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la transition écologique, la présidente de la BCE


vient lui apporter son appui pour relever ensemble cet
La BCE se rêve en chef d’orchestre de la
immense défi.
transition écologique
PAR MARTINE ORANGE
ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 18 FÉVRIER 2020

Christine Lagarde (BCE) et Ursula Von der Leyen (Commission


européenne) le 13 février. © Nicolas Economou/ AFP

Jusqu’alors, une majorité des députés européens,


Christine Lagarde (BCE) et Ursula Von der Leyen (Commission
européenne) le 13 février. © Nicolas Economou/ AFP notamment du PPE (droite et conservateurs),
À son arrivée à la Banque centrale européenne, s’opposaient à ce qu’ils considèrent comme une brèche
Christine Lagarde s’est fixé une nouvelle mission : être dans le traité de Maastricht : selon le texte, la
un des acteurs dans la lutte contre le réchauffement mission de la BCE est uniquement d’assurer la stabilité
climatique. Mais confier un tel rôle à l’institution des prix. Ils pouvaient compter sur le soutien du
monétaire ne revient-il pas à perpétuer le système puissant président de la Bundesbank, Jens Weidmann.
financier existant pour que rien ne change ? Christine Lagarde était à peine installée à Francfort
Avant même d’avoir pris la présidence de la Banque que ce dernier avait fait connaître son opposition à
centrale européenne, Christine Lagarde avait déjà voir la BCE se transformer en acteur de la transition
tracé une partie de sa feuille de route : l’institution écologique en Europe. « Ce n’est pas à la banque
monétaire européenne devait, selon elle, devenir un centrale d’assumer ce rôle. Elle sortirait de ses
acteur majeur dans la lutte contre le réchauffement missions et des traités », avait-il jugé.
climatique. Elle vient d’emporter une victoire dans ce Rival de Christine Lagarde pour succéder à Mario
combat. Le Parlement européen a approuvé le 11 Draghi, Jens Weidmann tenait d’emblée à réaffirmer
février le principe que la BCE, en tant qu’institution ses prérogatives et à marquer son territoire. Le
de l’Union, « est liée par l’accord de Paris sur président de la Bundesbank, qui s’est opposé à maintes
le changement climatique et que cela doit se refléter reprises à la politique de l’ancien président de la
dans ses politiques ». À l’avenir, le Parlement BCE, avertissait qu’il n’était plus prêt à accepter
européen entend examiner chaque année la façon dont de nouvelles expérimentations monétaires. Mais cette
la BCE a agi dans la lutte contre le réchauffement opposition s’inscrit aussi dans une conviction qu’il
climatique. Une première dans l’histoire des banques a maintes fois répétée : ce n’est pas à une banque
centrales. centrale d’assumer un tel rôle, celle-ci se doit d’être
À ce stade, l’avancée est surtout politique : elle signe le gardien du temple monétaire. Elle se doit en toute
l’alliance d’Ursula Von der Leyen et de Christine occasion de rester neutre.
Lagarde, nommées en même temps à la tête des « Il faut que la BCE cesse de prétendre que son
deux plus puissantes institutions européennes, et leur action est neutre. Car son action n’est pas neutre
volonté de faire front commun. Alors que la nouvelle du tout. Le QE [assouplissement quantitatif – ndlr]
présidente de la Commission européenne promet un a créé des inégalités de revenus et de patrimoine,
« Green Deal » de 1 000 milliards d’euros sur dix ans, des distorsions de marché au bénéfice du secteur
afin d’aider l’ensemble des pays européens à engager bancaire et financier», relève Jézabel Couppey-
Soubeyran, professeure d’économie à l’université

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Paris I Panthéon-Sorbonne. « Et ses achats de titres Imagine-t-on que le gouvernement allemand ou


[dans le cadre du QE – ndlr] sont massivement dans les français accepterait sans rien dire de voir leurs fleurons
secteurs carbonés, comme des travaux l’ont montré. » industriels comme Daimler ou Total sortir ainsi de la
Dans son discours devant le Parlement européen, liste ? Poser la question est déjà y répondre. Ce n’est
Christine Lagarde s’est engagée à verdir pas demain que la banque centrale sortira totalement
« progressivement » le portefeuille de la BCE. des secteurs carbonés. L’Europe, il est vrai, a fixé un
L’intention est louable mais risque très vite de se horizon lointain : la réduction des émissions de gaz à
heurter au mur des réalités. effet de serre doit aboutir en 2050.
Depuis le lancement de sa politique d’assouplissement La présidente de la BCE a déjà assuré que l’action
quantitatif en 2015, la BCE a non seulement racheté de la banque centrale s’inscrirait dans la taxonomie
beaucoup de titres d’État pour (voir article précédent) établie pour la Commission
européenne. Tous les grands groupes européens
arpentent les couloirs de Bruxelles pour figurer sur la
bonne liste. Car pour tous, le danger est mortel : se
voir refuser l’imprimatur de la BCE signifierait perdre
l’accès aux marchés financiers et aux intermédiaires
bancaires.
Compte tenu des risques économiques, sociaux et
politiques, le « verdissement » du portefeuille de la
Les émissions carbone dans le monde BCE, selon toute vraisemblance, devrait donc passer
limiter la crise de l’euro, mais aussi une plutôt par un changement dans sa politique d’achat de
grande quantité d’obligations de groupes privés. titres. Depuis novembre, la BCE a repris ses rachats de
Essentiellement des grands groupes européens privés, titres au rythme de 20 milliards d’euros par mois. Ce
parce qu’ils sont jugés comme les plus sûrs. Dans nouveau soutien monétaire est censé durer au moins
son bilan, se retrouvent aujourd’hui toutes les sociétés jusqu’à la fin de 2020.
phares des indices boursiers européens : Total, Shell,
Daimler, Volkswagen, PSA, Siemens, Bayer, Fiat, Un QE juste pour l’environnement ? Depuis 2015,
RWE, E.ON, EDF, etc. Tous grands émetteurs de de nombreuses ONG, des mouvements écologiques,
gaz à effet de serre, tous travaillant dans les secteurs des économistes le réclament. Quelque 4 000 milliards
carbonés. Selon les chiffres européens, 62,1 % du d’euros ont été dépensés par la BCE au cours de ces
portefeuille sont liés à des entreprises émettrices de dernières années. Des sommes qui ont surtout « profité
gaz à effet de serre. à ceux qui auraient dû être de simples transmetteurs
de ses effets, à savoir les banques et les marchés
Que se passerait-il si, demain, la BCE décidait de ne financiers » parce la BCE n’a pas pris la mesure
plus acheter les obligations de ces grands groupes, ou des changements des modèles financiers et de leur
pire si elle décidait de s’en débarrasser ? « Qu’elle impact sur la transmission monétaire, rappelle Jézabel
le veuille ou non, la BCE donne le benchmark. Si Couppey-Soubeyran dans un récent article sur un
elle change sa politique de garantie, qu’elle décide « drone monétaire » pour remettre la politique
de tarifier le risque marron, elle coupe l’accès à monétaire au service de tous.
la liquidité, elle transgresse la soi-disant neutralité
du marché », analyse Laurence Scialom, professeure Comment alors ne pas défendre l’idée que cet argent
d’économie à l’université de Nanterre. – ou au moins une partie – créé par la BCE en soutien
de l’économie serait mieux employé à soutenir la
transition écologique des pays européens alors que
tous savent que les investissements pour la mener à

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bien vont exiger des moyens gigantesques. D’autant Comment imaginer que ceux-ci puissent prendre des
que les gouvernements, empêchés par les différents options contraires à leur intérêt, même si elles sont
traités européens – Six-Pack, Two-Pack, Mécanisme favorables au réchauffement climatique ?
de stabilité – ont perdu leur capacité d’agir en matière
d’investissements publics.
« Je ne suis pas favorable à un green QE. Ce n’est
pas aux banques centrales de décider ce qu’il est
bon de faire en matière d’écologie. Il faut d’abord
qu’il y ait un débat public, qu’on se mette d’accord
entre nous démocratiquement sur les orientations que
Le Havre. © Martin Bertrand/AFP
l’on souhaite, sur ce que l’on veut faire. Si on ne
pose aucune règle, on file un pouvoir considérable « Le choix des technologies est déjà un sujet
aux banques centrales sans contrepartie », dit Alain hautement politique. Prenez l’exemple des voitures
Grandjean, membre de la Fondation Hulot et ardent électriques qui sont présentées comme étant clé
défenseur d’un « Green New Deal » en Europe. dans la décarbonisation, mais qui largement sont
un moyen d’éviter tout changement fondamental.
Le risque de conforter le système existant […] Si les politiques voulaient réellement réduire
Il y a quelques raisons de s’inquiéter de donner les émissions carbone, ils feraient ce que certaines
un chèque en blanc à la banque centrale. Au villes comme Amsterdam, Barcelone ou Tallinn font :
moment même où les présidentes de la Commission ils décourageraient l’usage de la voiture. Mais
européenne et de la BCE scellaient leur alliance pour faire cela à grande échelle supposerait défier le
soutenir la lutte contre le réchauffement climatique, pouvoir politique des constructeurs automobiles et
la Commission européenne adoptait deux textes, l’un le pouvoir culturel de l’industrie automobile dans le
pour soutenir des projets gaziers d’un montant de capitalisme », note Simon Pirani, chercheur sur les
28 milliards d’euros, l’autre pour donner son feu énergies à l’institut d’ Oxford. Les exemples peuvent
vert pour un nouvel accord commercial entre se multiplier à foison, que ce soit dans l’énergie, les
l’Europe et le Vietnam. Autant de mauvais signaux transports, la construction, les projets, les matériaux.
qui font peser d’importants doutes sur les suites du Qui osera défendre des stratégies de rupture face à de
« Green Deal », tel que semble vouloir le concevoir la tels intérêts ?
Commission européenne. La BCE dit vouloir soutenir le programme
Le programme européen entend « promouvoir » les d’investissement de la Banque européenne
énergies renouvelables, « promouvoir » le véhicule d’investissement qui projette de devenir la banque du
électrique, « promouvoir » l’agriculture biologique, climat. Mais sous couvert de soutien, ses interventions
« promouvoir » la réduction des voyages aériens au ont des chances d’aboutir à des surfinancements vers
bénéfice du rail, le tout dans le cadre de « partenariats des secteurs privilégiés par la finance comme l’éolien
publics-privés ». ou le solaire, si prisés par les fonds d’investissements
Compte tenu du poids acquis par les lobbies dans les ou les family offices, au détriment de nombre
choix des politiques européennes, cette coopération d’activités tout aussi importantes écologiquement
publique-privée suscite de nombreuses interrogations. mais entrant moins dans le champ des investisseurs,
comme la biomasse ou l’économie circulaire. Ce qui
reviendra en fait à organiser à nouveau d’immenses
transferts du privé vers le public pour le seul profit
du privé, comme le pointe l’économiste et ancien
ministre grec des finances Yanis Varoufakis.

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Mais au-delà de ces réserves, il y a un malaise plus à faire le job des gouvernements. C’est bien aux États
profond. Voir confier à la BCE un rôle clé dans la de lancer le Green Deal, de tracer les lignes et les buts
transition écologique revient à conforter le pouvoir », ajoute Alain Grandjean.
dominant que les banques centrales ont acquis depuis Relance budgétaire, taxe carbone, nouvelle
plus de quatre décennies et encore plus à partir de politique industrielle, démondialisation du commerce,
2008. Cela vise à perpétuer le système financier économie circulaire, développement des transports
existant, en lui offrant même des prolongements, à collectifs, les uns et les autres ont dix mille pistes
mettre tout en œuvre pour que rien ne change. en tête. Mais pour tous, cela doit donner lieu à
des délibérations collectives, à des débats publics
et démocratiques, à de nouveaux pactes sociaux.
« La transition écologique ne peut pas se faire
sans accompagnement social. Écologie et social sont
indissociables », prévient Laurence Scialom.
Que devrait être une bonne finance verte dans cette
© Pascal Pavani/ AFP transformation ? Une finance régulée et réglementée
Ainsi, l’Europe continue de croire que le marché doit qui ne soit plus hypertrophiée. Une finance qui
être la force déterminante pour conduire la lutte contre relie les risques d’instabilité financière et la question
le changement climatique, alors que celui-ci a refusé écologique. Une finance qui accompagne la transition,
pendant des décennies de prendre en compte les dégâts qui assume une politique responsable en matière
écologiques, et s’est révélé incapable de prendre la d’écologie, répondent unanimement les économistes
moindre mesure pour en limiter la portée. Une fois interrogés. « Le monde de la finance s’adapte à son
de plus, cela pousse à dénier aux États et aux acteurs environnement, y compris les contraintes. Si le marché
publics toute capacité d’intervention, tout pouvoir, s’est révélé incapable de prendre en compte les
à refuser de toucher à tous les carcans budgétaires questions écologiques, c’est parce que les contraintes
imposés dans le cadre des traités. posées par les pouvoirs publics ont été insuffisantes »,
assure, plein d’optimisme, Thierry Philipponnat,
« Décarboner l’économie sera impossible sans directeur de recherche de Finance Watch et membre
transformer nos systèmes économiques et sociaux. du collège de l’Autorité des marchés financiers (AMF)
Cela signifie imaginer un monde au-delà du et de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution
capitalisme », soutient Simon Pirani. Même s’ils (ACPR).
ne tiennent pas tous des propos aussi radicaux, la
plupart des économistes travaillant sur ces questions D’autres se montrent plus circonspects. Alors que
considèrent qu’il sera impossible d’appréhender la crise de 2008, qui aurait dû provoquer une
la lutte contre le réchauffement climatique sans transformation radicale dans le monde financier, n’a
transformations profondes. Et celles-ci, selon eux, rien changé, comment croire que celui-ci va accepter
passent d’abord par une réhabilitation du pouvoir des sans rechigner de céder l’immense pouvoir qu’il a
États, de l’action publique, qui ont été contestés et mis acquis ? Tout cela laisse entrevoir, redoutent certains,
en pièces par quarante ans de néolibéralisme. de terribles épreuves de force, surtout si les États et
les institutions peinent eux-mêmes à se convaincre de
« Le nœud du problème est en dehors de la sphère la nécessité de changer d’approche. « Le problème est
financière. Les États jusqu’à présent n’ont pas de qu’on a très peu de temps pour agir. On danse sur un
politiques crédibles. Mais il faut qu’ils reprennent le volcan », s’inquiète Laurence Scialom.
contrôle », dit Laurence Scialom. « La finance n’a pas

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