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Annales.

Economies, sociétés,
civilisations

Maurice Agulhon, Pénitents et Francs-Maçons dans l'ancienne


Provence
Michel Vovelle

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Vovelle Michel. Maurice Agulhon, Pénitents et Francs-Maçons dans l'ancienne Provence. In: Annales. Economies, sociétés,
civilisations. 26ᵉ année, N. 2, 1971. pp. 419-424;

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LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE

fin de 1797, elle n'a pris son plein essor Entre-temps, d'ailleurs, des éléments
qu'à partir du moment où elle a décidé nouveaux sont intervenus : Maurice AGULHON,
d'élargir ses capacités d'escompte du papier en soutenant sa thèse de doctorat sur les
de commerce à court terme en offrant à la mouvements de 1848 dans le Var, dont celle-ci
souscription des actions dites hypothécaires, ne se veut que le complément permet
payables en billets émis par les actionnaires d'insérer dans le cadre d'un dessein plus vaste
sous la garantie de la Caisse, et en fait des et d'une recherche dont l'unité se dévoile,
biens immobiliers que ces actionnaires son travail sur les « Pénitents et Francs-
affectaient à cette garantie. Autrement dit, ce Maçons dans l'ancienne Provence ».
système — qui se retrouve sous d'autres Déjà aussi, l'ouvrage bénéficie, et c'est une
modalités dans le fonctionnement du Comptoir autre nouveauté sensible, d'une présentation
Commercial et de la Banque Territoriale, à la mesure de son importance : c'est justice,
institutions contemporaines et et nous regrettions que la thèse de doctorat
complémentaires de la Caisse d'Escompte du Commerce —
de troisième cycle soutenue à Aix au
a permis aux plus gros détenteurs de capitaux printemps 1966 n'ait connu qu'une diffusion
fonciers de remettre ceux-ci au service de restreinte sous forme de volumes ronéotypés.
l'activité économique, principalement (« La Sociabilité méridionale. Confréries et
commerciale, il est vrai. Associations en Provence Orientale au
Sans doute ne s'agissait-il pas d'un XVIIIe siècle ». Publications des Annales de
système idéal, mais plutôt d'un remède à une la Faculté des Lettres d'Aix-en-Provence
situation de resserrement du crédit dont les — Série : « Travaux et Mémoires », t. XXXVI,
causes étaient liées à une conjoncture 878 pages). Le livre a été réédité en 1 968 dans
politique autant qu'économique. Au surplus, le la collection « L'Histoire sans frontière » sous
jugement sur son efficacité reste entravé par un titre moins explicite, sans doute, mais
l'interruption prématurée que lui imposa le assurément propre à lui ouvrir un plus large
pouvoir napoléonien, désireux de satisfaire à public... ne regrettons pas cette concession :
d'autres besoins en soutenant l'essor de la dans son raccourci à première vue intrigant, le
Banque de France. Mais on doit retenir de titre nouveau pose d'emblée la question de
cet épisode, nous semble-t-il, l'idée que les classer un travail qui bouleverse les idées
immobilisations résultant de la fièvre reçues.
révolutionnaire d'achats fonciers n'ont pas eu
un effet purement stérilisateur, puisqu'elles Thèse d'histoire religieuse, d'histoire sociale
ont soutenu la réorganisation du crédit ou plus largement d'histoire des mentalités ?
commercial et industriel. L'auteur s'explique d'entrée de cette
Louis BERGERON. polyvalence qui, si elle risque de surprendre les
partisans des catégories tranchées n'en constitue
pas moins l'une des originalités majeures de
Pénitents et Francs- Maçons dans son travail. Il s'attache, en effet, à l'analyse
l'ancienne Provence d'une des réalités les plus vivantes de la
Provence d'Ancien Régime : la multiplicité
Ce compte rendu tardif x s'ouvrira sur des d'associations, des confréries religieuses aux
excuses : il reprend partie d'une présentation loges maçonniques et autres groupements
que nous avons faite précédemment du profanes qui pullulent dans la Provence du
même ouvrage pour une autre revue 2, nous XVIIIe siècle, permettant de parler de la
nous sommes efforcé toutefois de le mettre sociabilité (« associabilité » devrait-on dire si le
à jour : tant il est vrai que le travail de Maurice néologisme pouvait se risquer) comme d'un
AGULHON a déjà soulevé une trait majeur de la civilisation provençale
problématique, et suscité des prises de position qui d'Ancien Régime.
témoignent de la nouveauté de son apport 3.
Le premier, et le plus immédiat, des mérites
1. Maurice AGULHON, Pénitents et Francs-Maçons de M. Agulhon c'est d'avoir donné de ce
dans l'ancienne Provence, Fayard, « L'Histoire sans
frontière », in-8°, 452 pages. réseau des associations, souvent encore mal
2. Michel VOVELLE, « Vue nouvelle sur l'histoire des connues malgré les approches de G. Le Bras,
mentalités », dans Rev. Hist. Eg/. Fr., n° 150, janvier-
juin 1967, pp. 48-54. une description précise et éclairante.
3. B. PLONGERON, Compte rendu de l'ouvrage L'historien du droit et des institutions y trouvera
ci-dessus dans Rev. Hist. Mod. et Cont., t. XV, octobre-
décembre 1968, pp. 708-711. ample pâture, plus encore l'historien tout

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COMPTES RENDUS

court, sensible au souci constant de M. Agulhon ménagers et gens de la terre sous celle de
de nourrir les analyses institutionnelles d'un saint Éloi, autant de réalités vivantes, quoique
perpétuel recours à la réalité sociale vivante de contenu très variable suivant qu'elles se
que recouvrent ces associations. Le plan de trouvent dans les villes ou dans les bourgs
l'ouvrage a pu paraître déroutant, par un souci et villages urbanisés.
pédagogique qui lui fait sérier les problèmes Qu'il s'agisse de cette forme de confréries
avec une volontaire lenteur : au risque de « associations » ou des confréries «
passer pour bon public, avouons au contraire institutions », l'auteur note au cours du XVIIIe siècle,
que cette découverte progressive d'une réalité, des formes communes d'évolution qu'il
jusqu'alors fort mal connue, nous a séduit regroupe en quelques thèmes majeurs : « muni-
dans la mesure où elle comble cipalisation », « laïcisation », « déviation
méthodiquement les ignorances et répond aux profane », autant d'idées forces qui évoquent le
interrogations. processus par lequel, de religieuses à l'origine,
La première partie de l'ouvrage, consacrée ces associations en sont venues, au fil du
aux Associations religieuses d'Ancien Régime, siècle, à être des éléments essentiels d'une
est sur ce plan particulièrement démonstrative civilisation provençale qui se coule dans les
dans sa rigueur. L'auteur y distingue confréries cadres de la vie municipale.
« institutions », en voie, au XVIIIe siècle, Les confréries de Pénitents trouvent, dans
d'insertion dans le cadre des institutions cette revue, une place de choix, tant en
municipales, des groupements volontaires qu'il raison du souvenir qu'elles ont laissé que de
dénomme confréries « associations ». leur importance réelle. L'auteur, tout en se
défendant de déborder le cadre chronologique
La première rubrique nous introduit dans qu'il s'est fixé, rappelle, utilement, la courbe
le monde relativement mieux connu des de l'évolution de ces confréries, nées pour la
confréries paroissiales, luminaires, confréries plupart des cas dans la seconde moitié du
d'Assistance aux pauvres sous l'invocation XVIe, aristocratiques, ou du moins fermées
du Saint Esprit, de la Charité ou de la dans leur recrutement à cette période, puis
Miséricorde, comme des confréries consacrées à ouvertes au cours du XVIIe siècle à un
l'entretien de la dévotion au Saint Patron de recrutement beaucoup plus large et populaire. C'est
la Paroisse, symbolisée par l'organisation de alors que, précisant son analyse, l'auteur nous
la fête ou « romérage » qui le célèbre livre une estimation quantitative de leur
annuellement. On connaît moins sans doute, dans ce nombre en Provence orientale : autour de
même cadre des confréries « institutions », la 60 % des communes en général, dans les cas
fusion réalisée au XVIIIe siècle entre où une statistique exhaustive est possible.
l'organisation médiévale de la jeunesse (semi- Encore, la pluralité des confréries est-elle
religieuse, semi-profane à l'origine, avec ses de règle dans toute localité un peu
dignitaires, tel le « prince d'amour ») et importante : près du quart des bourgs en possèdent
l'organisation militaire municipale du guet : par 2, certaines villes 3 ou 4. La traditionnelle
une démonstration très sûre, M. Agulhon opposition des Blancs et des Noirs (dont
établit le cheminement par lequel ces deux l'auteur conteste le caractère social,
types d'association en viennent à se confondre, l'opposition recouvrant plutôt le clivage « vertical »
au rythme d'une évolution où la fête annuelle, de deux groupes composites : notables et
la traditionnelle « bravade » se trouvera clientèle) admet alors les gris (bourras) ou les
remplacée par la fête hebdomadaire, et profane, bleus. Ces associations sont présentées tant
de la jeunesse qui danse. dans leur organisation (recteurs et officiers,
Les confréries « associations » conduisent cooptés ou élus) que dans le cadre concret
l'auteur à s'attacher tout d'abord aux confréries de leur vie. Les activités de ces confréries
professionnelles qui, dans une Provence restent le point essentiel : M. Agulhon les
orientale où les corps de métiers (corporations) présente, à l'origine, dans une diversité dont
sont plus faibles que partout ailleurs, tiennent la dévotion forme le dénominateur commun :
par compensation une place particulièrement de l'entr'aide spirituelle entre confrères aux
importante dans la vie collective. Confréries cérémonies publiques et aux œuvres
d'artisans et gens de métiers, sous d'assistance des confréries de Charité. Si le
l'invocation fréquente de saint Joseph; de marins XVIIIe siècle voit les pénitents perdre la gestion
sous la protection de saint Elme, ou de de la plupart de ces œuvres par lé processus

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LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE

de municipalisation déjà relevé, du moins même) dans le cadre d'un phénomène moins
leur reste-t-il une attribution essentielle : les spécifiquement méridional et mieux connu.
pompes funèbres, gratuites pour les pauvres A travers les fonds du Grand Orient, comme
et condamnés, élément posthume les papiers de certaines loges écossaises,
d'ostentation pour les riches. Cet appauvrissement des l'auteur analyse l'implantation des loges
attributions des confréries répond dans la provençales depuis l'ouverture de la Mère Loge
seconde moitié du siècle à la crise qu'elles Écossaise de Marseille (1751) jusqu'à la
subissent. fièvre de créations à partir de 1772. Du
Elle est d'abord crise interne, révélée par les moins retiendra-t-on la forte densité des
loges en Provence : Aups, Barjols, Solliès,
conflits multipliés entre « gazettes » comme
par une contamination accrue par les mœurs La Seyne possédant, à l'instar des villes plus
locales qui développe de plus en plus le goût importantes, des loges dont l'auteur analyse
le recrutement variable, parfois très
des pompes extérieures et de l'ostentation
dans le cadre de la sensibilité « baroque ». Des aristocratique (Aups), parfois sensiblement plus
formes de plus en plus superficielles d'une populaire. Le plus neuf est sans doute d'avoir
dévotion extériorisée à la déviation profane eu l'idée d'étudier les modalités et, pourrait-on
dire, les filières du passage des Pénitents aux
qui fait progressivement des confréries des
associations pour le plaisir de se réunir, il n'y loges : à la lumière de cette étude Cambacérès
a qu'un pas... vite franchi par les adversaires ou J. de Maistre, pénitents et franc-maçons
n'apparaissent plus comme des exceptions :
des pénitents que sont les élites éclairées
(Voltaire ou les Encyclopédistes ne faisant que les élites de ces sociétés méridionales ont
donner une expression nationale à l'hostilité préféré aux confréries les loges qui étaient
locale souvent vive des municipalités), mais mieux adaptées à leurs aspirations
idéologiques ou simplement sociales. Le glissement
où se retrouvent les évêques provençaux du
XVIIIe siècle, des « nordiques » parfois, en s'est généralement fait sans heurt, la double
tout cas, gens d'ordre et de rigueur, souvent affiliation fréquente en fait foi et nous empêche
de tomber dans l'anachronisme d'imaginer
imprégnés sinon d'esprit janséniste, du moins
de cet esprit qu'a analysé. M. Appolis dans le une rivalité ouverte entre ces deux types
cadre du tiers parti. d'associations.
L'extrême diffusion des formes
Dans cette analyse dans son ensemble si complémentaires de sociabilité que sont loges et
neuve, M. Agulhon a réservé, pour la fin, ce confréries explique sans doute que cercles et
qui en constitue, peut-être, la plus grande clubs dont l'auteur analyse avec la même
nouveauté : l'étude dans son évolution au précision le développement en forme de
XVIIIe siècle de la composition sociale des laïcisation à partir des « chambrées »
confréries : par des comptages, dont on intellectuelles et bourgeoises du XVIIe siècle dévot,
admire l'étendue et la minutie, il a établi la restent un élément second dans un réseau
désertion dans la seconde moitié du siècle général. Du moins le terme de « chambrée »
des confréries par les notables, nobles d'abord, indice d'imitation de la sociabilité bourgeoise
« bourgeois» ensuite (au sens du XVIIIe sjècle) : par les classes populaires commence-t-il à se
à la veille de la Révolution les confréries se rencontrer, à la fin du XVIIIe siècle, pour
caractérisent par la prédominance des classes désigner ces arrière-salles de cabaret et les
moyennes urbaines (marchands, boutiquiers, réunions qui s'y tiennent. Annonce limitée
artisans) le salariat urbain ou agricole restant mais réelle de la grande migration qui sous la
exclu, cependant que les oligarchies urbaines Révolution de 1848 couvrira ces régions
sont parties. méridionales d'un réseau d'associations
Mais où ? Dans les loges maçonniques politiques non plus bourgeoises mais populaires.
nous révèle M. Agulhon qui passe ainsi aux Du cheminement qui mène du XVIIIe siècle
associations profanes. On se permettra ici de à la sociabilité du XIXe; M. Agulhon a du
reprendre de façon moins précise ce qu'il moins étudié l'une des étapes : la Révolution
nous apporte sur ce thème : non que le française. L'auteur se défend, là encore, d'avoir
développement soit en rien inférieur à ce qui voulu traiter exhaustivement l'important sujet
précède, mais l'auteur souligne, lui-même, des sociétés populaires dans le Midi : sa
que l'histoire de la maçonnerie provençale modestie, là encore, ne doit pas nous tromper.
s'intègre plus aisément (par son origine Le déclin et la disparition au moins momen-

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COMPTES RENDUS

tanées des associations préexistantes qu'il la première gagnante : à l'heure où nombre


analyse, les a vues tantôt se défaire sans de travaux se portent vers une histoire
bruit (les loges), tantôt, avec de grandes religieuse « sérielle », M. Agulhon apporte une
inégalités suivant les lieux, entrer en lutte, contribution importante à l'étude de
voire cristalliser l'opposition à la Révolution l'évolution du sentiment religieux. Là où nous
française. Mais le conflit politique fréquent commençons à connaître, grâce à des
ne saurait masquer, de façon apparemment recherches comme celles de Perouas, la
contradictoire, que les sociétés populaires phase ascendante, conquérante de la
méridionales ont bénéficié de l'existence reconquête catholique et le passage de cette
antérieure d'une vie d'associations très active. invasion « mystique » que Brémond a évoquée,
La densité remarquable des Sociétés au début du XVIIe siècle, à la diffusion
populaires du Var répond ainsi à la carte des massive — invasion dévote pourrait-on dire — des
anciennes confréries, la politisation aisée années 1680, Agulhon nous permet de suivre
des masses provençales, nous dit l'auteur, ce « trend ъ dans la retombée du XVIIIe siècle.
a bénéficié de cette « prépolitisation » : il Maintien des formes de la dévotion baroque
le dit et le prouve en illustrant de nombreux jusqu'aux alentours de 1750, déclin brutal
exemples le passage au jacobinisme local ensuite, c'est là une chronologie de la
de gens que les confréries avaient auparavant déchristianisation (si l'on peut risquer ce terme que
« dégrossis ». l'auteur a le plus souvent évité), qui, à la
lumière d'études parallèles, nous semble très
Ce thème, apparemment paradoxal, nous valable. Tournant connu dira-t-on depuis
mène aux conclusions de l'auteur : il Mornet et bien d'autres... mais c'est là le grand
rassemble les aspects, fortement originaux, que mérite de M. Agulhon que d'en montrer les
son étude lui a fait découvrir : exceptionnelle modalités et les formes non plus au niveau
vitalité de la vie d'association, présence d'une d'une histoire littéraire mais des mentalités
vie municipale structurée, importance de la collectives. Ces données de chronologie du
sensibilité baroque, autant d'éléments qui sentiment religieux conduisent à une vision
expliquent les continuités que les mutations enrichie de la géographie religieuse du
même de cette vie d'association révèle. Il XVIIIe siècle. M. Agulhon insiste sur cette
s'en trouve amené, naturellement, à poser le sensibilité collective que l'on doit appeler
problème qu'il n'a pu qu'effleurer en cours avec lui sensibilité baroque. C'est là insérer
de développement : celui des causes d'une les attitudes proprement religieuses dans tout
situation aussi particulière : et c'est la un complexe de comportements collectifs qui
structure « géographico-sociale » du pays (habitat aident à les éclairer. Sans doute, l'historien
groupé des villages urbanisés, présence d'une d'art, lui-même, aura-t-il intérêt à confronter
« bourgeoisie » oisive au sens du XVIIIe) qui ces lumières sur la sensibilité baroque conçue
lui paraît en être le fait déterminant « thème comme attitude devant la vie aux traductions
important — nous dit-il — mais qui ne pouvait esthétiques qui lui répondent (sans — bien
qu'être indiqué sans approfondissement ». sûr — parallélisme mécanique, il n'y a rien de
Il n'est guère facile de dresser un bilan moins « baroque » que le testament de Pierre
d'un ouvrage aussi riche et nouveau. On ne Puget).
peut manquer du moins d'être sensible Mais c'est sans doute l'histoire sociale
d'emblée à plusieurs traits marquants : et l'histoire des mentalités qui retireront le plus
Nouveauté du parti pris d'abord; l'étude que nous de profit de cette thèse révolutionnaire.
présente M. Agulhon unit dans une synthèse Praticien de cette histoire sociale contemporaine
sans faille, différents types d'histoire que l'on qui, selon la formule de Simiand « compte et
a coutume d'aborder séparément : politique, mesure », M. Agulhon, l'un des premiers se
religieuse, sociale, psychologique. Quelle que risque dans ce domaine à la fois attirant et
soit la modestie de l'auteur, on sent très vite dangereux de l'explication des attitudes
— en dehors même du caractère proprement
révolutionnaire de cette synthèse — ce que mentales collectives dans ce qu'elles ont à
première vue de plus hostile à toute sociologie
chacune des branches concernées peut retirer quantitative. Le risque, pour l'historien de la
de ce travail. société, c'est, sans doute ici, de rencontrer des
L'histoire religieuse (que l'auteur s'est fantômes : tempérament méridional ou latin,
pourtant défendu d'aborder directement) est voire, si l'on emploie le terme sans précaution.

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LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE

cette sensibilité « baroque » dont nous étendue. La thèse de Paul Bois sur les « Paysans
parlions... Autant de mythes où les vieux de l'Ouest » a prouvé que le cadre d'une
historiens du siècle passé semblent prendre une monographie départementale peut fournir la base
revanche posthume sur l'historien actuel. A d'une étude beaucoup plus large. Pour revenir
quoi bon, dira-t-on, l'histoire quantitative et à la Provence, on peut faire confiance à
ses méthodes... si c'est pour retrouver M. Agulhon pour nous faire connaître les
Charles de Ribbe ? C'est sur ce terrain, transformations au XIXe siècle de cette
cependant, que M. Agulhon nous semble remporter sociabilité méridionale. On souhaite qu'à l'autre
un succès particulièrement brillant et décisif. extrémité de la chaîne des temps, un historien
Les réalités fuyantes que sont les s'attache à nous restituer ces confréries au
tempéraments locaux et régionaux se trouvent par lui temps de leur plein épanouissement des XVIe
démontées, analysées dans leurs aspects les et XVIIe siècles.
plus concrets, recomposées dans une
synthèse précise et vivante tout à la fois. Poser le problème de l'aire géographique
de cette sociabilité méridionale, c'est
A une méthodologie d'histoire sociale qui retrouver plus directement celui des causes et des
se cherche entre quantitatif et qualitatif, entre déterminismes. Si l'on se réfère à nouveau à
le monde des ordres et celui des classes... ce récent travail auquel l'ouvrage d'Agulhon
l'analyse de M. Agulhon n'apporte-t-elle pas fait inévitablement penser, les « Paysans de
des éléments décisifs ? A ceux qui mettent l'Ouest » où Paul Bois a traqué, lui aussi, en
l'accent sur la réalité vécue, ressentie historien social, cette réalité d'un
collectivement, des stratifications sociales d'Ancien tempérament « chouan » aussi fuyante à première vue
Régime, à ces clivages que le test d'interma- que peut l'être le tempérament méridional,
riage révèle, M. Agulhon donnera sans doute peut-être pourrait-on regretter que M. Agulhon
satisfaction ; l'association, la sociabilité, qu'elle n'ait fait pour sa part que suggérer les
soit de la loge ou de la confrérie, apparaît explications socio-économiques qui rendent compte
comme un terrain d'expérimentation de choix. des réalités qu'il décrit. Injustice sans doute,
L'intermariage n'apparaît, par référence, que puisque ces explications viendront en leur
comme un moyen (privilégié sans doute) mais temps avec la thèse principale de l'auteur (et
comme un moyen parmi d'autres d'aborder ces puis, si l'on suit la comparaison, P. Bois
clivages, ces rencontres ou ces exclusives qui disposait, avec la Sarthe, d'un site de «
nous font pénétrer dans la vie des sociétés. frontière » de tempérament collectif, ce qui n'est
Mais qu'on ne s'y trompe pas : si cette analyse pas le cas pour le Var). Les indices
est rendue possible, c'est, bien avant tout, cependant que les connaissances déjà acquises
parce qu'elle est fondée sur la réalité des nous permettent de rassembler confirment
structures sociales et de ce qu'il faut bien déjà les hypothèses de travail de l'auteur. La
appeler, avec l'auteur, des classes — point de convergence occasionnelle de l'établissement
référence, mais essentiel — puisque, seul, il pour l'Atlas historique des Provinces de
permet d'apprécier les réalités vécues d'une France d'une carte des Sociétés populaires
société. Sans mécanisme, mais sans faiblesse, de l'an II dans le Sud-Est nous a fourni
l'auteur nous donne ici une leçon de méthode. personnellement une confirmation éclatante de
Enfin ce travail est essentiel par toutes les la réalité de cette «sociabilité méridionale»: là
voies qu'il ouvre, les recherches qu'il suggère, ou l'onen attendait un semis dégradé autour des
les problèmes qu'il pose. Certains pourront grands centres urbains, c'est une zone
reprocher à M. Agulhon ce titre à première vue d'implantation massive et homogène qui se
imprudent « la sociabilité méridionale » comme dessine, allant de la garrigue nîmoise au sud-
une extrapolation aventurée à partir d'une ouest aux premiers contreforts du Vivarais le
étude limitée à l'actuel département du Var. long du Rhône, à Romans au nord, englobant
Nous pensons au contraire qu'il eût été la Drôme mais épargnant Isère et Hautes-
dommage qu'il ne le mît pas... puisqu'il nous livre Alpes, cependant que la vallée de la Durance
le sens de sa recherche. Mais cette sociabilité, jusqu'à Sisteron forme comme l'avancée
quelles en sont les limites, dans le temps extrême de cette sociabilité méridionale 1.
comme dans l'espace ? La remarque n'est
pas un reproche, il fallait sans doute cette 1. Atlas historique de Provence (A. Colin, 1970).
étude approfondie, complète, et volontaire Cartes 166-168 établies par M. VOVELLE, « Les Sociétés
populaires de l'an II dans le Sud-Est », avec cartons de
ment limitée pour que la recherche pût être référence (alphabétisation, concentration de l'habitat...).

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COMPTES RENDUS

Sans doute la pression des événements B. Plongeron « suffit-il d'appréhender le fait


révolutionnaires nous engage-t-elle à généraliser religieux dans ses manifestations
avec prudence de cette carte à celle de la extérieures ? »... mais doit-on, pour cela, conclure
sociabilité méridionale telle que l'a définie avec lui « qu'une laïcisation qui ne peut être
M. Agulhon. Mais le mimétisme qu'elle saisie au niveau des mentalités, de l'intérieur
présente dans sa partie alpine avec les cartes en quelque sorte, demeure sujette à caution ».
de P. Vigier pour 1848 plaide en faveur d'une Grave problème, et tout d'abord question
telle continuité... Indifférence relative aux de fait : dans cette laïcisation, on ne peut
conditions du relief (les plateaux drômois que voir, si nous nous permettons un
mieux quadrillés que la vallée du Rhône glissement supplémentaire (et dont nous
voisine), indifférence parfois paradoxale aux prenons la responsabilité) qu'une forme de
oppositions confessionnelles voire politiques déchristianisation amorcée au XVIIIe siècle :
(la montagne cévenole réformée et et c'est tout le problème des origines du
révolutionnaire bien moins riche en Sociétés mouvement qui se pose.
populaires que la plaine gardoise catholique... et
contre-révolutionnaire, ce qui, si l'on y Question de méthode plus encore :
réfléchit est encore une étonnante lorsqu'elle aborde le domaine de la foi, l'histoire
confirmation des hypothèses d'Agulhon sur des mentalités peut-elle conclure autrement,
l'importance, voire l'indépendance relative, des dans la plupart des cas, que sur traces, que
aspects « formels » de la vie politique)... Une sur indices extérieurs ? (Il est peu de
seule convergence massive se dessine, et qui testaments qui commencent par « Joie, joie, pleurs
est d'ordre socio-économique. Pour autant de joie... »). Mais pour cela, doit-on rejeter
qu'on en puisse juger (Expilly nous donne ces indices comme vains et sujets à caution ?
pour la Provence de 1765, la distinction de la Toute la sociologie religieuse actuelle est
population des villes et bourgs et de celle des fondée sur l'analyse, et le décompte de gestes
campagnes) l'aire de la sociabilité pris comme significatifs : il faut se résigner
méridionale correspond bien au monde méridional à cette servitude d'un des domaines les plus
des villages urbanisés. attirants et les plus périlleux de l'histoire des
mentalités, et savoir gré à Maurice Agulhon
On souhaite qu'une telle carte soit un jour du doigté et de la prudence dont il fait preuve.
dressée pour les confréries d'Ancien Régime;
divergences et convergences ne Michel VOVELLE.
manqueraient sans doute pas d'intérêt. Peut-être cette
entreprise serait-elle moins monumentale
qu'elle ne paraît à première vue : en Provence
occidentale en tout cas, les données de la Une biographie de Charles X
série Q qui recensent les biens des Confréries
sous une forme aisément accessible (imprimée M. Jean-Paul GARNIER, ancien diplomate,
ou sur fiches) pourraient permettre un bilan membre de l'Institut, a donné à la collection
approximatif mais rapide. « Les Grandes études historiques » de Fayard,
en 1967, une longue biographie de Charles X,
Maurice Agulhon ne s'est pas contenté sous le titre de Charles X, le roi. Je proscrit 1
de nous apporter une étonnante moisson de Le personnage est donc saisi en 1824, lors de
faits nouveaux et de nous donner une leçon son avènement, et mené jusqu'à sa mort,
de méthode : il nous engage à réfléchir et à survenue, comme on sait, à Goritz en 1836. Au
chercher avec lui. début de l'ouvrage, la vie du comte d'Artois
On ne peut esquiver ici le reproche qui a avant 1824, à la fin celle de ses fils et petits-
été adressé à M. Agulhon de l'emploi abusif fils (« Louis XIX » et « Henri V ») jusqu'à leur
du terme de « laïcisation » x : entre laïcisation disparition, sont beaucoup plus brièvement
et sécularisation, l'enjeu dépasse celui d'une retracées.
querelle de vocabulaire. C'est toute la réalité du L'intérêt historique des diverses parties de
mouvement séculaire dont l'auteur a suivi les l'ouvrage est très inégal, d'abord parce que le
indices qui se trouve mise en question, et règne de Charles X, intimement lié à notre
pour tout dire, en reprenant l'expression de
1. J.-P. GARNIER, Char/es X, le roi, le prosent,
1 . B. PLONGERON, Compte rendu cité dans R.H.M.C. Fayard, Les grandes études historiques, 1967, 480 pages.

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