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Abstract
Competence versus democratization ? The creation and re-creation of the Fonds Régionaux d'Art Contemporain.
Pierre-Alain Four. [95-114].
The FRAC (Regional Funds for Contemporary Art) have been conceived to adapt the intervention of the State in the «avant-
garde» and to stimulate the democratization of the Arts. This cultural policy gives a good exemple to analyse the result of its
goals, which are to follow the visual arts production and to help its diffusion. The profiles of their creators explain why these two
objectives have been assigned to one single structure. Analyzing how they were implemented reveals that one of these
objective is given priority. At last, the study of their activity and of its transformations gives proof of the supremacy of a world of
arts in which the State is not a determinant actor. The phenomenom of penetration of values external to the administration
allows us to conclude that ' the traditional separation between the public and the private fields is gradually weakening.
Résumé
La compétence contre la démocratisation ? Création et re-créatiob des Fonds régionaux d'art contemporain.
Pierre-Alain Four. [95-114].
Les Fonds Régionaux d'Art Contemporain (FRAC), conçus pour adapter l'intervention de l'Etat aux avant-gardes et pour
relancer la démocratisation culturelle, offrent un terrain privilégié pour analyser la prétention -nouvelle- de l'Etat à suivre
l'actualité de la production plastique et à en assurer simultanément la diffusion. Le profil de leurs concepteurs explique pourquoi
un double objectif est assigné à une seule structure. L'analyse de leur mise en place révèle comment s'organise une
hiérarchisation de ces objectifs. Enfin l'étude de leur activité et des transformation qu'elle subit met en évidence le poids d'un
monde de l'art dans lequel l'Etat n'est pas un acteur prépondérant. L'observation de ce phénomène de pénétration de valeurs
exogènes à l'administration permet de conclure à une fragilisation de la sépararion traditionnelle entre public et privé.
Four Pierre-Alain. La compétence contre la démocratisation ? Création et re-création des Fonds régionaux d'art contemporain.
In: Politix, vol. 6, n°24, Quatrième trimestre 1993. pp. 95-114.
doi : 10.3406/polix.1993.1590
http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1993_num_6_24_1590
Pierre-Alain Four
Institut d'études politiques de Paris
* Que V. Dubois et D. Georgakakis qui ont relu et annoté cet article soient ici remerciés pour cet
exercice difficile mais ô combien utile...
1. La démocratisation culturelle qui consistait traditionnellement à diffuser la culture cultivée s'est
enrichie pendant la période d'opposition d'une thématique nouvelle : la mise en valeur des
cultures régionales et populaires. Pour une analyse de la genèse de cette notion de
démocratisation, voir dans ce même numéro l'article de V. Dubois.
2. Laurent (JO, ^^ et pouvoirs en France de 1793 à 1981, histoire d'une démission artistique, St-
Etienne, CIEREC, 1983.
3. Bourdieu (P.), Darbel (A.), L'amour de l'art, les musées d'art européens et leur public, Paris,
Minuit, 1969-
4. J. Lang, conférence de presse à Lille, 22 juin 1982. Ces mesures concernent l'ensemble de la
chaîne de la production plastique les artistes, l'incitation à la création, la formation, la diffusion,
les relations avec le public, la recherche.
:
1. L'intervention publique dans le secteur culturel repose, depuis qu'elle a acquis le statut de
politique publique culturelle, presque systématiquement sur ce double objectif, l'exemple type
étant celui de la création des Maisons de la culture. Ainsi, les FRAC reproduisent la thématique de
la politique culturelle générale, mais sur un domaine artistique particulier — les arts plastiques —
et sur une temporalité spécifique — les œuvres contemporaines.
2. Un coup de sonde dans le dossier de presse des FRAC permet de s'en rendre compte : »Ces
bazars que sont les FRAC [...], décharges, quincailleries, entrepôts d'oeuvres sans histoire, sans
racine, sans mythologie exilées de leur ferment culturel authentique qui ne témoignent que de la
mégalomanie d'un pouvoir politique méprisant pour l'art et les artistes» (Bonnaval (J.), Artension,
hiver 1983) ; "Un fonctionnariat de nouveaux venus 1) bien payés, 2) mal informés, sinon
philistins, 3) peu enclins à risquer un jugement ou à manifester une passion, 4) hantés cependant
par l'ambition de régenter le domaine de la création [...]. Ce ne sont pas seulement les banques et
les entreprises qu'il faut désétatiser, c'est l'art» (Clair (J-), Libération, 15-16 décembre 1984) ; »La
subvention publique a fait naître un nouvel art officiel, produit d'un "establishment" d'une
pseudo-élite vivant en vase clos. Elle a sécrété sa propre idéologie de la création, dérivée des
théories d'avant-garde» (Bourdelat (A.), La Presse française, octobre 1986, in Dossier de presse
FRAC, service de documentation de la délégation aux Arts plastiques (DAP), ministère de la
Culture)
3. Environnement professionnel ou monde de l'art. Sur cette notion, cf. Becker (H.), Les mondes
.
de l'art, Paris, Flammarion, 1988. Un monde de l'art est un système de relations et de réseaux dans
lequel des acteurs sont en inter-relation dans le but de produire, par une intervention symbolique
ou matérielle, une œuvre d'art. Us développent à cette fin un ensemble de valeurs et de techniques
qu'ils s'accordent à suivre.
4. Cet article est tiré d'une thèse en cours portant sur la politique culturelle de soutien à l'art
contemporain en région par la mise en place des FRAC. Les données que nous utilisons
proviennent d'une série d'entretiens auprès de différents acteurs du monde de l'art (artistes,
galeristes, collectionneurs, critiques d'art, professeurs d'enseignement artistique, conservateurs,
directeurs de centre d'art) ainsi que d'une recherche sur les archives FRAC à la délégation aux
Arts plastiques (DAP) du ministère de la Culture.
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À en croire divers témoins, les FRAC auraient été inventés en une nuit pour
utiliser une «rallonge» budgétaire accordée par le ministère des Finances. Il
semble cependant qu'il ne s'agisse là que d'une anecdote, caractéristique d'un
ministère cultivant par provocation ou par mimétisme avec une certaine
légende de la création, l'image de l'inspiration soudaine. Il faut plutôt replacer
l'invention des FRAC dans l'effervescence des premiers mois de
gouvernement et des jeux d'influence auxquels donne lieu la composition des
cabinets ministériels. En effet, l'arrivée des socialistes au pouvoir ne signifie
pas que les débats souvent contradictoires qui animent les concepteurs de la
nouvelle politique culturelle soient soldés. S'il y a point d'accord, il porte, de
manière minimale, sur la nécessité de réactiver l'intervention de l'Etat. Aussi,
la composition du cabinet de J. Lang reflète-t-elle davantage les différentes
composantes qui animent ces partisans de l'interventionnisme culturel qu'un
quelconque consensus sur les moyens à employer. C'est bien le cas pour les
arts plastiques : le ministre s'est entouré de deux conseillers qui sont partisans
d'un renouveau de l'intervention publique mais dont les options politiques
sont divergentes, ce dont se ressentent les projets qu'ils mettent en place.
1. Considérant ces deux hommes comme des -idéaux types», nous ne retenons que leurs
préoccupations prioritaires, mais ils n'y sont évidemment pas réductibles.
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:
ministère de la Culture, l'absence de toute perspective à long terme, la primauté
donnée aux expositions et aux actions de prestige sur les actions en profondeur
expliquent le mécontentement actuel des créateurs, artistes et plasticiens«. Sa
conclusion est sans appel : -Le ministère n'a pas de politique dans le domaine
des arts plastiques. Il additionne, au hasard, une dizaine de politiques
différentes ; le Ministère n'a pas encore, sur le plan des arts plastiques digéré
"l'effet Beaubourg" ; le milieu artistique n'a pas d'interlocuteur ; il se sent
frustré ; il n'y a pas de concertation entre l'administration et les artistes».
1. Les productions plastiques ayant considérablement évolué depuis la fin du XIXe siècle, elles ne
peuvent plus être saisies par des critères d'appréciation élaborés par l'Académie des Beaux-Arts.
L'Etat serait passé «à côté- des principaux artistes modernes et contemporains. Le refus du legs G.
Caillebotte ou l'exceptionnalité des dons (P. Picasso et H. Matisse à la fin de la deuxième guerre
mondiale), sont les exemples «emblèmes« complaisamment répétés, jusqu'à former une nouvelle
«doxa- de l'impuissance de l'Etat à l'égard de la création contemporaine. Pour une analyse des
transformations des productions plastiques, voir Ferner (J.-L.) dir., L'aventure de l'art au XXe
siècle, Paris, Hachette, 1988 Millet (C), L'art contemporain en France, Paris, Flammarion, 1987.
Pour une analyse de l'intervention de l'Etat avant 1981, voir Laurent Q.), 1983, Arts et pouvoirs en
;
France..., op. cit. ; Monnier (G.), Des Beaux-Arts aux arts plastiques, une histoire sociale de l'art,
Paris, La Manufacture, 1991-
2. Note pour le ministre, juin 1981 in Mollard (C), La passion de l'art, Paris, La Différence, 1986.
3. Ibid. pour cette citation et les suivantes, p. 27 à Al.
4. Note pour le ministre, octobre 1981, Ibid.
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l'accès à l'art sous toutes ses formes. Ces rappels utiles lui permettent de
justifier son credo : la rénovation du système institutionnel des arts plastiques,
principe qui trouvera sa réalisation au moment de la création des FRAC.
Pour un conseiller artistique régional (CAR)2 recruté pendant l'été 1982 «Michel
:
Troche était l'un des proches du PC, ensuite lié au PS et à une espèce de gauche
historique. Il avait un grand projet politique pour les arts plastiques, un projet
basiste. C'est pour cela qu'il y a eu les états généraux des arts plastiques, les
commissions de réflexion sur les arts plastiques, et une influence très forte des
syndicats. C'était une vision très socio-culturelle de la question»^.
1. Il s'est par exemple exprimé à plusieurs reprises dans différents organes militants comme le
CRACAP (Centre national de recherche, d'animation et de création pour les arts plastiques), le
GRAPA (Groupe d'action des plasticiens d'Alsace), etc.
2. Le conseiller artistique régional est le représentant de l'Etat au sein des DRAC.
3. C. B.. ex-conseiller artistique régional, aujourd'hui directeur d'un centre d'art, 1989.
4. J. Lang , Lettre de mission à Michel Troche, 24 juillet 1981.
5. Troche (M.) rapporteur, -Commission de réflexion sur les arts plastiques», février 1982, DAP,
Paris (non publié).
6. A noter la similitude de l'expression, employée elle aussi par C. Mollard dans sa note de juin
1981.
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1. On peut observer que cet objectif s'inscrit dans l'esprit de dé-hiérarchisation des disciplines
artistiques entre elles (dit aussi de manière péjorative de «tout culturel») qui caractérise l'action du
ministère de 1981 à 1986.
2. Par ailleurs, ce nouveau principe de sélection est censé anticiper la tendance inflationniste du
prix des œuvres.
3. Les techniques d'achat avant 1981 reposent en grande partie sur un critère de sélection formel
— le respect des règles de l'art édictée par l'Académie — et un critère temporel — seul le recul
historique permet de distinguer le bon grain de l'ivraie.
4. A priori contestable en raison des effets de générations et de réseaux, mais présenté alors
comme une garantie, contre l'académisme et le conformisme esthétique. Voir à ce propos
Urfalino (P.), "Les politiques culturelles mécénat caché et académies invisibles», in L'année
sociologique, vol. 39, 1989-
:
5- Sur cette notion, cf. Bourdieu (P.), La distinction : critique sociale du jugement , Paris, Minuit,
1979.
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institutionnel français, voire international : ils sont en effet les seuls à travailler
sur le secteur de l'art contemporain pour l'achat et pour la diffusion1.
1. En 1981, les musées ne traitent pas ou peu d'art vivant, le FNAC (Fonds national d'art
contemporain) achète de l'art contemporain mais n'en organise pas la diffusion, quant aux centre
d'art, peu nombreux à l'époque, ils diffusent sans acheter. On peut cependant rapprocher les
FRAC des Kunsthalle allemandes qui diffusent et achètent des oeuvres contemporaines, sans
toutefois organiser une diffusion hors les murs (les Kunsthalle disposent d'un espace en propre).
2. Outre le fait que ce sont ses propositions qui ont été étudiées au sein de la «commission
Troche», C. Mollard va obtenir une position institutionnelle conforme aux ambitions qu'il affiche
lors de la conception de la nouvelle politique : il est nommé à la tête de la nouvelle direction
ministérielle chargée du secteur contemporain — délégation aux Arts plastiques (DAP) — et
supervise à ce titre l'installation des FRAC. Présentée comme une administration de mission et
baptisée pour cette raison délégation, elle a été en grande partie été conçue par C. Mollard.
Depuis sa création, elle s'est peu à peu institutionnalisée et est aujourd'hui une direction
ministérielle classique.
3. Ce programme autant que cette «valeur- suscitant des débats contradictoires au sein du PS, les
uns interprétant la décentralisation comme un moyen de développer les particularismes
régionaux, les autres comme un moyen de permettre au plus grand nombre d'accéder aux oeuvres
présentées dans les grandes institutions parisiennes. Voir notamment Giordan (H.), Démocratie
culturelle et droit à la différence, rapport au ministre de la Culture, Paris, La Documentation
française, 1982, et Queyranne (J.-J.), Les régions et la décentralisation culturelle, Paris, La
Documentation française, 1982.
4. Bernard Anthonioz, inspecteur général de la création artistique, assiste C. Mollard dans cette
mise en place.
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1. Sur ces questions, voir Le dossier «L'Etat dans toutes ses cultures, la culture dans tous ses états-
Silex, n°22, 3e trim., 1982.
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statuts et inventé une clé de répartition des crédits. En effet, il est clair. que le
ministère n'entend pas donner aux régions la maîtrise de l'orientation
artistique des FRAC. L'analyse de la note du 23 juin 1982 le montre : bien
qu'elle souligne l'absence d'une politique centrale d'acquisition en précisant
que «chaque région définira sa politique d'acquisition» et pourra «faire appel
à des artistes de la région», cette note limite néanmoins fermement
l'autonomie artistique des régions puisqu'-une concentration des achats sur
les artistes d'une seule région serait excessive». Autrement dit, le fonds
régional ne doit pas être régionaliste1. C'est en jouant de la jeunesse des
institutions régionales, de leur manque de préparation pour conduire une
politique culturelle (et plus encore à une politique de soutien à l'avant-garde)
que la DAP parvient à imposer, dans le cadre de la «décentralisation», un
contrôle de l'orientation esthétique des FRAC2.
Dans ces conditions, ça n'est donc pas le recrutement des directeurs des FRAC
qui est essentiel, mais bien celui des CAR. A partir du moment où la direction
artistique appartient à l'Etat, les agents nommés à ces postes doivent être en
mesure d'appliquer, à défaut de directives claires, «l'esprit» de la politique
voulue par les concepteurs du projet FRAC. Le recrutement des 22 CAR
témoigne de cette volonté de sélectionner des agents connaissant les règles
1. Toutefois, ce principe a pu être détourné, mais alors le ministère à déjugé l'activité des FRAC
qui se sont montrés trop attentifs aux artistes régionaux. Par exemple, le FRAC Auvergne, fera
l'objet de vives critiques internes et sera -oublié- des bilans officiels (plaquette édités par la DAP,
etc).
2. Pour une analyse plus générale de ce processus de déconcentration des crédits au profit du
ministère, voir Friedberg (E.), Urfalino (P.), «La décentralisation culturelle au service de la culture
nationale», in Moulin (R.), dir., Sociologie de l'art, Paris, La Documentation française, 1986.
3- Saez (G.), "Modernisation et corporatismes dans la politique culturelle française», in Colas (D.),
dir., L'Etat et les corporatismes, Paris, PUF, 1988, p. 96.
4. Friedberg (E.), Urfalino (P.), «La décentralisation culturelle, l'émergence de nouveaux acteurs»,
Politique et management public, vol. 3, n°2, 1985-
5. J. Lang,. 23 juillet 1982, op. cit.
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Après avoir écartés les candidats «logiques», C. Mollard se tourne vers des
«pré-professionnels», ce qui, parce que ces catégories sont définies de manière
floue, lui donne un éventail de recrutement plus large. La sélection des CAR
s'appuie sur des critères nouveaux, non-conformes aux usages de
l'administration culturelle : «Nous avons choisi des hommes et des femmes
jeunes, nouveaux pour la plupart, qui avaient en même temps une pratique du
terrain...»! Cette pratique ou qualification de terrain se définit par opposition
au diplôme d'une manière empirique : c'est l'introduction dans le monde des
arts plastiques, par l'intermédiaire d'une activité temporaire ou régulière qui
donne à ces nouveaux décideurs un «bagage» considéré comme une
formation. La transmission des techniques professionnelles se faisant de
personne à personne, le niveau de compétence professionnelle est fonction
du degré d'insertion dans le monde artistique considéré, voire de
l'appartenance à un «réseau» de professionnels. Les CAR sont des «pré-
professionnels» des arts plastiques parce qu'ils n'ont pas une profession dans
le secteur mais un «intérêt» pour pour les arts plastiques : ils sont responsables
d'une association, critiques occasionnels, etc.
1. Mollard (C), Le mythe de Babel, l'artiste et le système, Paris, Grasset, 1984, p. 26.
2. C. B, loc cit.
3. Pour une analyse détaillée de la profession de conservateur et de son évolution, voir Heinich
(N.), Pollack (M.), >Du conservateur de musée à l'auteur d'expositions : l'invention d'une position
singulière-, Sociologie du travail, n°l, 1989-
4. Mollard (C), La passion dé l'art, op. cit., p. 102.
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Si l'on suit H. Becker, un «monde de l'art» n'existe que par les règles ou
conventions qui le régissent et qui sont mises en œuvre par les acteurs qui y
participent1. Par conséquent, seuls les acteurs qui connaissent et respectent ces
conventions professionnelles appartiennent à ce monde. Ce respect se traduit
par une attitude mimétique, car l'apprentissage de ces règles se fait par
fréquentation. Ainsi, en l'absence de filières diplômantes, le titre de
«professionnel des arts plastiques» s'obtient par la reconnaissance des pairs
sur le mode cooptatif. Autrement dit, la légitimité à agir dans le monde des
arts plastiques dépend de la capacité à respecter un ensemble de conventions
— de valeurs et de techniques — et à créer un consensus sur l'activité menée.
Cet ensemble de règles a notamment permis aux professionnels hors secteur
institutionnel de suivre l'évolution des productions plastiques de la fin du
XLXe siècle jusqu'à nos jours.
1. Becker (H.), Les mondes de l'art, op. cit. et -La distribution de l'art moderne», in Moulin (R.),
Sociologie de l'art, op. cit.
2. La période étudiée couvre les années 1982 à 1988, avec quelques incursions jusqu'à la fin de
l'année 1990. En raison de la grande diversité des situations en présence, il est de plus en plus
difficile de parler -des- FRAC. Ce sont donc les exemples significatifs d'une volonté d'insertion
dans le monde de l'art que nous avons sélectionné ici, sans prétendre faire un bilan exhaustif de
l'activité des 22 FRAC.
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1. Sur les origines de la pratique de la collection, voir Pomian (K.), Collectionneurs, amateurs et
curieux, Paris, Venise: XVIe-XVlIIe siècle, Paris, Gallimard, 1987-
2. T. R., 1989-
3. P. N., galeriste arc contemporain, 1989-
4. P. N., loc. cit.
5- S. L, conservateur du musée des beaux-arts et art moderne, 1989-
6. P. N., loc. cit.
7. Que ce soit de manière positive ou négative : -Madame X n'a fait que des choix conformistes,
elles s'est endormie- (Ph. D, conservateur d'un musée des beaux-arts, 1989) ; -Andry-Farcy à
Grenoble a su faire des achats de grande qualité» (S. L., loc. cit.).
8. Cette pratique est manifeste lorsqu'un collectionneur donne ses œuvres à un musée et que ces
oeuvres apparaissent ensuite sous le nom de leur donateur. Pour approfondir cette question des
rapports entre collections et collectionneurs, voir Goldfarb Marquis (A.), The art biz, the covert
world of collectors, dealers, auction houses, museums and critics, Chicago, Contemporary Books
Inc, 1991, p. 150-210.
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Le pluralisme décisionnel tel qu'il est énoncé dans le projet FRAC première
manière est donc en décalage avec la règle de personnalisation-
responsabilisation de l'achat, signe de compétence et de reconnaissance dans
le monde des arts plastiques. Il contrevient au code déontologique et au
fonctionnement régulier de cet univers.
Dans un premier temps, ils construisent le plus souvent leurs collections autour
d'un mouvement ou d'une école identifiée par les historiens d'art. Par exemple,
ils importent des mouvements bien repérés à l'étranger art minimal pour le
:
collections, mais des fonds avec des sous-ensembles thématiques soit 80 % des
cas environ»6. Ainsi, en rejettant l'éclectisme esthétique, les responsables des
FRAC renoncent à élaborer de nouveaux critères de choix pour suivre ceux qui
sont émis par les agents du monde des arts plastiques.
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Les responsables des FRAC ayant adopté l'idée de cohérence, ils cherchent
ensuite à adapter la technique qui la rend possible. Premier mode
d'adaptation : la réduction des effectifs des comités techniques. Alors que le
nombre des membres s'établissait autour de 25 en 1984, avec des pointes
allant jusqu'à 40 personnes, il n'y a plus en 1990 de comité technique qui
excède 12 personnes, la moyenne s'établissant à 7,6 membres1. Le cas du
FRAC Aquitaine est particulièrement significatif de cette évolution : son comité
technique comptait, au moment de sa mise en place, plus de 30 personnes,
dont des élus et des artistes. Il n'est plus aujourd'hui composé que de 3
personnes, qui travaillent en relation directe avec le directeur du FRAC.
Second mode d'adaptation : la spécialisation. Ce peut être fait de manière
officieuse, tel membre du comité particulièrement compétent sur un
mouvement artistique étant chargé de proposer des oeuvres sur ce point
uniquement (ainsi Denis Zacharopoulos et l'art minimal pour le FRAC Nord-
Pas-de-Calais). Soit il s'agit d'une véritable carte blanche à une personne
recrutée explicitement pour cette tâche (ainsi Jean-François Chevrier,
spécialiste en photographie, pour le FRAC Rhône-Alpes). Troisième et dernier
mode d'adaptation .- la responsabilisation des achats. Le comité technique
perd peu à peu de son poids au profit des directeurs des FRAC qui souhaitent
très explicitement se conformer au système classique : «sur un mode similaire
à celui du petit conseil de la direction des musées de France pour les musées
classés et contrôlés»2. Ainsi, les comités techniques deviennent dans de
nombreuses régions comme la Bourgogne, les Pays de la Loire, Rhône-Alpes,
des auxiliaires du directeur qui voit son rôle de direction artistique croître
d'autant.
La diffusion des œuvres fait l'objet de règles tout aussi établies que celles qui
concernent l'activité d'achat. Le principe général de la diffusion telle qu'elle
est pratiquée dans le monde des arts plastiques repose sur le primat accordé à
la mise en valeur de l'œuvre, primat qui s'exprime par l'utilisation de lieux
adéquats, une présentation cohérente et la production de connaissances
scientifiques. Plusieurs techniques permettent de mettre en application ces
principes.
1991-
3. Un artiste comme M. Duchamp a démontré de manière magistrale ce phénomène avec des
œuvres »ready-made-. Sur cette question du lieu, voir aussi David (C), -L'invention du lieu»,
Cahiers du MNAM, no17-l8, 1986.
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Par ailleurs, les professionnels ont établi des techniques de présentation des
œuvres. Cette présentation prend généralement la forme d'une exposition
construite autour d'un concept. L'exposition suppose donc une logique interne
qui doit faire apparaître un lien entre les œuvres. Ce «fil conducteur» peut être
chronologique (la peinture au siècle d'or), technique (le dessin dans l'oeuvre
des cubistes), esthétique (l'oeuvre des impressionnistes), thématique
(l'utilisation de l'objet dans l'art moderne), etc2.
«Je disposais d'une usine pour faire ce que je voulais. J'avais amené des choses
presque toutes faites, je n'ai eu qu'à faire les dernières soudures. Et vraiment,
j'étais gêné il y a eu une inauguration exactement comme pour le marché à
:
bestiaux. J'ai dû expliquer au maire qui ne comprenait pas, idem pour son
adjointe. Finalement, au bout de deux verres, ils s'en foutaient, mais au début...
c'était plutôt tendu ! Quand les types me disaient "Franchement, je ne
comprends rien du tout", qu'est-ce que vous pouvez répondre ? C'était l'époque
typiquement FRAC on va dans les campagnes. Et bien le FRAC, c'est peut-être
:
un musée parallèle ou tout ce qu'on voudra, mais c'est pas possible de faire des
expositions comme ça dans les campagnes A
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Le contenu des expositions évolue lui aussi et se calque sur le modèle en usage
dans le monde des arts plastiques. Des simples juxtapositions d'achats qui
tenaient lieu d'exposition dans les premières années, les responsables des
FRAC commencent à réaliser de «véritables» expositions. Ils présentent les
œuvres autour d'un thème central, qui reprend souvent les axes d'achats. Par
ailleurs, ils réalisent des expositions de type muséal en faisant des emprunts à
d'autres structures. Ainsi, le FRAC Rhône-Alpes réorganise sa diffusion à partir
de 1988 en délaissant les petites manifestations pour se concentrer sur
quelques grosses expositions ou commandes3.
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Les responsables des FRAC sont donc à l'origine d'un mouvement de mise en
conformité des principes et techniques originels avec les règles du monde des
plastiques.'
arts L'originalité de ce processus aura été d'avoir lieu «sur le
terrain» pour être ensuite avalisé par les services centraux du ministère.
Dans un domaine comme l'art où les opinions ont force de loi, l'intervention
de l'Etat prend une dimension particulière. Les accusations en tout genre
d'«art officiel», d'affadissement des hiérarchies artistiques ou encore
d'instrumentalisation des œuvres au profit d'une animation culturelle
s'expriment d'autant plus facilement que la gauche au pouvoir véhicule
l'image d'un interventionnisme caricatural. Pour sortir de l'impasse de ces
attaques contradictoires, d'inspiration libérale ou militante, une structure
nouvelle travaillant sur la création artistique «de pointe» ne peut trouver son
«salut» que dans la conformité aux règles en usage dans le monde artistique
auquel elle a affaire puisque ces règles font, elles, consensus. La politique
publique de soutien à l'art contemporain se débat ainsi dans un conflit de
légitimité entre, d'une part une intervention reposant sur le référentiel partagé
de la démocratisation culturelle et, d'autre part une intervention
professionnellement légitime, fondée sur le respect de conventions
professionnelles2. Si les règles du monde des arts plastiques se sont dans une
large mesure imposées, c'est que le référentiel global qui légitime
l'intervention publique — la démocratisation — s'est affaibli.
1. La structure éditrice envoyant ses publications à ceux qu'elle considère comme des collègues et
recevant les publications desdits collègues en retour.
2. Sur la notion de référentiel, cf. Jobert (B.), Müller (P.), L'Etat en action, politiques publiques et
corporatismes, Paris, PUF, 1987.
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1. Par exemple, C. Berri, producteur de cinéma réputé a ouvert une galerie dans le septième
arrondissement de Paris qui s'apparente davantage à un centre d'art ou une Kunstballe qu'à une
galerie commerciale. De même, l'organisation simultanée d'expositions au musée et dans une
galerie laisse à penser que le musée calque son activité sur celle de la galerie (découvrir en «temps
réel- les jeunes artistes). Ces agents sont donc très intégrés au monde de l'art, en ont reconnu les
valeurs, les distinguer en fonction de leur origine est peu opérant.
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