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Jean Benoist

Médecin et anthropologue
Laboratoire d’Écologie humaine, Université d’Aix-Marseille III, France.

(2010)

“Rencontre avec
Milo Rigaud.”

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,


professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: jean-marie_tremblay@uqac.ca
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Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Jean Benoist, “Rencontre avec Milo Rigaud. (2010) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bé-


névole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Jean Benoist, anthropologue

“Rencontre avec Milo Rigaud.”

Un article publié dans la revue Études créoles. Numéro intitulé


“Société, langues, école en Haïti. En hommage aux victimes universitai-
res du séisme du 12 janvier 2010”. Numéro coordonné par Robert Ca-
hudenson. Paris : L’Harmattan, 2010, 243 pp.

M Jean Benoist, anthropologue, nous a accordé le 17 juillet 2007


son autorisation de diffuser toutes ses publications dans Les Classi-
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Courriel : oj.benoist@wanadoo.fr

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Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 24 mai 2011 à Chicoutimi, Ville de


Saguenay, Québec.
Jean Benoist, “Rencontre avec Milo Rigaud. (2010) 4

Jean Benoist

“Rencontre avec Milo Rigaud.”

Un article publié dans la revue Études créoles. Numéro intitulé


“Société, langues, école en Haïti. En hommage aux victimes universitai-
res du séisme du 12 janvier 2010”. Numéro coordonné par Robert Ca-
hudenson. Paris : L’Harmattan, 2010, 243 pp.
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Jean Benoist

“Rencontre avec Milo Rigaud”.

Un article publié dans la revue Études créoles. Numéro intitulé


“Société, langues, école en Haïti. En hommage aux victimes universitai-
res du séisme du 12 janvier 2010”. Numéro coordonné par Robert Ca-
hudenson. Paris : L’Harmattan, 2010, 243 pp.

Que reste-t-il du monde de Milo Rigaud, dans l’Haïti d’aujourd’hui ?

Poète 1, romancier, militant, il était un passionné de son pays, de


son peuple, de son histoire, de ses cultes, qui occupaient tout son es-
pace intérieur. Et il construisait avec tout ce qui entrait ainsi en lui à
la fois une pensée, une poétique et une mystique. Beaucoup l’ont oublié,
mais il y a dans son œuvre et dans le message qu’a été sa vie des leçons
qui touchent au socle de son pays.

Commençons par cette rencontre, chez lui. Je l’avais vécue comme


un voyage irréel, comme une escale hors du monde environnant, et j’en
étais sorti tellement frappé que j’ai transcrit tout ce dont je me sou-
venais, le soir même, avec le plus de fidélité possible. Certes, le texte
ne s’appuie pas sur un enregistrement mais seulement sur quelques no-
tes prises sur place, et il s’écarte sans doute à plusieurs reprises du
mot à mot. Il peut aussi être appauvri par certains oublis. Mais la ren-
contre s’était tellement gravée en moi, qu’en le relisant plus de cin-
quante ans après, je vois encore les lieux, j’entends encore les mots.
Je ne pouvais certes partager tout ce que disait Milo Rigaud, mais le
message qui se dégageait de ses propos, bien au-delà de sa personne
et même du vaudou, rejoignait la flamme des prophètes.

1 Dès 1933 il fit paraître un volume de poésies en créole, Tassos.


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Bien que le ton des lignes qui suivent soit plus près de celui d’un re-
portage que de celui d’une étude anthropologique, il me semble qu’on
accède mieux à la vérité d’un homme par une telle rencontre que par
n’importe quelle analyse. Rencontrons donc Milo Rigaud.

Ce jour de juin 1957 2 , Saint-Éloi 3 était venu me chercher avec sa


voiture, et il nous avait immédiatement conduits vers les collines de
Pétionville où ceux qu’ont enrichis la politique ou le commerce bâtis-
sent leurs villas.

« Nous allons chez Milo Rigaud. Je ne vous en avais pas parlé


plus tôt, parce que je ne sais jamais d’avance, avec lui, comment
il sera tourné… Il aurait très bien pu refuser de vous recevoir…
En ce moment surtout. Toutes les visites l’inquiètent… Je ne sais
pas moi-même comment il a résisté aux troubles… Il a été de
toutes les révolutions, mais maintenant, il semble à l’écart. Pour-
tant, dès qu’il y a une période comme celle-ci, les vieux réflexes
reviennent. Comme s’il cherchait à se persuader qu’il est encore
dans le coup… D’ailleurs, sait-on jamais avec lui ?
« En tout cas, soyez très prudent. Avec lui, on ne sait pas
comment il comprend les choses… D’ailleurs, vous n’avez pas be-
soin de parler. Il n’écoute guère ; on croirait que ce qu’on lui dit
ne le traverse pas. Ça le pousse dans une direction ou une autre
et s’il réagit, jamais il ne discute. Ce qu’il dit, c’est la description
des choses qu’il sent. »

2 La situation politique était alors agitée et fort instable ; Fignolé exerçait les
derniers jours d’une présidence provisoire après des troubles assez sérieux. Les
élections qui allaient suivre donneraient le pouvoir à Duvalier.
3 Il s’agit là d’un pseudonyme, que l’auteur n’a jamais voulu que je révèle, pour des
raisons que je n’ai pas toutes comprises, mais que je respecte, même ici. Intel-
lectuel, appartenant à « l’élite », ayant occupé quelques fonctions importantes, au
long de positions politiques fluctuantes, il était fondamentalement intéressé par
le vaudou, tout en s’en défendant.
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Milo Rigaud, ce n’était pour moi qu’un gros volume, flamboyant et


indigeste, inspiré et confus, sur le vaudou et ses origines. À Paris,
quand Alfred Métraux m’avait parlé de lui, je n’avais pas pu savoir ce
qu’il en pensait vraiment. Il avait certainement de l’amitié pour lui et
pour sa femme, Odette Menesson-Rigaud 4 , mais dès qu’il était ques-
tion de vaudou, il me parlait d’elle, jamais de lui, et c’est à elle qu’il
m’avait adressé.

La route qui montait vers Pétionville voyait se raréfier les cases de


bois et apparaître des constructions élégantes ; l’air devenait plus
frais. Des femmes en robe de toile bleue descendaient en direction de
la ville. À chaque voiture qui les croisait, elles se déjetaient vers le
bas-côté, et attendaient, immobiles.

« Vous savez, il n’a pas tout à fait tort d’être méfiant. Il a


passé déjà plusieurs années en prison 5 . De temps en temps il
sort de sa méditation, et il se lance à l’aveugle dans un parti, il
dénonce les malhonnêtetés d’un président ou bien il prend la dé-
fense de ceux qui sont un peu torturés… Alors on trouve tou-
jours le moyen de le coincer… Nous sommes en République, il
faut toujours des prétextes pour arrêter un homme. Alors on en
trouve. Mais au-delà de cela, ce qui pèse, c’est sa trahison de
l’élite. Il a été le premier, dans nos bonnes familles mulâtres, à
mettre en cause notre suprématie. Et on lui en veut plus à cause
de son livre et de sa position religieuse que de tout le reste… »

En 1957, Pétionville avait encore la netteté artificielle de ces cités


qu’on reconstitue dans le parc d’une exposition : une église au clocher
de bois, une petite place avec un bassin en céramique, des allées de

4 Ethnologue, elle avait beaucoup aidé Alfred Métraux et Michel Leiris, en particu-
lier en les introduisant auprès de certains houngans de Port-au-Prince. Elle a
laissé une œuvre importante sur le vaudou.
5 Dans des conditions souvent très dures, comme en témoigne le journal haïtien La
Nation qui, en date des 4 et 5 août 1947, dénonce l’enfermement de Milo Rigaud
« dans une cellule aménagée pour miner la santé du célèbre leader ».
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sable doré, un jet d’eau, un pavillon circulaire qui voulait évoquer une
case africaine, avec son toit en paille de canne qui pendait comme la
jupe d’un masque, des rues bordées de hauts murs derrière lesquels on
pressentait des jardins. On était loin, très loin de Port-au-Prince, de
son peuple, et plus loin encore des campagnes.

« Il a comme des illuminations ; on croirait entendre un pro-


phète. Il ne suit aucune logique, mais il parle avec tant de force
que tout ce qu’il dit devient vrai… C’est vrai parce qu’il le dit.
C’est cela un prophète : un faiseur de vérité… C’est peut-être
ces années en prison qui l’ont modelé ainsi : il parle comme s’il
était toujours seul, et comme si sa parole traversait l’univers
entier… On chuchote qu’il est un peu bokor… Moi, je ne crois
pas. Même s’il a quelque pouvoir surnaturel, il ne s’en sert pas
pour faire le mal… Simplement, il est allé au fond de ce que nous
nous contentons d’effleurer. »

L’auto s’arrêta devant une haute façade, abrupte au bord du che-


min, avec pour seules ouvertures le rideau métallique d’un garage et
une petite porte de métal. Pas de sonnette. Après quelques coups de
poing sur la porte et une longue attente, une servante vint ouvrir puis
referma la porte à clé. Elle s’éloigna assez vite, en nous laissant seuls
dans une pièce où le silence était total. Hormis la fente d’une imposte,
la pièce était entièrement close et il y filtrait si peu de lumière que je
distinguais avec peine le visage de Saint-Éloi. Peu à peu, l’obscurité
semblant se dissiper, on découvrait une pièce étroite, sorte de couloir,
aux murs sans décoration. « C’est lui qui a fait les plans de la maison,
et c’est tout à fait son portrait : des trouvailles incroyables, du génie,
et aussi je ne sais quoi d’incohérent. »

Une porte, tout au fond du couloir, s’ouvrit en silence, et Milo Ri-


gaud apparut, encadré dans la lumière. Il dit d’une voix très douce,
presque caressante :
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« Entrez, Messieurs, je vous en prie ». Il nous précéda dans


un étroit couloir puis dans une vaste pièce triangulaire décorée
d’une profusion de plantes vertes qui grimpaient à des panneaux
de fer forgé en découpant une série de niches où se logeaient
des étagères. Une des parois de la salle n’était elle-même qu’une
vaste grille ouverte sur un jardin. Il y avait là des livres, des
armes, des pierres étranges. À l’angle opposé à la grille et au
jardin montait un escalier en haut duquel s’ouvraient deux por-
tes. Tout cela faisait un mélange de modernité, d’influence avec
cette présence envahissante de la nature que permettent les
pays tropicaux.
« C’est peut-être la première fois que je vous vois, commen-
ça-t-il, mais je vous connais fort bien à travers le portrait qu’on
m’a fait de vous. »

Le visage de Milo Rigaud s’accordait au cadre : des traits d’une fi-


nesse extrême, marqués d’une légère fatigue qui leur donnait une es-
quisse de morgue, une peau brune, comme bronzée, et surtout des che-
veux blancs, abondants, longs, fins, ondulés. Lorsqu’il parlait, ses mains
avaient de lentes inflexions, comme sa voix, lente, sans passion, la voix
d’un homme seul que personne n’entend, qui reprend un monologue in-
terrompu.

« Des connaissances stupéfiantes… Oui… Ce qu’ils disent a la ri-


chesse d’une Tradition perdue… Nos sources gelées qui coulent à nou-
veau… » Il posait ses phrases comme des incantations ; il ne les termi-
nait pas toutes, et celles-là même qu’il semblait achever paraissaient
incomplètes, suspendues, comme chargées d’un incommunicable messa-
ge.

« Les Mystères ne se manifestent pas seulement par une


possession. La nuit, parfois… Des invisibles qui vous frôlent. Ou
qui vous glissent une certitude. On croirait qu’ils viennent cou-
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dre entre eux des pans entiers du monde qu’on croyait séparés.
Des créateurs d’unité. Ils sont toujours là… Ils peuvent commu-
niquer à n’importe quel moment… Mais le jour casse les fils qu’ils
ont tressés… Le jour morcelle… »

Une servante nous tendit un verre de jus de goyave. Rigaud se tut,


buvant lentement, sans que son visage changeât d’expression. Il insinua
dans ses cheveux blancs ses longs doigts puis il les détendit dans un
geste précieux en les faisant minutieusement craquer. Il y eut un long
silence, mais sans ce gène qui contraint des inconnus à briser à tout
prix le silence quand il s’établit entre eux : le silence de Rigaud n’était
pas vide, mais comblé d’une activité, d’une sorte de recherche dont on
suivait les efforts dans ses yeux, et il eut été plus gênant de troubler
cette pause que de la laisser se prolonger.

Soudain, il se leva, marcha le long de la grille, d’un angle à l’autre de


la pièce, en accrochant parfois son regard sur une plante. Était-il Milo
Rigaud ou jouait-il Milo Rigaud ? Même en proie à cette soudaine ten-
sion, il gardait une inexplicable ambiguïté, et lorsqu’il se mit à parler il
modela trop sa voix où passa une nuance d’affectation.

« Vous parler des Mystères ? Mais il faudrait que vous


voyiez leur manifestation… Ici, dans cette pièce, il y avait hier
matin un paysan de Léogane. Un homme que je connais depuis
longtemps et qui vient rarement à Port-au-Prince. De passage en
ville il est venu me voir, par amitié, pour me faire cadeau de
quelques œufs. Un homme très pauvre, très ignorant… Nous
avons parlé de lui, de sa famille, de la terre, du climat… Nous en
sommes venus à parler de la Bible, de la Tradition…
« Il m’a dit des choses étonnantes. Tout à coup, sans appel,
sans chants, le loa l’a saisi… et il m’a révélé des choses inouïes…
Il parlait vite, fort, avec un vocabulaire extraordinaire. Toute
cette tradition africaine que les loas ont conservée. Il m’a conté
les voyages des Hommes à travers le désert, leur arrivée au
bord du Niger, et comment leur Dieu les conduisait la nuit. Des
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choses qui ne sont pas dans la Bible, mais que les Mystères ont
gardées avec eux, et qu’ils m’apprenaient par sa bouche… Il y a
toute une tradition africaine de la Bible, immense, généreuse,
comme le livre écrit mais qui ne repose que dans les Esprits.
C’est de Guinée que sont venues les connaissances des prophè-
tes, et ils ne les ont transcrites que beaucoup plus tard… Et ils
n’ont pas tout écrit, pas tout ce qui vient d’Afrique.
« Il me conta Salomon, tel que son histoire est venue autre-
fois du Soudan et de la Guinée, et il me dit les épisodes que les
Prophètes n’ont pas écrits… Et il connaissait toutes les sagesses
de la Bible telles que les dieux d’Afrique les ont données aux
Égyptiens, qui les ont transmises aux Hébreux… Ce paysan sim-
ple, qui parlait mal, avait donné sa voix au loa qui lui contait le
sens du monde, et il semblait lire dans un livre tellement était
partie son hésitation, tant il employait de mots qu’il ne pouvait
pas comprendre pour dire des révélations qui le dépassaient…
« Certains disent que ce sont des bribes du catéchisme et
des serments des anciens missionnaires qui ressortent ainsi.
Mais ne vous trompez pas : la source est africaine, et les mis-
sionnaires venus de Bretagne ou du Canada ne connaissent pas
les révélations des loas. Pour eux ce ne sont que des diableries…
Alors qu’il y a des traditions que les plus savants d’entre eux
ignorent, des détails qu’on ne sait qu’en Afrique… D’ailleurs sou-
vent j’ai tenté une épreuve. J’ai pris la Bible et j’ai interrogé ces
paysans quand le Mystère parlait par leur bouche. Je les ai
questionnés sur les passages les plus obscurs du livre de Sopho-
nie, ou sur les visions de la ruine de Jérusalem dans le livre
d’Ézéchiel, et ils me contaient, au-delà du livre, ce qui n’y était
pas dit et qui expliquait lumineusement le texte et qui
l’enrichissait, et ce qu’ils disaient entrait dans le texte comme
s’encastrent deux fragments séparés d’un objet brisé.
« Il dévoilait toute la tradition orale que seuls les loas pos-
sèdent avec une telle maîtrise… C’était le Mystère qui parlait
par sa bouche, ce n’était plus lui… Les fidèles de notre époque
ne savent plus les choses d’Afrique… Même le nom du continent…
Les vaudouisants les plus sincères eux-mêmes n’ont entendu par-
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ler que de la terre mythique, la Guinée, la terre ancienne qui


n’est peut-être plus à la portée des hommes. Ils sont parmi les
hommes les plus ignorants du monde, nos paysans des mornes ou
nos pauvres gens du quartier Dessalines. Mais les Esprits ne les
ont pas oubliés, ni abandonnés et ils reviennent leur enseigner la
signification du monde. Quand les loas sont là, ils les tiennent,
ils les montent comme on enfourche un cheval docile, ils leur di-
sent les gestes à faire, et, sans l’avoir jamais vu, sans l’avoir ja-
mais appris, ils entonnent les danses d’Afrique. Avez-vous déjà
vu les Congo ? Entendu les rythmes Nago ? Vous les connaîtrez
bientôt ; et alors vous croirez ce que je vous dis… Nous autres,
nous savons trop de choses, et elles reviennent pêle-mêle dans
ces grandes crises, comme ces branches qui tournent dans le
courant des rivières à la saison des pluies et qui avaient somnolé
dans la vase pendant les basses eaux. Mais le forgeron, qui n’a
jamais rien lu, qui n’a jamais vu une photographie de l’Afrique,
comment expliquer ce que je lui ai vu forger au lendemain d’une
nuit où le loa lui a parlé en songe ? Avec des barres et des pla-
ques de métal qui devaient réparer la grille du jardin, il a créé
un ogan, une cloche semblable à celles que ses ancêtres fai-
saient au Dahomey. »

Il se dirigea vers le fond de la pièce et ramena un objet qu’il avait


pris dans une vitrine : deux cylindres un peu aplatis reliés par une poi-
gnée de métal martelé. Rien ne semblait le distinguer de ses homolo-
gues africains.

« Les loas n’enseignent pas que la forme des objets… Ils dic-
tent des choses bien plus étonnantes…, bien plus fidèles… Car ils
ont besoin d’être servis, d’être honorés, comme dans la région
dont ils sont originaires. Rien ne doit changer dans le rituel…
Mais les gens oublient, ils perdent quelques gestes, quelques
phrases, alors le loa les monte, il les empoigne, il les contraint à
exécuter des rites qui sont exactement ceux de sa région, des
pas de danse et toutes les expressions de son caractère et de
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ses désirs, de ce qu’il aime, les mets rituels d’Afrique, et les


boissons. »

La nuit était venue, sans lune, si obscure qu’elle avait fermé d’un ri-
deau noir la grille auparavant ouverte sur le jardin. Parfois une luciole
l’entrebâillait en clignotant puis, en s’effaçant, rabattait le voile noir.
Mais tandis que tout s’obscurcissait, des bruits avaient commencé à
monter du jardin. Fragiles, dispersés, aussi tâtonnants que les lucioles,
ils s’étaient peu à peu affermis. Convergeant de tous les points de
l’ombre, ils accompagnaient les paroles de Rigaud, dans un concerto
tropical qui les détachait du quotidien et de l’anecdote pour en faire le
chant d’un prophète.

« On vous dira que c’est toute ma vie, de questionner les


loas, de chercher à recueillir leurs connaissances, de les com-
prendre. Car nous pouvons apprendre bien des choses si nous sa-
vons les questionner… Mais saurons-nous un jour ? Ils sont déli-
cats, susceptibles. Un geste inopportun, le moindre doute, les
froissent. Et aussi il faut savoir qu’ils sont facétieux ; et le jour
où ils ont compris que vous n’êtes qu’un curieux, vous êtes
condamné : vous ne tirerez jamais plus rien d’eux. Vous viendriez
toutes les nuits, qu’ils ne cesseraient pas de se moquer de vous,
et vous n’en tireriez plus rien. Mieux vaut alors changer
d’endroit, aller à un autre houmfo, où ils ne vous connaissent pas
encore…
« C’est ainsi que je les ai connus peu à peu et qu’ils m’ont ré-
vélé route une histoire ignorée, et sa signification… Sa signifi-
cation surtout. Oh, ils ne sont pas tous pareils. Certains com-
prennent fort bien qu’on entreprenne leur étude scientifique, et
ils acceptent de collaborer, mais d’autres, comme les Congo par
exemple, sont trop farceurs, toujours prêts à vous tromper.
Mais les Congo ne sont pas méchants et cela ne va pas très loin.
Tandis qu’avec d’autres, comme les Dahoméens, la possession est
terrible, et si on les contrarie, elle rend belliqueux l’homme le
plus doux.
Jean Benoist, “Rencontre avec Milo Rigaud. (2010) 14

« … Dans ce pays, il y a des quantités de choses que vous ne


comprendrez pas. Je vous en supplie, ne vous hâtez pas de ju-
ger. À côté de ce que vous verrez, vous côtoierez tous les jours
un monde invisible qui est venu de l’Afrique avec nos ancêtres. Il
parle dans les objets, il nous adresse des signes, des appels, et
les hommes de ce pays savent lui parler. »

Dans sa voix, il ne demeurait plus la moindre trace de sa préciosité


du début ; un élan le rapprochait de nous, sans jamais effacer toute-
fois une distance qui semblait infranchissable entre lui et les autres
hommes.

Il ne semblait pas disposé à poursuivre l’entretien et il commençait


à nous reconduire hors de la pièce quand il s’arrêta devant une vitrine :
« Prenez dans votre main. » C’était une hache de pierre polie ; le tran-
chant, très fin, dessinait magnifiquement un arc d’ellipse et le modelé
parfait de la pierre la rendait douce.

« Ce n’est pas une hache indienne. Elle leur ressemble beau-


coup, et les Indiens, peut-être, s’en sont inspirés ; ils avaient
appris cette forme des œuvres du feu du ciel quand il entre
dans la terre et quand la force de la foudre se fiche dans la ro-
che. Si vous la prenez pour une hache indienne, vous vous trom-
pez, comme aussi se trompe notre peuple quand il prend pour
des pierre-tonnerre toutes les haches des Indiens. Notre sol
recèle les unes et les autres, et notre peuple n’a pas une grande
science pour les distinguer… Celle-ci a appartenu à Ogoun-
ferraille, le loa forgeron, qui me l’a donnée pour la protéger de
la ruine lors de la grande renonce 6 . »

6 En septembre 1935 un décret condamna « les croyances superstitieuses » et les


pratiques associées. Une seconde campagne eut lieu en 1941-42. Les vodouisants
furent contraints à « renoncer » publiquement à leurs croyances et à détruire
les objets rituels. Le souvenir de cette « renonce » est demeuré vivace.
Jean Benoist, “Rencontre avec Milo Rigaud. (2010) 15

Il reprit sa marche et nous conduisit jusqu’à la petite antichambre


obscure où s’ouvrait la porte sur la rue…

* * *

Redescendons sur terre, quitte à sortir de la phosphorescence


d’une rencontre dont la force tenait avant tout au rayonnement immé-
diat de l’homme vers ses interlocuteurs. J’avais été reçu comme « eth-
nologue », et Milo Rigaud avait essayé de me donner quelques clés
d’interprétation du vaudou. Mais un ethnologue, quelle que soit son em-
pathie pour celui qui lui parle, garde en lui un troisième œil, celui du
« regard éloigné », et s’interroge tout en écoutant. Alfred Metraux
s’était déjà posé des questions à propos de Rigaud, et il y avait répon-
du de façon assez nette et quelque peu expéditive : « Bien que le livre
de Milo Rigaud La Tradition vaudou et le vaudou haïtien soit dominé
par des préoccupations occultistes et échappe de ce fait à
l’ethnographie, il n’en contient pas moins d’excellentes descriptions de
cérémonies et des renseignements copieux et fort exacts que l’on
chercherait vainement ailleurs » (1958, p.16) 7 . Certes, mais l’essentiel
était-il là ? Son projet était-il simplement d’accéder à des connaissan-
ces ethnographiques, tout en les enlaçant d’apports occultistes ?

Sa rencontre du vaudou était pleine de contradictions. N’oublions


pas que Milo Rigaud, dans la coupure qui place en Haïti « l’élite » dans
une forteresse séparée du « peuple » par un large fossé, était membre
de l’élite. Il en avait la culture et le parler ; il demeurait dans une belle
maison du quartier où elle se concentrait. Bien plus, à l’époque où le
bureau d’ethnologie, en particulier autour de la forte personnalité de
François Duvalier, était marqué par le « négrisme », il était un mulâtre.
Par son apparence physique, il ressemblait à un ministre indien, fort en

7 En 2004, le bureau caraïbe de l’AUF, a commencé à placer sur cédérom le fonds


documentaire de la bibliothèque des Pères du Saint-Esprit. Le premier cédérom
contient des notes ethnographiques d’Odette Mennesson-Rigaud.
Jean Benoist, “Rencontre avec Milo Rigaud. (2010) 16

vue à l’époque, Krishna Menon : mêmes traits acérés, même abondante


chevelure blanche. Rien ne permettait de l’identifier à ce peuple qu’il
plaçait au centre de sa pensée, et il ne se cachait pas cette contradic-
tion qu’il semble avoir toujours portée en lui, et que sa démarche ten-
tait de dépasser. Très tôt (en 1933), il avait exprimé dans un roman
dont le titre très significatif est presque un programme (Jésus ou
Legba ?) sa révolte devant ces tensions, qu’il décrivait sans ménage-
ment : « Si je demande à un Mulâtre où est son frère noir, il me ré-
pondra avec la bave aux lèvres : c’est un ennemi ! Il faut que je le tue.
Il en est de même du Nègre dont les mains tremblantes sont toujours
prêtes à punir son frère brun de son arrivisme qui contrarie ses appé-
tits » (Rigaud, cité par Ntonfo, 1986).

Toutefois, évitant les confrontations, profondément attaché à son


pays et à son peuple, il allait sincèrement vers lui, et lui donnait une
attention et une écoute intenses, où la charge émotionnelle et les
questions intellectuelles étaient indissociables. Mais même si ses liens
avec le peuple le plaçaient quelque peu en marge au sein de « l’élite »
où il suscitait colère et parfois mépris, rien ne lui retirait son identité.
Et c’est probablement là que s’enracinaient ses aspirations à résoudre
la contradiction entre ces deux réalités, par sa démarche mystique et
par son effort en vue de conduire le vaudou vers une synthèse reli-
gieuse…

Ne se comportait-il pas alors en prophète, en visionnaire ? Il aurait


pu devenir l’un de ces maîtres d’une religion syncrétique nouvelle, qui,
comme cela s’est passé au Brésil, donnent une dimension universelle à
un culte afro-américain en lui intégrant des courants venus d’ailleurs :
spiritisme, kardecisme, théosophie, anthroposophie … L’occultisme
était une des composantes de cette synthèse, mais il n’y était pas do-
minant. Rigaud allait plus loin ; en agençant des apports très disparates
autour du vaudou, il réalisait, en actes de parole, la réincorporation du
vaudou dans l’universel. Il le plaçait au confluent des cultures et des
traditions historiques. Cette démarche donne un écho pragmatique,
non théorisé, à ce que souhaite (à propos du christianisme) Hurbon à la
Jean Benoist, “Rencontre avec Milo Rigaud. (2010) 17

fin de son livre Dieu dans le vaudou haïtien. Il arrive en effet à la


conclusion que le christianisme porte en lui un refus, une exclusion de
l’autre si celui-ci ne s’incorpore pas à lui. Et cette forme de domination
ne peut recevoir qu’une réponse : « Toute théologie naturelle doit être
renvoyée à l’horizon eschatologique de la rencontre des cultures »
(Hurbon, 1972, p. 252).

Il y avait aussi la marque de l’époque. Frappé par le livre de Cheikh


Anta Diop 8 , il voyait dans cet ouvrage, de parution alors récente, la
confirmation de ses intuitions et un support scientifique pour divers
courants ésotériques qui attribuaient une place centrale à des tradi-
tions et à des connaissances venues d’Égypte 9 . Il faisait aussi écho à
divers mouvements caribéens, en particulier au Rastafari, et au rôle
essentiel qu’ils assignent à l’Éthiopie comme carrefour et comme sour-
ce des mondes des esprits. Dans son livre Vévé, il affirme ainsi que les
vévé, ces dessins évoquant les loas, représentent « la Tradition Solaire
des Grands Invisibles d’Éthiopie » (p.6). Dans l’interprétation des vévé,
il s’est aussi beaucoup appuyé sur l’écriture égyptienne. Mais il ne
s’arrêtait pas là. Il donnait leurs lettres de noblesse aux pratiques
cultuelles des paysans haïtiens en les assimilant à celles d’autres reli-
gions, de celles qui ont acquis une reconnaissance universelle.
L’hindouisme, en particulier, le fascinait. Il le mentionne systémati-
quement dans ses interprétations, ainsi qu’en témoignent quelques ex-
traits de son livre Vévé : « Comme le mandalah, le vévé est une synthè-
se astronomique de la création, de la phénoménalisation consciente. Sa
géométrie, d’essence planétaire, met le houn’gan en contact direct
avec les puissances agissantes de l’astral, c’est-à-dire les « pouvoirs »
universels des ancêtres » (p. 19). « Ainsi, parce que support magique,
le dessin est censé avoir une âme comme s’il était le mystère vaudou

8 Pour une évaluation critique de l’œuvre de Cheikh Anta Diop, voir Froment, 1996.
9 On doit se souvenir que, dans cette période qui précédait les indépendances
africaines, le livre de Cheikh Anta Diop apparut comme le porteur d’un message
scientifique qui replaçait l’histoire culturelle de l’Afrique au cœur de celle de
l’humanité. Même ceux qui exprimaient quelques réserves sur certains arguments
du livre y voyaient, comme Aimé Césaire (comm. pers.) le signe d’un « resorgimen-
to africain ».
Jean Benoist, “Rencontre avec Milo Rigaud. (2010) 18

qu’il représente géométriquement. L’âme qui est celle du diagramme y


existe par la science du yé-sé africain dont la forme supérieure est le
yé-hwé – le yé-sé correspondant à la prânapratishtha des magiciens de
l’Inde » (p. 21).

L’entretien dans la maison de Pétionville disait tout cela. Et on com-


prenait combien le discours de Milo Rigaud, sa vision du monde et des
cultes étaient intimement liés à sa propre situation dans la société de
son pays. Ce qui fascinait en lui, c’est qu’il transférait les tensions qui
le harcelaient dans cette vaste métaphore qu’étaient sa démarche, sa
pensée et son œuvre. Ce qui comptait, ce n’étaient pas les informations
factuelles qu’il pouvait donner, ni ses analyses intellectuelles, mais son
mouvement de création, véritable œuvre poétique, à recevoir (ou à re-
fuser) comme telle, bien au-delà de tout questionnement scientifique.

Il ne décrivait pas le vaudou : il s’en servait pour tenter de résou-


dre la tension entre élite et peuple, entre misère et respect de soi,
impliquant quelque part qu’il y avait en Haïti un peuple qui participait au
destin d’un peuple élu. Illusoire ? Pathétique ? En tout cas bien au-delà
de toute évaluation analytique et critique, la vie de Milo Rigaud déploie
à travers ses livres et ses engagements tout ce que portaient en eux
cette rencontre, ces propos dans sa villa de Pétionville.
Jean Benoist, “Rencontre avec Milo Rigaud. (2010) 19

Références

Cheikh Anta Diop, 1954, Nations nègres et culture : de l’antiquité


nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire
d’aujourd’hui, Paris, Présence africaine.
Froment Alain, 1996, Science et conscience : le combat ambigu de
Cheikh Anta Diop. In : Roland Waast et Patrick Petitjean P. (éds.), Les
sciences hors d’Occident au 20e siècle 2. Les sciences coloniales : fi-
gures et institutions Paris : ORSTOM, pp. 321-341.
« Haïti et l’anthropologie », n° spécial, 2005, Gradhiva n° 1 n.s., Pa-
ris, Musée du quai Branly, 271 p.

Hurbon, Laennec, 1972, Dieu dans le vaudou haïtien, Paris, Payot,


269 p.

Jamin, Jean, 2005, « Rendez-vous manqué avec le vodou », Gradhi-


va, 1 n.s. pp. 225-231.
Métraux, Alfred, 1958, Le vaudou haïtien, Paris, Gallimard, 357 p.

Ntonfo, André, 1986, « Lettre d’Haïti ou les leçons d’une histoire »,


Peuples noirs, peuples africains n°49, pp. 71-85.
Rigaud, Milo, 1933, Jésus ou Legba ? ou les Dieux se battent, école
du symbolisme afro-haïtien, roman. Poitiers (cité par A. Ntonfo, p. 79)
---, 1933, Tassos, poésie créole, Niort
---, 1953, La tradition voudoo et le voudoo haïtien (son temple, ses
mystères, sa magie), Niclaus, Paris, 433 p.
---, 1974, Vévé, diagrammes rituels du voudou, New-York, French
and European publications, 591 p.

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