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Ernest Renan : la science, la métaphysique, la

religion et la question de leur avenir


Jacques Bouveresse

DOI : 10.4000/books.cdf.4018
Éditeur : Collège de France
Lieu d'édition : Paris
Année d'édition : 2015
Date de mise en ligne : 4 novembre 2015
Collection : Philosophie de la connaissance
ISBN électronique : 9782722604193

http://books.openedition.org

Référence électronique
BOUVERESSE, Jacques. Ernest Renan : la science, la métaphysique, la religion et la question de leur avenir.
Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Collège de France, 2015 (généré le 03 mai 2019). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/cdf/4018>. ISBN : 9782722604193. DOI : 10.4000/
books.cdf.4018.

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1

On croit souvent que, pour Renan, l’avenir appartiendrait à la seule science ; la religion n’en
aurait, au contraire, à peu près aucun. Mais même un lecteur simplement superficiel ne tarde
cependant pas à se rendre compte que sa position est bien différente. La préface du Prêtre de Nemi
(un drame philosophique qu’il a publié en 1885) commence de la façon suivante : « J’ai voulu,
dans cet ouvrage, développer une pensée analogue à celle du messianisme hébreu, c’est-à-dire la
foi au triomphe définitif du progrès religieux et moral, nonobstant les victoires répétées de la
sottise et du mal. J’ai essayé de montrer la bonne cause gagnant du terrain malgré les amertumes,
les disgrâces, les défaillances même de ses apôtres et de ses martyrs. » Ce n’est pas du progrès
scientifique, mais du progrès religieux et moral qu’il est question ici.
Contrairement à ce que l’on croit souvent, il n’y a pas pour Renan que la science qui soit capable
de progresser, la religion l’est aussi. C’est lui-même qui parle à ce propos de « religion
progressive » ; et ce dont il rêve n’est sûrement pas de voir la religion disparaître une fois pour
toutes, mais plutôt de la voir se transformer graduellement pour prendre, au moins chez les gens
qui sont suffisamment éclairés pour être capables d’accepter cette évolution, une forme plus
épurée, plus intériorisée et plus universelle.
De Dieu, Renan dit qu’il peut être considéré sous deux aspects : (1) celui de l’existence totale en
train de se faire et qui sera complète lorsque le monde sera gouverné entièrement par un seul
pouvoir, à savoir celui de la science et de l’esprit ; (2) celui de l’absolu. Il est donc tout à fait
logique, de sa part d’identifier pour finir, à peu de chose près, la croyance en Dieu et la dévotion
envers lui avec le culte du seul objet auxquelles elles peuvent, selon lui, légitimement se
rapporter, à savoir l’idéal lui-même.
De ce point de vue, la démocratie, à laquelle il reproche ce que l’on pourrait appeler son
caractère « matérialiste » et son incapacité de reconnaître la primauté du spirituel et de l’idéal,
et la nécessité pour la société de consacrer à la recherche de celui-ci une partie essentielle de ses
ressources et de ses forces, peut être considérée comme irréligieuse.

JACQUES BOUVERESSE
Professeur honraire au Collège de France, chaire de Philosophie du langage et de la
connaissance
2

SOMMAIRE

Ernest Renan : la science, la métaphysique, la religion et la question de leur avenir


Jacques Bouveresse
1. La marche triomphale de la science, la pérennité de la religion et l’avenir problématique de la
philosophie
2. La philosophie a-t-elle encore une place dans la classification des sciences et, si oui, à quel
endroit ?
3. La vraie nature de la métaphysique et la question de la vérité en philosophie
4. La bonne et la mauvaise façon de critiquer la religion
5. Les sciences de la nature, les sciences historiques et la philosophie
6. Le réel et l’idéal : « dans l’infini il y a place pour tout le monde à tailler son roman »
7. Wittgenstein et l’Histoire du peuple d’Israël
3

NOTE DE L’ÉDITEUR
Ce livre a pour origine une conférence donnée lors du colloque annuel de rentrée du
Collège de France d'octobre 2012. Une première version, beaucoup plus courte, a été
publiée sous le même titre dans Ernest Renan. La science, la religion, la République, sous la
direction d'Henry Laurens (Paris, Odile Jacob, 2013). C'est la version complète et
définitive qui est ici publiée.
4

Ernest Renan : la science, la


métaphysique, la religion et la
question de leur avenir
Jacques Bouveresse

Toute vérité est bonne à savoir. Car toute vérité


clairement sue rend fort ou prudent, deux choses
également nécessaires à ceux que leur devoir, une
ambition imprudente ou leur mauvais sort
appellent à se mêler des affaires de cette pauvre
humanité.
Ernest RENAN, Le Prêtre de Nemi
Je ne fus pas prêtre de profession, je le fus d’esprit.
Tous mes défauts tiennent à cela ; ce sont des
défauts de prêtre.
Ernest RENAN, Souvenirs d’enfance et de jeunesse

1. La marche triomphale de la science, la pérennité de


la religion et l’avenir problématique de la philosophie
1 Si on leur pose la question dont j’ai choisi de vous parler, la plupart des gens sont sans
doute enclins à répondre spontanément que, pour Renan, l’avenir appartient à la science
et la religion n’en a, au contraire, à peu près aucun. Et pour ce qui est de la métaphysique
– puisque Renan, en dépit du fait qu’il s’est toujours tenu à distance du positivisme et de
son créateur, Auguste Comte, n’en passe généralement pas moins pour un penseur
typiquement positiviste et convaincu, par conséquent, que l’époque de la métaphysique
est à présent derrière nous –, on ne voit pas non plus très bien comment il pourrait
consentir à la traiter autrement que comme une simple survivance dont il faut
probablement s’accommoder pendant un certain temps encore.
5

2 Même un lecteur simplement superficiel ne tarde cependant pas à se rendre compte que
la position de Renan, sur ces deux questions, est bien différente de celle qu’on lui attribue
la plupart du temps. La préface du Prêtre de Nemi, un livre publié en 1885, qui appartient
dans son œuvre à la catégorie des drames philosophiques, commence de la façon
suivante : « J’ai voulu, dans cet ouvrage, développer une pensée analogue à celle du
messianisme hébreu, c’est-à-dire la foi au triomphe définitif du progrès religieux et
moral, nonobstant les victoires répétées de la sottise et du mal. J’ai essayé de montrer la
bonne cause gagnant du terrain malgré les amertumes, les disgrâces, les défaillances
même de ses apôtres et de ses martyrs1. » Ce n’est pas du progrès scientifique, mais du
progrès religieux et moral qu’il est question ici. Comme on le voit, contrairement à ce que
l’on croit souvent, il n’y a pas pour Renan que la science qui soit capable de progresser, la
religion l’est aussi. C’est lui-même qui parle à ce propos de « religion progressive » ; et ce
dont il rêve n’est sûrement pas de voir la religion disparaître une fois pour toutes, mais
plutôt de la voir se transformer graduellement pour prendre, au moins chez les gens qui
sont suffisamment éclairés pour être capables d’accepter cette évolution, une forme plus
épurée, plus intériorisée et plus universelle. Et pour ce qui est de son attitude à l’égard de
la religion chrétienne, on peut remarquer que dans la toute dernière leçon qu’il a donnée
au Collège de France, où il s’interroge à nouveau sur la question qui d’une certaine façon
l’a hanté jusqu’à la fin de sa vie, à savoir celle de la vérité ou de la fausseté du
christianisme, il n’hésite pas à affirmer que : « Oui, la belle figure du Christ est toujours
vivante, et elle rayonnera encore longtemps sur l’humanité2. »
3 Mais, bien entendu, la question de l’avenir du christianisme, à laquelle Renan a des
raisons particulières de s’intéresser, est une chose et celle de l’avenir de la religion en
général en est une autre. L’idée qu’il se fait de ce que pourrait être la religion du futur est
indiquée assez clairement dans les Nouvelles études d’histoire religieuse, publiées en 1884 :
« La religion doit devenir une chose entièrement libre, c’est-à-dire une chose dont l’État
ne s’occupe pas, une chose aussi individuelle que la littérature, l’art ou le goût. Si, par
hasard, sous prétexte de religion, il se commet des délits de droit commun, des lois
existent pour les punir. La perfection serait qu’il n’y eût pas une seule loi spéciale pour les
matières religieuses, pas plus qu’il n’y en a pour régler les coutumes, les lectures et les
divertissements privés des citoyens. L’État neutre en religion est le seul qui ne puisse
jamais être amené au rôle de persécuteur3. » Et on peut dire, inversement, de l’État
théocratique qu’il est le plus nocif et le plus dangereux.
4 Renan soutient, comme on le voit, que, dans l’idéal, la religion devrait être et rester une
affaire essentiellement privée. Elle devrait être indépendante de l’État et devenir
également, avec le temps, de plus en plus indépendante de l’Église elle-même, et plus
généralement de la référence à un système de croyances définies et contrôlées par une
autorité religieuse quelconque. Pour ce qui concerne les relations de la religion et de
l’État, la séparation devrait être complète et réciproque. Ce qui signifie que la religion ne
devrait en principe rien demander à l’État, et inversement l’État ne devrait imposer
aucune restriction d’aucune sorte à la liberté de religion et se borner à exiger de la
religion le respect des lois qui s’imposent à tout le monde. Mais en attendant, bien
entendu, il faut être prêt à accepter des concessions et des compromis de nature diverse ;
et, sur ce point, Renan n’a rien du penseur violemment antichrétien que le milieu
catholique a vu sur le moment et voit encore la plupart du temps en lui.
5 Il n’a même, en fait, rien d’un prosélyte ; et il souligne lui-même, également dans les
Nouvelles études d’histoire religieuse, que : « Quand on tient la vérité, il n’y a pas de zèle à
6

faire. La vérité n’a pas besoin d’être proclamée ; il suffit de l’énoncer4. » La raison
profonde de l’attitude de Renan sur ce point est très claire. Elle réside, d’une part, dans
son horreur des changements brutaux et des solutions extrêmes et, d’autre part, dans son
optimisme fondamental. Il est convaincu que la seule attitude rationnelle et efficace est
celle qui consiste à préférer et à favoriser, dans tous les cas, les évolutions naturelles et
inévitables qui, par des chemins souvent imprévus et détournés, conduiront
nécessairement à une amélioration finale. Quand, dans une lettre du 8 septembre 1863, il
interroge Marcelin Berthelot sur les chances qu’il y a, pour lui, de réussir à obtenir la
réouverture de son cours au Collège de France, son correspondant lui répond trois jours
plus tard qu’il n’y faut tout simplement pas songer, essentiellement à cause du trouble
que la réouverture du cours ne manquerait pas de causer à la paix publique :
C’est stupide, mais inévitable. La France n’est pas encore en état de supporter la
vérité scientifique, sans passion favorable ou contraire, et je ne sais si les autres
pays la supporteraient, dans les conditions où vous la proclamez et qui ne sont pas
celles de l’érudition abstraite. […] Vous n’êtes pas dans la science pure ; mais,
comme Voltaire, vous êtes dans le combat. Du reste, je vois que votre sérénité n’en
est pas troublée. Mais il faut renoncer à votre cours, parce qu’aucun gouvernement
en ce moment ne peut laisser la foule s’assembler dans la rue et manifester
collectivement et en public ses opinions5.
6 Comme on peut le constater, aux yeux de son ami, Renan ne s’est pas contenté d’énoncer
de façon abstraite la vérité scientifique. Il l’a également proclamée dans des conditions et
dans un contexte où elle était tout à fait irrecevable. Si sa sérénité ne semble
effectivement pas avoir été sérieusement troublée par les attaques extrêmement
violentes dont il a été victime de la part des milieux religieux, on peut penser que c’est en
grande partie parce qu’il était convaincu qu’il faut savoir attendre et ne pas chercher à
accélérer par des coups d’éclat intempestifs la marche naturelle de la vérité. C’est
certainement un des points sur lesquels il est peu probable que la comparaison avec
Voltaire, même si elle venait naturellement à l’esprit de ses contemporains, puisse être
poussée très loin. Renan n’est pas un combattant à la Voltaire et, même si Zeev Sternhell
ne lui rend sûrement pas tout à fait justice dans son livre, Les Anti-Lumières 6, ce n’est pas
non plus un héritier véritable de la philosophie des Lumières.
7 Si l’avenir de la religion est, selon Renan, assuré, peut-on en dire autant de celui de la
métaphysique et, plus généralement, de celui de la philosophie ? Leur cas se révèle de son
point de vue nettement plus compliqué que celui de la religion, et sa position sur ce qu’il
adviendra d’elles, dans le futur qui est en train de se dessiner pour l’humanité, est plus
indécise. Quand il publie en 1860 l’article intitulé « La métaphysique et son avenir », il le
fait en réaction à la lecture du livre d’Étienne Vacherot, La métaphysique et la science, ou
principes de métaphysique positive, publié en 1858. Vacherot et Renan partent tous les deux
de la même constatation, à savoir que, depuis la mort de Hegel, survenue une trentaine
d’années auparavant, plus personne n’ose se lancer dans la construction de systèmes
philosophiques ayant des ambitions comparables à celles de leurs grands prédécesseurs.
« Un des faits les plus graves qui ont marqué ces trente dernières années, dans l’ordre
intellectuel, est, écrit Renan, la cessation subite de toutes les grandes spéculations
philosophiques7. » C’est, constate-t-il, un phénomène qui n’est pas seulement français,
mais européen. Toutes les grandes écoles de philosophie semblent stagnantes et même
plus ou moins moribondes, à l’exception d’une seule, dont le cas constitue justement une
confirmation de ce qui semble être devenu la règle : « Une seule école reste debout,
active, pleine d’espérance, s’attribuant l’avenir, l’école dite positive ; mais celle-là ne fait
7

point exception à la loi que je signale, car son premier principe est justement la négation
de toute métaphysique, et c’est aux funérailles de la spéculation abstraite qu’elle nous
ferait assister, si ses vœux et ses prédictions arrivaient à se réaliser8. »
8 Vacherot avait justement essayé dans son livre d’envisager un avenir possible pour la
métaphysique en la présentant comme capable de se transformer, elle aussi, en une
science positive et progressive. Le problème est posé clairement dès la première phrase
de la préface : « Pourquoi un livre de métaphysique à une époque de science positive et
d’histoire ? Quel en peut être l’à-propos ? Science morte, diront les savants et les
critiques. Que venez-vous faire après tant d’essais avortés, après les coups multipliés
d’une critique qui n’a pas laissé debout une seule pierre de l’édifice dont vous rêvez la
construction. Science faite, diront les historiens et les éclectiques. À quoi bon ajouter un
système à tous ceux que l’histoire nous a légués9 ? » Comment une époque qui semble
devoir être essentiellement celle de l’histoire et de la critique, une tendance qui est
illustrée précisément de façon exemplaire par le cas de penseurs comme Renan, peut-elle
espérer être également celle de la métaphysique ?
9 Dans le dialogue entre le Métaphysicien et le Savant, que constitue le livre de Vacherot, la
position défendue par le premier est que, s’il est démontré effectivement que la
métaphysique, dans son état actuel, n’est pas une science, rien ne permet cependant de
nier qu’elle puisse être en train d’en devenir une : « Toute science a eu ses essais, ses
tâtonnements, ses difficultés, ses hypothèses, ses systèmes, son enfance en un mot. La
philosophie naturelle en était là au XVIe siècle, avant les découvertes de Galilée, les
préceptes de Bacon et de Descartes. Vous eussiez eu alors le droit de la traiter comme
vous faites aujourd’hui la métaphysique. On spéculait, on spéculait beaucoup. On
observait très peu et mal. La méthode inductive a changé tout cela et a transformé la
philosophie naturelle en une science véritable. Qui vous dit que la période scientifique de
la métaphysique n’est pas enfin arrivée ? Je conviens que son enfance a été longue, plus
longue que celle des sciences ; j’en dirai les raisons plus tard. Comme ces raisons
n’existent plus, je ne vois pas pourquoi la métaphysique ne marcherait pas enfin d’un pas
ferme et assuré sur la voie de la science, ainsi que l’ont fait ses rivales des siècles plus tôt 10

10 Cette idée d’une métaphysique et, plus généralement, d’une philosophie, qui pourraient
être autorisées dans un avenir relativement proche à se présenter, elles aussi, comme
scientifiques, repose, aux yeux de Renan, qui considère comme une chose acquise ce qu’il
appelle « l’incapacité philosophique de l’esprit moderne11 », sur une illusion complète. Un
passage de son article résume, sur ce point, parfaitement sa pensée.
Je vois – écrit-il – l’avenir des sciences historiques : il est immense, et si ces grandes
études triomphent des obstacles qui s’opposent à leurs progrès, nous arriverons un
jour à connaître l’humanité avec beaucoup de précision. Je vois l’avenir des sciences
naturelles : il est incalculable, et si ces belles sciences ne sont pas arrêtées par
l’esprit étroit d’application qui tend à y dominer, nous posséderons un jour, sur la
matière et sur la vie, des connaissances et des pouvoirs impossibles à limiter ; mais
je ne vois pas l’avenir de la philosophie, dans le sens ancien de ce mot. Hegel,
Hamilton, M. Cousin ont posé tous trois à leur façon, et tous trois d’une manière
glorieuse, la fatale borne après laquelle la spéculation métaphysique n’a plus qu’à se
reposer. Ce ne sont pas là des fondateurs comme Descartes, comme Thomas Reid,
comme Kant ; ce sont des hommes chargés de dire le dernier mot d’un vaste travail
de pensée12.
8

11 Il faut préciser ici que, quand Renan parle des progrès spectaculaires que sont en train de
réaliser les sciences de l’humanité, il songe avant tout au cas des sciences philologiques et
historiques. La situation des sciences sociales et économiques lui semble nettement moins
prometteuse, pour une raison que l’on pourrait sans doute exprimer en disant qu’elles
sont pour le moment beaucoup trop philosophiques et qu’elles sont en outre
probablement condamnées à le rester, autrement dit à constituer le théâtre de
controverses et d’affrontements stériles qui sont à peu près sans espoir de résolution.
12 Dans la préface de L’Avenir de la science, Renan, après avoir constaté que les sciences
historiques et leurs auxiliaires ont déjà répondu à certaines des questions les plus
importantes que se pose l’humanité – et en particulier apporté la démonstration du fait
qu’« il n’y a jamais eu, dans les siècles attingibles à l’homme, de révélation ni de fait
surnaturel13 » –, fait la constatation suivante :
Quant aux sciences politiques et sociales, on peut dire que le progrès y est faible. La
vieille économie politique, dont les prétentions étaient si hautes en 1848, a fait
naufrage. Le socialisme, repris par les Allemands avec plus de science et de
profondeur, continue de troubler le monde, sans arborer de solution claire. M. de
Bismarck, qui s’était annoncé comme devant l’arrêter en cinq ans au moyen de ses
lois répressives, s’est trompé au moins cette fois. Ce qui paraît maintenant bien
probable, c’est que le socialisme ne finira pas. Mais sûrement le socialisme qui
triomphera sera bien différent des utopies de 1848. Un œil sagace, en l’an 300 de
notre ère, aurait pu voir que le christianisme ne finirait pas ; mais il aurait dû voir
que le monde ne finirait pas non plus, que la société humaine adapterait le
christianisme à ses besoins et, d’une croyance destructrice au premier chef, ferait
un calmant, une machine essentiellement conservatrice14.
13 Le socialisme, pronostique Renan, ne mourra pas, il se transformera, comme l’a fait avant
lui le christianisme. Mais, bien entendu, ses adversaires ne mourront pas non plus et la
confrontation se prolongera probablement ainsi indéfiniment. « Combien de temps, se
demande Renan, l’esprit national l’emportera-t-il sur l’égoïsme individuel ? Qui aura,
dans des siècles, le plus servi l’humanité, du patriote, du libéral, du réactionnaire, du
socialiste, du savant ? Nul ne le sait, et pourtant il serait capital de le savoir, car ce qui est
bon dans une des hypothèses est mauvais dans l’autre. On aiguille sans savoir où on veut
aller. Selon le point qu’il s’agit d’atteindre, ce que fait la France, par exemple, est
excellent ou détestable. Les autres nations ne sont pas plus éclairées. La politique est
comme un désert où l’on marche au hasard, vers le nord, vers le sud, car il faut marcher.
Nul ne sait, dans l’ordre social, où est le bien. Ce qu’il y a de consolant, c’est qu’on arrive
nécessairement quelque part15. » Autant dire que la connaissance scientifique et le
progrès qu’elle rend possible n’ont pour ainsi dire aucune prise sur les choses de cette
sorte.

2. La philosophie a-t-elle encore une place dans la


classification des sciences et, si oui, à quel endroit ?
14 Comme on l’a vu, Renan ne va pas jusqu’à dire qu’il ne voit aucun avenir possible pour la
philosophie, il dit seulement qu’il ne voit aucun avenir pour elle dans le sens ancien du
mot « philosophie ». Ce qu’il entend par là est qu’il semble désormais établi que la
philosophie, considérée comme une science spéciale, capable de se développer à côté ou
au-dessus des autres, ne peut plus prétendre à un avenir réel. Et une des raisons qui
incitent à voir les choses de cette façon est le fait qu’un certain nombre d’autres
9

disciplines (au nombre desquelles il cite les études religieuses, qui suscitent toujours chez
les philosophes proprement dits un certain dédain, et les différentes sciences positives)
ont déjà commencé à se partager ses dépouilles. La question qui se pose inévitablement
(et c’est une question dont la réponse ne fait aux yeux de Renan guère de doute) est la
suivante :
Reste-t-il une place pour elle [la philosophie] dans la classification nouvelle des
sciences à laquelle le siècle semble amené ? Y a-t-une science des vérités premières,
dont toutes les autres soient tributaires, ou bien la métaphysique n’est-elle que le
résultat général de toutes les sciences, et le jour de son grand avènement sera-t-il
justement le jour où elle disparaîtra du nombre des sciences particulières ? C’est là
un problème qui se présente chaque jour à tout homme réfléchi, et sans la solution
duquel on ne peut se faire une idée de l’avenir réservé aux spéculations de
l’entendement humain16.
15 Renan observe, à propos de la philosophie, qu’on peut dire d’elle avec presque autant de
raison qu’elle est et qu’elle n’est pas : « La nier, c’est découronner l’esprit humain ;
l’admettre comme une science distincte, c’est contredire la tendance générale des études
de notre temps17. ». Pour essayer de résoudre cette difficulté, Renan reprend une formule
qu’il avait déjà utilisée dans L’Avenir de la science :
Un seul moyen reste, suivant moi, pour tirer la philosophie de cette situation
indécise, c’est de convenir qu’elle est moins une science qu’un côté de toutes les
sciences. Qu’on me permette une comparaison vulgaire : la philosophie est
l’assaisonnement sans lequel tous les mets sont insipides, mais qui, à lui seul, ne
constitue pas un aliment. Ce n’est pas à des sciences particulières, telles que la
chimie, la physique, etc., qu’on doit l’assimiler ; on sera mieux dans le vrai en
rangeant le mot de philosophie dans la même catégorie que les mots d’art et de poésie
18
.
16 Il n’y a, d’après Renan, aucun doute sur le fait qu’on fera toujours de la philosophie, tout
comme il n’y a aucun doute sur le fait qu’on fera toujours de la poésie. Mais il se pose, en
revanche, des questions sérieuses sur la façon dont on fera dans l’avenir aussi bien de la
philosophie que de la poésie.
On fera toujours – constate-t-il – de la philosophie, comme on fera toujours de la
poésie ; mais de même que j’ai des craintes pour l’avenir de la plupart des genres de
poésie sans avoir de craintes pour l’avenir de la poésie elle-même, ainsi je crois peu
à l’avenir de la philosophie, envisagée comme une science spéciale, sans avoir le
moindre doute sur l’éternelle persistance du sentiment philosophique. Peut-être
viendra-t-il un jour où l’on fera toute chose poétiquement et philosophiquement,
sans faire précisément de poésie et de philosophie19.
17 Renan est, comme on vient de le voir, convaincu à la fois de la pérennité de ce qu’il
appelle le « sentiment philosophique », exactement comme il l’est de celle du sentiment
poétique, et du fait qu’un changement important est en train de se produire et va se
poursuivre de façon à peu près inévitable dans le mode d’expression du sentiment en
question. Il pense qu’il va peut-être falloir accepter dorénavant de chercher la
philosophie et la poésie authentiques ailleurs que là où on le faisait jusqu’à présent, et
regarder plus particulièrement du côté de la science et de la critique elles-mêmes, qui
passent pourtant facilement pour leurs ennemies les plus menaçantes.
Quels sont déjà de notre temps – se demande-t-il – les interprètes de la grande
poésie, de celle qui sort de la nature et de l’âme, comme une éternelle plainte et un
divin gémissement ? Quelques poètes sans doute, fidèles encore à la tradition
philosophique et religieuse, mais surtout des savants, des critiques. On ne croit plus
ni aux systèmes ni aux fictions. Nous ne concevons pas plus la possibilité d’une
10

nouvelle hypothèse philosophique que nous ne concevons la possibilité d’une


épopée20.
18 Renan identifie ici, comme on le voit, le cas des systèmes philosophiques à celui des
fictions littéraires et constate que l’époque ne s’intéresse plus ni aux premiers ni aux
secondes. On pourrait être tenté de lui objecter que l’épopée a eu, justement, un
successeur, qui est constitué par le roman. Mais l’évolution du genre romanesque lui-
même peut être considérée également comme une chose qui apporte, tout compte fait,
plutôt de l’eau à son moulin. Il répondrait probablement à l’objection que je viens
d’évoquer que la littérature elle-même se préoccupe désormais beaucoup plus de
contribuer à la connaissance de la réalité, telle qu’elle est, que d’en inventer une autre. Et
il pense que c’est aussi de cette façon que se comportera, selon toute probabilité, la
religion de l’avenir. Elle inventera beaucoup moins et acceptera de connaître beaucoup
plus, alors qu’elle s’est comportée pendant longtemps plutôt comme un obstacle à la
connaissance.
19 Dans sa réaction au livre de Vacherot, Renan manifeste à l’égard de celui-ci une déférence
manifeste, ne serait-ce que parce qu’il s’agit de quelqu’un qui a eu lui-même à subir
l’hostilité et la malveillance des autorités religieuses et a dû, en 1851, abandonner pour
cette raison la fonction de Directeur des études qu’il exerçait à l’École Normale
Supérieure. « Il [Vacherot], écrit-il, échangea le droit d’enseigner d’inoffensives banalités
contre le droit de penser ; il acheta par le sacrifice de ses fonctions le droit d’être 21. »
Renan connaissait, en outre, personnellement Vacherot puisque, comme il le raconte
dans une lettre du 15 décembre 1845 à sa sœur, il lui avait rendu visite au moment où il se
demandait si le meilleur moyen de parvenir à l’agrégation était ou non, pour lui, de
passer par l’École Normale Supérieure, une solution à laquelle il a préféré finalement
renoncer. « Le directeur de l’École (M. Vacherot), raconte-t-il, avec une obligeance et un
intérêt qui me ravirent, me donna tous les renseignements et les programmes
nécessaires, en les accompagnant de quelques paroles fort significatives sur la haute
libéralité de l’université, qui saisirait, dit-il, avec empressement, l’occasion de montrer
qu’elle ne répudie pas les sujets formés à un autre enseignement que le sien22. »
20 Il n’en est pas moins vrai que Vacherot et Renan appartiennent réellement, aussi bien du
point de vue intellectuel que du point de vue institutionnel, à deux univers différents.
Vacherot a été élève de l’École Normale Supérieure et il y a fait une partie de sa carrière.
Or il s’agit d’une institution pour laquelle Renan n’est jamais parvenu à éprouver une
attirance et une sympathie réelles. Il la soupçonne fortement, notamment pour ce qui
concerne la philosophie, de contribuer davantage à cultiver et à développer le goût des
généralités brillantes que celui du travail précis et scientifique. « J’ose dire […], écrit-il,
qu’à n’envisager que le bien de la science, il eût beaucoup mieux valu que l’École normale
n’eût pas d’enseignement philosophique. Un tel enseignement donne aux jeunes esprits
une assurance exagérée, et les accoutume à cette erreur que la philosophie et la théologie
naturelle peuvent être réduites à des programmes et dressées en questionnaires
d’examen. Il leur fait croire qu’on peut arriver de plain-pied aux généralités sans avoir
passé par l’étude des détails ; il les détourne de la science proprement dite23. » Flaubert,
dans une lettre à Renan du 22 mai 1876, fait allusion à l’article sur « La Métaphysique et
son avenir » et l’approuve chaleureusement sur ce point (et en général): « Voilà de la
critique ! Comme c’est bien ça, l’École Normale et la philosophie officielle de notre temps24

11

21 Du point de vue intellectuel, il doit être d’ores et déjà clair pour vous que, conformément
à une opposition qui a, elle aussi, quelque chose de tout à fait classique et récurrent,
Renan défend en philosophie, contre Vacherot, les prérogatives du travailleur spécialisé
qui a commencé par se doter d’un certain nombre de connaissances extra- philosophiques
précises avant d’aborder le domaine de la philosophie proprement dite, contre les
prétentions de ceux que Valéry a appelé les « spécialistes de l’universel ». La position de
Vacherot serait évidemment beaucoup plus forte si la métaphysique, considérée comme
une science qui a pour tâche de formuler et d’établir des vérités qui sont d’un type
universel et fondamental, était une entreprise qui peut encore être prise au sérieux. Mais
nous avons vu quelle était sur ce point la position de Renan. Pour lui, la philosophie, dans
ce qu’elle comporte de permanent et d’important, est, comme la poésie, liée en dernier
ressort beaucoup plus au sentiment qu’à la raison et n’a pas de contenu proprement
théorique ni de prétention à l’énonciation de vérités susceptibles d’être considérées
comme impersonnelles et objectives.
22 Une des choses qui sont caractéristiques de la philosophie est, au contraire, justement,
selon Renan, le degré auquel la personnalité de l’auteur est impliquée dans l’œuvre et s’y
reflète.
Prenez – dit-il – les Annales de physique et de chimie, vous y trouverez des mémoires
qui dénotent plus ou moins d’habileté ; mais vous n’en trouverez aucun qui vous
donne quelque indice sur le caractère moral de l’auteur. Il n’en est pas de même en
philosophie. La philosophie, c’est l’homme même ; chacun naît avec sa philosophie
comme avec son style. Cela est si vrai que l’originalité personnelle est en
philosophie la qualité la plus requise, tandis que dans les sciences positives la vérité
des résultats est la seule chose à considérer25.
23 Un problème sérieux risque néanmoins de se poser si l’on soutient par ailleurs, comme le
fait également Renan, que : « En résumé, philosopher, c’est connaître l’univers. L’univers
se compose de deux mondes, le monde physique et le monde moral, la nature et
l’humanité. L’étude de la nature et de l’humanité est donc toute la philosophie26. » Jusqu’à
présent, estime Renan, on est arrivé à la philosophie en passant plutôt par l’étude de la
nature. Mais les choses sont en train de changer et il est probable que, dans l’avenir, les
suggestions les plus importantes pour la spéculation philosophique viendront des
sciences de l’humanité, autrement dit, des sciences historiques. C’est précisément contre
« cet envahissement universel de l’histoire27 » que le livre de Vacherot élève, au nom de la
métaphysique, une protestation dont on a vu que Renan la trouve assurément
respectable, mais pour le moins peu convaincante. Il n’en demeure pas moins que ce qu’il
appelle le « sentiment philosophique » peut difficilement être considéré comme un mode
de connaissance véritable, qui pourrait être mis sur le même plan que celui des sciences
et comparé à lui. Et on ne voit pas très bien dans ces conditions comment la philosophie
pourrait réussir à constituer à la fois une connaissance de l’univers, au sens propre du
mot « connaissance », et l’expression irréductiblement personnelle d’une certaine
attitude à l’égard du monde et de la vie.
24 Renan dit que : « Ce n’est […] pas nier la philosophie, c’est la relever et l’ennoblir que de
déclarer qu’elle n’est pas une science particulière, mais qu’elle est le résultat général de
toutes les sciences, le son, la lumière, la vibration qui sort de l’éther divin que tout porte
en soi. Au fond, telle a été la conception de tous les grands philosophes28. » Ce que signifie
la dernière phrase est que tous les grands philosophes ont été jusqu’à présent de grands
savants et que les moments dans lesquels la philosophie s’est transformée en une
spécialité complètement autonome, dispensée notamment d’entretenir des relations
12

quelconques avec les sciences, ont été des moments de déclin. Les grands philosophes,
cependant, n’ont pas été seulement de grands savants, mais également de grands
philosophes, en vertu d’une dimension de leur œuvre que Renan décrit dans des termes
qui évoquent davantage la poésie et la religion que la connaissance proprement dite et
qui enlèvent, par conséquent, inévitablement une certaine force aux critiques qu’il
formule contre les philosophes littéraires. Ce qu’il tient à rappeler avant tout est qu’on ne
peut prétendre accéder à l’universel qu’en partant du particulier, et non l’inverse, et que
tout philosophe digne de ce nom devrait pour cette raison commencer par pratiquer une
ou plusieurs sciences spéciales. Mais puisqu’il est entendu que le but de la philosophie ne
peut pas être d’essayer d’ajouter une science supplémentaire à celles qui existent déjà,
par exemple sous la forme d’une métaphysique qui aurait fini par devenir enfin
scientifique, on ne voit pas très bien au nom de quoi on pourrait, du point de vue de
Renan lui-même, s’étonner et se scandaliser de la voir s’exprimer de la façon,
effectivement peu scientifique et même au plus haut point littéraire, dont elle le fait la
plupart du temps.
25 « La science parfaite du tout, affirme-t-il, ne sera possible que par l’exploration patiente
et analytique des détails29. » Mais en même temps, l’impression qu’il donne est souvent
qu’en réalité la connaissance du tout ne sera pas obtenue par une espèce de sommation
des connaissances spécialisées et ne peut guère être que poétique et religieuse, plutôt que
proprement scientifique, ou tout au moins philosophique au sens traditionnel du terme.
Dans la dédicace à Eugène Burnouf qu’il a rédigée en 1849 pour L’Avenir de la science, il
écrit : « En écoutant vos leçons sur la plus belle des langues et des littératures du monde
primitif [la langue et la littérature sanskrites, enseignées par Burnouf au Collège de
France de 1832 à 1852], j’ai rencontré la réalisation de ce qu’auparavant je n’avais fait que
rêver : la science devenant la philosophie, et les plus hauts résultats sortant de la plus
scrupuleuse analyse des détails30. » Il n’y a donc pas que la science du tout qui puisse
prétendre au statut de philosophie. Il peut, semble-t-il, y avoir aussi, aux yeux de Renan,
une façon de pratiquer une science spéciale qui a pour résultat d’élever celle-ci au rang de
philosophie.

3. La vraie nature de la métaphysique et la question de


la vérité en philosophie
26 Dans la lettre à Marcelin Berthelot de 1863 sur « Les sciences de la nature et les sciences
historiques », Renan revient sur la controverse qu’il a eue avec Vacherot à propos de la
métaphysique, quelques années auparavant. La position qu’il défend consiste à classer la
métaphysique, avec les mathématiques et la logique, dans la catégorie des sciences qui
énoncent assurément des vérités importantes, mais des vérités qui ne nous apprennent
rien sur le réel.
Les mathématiques […] – écrit-il – seraient vraies, quand même rien n’existerait.
Elles sont dans l’absolu, dans l’idéal. Or tout l’ordre des phénomènes où nous nous
sommes tenus jusqu’ici est dans le réel. Entre l’existence première de l’atome et les
mathématiques, il y a un abîme. Les mathématiques ne sont que le développement
du principe d’identité, une tautologie d’un secours précieux quand on l’applique à
quelque chose de réel, mais incapable de révéler une existence ni un fait. Elles ne
fournissent pas de lois de la nature mais, en donnant d’admirables formules pour
exprimer les transformations de la quantité, elles servent merveilleusement à faire
sortir des lois de la nature tout ce que celles-ci contiennent. Elles n’apprennent rien
13

sur le développement de l’être, mais elles montrent dans quelles catégories il était
décidé de toute éternité que l’être existerait, en supposant qu’il dût exister 31.
27 Comme on le voit, la relation directe que les propositions mathématiques entretiennent
avec l’absolu et l’idéal se paie, aux yeux de Renan, d’une absence de contenu substantiel,
pour ce qui est de la relation avec les seules choses qui ont une réalité et une existence, au
sens propre du terme, à savoir celles qui sont dans le temps et dans l’histoire. Or la
situation de la métaphysique est, sur ce point, identique à celle des mathématiques. Elle
est, d’une certaine façon, préservée une fois pour toutes des atteintes du réel et des
démentis qu’il pourrait éventuellement lui infliger, mais c’est justement parce qu’elle n’a
pas de rapport véritable avec le réel.
J’ai nié autrefois – explique Renan – l’existence de la métaphysique comme science
à part et progressive ; je ne la nie pas comme ensemble de relations immuables à la
façon de la logique. Ces sciences n’apprennent rien, mais elles font bien analyser ce
que l’on savait. En tout cas, elles sont totalement hors des faits. Les règles du
syllogisme, les axiomes fondamentaux de la raison pure, seraient vrais comme les
mathématiques, quand même il n’y aurait personne pour les percevoir.
Mathématiques pures, logique pure, métaphysique, autant de sciences de l’éternel,
de l’immuable, nullement historiques, nullement expérimentales, n’ayant aucun
rapport avec l’existence et les faits. Par elles, nous plongeons dans un monde qui
n’a ni commencement, ni fin, ni raison d’exister. Ne nions pas qu’il n’y ait des
sciences de l’éternel ; mais mettons-les bien nettement hors de toute réalité 32.
28 Pour ce qui est de la situation non plus de la métaphysique, mais de la philosophie en
général, ce que j’ai dit jusqu’à présent permet, je crois, de comprendre aisément une idée
à laquelle Renan tient beaucoup et qui est exprimée notamment dans la préface du Prêtre
de Nemi :
La forme du dialogue est, dans l’état actuel de l’esprit humain, la seule qui, selon
moi, puisse convenir à l’expression des idées philosophiques. Les vérités de cet
ordre ne doivent être ni directement niées, ni directement affirmées ; elles ne
sauraient être l’objet de démonstrations. Tout ce qu’on peut, c’est de les présenter
par leurs faces diverses, d’en montrer le fort, le faible, la nécessité, les équivalences.
Tous les hauts problèmes de l’humanité sont dans ce cas. Qui voudrait songer, de
nos jours, à une exposition régulière de la science politique ? Les grandes questions
de morale sociale aboutissent à des partis pris, tous discutables, tous irréductibles
les uns aux autres. L’économie politique n’est qu’un éternel dialogue entre deux
systèmes, dont l’un n’arrivera jamais à supplanter l’autre, ni à le convaincre
d’erreur absolue.
Cela tient à la différence fondamentale qu’il y a entre croire et savoir, entre opinion
et certitude. On ne fera jamais de dialogues sur la géométrie, car la géométrie est
vraie d’une façon impersonnelle. Mais tout ce qui implique une nuance de foi,
d’adhésion voulue, de choix, d’antipathie, de sympathie, de haine et d’amour, se
trouve bien d’une forme d’exposition où chaque opinion s’incarne en une personne
et se comporte comme un être vivant33.
29 Mais une opinion vivante ne peut être qu’une opinion agissante et il fallait donc non
seulement faire parler, mais également faire agir ces opinions à travers des personnages
qui les incarnent. C’est ce qui a amené Renan à passer pour finir de la forme du dialogue
philosophique à celle du drame philosophique. Dans les passages où il aborde cette
question, on ne sait jamais très bien, en fait, s’il parle des vérités elles-mêmes, de
perspectives ou de points de vue différents possibles sur une même vérité, d’aspects
différents ou de parties différentes de cette vérité. Renouvier, qui s’est montré, sur ce
point, particulièrement sévère à son égard, a raison de remarquer que toutes les
14

« contradictions » que l’on peut être tenté de reprocher à Renan, aussi troublantes
qu’elles puissent être, ne doivent cependant pas être mises sur le même plan.
Son écriture – remarque-t-il – avec tout ce qu’elle a d’attrayant par la délicatesse et
le naturel, est révélatrice d’une radicale illogicité. Renan, quand il énonce un
jugement qu’il sent bien n’être pas précisément vrai, n’ajoute pas à ses termes des
distinctions, n’introduit pas dans sa phrase des incidences, qui en diminueraient la
grâce ; il poursuit son discours, pour énoncer d’autres jugements qui sont
contradictoires du premier. Toutes les contradictions qu’on relève ainsi chez lui ne
sont pas formelles ou profondes. Il y en a qui sont des changements d’aspect
justifiables. Mais il y en a d’une autre nature et dont il aurait dû être conscient 34.
Dans l’utilisation qu’il fait du drame comme moyen d’expression philosophique, Renan
revendique, en tout cas, le droit de ne jamais affirmer ou nier lui-même directement la ou
les vérités qui sont en question et de ne le faire qu’indirectement, à travers les paroles et
les actions de personnages entre lesquels il n’éprouve pas le besoin de choisir. Et la raison
ultime de cela semble être qu’ils sont tous, selon lui, indispensables à la manifestation de
la seule vérité qui compte au total, à savoir qu’en dépit des apparences du contraire, ce
sont malgré tout réellement le vrai et le bien qui gagnent progressivement du terrain sur
leurs opposés et qui l’emporteront pour finir dans l’histoire de l’humanité.
30 Dans son Discours de réception à l’Académie française, où il avait été élu en 1878 en
remplacement de Claude Bernard, il s’explique de façon un peu plus précise sur ce qu’il
veut dire à ce propos, et il semble suggérer qu’il y a des domaines dans lesquels c’est non
seulement trop demander que d’exiger la connaissance de la vérité, mais ça l’est
également d’exiger le respect des règles de la logique, à commencer par celui du principe
de contradiction.
Il ne faut pas – dit-il – demander de logique aux solutions que l’homme imagine
pour se rendre raison du sort étrange qui lui est échu. Invinciblement porté à croire
à la justice et jeté dans un monde qui est et sera toujours l’injustice même, ayant
besoin de l’éternité pour ses revendications et brusquement arrêté par le fossé de la
mort, que voulez-vous qu’il fasse ? Il se révolte contre le cercueil, il rend la chair à
l’os décharné, la vie au cerveau plein de pourriture, la lumière à l’œil éteint, il
imagine des sophismes dont il rirait chez un enfant, pour ne pas avouer que la
nature a pu pousser l’ironie jusqu’à lui imposer le fardeau du devoir sans
compensation35.
Peut-être faut-il se résigner à l’idée que, pour se soustraire à l’obligation d’accepter la
vérité qui est probablement la plus triste et la plus insupportable de toutes – à savoir celle
du devoir à accomplir sans espoir de rétribution, du sacrifice à consentir sans
contrepartie en perspective, et de la souffrance pour laquelle il n’y aura pas de
consolation –, l’homme est prêt, justement, à inventer les pires extravagances et à
ignorer, s’il le faut, les règles de la logique la plus élémentaire.
31 Même les savants, qui sont censés se comporter, sur les questions de cette sorte, de façon
plus rationnelle que les autres, ont droit, estime Renan, à l’indulgence quand ils abordent
les questions philosophiques. Il ne partage par conséquent pas le reproche qui a été
adressé parfois à Claude Bernard pour sa philosophie un peu contradictoire.
J’estime – explique-t-il – qu’il y a des sujets sur lesquels il est bon de se contredire ;
car aucune vue partielle n’en saurait épuiser les intimes replis. Les vérités de la
conscience sont des phares à feux changeants. À certaines heures, ces vérités
paraissent évidentes ; puis on s’étonne qu’on ait pu y croire. Ce sont des choses que
l’on aperçoit furtivement, et qu’on ne peut plus revoir telles qu’on les a entrevues.
Vingt fois l’humanité les a niées et affirmées, vingt fois l’humanité les niera et les
affirmera encore. La vraie religion de l’âme est-elle ébranlée par ces alternatives ?
15

Non, messieurs, elle réside dans un empyrée où le mouvement de tous les autres
cercles ne saurait l’atteindre. Le monde roulera durant l’éternité sans que la sphère
du réel et la sphère de l’idéal se touchent. La plus grande faute que puissent
commettre la philosophie et la religion est de faire dépendre leurs vérités de telle
ou telle théorie scientifique et historique ; car les théories passent et les vérités
nécessaires doivent rester. L’objet de la religion n’est pas de nous donner des leçons
de physiologie, de géologie, de chronologie ; qu’elle n’affirme rien en ces matières,
et elle ne sera pas blessée. Qu’elle n’attache pas son sort à ce qui peut périr 36.
32 Les sciences de l’éternel occupent donc certainement une position qui est, à certains
égards, très enviable et elles ont une importance qui n’est pas contestable, puisqu’elles
déterminent les formes et les possibilités qui sont imposées a priori et une fois pour toutes
à tout ce qui est susceptible d’exister temporellement, mais elles ne nous disent rien par
elles-mêmes sur ses conditions d’apparition et d’évolution. Or c’est essentiellement de
cela que dépend la contribution que la science est en mesure d’apporter au progrès de
l’humanité. De Dieu, Renan dit qu’il peut être considéré sous deux aspects : (1) celui de
l’existence totale en train de se faire et qui sera complète lorsque le monde sera gouverné
entièrement par un seul pouvoir, à savoir celui de la science et de l’esprit ; (2) celui de
l’absolu. On peut dire que, quand la science infinie aura amené le pouvoir infini, si cela
doit arriver un jour :
Dieu alors sera complet, si l’on fait du mot Dieu le synonyme de la totale existence.
En ce sens, Dieu sera plutôt qu’il n’est : il est in fieri, il est en voie de se faire. Mais
s’arrêter là serait une théologie fort incomplète. Dieu est plus que la totale
existence ; il est en même temps l’absolu. Il est l’ordre où les mathématiques, la
métaphysique, la logique sont vraies ; il est le lieu de l’idéal, le principe vivant du
vrai, du beau et du bien. Envisagé de la sorte, Dieu est pleinement et sans réserve ; il
est éternel et immuable, sans progrès ni devenir37.
33 Il est donc tout à fait logique, de la part de Renan, d’identifier pour finir, à peu de chose
près, la croyance en Dieu et la dévotion envers lui avec le culte du seul objet auxquelles
elles peuvent, selon lui, légitimement se rapporter, à savoir l’idéal lui-même. De ce point
de vue, la démocratie, à laquelle il reproche ce que l’on pourrait appeler son caractère
« matérialiste » et son incapacité de reconnaître la primauté du spirituel et de l’idéal, et la
nécessité pour la société de consacrer à la recherche de celui-ci une partie essentielle de
ses ressources et de ses forces, peut être considérée comme irréligieuse.

4. La bonne et la mauvaise façon de critiquer la


religion
34 Dans « La métaphysique et son avenir », Renan s’était déclaré d’accord avec Vacherot sur
l’insuffisance du déisme vulgaire, mais en désaccord avec lui sur les moyens d’accès dont
nous pouvons prétendre disposer pour parvenir à Dieu. Le moyen adéquat, pour lui,
comme nous l’avons vu, ne peut pas être la raison, mais seulement le sentiment.
Dieu – affirme-t-il – est le produit de la conscience, non de la science et de la
métaphysique. Ce n’est pas la raison, c’est le sentiment qui détermine Dieu. Voilà
pourquoi l’art, la poésie et la religion sont, en théodicée, supérieurs à la
philosophie. Le poète, l’artiste et l’homme pieux, en acceptant franchement les
symboles, sont en un certain sens plus conséquents que le philosophe ; celui-ci en
effet a la prétention de se passer de tout langage figuré, et ne s’en passe pas en
réalité, puisque les théories les plus abstraites sur la Divinité ne sont que des
symboles à leur manière. Toute phrase appliquée à un objet infini est un mythe ;
elle renferme dans des termes limités et exclusifs ce qui est illimité. Il y a certes fort
16

loin de la grossière imagination, qui dégrade la Divinité, à la formule philosophique,


qui cherche à l’élever au-dessus des erreurs populaires ; mais au fond l’impuissance
est la même. La tentative d’expliquer l’ineffable par des mots est aussi désespérée
que celle de l’expliquer par des récits ou des images : la langue, condamnée à cette
torture, proteste, hurle, détonne ; chaque phrase implique un hiatus immense.
Toute proposition appliquée à Dieu est impertinente, une seule exceptée : Il est 38.
Cela pourrait sembler extraordinairement décevant et frustrant Mais nous pouvons en
réalité très bien, d’après Renan, nous dispenser d’en savoir plus et d’essayer d’en dire plus
sur Dieu, pour la raison suivante :
Aimer Dieu, connaître Dieu, c’est aimer ce qui est beau et bon, connaître ce qui est
vrai. L’homme religieux est celui qui sait trouver en tout le divin, non celui qui
professe sur la Divinité quelque aride et inintelligible formule. Le problème de la
cause suprême nous déborde et nous échappe ; il se résout en poèmes (ces poèmes
sont les religions), non en lois, ou s’il faut parler de lois, ce sont celles de la
physique, de l’astronomie, de l’histoire, qui seules sont les lois de l’être et ont une
pleine réalité39.
35 Renan est prêt, sur ce point, à faire aux religions des concessions qui vont bien au-delà de
ce que l’on pourrait, à première vue, imaginer. « Ne nous proclamons pas, recommande-t-
il, supérieurs à elles ; leurs formules ne sont qu’un peu plus mythiques que les nôtres, et
elles ont d’immenses avantages où nous n’atteindrons jamais40. » Ce qui caractérise la
position de l’auteur de la Vie de Jésus à l’égard de la religion, et la distingue de celle de
Vacherot, est le fait que pour lui, entre l’attitude qui consiste (pour ceux qui en sont
capables) à s’astreindre à laisser l’idée de Dieu dans une indétermination complète et le
recours à une forme quelconque de mythologie (dont pratiquement personne ne parvient
à se passer tout à fait), il n’y a pas de place pour un discours de nature théorique dans
lequel des disciplines comme la théologie ou la métaphysique pourraient s’efforcer
d’expliciter de façon plus précise les propriétés de Dieu. Les religions n’ont pas d’avenir
en tant que constructions théoriques, susceptibles d’entrer à un moment ou à un autre
dans une bataille, perdue d’avance, avec la science ; mais elles en ont un si elles acceptent
de continuer à exister sous une autre forme, moins intellectuelle, mais incomparablement
plus solide et moins vulnérable.
36 Dans le roman autobiographique inédit, Patrice, qu’il a écrit en 1849, à Rome, Renan dit à
propos du christianisme : « Le temps est venu où le christianisme doit cesser d’être un
dogme, pour devenir une poétique41. » Il dit aussi que : « Notre mythologie, c’est le
christianisme42. ». C’est le genre de mythologie dont une culture comme la nôtre aura
sans doute pendant encore longtemps besoin. Mais, même entre des pays qui ont atteint
des degrés de développement à peu près équivalents, le besoin de religion peut varier de
façon considérable. « La religion, nous dit Renan, est bonne et vraie en Allemagne et en
Italie, elle est ridicule en France parce qu’elle n’est pas dans le type du pays43. » Même s’il
s’exprime rarement sous une forme aussi explicite et aussi brutale, on peut supposer que
le fond de sa pensée est assez bien représenté par la déclaration suivante : « Nous
voudrions employer nos plus précieux parfums à embaumer le christianisme et déposer
sur sa tombe nos lacrymatoires, s’il consentait sérieusement à se tenir pour bien mort 44. »
« Mort » veut dire ici, encore une fois, mort en tant que doctrine et, plus précisément, en
tant que système de dogmes, mais non absolument parlant. Alors que les dogmes ont un
caractère transitoire, la piété, qui constitue la seule chose qui compte réellement,
demeure : «« Les dogmes sont passagers, mais la piété est éternelle45. » Et ce n’est pas
comme l‘énonciateur de dogmes qu’il n’a jamais été, mais comme le créateur d’un esprit
nouveau et d’une forme de piété nouvelle, que le Christ doit être perçu.
17

37 Dans le même livre, Renan écrit que :


La religion est fausse du point de vue de l’objet, c’est-à-dire en elle-même et quant à
ce qu’elle ordonne de croire, mais elle est éternellement vraie au point de vue du
sujet, c’est-à-dire du besoin que nous en avons et du sentiment religieux auquel elle
correspond46.
Ce genre de déclaration est évidemment de nature à faire frémir des critiques de la
religion comme Nietzsche et Freud ; et on pourrait remarquer, en outre, que Renan a
tendance à oublier en partie, sur ce point, une leçon qu’il remercie ses maîtres de la
grande école du XVIIe siècle, et en particulier Malebranche, de lui avoir apprise et qu’il n’a
fait au fond rien d’autre qu’appliquer rigoureusement, à savoir que la seule raison
sérieuse que l’on peut avoir de croire une proposition est sa vérité, et certainement pas le
désir ou le besoin que l’on a qu’elle soit vraie. Car le besoin irrépressible que l’on peut
avoir de croire à la vérité d’une proposition ne contribue sûrement pas par lui-même à
augmenter ses chances d’être vraie.
Les gens du monde qui croient qu’on se décide dans le choix de ses opinions par des
raisons de sympathie ou d’antipathie s’étonneront certainement du genre de
raisonnements qui m’écarta de la foi chrétienne, à laquelle j’avais tant de motifs de
cœur et d’intérêt de rester attaché. Les personnes qui n’ont pas l’esprit scientifique
ne comprennent guère qu’on laisse ses opinions se former hors de soi par une sorte
de concrétion impersonnelle, dont on n’est en quelque sorte que le spectateur. En
me livrant ainsi à la force des choses, je croyais me conformer aux règles de la
grande école du XVIIe siècle, surtout de Malebranche, dont le premier principe est
que la raison doit être contemplée, et qu’on n’est pour rien dans sa procréation ; en
sorte que le devoir de l’homme est de se mettre devant la vérité, dénué de toute
personnalité, prêt à se laisser traîner où voudra la démonstration prépondérante.
Loin de viser d’avance certains résultats, ces illustres penseurs voulaient que, dans
la recherche de la vérité, on s’interdît d’avoir un désir, une tendance, un
attachement personnel. Quel est le grand reproche que les prédicateurs du XVIIe
siècle adressent aux libertins ? C’est d’avoir embrassé ce qu’ils désiraient, c’est
d’être arrivés aux opinions irréligieuses parce qu’ils avaient envie qu’elles fussent
vraies47.
38 Mais ces variations sont une chose à laquelle il faut s’habituer de la part de Renan, qui,
comme je l’ai dit, pense qu’il y a des sujets sur lesquels il n’est pas seulement inapproprié,
mais peut être néfaste, d’exiger l’univocité et la cohérence strictes. Affirmer
explicitement une proposition n’est pas forcément la meilleure façon de la défendre et il
peut même arriver qu’on la défende plus réellement et plus efficacement en la niant en
apparence. Renan termine son éloge de Claude Bernard en déplorant que les êtres
humains soient, de façon générale, beaucoup trop sévères et méprisants les uns à l’égard
des autres ; et il prend soin de ne jamais donner l’impression de l’être lui-même à l’égard
des adeptes de la religion – de la religion du cœur en tout cas, qui a toute sa sympathie,
par opposition à celle de l’intellect, dont il se méfie, comme je l’ai dit, fortement.
« Qu’importent, écrit-il, les malentendus aux yeux de la vérité éternelle ? Le culte le plus
pur de la Divinité se cache parfois derrière d’apparentes négations ; le plus parfait
idéaliste est souvent celui qui croit devoir à une certaine franchise de se dire matérialiste.
Combien de saints sous l’apparence d’irréligion ! Combien, parmi ceux qui nient
l’immortalité, mériteraient une belle déception ! La raison triomphe de la mort, et
travailler pour elle, c’est travailler pour l’éternité48. » Ce que l’on peut lire entre les lignes
dans ce passage est sûrement que Renan constitue à ses propres yeux l’exemple typique
d’un homme religieux qui croit devoir à une certaine franchise de se présenter sous les
apparences d’un ennemi et d’un destructeur de la religion. Mais le moins que l’on puisse
18

dire est qu’il n’avait guère de chances de réussir à convaincre, sur ce point, ses
adversaires et qu’il ne les a effectivement pas convaincus.
39 Il ne pouvait pas non plus éviter de jeter le trouble dans l’esprit de certains de ses amis
intellectuels, qui auraient aimé le voir se montrer un peu plus précis et plus combatif,
autrement dit, moins soucieux de ménager, en usant et abusant de formules vagues et
conciliantes, la sensibilité et la susceptibilité des croyants. La réponse qu’il a faite, sur ce
point, à une question de George Sand à propos de la Vie de Jésus, est très révélatrice :
« Vous auriez désiré plus de netteté dans mes formules sur la divinité de Dieu. Comme
une telle proposition n’a aucun sens dans le monde de la réalité, que le nom de Dieu
appliqué à un homme ne peut avoir qu’un sens poétique et d’image, je ne me croyais pas
obligé d’employer à cet égard des formes cassantes qui eussent eu quelque chose de peu
courtois pour mon héros49. » Dans le texte qu’il a consacré à sa sœur, Renan souligne lui-
même que c’est aussi en partie sous son influence qu’il s’est débarrassé d’une certaine
tendance à manifester, dans la discussion des questions morales et religieuses, un
sentiment de supériorité et un goût de l’ironie qu’il a fini par trouver incongrus : « Un
trait qui la blessa dans mes écrits fut un sentiment d’ironie qui m’obsédait et que je
mêlais aux meilleures choses. Je n’avais jamais souffert, et je trouvais dans le sourire
discret, provoqué par la faiblesse ou la vanité de l’homme, une certaine philosophie. Cette
habitude la blessait, et je la lui sacrifiai peu à peu. Maintenant je reconnais combien elle
avait raison. Les bons doivent être simplement bons ; toute pointe de moquerie implique
un reste de vanité et de défi personnel qu’on finit par trouver de mauvais goût50. » Quand
on essaie de comparer Renan à Voltaire, il ne faut évidemment pas oublier l’absence de
méchanceté et de goût pour la dérision dont le premier, même s’il ne la possédait peut-
être pas à un degré aussi élevé qu’il le croyait et l’a dit, s’est toujours efforcé de donner au
moins l’apparence, y compris et même spécialement dans sa critique de la religion.
40 Dans le livre qu’il a publié en 1864, un an après la parution de la Vie de Jésus, Gratry décrit
et dénonce une évolution qui lui semble désastreuse et qu’il qualifie de retour de la
sophistique, qui était à juste titre oubliée depuis l’Antiquité grecque. La nouvelle version
est d’origine allemande et placée sous l’influence et l’autorité de Hegel. Elle a érigé en
principe fondamental l’idée que le principe de contradiction n’a plus cours et que la
même proposition peut être à la fois affirmée et niée au même moment et sous le même
rapport. Gratry a ajouté à son livre un appendice dans lequel il propose un florilège de la
production sophistique de l’époque, dans lequel Vacherot et Renan figurent tous les deux
en bonne place. L’appendice en question contient deux extraits d’un article d’Edmond
Scherer, « Hegel et l’Hégélianisme », trois extraits de l’Histoire critique de l’École
d’Alexandrie de Vacherot, un extrait de La Métaphysique et la science du même Vacherot, un
extrait de l’Esquisse de logique de Michelet (il s’agit de Karl Ludwig Michelet de Berlin,
l’éditeur de Hegel), un extrait de la lettre de Renan sur « Les Sciences de la nature et les
Sciences historiques » et un extrait de la Vie de Jésus.
41 Comme on pouvait s’y attendre, Gratry ne fait pas grand cas des divergences apparentes
qu’il y a entre Renan et Vacherot, et il considère que tous les deux présentent les choses
d’une façon qui réduit le concept de Dieu à une pure abstraction, ce qui, en dépit des
protestations qu’ils formulent sur ce point, ramène bel et bien leur conception à une
forme d’athéisme pur et simple. La tendance qu’a Renan à considérer que certaines
propositions ne peuvent pas être affirmées ou niées directement, mais peuvent être
simultanément affirmées et niées indirectement, ne joue évidemment pas ici en sa faveur,
et cela d’autant moins, aux yeux de Gratry, qu’il a malheureusement tendance à prendre,
19

même dans la partie réputée en principe scientifique de son œuvre, en particulier dans la
Vie de Jésus, des libertés fâcheuses avec le principe de contradiction. On se retrouve donc
dans une situation éminemment paradoxale, puisque c’est le défenseur de la foi, en
l’occurrence Gratry, qui entre en guerre, face à des penseurs comme Renan et Vacherot,
sous la bannière du respect des exigences de la logique et de la rationalité, honteusement
bafouées par la critique.
42 Renan dit dans la Vie de Jésus que : « Quelles que puissent être les transformations du
dogme, Jésus restera en religion le créateur du sentiment pur ; le Sermon sur la montagne
ne sera pas dépassé. Aucune révolution ne fera que nous ne nous rattachions en religion à
la grande ligne intellectuelle et morale en tête de laquelle brille le nom de Jésus. En ce
sens, nous sommes chrétiens même quand nous nous séparons sur presque tous les points
de la tradition chrétienne qui nous a précédés51. » Mais cela ne l’empêche pas d’affirmer
également, dans Patrice, que : « Toutes les idées fausses qui sont dans le monde en fait de
morale sont venues du christianisme52. » La contradiction est cependant beaucoup plus
apparente que réelle : ce qu’il veut dire doit évidemment être compris comme signifiant
que les idées en question sont venues justement du christianisme, et non pas du Christ
lui-même. Si le christianisme, en matière morale, est devenu aujourd’hui essentiellement
une force conservatrice, il n’en est pas moins vrai, pour Renan, que « Jésus reste pour
l’humanité, un principe inépuisable de renaissances morales53 ». Contrairement à ce que
certains aimeraient sans doute lui faire dire en ce moment, il ne suggère pas que nous
sommes toujours chrétiens parce que nous continuons bon gré mal gré à appartenir à une
tradition religieuse dont nous sommes les héritiers et à laquelle il nous est impossible de
renoncer. Ce qu’il dit est plutôt que les héritiers réels du christianisme sont aujourd’hui
ceux qui se réclament d’une tradition intellectuelle et morale à l’émergence de laquelle le
christianisme historique a assurément contribué de façon déterminante, mais qui les
oblige aujourd’hui, sur presque toutes les questions, à s’éloigner de plus en plus de lui.
43 Le même chapitre et le livre se terminent de la façon suivante : « Quels que puissent être
les phénomènes inattendus de l’avenir, Jésus ne sera pas surpassé. Son culte se rajeunira
sans cesse ; sa légende provoquera des larmes sans fin ; ses souffrances attendriront les
meilleurs cœurs ; tous les siècles proclameront qu’entre les fils des hommes, il n’en est
pas né de plus grand que Jésus54. » Renan a beau avoir écrit, dans le compte rendu qu’il a
publié en 1855 du livre de Heinrich Ewald, Geschichte des Volkes Israel bis Christus (1854),
que « la science est la première condition de l’admiration sérieuse55 », ce n’est justement
qu’une simple condition et c’est tout de même bien le cœur qui, en dernier ressort décide
de l’admiration que nous éprouvons et que l’on continuera à éprouver de façon
irrésistible pour le Christ.
44 La déception qu’a ressentie Michelet à la parution de la Vie de Jésus est, dans ces
conditions, aisément compréhensible. Jean Guéhenno, dans L’Évangile éternel, insiste avec
raison sur la distance considérable qui sépare sa critique du christianisme de celle de
Renan :
Ainsi discernait-il, dès le premier moment, et dans le temps même où la plupart ne
voyaient dans l’œuvre nouvelle qu’un démoniaque pamphlet, ce qui était encore
compromis et accommodement. Renan était l’un de ces « génies » à qui il devait
bientôt reprocher de « garder par pitié, par bon cœur, ou par vieille habitude, un
lambeau du passé », de concilier les inconciliables et d’entretenir la stérilité. Rien
n’était acquis, si l’on continuait, comme le faisait Renan, de parler du rôle privilégié
et de la « destinée exceptionnelle » du christianisme, si l’on enseignait que « la
religion de Jésus est à quelques égards la religion définitive ». Ce commentaire
20

qu’avait fait Renan de la vie du « plus grand d’entre les fils des hommes » n’était, à
tout prendre, et en dépit des irrévérences de l’exégèse, qu’une traduction du
Christianisme encore, et Michelet savait d’expérience, pour l’avoir tenté jadis, ce
qu’il entrait en un tel travail d’incertaines angoisses et de tendresses mal vaincues.
Dans une note de la Bible de l’Humanité, il devait dire encore : « Ce livre charmant
qui donnera peut-être à ce qui meurt le répit que demandait Ezéchias, il a beau
discuter, ce livre, il croit, fait croire. Il a beau dire qu’il doute : on s’attendrit 56. »
45 Guéhenno ajoute, dans l’Épilogue de son livre, que : « Si Michelet fut vaincu, c’est que la
victoire est difficile quand on ne veut pas son seul triomphe, mais en même temps le
triomphe de tous les siens. Jamais il n’eût consenti à dire cette parole impie de Renan :
“Nous vous abandonnons le peuple”, et renoncé pour la plus grande part de l’humanité à
la lumière57. » Renan pensait, effectivement, comme je l’ai indiqué, que la science et la
vraie religion, celle de l’avenir, ne peuvent pas ne pas être réservées à une élite
intellectuelle et morale, et il consentait, apparemment sans grand regret, à abandonner
pour longtemps et peut-être même pour toujours le peuple à la religion traditionnelle, et
en particulier à une religion, le catholicisme, qu’il avait abandonnée lui-même parce qu’il
considérait comme impossible de croire à la vérité de ce qu’elle affirme.
46 On peut, je crois, se faire une idée assez précise de la façon dont Renan percevait
probablement le genre d’attaque dont il avait été victime de la part de Gratry et du genre
de réponse qu’il était prêt à lui donner, si l’on se reporte à une lettre de jeunesse qu’il a
écrite en 1845 à l’abbé Cognat :
« Ah ! si vous connaissiez ma tête et mon cœur ! Ne croyez pas que tout cela ait en
moi une consistance dogmatique ; non, je n’exclus rien. J’admets des
contradictoires, au moins provisoirement. Eh ! n’y a-t-il pas des états où il faut de
force que l’individu et l’humanité posent sur l’instable ? On n’y peut tenir, direz-
vous, c’est une souffrance. Oui, mais qu’y faire ? Il faut passer par là. Il a été
nécessaire qu’à une époque on fût scientifiquement sceptique sur la morale, et
pourtant, à cette époque, les hommes purs étaient et pouvaient être moraux,
moyennant une contradiction. Les scolastiques se moqueraient de cela et
triompheraient à montrer là un défaut de logique. En vérité, beau triomphe de
montrer ce qui est clair ! Ils veulent un état moral où tout soit rigoureusement
formulé, et ils se contenteront d’un fond misérable, pourvu qu’on leur accorde cette
forme à laquelle ils tiennent tant. Ils ne connaissent ni l’homme ni l’humanité tels
qu’ils existent de fait58.
Renan était âgé de 22 ans quand il a écrit ces lignes ; mais c’est un point sur lequel il n’a
probablement pas changé d’attitude jusqu’à la fin de sa vie.
47 Cette question a évidemment un rapport assez direct avec le mode d’écriture qu’il a choisi
finalement pour exposer et défendre ses conceptions philosophiques. Thibaudet dit de lui
qu’il a réussi avec maestria l’opération dans laquelle Taine a échoué, à savoir le passage
de la science et de la critique à la fiction. Et il observe (avec raison, me semble-t-il) que la
forme littéraire s’est imposée naturellement à lui quand il a abordé des domaines dans
lesquels il avait le sentiment qu’il n’y a plus de place pour des vérités univoques ni même
probablement pour des vérités tout court :
Lorsque Renan, plus tard, à vrai dire, que Taine, toucha à la narration et à la fiction,
il y réussit en maître. Comparez les Souvenirs à Étienne Mayran, les Drames
philosophiques à Graindorge ! C’est que Renan, avec un sens d’une merveilleuse
finesse, usa de la fiction sans aller au-devant d’elle, juste au moment de son chemin
où elle s’offrait à lui comme un fruit à cueillir. Fiction ou souvenir, poésie et vérité :
« Ce qu’on dit de soi, écrit-il, est toujours poésie. » Cette poésie venait sous sa
plume d’historien et de critique aux heures où la vérité se dissolvait pour lui en
nuances, et je pense bien que s’il s’était écouté, s’il ne s’était pas cru attaché, par un
21

devoir professionnel, à ses monuments historiques, déserts et morts aujourd’hui,


ainsi qu’à son Corpus, il eût été très loin dans cette voie, eût conté, pour notre
charme, bien d’autres histoires que celle du Broyeur de lin, bâti d’autres théâtres que
ses quatre Drames59.
48 Mais il est important de remarquer que Renan ne tenait pas particulièrement à être
considéré comme un auteur littéraire et avait même tendance à trouver passablement
suspecte la tendance que l’on avait à célébrer le talent d’écrivain qu’on lui attribuait :
Je n’ai quelque temps fait cas de la littérature que pour complaire à M. Sainte-
Beuve, qui avait sur moi beaucoup d’influence. Depuis qu’il est mort, je n’y tiens
plus. Je vois très bien que le talent n’a de valeur que parce que le monde est
enfantin. Si le public avait la tête assez forte, il se contenterait de la vérité. Ce qu’il
aime, ce sont presque toujours des imperfections. […] J’ai toujours été le moins
littéraire des hommes. Aux moments qui ont décidé de ma vie, je ne me doutais
nullement que ma prose aurait le moindre succès60.
49 Voir Renan se présenter comme le moins littéraire des hommes quand on sait la
réputation (méritée) qu’il a acquise très vite sur ce point – peut-être, si ce qu’il dit est
vrai, à son corps défendant – et qui lui a valu notamment l’admiration de Flaubert61, est
pour le moins étonnant. Et il est difficile de ne pas se demander à un moment donné si le
soupçon qu’il manifeste à l’égard du talent littéraire ne pourrait pas être retourné jusqu’à
un certain point contre le parti remarquable qu’il est capable de tirer lui-même des
qualités de sa propre prose dans le traitement des sujets qui s’y prêtent, notamment
quand il est question de philosophie. Si les choses étaient conformes à ce qu’on est en
droit d’attendre, la vérité, effectivement, devrait suffire ; et c’est ce qui est censé se
passer en principe dans la science et la critique. Mais là où il ne peut probablement plus
être question de vérité proprement dite, le talent littéraire retrouve, semble-t-il, du
même coup pleinement ses droits. Aux yeux de Renouvier, Renan n’aime pas assez la
logique pour pouvoir aimer réellement la philosophie ; et il adopte, quand il est question
de celle-ci, une façon d’écrire dans laquelle l’agrément remplace la rigueur et qui
constitue avant tout un moyen d’éviter ses questions :
Visiblement, les questions philosophiques ne l’intéressaient point, et d’ailleurs il
n’avait pas la tête assez logique pour y faire le moindre bout de chemin. […] De
philosophie, on ne lui en a connu aucune, car il ne faut pas compter le peu d’idées
plus que paradoxales qu’il n’a proposées lui-même qu’en guise de fantaisies 62.

5. Les sciences de la nature, les sciences historiques


et la philosophie
50 Renan a évoqué à différentes reprises, dans la correspondance qu’il a entretenue avec
Marcelin Berthelot, les hésitations qu’il a eues au moment où il lui a fallu choisir, pour la
poursuite de ses études, entre les sciences de la nature et les sciences de l’humanité, et les
regrets qu’il lui est arrivé d’éprouver pour avoir opté, à la différence de son ami, en
faveur des secondes plutôt que des premières.
Ce que vous me disiez il y a quelques jours – écrit-il dans une lettre envoyée de
Venise le 23 mai 1850 – du repos et du bien-être qu’il y a à se reposer dans
l’immuable vérité de la nature, au milieu de l’instable des choses humaines, était
parfaitement senti et correspondait bien à un sentiment que mille fois j’ai éprouvé
moi-même. Je ne pense jamais aux études spéciales sans arriver au bout d’un quart
d’heure à un état d’irritation pénible et peu philosophique. Puis, par une sorte de
volte-face dont l’évolution se produit dans mon esprit avec une rare uniformité, je
22

me replonge dans la mer pacifique de l’illusion. L’histoire est pour moi ce que la
raison est pour vous. Par histoire je n’entends pas, vous comprenez, l’histoire
politique dans le sens ordinaire du mot ; mais l’esprit humain, son évolution, ses
phases accomplies. Voilà aussi de l’immuable et de l’absolu, voilà du beau et du vrai
acquis63.
51 Dans ce passage, Renan explique que les sciences historiques, qui s’occupent de choses qui
sont par essence changeantes et relatives, aboutissent malgré tout, elles aussi, à la
formulation de vérités qui ont un caractère immuable et absolu. Mais ce sont des vérités
qui ont trait précisément au devenir, à la manière dont les choses en sont venues à être ce
qu’elles sont, peuvent encore devenir autre chose et vont presque certainement le faire,
et non pas, comme celles de la métaphysique, à l’être ou à l’essence immuables et
intemporels des réalités sur lesquelles elles portent. Un des reproches fondamentaux que
Renan formule contre les philosophes a trait à leur manque de connaissance historique et
de sens historique, qui les incite à attribuer aux objets dont ils parlent, en particulier à
l’humanité, une nature qui a existé depuis le début et est restée identique à ce qu’elle
était au départ, alors que le chercheur attentif ne rencontre, dans ce domaine, que des
groupes humains diversifiés dans l’espace et dans la durée, et qui ont apporté au moins
pendant un temps, chacun à leur façon, une contribution spécifique, plus ou moins
importante selon les cas, à l’évolution générale :
Au lieu de prendre la nature humaine, comme la prenaient Thomas Reid et Dugald
Stewart, pour une révélation écrite d’un seul jet, pour une bible inspirée et parfaite
dès son premier jour, on en est venu à voir des retouches et des additions
successives. Des mondes civilisés ont précédé le nôtre, et nous vivons de leurs
débris. La science de l’humanité a subi de la sorte une révolution analogue à celle de
la géologie. La planète dont la formation s’expliquait autrefois en deux mots : “Dieu
créa le ciel et la terre”, est devenue un ensemble d’étages superposés de couches
successives64.
52 Comme on l’a vu, la façon dont Renan perçoit la situation de la philosophie rend aisément
compréhensible le choix qu’il fait du dialogue et du drame comme mode d’expression le
plus approprié pour elle : l’histoire nous montre que nous en sommes arrivés précisément
à un stade où il n’y en a justement plus d’autre possible. Ce qui est nouveau, chez lui, n’est
évidemment pas le fait d’utiliser le dialogue pour exprimer des idées philosophiques, et
en particulier pour exprimer ses propres idées philosophiques. Il est le premier à
souligner qu’il a eu, sur ce point, des prédécesseurs illustres, à commencer par Platon lui-
même, qui a déjà utilisé ce moyen, en prenant le risque de voir sa position identifiée à
celle de personnages dont il ne partageait nullement le point de vue. L’auteur du Prêtre de
Nemi aurait pu mentionner également, dans ce contexte, les Dialogues sur la religion
naturelle de Hume, qui constituent certainement un des plus grands chefs d’œuvre de
toute l’histoire du dialogue philosophique et également de celle de la réflexion
philosophique sur la religion. Le point sur lequel Renan innove par rapport à ses
prédécesseurs est son affirmation que la philosophie, dans l’état auquel elle est parvenue,
ne devrait plus, en toute rigueur, être exposée de façon monologique et sous la forme de
thèses qui sont censées être vraies ou fausses et par conséquent devoir être acceptées ou
rejetées purement et simplement. « Je suis, dit-il, dans sa préface, un penseur ; comme tel,
je dois tout voir. Un ouvrage bien complet ne doit pas avoir besoin qu’on le réfute.
L’envers de chaque pensée doit y être indiqué, de manière que le lecteur saisisse d’un seul
coup d’œil les deux faces opposées dont se compose toute vérité65. » Le dialogue
philosophique permet justement au penseur de montrer qu’il tout vu, tout en lui laissant
la possibilité soit de s’identifier plus ou moins à l’un des personnages dont il épouse
23

implicitement l’opinion, soit d’adopter une position de neutralité qui consiste à suggérer
que la vérité ne peut être cherchée, en toute rigueur, qu’au niveau du tout.
53 Toutes les idées qui comportent une nuance d’adhésion volontaire et personnelle – et
c’est le cas, pour lui, inévitablement de celles de la philosophie – ont avantage, nous dit
Renan, à être présentées à travers des personnes dans lesquelles elles s’incarnent et qui
les font vivre et agir. « Ce furent, explique-t-il, les raisons qui m’amenèrent un jour à
choisir la forme du dialogue pour exprimer certaines suites d’idées. Puis je trouvai que le
dialogue ne suffit pas, qu’il y faut de l’action, que le drame libre et sans couleur locale, à la
façon de Shakespeare, permet de rendre des nuances beaucoup plus subtiles. L’histoire
réelle, celle qui est réellement arrivée, n’est pas la seule intéressante ; à côté de l’histoire
réelle, il y a l’histoire idéale, celle qui, matériellement, n’a pas eu lieu, mais qui, au sens
idéal, s’est mille fois passée. Coriolan et Jules César ne sont pas des peintures de mœurs
romaines ; ce sont des études de psychologie absolue66. » Le drame philosophique
constitue donc, aux yeux de Renan, l’instrument le plus indiqué pour représenter une
histoire qui se joue et rejoue sans cesse de façon plus ou moins invisible à travers des
épisodes de l’espèce la plus diverse : celle du conflit des idéaux entre eux et avec une
réalité pour le moins peu disposée à répondre à leurs exigences. Ce qui résulte de cela est,
dit-il, à propos de la fable qu’il a utilisée dans Le Prêtre de Nemi, « un tableau triste,
puisque le premier plan est occupé par l’égoïsme des grands, la sottise du peuple,
l’impuissance des gens d’esprit, l’infamie du sacerdoce mensonger, la faiblesse du
sacerdoce libéral, les faciles déceptions du patriotisme, les illusions du libéralisme, la
bassesse incurable des vilaines gens67 ». Néanmoins, ajoute-t-il, « on y apprend à ne pas
trop s’émouvoir de ce qu’a d’instable l’équilibre de l’humanité, en voyant le bien et le vrai
émerger, malgré tout, de l’affreux marécage où glapissent et croupissent pêle-mêle toutes
les inepties, toutes les grossièretés, toutes les impuretés68 ».
54 Mais dans quelle mesure peut-on être certain que ce sont effectivement le bien et le vrai
qui émergent toujours en fin de compte du marécage, et jusqu’à quel point Renan lui-
même était-il convaincu de cela ? Dans son éloge de Claude Bernard, il cite un passage de
celui-ci dans lequel il est question de ce qu’il appelle le « caractère conquérant de la
science ». « Ce caractère conquérant de la science, il l’admettait, observe-t-il, jusque dans
le domaine des sciences de l’humanité. “Le rôle actif des sciences expérimentales, disait-
il, ne s’arrête pas aux sciences physico-chimiques et physiologiques ; il s’étend jusqu’aux
sciences historiques et morales. On a compris qu’il ne suffit pas de rester spectateur
inerte du bien et du mal, en jouissant de l’un et en se préservant de l’autre. La morale
moderne aspire à un rôle plus grand : elle recherche les causes, veut les expliquer et agir
sur elles ; elle veut en un mot dominer le bien et le mal, faire naître l’un et le développer,
lutter avec l’autre pour l’extirper et le détruire.”69 » Mais que peut-il rester de cette
ambition et de cette espérance si l’on est obligé d’admettre, comme le fait Renan, que la
politique est un désert dans lequel la seule certitude est qu’il faut marcher, sans jamais
savoir réellement si c’est dans la direction du bien ou du mal qu’on le fait, et si, dans
l’ordre social, on ne sait même pas vraiment où sont le bien et le mal, que la morale
moderne cherche, comme dit Claude Bernard, à dominer, mais apparemment sans savoir
réellement où les trouver ?
55 Comme on peut s’en rendre compte notamment en lisant la correspondance qu’il a
entretenue avec Berthelot, Renan s’est toujours efforcé de croire que les sciences de
l’humanité pouvaient partager complètement et à juste titre l’assurance et l’optimisme
des sciences de la nature, pour ce qui concerne l’importance décisive des conquêtes
24

qu’elles ont déjà réalisées et de celles qui s’offrent à elles dans l’avenir qui se prépare.
Mais il lui est arrivé également de temps à autre de reconnaître et de regretter que les
sciences de l’humanité, qui se heurtent, pour les raisons dont j’ai essayé de donner une
idée, à des difficultés et à des obstacles spécifiques qui n’ont pas d’équivalent dans les
sciences de la nature, se trouvent, de ce point de vue, dans une situation beaucoup moins
favorable et prometteuse que la leur.
56 Dans un passage mémorable de la préface du Prêtre de Nemi, il explique que tout critiquer,
comme il s’astreint à le faire, est au fond la seule façon de réussir à tout sauvegarder.
Dans cette grande crise que l’avènement de l’esprit positif fait subir de nos jours
aux croyances morales, j’ai, écrit-il, défendu plutôt qu’amoindri la part de l’idéal. Je
n’ai pas été de ces esprits timides qui croient que la vérité a besoin de pénombre et
que l’infini craint le grand air. J’ai tout critiqué, et, quoi qu’on en dise, j’ai tout
maintenu. J’ai rendu plus de service au bien en ne dissimulant rien de la réalité
qu’en enveloppant ma pensée de ces vieilles hypocrisies qui ne trompent personne.
Notre critique a plus fait pour la conservation de la religion que toutes les
apologies. Nous avons trouvé à Dieu un riche écrin de synonymes. Si nos raisons de
croire aux réparations d’outre-tombe peuvent sembler frêles, celles d’autrefois
étaient-elles beaucoup plus fortes ? Teste David cum Sibylla ! Des siècles ont cru à la
résurrection sur le témoignage de David et de la sibylle. Vraiment, nos raisons
valent bien celles-là70.
57 Si le but est, comme le dit Renan, de tout critiquer et en même temps de tout conserver à
la fin, sous une forme améliorée et beaucoup moins exposée à la critique, on comprend
aisément l’avantage considérable que peuvent présenter le dialogue et le drames
philosophiques, qui permettent justement de faire cela beaucoup plus naturellement, plus
honnêtement et plus efficacement que l’exposé didactique à une seule voix Mais que faut-
il comprendre exactement quand Renan nous dit que des vérités de la philosophie – qui
font partie de celles que, justement, il semble à première vue indispensable d’avoir décidé
préalablement pour avoir une chance de réussir à savoir à peu près où l’on va – sont des
vérités qu’il vaudrait mieux, somme toute, ne pas essayer d’affirmer ni de nier
directement ? Formulé de cette façon, cela a quelque chose d’étrange et d’un peu
inquiétant. On peut parler de propositions qui ne peuvent être ni affirmées ni niées
justement parce qu’on ne sait pas si ce sont ou non réellement des vérités. Mais si une
proposition exprime réellement une vérité ou une fausseté et si on est convaincu qu’elle
fait l’un ou l’autre, on ne voit pas très bien pourquoi on devrait s’abstenir de l’affirmer ou
de la nier, à moins bien entendu qu’il ne s’agisse en réalité pas vraiment, ou pas tout à
fait, d’une vérité ou d’une fausseté. Comment, peut-on espérer réconcilier ce que dit ici
Renan avec la conviction, maintes fois exprimée par ailleurs chez lui, qu’il n’y a jamais
rien à gagner à dissimuler, à travestir ou à adoucir la vérité ?

6. Le réel et l’idéal : « dans l’infini il y a place pour tout


le monde à tailler son roman »
On ne dispute plus sur le fond de la religion, et
c’est là, selon moi, un très sensible progrès. C’est
reconnaître que, dans l’infini, il y a place pour tout
le monde à tailler son roman71.
58 Dans un des passages de l’éloge de Claude Bernard que j’ai cités, la philosophie et la
religion sont classées dans la même catégorie et elles sont censées s’occuper de vérités
25

qui ont trait au monde idéal et possèdent un caractère nécessaire, immuable et éternel.
Elles sont, par conséquent, insensibles aux changements d’humeur de l’histoire et aux
alternances d’adhésion et de rejet, de perception et de cécité, d’évidence et de
scepticisme par lesquelles l’humanité semble condamnée à passer et à repasser
indéfiniment à leur sujet. Mais ce sont des vérités qui, pour Renan, sont inaccessibles à
une démarche proprement rationnelle et ne peuvent être reconnues, en toute rigueur,
que par le sentiment. C’est ce qui lui permet d’affirmer que ce qu’il combat n’est au fond
que la superstition, et non la religion véritable, à savoir celle du cœur. Dans sa Lettre à M.
Adolphe Guéroult, où le croyant authentique est présenté d’une manière telle que son
attitude ne peut plus guère être distinguée de celle du simple serviteur de l’idéal en
général, il écrit :
S’il n’y avait que la nature, on pourrait se demander si Dieu est nécessaire. Mais
depuis qu’il a existé un honnête homme, Dieu a été prouvé. C’est dans le monde de
l’idéal, et là seulement, que toutes les croyances de la religion naturelle ont leur
légitimité. Or, je ne puis trop le répéter, c’est l’idéal qui est, et la réalité passagère
qui paraît être. L’âme juste, qui voit, à travers le cristal de ce monde, l’idée pure,
dégagée du temps et de l’espace, est la plus clairvoyante. Celui qui aura consacré sa
vie au vrai, au bien, au beau, aura été le mieux avisé. Voilà le Dieu vivant, qui se
sent et ne se démontre pas. Je n’ai pas besoin de miracles pour y croire, je n’ai
besoin que d’écouter en silence l’impérative révélation de mon cœur.
Aussi les hommes qui ont eu de Dieu un sentiment vraiment fécond n’ont-ils jamais
posé ces questions de façon contradictoire. Ils n’ont été ni des déistes à la manière
de l’école française, ni des panthéistes. Ils ne se sont pas perdus dans ces questions
subtiles où se fût usé leur génie. Ils ont senti Dieu puissamment, ils ont vécu en lui,
ils ne l’ont pas défini. Jésus brille dans cette phalange à un rang exceptionnel 72.
59 On peut rapprocher ce passage d’une chose que Renan a écrite à propos de sa sœur dans
le texte qu’il a publié en 1862, un an après la mort de celle-ci, en hommage à la disparue :
Si l’homme a le pouvoir de sculpter, d’après un modèle divin qu’il ne choisit pas,
une grande personnalité morale, composée en parties égales et de lui et de l’idéal,
ce qui vit avec une pleine réalité, assurément c’est cela. Ce n’est pas la matière qui
est, puisqu’elle n’est pas une ; ce n’est pas l’atome qui est, puisqu’il est inconscient.
C’est l’âme qui est, quand elle a vraiment marqué sa trace dans l’histoire éternelle
du vrai et du bien. Qui, mieux que mon amie, accomplit cette haute destinée 73 ?
60 Ce qui est réellement et pleinement, aux yeux de Renan, est donc uniquement l’idéal, et
l’âme qui y participe. L’idéal est d’une certaine façon la seule réalité et lui seul mérite le
genre de dévotion exclusive que les religions considèrent comme réservé aux divinités
qu’elles adorent. C’est la part de notre vie qui a été consacrée au culte de cette réalité
supérieure, et elle seule, qui nous rend impérissables : « La partie vraiment éternelle de
chacun, c’est le rapport qu’il a eu avec l’infini. C’est dans le souvenir de Dieu que l’homme
est immortel74. » Il ne faut sûrement pas sous-estimer, sur ce point, l’importance de
l’influence qu’a exercée, à la fois dans la vie et dans l’œuvre de Renan, l’exemple de sa
sœur, c’est-à-dire celui d’une existence qu’il décrit comme consacrée, sans aucune
référence au surnaturel (avec lequel elle avait rompu entièrement) au service
désintéressé et exclusif du vrai, du beau et du bien, dans laquelle l’idée d’une récompense
possible n’a joué aucun rôle et qui est restée effectivement à peu près sans récompense.
Ce qui l’amène à remarquer, à propos de ce que sœur aurait mérité d’être et n’a pas été :
« Ah ! ce qu’elle eût dû être, sans contredit, c’est plus heureuse75. »
61 Une idée qui revient constamment, chez Renan, est celle de la multitude des êtres qui, de
façon consciente pour le petit nombre des plus éclairés (comme sa sœur) ou, pour la plus
grande partie d’entre eux, à leur insu, sont sacrifiés à la cause de l’idéal et à celle du
26

progrès de l’humanité. « Ces milliers d’êtres que l’univers immole à ses fins, écrit-il dans
la préface du Prêtre de Nemi, marchent bravement à l’autel76. » Mais le fait que la seule
récompense et le seul genre d’immortalité que peuvent espérer tous les humbles et les
anonymes qui ont consacré leur vie à essayer de faire le bien est la trace qu’ils laisseront
dans le souvenir de Dieu, à défaut d’en laisser une dans celui des hommes, constitue
justement le genre de vérité qui ne serait pas acceptable pour eux et ne peut pas leur être
dévoilé. Le sacrifice, pour être consenti aussi massivement, doit rester largement
inconscient et involontaire. C’est, bien entendu, une des raisons essentielles pour
lesquelles la religion et ses symboles restent, au moins pour un certain temps,
indispensables : les nombreux synonymes que la critique est, selon Renan, en mesure de
proposer pour le concept de Dieu ne sont malheureusement pas utilisables par le plus
grand nombre : « L’aliment que la science, l’art, l’exercice élevé de toutes les facultés
fournissent à l’homme cultivé, la religion est chargée à elle seule de le fournir à l’homme
illettré77. »
62 Si l’on en croit Renan, ce qui a fait d’un fondateur de religion comme le Christ un homme
d’une grandeur presque surhumaine n’a rien à voir avec le degré d’élaboration
intellectuelle de son idée de Dieu et est lié uniquement à la puissance et à la fécondité
extraordinaires du sentiment qu’il a eu de la divinité, qui a réussi à mettre celle-ci à l’abri
de toutes les contradictions et les controverses philosophiques en évitant de la définir de
façon plus précise. On ne peut donc guère s’étonner de voir Renan, qui s’est reproché,
comme je l’ai dit, d’avoir fait preuve dans sa jeunesse d’une attitude un peu trop
condescendante à l’égard de la religion des petites gens, manifester finalement pour
celle-ci une compréhension beaucoup plus grande que pour les formes rationalisées et
plus ou moins savantes de la religion, que l’on rencontre notamment chez les philosophes
et qu’il considère toujours un peu comme étant par nature suspectes.
63 La religion de l’idéal est évidemment la seule à pouvoir donner l’impression de ne pas
exiger de l’intellect une forme d’abdication à laquelle il ne peut consentir. Le moins que
l’on puisse dire est que ce n’est pas le cas, pour Renan, de la religion chrétienne. Dans
Marc-Aurèle et la fin du monde antique, il observe qu’un des procédés qui ont été utilisés en
tous temps par les défenseurs du christianisme pour le rendre plus facilement acceptable
est celui qui a consisté à observer dans un premier temps un silence prudent sur le genre
de sacrifices qu’il demande à l’intellect :
On vous avait dit que le galant homme, pour être chrétien, n’avait presque rien à
changer à ses maximes ; maintenant que le tour est joué, on vous apporte à payer
par surcroît une note énorme. Cette religion, qui n’était, disait-on, que la morale
naturelle, implique, par-dessus le marché, une physique impossible, une
métaphysique bizarre, une histoire chimérique, une théorie des choses divines et
humaines qui est en tout contraire à la raison78.
64 Il pourrait sembler difficilement compréhensible qu’en dépit de ce handicap à première
vue insurmontable, le christianisme ait réussi à s’imposer avec une facilité à première vue
aussi grande. Mais ce qu’il ne faut pas oublier, quand on s’interroge sur les raisons de sa
victoire, est précisément, pour Renan, que « l’essence de l’œuvre de Jésus, c’était
l’amélioration du cœur79 » et que ce qui la rendait séduisante et nécessaire, au moment où
elle a commencé à conquérir le monde romain, était le bas niveau de la demande
intellectuelle combiné avec le caractère pressant des exigences du cœur : « Les exigences
intellectuelles du temps étaient très faibles ; les besoins tendres du cœur étaient très
impérieux. Les esprits ne s’éclairaient pas, mais les mœurs s’adoucissaient 80. ». C’est par
cette aptitude à satisfaire les besoins du cœur, et donc essentiellement comme religion
27

morale, que le christianisme l’a emporté au départ et c’est, bien entendu, pour Renan,
également sous cet aspect (et uniquement celui-là) qu’il peut, encore aujourd’hui, exercer
un certain attrait et conserver une certaine importance. « C’est par la nouvelle discipline
de la vie qu’il introduisit dans le monde, écrit-il, que le christianisme a vaincu. Le monde
avait besoin d’une réforme morale ; la philosophie ne la donnait pas ; les religions
établies, dans les pays grecs et latins, étaient frappées d’incapacité pour l’amélioration
des hommes81. »
65 Mais les raisons pour lesquelles le christianisme a vaincu historiquement sont une chose,
la question de savoir s’il est possible d’en conserver le noyau essentiel après avoir évacué
de son contenu à peu près toute espèce de théologie en est une autre. On comprend assez
bien le problème que se pose, à ce propos, Renouvier, quand il tombe, dans la lecture de
Marc Aurèle et la fin du monde antique, sur le passage suivant : « L’histoire d’une religion
n’est pas l’histoire d’une théologie. Les subtilités sans valeur qu’on décore de ce nom sont
le parasite qui dévore les religions, bien plutôt qu’elles n’en sont l’âme. Jésus n’eut pas de
théologie ; il eut le sentiment le plus vif qu’on ait eu des choses divines et de la
communion filiale de l’homme avec Dieu82. » « Autant vaudrait dire, commente
Renouvier, que la théologie n’est pas une partie de ce christianisme dont on écrit
l’histoire ! Jésus eut sur Dieu, sur le Messie, sur la résurrection, sur le jugement des morts,
sur sa propre personne et sur les conditions du salut, des croyances qui sont toute une
théologie implicite et en appellent le développement. Il est absurde de vouloir écarter de
l’histoire d’une religion les suites bien ou mal entendues que l’esprit humain a données à
l’enseignement de celui qui en a été regardé comme le révélateur, puisqu’il est
impossible, avec un tel système, d’examiner la question capitale du rapport de la
révélation elle-même avec ce qu’elle a passé pour être, dans la suite83. » Renan, il est vrai,
aurait pu répondre, qu’il n’était sûrement pas question d’écarter de l’histoire d’une
religion les conséquences, bien ou mal comprises, que l’esprit humain a tirées de
l’enseignement de son fondateur, puisque cette histoire n’est faite justement, pour
l’essentiel, que de cela, mais seulement de remarquer que les conséquences qui ont
passées pour telles peuvent différer beaucoup plus qu’on ne l’imagine des conséquences
réelles et ne consistent jamais dans une simple explicitation de choses qui étaient restées
seulement implicites dans le contenu de l’enseignement du « révélateur » supposé.
66 Renouvier aurait aimé, de la part de Renan, un peu moins du culte, qui, dans la Vie de Jésus
, reste dépourvu de justification réelle, pour la personne du Christ et « un peu plus
d’étude et d’explications, et disons de sympathie accordée à un sujet aussi inhérent au
christianisme que la doctrine chrétienne, les hérésies et les dogmes84 ». Pour ce qui est de la
vénération que Renan a continué, même après avoir perdu la foi, à éprouver pour la
personne du Christ, les dernières lignes de la Vie de Jésus contrastent singulièrement avec
une remarque portant sur le même sujet de Nietzsche : « On doit poser en principe que
tout est fait pour rendre le sage impossible : le respect à son égard est miné par les
religions, par le suffrage universel, les sciences ! Il faut d’abord enseigner que ces religions
sont une affaire tout juste bonne pour la foule en comparaison de la sagesse ! Il faut
détruire les religions existantes, ne serait-ce que pour en finir avec ces appréciations
absurdes, comme si un Jésus-Christ avait le moindre poids à côté d’un Platon, ou un
Luther à côté d’un Montaigne 85! » « Tous les hommes qui ont compté jusqu’ici, affirme
Nietzsche, étaient méchants86. » Renan, à ses yeux, ne l’a sûrement pas été, en particulier
dans sa critique de la religion, suffisamment pour pouvoir compter réellement.
28

67 Nietzsche, qui avait dans sa bibliothèque le livre de Ximenès Doudan, Mélanges et lettres
(1876-1877), cite un passage de celui-ci qui semble correspondre assez bien à ce qu’il
pensait lui-même de Renan : « Renan, à propos duquel Doudan dit : “Il donne aux gens de
sa génération ce qu’ils veulent partout, des bonbons qui sentent l’infini”. “Ce style rêveur,
doux, insinuant, tournant autour des questions sans beaucoup les serrer, à la manière des
petits serpents. C’est aux sons de cette musique-là qu’on se résigne à tant s’amuser de
tout, qu’on supporte des despotismes en rêvassant à la liberté”87. » Nietzsche classe
Renan, à côté de Ranke, dans la catégorie de ceux qu’il appelle « les “objectifs”, de faible
volonté88 ». Ce sont des gens qui n’ont pas assez de détermination et de force pour être
capables de pousser jusqu’au bout la critique de l’illusion et de se demander si la
recherche de la connaissance ne pourrait pas, elle aussi, se révéler en fin de compte être
une erreur et une façon (la façon moderne) de se faire illusion.
68 Renan n’éprouve assurément pas beaucoup plus d’attirance que Nietzsche pour
l’égalitarisme, la démocratie et le suffrage universel. Flaubert, dans une lettre du 1er mai
1876, où il se dit enthousiasmé par la lecture de l’ouvrage que Renan lui a envoyé89, lui
écrit : « Je vous remercie de vous être élevé contre “l’égalité démocratique”, qui me paraît
un élément de mort dans le monde90. » Immédiatement avant, Flaubert avait mentionné
« l’impossibilité du miracle, la nécessité du sacrifice (du héros, du grand homme), le
machiavélisme de la Nature, et l’avenir de la Science » comme étant des points qui ont été
traités par Renan de façon définitive et qui lui semblent établis de façon incontestable91.
Mais il ne faut surtout pas perdre de vue que, dans l’image que Renan se fait, pour sa part,
des vrais héros et de ceux de l’avenir, ceux-ci sont, d’une façon qui n’a rien de
nietzschéen, à nouveau des prêtres d’une certaine sorte, à savoir des individus dont le
caractère exceptionnel consiste dans leur capacité de consacrer exclusivement leurs
forces au service désintéressé de la pensée et de l’idéal, et que, par conséquent, son
attitude et la condamnation de l’égalité démocratique qui en résulte sont inspirées par
des principes bien différents de ceux de Nietzsche.
69 L’auteur de L’Avenir de la science conserve une foi inébranlable dans la science et dans le
progrès, qui sont, pour Nietzsche, des éléments appartenant à la même constellation de
pensée, dont il se dissocie radicalement, que le principe de l’égalité entre tous les êtres
humains et la religion chrétienne, qui a apporté elle-même une contribution essentielle
au développement de celle-ci. Ce sont des constituants de la même illusion et de la même
fable édifiante, et des symptômes typiques d’un appauvrissement funeste de la volonté,
autrement dit, en fin de compte, pour reprendre l’expression de Flaubert, des éléments de
mort, et non de santé, de vitalité et de développement. Renouvier observe que : « La
science est la seule chose sur laquelle Renan n’a jamais, que nous le sachions, exprimé un
doute ou exercé sa douce ironie. C’était une faiblesse du penseur, en tant qu’il ne se faisait
pas une idée juste de la place à reconnaître à la science chez l’homme et dans la société,
mais c’était au moins une opinion ferme92. ». Il n’y a cependant pas uniquement la
question de savoir s’il n’a pas exagéré sérieusement la place que la science peut
légitimement prétendre occuper dans la vie de l’individu et dans la société. Il y aussi, d’un
point de vue nietzschéen, celle de savoir si l’animal qui a inventé la connaissance ne
pourrait pas avoir commis une erreur dont il n’est pas exclu qu’elle finisse par lui être
fatale. C’est effectivement un point sur lequel le doute ne semble avoir effleuré à aucun
moment Renan : même si la vérité peut se révéler être triste au point de devenir
difficilement supportable, le vrai danger, pour lui, ne peut provenir de ce qu’on sait déjà
ou saura un jour, mais seulement de ce qu’on n’a pas encore réussi à savoir.
29

70 Un des passages de son œuvre qui ont le plus frappé les esprits et qui ont semblé en
refléter le mieux l’inspiration fondamentale est celui que l’on trouve dans la préface de la
treizième édition de la Vie de Jésus (1867) :
J’écris pour proposer mes idées à ceux qui cherchent la vérité. Quant aux personnes
qui ont besoin, dans l’intérêt de leur croyance, que je sois un ignorant, un esprit
faux ou un homme de mauvaise foi, je n’ai pas la prétention de modifier leur avis. Si
cette opinion est nécessaire au repos de quelques personnes pieuses, je me ferais un
véritable scrupule de les désabuser.
Anatole France a cité ces phrases dans le Discours qu’il a tenu à l’occasion de
l’inauguration de la statue de Renan à Tréguier (1903). Et Félix Le Dantec les a choisies
comme épigraphe pour le recueil d’essais qu’il a publié en 1912, sous le titre Contre la
métaphysique. « Les essais que j’ai placés en tête du recueil, et qui lui ont fourni son titre,
écrit-il, sont de véritables pamphlets contre la tendance de ces métaphysiciens, si
religieusement écoutés aujourd’hui par la majorité des gens instruits, et qui ont la
prétention de substituer, à la vérité impersonnelle des savants, des préférences
sentimentales et des goûts individuels93. ». Le Dantec déplore la propension que l’on a à
accuser de matérialisme les chercheurs désintéressés de la vérité, qui font passer le vrai
avant l’agréable et placent la raison au-dessus du sentiment : « On méprise ces chercheurs
hardis qui font passer la raison avant le sentiment ; on les accable en répétant cette
phrase de manuel : “Ils se traînent péniblement dans les bas-fonds sans idéal d’un
matérialisme grossier.” 94 » C’est le genre de traitement dont Renan, aussi absurde et
ridicule qu’il puisse être dans son cas, a eu lui-même à se plaindre fréquemment. Mais,
comme on l’a vu, il était loin de défendre aussi systématiquement qu’on le suppose la
plupart du temps les prérogatives de la raison et celles de la vérité impersonnelle contre
celles du sentiment et même parfois, diraient certains, de la sentimentalité, en particulier
quand il est question de la religion et même de la philosophie.
71 Il n’est pas surprenant que Nietzsche ait refusé de voir en lui le destructeur impitoyable
d’idoles pour lequel il passait aux yeux de beaucoup d’autres et chez lequel la
préoccupation exclusive pour la vérité est censée l’emporter sur toute autre
considération. Renan fait partie, pour lui, de ceux qui n’étaient prêts à supporter qu’une
partie de la vérité, qui n’est justement pas la plus douloureuse et celle dont l’acceptation
exige le plus de force et de courage intellectuel et moral. Il n’a pas été non plus de ceux
qui pensaient, comme Nietzsche, qu’il faut pousser ce qui tombe, et le faire en particulier
avec le christianisme et avec les religions en général. Il considérait comme plus sage et
plus réaliste de laisser le christianisme mourir de sa belle mort, qui se produira
inévitablement, ce dont il a déjà en partie pris conscience, même s’il n’est pas disposé à
admettre qu’il est effectivement en train de mourir et ne le sera probablement pas avant
longtemps. La raison de cette attitude est que les hommes, pour Renan, ne sont pas plus
maîtres de leur incroyance qu’ils ne le sont de leurs croyances. Ils ne cesseront de croire
que quand il leur sera devenu impossible de continuer à le faire, exactement de la même
façon qu’ils auront cru aussi longtemps qu’il leur était impossible de ne pas le faire.
72 Quand il compare la situation du catholicisme à celle de l’islam, Renan qualifie le second
de « monothéisme exalté », alors que le christianisme pourrait sans doute être appelé un
monothéisme assagi. S’il s’est assagi, au moins dans une certaine mesure, ce n’est
évidemment pas par vertu, mais sous l’effet de la nécessité, qui l’a contraint à limiter
sérieusement ses prétentions et ses ambitions. Si l’Église est devenue plus tolérante, c’est
seulement, aux yeux de Renan, parce qu’elle est devenue plus faible :
30

L’Inquisition est la conséquence de tout le système orthodoxe. L’Église, quand elle le


pourra, devra ramener l’Inquisition, et, si elle ne le fait pas, c’est qu’elle ne le peut pas.
Car enfin pourquoi cette répression serait-elle aujourd’hui moins nécessaire
qu’autrefois ? Est-ce que notre opposition est moins dangereuse ? Non, certes. C’est
donc que l’Église est plus faible. On nous souffre parce qu’on ne peut nous étouffer 95
.
Il est remarquable et très révélateur que Renan choisisse ici de dire « quand elle le
pourra », plutôt que « si elle le peut un jour ».
73 Dans une lettre envoyée de Sour à Marcelin Berthelot, le 19 avril 1861, il écrit, à propos de
ce qu’il appelle le fanatisme musulman porté à son comble :
Un parti frénétique, cantonné dans la mosquée et dans le bazar, règne par la
menace de mort et d’incendie, réduit à néant le pouvoir turc et maintient une haine
farouche contre tout ce qui n’est pas l’esprit exalté de l’islam. C’est là que l’on
comprend quel malheur a été l’islamisme, quel levain de haine, d’exclusivisme il a
semé dans le monde, combien le monothéisme exalté est contraire à toute science, à
toute vie civile, à toute idée large. Ce que l’islamisme a fait de la vie humaine est
chose à peine croyable ; l’ascétisme du Moyen Âge n’est rien en comparaison.
L’Espagne n’a jamais inventé une terreur religieuse qui approche de cela 96.
74 On a souvent reproché (avec raison) à Renan l’injustice dont il fait preuve à l’égard de
l’islam. Il pourrait, il est vrai, invoquer pour sa défense le fait que ce n’était pas la religion
islamique, dans ce qu’elle comporte de véritablement religieux, qu’il attaquait, mais
seulement un pouvoir, qui n’a rien de religieux, qu’elle cherche à exercer et qui a réussi,
dans le cas qu’il décrit, à supplanter celui de l’État lui-même. Il n’y a évidemment pas que
les dogmes qui sont passagers ; le pouvoir qu’une religion peut réussir à un moment
donné à acquérir en dehors des questions véritablement religieuses et par des moyens qui
n’ont rien de religieux l’est tout autant. C’est l’illusion qu’il fait partie de son essence et
peut même être utilisé, si les circonstances l’exigent, pour la préservation non seulement
de la morale, mais également du dogme lui-même, qui engendre tôt ou tard la terreur
religieuse. Même si on a tendance à l’oublier aujourd’hui quelque peu, Renan n’a en
réalité pas été plus tendre, sur ce point, à l’égard du catholicisme, qu’il ne l’a été à l’égard
de l’islam et, de façon plus générale, de toutes les orthodoxies religieuses, dont il
considérait comme contradictoire d’exiger une tolérance qu’elles sont par nature
incapables de consentir sans cesser du même coup d’exister. Si le catholicisme peut
sembler, sur ce point, plus avancé que l’islam, c’est, pourrait-on dire, beaucoup plus dans
l’apprentissage de la résignation forcée que dans celui de la sagesse.
75 Chez Renan, comme on l’a vu, la critique sans concession de la religion comme doctrine,
s’accompagne d’une forme de compréhension et de bienveillance, qui peut sembler
inattendue, pour les manifestations du sentiment religieux, avec une préférence pour les
plus naïves et les plus spontanées d’entre elles. On peut être tenté d’expliquer cette
combinaison déconcertante, au moins en partie, par la dualité à laquelle Renouvier fait
allusion dans le jugement qu’il formule à son propos. Il importe, selon lui, « de distinguer
d’avec le scepticisme vrai, état sérieux et philosophique de l’esprit où dominent la
recherche et le jugement, une humeur malfaisante qui s’attaque sous des noms divers au
sérieux de la vie ou de la pensée97 ». Cette humeur peu prendre deux formes principales :
l’une, la blague, la plus répandue et la plus vulgaire, et l’autre, plus distinguée, le
dilettantisme, qui « séduit les plus intelligents et les raffinés, et même quelques bons cœurs,
auxquels elle procure les joies de l’esthétique pour remplacer les sévérités de la morale98
». Sans aller jusqu’à accuser ouvertement Renan d’avoir fait lui-même partie des
dilettantes, dont il dit que ce qui les caractérise est le fait d’appliquer à toutes choses
31

« une égale indulgence transcendantale99 », Renouvier considère qu’il avait tout ce qu’il
faut pour devenir leur maître et l’est devenu effectivement :
Renan a été […] un maître qui imposait par l’étrange union de ses qualités d’artiste,
à la fois ironique et sérieux, respectueux et moqueur, au-dessus de toute conviction
comme de toute illusion, à un savoir considérable en histoire, en linguistique, en
antiquités. Une éducation de prêtre avait constitué le fond de cet écrivain, qui
possédait la connaissance exacte et sympathique des vieilles idées, que cependant il
rejetait loin de lui au point de ne vouloir plus même entendre parler (pour y croire)
de rien qui leur ressemblât100.
76 La précision « pour y croire » est évidemment essentielle. Si le savant était obligé de les
censurer comme indignes d’être crues, l’artiste pouvait tout à fait accepter d’entendre
parler d’elles. Ce n’est, bien entendu, pas l’artiste, mais le savant, qui parle chez Renan,
quand il soupçonne Châteaubriand d’avoir cherché à sauver le catholicisme comme
Poétique en croyant le sauver du même coup également comme Théologie. On ne peut
faire, estime-t-il, une machine poétique de ce à quoi l’on croit réellement, mais seulement
de ce à quoi on ne croit déjà plus vraiment : « On n’a pu commencer à voir dans le
christianisme une Poétique que quand on a cessé d’y voir une Théologie, et je me suis
souvent demandé si Chateaubriand a voulu faire autre chose qu’une révolution littéraire 101
. » Quoi que l’on puisse penser de l’indulgence dont il fait preuve à l’égard d’un bon
nombre de choses sur lesquelles il formule en même temps une condamnation sans appel,
on ne rend sûrement pas justice à Renan si on le soupçonne d’avoir cherché à satisfaire
les bons cœurs en transformant le problème de la religion et de la morale en un problème
esthétique. Même s’il a pu être compris de cette façon, c’est plutôt le genre de chose qu’il
souhaitait par-dessus tout éviter.
77 La question de savoir s’il a considéré le cas de la philosophie avec le même genre de
sérieux que celui dont il fait preuve quand il est question de la religion et de la morale est
évidemment plus délicate. Quand Renouvier le soupçonne de n’être pas allé, en ce qui
concerne la philosophie, jusqu’à une forme de scepticisme vrai, qui aurait consisté à
prendre suffisamment au sérieux les oppositions entre les conceptions rivales qui
s’affrontent pour faire l’effort d’étudier et de discuter réellement celles-ci, il est sur un
terrain un peu plus sûr. Et c’est tout à fait logiquement qu’il se retrouve ici du même côté
que Gratry, autrement dit, dans l’opposition non seulement à l’éclectisme, mais
également au hégélianisme, bien ou mal compris, qu’il considère, du reste, comme une
version simplement plus théorique et plus savante de l’éclectisme. Pour lui, les tentatives
de conciliation universelle – dont Renan, qui, comme il le dit, croit réussir à la fois à tout
critiquer et à tout conserver, donne un exemple particulièrement brillant et séduisant –
pêchent à la fois contre la logique et contre la morale. Elles « exemptent le penseur de la
tâche et de l’effort des affirmations robustes et des franches négations correspondantes,
qui procèdent toujours d’un principe moral, bien ou mal dirigé102 ». Aux yeux de
Renouvier, le manque de considération pour la logique, le laxisme moral et la tendance à
esthétiser les problèmes les plus sérieux, en particulier ceux de la philosophie, sont des
déficiences qui découlent finalement de la même source.

7. Wittgenstein et l’Histoire du peuple d’Israël


78 En 1930, Wittgenstein, pour des raisons qui n’étaient sans doute pas sans rapport avec la
façon dont il était préoccupé à l’époque par la question de sa propre judéité, a lu en
français des parties de l’Histoire du peuple d’Israël de Renan, et il semble avoir été frappé en
32

particulier par ce que l’auteur dit dans le chapitre III du Livre I, « Vocation des sémites
nomades ». Sa réaction, telle qu’elle exprimée dans une remarque des Carnets, comporte
deux aspects différents. Le premier est celui qui a trait à ce qu’il trouve de
particulièrement suspect et irritant dans l’évolutionnisme anthropologique et dans le
sentiment de supériorité qu’il a développé chez les modernes à l’égard des peuples
appelés à l’époque « primitifs ». C’est une attitude dont les « Remarques sur Le Rameau d’or
de Frazer » donnent une idée suffisamment claire pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y
insister. Dans le cas de Renan, il n’est pas difficile de deviner de quelle façon Wittgenstein
pouvait se comporter à la lecture de passages comme le suivant : « L’homme débuta dans
la vie progressive par l’ignorance absolue et l’erreur en quelque sorte nécessaire.
L’homme fut des milliers d’années un fou, après avoir été des milliers d’années un animal.
Il a cessé à peine d’être un enfant103. »
79 L’infantilisme supposé et considéré comme inévitable des réactions de l’homme primitif à
l’égard de certains phénomènes naturels qui, en l’absence d’explication, ne pouvaient
manquer de l’impressionner spécialement, est une chose dont la réalité n’est aucunement
établie pour Wittgenstein. C’est une façon de considérer les choses qui, à ses yeux,
constitue surtout la preuve de la condescendance avec laquelle l’homme d’aujourd’hui a
pris l’habitude de considérer les formes d’humanité qui sont censées occuper une position
inférieure sur l’échelle de l’évolution :
Je lis dans le Peuple d’Israël de Renan : « La naissance, la maladie, la mort, le délire, la
catalepsie, le sommeil, les rêves frappaient infiniment, et, même aujourd’hui, il
n’est donné qu’à un petit nombre de voir clairement que ces phénomènes ont leurs
causes dans notre organisation104. » Au contraire, il n’y a absolument aucune raison
de s’étonner de ces choses, parce qu’elles sont si ordinaires (alltäglich). Si l’homme
primitif ne peut pas ne pas s’étonner d’elles, combien plus le chien et le singe ? Ou
bien suppose-t-on que les hommes se sont éveillés de façon quasiment soudaine et
ont pris conscience subitement de ces choses qui étaient déjà là depuis toujours et,
de façon compréhensible, ont été étonnés ? – Oui, on pourrait même supposer
quelque chose de semblable ; non pas qu’ils ont perçu pour la première fois ces
choses, mais qu’ils ont commencé tout d’un coup à s’étonner d’elles. Mais cela n’a à
nouveau rien à voir avec leur primitivité. À moins que l’on appelle primitif le fait de
ne pas s’étonner de ces choses, mais dans ce cas les hommes d’aujourd’hui
justement sont primitifs et Renan lui-même l’est s’il croit que l’explication de la
science peut supprimer l’étonnement105.
80 Wittgenstein concède que les hommes que nous appelons « primitifs » ont pu éprouver
l’étonnement dont on parle devant les phénomènes et les objets de leur environnement,
et également qu’ils l’ont peut-être effectivement éprouvé. Ce qu’il conteste, en revanche,
est l’affirmation que les choses ne pouvaient pas se passer autrement dans leur cas, pour
la raison que Renan et la plupart des hommes d’aujourd’hui se croient en mesure de
fournir : « La nature de la foudre n’a été découverte qu’il y a une centaine d’années ;
comment était-il possible que l’homme primitif y vît autre chose que le débordement de
colère d’un être très puissant, demeurant dans les nuages et sur le sommet des
montagnes106 ? » Ce n’est pas, affirme Wittgenstein, l’ignorance de la nature réelle du
phénomène et de ses causes qui explique par elle-même la stupeur, et la crainte qui
accompagne généralement celle-ci ; et ce n’est pas le fait de disposer de l’explication
scientifique qui peut faire disparaître les raisons de s’étonner. « L’homme – et peut-être
les peuples – doivent, dit Wittgenstein, s’éveiller à l’étonnement. La science est un moyen
de l’endormir à nouveau107. » Or ce genre de résultat ne constitue sûrement pas, pour lui,
une chose que l’on doit se sentir obligé de considérer comme un progrès et comme la
33

preuve d’une supériorité dont l’homme moderne peut légitimement s’enorgueillir par
rapport à ses prédécesseurs.
81 Un autre passage du livre de Renan auquel Wittgenstein fait allusion est celui où il est
question, à propos des Sémites, d’« une sorte de bon sens précoce [qui] préserva cette
race des chimères où d’autres familles humaines trouvèrent tantôt leur grandeur, tantôt
leur anéantissement108 ». « Quand Renan parle, remarque Wittgenstein, du bon sens
précoce des races sémitiques (une idée qui il y a longtemps déjà m’est venue à l’esprit), ce
dont il s’agit est l’absence de poésie ( das Undichterische), le fait d’aller directement au
concret. Ce qui caractérise ma philosophie109. » Renan défend, à propos des langues
sémitiques, la thèse selon laquelle une des choses qui les distingue des langues aryennes
est qu’elles étaient par nature faites pour donner naissance à la religion, et plus
précisément à la moins superstitieuse, la plus morale et la plus pure de toutes les
religions, à savoir le monothéisme, alors qu’elles étaient impropres à la constitution
d’une mythologie et d’une métaphysique, et se sont révélées également, pour finir,
hostiles à la science expérimentale.
Presque toutes les racines des langues aryennes – constate Renan – renfermaient un
Dieu caché, tandis que les racines sémitiques sont sèches, inorganiques, absolument
impropres à donner naissance à une mythologie. […] Les racines, dans cette famille
de langues, sont, si j’ose le dire, réalistes et sans transparence ; elles ne se prêtaient
pas à la métaphysique ni à la mythologie. L’embarras de l’hébreu pour expliquer les
notions philosophiques les plus simples, dans le Livre de Job, dans l’Ecclésiaste, est
quelque chose de surprenant. L’image physique, qui, dans les langues sémitiques,
est encore à fleur de peau, obscurcit la déduction abstraite et empêche dans le
discours tout arrière-plan délicat110.
82 On aurait pu croire que les langues et les cultures sémitiques, qui avaient été à l’origine
de ce qui se rapproche le plus d’une religion susceptible d’être qualifiée de rationnelle,
allaient également se révéler favorables au développement d’une conception rationnelle
du monde. Mais c’est en réalité le contraire de cela qui s’est produit, pour une raison que
Renan explique de la façon suivante : les religions monothéistes ne sont pas allées jusqu’à
franchir le pas décisif, qui aurait consisté à renoncer purement et simplement à l’idée
d’une intervention du surnaturel dans les événements de la nature et dans l’histoire ; et
en proposant une interprétation nettement moins infantile et moins absurde de cette
idée, elles lui ont permis de se maintenir beaucoup plus longtemps et d’opposer une
résistance opiniâtre à celles du déterminisme des lois naturelles et de la possibilité, pour
tout phénomène, d’être expliqué de façon scientifique. Le résultat peut être décrit ainsi :
L’avènement de l’esprit scientifique, depuis le XVIIIe siècle, a beaucoup changé la
relation des choses. Ce qui était un avantage est devenu un inconvénient. L’esprit
sémitique est apparu comme hostile à la science expérimentale et à la recherche
des causes mécaniques du monde. En apparence plus rapprochée que le paganisme
de la conception rationnelle de l’univers, la théologie du Sémite nomade,
transportée dans des esprits scolastiques, s’est trouvée en réalité plus funeste à la
science positive que le polythéisme. Le paganisme a persécuté la science bien moins
âprement que les religions monothéistes issues des Sémites. L’Islam a tué la
philosophie positive, qui aspirait à naître chez quelques-uns des peuples qu’il avait
soumis. La théologie chrétienne, avec sa Bible, a été depuis le XVIe siècle, le pire
ennemi de la science111.
83 Si l’on en croit Renan : « La langue aryenne avait [par rapport à la langue sémitique] une
grande supériorité, surtout en ce qui touche à la conjugaison du verbe. Ce merveilleux
instrument, créé par l’instinct d’hommes primitifs, contenait en germe toute la
métaphysique que devaient développer plus tard le génie hindou, le génie grec, le génie
34

allemand112. » Une langue comme celle des Sémites ne pouvait, en revanche, être que celle
d’une race religieuse, ce qu’ils ont été effectivement : « La philosophie et la science, qui
sont les œuvres capitales de l’humanité, ne pouvaient sortir de cette source113. » Or,
comme le remarque James C. Klagge : « Cela a dû tracasser Wittgenstein, qui voyait
souvent la métaphysique davantage comme un problème que comme un
accomplissement. Et il ne voyait certainement pas la philosophie comme une création
capitale de l’humanité114. »
84 Ce serait évidemment une exagération de dire qu’il n’accordait à ce que la philosophie a
été en mesure de produire qu’une importance plus ou moins négligeable dans l’histoire de
l’humanité. Quand Drury lui a suggéré, en 1949, au moment où il cherchait un titre pour
les Recherches philosophiques, auxquelles il était en train de travailler, qu’il pourrait
intituler le livre tout simplement « Philosophie », Wittgenstein s’est exclamé avec colère
: « Ne dites pas de telles âneries – comment pourrais-je utiliser un mot qui a signifié
autant dans l’histoire de l’humanité ? Comme si mon œuvre n’était pas uniquement un
petit morceau de philosophie115. » Mais il ne considérait en tout cas sûrement pas l’apport
de la philosophie comme aussi déterminant et essentiel que les représentants de la
discipline s’efforcent de continuer à le croire et à le faire croire. Une des choses dont il
aurait aimé convaincre ses lecteurs est la nécessité, pour la philosophie, de se satisfaire
d’une image nettement moins sublime et moins flatteuse de ce qu’elle est et de ce qu’elle
est capable de faire que celle qui est plus ou moins de rigueur dans le milieu
philosophique et à laquelle il lui semble généralement impossible de renoncer. Il ne
contestait assurément pas non plus que la philosophie ait pu connaître une époque de
grandeur et occuper pendant un temps une position dominante. Mais il pensait que,
comme il l’a dit au début des années trente, dans une époque comme la nôtre, qui est celle
de la science, « l’auréole de la philosophie s’est perdue » et qu’elle doit désormais
accepter de se fixer des tâches qui peuvent sembler plus ingrates et des objectifs plus
modestes que ceux d’autrefois.
85 Il est, par conséquent, tout à fait compréhensible qu’il ait pu, à un moment où il
s’interrogeait précisément sur ce que l’on peut encore demander aujourd’hui à la
philosophie et attendre raisonnablement d’elle, être intéressé et intrigué par ce que
Renan, dans l’Histoire du peuple d’Israël, écrit à propos des langues sémitiques, qui
disposaient, selon lui, beaucoup plus que d’autres d’une sorte de protection naturelle
contre les dangers de la mythologie, de la superstition et de l’idolâtrie. Quand il décrit ce
qui lui semble constituer, du point de vue intellectuel, la faute principale dont l’humanité
a mis un temps considérable à se guérir et dans laquelle la plupart de ses membres
restent malheureusement toujours susceptibles de retomber à un moment ou à un autre,
à savoir le spiritisme exagéré et généralisé, la tendance à attribuer à l’action
intentionnelle d’êtres surnaturels la plus grande partie de ce qui se passe dans la nature
et de ce qui arrive aux hommes, Renan observe que : « Le principe de la mythologie, c’est
la vie prêtée aux mots. Or les langues sémitiques ne se prêtent pas beaucoup à ce genre de
personnifications116. »
86 Une déclaration de cette sorte a dû certainement attirer l’attention de Wittgenstein, qui
considérait comme étant désormais la tâche principale de la philosophie la lutte à
entreprendre contre une mythologie savante, ou réputée telle, qui tire précisément son
origine du langage lui-même. Des termes comme « mythologie », « superstition » et
« idolâtrie » font partie de ceux qu’il utilise assez fréquemment pour qualifier les erreurs
et les illusions dont sont victimes les philosophes et dont ils doivent chercher
35

précisément à se libérer eux-mêmes par le travail philosophique. Ce travail consiste


toujours, pour lui, dans un effort conscient qui doit être consenti pour retrouver le
contact perdu avec le plus prosaïque, le plus concret et le plus ordinaire, un point sur
lequel ce que Renan appelle « le manque de fécondité dans l’imagination et le langage117 »,
qui lui semble caractériser les langues sémitiques, pourrait précisément avoir constitué
pour elles un moyen de défense qui s’est révélé efficace et être compris comme avantage.
Or Wittgenstein n’était sûrement pas indifférent au fait que le genre de tentation
philosophique auquel on est exposé peut dépendre, de façon importante, du genre de
langage que l’on parle, ce qui autorise à supposer que les pièges les plus typiques que le
langage tend au philosophe ne sont pas forcément présents au même degré dans toutes
les langues et pourraient même, le cas échéant, être complètement absents de certaines
d’entre elles.
87 Que cette absence ne doive pas être considérée, de son point de vue, comme une
déficience et une infériorité, ne fait aucun doute. Il peut évidemment y avoir de
nombreuses raisons de considérer comme peu plausible et même positivement
insoutenable ce qu’affirme Renan, à savoir que la philosophie et la science, telles que nous
les connaissons, n’auraient jamais pu sortir de la source sémitique, considérée en elle-
même. Mais il ne faut pas oublier que, pour Wittgenstein, le fait d’avoir été à l’origine de
la philosophie et même celui d’avoir rendu possible la science, sous sa forme moderne, ne
constituent pas forcément, pour une langue ou une culture qui chercheraient à se
prévaloir de cet avantage, un titre de gloire aussi impressionnant qu’on a généralement
tendance à le croire. La philosophie et la science ne sont pas les seules créations
importantes ni même forcément les plus importantes de l’humanité. La religion, aux yeux
de Wittgenstein, a une importance qui est au moins comparable et même peut-être
supérieure. Ce n’est donc sûrement pas, pour lui, une façon de rabaisser les peuples
sémitiques que de dire, comme le fait Renan, que ce sont eux qui ont permis à l’humanité
d’accéder à l’idée de la (vraie) religion, une chose à laquelle ni la Grèce ni le monde
romain n’auraient été capables de parvenir par leurs propres moyens.
88 Au début de la préface de l’Histoire du peuple d’Israël, Renan observe que : « Pour un esprit
philosophique, c’est-à-dire pour un esprit préoccupé des origines, il n’y a vraiment dans
le passé de l’humanité que trois histoires de premier intérêt : l’histoire grecque, l’histoire
d’Israël, l’histoire romaine. Ces trois histoires réunies constituent ce qu’on peut appeler
l’histoire de la civilisation, la civilisation étant le résultat de la collaboration alternative
de la Grèce, de la Judée et de Rome. La Grèce, dans cette œuvre, a selon moi, un rôle hors
de ligne ; car elle a fondé, dans toute l’étendue du terme, l’humanisme rationnel et
progressif118. » Wittgenstein se faisait évidemment une tout autre idée de ce en quoi
consiste le fait d’aborder les choses dans un esprit philosophique. Il pensait que l’intérêt
du philosophe pour le passé et le présent de l’humanité devrait, en réalité, aller bien au-
delà de ce que la vision étroite de l’homme civilisé d’aujourd’hui considère comme ayant
été au fond la seule histoire qui a compté réellement, à savoir, justement, celle du
processus de civilisation, dont le résultat a été le mode de vie et le genre de société qui
sont devenus à présent les nôtres et pour lesquels il est bien connu qu’il n’éprouvait
aucune sympathie particulière. Pour quelqu’un qui considère les choses de cette façon, il
n’y a évidemment pas non plus de raison de consentir à accorder au développement de ce
que Renan appelle « l’humanisme rationnel et progressif » le rôle éminent et directeur
que lui attribuent, dans le devenir de l’humanité en général, les penseurs comme lui.
36

89 « Il n’est pas étonnant, remarque Klagge, que, étant donné la façon dont Renan
caractérise le point de vue hébraïque, Wittgenstein ait pu dire à Drury en 1949 : “Mes
pensées sont cent pour cent hébraïques.”119 ». Ce que Wittgenstein a dit à Drury est, plus
exactement : « Vos idées religieuses m’ont toujours semblé être plus grecques que
bibliques. Alors que mes pensées sont cent pour cent hébraïques120. » Il se peut qu’il n’ait
pas pensé simplement, en disant cela, à ses idées religieuses, mais également à quelque
chose de plus général, et notamment à la remarque que lui avait inspirée, une vingtaine
d’années auparavant, la lecture de l’Histoire du peuple d’Israël, à propos de ce qui pourrait
être considéré comme une caractéristique « sémitique » dans sa façon de concevoir et de
pratiquer la philosophie et qui correspond à une idée dont il dit qu’elle s’était déjà
présentée spontanément à lui bien des années auparavant.
90 Ce qui, en tout cas, ne fait guère de doute est que ce qu’il a dit à Drury est une chose que
l’auteur de la Prière sur l’Acropole n’aurait certainement pas pu dire lui-même. Même s’il
n’a commencé à s’intéresser réellement à la Grèce que de façon relativement tardive, c’est
plus à elle et à ce qu’elle a apporté à l’humanité qu’au judaïsme et au christianisme, sur
lesquels il a concentré l’essentiel de ses recherches, que sont allées en fin de compte la
sympathie et l’admiration profondes de Renan. Sur les trois histoires auxquelles on peut
être tenté d’attribuer un caractère miraculeux, celle du Peuple d’Israël, celle de la Grèce
et celle de Rome, ce n’est pas la première, mais la deuxième, qui l’a en fin de compte le
plus impressionné et a constitué, à ses yeux, le vrai miracle. Le mot « miracle » doit, bien
sûr, être compris ici comme une simple façon de parler. Renan ne croit pas que l’histoire
puisse jamais comporter quoi que ce soit de miraculeux et il préfère parler d’histoire
providentielle, plutôt que d’histoire miraculeuse. « Tout, dans le progrès de l’humanité,
affirme-t-il, sort d’un même principe, à la fois naturel et idéal121 », et sûrement pas d’une
quelconque intervention exceptionnelle venue à certains moments d’un autre endroit.
Mais, pour ce qui est de la nature du progrès en question, il soutient qu’il « consistera
éternellement à développer ce que la Grèce a conçu, à remplir les desseins qu’elle a, si l’on
peut s’exprimer ainsi, excellemment échantillonnés122 ».
91 Le progrès de l’humanité, conçu sur le modèle de ce que la Grèce avait commencé à
réaliser ou d’une autre façon quelconque, constitue justement une chose qui laissait
Wittgenstein pour le moins sceptique. Et il n’éprouvait certainement aucune indulgence
pour la façon dont notre forme de civilisation en est venue à transformer le progrès en
une sorte de divinité ou peut-être, plus exactement d’idole, à laquelle on doit être prêt à
tout sacrifier : « Le droit, c’est le progrès de l’humanité : il n’y a pas de droit contre ce
progrès ; et réciproquement, le progrès suffit pour tout légitimer. Tout ce qui sert à
avancer Dieu est permis123. » Il est vrai que Renan, comme je l’ai dit en commençant,
croyait aussi à un progrès possible et réel de la religion elle-même et admettait que ce
n’est pas à la Grèce que l’humanité en est redevable. L’admiration qu’il avait pour elle ne
l’empêchait pas de reconnaître en même temps que : « La Grèce n’eut, dans le cercle de
son activité intellectuelle et morale, qu’une seule lacune ; mais cette lacune fut
considérable. Elle méprisa les humbles, et n’éprouva pas le besoin d’un Dieu juste. Ses
philosophes, en rêvant l’immortalité de l’âme, furent tolérants pour les iniquités de ce
monde. Ses religions restèrent de charmants enfantillages municipaux. L’idée d’une
religion universelle ne lui vint jamais124. »
92 Ce que dit ici Renan a un certain rapport avec la raison pour laquelle Wittgenstein pense
que ses idées à lui sont cent pour cent bibliques et, par conséquent, pas du tout grecques.
Drury lui fit un jour cette remarque à propos d’Origène : « J’avais lu Origène auparavant.
37

Origène enseignait qu’à la fin des temps il y aurait une restitution finale de toutes les
choses. Que même Satan et les anges déchus seraient rétablis dans leur gloire antérieure.
C’était une conception qui me séduisait – mais elle a été condamnée autrefois comme
hérétique. » La réaction de Wittgenstein fut sans ambiguïté :
Évidemment, elle a été rejetée. Elle transformerait tout le reste en non-sens. Si ce
que nous faisons maintenant ne doit faire aucune différence à la fin, alors tout le
sérieux de la vie est éliminé125.
93 L’idée de la restitution universelle a l’inconvénient rédhibitoire d’entrer directement en
contradiction avec celle de la rétribution et celle d’un Dieu conçu comme le Justus Judex,
sous le regard duquel nous agissons avec un sentiment de respect et de crainte, une idée
par laquelle Wittgenstein, d’après ce que nous disent les gens qui l’ont connu de près, se
sentait particulièrement concerné et à laquelle il était capable de donner un sens très
concret. Son attitude se manifeste clairement dans le commentaire qu’il fait à propos de
la réponse de Drury :
DRURY : Oui, j’ai le sentiment que quand, par exemple, Platon parle des dieux, cela
manque de ce sens du respect mêlé de crainte (awe) que vous trouvez d’un bout à
l’autre de la Bible – de la Genèse à la Révélation. ‘Mais qui peut subsister le jour de
son avènement, et qui restera debout quand il apparaîtra ? (But who may abide the
day of his coming, and who shall stand when he appeareth ?)
WITTGENSTEIN (s’arrêtant et me regardant avec une attention très soutenue) : Je
crois que vous venez de dire quelque chose de très important. Bien plus important
que vous ne vous en rendez compte126.
94 La différence à laquelle Drury fait allusion avait effectivement, pour Wittgenstein, une
importance tout à fait spéciale et le rapport qu’il a entretenu avec la religion a été
largement déterminé par elle. Le vrai Dieu, pour lui, ne pouvait pas ne pas être dans la
position du juge suprême auquel nous devons avoir à chaque instant le sentiment que
nous aurons à rendre des comptes. Comme on a pu s’en rendre compte, quelque chose de
cette idée est certainement resté chez Renan, même après que la divinité à laquelle il a
continué à se référer a cessé d’être celle de la Bible. Il a été le premier à insister sur le fait
qu’à côté de celui de la Grèce, l’apport du christianisme subsisterait nécessairement sous
une certaine forme et ne pourrait pas ne pas laisser une trace ineffaçable. Mais la trace
qu’il a laissée chez lui, si elle reste très perceptible, n’est sûrement pas ce qui, en fin de
compte, a compté le plus. Et tout porte à croire que Wittgenstein, en lisant la préface de l’
Histoire du peuple d’Israël, a dû avoir le sentiment que les idées de l’auteur, à la différence
des siennes, étaient, tout compte fait, bien plus grecques que réellement bibliques.

NOTES
1. Ernest Renan, Le Prêtre de Nemi, Calmann Lévy, dixième édition, 1886, Préface, p. I.
2. Cité par Jean-Pierre van Deth, Ernest Renan, Fayard, 2012, p. 464.
3. E. Renan, Nouvelles études d’histoire religieuse, Calmann-Lévy, 1884, Préface, p. IX.
4. Ibid. p. VII.
5. E. Renan & M. Berthelot, Correspondance 1847-1892, Calmann Lévy, 1898, p. 305.
6. Zeev Sternhell, Les Anti-Lumières. Du XVIIIe siècle à la guerre froide, Fayard, 2006.
38

7. . E. Renan, La Métaphysique et son avenir [janvier 1860], texte présenté par Goulven Le Brech,
éditions du Sandre, 2011, p. 19.
8. Ibid., p. 20.
9. Étienne Vacherot, La Métaphysique et la science ou Principes de métaphysique positive. Paris,
Librairie de F. Chamerot, 1858, p. V.
10. Ibid., p. 35-36.
11. E. Renan, La Métaphysique et son avenir, op. cit., p. 22.
12. Ibid.
13. E. Renan, L’Avenir de la science. Pensées de 1848, Calmann Lévy, 1890, Préface, p. XIV.
14. Ibid., p. XIV-XV.
15. Ibid., p. XVII.
16. E. Renan, La Métaphysique et son avenir, op. cit., p. 23.
17. Ibid., p. 33.
18. Ibid.
19. Ibid., p. 33-34.
20. Ibid., p. 34.
21. Ibid., p. 25.
22. Ernest Renan – Henriette Renan, Lettres intimes (1842-1845), précédées de Ma sœur Henriette
(1896), Nelson/Calmann-Lévy, sans date, p. 269.
23. E. Renan, La Métaphysique et son avenir, op. cit., p. 27-28.
24. Gustave Flaubert, Correspondance, t. V (janvier 1876 – mai 1880), J. Bruneau et Y. Leclerc (éd.),
Gallimard ‘Pléiade’, 2007, p. 40.
25. E. Renan, La Métaphysique et son avenir, op. cit., p. 33.
26. Ibid., p. 35.
27. Ibid., p. 36.
28. Ibid., p. 35.
29. E. Renan, L’Avenir de la science, op. cit., p. 243).
30. Ibid., p. 4.
31. E. Renan, « Les sciences de la nature et les sciences historiques, Lettre à M. Marcelin
Berthelot », in E. Renan, Dialogues et fragments philosophiques, Calmann-Lévy, Paris, 1895,
p. 173-174.
32. Ibid., p. 174-175.
33. E. Renan, Le Prêtre de Nemi, op. cit., p. II-IV.
34. Charles Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire. Les idées, les religions, les systèmes, , Paris,
Ernest Leroux, éditeur, 1897, T. IV, p. 506.
35. E. Renan, « Claude Bernard », in L’Œuvre de Claude Bernard, Introduction par Mathias Duval,
Notices par E. Renan, Paul Bert et Armand Moreau, Paris, Librairie J.-B. Baillière et Fils, 1881,
p. 34.
36. Ibid., p. 35.
37. E. Renan, « Les sciences de la nature et les sciences historiques », op. cit., p. 184-185.
38. E. Renan, La Métaphysique et son avenir, op. cit., p. 51.
39. Ibid., p. 52.
40. Ibid., p. 53.
41. E. Renan, Patrice, avec illustrations d’après Ary Renan, reproduites par l’héliogravure,
Calmann-Lévy, 1902, p. 33. (Voir également, sur ce point, E. Renan, L’Avenir de la science, op. cit.,
p. 516, note 129.)
42. Ibid., p. 34.
43. Ibid., p. 46.
44. Ibid., p. 46.
45. E. Renan, Nouvelles études d’histoire religieuse, op. cit., p. XX.
39

46. E. Renan, Patrice, op. cit., p. 45.


47. E. Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse [1883], H. Psichari et L. Rétat (éd.), Garnier-
Flammarion, 1973, V, iii, p. 178-179.
48. E. Renan, « Claude Bernard », op. cit., p. 37.
49. Cité par Maurice-Ruben Ayoun, Renan, la Bible et les Juifs, Arléa, Paris, 2008, p. 34.
50. E. & H. Renan, Lettres intimes, op. cit., p. 32.
51. E. Renan, Vie de Jésus, Michel Lévy Frères, Paris, 1863, chapitre XXVIII, « Caractère essentiel
du christianisme », p. 447.
52. E. Renan, Patrice, op. cit., p. 128.
53. E. Renan, Vie de Jésus, op. cit., p. 449.
54. Ibid., p. 459.
55. Cité par Maurice-Ruben Ayoun, Renan, la Bible et les Juifs, op. cit., p. 54.
56. Jean Guéhenno, L’Évangile éternel. Étude sur Michelet, Grasset, 1927, p. 182-183.
57. Ibid., p. 211.
58. E. Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, texte et documents inédits présentés par Gilbert
Guisan, Lausanne, éditions Rencontre, 1961, Appendice, p. 281-282.
59. Albert Thibaudet, « L’esthétique du roman » (1912), in Réflexions sur le roman, Gallimard, 1938,
p. 17.
60. E. Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, texte et documents inédits présentés par Gilbert
Guisan, Lausanne, éditions Rencontre, 1961, p. 260.
61. . Voir par exemple la lettre écrite par Flaubert à Renan, le 13 décembre 1876, à propos de la
Prière sur l’Acropole : « Je ne résiste pas au besoin de vous remercier pour l’enthousiasme où m’a
jeté votre « Prière sur l’Acropole ». Quel style ! Quelle élévation de forme et d’idées ! Quel morceau
! […] Je ne sais s’il existe en français une plus belle page de prose ? Je me la déclame à moi-même
tout haut, sans m’en lasser. Vos périodes se déroulent comme une procession des Panathénées et
vibrent comme de grandes cithares, c’est splendide ! […] Je suis sûr que le Bourgeois (pas plus que
la Bourgeoise) n’y comprend goutte ! Tant mieux ! Moi, je vous comprends, vous admire et vous
aime. » (Gustave Flaubert, Correspondance, t. V, op. cit., p. 142.)
62. Charles Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire, op. cit., t. IV, p. 506 & 512.
63. E. Renan & M. Berthelot, Correspondance 1847-1892, Calmann Lévy, 1898, p. 122.
64. E. Renan, La Métaphysique et son avenir, op. cit., p. 36.
65. E. Renan, Le Prêtre de Némi, op. cit., p. VII.
66. Ibid., p. IV.
67. Ibid., p. II.
68. Ibid.
69. E. Renan, « Claude Bernard », op. cit., p. 30-31.
70. E. Renan, Le Prêtre de Nemi, op. cit., p. XII-XIII.
71. E. Renan, Histoire du peuple d’Israël, Calmann Lévy, tome I, 1887, Préface, p. 25.
72. E. Renan, « Lettre à M. Adolphe Guéroult », in Dialogues et fragments philosophiques, Calmann
Lévy, Paris, quatrième édition, 1895, p. 250-251.
73. E. Renan, « Ma sœur Henriette », in Lettres intimes, op. cit., p. 62.
74. Ibid., p. 63.
75. Ibid.
76. E. Renan, Le Prêtre de Nemi, op. cit., p. XI.
77. E. Renan, Études d’histoire religieuse, Paris, Michel Lévy Frères, 1858, Préface, p. XVI.
78. E. Renan, Marc-Aurèle et la fin du monde antique, Calmann-Lévy, cinquième édition, 1883, p. 404.
79. Ibid., p. 137.
80. Ibid., p. 562.
81. Ibid., p. 561.
82. Ibid., p. 515.
40

83. C. Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire, t. IV, op. cit., p. 509.


84. Ibid.
85. Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, Printemps-Automne 1884, Textes établis et annotés
par Giorgio Coli et Mazzino Montinari, traduits de l’allemand par Jean Launay, Gallimard, Paris,
1982, p. 161.
86. Ibid., p. 320.
87. Ibid., p. 298.
88. Ibid., p. 299.
89. Il s’agit des Dialogues et fragments philosophiques (1876).
90. G. Flaubert, Correspondance, op. cit., t. V, p. 40.
91. Ibid.
92. C. Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire, t. IV, op. cit., p. 504.
93. Félix Le Dantec, Contre la métaphysique. Questions de méthode, Paris, Alcan, 1912, p. 2.
94. Ibid., p. 3.
95. E. Renan, L’Avenir de la science, op. cit., p. 520, note 150.
96. E. Renan & M. Berthelot, Correspondance, 1847-1892, op. cit., p. 266-267.
97. C. Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire, op. cit., t. IV, p. 503.
98. Ibid.
99. Ibid.
100. Ibid.
101. E. Renan, L’Avenir de la science, op. cit., p. 516, note 129.
102. C. Renouvier, Essai de classification systématique des doctrines philosophiques, Paris, Au Bureau
de la Critique Philosophique, 1885-1886, tome 2, p. 154.
103. E. Renan, Histoire du peuple d’Israël, Calmann-Lévy, 1887, tome I, chap. III, p. 26.
104. Ibid., p. 28.
105. Ludwig Wittgenstein, MS 109, p. 200, in Wittgenstein’s Nachlass, The Bergen Electronic Edition,
Oxford UP, 2000.
106. E. Renan, Histoire du peuple d’Israël, op. cit., p. 28.
107. L. Wittgenstein, MS 109, op. cit., p. 200.
108. E. Renan, Histoire du peuple d’Israël, op. cit., p. 42.
109. L. Wittgenstein, MS109, op. cit., p. 202.
110. E. Renan, Histoire du peuple d’Israël, op. cit., tome I, p. 48-49.
111. Ibid., p. 59-60.
112. Ibid., p. 9.
113. Ibid., p. 14-15. Dans De l’Origine du langage, Renan pose la question suivante : « La race
religieuse et sensitive des peuples sémitiques ne se peint-elle pas trait pour trait dans ces langues
toutes physiques, auxquelles l’abstraction est inconnue et la métaphysique impossible ? »
(E. Renan, De l’Origine du langage, deuxième édition, Paris, Michel Lévy Frères, 1858, p. 190.)
114. James C. Klagge, Wittgenstein in Exile, The MIT Press, Cambridge (Mass.), 2010, p. 140.
115. Maurice Drury, Conversations avec Ludwig Wittgenstein, traduit de l’anglais par J.-P. Cometti,
PUF, 2002, p. 183 [« Conversations with Wittgenstein », in Rush Rhees (éd.), Ludwig Wittgenstein,
Personal Recollections, Oxford, Blackwell, 1981, p. 174]
116. E. Renan, Histoire du peuple d’Israël, op. cit., tome I, p. 46.
117. Ibid., p. 46.
118. Ibid., Préface, p. I.
119. J. Klagge, Wittgenstein in Exile, op. cit., p. 140.
120. M. Drury, Conversations avec Wttgenstein, op. cit., p. 184.
121. E. Renan, Histoire du peuple d’Israël, op. cit., tome I, préface, p. V.
122. Ibid., p. II.
123. E. Renan, L’Avenir de la science, op. cit., p. 381.
41

124. E. Renan, Histoire du peuple d’Israël, op. cit., tome I, préface, p. I.


125. M. Drury, Conversations avec Wittgenstein, p. 184 [« Conversations with Wittgenstein »,
p. 174-175].
126. Ibid.

INDEX
Mots-clés : Berthelot, Renan, Vacherot, Wittgenstein

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