce qui lui manque et les idées qui
la nourrissent – et qu’elle irrigue à son tour.
C’est cette vision de la région que l’on désigne aujourd’hui sous le nom de territoire.
Ce qui nous paraît caractériser la troisième bifurcation de la science régionale, c’est donc
l’enrichissement de l’espace dont elle traite – cet espace qui est enfin pleinement terri-
toire, nature et culture à la fois, surface et réseaux, réalité tangible et représentations,
œuvre collective et expérience personnelle, étendue libre et en même temps possédée.
Conclusion
Un premier ensemble d’analyses spatiales s’élabore entre les années 1810 et les
années 1920, mais il ne concerne qu’un petit nombre de disciplines (essentiellement,
l’économie, la géographie et l’aménagement). Les interactions entre ces courants de
pensée sont quasi nulles.
La Grande Crise et la Seconde Guerre mondiale modifient les attitudes : les gouverne-
ments ne peuvent tolérer l’aggravation des inégalités entre nations ou entre régions ; ils
essaient de donner un visage plus humain à des agglomérations urbaines grandies trop vite.
Les études régionales bénéficient des travaux sur les effets multiplicateurs de l’investisse-
ment et du commerce extérieur. L’analyse des réseaux urbains devient systématique. La
prise en compte des économies externes et des économies d’échelle se fait plus systémati-
que. Ces développements ne parviennent toutefois pas à expliquer de manière satisfaisante
le développement inégal : pour y parvenir, il faudrait prendre plus systématiquement en
compte le jeu du progrès et le rôle de l’information, comme certains travaux géographiques
le suggèrent, sans parvenir à une formalisation satisfaisante. Le lancement de l’Association
de Science régionale favorise les contacts. Les emprunts deviennent plus fréquents.
La troisième phase commence dans les années 1970, au moment où les recettes inspi-
rées de la macro-économie perdent de leur efficacité. La mondialisation, en cours depuis
plusieurs siècles, s’accélère grâce au progrès des transports de marchandises et à la révo-
des filières de production donnaient naissance à des régions industrielles denses ; elles
étaient souvent imbriquées dans la hiérarchie urbaine. Les contraintes qui expliquaient
ces groupements ont disparu. C’est la genèse des entreprises de haute compétitivité qui
compte aujourd’hui : une nouvelle territorialité se dessine, qui doit ses traits aux contours
des géographies des formes les plus pointues du savoir.
La montée de l’économie de proximité (Pecqueur et Zimmermann, 2004 ; Lagendijk et
Oinas, 2005) et l’attention accordée aux districts industriels, aux chapelets d’entreprises,
aux régions d’innovation, aux systèmes productifs locaux, etc. soulignent que toutes les
disciplines appréhendent l’espace à partir d’un corps nouveau d’hypothèses. Cela fait
comprendre comment il se structure en agglomérations ou en territoires. N’est-ce pas là
l’apport de l’interdisciplinarité qu’appelait Paelinck ?
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