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Politix

La compétence contre la démocratisation ? Création et re-création


des Fonds régionaux d'art contemporain
Pierre-Alain Four

Abstract
Competence versus democratization ? The creation and re-creation of the Fonds Régionaux d'Art Contemporain.
Pierre-Alain Four. [95-114].
The FRAC (Regional Funds for Contemporary Art) have been conceived to adapt the intervention of the State in the «avant-
garde» and to stimulate the democratization of the Arts. This cultural policy gives a good exemple to analyse the result of its
goals, which are to follow the visual arts production and to help its diffusion. The profiles of their creators explain why these two
objectives have been assigned to one single structure. Analyzing how they were implemented reveals that one of these
objective is given priority. At last, the study of their activity and of its transformations gives proof of the supremacy of a world of
arts in which the State is not a determinant actor. The phenomenom of penetration of values external to the administration
allows us to conclude that ' the traditional separation between the public and the private fields is gradually weakening.

Résumé
La compétence contre la démocratisation ? Création et re-créatiob des Fonds régionaux d'art contemporain.
Pierre-Alain Four. [95-114].
Les Fonds Régionaux d'Art Contemporain (FRAC), conçus pour adapter l'intervention de l'Etat aux avant-gardes et pour
relancer la démocratisation culturelle, offrent un terrain privilégié pour analyser la prétention -nouvelle- de l'Etat à suivre
l'actualité de la production plastique et à en assurer simultanément la diffusion. Le profil de leurs concepteurs explique pourquoi
un double objectif est assigné à une seule structure. L'analyse de leur mise en place révèle comment s'organise une
hiérarchisation de ces objectifs. Enfin l'étude de leur activité et des transformation qu'elle subit met en évidence le poids d'un
monde de l'art dans lequel l'Etat n'est pas un acteur prépondérant. L'observation de ce phénomène de pénétration de valeurs
exogènes à l'administration permet de conclure à une fragilisation de la sépararion traditionnelle entre public et privé.

Citer ce document / Cite this document :

Four Pierre-Alain. La compétence contre la démocratisation ? Création et re-création des Fonds régionaux d'art contemporain.
In: Politix, vol. 6, n°24, Quatrième trimestre 1993. pp. 95-114.

doi : 10.3406/polix.1993.1590

http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1993_num_6_24_1590

Document généré le 07/01/2016


La compétence contre la
démocratisation ?
Création et re-création
des Fonds régionaux d'art contemporain

Pierre-Alain Four
Institut d'études politiques de Paris

EN 1981, LE PROGRAMME DU NOUVEAU GOUVERNEMENT dans le secteur


culturel porte principalement sur la rénovation de l'intervention
publique et sur la relance de la démocratisation culturelle1. Les arts
plastiques se trouvent être à la conjonction de ces deux priorités. En
effet, à la suite des jugements que portent les professionnels du marché de l'art
comme les militants de l'action culturelle sur les rapports qu'entretiennent
l'Etat et les arts plastiques, le bilan que dressent les socialistes à leur arrivée au
pouvoir est sévère. La puissance publique, après avoir été longtemps en porte-
à-faux avec les productions artistiques novatrices, se serait peu à peu détournée
de ce secteur pour le laisser en jachère et aurait «démissionné» comme le
soutiendra plus tard Jeanne Laurent2. Par ailleurs, la mission de
démocratisation de l'art serait restée lettre morte, les thèses de L'amour de
l'art venant paradoxalement étayer les discours officiels3. Fort de cet
unanimisme sans complaisance, Jack Lang estime au cours d'une conférence
de presse que «les arts plastiques constituent peut-être le secteur le plus sinistré
de notre vie culturelle» et détaille un plan de relance composé de «72 mesures
pour la création artistique»^.

Les Fonds régionaux d'art contemporain (FRAC) appartiennent à ce plan


d'ensemble. Conçus pour renouer avec la création contemporaine et
l'élargissement du public, ils s'inscrivent à ce titre dans la concrétisation des
objectifs définis par les responsables de la relance de la politique culturelle :
la modernisation de l'intervention publique devant être assurée par un
renouvellement des procédures d'achats, la démocratisation culturelle par
celle des modalités de diffusion. Mais l'ampleur de cette politique publique
culturelle et surtout la nature ambivalente de ses objectifs — l'un s'apparentant
à une politique sectorielle de soutien à un groupe professionnel, l'autre à une
politique de service public d'éducation — conduit à s'interroger sur la

* Que V. Dubois et D. Georgakakis qui ont relu et annoté cet article soient ici remerciés pour cet
exercice difficile mais ô combien utile...
1. La démocratisation culturelle qui consistait traditionnellement à diffuser la culture cultivée s'est
enrichie pendant la période d'opposition d'une thématique nouvelle : la mise en valeur des
cultures régionales et populaires. Pour une analyse de la genèse de cette notion de
démocratisation, voir dans ce même numéro l'article de V. Dubois.
2. Laurent (JO, ^^ et pouvoirs en France de 1793 à 1981, histoire d'une démission artistique, St-
Etienne, CIEREC, 1983.
3. Bourdieu (P.), Darbel (A.), L'amour de l'art, les musées d'art européens et leur public, Paris,
Minuit, 1969-
4. J. Lang, conférence de presse à Lille, 22 juin 1982. Ces mesures concernent l'ensemble de la
chaîne de la production plastique les artistes, l'incitation à la création, la formation, la diffusion,
les relations avec le public, la recherche.
:

Politix, n°24, 1993, pages 95 à 114 95


Pierre-Alain Four

capacité d'une structure telle que les FRAC à assurer simultanément la


promotion de l'excellence artistique et sa démocratisation1. Très vite en effet,
la "qualité- de leurs achats est mise en doute et leur diffusion se voit taxée
«d'élitisme»2. En fait, si la volonté de rénover les modalités d'intervention
publique dans le champ des arts plastiques — voire de susciter entièrement
cette intervention — est claire, cette politique s'appuie sur un schéma
d'intervention qui reste ancien et s'avère en décalage par rapport au domaine
qu'il prétend aborder. La spécificité du domaine des arts plastiques
contemporain, due notamment à la prégnance d'un environnement
professionnel constitué3 provoque un nécessaire ajustement des objectifs de
rénovation des modalités d'achat. De même, les conditions de la
démocratisation sont particulières en raison du caractère «pointu», «d'avant-
garde» des œuvres à diffuser entraînant cette fois une mise à l'écart de cet
objectif.

C'est ce processus protéiforme de reformulation d'une politique culturelle


qu'on se propose d'analyser ici. La genèse de la relance de cette politique des
arts plastiques met en évidence les filiations intellectuelles qui la façonnent et
permet de comprendre en quoi elle reproduit les différentes préoccupations
de chacun des nouveaux responsables, sans nécessairement innover de
manière efficace. L'analyse de la mise en place administrative des FRAC
montre qu'une hiérarchie des priorités s'organise, rendue possible par la
procédure juridique employée. Enfin, la description de l'environnement
professionnel des FRAC permettra d'expliquer le processus d'adaptation des
principes et techniques de travail voulus par les concepteurs du projet aux
valeurs en vigueur dans le monde des arts plastiques4.

1. L'intervention publique dans le secteur culturel repose, depuis qu'elle a acquis le statut de
politique publique culturelle, presque systématiquement sur ce double objectif, l'exemple type
étant celui de la création des Maisons de la culture. Ainsi, les FRAC reproduisent la thématique de
la politique culturelle générale, mais sur un domaine artistique particulier — les arts plastiques —
et sur une temporalité spécifique — les œuvres contemporaines.
2. Un coup de sonde dans le dossier de presse des FRAC permet de s'en rendre compte : »Ces
bazars que sont les FRAC [...], décharges, quincailleries, entrepôts d'oeuvres sans histoire, sans
racine, sans mythologie exilées de leur ferment culturel authentique qui ne témoignent que de la
mégalomanie d'un pouvoir politique méprisant pour l'art et les artistes» (Bonnaval (J.), Artension,
hiver 1983) ; "Un fonctionnariat de nouveaux venus 1) bien payés, 2) mal informés, sinon
philistins, 3) peu enclins à risquer un jugement ou à manifester une passion, 4) hantés cependant
par l'ambition de régenter le domaine de la création [...]. Ce ne sont pas seulement les banques et
les entreprises qu'il faut désétatiser, c'est l'art» (Clair (J-), Libération, 15-16 décembre 1984) ; »La
subvention publique a fait naître un nouvel art officiel, produit d'un "establishment" d'une
pseudo-élite vivant en vase clos. Elle a sécrété sa propre idéologie de la création, dérivée des
théories d'avant-garde» (Bourdelat (A.), La Presse française, octobre 1986, in Dossier de presse
FRAC, service de documentation de la délégation aux Arts plastiques (DAP), ministère de la
Culture)
3. Environnement professionnel ou monde de l'art. Sur cette notion, cf. Becker (H.), Les mondes
.

de l'art, Paris, Flammarion, 1988. Un monde de l'art est un système de relations et de réseaux dans
lequel des acteurs sont en inter-relation dans le but de produire, par une intervention symbolique
ou matérielle, une œuvre d'art. Us développent à cette fin un ensemble de valeurs et de techniques
qu'ils s'accordent à suivre.
4. Cet article est tiré d'une thèse en cours portant sur la politique culturelle de soutien à l'art
contemporain en région par la mise en place des FRAC. Les données que nous utilisons
proviennent d'une série d'entretiens auprès de différents acteurs du monde de l'art (artistes,
galeristes, collectionneurs, critiques d'art, professeurs d'enseignement artistique, conservateurs,
directeurs de centre d'art) ainsi que d'une recherche sur les archives FRAC à la délégation aux
Arts plastiques (DAP) du ministère de la Culture.

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La compétence contre la démocratisation ?

L'invention des FRAC

À en croire divers témoins, les FRAC auraient été inventés en une nuit pour
utiliser une «rallonge» budgétaire accordée par le ministère des Finances. Il
semble cependant qu'il ne s'agisse là que d'une anecdote, caractéristique d'un
ministère cultivant par provocation ou par mimétisme avec une certaine
légende de la création, l'image de l'inspiration soudaine. Il faut plutôt replacer
l'invention des FRAC dans l'effervescence des premiers mois de
gouvernement et des jeux d'influence auxquels donne lieu la composition des
cabinets ministériels. En effet, l'arrivée des socialistes au pouvoir ne signifie
pas que les débats souvent contradictoires qui animent les concepteurs de la
nouvelle politique culturelle soient soldés. S'il y a point d'accord, il porte, de
manière minimale, sur la nécessité de réactiver l'intervention de l'Etat. Aussi,
la composition du cabinet de J. Lang reflète-t-elle davantage les différentes
composantes qui animent ces partisans de l'interventionnisme culturel qu'un
quelconque consensus sur les moyens à employer. C'est bien le cas pour les
arts plastiques : le ministre s'est entouré de deux conseillers qui sont partisans
d'un renouveau de l'intervention publique mais dont les options politiques
sont divergentes, ce dont se ressentent les projets qu'ils mettent en place.

Une origine à la fois technocratique et militante

Les FRAC sont directement issus du renouveau de la politique des arts


plastiques préparé par Claude Mollard et Michel Troche, conseillers sectoriels
auprès de J. Lang. Le premier est partisan de la modernisation du système
public d'achat, le second milite pour une relance de la démocratisation des
arts plastiques1. L'argument commun pour la mise en œuvre d'instruments
nouveaux repose sur une remise en cause du système des musées. Accusé
d'avoir perpétué des canons esthétiques devenus caduques au regard des
transformations des productions plastiques et de n'avoir pas su élargir le
public, il aurait contribué fortement à l'obsolescence de l'intervention
publique. Ce constat, établi et officialisé par les conseillers du ministre
provoque non une réforme — il serait impossible d'améliorer le système des
musées au prétexte «qu'il est trop conservateur»- mais sur la création d'outils
originaux. Cette stratégie d'évitement, procédé classique de développement de
l'administration, se traduit par une nouvelle sectorisation de l'intervention
publique basée, fait proprement nouveau, sur un découpage temporel de la
création. En élargissant le domaine d'intervention de l'Etat à la création
contemporaine, C. Mollard et M. Troche espèrent contourner les principes et
techniques qui régissent l'intervention muséale. Ils initient par la même
occasion un élargissement des compétences de l'Etat en matière d'arts
plastiques. Revenir sur leurs positions et leurs actions respectives permet de
comprendre les conditions d'élaboration de ces structures nouvelles que sont
les FRAC.

C. Mollard est l'un des hommes clefs de la re-définition de la politique des


arts plastiques. Recruté par J. Lang comme conseiller pour les arts plastiques
en raison de ses compétences en la matière — il a été secrétaire du Centre G.
Pompidou de 1976 à 1981 — et de sa connaissance de l'administration — il

1. Considérant ces deux hommes comme des -idéaux types», nous ne retenons que leurs
préoccupations prioritaires, mais ils n'y sont évidemment pas réductibles.

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Pierre-Alain Four

est énarque — , il incarne la tendance technocratique et moderniste présente


au sein du Parti socialiste. Cette tendance milite en faveur d'un
renouvellement des instruments comme des critères d'intervention de l'Etat
en raison des transformations de la notion d'art (et corrélativement des
productions plastiques)1. Dès juin 1981, C. Mollard alerte son ministre par un
«Tableau des institutions publiques dans le domaine des arts plastiques depuis
I960»2 introduit par ces mots : «les arts plastiques ont été le parent pauvre de
la politique culturelle de ces dernières années»3.
Cette note interne est proche du réquisitoire "L'émiettement des actions du

:
ministère de la Culture, l'absence de toute perspective à long terme, la primauté
donnée aux expositions et aux actions de prestige sur les actions en profondeur
expliquent le mécontentement actuel des créateurs, artistes et plasticiens«. Sa
conclusion est sans appel : -Le ministère n'a pas de politique dans le domaine
des arts plastiques. Il additionne, au hasard, une dizaine de politiques
différentes ; le Ministère n'a pas encore, sur le plan des arts plastiques digéré
"l'effet Beaubourg" ; le milieu artistique n'a pas d'interlocuteur ; il se sent
frustré ; il n'y a pas de concertation entre l'administration et les artistes».

A la suite de cet inventaire sans concession, C. Mollard soumet à J. Lang ses


«Propositions pour une politique des arts plastiques»"*. Elles reposent sur une
conception classique de la rénovation de l'intervention publique : des
«moyens financiers accrus» et une «organisation cohérente des pouvoirs
publics». Leur contenu est plus original, puisqu'il traite du rapport de l'Etat à la
«création novatrice». Le conseiller pour les arts plastiques de J. Lang estime
qu'il faut revaloriser le statut du créateur et placer la création «au centre des
préoccupations». Objectifs qui doivent se traduire en amont, par la formation
et la mise à disposition de moyens matériels, et en aval, par l'augmentation du
nombre des achats, des commandes, ce qui implique un renouvellement des
critères de sélection des œuvres. Par ailleurs, la politique de diffusion
institutionnelle doit être relancée notamment par l'organisation d'expositions
hors de Beaubourg, la relance de la biennale de Paris et l'ouverture des
musées à l'art contemporain. Enfin, la mise en œuvre de ces propositions
suppose de recruter un personnel nouveau qui doit être «sensibilisé aux
caractères originaux de la création».

Pour prévenir les éventuelles accusations de «collectivisme» auxquelles ces


orientations pourraient donner prise, C. Mollard les assortit de cette mise en
garde : «II ne doit pas y avoir une politique de la création à proprement
parler, car elle ne se décrète pas». Par ailleurs, conscient qu'une politique
culturelle trouve sa légitimité dans le rapport au public qu'elle institue, C.
Mollard en appelle aux «attentes du public» pour souligner qu'il faut favoriser

1. Les productions plastiques ayant considérablement évolué depuis la fin du XIXe siècle, elles ne
peuvent plus être saisies par des critères d'appréciation élaborés par l'Académie des Beaux-Arts.
L'Etat serait passé «à côté- des principaux artistes modernes et contemporains. Le refus du legs G.
Caillebotte ou l'exceptionnalité des dons (P. Picasso et H. Matisse à la fin de la deuxième guerre
mondiale), sont les exemples «emblèmes« complaisamment répétés, jusqu'à former une nouvelle
«doxa- de l'impuissance de l'Etat à l'égard de la création contemporaine. Pour une analyse des
transformations des productions plastiques, voir Ferner (J.-L.) dir., L'aventure de l'art au XXe
siècle, Paris, Hachette, 1988 Millet (C), L'art contemporain en France, Paris, Flammarion, 1987.
Pour une analyse de l'intervention de l'Etat avant 1981, voir Laurent Q.), 1983, Arts et pouvoirs en
;

France..., op. cit. ; Monnier (G.), Des Beaux-Arts aux arts plastiques, une histoire sociale de l'art,
Paris, La Manufacture, 1991-
2. Note pour le ministre, juin 1981 in Mollard (C), La passion de l'art, Paris, La Différence, 1986.
3. Ibid. pour cette citation et les suivantes, p. 27 à Al.
4. Note pour le ministre, octobre 1981, Ibid.

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La compétence contre la démocratisation ?

l'accès à l'art sous toutes ses formes. Ces rappels utiles lui permettent de
justifier son credo : la rénovation du système institutionnel des arts plastiques,
principe qui trouvera sa réalisation au moment de la création des FRAC.

Alors que Ci Mollard représente la fraction technocratique et modernisatrice


du renouveau de la politique culturelle, M. Troche qui se voit confier une
«mission de réflexion sur les arts plastiques», s'apparente lui à la fraction
classiquement militante prônant une relance de la démocratisation culturelle.
Ce second conseiller de J. Lang, critique d'art de son état, a fait une longue
carrière au sein du ministère de la Culture — il est inspecteur des Beaux-Arts
depuis 1973 — tout en conservant des liens avec les militants de
l'amélioration du statut des arts plastiques1 — il a été administrateur du salon
de la jeune peinture de 196 5 à 1971. Il est donc l'intermédiaire «naturel» entre
la «base» et le ministère en raison de son parcours de «militant de l'intérieur».

Pour un conseiller artistique régional (CAR)2 recruté pendant l'été 1982 «Michel

:
Troche était l'un des proches du PC, ensuite lié au PS et à une espèce de gauche
historique. Il avait un grand projet politique pour les arts plastiques, un projet
basiste. C'est pour cela qu'il y a eu les états généraux des arts plastiques, les
commissions de réflexion sur les arts plastiques, et une influence très forte des
syndicats. C'était une vision très socio-culturelle de la question»^.

Chargé de «réunir dans la plus large concertation les éléments d'information


qui [...] permettront de proposer au gouvernement les mesures appropriées»4,
M. Troche coordonne la «Commission de réflexion sur les arts plastiques»5
qui est l'occasion de consulter les professionnels et les militants. Cette
«commission de réflexion» donne lieu à la rédaction d'un rapport où les
positions des militants culturels trouvent à s'exprimer. M. Troche y défend un
«point de vue de gauche» vis-à-vis des arts, reposant sur «la conviction que,
contrairement à un point de vue de droite, le progrès n'est pas uniquement
individuel mais dépend également du progrès social; [sur] la conviction que la
culture n'est pas uniquement littéraire ou artistique mais qu'elle est constituée
par l'ensemble de l'héritage culturel d'une société donnée», et n'hésite pas à
faire quelques envolées lyriques : «il est grand temps [...] d'affirmer le rôle de
l'art, afin que l'activité artistique corresponde enfin à sa fonction sociale et
spirituelle». Ce «programme» de démocratisation de l'art doit être mis en
œuvre par la puissance publique au moyen de «l'éducation, la diffusion des
connaissances par l'information, la mise en relation avec le public, la
commande publique, la régionalisation». Militant de la démocratisation
culturelle, M. Troche se fait aussi le défenseur de la cause des arts plastiques au
sein de l'administration. Il souligne leur «position d'infériorité» : «Jusqu'à
présent budgétairement réduit, idéologiquement affaibli, économiquement
diminué, c'est l'un des parents les plus pauvres^ de la famille culturelle ; celui

1. Il s'est par exemple exprimé à plusieurs reprises dans différents organes militants comme le
CRACAP (Centre national de recherche, d'animation et de création pour les arts plastiques), le
GRAPA (Groupe d'action des plasticiens d'Alsace), etc.
2. Le conseiller artistique régional est le représentant de l'Etat au sein des DRAC.
3. C. B.. ex-conseiller artistique régional, aujourd'hui directeur d'un centre d'art, 1989.
4. J. Lang , Lettre de mission à Michel Troche, 24 juillet 1981.
5. Troche (M.) rapporteur, -Commission de réflexion sur les arts plastiques», février 1982, DAP,
Paris (non publié).
6. A noter la similitude de l'expression, employée elle aussi par C. Mollard dans sa note de juin
1981.

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qu'on a tendance à loger dans les couloirs, à exclure de l'actualité ou à


déclarer indésirable dans les salles de rédaction».
Si l'usage du mot «concertation» employée par J. Lang1, peut laisser penser
que les militants sont bien représentés au moment de l'élaboration de la
nouvelle politique arts plastiques, il convient de noter que cette «commission
de réflexion», présentée par son rapporteur comme le pendant démocratique
des propositions de C. Mollard, s'apparente plus à une consultation, voire à un
simple avis. Elle ne débute en effet pas avant octobre 1981, soit après que les
grands axes de la politique eurent été élaborés par C. Mollard, et sa
composition fait une large place aux agents ayant des positions
institutionnelles stables et non aux seuls militants2. En fait, la «Commission
Troche» semble avoir été davantage une caution auprès des militants de
l'action culturelle qu'un lieu de débat ouvert. Malgré ces restrictions, le projet
FRAC reflète dans un premier temps les positions incarnées par ces deux
hommes : modernisation de l'intervention pour l'un et démocratisation pour
l'autre, objectifs qui doivent être réalisés par la rénovation des missions
d'achat et de diffusion.

La rénovation des missions traditionnelles d'achat et de diffusion

Deux textes marquent juridiquement la naissance des FRAC. Un courrier


informe les Commissaires de la République de région que le «large
développement des achats d'œuvres d'art» passe par l'institution de deux
fonds d'achats dans chaque région : un fonds régional d'acquisition des
musées et un fonds régional d'art contemporain^. Une note accompagne ce
courrier et précise que les FRAC ont pour double mission d'acheter et de
diffuser des œuvres d'art contemporain4. L'objectif est clairement affiché : il
s'agit de proposer de nouveaux principes d'intervention concernant les
activités d'achat et de diffusion et d'élaborer les techniques qui permettront
de rendre ces principes opérationnels. Ces nouveaux principes et techniques
ont pour ambition, en matière d'achat, de saisir la production plastique
contemporaine, en matière de diffusion, de parvenir à démocratiser l'art^.

La mission d'achat repose sur un renouvellement des principes et des


techniques de sélection des œuvres. La note du 23 juin 1982 pose un principe

1. J. Lang, lettre de mission à Michel Troche, 24 juillet 1981.


2. Au sein de la commission elle-même, on compte sur 21 membres, 10 fonctionnaires (cadres
administratifs, conservateurs et enseignants des beaux-arts) et 11 professionnels (marchands,
médiateurs, artistes). Pour ce qui concerne les groupes de travail, le poids des fonctionnaires est
souvent prédominant. C'est le cas pour les groupes action culturelle (respectivement 26 et 11),
enseignement et formation (17 et 1), métiers d'art (10 et 8), par contre pour les groupes marché
de l'art (3 et 14), média (0 et 20) et curieusement le groupe politique culturelle à l'étranger (3 et
10), la proportion est inversée.
3- Lettre de M. le ministre de la Culture à MM. les commissaires de la République de Région,
DRAC, n°27.197, 22 juillet 1982. Les fonds régionaux d'acquisition des musées (FRAM) sont des
commissions de répartition de crédits alloués aux conservateurs d'une région, ils ne sont donc pas
de véritables structures (les FRAC disposent d'un personnel permanent et de locaux par exemple).
La commission se réunit deux fois par an, et les conservateurs présentent des œuvres que leur
musée ne peut acquérir sur ses fonds propres, sur un principe de co-financement musée-FRAM, le
FRAM pouvant prendre en charge jusqu'à 90% du coût d'un achat ou au contraire n'avoir qu'une
participation minoritaire.
4. Note de M. le ministre de la Culture, -Les Fonds Régionaux d'Acquisition d'Œuvres d'Art
Contemporain-, DAP, n°2ö.023, 23 juin 1982.
5. Pour une analyse de l'ensemble des interventions de l'Etat dans le domaine des arts plastiques,
voir Moulin (R.), L'artiste, l'institution et le marché, Paris, Flammarion, 1992, notamment le
chapitre IV.

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La compétence contre la démocratisation ?

d'éclectisme, les achats devant concerner «toutes les formes de la création


contemporaine», qu'il s'agisse de peinture, sculpture, photographie, art
graphique, art décoratif et artisanat »sans aucune exclusive»1. Les FRAC
doivent ainsi «couvrir» un large éventail de la production plastique dans le but
de prémunir la puissance publique contre les revirements esthétiques2. Il n'est
cependant pas question d'acheter «de tout», mais seulement des œuvres
«faisant preuve d'innovation». Eclectisme esthétique et recherche de la
novation plastique s'opposent très exactement aux critères de sélection en
vigueur dans le secteur institutionnel d'achat^. Afin de garantir ce principe
d'éclectisme, une technique d'acquisition collégiale est élaborée : les FRAC
fonctionneront au moyen d'un comité d'achat, alors que le secteur
institutionnel classique privilégie des procédures personnalisées, par
l'intermédiaire du conservateur. L'intérêt du comité est double : le pluralisme
esthétique est garanti par la multiplication des décideurs1* et, dans le cas
présent, permet de renouveler «en douceur» les décideurs en faisant appel à
des «personnalités qualifiées». Enfin, les FRAC doivent constituer des «fonds»,
technique qui favorise l'éclectisme artistique puisque les œuvres sont
sélectionnées pour elles-mêmes, et non dans le but d'être organisées
intellectuellement entre elles, comme cherchent à le faire les conservateurs de
musées qui rassemblent des «collections».

La mission de diffusion repose elle aussi sur l'affirmation de principes


nouveaux et la mise en œuvre de techniques spécifiques. La note du 23 juin
1982 pose le principe de «la diffusion la plus large» afin de sensibiliser le
«public des régions». Il s'agit de lutter contre un système d'exposition
centralisé et jugé trop élitiste. La concrétisation de ce principe repose sur la
technique de la diversification des lieux d'exposition, qui permet à la fois de
lutter contre l'inégale répartition géographique des musées et leur «violence
symbolique»5. Par conséquent, les FRAC doivent organiser des «expositions
itinérantes, prêts à des collectivités locales, animations ayant ces œuvres pour
support, mises en dépôt dans les musées, des espaces publics, des lieux
culturels, ...». Cette démocratisation repose classiquement sur une croissance
de l'offre culturelle, par la multiplication des lieux d'exposition. Par ailleurs,
les responsables des FRAC sont censés développer des techniques
pédagogiques originales, mais rien n'est précisé à ce propos, alors que les
œuvres à «démocratiser» présentent la particularité d'être récentes.

On le voit, les FRAC apparaissent au moment de leur création comme des


structures originales. Que ce soit pour les achats (fonctionnement par
commission et constitution d'un fonds) ou pour la diffusion (expositions hors
les murs et approche du public), ils diffèrent fortement du «paysage»

1. On peut observer que cet objectif s'inscrit dans l'esprit de dé-hiérarchisation des disciplines
artistiques entre elles (dit aussi de manière péjorative de «tout culturel») qui caractérise l'action du
ministère de 1981 à 1986.
2. Par ailleurs, ce nouveau principe de sélection est censé anticiper la tendance inflationniste du
prix des œuvres.
3. Les techniques d'achat avant 1981 reposent en grande partie sur un critère de sélection formel
— le respect des règles de l'art édictée par l'Académie — et un critère temporel — seul le recul
historique permet de distinguer le bon grain de l'ivraie.
4. A priori contestable en raison des effets de générations et de réseaux, mais présenté alors
comme une garantie, contre l'académisme et le conformisme esthétique. Voir à ce propos
Urfalino (P.), "Les politiques culturelles mécénat caché et académies invisibles», in L'année
sociologique, vol. 39, 1989-
:

5- Sur cette notion, cf. Bourdieu (P.), La distinction : critique sociale du jugement , Paris, Minuit,
1979.

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institutionnel français, voire international : ils sont en effet les seuls à travailler
sur le secteur de l'art contemporain pour l'achat et pour la diffusion1.

Mise en place et hiérarchisation des priorités

Si la genèse de l'invention des FRAC permet de mettre en évidence que la


double filiation (modernisation de l'intervention publique et démocratisation
culturelle) conduit à un double projet (soutien à l'excellence artistique et
diffusion massive), l'analyse de leur mise en place révèle que les promoteurs
de la première option vont s'imposer aux partisans de la seconde2. Cette
étape est l'occasion de hiérarchiser les objectifs initiaux des FRAC, les indices
de cette hiérarchisation des priorités apparaissant autour de la thématique de
la décentralisation3.

Statuts et répartition des crédits comme indicateurs de la primauté


d'un objectif sur l'autre

Juin 1982 : le ministère de la Culture annonce la mise en place de vingt-deux


FRAC dans vingt-deux régions pour un budget total de vingt-deux millions de
Francs... Malgré les déclarations d'intentions, on est cependant loin de la
«décentralisation» promise : la forme juridique choisie pour constituer ces
nouveaux outils d'intervention, comme la répartition des crédits destinés à
leur fonctionnement, révèlent la suprématie de l'Etat au détriment des régions.
De plus, les modalités de cette mise en place favorisent la prééminence d'un
objectif (la modernisation de l'intervention) sur l'autre (la démocratisation)
parce qu'elles privilégient les régions dont la politique culturelle est conforme
aux attentes du Ministère.
La mise en place des FRAC est suivie par la Délégation aux arts plastiques
(DAP) pendant l'été 19824. Quinze FRAC sur vingt-deux sont établis sous un
statut associatif (loi 1901), les autres étant intégrés à l'office culturel des sept
régions qui en ont un.
Ces associations sont formées d'un conseil d'administration -composé
notamment de personnalités artistiques, d'élus locaux, d'experts scientifiques et

1. En 1981, les musées ne traitent pas ou peu d'art vivant, le FNAC (Fonds national d'art
contemporain) achète de l'art contemporain mais n'en organise pas la diffusion, quant aux centre
d'art, peu nombreux à l'époque, ils diffusent sans acheter. On peut cependant rapprocher les
FRAC des Kunsthalle allemandes qui diffusent et achètent des oeuvres contemporaines, sans
toutefois organiser une diffusion hors les murs (les Kunsthalle disposent d'un espace en propre).
2. Outre le fait que ce sont ses propositions qui ont été étudiées au sein de la «commission
Troche», C. Mollard va obtenir une position institutionnelle conforme aux ambitions qu'il affiche
lors de la conception de la nouvelle politique : il est nommé à la tête de la nouvelle direction
ministérielle chargée du secteur contemporain — délégation aux Arts plastiques (DAP) — et
supervise à ce titre l'installation des FRAC. Présentée comme une administration de mission et
baptisée pour cette raison délégation, elle a été en grande partie été conçue par C. Mollard.
Depuis sa création, elle s'est peu à peu institutionnalisée et est aujourd'hui une direction
ministérielle classique.
3. Ce programme autant que cette «valeur- suscitant des débats contradictoires au sein du PS, les
uns interprétant la décentralisation comme un moyen de développer les particularismes
régionaux, les autres comme un moyen de permettre au plus grand nombre d'accéder aux oeuvres
présentées dans les grandes institutions parisiennes. Voir notamment Giordan (H.), Démocratie
culturelle et droit à la différence, rapport au ministre de la Culture, Paris, La Documentation
française, 1982, et Queyranne (J.-J.), Les régions et la décentralisation culturelle, Paris, La
Documentation française, 1982.
4. Bernard Anthonioz, inspecteur général de la création artistique, assiste C. Mollard dans cette
mise en place.

102
La compétence contre la démocratisation ?

des responsables administratifs régionaux concernés»1 et d'un comité technique,


(appelé aussi comité d'achat ou commission d'acquisition) composé «de
personnalités scientifiques ou artistiques, désignées d'un commun accord par la
région et le ministère de la Culture (et comprenant à titre d'exemple des
conservateurs de musées d'art contemporain, des critiques d'art, des artistes, des
universitaires, des élus, le conseiller artistique régional)»2. Le comité technique
fait des propositions d'acquisition d'oeuvres, soumises au vote du conseil
d'administration.

Ce régime juridique est présenté comme permettant aux conseils régionaux


d'avoir la maîtrise du FRAC. Mais cela reste une possibilité peu probable en
1982 en raison, d'une part de la nouveauté d'un projet proposé par le
ministère et, d'autre part en raison de l'établissement récent de ces
collectivités locales, ce qui ne favorise pas l'expression d'exigences
régionales^. Par ailleurs, cette formule associative est bien maîtrisée par le
ministère car il l'utilise depuis longtemps pour la gestion des grands
équipements culturels4.

Outre la grande souplesse de gestion qu'offre cette formule, la rédaction des


statuts est très générale (par exemple : «cette association a pour objet
d'acheter et de diffuser des oeuvres d'art contemporain»), et ne précise
notamment pas la nature du caractère régional de ces associations. Ceci
permet donc une utilisation conjoncturelle de la structure FRAC. La DAP
dispose alors d'un outil à la fois performant pour ce qui est de la politique
qu'elle souhaite mener, qui a le mérite d'être bien accepté par ses
«partenaires». Concrètement, cette formule laisse au responsable de FRAC —
dans un premier temps le conseiller artistique régional (CAR) qui représente
le ministère — une marge importante de liberté. Elle a permis d'assurer en
douceur la prédominance de l'échelon central^.

Si l'option associative est un signe qui permet de poser l'hypothèse du


caractère fictif de la décentralisation, la répartition des crédits met un terme
au doute qui pouvait subsister en la matière et signale quelles sont les priorités
du ministère. En effet, c'est la DAP qui définit le faisceau de critères qui
permettra la répartition premiers crédits consacrés aux FRAC : «Le montant
des crédits mis à la disposition de chaque région sera fixé en fonction de la
population, du niveau actuel des efforts accomplis dans le domaine des arts
plastiques et de la nécessité de contribuer au rattrapage des inégalités
constatées entre certaines régions»6. Mais, dans la mesure où se trouvent
mêlées des appréciations objectives (population), technocratiques (niveau
d'équipement) et qualitatives (évaluation de la politique arts plastiques de la

1. Note du 23 juin 1982, op. cit.


2. Ibid.
3. Sur la réceptivité des responsables locaux à la nouvelle politique culturelle en région, voir
l'étude de cas de Palard (J)> "Espaces de référence, cultures régionales et politiques culturelles en
Aquitaine», communication au colloque de l'AFSP, L'Etat devant les cultures régionales et
communautaires, Aix, 1986.
4. Cf. les expériences des grands établissements culturels comme les maisons de la culture, le plus
souvent gérés sous forme associative et dont la nomination du directeur dépend du ministère et
non de la collectivité locale dans laquelle est implanté l'équipement. Pour un bilan plus détaillé
du statut associatif des équipements culturels, voir Puaux (P.), Les équipements culturels, Paris, La
Documentation française, 1982.
5. Ces remarques concernent la phase de mise en place. Après quelques années, certaines régions
ont su retourner à leur avantage la souplesse de ces statuts.
6. Note du 23 juin 1982, op. cit.

103
Pierre-Alain Four

région), la latitude d'appréciation est large, voire discrétionnaire. En clair, va-


t-on chercher à opérer un rééquilibrage entre les régions — rééquilibrage
propre à une politique de décentralisation — ou va-t-on au contraire aider les
régions qui sont les plus avancées dans le domaine des arts plastiques — c'est-
à-dire privilégier l'excellence artistique selon les critères en vigueur à Paris ? Il
s'avère que le ministère a attribué ses crédits en priorité aux régions qui ont
manifesté un intérêt pour les arts plastiques et, plus encore, à celles tournées
vers l'art contemporain.

En comparant la carte des équipements d'arts plastiques avec celle de la


répartition des crédits, on constate qu'une règle de «prime à l'équipement» a
généralement été de mise. Ainsi la région Rhône-Alpes, qui compte sur son
territoire de nombreuses institutions reconnues pour l'art moderne bénéficie
de la plus forte quote-part de crédits. Par ailleurs, l'attribution des crédits
comporte une évaluation de la «qualité du soutien», c'est-à-dire la nature du
regard porté sur la création contemporaine. Il ne suffit donc pas que la région
soit bien équipée, encore doit-elle avoir fait la preuve de la qualité de ses
institutions. Ainsi, la région Alsace n'a obtenu qu'une faible quote-part, bien
qu'elle ait mis en place un fonds d'acquisitions d'œuvres, car son fonds a été
jugé trop «localiste». L'Etat privilégie en fait les régions qui ont déjà «intégré»
l'idée d'un soutien à l'art contemporain, c'est-à-dire celles qui ont des
équipements tournés vers le monde des arts plastiques et non vers
l'émergence des artistes régionaux ou le soutien à des expériences dans le
domaine de l'animation par exemple. La volonté de privilégier les régions
déjà attentives à l'art contemporain et non celles qui accusent un déficit en
institutions marque le poids du pouvoir central dans cette «décentralisation
imposée». Plus, elle témoigne de la prédominance de l'objectif de
modernisation du système d'acquisition des œuvres sur celui de la
démocratisation culturelle.

La direction artistique garantit la priorité à la modernisation de


l'intervention

En s'assurant la maîtrise de la direction artistique comme celle du choix des


hommes pour mener cette politique, la DAP garantit l'option de
modernisation de l'intervention qu'elle a prise aux dépens de l'objectif de
démocratisation. Il n'est pas mis en place de direction centralisée, mais un
réseau de responsables, les CAR, correspondants déconcentrés dans les
directions régionales des Affaires culturelles (DRAC) et sélectionnés selon un
profil particulier. Cette procédure lève de facto l'ambiguïté relative au sens à
donner au terme «régional» contenu dans l'appellation FRAC1 : c'est
l'excellence artistique qu'il convient de diffuser, puisque les agents recrutés ne
sont ni des militants ni même des conservateurs, mais des
«préprofessionnels» des arts plastiques. Les FRAC n'ont donc pas vocation à être le
relais des productions locales ou inscrites dans une tradition régionale,
objectif qui avait pourtant partie liée avec la démocratisation de la culture.

Garantir la «qualité artistique» sans dénoncer la décentralisation est le


paradoxe auquel doivent faire face les services centraux après avoir défini des

1. Sur ces questions, voir Le dossier «L'Etat dans toutes ses cultures, la culture dans tous ses états-
Silex, n°22, 3e trim., 1982.

104
La compétence contre la démocratisation ?

statuts et inventé une clé de répartition des crédits. En effet, il est clair. que le
ministère n'entend pas donner aux régions la maîtrise de l'orientation
artistique des FRAC. L'analyse de la note du 23 juin 1982 le montre : bien
qu'elle souligne l'absence d'une politique centrale d'acquisition en précisant
que «chaque région définira sa politique d'acquisition» et pourra «faire appel
à des artistes de la région», cette note limite néanmoins fermement
l'autonomie artistique des régions puisqu'-une concentration des achats sur
les artistes d'une seule région serait excessive». Autrement dit, le fonds
régional ne doit pas être régionaliste1. C'est en jouant de la jeunesse des
institutions régionales, de leur manque de préparation pour conduire une
politique culturelle (et plus encore à une politique de soutien à l'avant-garde)
que la DAP parvient à imposer, dans le cadre de la «décentralisation», un
contrôle de l'orientation esthétique des FRAC2.

Afin de mettre en application cette orientation, le ministère choisit un


procédé qui permet aux élus régionaux d'accepter ce contrôle sans qu'ils aient
le sentiment d'une tutelle parisienne directe. Il est en effet décidé de renforcer
les DRAC, relais déconcentrés en région du ministère de la Culture alors dotés
de moyens limités. Cette astuce juridique consiste donc, «pour aborder la
décentralisation dans des conditions de fonctionnement administratif
satisfaisant» à «construire de véritables services extérieurs à l'échelon régional,
c'est-à-dire de déconcentrer»3. Les DRAC sont dotées d'un conseiller sectoriel,
le CAR, dont le rôle n'est pas négligeable : «petits "entrepreneurs culturels" au
même titre que les autres allocateurs de ressources de la région, gérant des
dossiers, finançant des projets, voire les suscitant en fonction des crédits
disponibles», ils sont «amenés à tisser leur propre réseau les reliant à des
acteurs culturels et à des collectivités locales et dans lesquels ils introduisent
des critères d'excellence et une reconnaissance marqués du sceau du ministère
de la Culture»4. Les CAR disposent en effet d'une position stratégique de
liaison entre le ministère et le Conseil régional reposant sur une position
institutionnelle — ils sont chargés du secrétariat du comité technique5 — et sur
une composante symbolique — le «titre» d'expert en arts plastiques. Titulaire
d'une place de choix pour conduire les débats, et parés d'une légitimité
parisienne, le CAR acquiert une responsabilité potentielle de premier plan
dans l'orientation artistique du FRAC.

Dans ces conditions, ça n'est donc pas le recrutement des directeurs des FRAC
qui est essentiel, mais bien celui des CAR. A partir du moment où la direction
artistique appartient à l'Etat, les agents nommés à ces postes doivent être en
mesure d'appliquer, à défaut de directives claires, «l'esprit» de la politique
voulue par les concepteurs du projet FRAC. Le recrutement des 22 CAR
témoigne de cette volonté de sélectionner des agents connaissant les règles

1. Toutefois, ce principe a pu être détourné, mais alors le ministère à déjugé l'activité des FRAC
qui se sont montrés trop attentifs aux artistes régionaux. Par exemple, le FRAC Auvergne, fera
l'objet de vives critiques internes et sera -oublié- des bilans officiels (plaquette édités par la DAP,
etc).
2. Pour une analyse plus générale de ce processus de déconcentration des crédits au profit du
ministère, voir Friedberg (E.), Urfalino (P.), «La décentralisation culturelle au service de la culture
nationale», in Moulin (R.), dir., Sociologie de l'art, Paris, La Documentation française, 1986.
3- Saez (G.), "Modernisation et corporatismes dans la politique culturelle française», in Colas (D.),
dir., L'Etat et les corporatismes, Paris, PUF, 1988, p. 96.
4. Friedberg (E.), Urfalino (P.), «La décentralisation culturelle, l'émergence de nouveaux acteurs»,
Politique et management public, vol. 3, n°2, 1985-
5. J. Lang,. 23 juillet 1982, op. cit.

105
Pietre-Alain Four

professionnelles du monde de l'art contemporain sans être «marqués» par


une pratique militante ou professionnelle contraire à ses usages.

En posant pour principe qu'«une autre façon de détourner le poids du


cérémonial culturel, c'est de nommer de nouveaux hommes incarnant une
pratique différente»1, C. Mollard fait en sorte d'écarter les candidats «naturels»
à ce type d'emploi que sont les militants de l'action culturelle et les
conservateurs. Eliminer les premiers ne pose pas de difficulté, tant il est clair
au travers des procédures de mise en œuvre que l'objectif prioritaire de cette
politique n'est pas de favoriser les expériences militantes. Prenant le prétexte
d'éviter les risques de clientélisme local, qui conduiraient à des achats de
complaisance à des artistes locaux, les services centraux écartent les militants
de l'action culturelle installés en régions. Pour évincer les conservateurs, les
services centraux ont recourt à un procès en incompétence, en les assimilant
aux critiques faites au système des musées. Pour un ex-CAR, la situation était
claire : «Claude Mollard a voulu faire entrer sur la scène administrative de l'art
contemporain des gens qui ne venaient pas des musées»2. Ainsi, bien que
professionnels publics de l'achat et de la diffusion, dont les compétences sont
objectivées dans la détention d'un diplôme délivré par l'Etat, les
conservateurs sont mis à l'écart, parce qu'ils incarnent aux yeux des nouveaux
responsables des pratiques professionnelles dépassées3.

Après avoir écartés les candidats «logiques», C. Mollard se tourne vers des
«pré-professionnels», ce qui, parce que ces catégories sont définies de manière
floue, lui donne un éventail de recrutement plus large. La sélection des CAR
s'appuie sur des critères nouveaux, non-conformes aux usages de
l'administration culturelle : «Nous avons choisi des hommes et des femmes
jeunes, nouveaux pour la plupart, qui avaient en même temps une pratique du
terrain...»! Cette pratique ou qualification de terrain se définit par opposition
au diplôme d'une manière empirique : c'est l'introduction dans le monde des
arts plastiques, par l'intermédiaire d'une activité temporaire ou régulière qui
donne à ces nouveaux décideurs un «bagage» considéré comme une
formation. La transmission des techniques professionnelles se faisant de
personne à personne, le niveau de compétence professionnelle est fonction
du degré d'insertion dans le monde artistique considéré, voire de
l'appartenance à un «réseau» de professionnels. Les CAR sont des «pré-
professionnels» des arts plastiques parce qu'ils n'ont pas une profession dans
le secteur mais un «intérêt» pour pour les arts plastiques : ils sont responsables
d'une association, critiques occasionnels, etc.

En sélectionnant des personnes qui aspirent à exercer à temps plein une


activité dans le secteur des arts plastiques, la DAP s'assure que ce sont les
techniques professionnelles en vigueur dans le monde qu'elle souhaite
intégrer qui seront suivies, même si cela doit conduire à une révision des
principes et techniques définis préalablement. Parce qu'ils ne sont que
«préprofessionnels», les CAR auront tendance à privilégier les règles

1. Mollard (C), Le mythe de Babel, l'artiste et le système, Paris, Grasset, 1984, p. 26.
2. C. B, loc cit.
3. Pour une analyse détaillée de la profession de conservateur et de son évolution, voir Heinich
(N.), Pollack (M.), >Du conservateur de musée à l'auteur d'expositions : l'invention d'une position
singulière-, Sociologie du travail, n°l, 1989-
4. Mollard (C), La passion dé l'art, op. cit., p. 102.

106
La compétence contre la démocratisation ?

professionnelles du monde de l'art, beaucoup plus que l'objectif de


démocratisation, pour acquérir le «titre» de «professionnel des arts
plastiques».

La souplesse organisationnelle des FRAC permet ainsi de privilégier la


modernisation, c'est-à-dire la compétence professionnelle, sur la
démocratisation qui est assimilée à l'animation voire à l'amateurisme.
L'absence d'un ancrage régional clair, qui serait la marque d'un engagement
politique fort du côté de la démocratisation, de l'action culturelle et du soutien
aux artistes régionaux, incite les responsables des FRAC à utiliser les règles qui
régissent le monde des arts plastiques. Structure juridique souple, répartition
inégali taire des crédits, direction artistique appartenant aux représentants de
l'Etat et, enfin, sélection de pré-professionnels, sont ainsi les premiers
éléments qui contribuent à rapprocher les pratiques des FRAC de celles du
monde de l'art.

La re-création des FRAC

Si l'on suit H. Becker, un «monde de l'art» n'existe que par les règles ou
conventions qui le régissent et qui sont mises en œuvre par les acteurs qui y
participent1. Par conséquent, seuls les acteurs qui connaissent et respectent ces
conventions professionnelles appartiennent à ce monde. Ce respect se traduit
par une attitude mimétique, car l'apprentissage de ces règles se fait par
fréquentation. Ainsi, en l'absence de filières diplômantes, le titre de
«professionnel des arts plastiques» s'obtient par la reconnaissance des pairs
sur le mode cooptatif. Autrement dit, la légitimité à agir dans le monde des
arts plastiques dépend de la capacité à respecter un ensemble de conventions
— de valeurs et de techniques — et à créer un consensus sur l'activité menée.
Cet ensemble de règles a notamment permis aux professionnels hors secteur
institutionnel de suivre l'évolution des productions plastiques de la fin du
XLXe siècle jusqu'à nos jours.

Créés pour saisir et soutenir la production contemporaine, les FRAC s'avèrent


pourtant en décalage, voire en contradiction avec les conventions du monde
des arts plastiques. Mais ce n'est qu'à partir du moment où ils s'y insèrent que
l'on prend la mesure de leur inadéquation aux conventions professionnelles
en vigueur. En raison des conditions de travail propres à un monde artistique,
les structures qui souhaitent s'y intégrer doivent tenter de se conformer aux
règles qui y ont cours. On précisera quelles sont ces règles en usage pour les
activités d'achat et de diffusion, afin de montrer en quoi elles ont pu
provoquer l'évolution des principes (et techniques) fondateurs des FRAC2.

1. Becker (H.), Les mondes de l'art, op. cit. et -La distribution de l'art moderne», in Moulin (R.),
Sociologie de l'art, op. cit.
2. La période étudiée couvre les années 1982 à 1988, avec quelques incursions jusqu'à la fin de
l'année 1990. En raison de la grande diversité des situations en présence, il est de plus en plus
difficile de parler -des- FRAC. Ce sont donc les exemples significatifs d'une volonté d'insertion
dans le monde de l'art que nous avons sélectionné ici, sans prétendre faire un bilan exhaustif de
l'activité des 22 FRAC.

107
Pierre-Alain Four

La ?nise en conformité des procédures d'achat


L'achat d'une œuvre est un moment clé qui intègre et situe les acteurs dans le
monde des arts plastiques. Alors que les FRAC posent un principe
d'éclectisme des achats, la majorité des acteurs du monde des arts plastiques
estime à l'inverse que les achats doivent être l'expression de critères de choix
définis, critères qui sont à l'origine des collections1. La collection est
considérée par ces acteurs comme un rassemblement organisé d'œuvres
portant sur un aspect particulier de la production plastique : «Quand on fait
une collection, il y a une idée de cohérence», affirme le conservateur d'un
musée d'art contemporain2. La collection s'oppose donc dans ses principes à
l'éclectisme esthétique voulu par les concepteurs des FRAC puisque «dans un
fonds, les pièces n'ont rien à voir les unes avec les autres»3. Ce travail
d'organisation appartient en grande partie à l'acheteur qui peut, pour rendre
cohérents ses achats, s'appuyer sur l'histoire de l'art. Mais à cette
connaissance objectivée de la production plastique, s'ajoute une
caractéristique plus subtile qui est celle de la «personnalité» de l'acheteur. Le
poids de cette deuxième composante est inversement proportionnel à
l'ancienneté des œuvres, il est. donc prépondérant s'agissant de l'art en train
de se faire. Faire collection ne consiste donc pas seulement à choisir des
œuvres en respectant la taxinomie édifiée par l'histoire de l'art mais à
proposer, voire imposer, un «engagement artistique»4. Ainsi, pour un
conservateur, «une collection, c'est le fait d'un homme ou d'une femme qui
s'investit personnellement»^. La légitimité d'un acteur à faire valoir sa
«personnalité» est fonction de sa notoriété professionnelle et de la notoriété
de l'institution dans laquelle sont faits les achats. La connaissance de l'histoire
de l'art d'un acteur, mais aussi sa capacité à faire admettre ses partis-pris et sa
subjectivité sont les éléments constitutifs de la collection.
L'expression d'une personnalité étant corrélée au principe de cohérence, la
technique mise en œuvre pour respecter ces valeurs est simple : les achats sont
responsabilisés car «dans une collection, il y a une personne qui décide»^.
Ainsi, un conservateur choisit les œuvres qu'il souhaite acquérir et soumet ses
propositions à un conseil qui ne vérifie que l'authenticité de l'œuvre. Son nom
est attaché à ses propositions7. De même un collectionneur exprime ses choix
seul et «signe» ses achats8. Par conséquent la procédure d'achat en collège
n'est pas recevable :
•Dans une commission, il y a deux choses qui peuvent se produire : soit une
majorité se dégage et elle pourra conduire telle ou telle politique d'acquisition;
soit il n'y a pas de majorité, et c'est un consensus, un ventre mou qui se

1. Sur les origines de la pratique de la collection, voir Pomian (K.), Collectionneurs, amateurs et
curieux, Paris, Venise: XVIe-XVlIIe siècle, Paris, Gallimard, 1987-
2. T. R., 1989-
3. P. N., galeriste arc contemporain, 1989-
4. P. N., loc. cit.
5- S. L, conservateur du musée des beaux-arts et art moderne, 1989-
6. P. N., loc. cit.
7. Que ce soit de manière positive ou négative : -Madame X n'a fait que des choix conformistes,
elles s'est endormie- (Ph. D, conservateur d'un musée des beaux-arts, 1989) ; -Andry-Farcy à
Grenoble a su faire des achats de grande qualité» (S. L., loc. cit.).
8. Cette pratique est manifeste lorsqu'un collectionneur donne ses œuvres à un musée et que ces
oeuvres apparaissent ensuite sous le nom de leur donateur. Pour approfondir cette question des
rapports entre collections et collectionneurs, voir Goldfarb Marquis (A.), The art biz, the covert
world of collectors, dealers, auction houses, museums and critics, Chicago, Contemporary Books
Inc, 1991, p. 150-210.

108
La compétence contre la démocratisation ?

développe, cela fonctionne par concessions réciproques. Moi, je crois


personnellement davantage au choix personnel d'un homme à qui on fait
confiance et qui donne un bilan au bout de 5 ou 6 ans, car pour l'art
contemporain, on peut se rendre compte d'une politique d'acquisition sur ce
laps de temps [...]. En matière d'art contemporain, où les critères de choix sont
quand même très délicats, est-ce que le choix d'un homme, qui y met sa
partialité, n'est pas finalement plus efficace P»1.

Le pluralisme décisionnel tel qu'il est énoncé dans le projet FRAC première
manière est donc en décalage avec la règle de personnalisation-
responsabilisation de l'achat, signe de compétence et de reconnaissance dans
le monde des arts plastiques. Il contrevient au code déontologique et au
fonctionnement régulier de cet univers.

Afin de légitimer leurs acquisitions auprès des acteurs professionnels du


monde des arts plastiques, les responsables des FRAC adoptent le principe de
la collection et rejettent majoritairement — même s'ils le font de manière
tacite — le principe du fonds. Cette redéfinition de l'objectif d'achat ne va pas
sans mal : «J'étais en opposition idéologique avec le ministère dès le début.
J'ai toujours défendu l'idée que le fonds devait être une collection. Alors que
M. Troche et C. Mollard ont pendant longtemps défendu l'idée du fonds, c'est-
à-dire sans organisation interne, avec pour modèle le FNAC. Et pendant les
trois premières années, j'étais dans une position conflictuelle avec C.
Mollard»2. Les catalogues reproduisant les œuvres achetées sont un bon
témoin de cette volonté de présenter les achats comme des collections3. Mais
dans la mesure où les responsables des FRAC4 ne sont pas — et pour cause —
des professionnels reconnus (acteurs recrutés sans notoriété et sentiment de
perplexité sinon de rejet que suscite l'institution dont ils ont la charge), ils
sont contraints de fonder — dans une large mesure en tout cas — la
cohérence de leurs achats sur un classement historique des œuvres5'

Dans un premier temps, ils construisent le plus souvent leurs collections autour
d'un mouvement ou d'une école identifiée par les historiens d'art. Par exemple,
ils importent des mouvements bien repérés à l'étranger art minimal pour le
:

FRAC Nord-Pas-de-Calais, sculpture anglaise pour le FRAC Rhône-Alpes. Dans


un deuxième temps, un modus vivendi se forme entre collection bâtie autour
d'un courant artistique et collection construite sur un engagement esthétique par
la sélection des œuvres autour d'une technique : dessins en Limousin,
photographies en Aquitaine, ou d'un lieu géographique : Espagne pour le FRAC
Midi-Pyrénées, Alsace pour le FRAC Alsace. Cependant, l'objectif d'une
collection cohérente de bout en bout est difficile à atteindre et une solution
intermédiaire se dégage «Actuellement il n'y a pas à proprement parler de
:

collections, mais des fonds avec des sous-ensembles thématiques soit 80 % des
cas environ»6. Ainsi, en rejettant l'éclectisme esthétique, les responsables des
FRAC renoncent à élaborer de nouveaux critères de choix pour suivre ceux qui
sont émis par les agents du monde des arts plastiques.

1. Ph. D., loc. cit.


2. C. B., loc. cit.
3. Par exemple, le catalogue publié par le FRAC Languedoc-Roussiilon est intitulé -1982-85 / une
collection-. Languedoc-Roussiilon, Office régional de la culture, 1986.
4. C'est-à-dire les CAR, voir plus haut.
5. Ce qui oblige à acheter des artistes connus, donc à s'éloigner des objectifs de soutien à la
création.
6. O. K., inspecteur de la création artistique, in compte-rendu réunion DAP et partenaires, 4
novembre 1991 (non publié).

109
Pierre-Alain Four

Les responsables des FRAC ayant adopté l'idée de cohérence, ils cherchent
ensuite à adapter la technique qui la rend possible. Premier mode
d'adaptation : la réduction des effectifs des comités techniques. Alors que le
nombre des membres s'établissait autour de 25 en 1984, avec des pointes
allant jusqu'à 40 personnes, il n'y a plus en 1990 de comité technique qui
excède 12 personnes, la moyenne s'établissant à 7,6 membres1. Le cas du
FRAC Aquitaine est particulièrement significatif de cette évolution : son comité
technique comptait, au moment de sa mise en place, plus de 30 personnes,
dont des élus et des artistes. Il n'est plus aujourd'hui composé que de 3
personnes, qui travaillent en relation directe avec le directeur du FRAC.
Second mode d'adaptation : la spécialisation. Ce peut être fait de manière
officieuse, tel membre du comité particulièrement compétent sur un
mouvement artistique étant chargé de proposer des oeuvres sur ce point
uniquement (ainsi Denis Zacharopoulos et l'art minimal pour le FRAC Nord-
Pas-de-Calais). Soit il s'agit d'une véritable carte blanche à une personne
recrutée explicitement pour cette tâche (ainsi Jean-François Chevrier,
spécialiste en photographie, pour le FRAC Rhône-Alpes). Troisième et dernier
mode d'adaptation .- la responsabilisation des achats. Le comité technique
perd peu à peu de son poids au profit des directeurs des FRAC qui souhaitent
très explicitement se conformer au système classique : «sur un mode similaire
à celui du petit conseil de la direction des musées de France pour les musées
classés et contrôlés»2. Ainsi, les comités techniques deviennent dans de
nombreuses régions comme la Bourgogne, les Pays de la Loire, Rhône-Alpes,
des auxiliaires du directeur qui voit son rôle de direction artistique croître
d'autant.

Redéfinition des objectifs de diffusion

La diffusion des œuvres fait l'objet de règles tout aussi établies que celles qui
concernent l'activité d'achat. Le principe général de la diffusion telle qu'elle
est pratiquée dans le monde des arts plastiques repose sur le primat accordé à
la mise en valeur de l'œuvre, primat qui s'exprime par l'utilisation de lieux
adéquats, une présentation cohérente et la production de connaissances
scientifiques. Plusieurs techniques permettent de mettre en application ces
principes.

Les professionnels des arts plastiques, cherchant à magnifier les productions


plastiques pour faire apparaître leurs qualités artistiques, considèrent tout
d'abord qu'il est nécessaire de les doter d'un environnement spécifique,
adapté à leurs caractéristiques particulières. Ainsi, les œuvres sont-elles le plus
souvent montrées dans des musées ou des galeries, lieux spécialisés dans la
monstration. Si le caractère spécialisé des lieux permet aux œuvres de prendre
toute leur dimension, ils contribuent de manière prépondérante à leur donner
un statut artistique. En effet, ils véhiculent une force symbolique qui contribue
à transformer les productions plastiques en œuvre d'art3. Diffuser dans des
lieux «alternatifs» achoppe donc sur l'absence de dimension symbolique

1. Sources archives de la DAP.


2. Document produit par l'association nationale des directeurs et administrateurs de FRAC, 26 juin
:

1991-
3. Un artiste comme M. Duchamp a démontré de manière magistrale ce phénomène avec des
œuvres »ready-made-. Sur cette question du lieu, voir aussi David (C), -L'invention du lieu»,
Cahiers du MNAM, no17-l8, 1986.

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La compétence contre la démocratisation ?

lieux «alternatifs» achoppe donc sur l'absence de dimension symbolique


«propre» aux lieux quelconques. Pour un conservateur, on ne peut, pour cette
raison, pas faire de «musée sans les murs»1.

Par ailleurs, les professionnels ont établi des techniques de présentation des
œuvres. Cette présentation prend généralement la forme d'une exposition
construite autour d'un concept. L'exposition suppose donc une logique interne
qui doit faire apparaître un lien entre les œuvres. Ce «fil conducteur» peut être
chronologique (la peinture au siècle d'or), technique (le dessin dans l'oeuvre
des cubistes), esthétique (l'oeuvre des impressionnistes), thématique
(l'utilisation de l'objet dans l'art moderne), etc2.

La production d'une information spécialisée complète les techniques de


diffusion professionnelle. Les expositions s'accompagnent en général d'un
appareil critique constitué d'informations techniques ou scientifiques «haut de
gamme». Un corpus critique accompagnant les œuvres est donc nécessaire
pour les comprendre en les situant notamment dans un continuum de la
création plastique. Toutefois, ces informations ne sont pas disponibles dans
les expositions elles-mêmes, mais compilées dans les catalogues qui les
accompagnent. Ce travail scientifique ne peut donc pas être assimilé à la
notion de pédagogie telle qu'elle est entendue par les promoteurs des FRAC,
c'est-à-dire la conception d'informations simples et disponibles dans
l'exposition. D'ailleurs le principe selon lequel l'art contemporain pourrait
faire l'objet d'une approche pédagogique est étranger à la plupart des agents
du monde des arts plastiques, au nom du fait que «l'art contemporain n'est
pas grand public»3. Ainsi, il semble que l'élaboration de techniques de
vulgarisation «n'intéresse personne : il n'y a pas eu un seul séminaire sur cette
question, je me demande même si ça intéresse les professionnels»"^.
Production d'un appareil critique et pédagogie sont ainsi deux façons
opposées d'envisager la médiation au public5.
Une anecdote racontée par un artiste illustre bien les contradictions entre ces
règles et le projet de diffusion tel qu'il a été élaboré par les concepteurs des
FRAC :

«Je disposais d'une usine pour faire ce que je voulais. J'avais amené des choses
presque toutes faites, je n'ai eu qu'à faire les dernières soudures. Et vraiment,
j'étais gêné il y a eu une inauguration exactement comme pour le marché à
:

bestiaux. J'ai dû expliquer au maire qui ne comprenait pas, idem pour son
adjointe. Finalement, au bout de deux verres, ils s'en foutaient, mais au début...
c'était plutôt tendu ! Quand les types me disaient "Franchement, je ne
comprends rien du tout", qu'est-ce que vous pouvez répondre ? C'était l'époque
typiquement FRAC on va dans les campagnes. Et bien le FRAC, c'est peut-être
:

un musée parallèle ou tout ce qu'on voudra, mais c'est pas possible de faire des
expositions comme ça dans les campagnes A

1. Ph. D., loc. cit.


2. Sur cette question voir Michaud (Y), L'artiste et les commissaires, quatre essais non pas sur l'art
contemporain, mais sur ceux qui s'en occupent, 1989, Nîmes, Editions J. Chambon, p. 127-178.
3- B. B., critique d'art dans un journal généraliste, 1989-
4. J. V., directeur des affaires culturelles dans une ville moyenne, 1989-
5. La pédagogie se développera néanmoins dans les musées au cours des années 1980.
6. J.-M. S., artiste.

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Pierre-Alain Four

Aussi, l'attitude des responsables de FRAC concernant l'activité de diffusion


consiste à chercher à se conformer aux règles établies par les professionnels
des arts plastiques. Alors que des expositions avaient été organisées dans des
lieux aussi divers qu'une banque (FRAC Nord-Pas-de-Calais), un hôpital, un
centre commercial (FRAC Rhône-Alpes), un train (FRAC Limousin), la
diffusion tous azimuts est peu à peu abandonnée. En effet, de telles conditions
d'expositions ne permettent pas à une œuvre, surtout quand il s'agit d'art
contemporain, de prendre son «sens plein». Les responsables des FRAC ont
parfois cherché à pallier l'absence de réputation de tels lieux en exposant des
artistes connus, leur nom pouvant dans une certaine mesure y suppléer. Mais
le plus souvent, ils essayent d'investir des espaces clairement identifiés pour la
réception d'oeuvres d'art : «Progressivement, ça rentre dans l'establishment
[...]. On a tendance à faire des expositions dans les musées [...], plutôt que dans
des lieux impossibles»1. Cette réorientation se traduit par l'utilisation de salles
d'exposition mises à disposition par les musées et l'installation de plusieurs
FRAC dans leurs propres murs : en 1991, la moitié d'entre eux disposent d'un
espace d'exposition. Si la surface de ces lieux d'exposition est modeste, de 120
m2 à 450 m2, ces lieux sont adaptés à la spécificité des oeuvres
contemporaines : espace blanc, dalle brute ou plancher clair, etc2.

Le contenu des expositions évolue lui aussi et se calque sur le modèle en usage
dans le monde des arts plastiques. Des simples juxtapositions d'achats qui
tenaient lieu d'exposition dans les premières années, les responsables des
FRAC commencent à réaliser de «véritables» expositions. Ils présentent les
œuvres autour d'un thème central, qui reprend souvent les axes d'achats. Par
ailleurs, ils réalisent des expositions de type muséal en faisant des emprunts à
d'autres structures. Ainsi, le FRAC Rhône-Alpes réorganise sa diffusion à partir
de 1988 en délaissant les petites manifestations pour se concentrer sur
quelques grosses expositions ou commandes3.

Enfin pour ce qui concerne la médiation, la pédagogie n'étant pas une


«valeur» dans le monde des arts plastiques, les responsables des FRAC ne sont
donc pas incités à inventer une pédagogie spécifique à l'art contemporain.
Une fois de plus, ils ne répondent pas aux propositions de leurs
commanditaires mais cherchent à rattraper la pratique dominante en
multipliant les éditions. Ces éditions sont présentées comme un moyen
d'éducation pédagogique, car elles «s'adressent d'abord à un public non initié,
alors que par définition l'éditeur a tendance à travailler pour un milieu très au
courant». De plus il «va peut-être y avoir élaboration de textes qui seront plus
abordables par un public plus vaste que celui pour les monographies telles
qu'on les connait traditionnellement» . Mais il semble qu'il ne faille voir là
que des déclarations d'intention. La lecture des publications réalisées par les
FRAC permet de constater qu'elles sont en tous points conformes aux
ouvrages d'art traditionnels : elles sont souvent rédigée dans une langue
complexe et vendues au prix des livres d'art. Les éditions réalisées par les
FRAC rejoignent l'utilisation classique qui en est faite dans le secteur

1. R. G., directeur régional des affaires culturelles, 1989-


2. Paradoxalement, les FRAC cherchent un lieu, alors que de nombreux artistes essaient d'en sortir
en travaillant sur cette notion d'art et d'environnement : minimalistes, conceptuels, land'artistes,
etc.
3. Exposition «L'Inventaire» à St-Etienne, été 1989, commande à J. Wall et D. Graham pour le
«Children pavillion» installée temporairement à la Villa Gillet, printemps 1990.
4. G. D., «Ille rencontres nationales des FRAC à Lyon», 10 et 11 mai 1986 (non publié).

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La compétence contre la démocratisation ?

institutionnel, c'est-à-dire comme outil d'information savant. Par ailleurs, leur


fonction de mémoire de l'activité auprès des pairs, contribue à l'insertion des
FRAC dans le monde des arts plastiques1 .

Les responsables des FRAC sont donc à l'origine d'un mouvement de mise en
conformité des principes et techniques originels avec les règles du monde des
plastiques.'
arts L'originalité de ce processus aura été d'avoir lieu «sur le
terrain» pour être ensuite avalisé par les services centraux du ministère.

Dans un domaine comme l'art où les opinions ont force de loi, l'intervention
de l'Etat prend une dimension particulière. Les accusations en tout genre
d'«art officiel», d'affadissement des hiérarchies artistiques ou encore
d'instrumentalisation des œuvres au profit d'une animation culturelle
s'expriment d'autant plus facilement que la gauche au pouvoir véhicule
l'image d'un interventionnisme caricatural. Pour sortir de l'impasse de ces
attaques contradictoires, d'inspiration libérale ou militante, une structure
nouvelle travaillant sur la création artistique «de pointe» ne peut trouver son
«salut» que dans la conformité aux règles en usage dans le monde artistique
auquel elle a affaire puisque ces règles font, elles, consensus. La politique
publique de soutien à l'art contemporain se débat ainsi dans un conflit de
légitimité entre, d'une part une intervention reposant sur le référentiel partagé
de la démocratisation culturelle et, d'autre part une intervention
professionnellement légitime, fondée sur le respect de conventions
professionnelles2. Si les règles du monde des arts plastiques se sont dans une
large mesure imposées, c'est que le référentiel global qui légitime
l'intervention publique — la démocratisation — s'est affaibli.

L'intervention publique qui s'est traduite par la création et la mise en place


des FRAC a suivi ce schéma : elle n'a pas été légitime en soi mais par sa
capacité à s'adapter aux exigences professionnelles. C'est la faiblesse
organisationnelle des militants culturels et surtout l'absence de validation de
leurs principes et pratiques qui expliquent a contrario que les responsables
des FRAC aient privilégié l'appartenance au monde des arts plastiques. Le
mouvement de professionnalisation observé témoigne en cela de la puissance
des conventions qui régissent le monde des arts plastiques. Mais en cherchant
à insérer les FRAC dans le monde de l'art, leurs responsables ont provoqué
une transformation très importante des missions d'origine : les valeurs du
monde de l'art pénètrent si bien au sein des organismes publics, que
l'impératif démocratique qui fonde l'intervention publique est quasiment
évacué.

Ce constat permet de poser différemment les termes du débat public-privé qui


anime les analystes de la politique artistique : il n'est plus guère opérant de
distinguer les différents agents qui interviennent dans le monde de l'art en
fonction de leur origine publique ou privée puisque les pratiques
professionnelles des différents agents évoluent sans véritable lien avec leur

1. La structure éditrice envoyant ses publications à ceux qu'elle considère comme des collègues et
recevant les publications desdits collègues en retour.
2. Sur la notion de référentiel, cf. Jobert (B.), Müller (P.), L'Etat en action, politiques publiques et
corporatismes, Paris, PUF, 1987.

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Pierre-Alain Four

statut d'origine1. Il apparaît en effet clairement que chaque institution ou


acteur se «positionne» en adoptant ou rejetant les valeurs et les techniques
professionnelles dans un monde artistique. Situer sur une «échelle» de valeurs
et de pratiques les institutions ou les acteurs au sein d'un monde artistique,
pour analyser leur degré de congruence aux règles de tel ou tel segment du
monde artistique considéré, apparaît alors comme une alternative à l'analyse
des politiques artistiques dans une optique d'explicitation du changement. Ce
sont le cheminement de la novation artistique au sein du système politico-
administratif et l'impact de cette novation dans la modernisation du service
public qui sont alors au centre de l'analyse. De ce point de vue, l'étude des
FRAC ou de toute autre institution culturelle traite des modalités
d'acculturation de ces structures culturelles plus que de leur capacité à remplir
des objectifs devenus «incongrus».

1. Par exemple, C. Berri, producteur de cinéma réputé a ouvert une galerie dans le septième
arrondissement de Paris qui s'apparente davantage à un centre d'art ou une Kunstballe qu'à une
galerie commerciale. De même, l'organisation simultanée d'expositions au musée et dans une
galerie laisse à penser que le musée calque son activité sur celle de la galerie (découvrir en «temps
réel- les jeunes artistes). Ces agents sont donc très intégrés au monde de l'art, en ont reconnu les
valeurs, les distinguer en fonction de leur origine est peu opérant.

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