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12 Chapitre 1

Chapitre 1

Vie hasardeuse et violence philosophique


Philosophie et poésie de Maria Zambrano

Dans les cinq essais qui composent le recueil intitulé Philosophie et poésie,
Maria Zambrano confronte « Pensée et poésie », « Poésie et éthique »,
« Mystique et poésie », « Poésie et métaphysique » pour aboutir à ce seul sujet,
« Poésie ». Deux notes suivent, qui méritent un examen. Ce chapitre propose
une lecture commentée de cet ouvrage ainsi qu’une réflexion sur les axes
essentiels de la question soulevée par cet auteur.
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Vie hasardeuse et mélancolie

Dès l’abord, comme le fait, en parlant du rejet du mythe par Socrate dans le
Phèdre, Robert Graves au début de La Déesse blanche (The White Goddess,
1948), somme mytho-poétique écrite durant la Seconde Guerre mondiale,
mais, par bien des aspects, d’une subtilité avérée et d’une pertinence irrécu-
sable encore aujourd’hui1 (nous y reviendrons), le philosophe remonte à la
source du clivage, à savoir la condamnation des poètes, prononcée par Platon
dans La République (Πολιτεἰα, 380-370 av. J.-C.), qui voue ces derniers à la « vie
hasardeuse » : « Depuis que la pensée a réalisé sa ‘prise de pouvoir’, la poésie
est restée à vivre dans les faubourgs, sauvage et déchirée, proclamant à grands
cris toutes les vérités inconvenantes ; terriblement indiscrète, révoltée. »2 On
se souvient de la révolte de Benjamin Fondane contre la pensée enseignante et
de l’écho, chez ce poète, de la réflexion de Léon Chestov, philosophe décriant
les certitudes et évidences de la raison. « Parce que les philosophes n’ont
encore gouverné aucune république, la raison par eux fondée a exercé un
empire décisif dans la connaissance, et ce qui n’était pas radicalement ration-
nel, selon de curieuses alternatives, ou bien a subi sa fascination, ou bien est
entré en révolte », ajoute Maria Zambrano. Comme Cronos/Saturne relégué en
une archaïque torpeur par son fils triomphant, les poètes sont exilés du côté de
la folie et de la mélancolie. Dans sa remarquable étude, Mélancolie : Essai sur
l’âme occidentale (1984), László F. Földényi associe cette dernière avec le

1 « Homère est nouveau ce matin, et rien n’est peut-être aussi vieux que le journal d’aujourd’hui. »
Charles Péguy, Pensées. Paris : Gallimard, 1934, p. 52.
2 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, op. cit., p. 16.
Copyright 2017. Brill.

© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2017 | doi 10.1163/9789004349674_003


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AN: 1635917 ; Anne Mounic.; Posie et philosophie : Ineffable rigueur
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Vie hasardeuse et violence philosophique 13

« sentiment d’infini »3. Dans la perspective limitée et rétrospective de la rai-


son, le pouvoir de créer devient à la fois force et faiblesse. L’essayiste hongrois
prend Héraclès pour modèle de ce paradoxe du singulier en sa « solitude
métaphysique »4 :

Il est impossible de mettre fin à cet exil métaphysique (quand Ulysse des-
cend aux Enfers, il ne rencontre que le corps d’Héraclès, car son âme est
montée dans les régions divines, c’est-à-dire que même la mort est inca-
pable de mettre fin à cet exil absolu, à ce déchirement), car il n’existe pas
d’appui qui rendrait le monde clos et familier : il n’a nulle part d’où partir
et nulle part où arriver. Au début, Héraclès ne se doute pas de cela ; ce
n’est que lorsqu’il s’initie aux mystères d’Eleusis avant de descendre aux
Enfers que son destin lui apparaît. Il découvre les notions complémen-
taires de vie et de mort, l’ivresse de l’illimité et l’angoisse de la limite, et
on peut supposer que la vision d’ordre supérieur qu’il acquiert alors et
qui constitue pour le mortel une ouverture effrayante lui révèle la frac-
ture irréparable de sa double nature ‒ humaine et divine, éternelle et
mortelle.5

C’est d’ailleurs dans l’école d’Aristote, lui qui posa, dans sa Métaphysique (Γ, 3),
le principe de contradiction, « côté négatif du principe d’identité, et loi fonda-
mentale de l’Etre, avant d’être une loi de la pensée elle-même »6, que s’énonce
cette question reprise par László F. Földényi : « Pourquoi les hommes qui se
sont illustrés dans la philosophie, la politique, la poésie et les arts sont-ils tous
des mélancoliques ? »7

Dualisme ou intégrité de la personne

Le dualisme du corps et de l’âme induit également un déchirement entre raison


et possible, passé et avenir, être et devenir, temps et idéal, signe et discours,
logos et muthos. L’association de « la plus pure raison chrétienne » à la « raison

3 László F. Földényi, Mélancolie : Essai sur l’âme occidentale (1984). Traduit du hongrois par
Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba. Arles : Actes Sud, 2012, p. 24.
4 Note, in ibid., p. 24.
5 Ibid., p. 25.
6 Aristote, Métaphysique (env. 346-322 av. J.-C.), Tome 1. Introduction, notes, traduction et index
par J. Tricot. Paris : Vrin, 1974, note 1, p. 195.
7 Ecole d’Aristote, Problèmes (953a), cité par László F. Földényi, in Mélancolie : Essai sur l’âme
occidentale, op. cit., p. 15.

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philosophique grecque » accentue le hiatus entre la clôture de la totalité (ou


illusion de maîtrise par l’esprit) et la fluide épreuve de la chair, qui est devenir,
à moins que l’immédiat ne parvienne, par le truchement de la voix individuelle
devenant dès lors singulière, à son extase dans l’instant. La tension devient
extrême entre idéal et incarnation : « La venue au monde d’une créature dont
la nature comportait la contradiction extrême, impensable, d’être à la fois un
être divin et humain, n’arrêta pas de sa divine absurdité la progression du logos
platino-aristotélicien, ne rompit pas avec la force de la raison, avec sa pri-
mauté. »8 Si l’on en croit la formule de Tertullien, que Chestov cite en son
intégralité dans Athènes et Jérusalem (1937) : « Le Fils de Dieu a été crucifié ; je
n’en rougis point parce qu’il faut en rougir. Le Fils de Dieu est mort : il faut le
croire parce que cela révolte ma raison : il est ressuscité du tombeau où il avait
été enseveli ; le fait est certain, parce qu’il est impossible. »9, le possible de la
chair-esprit se heurte au défaitisme de la raison prise aux rets de la nécessité.
Tertullien nomme « raison divine » cette pensée insurgée contre les limites de
l’évidence : « Mais la raison divine se trouve au cœur des choses, et non pas en
surface, et, la plupart du temps, elle est l’ennemie des évidences. »10 C’est l’in-
tégrité de la personne humaine qui se trouve en jeu dans cette notion de
résurrection selon l’âme et selon la chair. « Ainsi la chair demeurera-t-elle,
après la résurrection, capable de souffrance, dans la mesure où elle sera la
même chair, et pourtant exempte de souffrance, parce qu’elle est affranchie
par Dieu, afin précisément qu’elle ne puisse souffrir. »11 Ce qui pourrait paraître
simple conte de bonne femme pour un esprit terrassé par la nécessité tient en
fait à la possibilité du récit et à ce décalage qu’il implique entre souffrance
immédiate et souffrance relatée, qui implique chez le conteur une forme de
rétablissement cathartique tout en appelant chez l’auditeur, ou le lecteur, une
forme d’engagement empathique. Sous ces deux perspectives, se retrouvent
donc bien souffrance et absence de souffrance. « L’intégrité, conservée ou réta-
blie, ne pourra plus rien perdre, une fois que tout ce qu’elle avait perdu lui aura
été rendu. »12 Cette phrase annonce la pensée de Kierkegaard dans La reprise
(1843). L’intégrité de la personne s’énonce, et se réalise dans l’utopie du dis-
cours, en ce miroir à venir du récit qui est l’incarnation du désir humain.

8 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, op. cit., p. 17.


9 Tertullien, De la chair du Christ, V, cité en latin et traduit en note (32) in Léon Chestov,
Athènes et Jérusalem (1937). Traduit du russe par Boris de Schloezer. Edition de Ramona
Fotiade. Paris : Le Bruit du Temps, 2011, p. 338.
10 Tertullien, La Résurrection des morts (après 211). Traduction de Madeleine Moreau. Intro-
duction, analyse et notes de Jean-Pierre Mahé. Paris : Desclée de Brouwer, 1980, pp. 46-47.
11 Ibid., p. 137.
12 Ibid., p. 136.

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Le récit, le chant étreignant la nécessité

Là se joue la capacité de l’esprit à étreindre la nécessité, la possibilité de pré-


tendre à un souffle vital essentiel en dépit de la mort, ‒ en d’autres termes, la
liberté. Maria Zambrano affirme, au chapitre « Poésie et éthique », que le poète
« ne lutte pas à la manière de Jacob avec l’ange. Il accepte, et même aspire, à
être vaincu »13. Il nous faudra réviser ce jugement au regard de l’œuvre de cer-
tains poètes. Lorsque dans l’instant s’étreint le négatif, le moment présent du
poème prend valeur de synthèse existentielle au sein du devenir, en lequel le
sujet puise l’énergie de la métamorphose. Il se produit alors non seulement
une extase de l’immédiat dans l’instant ainsi transformé, mais également une
extase des concrétions du passé qui, ainsi soustraites au définitif, dès lors par-
viennent à germer en un avenir qui se fait palpable. On peut penser au célèbre
passage d’Ezéchiel (37, 5-6) sur les ossements qui reprennent vie. Nous at­­
teignons de la sorte dans le récit la dimension du réparable. Claude Vigée
aborde cette question de deux manières, tout d’abord dans son Journal de l’Eté
indien (1957), dans lequel il affirme : « Oublier le passé, mettre en acte le pur
silence du moment. Alors le passé revient. Mais il est devenu la substance de
l’instant : il est d’ici. »14 Ensuite, d’un point de vue supra-individuel, en réflé-
chissant à l’épisode biblique du sacrifice d’Abraham, parlant de « circoncision
de Dieu »15, il montre comment le tragique du sacrifice se transcende dans
l’inattendu, dans le soudain surgissement qui rompt avec l’inertie de la néces-
sité et l’irréductible indifférence du réel, ou de la chose : « Dieu est désormais
circoncis, – ouvert par incision, et parlant pour l’homme. Circoncire YHWH
signifie l’amener à la parole fécondante, le faire émerger dans le langage viril de
la coupure du vocable. » Cette dynamique du devenir ainsi saisie et appropriée
en une intériorité appelée à résonner bouscule l’être en sa fixité et ses limites.
Que le Nom de Dieu (Exode 3, 14) soit : « Je suis celui qui est. » (Bible de
Jérusalem) ; « Je suis l’Etre invariable ! » (Traduction du Rabbinat) ; « Je serai
qui je serai » (Chouraqui), ou « je serai que je serai » (Meschonnic)16, et la
perspective existentielle s’avère très différente. L’être en son invariabilité flirte
avec le logos, l’idéal ou le signe ‒ une forme de transcendance absolue qui

13 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, op. cit., p. 61.


14 Claude Vigée, Journal de l’Eté indien (1957). Sant-Maur : Parole et Silence, 2000, p. 10.
15 Claude Vigée, La Lune d’hiver (1970). Paris : Honoré Champion, 2002, p. 356.
16 La Bible de Jérusalem. Traduction de l’école biblique de Jérusalem. Paris : Cerf, 1998. La
Bible, traduite du texte original par le Rabbinat français (1899). Paris : Colbo, 1973. La Bible,
traduite et présentée par André Chouraqui. Paris : Desclée de Brouwer, 1985. Henri
Meschonnic, Les Noms. Traduction de l’Exode. Paris : Desclée de Brouwer, 2003.

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renvoie la chair à son humiliante imperfection ; le devenir modelé dans la


parole, surtout s’il se dit force ou élan (« que ») plutôt que figure (« qui »), d’au-
tant que le verbe hébreu ne précise pas à quelle personne on parle,17 nous dit
avec Maine de Biran et Michel Henry : « L’ego est un pouvoir, le cogito ne signi-
fie pas un ‘je pense’, mais un ‘je peux’. »18 La « conscience du moi » ne tient pas
d’une « représentation », mais elle est « un effort, une force, une vie, un acte »,
ajoute le philosophe, qui nous montre que le corps (qu’il nommera plus tard
« chair », comme intériorité d’une épreuve) fait l’expérience de la substance du
monde par la résistance que ce dernier lui oppose : « Notre vie concrète qui fait
l’expérience interne et transcendantale d’elle-même comme mouvement sub-
jectif fait, par cela même et en même temps, l’expérience du monde comme
terme transcendant de ce mouvement, comme continu résistant. »19
La subjectivité n’est plus clivée ; il n’y a plus place pour la mélancolie. La vie
est étreinte et décision sans cesse renouvelées. Comme l’explique en note
Henri Meschonnic, le Nom de Dieu « est un verbe. C’est lui qui a le pouvoir. Et
c’est une promesse. L’inaccompli ne cesse de s’inaccomplir »20.

Violence philosophique et générosité poétique

Dans cette perspective agissante, le dualisme entre poésie et philosophie tel


que décrit par Maria Zambrano dans l’optique platonicienne n’a plus lieu
d’être :

Platon a raison : poète et poésie sont immoraux, ils échappent à la justice.


Face à ‒ et ce « face à », seul le philosophe en a conscience, pas le poète
‒ l’unité découverte par la pensée, la poésie s’accroche à la dispersion.
Face à l’être, elle tente de ne fixer que les apparences. Et face à la raison et
à la loi, la force irrésistible des passions, la frénésie. Face au logos, la
parole délirante. Face à la vigilance de la raison, le souci du philosophe,
l’ivresse éternelle. Et face à l’intemporel, ce qui se fait et se défait dans le
temps.21

17 Je dois cette précision à Claude Vigée.


18 Michel Henry, Philosophie et phénoménologie du corps (1965). Paris : P.U.F., 2001, p. 73.
19 Ibid., p. 103.
20 Henri Meschonnic, Les Noms, op. cit., p. 219.
21 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, op. cit., p. 61.

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Vie hasardeuse et violence philosophique 17

Nous reviendrons au chapitre suivant sur la condamnation des poètes par


Platon au nom de la justice et de la vérité : « La Justice n’est que la contrepartie
de l’être dans la vie humaine. »22 Face à l’espérance de la raison, la poésie est
rebelle ivresse. La philosophie, elle, tarabuste l’homme, qui n’a plus « qu’à s’ar-
racher violemment ‒ par la violence et en se faisant violence ‒ à tout ce qui
n’est pas elle. »23 Le « réel » dès lors se définit comme absence subjective :
« Seul le réel doit exister, le réel, c’est-à-dire ce qui existe par soi-même, ce qui
a une présence entière sans nulle aide de l’homme. »24 La décision éthique, de
renoncement aux apparences au profit de l’être, n’a rien à voir avec le choix
éthique de Kierkegaard, qui est, tout au contraire, choix de soi-même. Le phi-
losophe emprunte les voies de l’ascèse pour échapper à « l’obscurité,
l’indétermination de l’apeiron »25. Il clôt, et cette clôture est son exil : « Le
silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. »26 Et Baudelaire de chanter son
effroi en se souvenant de Pascal : « Pascal avait son gouffre, avec lui se mou-
vant. »27 Le poète évoque « la profondeur, la grève, / Le silence, l’espace affreux
et captivant… », « un cauchemar multiforme et sans trêve » :

Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres,

Et mon esprit, toujours de vertige hanté,


Jalouse du néant l’insensibilité.
‒ Ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Etres !

Maria Zambrano achève ce second essai sur un certain nombre de questions :


« Par-delà la justice, n’y aurait-il rien pour le poète ? »28 En affirmant que le
« poète ne réclame pas, il donne », elle situe la création poétique du côté, non
de la restriction ou du renoncement, mais de la générosité, rejoignant ainsi la
démonstration de Robert Graves dans son essai intitulé « Genius »29. Le génie,

22 Ibid., p. 38.
23 Ibid., p. 53.
24 Ibid., p. 49.
25 Ibid., p. 38.
26 Pascal, pensée 206, Pensées (1670). Edition de Léon Brunschicg. Paris : Le Livre de Poche,
1972, p. 105.
27 Charles Baudelaire, « Le gouffre », Les Fleurs du Mal, op. cit., p. 204.
28 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, op. cit., p. 62.
29 Robert Graves, « Genius » (1969), in Some Speculations on Literature, History and Religion.
Edition de Patrick Quinn. Manchester: Carcanet, 2000, pp. 268-279. Pour une discussion
détaillée de cet essai, voir Anne Mounic, Monde terrible où naître : La voix singulière face à
l’Histoire. Paris : Champion, 2011, pp. 426-433.

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18 Chapitre 1

dont Platon fut l’ennemi notoire, nous dit Graves, est en effet la puissance d’en-
gendrement de l’individu, sa puissance créatrice, qui le protège et lui donne
l’intuition de l’avenir ; le génie est générosité. Giorgio Agamben reprend cette
notion dans un essai du même titre, « Genius »30, en 2005, mais attribue au
génie une qualité impersonnelle parce qu’il est plus vaste que le Moi. Il l’est en
effet, car la conscience est toujours dépassée par le devenir et son ombre
intime, mais, comme le suggère Graves, on atteint à la source vive, non pas
impersonnelle mais singulière. On préférera ici parler d’ouverture de l’indivi-
duel au singulier quand le Moi s’élargit à toutes les dimensions, intersubjectives,
métamorphiques, charnelles, (au sens que Michel Henry donne à l’épreuve de
la chair), de l’altérité.
De nouveau, nous nous situons du point de vue du « Je peux », au cœur de
la subjectivité, en ce mouvement d’étreinte du monde, qui est une offrande,
nous épargnant par là même l’aliénation à un réel sans prise pour l’humain. En
son mouvement, la subjectivité éprouve sa présence au monde ; il n’est pas
d’autre enchantement que la pleine étreinte de notre vie terrestre dans la
conscience de notre primordiale absence de maîtrise, selon ce que dit
Kierkegaard de la levée du désespoir : « … en s’orientant vers lui-même, en vou-
lant être lui-même, le moi plonge, à travers sa propre transparence, dans la
puissance qui l’a posé. »31 Il renoue avec son histoire et l’histoire humaine,32
comme le disait Graves du génie tombant en transe durant l’acte créateur.33
Pour atteindre à lui-même et à son humanité, le sujet se doit d’outrepasser les
limites que la raison s’assigne au sein du monde clos de la connaissance, à
moins de perdre toute confiance en son élan singulier et d’éprouver, comme
Héraclès, un déchirement entre le possible et la limite. A cet égard, la volonté
manifestée par Spinoza de réconcilier la raison et la joie en un mouvement de
persévérance dans l’être qui fait de Dieu une puissance d’engendrement au
sein du devenir, prend un caractère décisif. Abandonnant la conception dua-
liste du corps et de l’esprit (première définition de la partie II, « De l’esprit »),
Spinoza récuse également, et dès la première partie de l’Ethique, la distance
entre Dieu et le monde : « Dieu est cause immanente de toutes choses et non

30 Giorgio Agamben, « Genius », in Profanations (2005). Traduction de Martin Rueff. Paris :


Payot & Rivages, 2005, pp. 7-21.
31 Søren Kierkegaard, Traité du désespoir (1849), in Miettes philosophiques, Le concept de
l’angoisse, Traité du désespoir. Traduction de Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau. Paris :
Gallimard Tel, 2003, p. 352.
32 Voir introduction.
33 Robert Graves, « Genius » (1969), in Some Speculations on Literature, History and Religion,
op. cit., p. 271.

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Vie hasardeuse et violence philosophique 19

pas cause transitive. »34 En note au scolie de la proposition 31 de la cinquième


partie, « De la liberté humaine » : « Ainsi, plus on est capable de ce genre de
connaissance, mieux on a conscience de soi-même et de Dieu, c’est-à-dire plus
on est parfait et heureux »35, Robert Misrahi indique que la conscience de soi
est pour Spinoza seconde naissance, ou « second commencement de l’esprit
où l’esprit serait (par la philosophie) son propre fondement, sa propre cause »36.
Si Platon fait de la Nécessité (Ἀνάγκη) le centre de son univers,37 Spinoza
concilie en Dieu liberté et nécessité : « En effet, il est évident que Dieu, pour
exercer une action, fait usage de la même liberté que celle en vertu de laquelle
il existe. Mais il existe en vertu de la nécessité de sa nature, c’est-à-dire de
manière absolument libre. »38 La liberté, en somme, c’est d’être. Ce que dit
Goethe de Spinoza dans Poésie et Vérité (1811-1831) illustre le fait que poésie et
philosophie ne sont pas étrangères l’une à l’autre :

Cet esprit, qui agissait sur moi de façon si décisive et qui devait avoir sur
toute ma manière de penser une si grande influence, c’était Spinoza. En
effet, après avoir cherché vainement dans le monde entier un moyen de
culture pour mon étrange nature, je finis par tomber sur l’Ethique de ce
grand homme. Ce que j’ai pu tirer de cet ouvrage, ce que j’ai pu y mettre
du mien, je ne saurais en rendre compte ; en un mot, j’y trouvai l’apaise-
ment de mes passions ; il me semblait voir s’ouvrir une vaste et libre
perspective sur le monde sensible et le monde moral.39

Goethe insiste particulièrement sur le désintéressement de Spinoza. Lecteur de


Goethe, Romain Rolland, qui opposa au rationalisme freudien son « sentiment
‘océanique’ »40, partage l’enthousiasme du poète allemand pour le phi­lo­sophe
hollandais, dans une perspective semblable d’apaisement, d’ailleurs : « Je n’ou-
blierai jamais que, dans le cyclone de mon adolescence, j’ai trouvé mon refuge

34 Baruch Spinoza, I. « De Dieu », Proposition 18, L’Ethique (1677). Edition de Robert Misrahi.
Paris-Tel-Aviv : Editions de l’Eclat, 2005, p. 78.
35 Baruch Spinoza, V. « De la liberté humaine », scolie de la proposition 31, ibid., p. 313.
36 Robert Misrahi, note 53, ibid., p. 464.
37 Platon, La République, Livre X, Œuvres complètes. Edition d’Emile Chambry. Paris : Belles
Lettres, 2008, p. 118.
38 Baruch Spinoza, Traité de l’autorité politique, § 7. Edition de Madeleine Francès. Préface
de Robert Misrahi. Paris : Gallimard Folio, 2002, p. 86.
39 Johann Wolfgang von Goethe, Poésie et Vérité (1811-1831). Traduction de Pierre du Colom-
bier. Paris : Aubier, 1941, pp. 400-401.
40 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation (1929). Traduction de Ch. et J. Odier. Paris :
P.U.F., 1986, p. 6.

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20 Chapitre 1

au nid profond de L’Ethique… »41 Chez ces deux auteurs, me semble-t-il, le


conatus spinozien, ou « effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer
dans son être »42 ‒ équilibre tripartite (corps, esprit, origine) de l’existence
considérée en sa puissance, tournée vers l’avenir dès lors ‒ permet de penser
cette intuition du débordement, créateur mais ambivalent, des profondeurs,
que Goethe nomme « démonique »43. Le poète explique à Eckermann que
Spinoza a répondu au souci de sa jeunesse à propos du « grand Etre que nous
appelons divinité »44 et « qui ne s’exprime pas seulement dans l’homme mais
aussi dans une riche et puissante nature et dans les grands événements du
monde ». Cette « puissance problématique et mystérieuse » ne peut toutefois
« s’expliquer par l’intelligence ou par la raison »45, mais « se révèle dans une
activité entièrement affirmative »46.
Romain Rolland, à propos de la Grande Guerre, décrit également ce déluge,
cette tumultueuse montée des eaux dans L’Ame enchantée (Tome 1, 1922), et
perçoit « cette puissante étreinte de l’âme créatrice, qui est brutale et féconde
comme la possession… » 47. Dans Le Voyage intérieur, il évoque « l’Etre sans
visage, sans nom, sans lieu, sans siècle, qui est la substance même et le souffle
de toute vie »48, et se remémore l’éclair qu’a produit en lui la lecture de Spinoza
en classe de philosophie au lycée Louis-le-Grand :

Horizons inouïs ! Mon rêve, même en ses vols les plus délirants, est
dépassé. Non seulement mon corps et mon esprit, mon univers, baignent
dans des mers sans rivages, l’Etendue, la pensée, dont nulle caravelle ne
pourra faire le tour. Mais dans l’insondable immensité, j’entends bruire, à
l’infini, d’autres mers, d’autres mers inconnues, des Attributs innom-
mables, inconcevables, à l’infini. Et tous sont contenus en l’Océan de
l’Etre.49

41 Romain Rolland, Le Voyage intérieur. Paris : Albin Michel, 1942, p. 40.


42 Baruch Spinoza, III. « Des Affects », Proposition 7, L’Ethique, op. cit., p. 164.
43 Conversations de Goethe avec Eckermann (1836, 1848). Traduction de Jean Chuzeville. Pré-
face de Claude Roëls. Paris : Gallimard, 1988, pp. 287, 384, 392, 394-397.
44 Ibid., p. 393.
45 Ibid., p. 394.
46 Ibid., p. 395.
47 Romain Rolland, L’Ame enchantée. Tome 1 (1922). Paris : Le Livre de Poche, 1963, p. 457.
Voir Anne Mounic, Jacob ou l’être du possible. Paris : Caractères, 2009, pp. 289-291.
48 Romain Rolland, Le Voyage intérieur, op. cit., p. 31.
49 Ibid., p. 45.

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Vie hasardeuse et violence philosophique 21

Cet Etre, c’est le Dieu de Spinoza, nature naturante, ou Vie sans cesse créatrice
d’elle-même, et accueillie comme tel, la crainte de la mort s’amenuisant par là
même.50 Si le point de vue dualiste d’une irréductible transcendance de la
Nécessité produit l’effroi, le recentrement sur le sujet transforme la « violence »
philosophique en perception unifiée de la vie. A ce propos, la nécessité évo-
quée par Platon, Ἀνάγκη, se distingue de Némésis (Νέμεσις). La première
désigne la « nécessité », la « contrainte », la « destinée inévitable, la destinée,
le destin », le « besoin physique », la « loi de la nature », la « nécessité logique »,
la « misère », la « souffrance » ainsi que les « liens du sang ». La seconde est à
proprement parler la « justice distributive » et notamment l’ « indignation que
cause l’injustice, ou particulièrement le bonheur immérité ». C’est alors la
« vengeance divine », le « châtiment infligé par les dieux » dont la fille de la
Nuit et d’Okéanos est la figure, « justicière implacable de toute ὕϐρις, orgueil ou
violence ». Némésis prévient les débordements de l’obscur en les châtiant, non
en les rendant « affirmatifs », selon le mot de Goethe.
Un autre poète, Henri Meschonnic, s’est intéressé à Spinoza, intitulant son
étude : Spinoza, poème de la pensée (2002). Dès l’introduction, sous le titre « Le
langage, sinon ‒ rien », l’auteur situe la pensée dans le temps, faisant du
moment présent le nœud existentiel d’une conversion du passé dans l’avenir,
selon le modèle du vav conversif de l’hébreu biblique dans la conception qu’en
expose Claude Vigée :

Le vav (le « crochet ») conversif ouvre la prison mentale du passé, et le


lance, délivré, c’est-à-dire rendu présent, dans le circuit incessant de la
vie créatrice. Lestés de ce passé-présent pulsant, nous pouvons nous
projeter renouvelés dans l’avenir. La grammaire de l’hébreu biblique
prévoit en effet un usage sémantique extraordinaire du préfixe que peut
constituer le vav (la lettre v de l’alphabet latin). Placé devant une forme
verbale signifiant l’accompli (le passé français), elle le transforme en
inaccompli (le futur de notre grammaire) ; précédant un futur, elle en
inverse le sens en passé (l’accompli hébreu) sans effacer pourtant, dans la
graphie comme dans la phonétique réelle, la diction actuelle des versets
bibliques, la présence de la temporalité inverse. Celle-ci reste toujours
active en puissance dans le corps de l’instant où je profère le verset ; c’est
cette potentialité à double sens qui caractérise peut-être le mieux ce qui

50 « Plus nombreux sont les objets que l’Esprit comprend par le second et le troisième genre
de connaissance, moins il est rendu passif par les affects qui sont mauvais, et moins il
craint la mort. » Baruch Spinoza, V. De la liberté humaine, Proposition 38, L’Ethique,
op. cit., p. 317.

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22 Chapitre 1

correspond, en hébreu, au présent grammatical français : une rémanence


de tout l’achevé dans le maintenant du locuteur, une projection simul-
tanée de ce passé-présent dans l’indéterminé (l’inaccompli), le temps
encore à venir.51

Henri Meschonnic écrit, donnant à cette notion de rigueur une nouvelle


acuité :

Et la pensée, au sens de l’invention d’une pensée, a un autre temps que


nous. Elle vient de bien avant nous, porte au-delà de nous. Ne vaut que ce
qu’elle fait vivre. C’est la raison de sa rigueur, et pourquoi nous ne devons
de comptes qu’à elle. Cette rigueur même est la joie de vivre. Le reste est
l’air du temps. Le temps a besoin d’être aéré. Et seule la pensée libre peut
changer l’air renfermé du contemporain.52

La rigueur se définit ici comme honnêteté sans souci de conformisme, ou d’ad-


hérence à l’immédiat. D’ailleurs, Henri Meschonnic parle plus loin, à propos de
l’Ethique, d’une « reprise » « de l’inaccompli de la promesse (dans Exode III,
14), comme cheminement indéfini de la connaissance et du désir, forme nou-
velle du sujet »53, ajoutant, et ceci tout à fait dans sa propre perspective :
« L’écriture comme pratique de la théorie de la connaissance. Qui fait la cohé-
rence de cette vision du connaître comme conception de la vie et que ramasse,
sous une forme condensée, la belle proposition sur l’homme libre, comme
jouissance de la vie. » Henri Meschonnic cite et traduit en note Ethique IV,
LXVII : « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse, non
de la mort, mais de la vie est la méditation. » Il l’assortit d’un commentaire
poétique : « Il importe que la phrase commence sur ‘homme libre’ et finisse sur
‘méditation’. Cette sémantique de position montre et ne dit pas toute la systé-
matique qui tient l’éthique et la connaissance ensemble, dans et par le rythme,
comme rythme de la pensée, et pensée-rythme. » Ajoutons que Spinoza rompt
là avec la vision grecque de la nécessité, perçue par un esprit uniquement
rétrospectif, ou fasciné par le passé, et donc la mort. Il faut aussi préciser, ce qui
montrera l’importance de la pensée d’Henri Meschonnic à notre époque, que
ce dernier se situe logiquement, dans la querelle des universaux qui agita la fin
du XIème siècle, du côté des nominalistes, puisque ces derniers, contrairement

51 Claude Vigée, « L’Artiste de la Faim : une esthétique de la négativité », in Temporel n° 2,


« La cage », octobre 2006, <http://temporel.fr/Claude-Vigee-Entretien>.
52 Henri Meschonnic, Spinoza, poème de la pensée. Paris : Maisonneuve et Larose, 2002, p. 7.
53 Ibid., p. 101.

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Vie hasardeuse et violence philosophique 23

aux réalistes, pensaient que l’universalité est affaire de langage, non une subs-
tance identique dans tous les êtres et transformant l’individualité en accident.
Pour Pierre Abélard (1079-1142), qui s’opposait à ce titre à Guillaume de
Champeaux (1070 ?-1121), est universel ce qui s’applique à plusieurs sujets.
L’individualité est donc primordiale, et agit dans l’acte de parole. Pour Henri
Meschonnic, l’universel se déduit du singulier. Autre élément qui fonde sa
démarche, la pensée de Humboldt (1767-1835) met également l’accent sur
l’acte, « une activité en train de se faire (Energeia) » 54, plutôt que sur « un
ouvrage fait (Ergon) », suivant en cela Aristote. « Am Anfang war die Tat », « Au
commencement était l’action »55, énonçait Faust sous la plume de Goethe en
traduisant le début de l’Evangile de Jean. En somme, entre l’inerte (les choses)
et l’acte (le sujet), il faut choisir, et ce choix distingue clairement les perspec-
tives. Le dualisme sujet / objet se tourne vers le passé tandis que l’acte n’est
qu’avenir. Lecteur de Chestov, Yves Bonnefoy affirmait : « La connaissance est
le dernier recours de la nostalgie. »56 Toutefois, rapportant le langage aux
choses, il n’échappe pas à la mélancolie qu’implique ce dualisme. (Voir infra.)
Chestov, qui critique Spinoza pour son attachement à l’éthique de la raison,
dénonce, dans Athènes et Jérusalem (1937), cet accablant défaitisme de la philo­
sophie grecque, opposant la métaphysique d’Aristote, qu’il cite (« Le savoir
empirique consiste à savoir comment les choses se passent dans la réalité (τὸ
ὅτι), mais il n’est pas encore la connaissance pourquoi (τὸ διότι καὶ αἰτία) ce qui
arrive devait arriver précisément ainsi et ne pouvait arriver autrement. »57) et
celle de l’Exode : « Chez les Grecs, l’idée du savoir était indissolublement liée à
l’idée de nécessité et à celle de contrainte. […] Peut-on admettre que l’on puisse
réussir à soumettre aux principes fondamentaux de la pensée grecque ou à
accorder avec eux la métaphysique de l’Exode qui fait dépendre la vérité de la
volonté (les Grecs eussent dit, et avec raison, l’arbitraire) de Dieu ? » On oppo-
sera donc une pensée des évidences et des certitudes, sorte de conformisme du
passé, à une poétique de l’inouï, sans parler de rupture toutefois, ni de table

54 Wilhelm von Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi (G. S. VII, 46). Traduction de
Pierre Caussat. Paris : Seuil, 1974, pp. 183-184. Cité par Denis Thouard dans Wilhelm von
Humboldt, Sur le caractère national de langues et autres écrits sur le langage (1816-1821).
Paris : Seuil Points, 2000, p. 171.
55 Johann Wolfgang von Goethe, Faust I, 1224-1237, in Faust. Edition de Jean Lacoste et
Jacques Le Rider. Paris : Bartillat, 2009, pp. 234-235.
56 Yves Bonnefoy, « L’acte et le lieu de la poésie », in L’Improbable et autres essais (1980).
Paris : Gallimard Folio, 1992, p. 108.
57 Aristote, Métaphysique, 981 a. 26, cité par Léon Chestov in Athènes et Jérusalem, op. cit.,
p. 325. Le philosophe, en note, se réfère aussi à l’Ethique de Nicomaque, 1140, 30 : « Le
savoir est la perception du général et du nécessaire. »

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24 Chapitre 1

rase, mais en insufflant à l’instant présent l’énergie (la rigueur) de vie du sujet.
On sait que Kierkegaard, lui aussi, parle de « reprise », en deux endroits, à pro-
pos du sacrifice d’Abraham tout d’abord, décrivant l’énergie existentielle de
l’instant, conversion de l’immédiat à son extase subjective : « … il est grand de
saisir l’éternité, mais il est plus grand encore de recouvrer le temporel après y
avoir renoncé. »58 C’est en parlant de Job qu’il écrit : « Job est béni et il a tout
reçu au double. ‒ Cela s’appelle une reprise. »59 Job est d’ailleurs décrit à l’aide
d’une expression manifestant une extrême puissance poétique comme « un
homme qui tient en main l’atout d’un orage »60.

Mélancolie de la chair, tombe de l’esprit, et catharsis

Le dieu exclusivement bon de Platon se concilie moins bien avec la vie, telle
que les poètes l’appréhendent : « La poésie était une hérésie par rapport à l’idée
de vérité des Grecs. »61 Dans son troisième chapitre, « Poésie et mystique »,
Maria Zambrano s’intéresse au rejet de la chair par Platon, l’âme incarnée étant
comme défigurée par les flots (La République, Livre X, 611c, d) : « Rien de plus
curieusement mélancolique que certaines plages à l’heure de la marée basse ;
de très étranges créatures ont été abandonnées sur le sable humide et un air de
destruction semble flotter sur tout. »62 Pour éviter sa dissolution dans la chair,
il faut à l’âme livrer un véritable combat contre son naufrage. Elle a la nostalgie
du divin ; elle se trouve en exil de l’origine. Si, pour le poète, tout commence-
ment est une saisie de l’origine, ou, mieux encore, sa vivante actualisation,
pour le philosophe, l’immédiat n’offre qu’une « image de décadence et de
dégradation »63 : « C’est pourquoi il devait rejeter la poésie qui prétendait la
perpétuer. La poésie, copie de la dégradation, décadence de la décadence. »
Loin de convertir l’immédiat à sa splendeur dans l’instant de la parole, la voie
de la raison impose une catharsis, ou purification, des passions de l’âme, « pro-
duit de son union avec le corps-tombeau »64. Le processus est intellectuel ; il
s’opère « par la voie de la dialectique que seule, maintenant, et recueillie en

58 Søren Kierkegaard, Crainte et Tremblement (1843). Edition de Charles Le Blanc. Paris :


Rivages Poche, 1999, p. 57.
59 Søren Kierkegaard, La Reprise (1843). Edition de Nelly Viallaneix. Paris : Garnier-Flammar-
ion, 1990, p. 156.
60 Ibid., p. 160.
61 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, op. cit., p. 63.
62 Ibid., pp. 65-66.
63 Ibid., p. 69.
64 Ibid., p. 70.

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Vie hasardeuse et violence philosophique 25

elle-même, elle parcourt jusqu’à l’idée du bien, qui est le divin, auquel l’âme
humaine est apparentée sui generis ». La connaissance platonicienne, au
contraire du conatus spinozien, est donc rejet du lien terrestre, mais la perte du
monde est perte de soi. A nouveau Maria Zambrano parle de « violence avec
laquelle l’un des prisonniers de la Caverne se voit forcé de se débarrasser des
chaînes qui le maintiennent face aux ombres »65. L’âme n’atteignant le bien
qu’en se détournant de la vie, « [l]a philosophie est une préparation à la mort
et le philosophe est l’homme qui est mûr pour elle », comme Socrate l’enseigne
et l’illustre dans le Phédon. La connaissance se fait ascèse : « Cet ascétisme
devait être le lien le plus solide et le plus profond entre religion chrétienne et
pensée grecque. »66 Maria Zambrano qualifie de théologique et mystique la
pensée platonicienne, qui vise à rationaliser le salut de l’âme.

On comprend maintenant pourquoi il renonça à la poésie, pourquoi il se


déclara son ennemi irréductible. Ce n’était pas au nom de la connais-
sance, ce n’était pas au nom de l’être, de l’unité, de la vérité de ce monde.
Si Platon n’avait pas été porteur d’un immense projet religieux, il n’aurait
jamais condamné la poésie. Qui plus est : il n’aurait jamais cessé d’être
poète. (Il est vrai qu’il ne cessa jamais de l’être, car s’il abandonna la poé-
sie, la poésie ne l’abandonna jamais, ce qui constitue la meilleure
justification de Platon sur ce point.)67

George Steiner parle, chez Platon, de « tension entre le poétique et le dialec-


tique »68, de « schisme de la conscience ». Dans le Phèdre, dialogue composé
durant la même période, 385-370, que la République, Socrate affirme que « le
délire est pour nous la source des plus grands biens, quand il est l’effet d’une
faveur divine »69. Envisageant le délire gouverné par les Muses, il distingue
entre le « délire »70 et l’« art », qui ne suffit pas pour faire un « bon poète », « et
la poésie du bon sens est éclipsée par la poésie de l’inspiration ». Il avait
d’ailleurs pris soin de préciser auparavant que « le délire l’emporte en noblesse
sur la sagesse, le don qui vient des dieux sur le talent qui vient de l’homme ».

65 Ibid., p. 72.
66 Ibid., p. 77.
67 Ibid., p. 79.
68 George Steiner, The Poetry of Thought. New York: New Directions Book, 2011, p. 57.
69 Platon, Phèdre (244c), in Le Banquet, Phèdre. Edition d’E. Chambry. Paris : Garnier-Flam-
marion, 1964, p. 122.
70 Ibid., p. 123.

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26 Chapitre 1

Maria Zambrano parle, à propos de la condamnation des poètes dans la


République, d’une « mystique de la Raison »71 ayant pour dessein de « donner
une vie, non pas passagère, mais une autre vie par-delà la morsure du temps, à
ce monde adoré de la beauté dont la poésie ne savait que pleurer la destruc-
tion, regretter la mort continuelle, le naufrage dans les mers du temps »72.
L’amour dès lors, pour accomplir cette visée, doit s’affranchir de ses attaches
charnelles et devenir « l’unité de la dispersion charnelle et la raison de la ‘folie
du corps’ »73 : « Beauté et création sont la rédemption de la chair par l’intermé-
diaire de l’amour. » Ainsi s’opposent la poésie, « martyre de la lucidité, de
l’acceptation de la réalité », et philosophie, « la voix de l’optimisme, la sortie de
la fatalité ». Les deux perspectives se distinguent en leur appréhension de la
chair et le poète, « qui ne veut rien anéantir »74, transforme son amour de la
chair en « charité » : « Charité, amour de sa propre chair et de celle d’autrui.
Charité qui ne peut se résoudre à rompre les liens qui unissent l’homme à tout
ce qui est vivant, compagnon d’origine et de création. » Maria Zambrano qua-
lifie la charité de « grâce de la chair ». Si Platon est proche de « ces deux mots
‒ péché, charité »75 comme il est « proche de la poésie », la poésie n’a pas su
tourner « les yeux, ses tristes yeux, vers elle-même » : « Jamais ‒ généreuse et
désespérée ‒ elle ne s’est préoccupée d’elle-même comme la philosophie l’a
fait dès le premier instant. » Sans doute cette capacité à réfléchir sur l’acte poé-
tique distingue-t-elle certains poètes, à commencer par Baudelaire, de leurs
prédécesseurs. Peut-être pouvons-nous avancer que le poète a pris une stature
particulière à partir du moment où l’individu a acquis droit de cité. Nous
reviendrons sur cette question au Chapitre 2. Nous pouvons déjà établir que la
mélancolie se déduit d’un arrachement du sujet à lui-même au nom d’une
inaccessible transcendance, épuisant toute tentative herméneutique. La
source comprimée, elle s’égare en ruissellements désespérés. Le sujet peut
même finir par se complaire dans son malheur en perdant de vue ce qui l’aura
engendré.

71 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, op. cit., p. 80.


72 Ibid., p. 83.
73 Ibid., p. 84.
74 Ibid., p. 85.
75 Ibid., p. 86.

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Vie hasardeuse et violence philosophique 27

Corps ou chair, logos ou verbe

Il est en tout cas un philosophe qui, en opposition d’ailleurs avec la pensée


grecque, a réhabilité la chair comme dimension de la « vraie vie »76, et il s’agit
de Michel Henry. Son importance est extrême, car il quitte le monde des choses
et de l’extériorité réaliste pour mettre en valeur l’expérience intime que le sujet
agissant fait du monde, et que certains poètes, Claude Vigée notamment, ont
figurée comme lutte avec l’ange. Comme pour Kierkegaard, il ne s’agit plus de
se connaître. Pour Michel Henry, chacun fait à l’aveugle l’épreuve de soi et
dépasse ainsi le clivage que décrit la psychanalyse entre inconscient, appré-
hendable seulement par une herméneutique, un déchiffrement de signes
(rêves, lapsus, entre autres), et conscience. Le philosophe explique qu’on ne
peut réduire la conscience au visible. C’est dans une unité d’être, née de
l’étreinte de la force et du monde qui lui résiste, qu’on se sent vivant. En effet,
contestant le caractère d’exclusive extériorité de la phénoménologie, le philo-
sophe, étudiant l’œuvre de Maine de Biran, affirme après lui que « le corps
nous est donné dans une expérience interne transcendantale »77 : « L’être phé-
noménologique, c’est-à-dire originaire, réel et absolu, du corps est ainsi un être
subjectif. Du même coup est affirmée l’immanence absolue du corps […]. »78 Le
cogito n’est plus un « Je pense », mais un « Je peux », grâce auquel nous faisons
l’expérience de nous-mêmes et du monde, d’un même mouvement. Tout dua-
lisme est abandonné.
Par la suite, en 2000, dans Incarnation : Une philosophie de la chair, Michel
Henry distingue entre les deux vocables, « corps » et « chair » : le premier, vu
de l’extérieur, que ce soit le corps du monde ou le corps perçu selon la science,
est inerte ; la seconde, perçue en son intériorité, « n’est rien d’autre que cela
qui, s’éprouvant, se souffrant, se subissant et se supportant soi-même et ainsi
jouissant de soi selon des impressions toujours renaissantes, se trouve, pour cette
raison, susceptible de sentir le corps qui lui est extérieur, de le toucher aussi
bien que d’être touché par lui »79. La chair est une « substance impressionnelle
donc, commençant et finissant avec ce qu’elle éprouve »80. A la phéno­ménologie
conçue comme « apparaître du monde »81 correspond le Logos : « Le propre du

76 Arthur Rimbaud, « La vraie vie est absente. », « Délires », Une saison en enfer (1873).
Œuvres complètes, op. cit., p. 229.
77 Michel Henry, Philosophie et phénoménologie du corps (1965), op. cit., p. 79.
78 Ibid. Italiques de Michel Henry.
79 Michel Henry, Incarnation : Une philosophie de la chair. Paris : Seuil, 2000, pp. 8-9. Ital-
iques de Michel Henry.
80 Ibid., p. 9. Italiques de Michel Henry.
81 Ibid., p. 55.

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28 Chapitre 1

langage en effet ‒ d’un langage de ce genre ‒ est qu’il se rapporte à un référent


extérieur à lui dont il ne peut fonder la réalité. »82 Si le langage poétique
« dévoile cet abîme », celui de l’apparaître et de l’irréalité, ce n’est pas au lan-
gage qu’il faut imputer cette « indigence »83, mais à l’extériorité de l’apparaître,
à « l’incapacité de la pensée de connaître la vie »84. Ainsi Michel Henry ren-
verse-t-il la phénoménologie en se situant dans l’intériorité de l’« épreuve de
soi »85 dont le langage est le « Verbe » : « L’homme ignore le dualisme. Le Soi
pense là où il agit, où il désire, où il souffre, là où il est un Soi : dans sa chair. »86
Verbe et chair participent d’une subjectivation de la pensée qui rend moins
inévitable le divorce entre poésie et philosophie :

Naître ne signifie donc pas, comme on l’imagine naïvement, venir dans le


monde sous la forme d’un corps-objet, parce qu’alors il n’y aurait jamais
aucun individu vivant, tout au plus l’apparition d’une chose, d’un corps
mondain soumis aux lois du monde, tenant ses propriétés phénoménolo-
giques ‒ sa spatialité, sa temporalité, ses relations de causalité avec l’en­sem­-
ble des corps ‒ de l’apparaître du monde ; dépourvu cependant dans le
principe de ce qui n’advient jamais que dans la vie : cette possibilité origi-
naire et transcendantale de s’éprouver pathétiquement soi-même dans
une chair.87

Le langage dès lors ne vaut pas par sa plus ou moins juste adéquation aux
choses, mais par la qualité de sa référence subjective. Emile Benveniste indique
bien, dans ses notes sur Baudelaire, que la « référence de la poésie » est « subjec­­-
tive-émotionnelle »88 ; et il s’agit de « faire » plutôt que de « dire »89, c’est-à-dire
d’atteindre un autre subjectivité afin de la mettre en mouvement. Or, si nous
suivons le raisonnement de Socrate dans le Cratyle, dialogue vraisemblable-
ment écrit avant la République, nous nous apercevons que ce qu’on peut
nommer logos, et donc instrument de la connaissance, doit avant toute chose
échapper au mouvement tel que le décrit Héraclite. « Héraclite dit, n’est-
ce pas ? que tout passe et que rien ne demeure, et comparant les choses à un

82 Ibid., p. 64.
83 Ibid., p. 65.
84 Ibid., p. 93.
85 Ibid., p. 92.
86 Ibid., p. 178.
87 Ibid., p. 179.
88 Emile Benveniste, Baudelaire. Limoges : Lambert-Lucas, 2011, p. 398.
89 Ibid., p. 400.

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Vie hasardeuse et violence philosophique 29

courant d’eau, qu’on ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve. »90 Le
langage, de surcroît, est représentatif, puisque les « noms, quand ils sont bien
établis, ressemblent aux objets qu’ils désignent » et « sont les images des
choses »91. Socrate pense que le mot juste doit représenter l’essence vraie de la
chose par une sorte d’harmonie imitative. Le nom se conforme donc à « l’appa-
raitre du monde ». Notons que le propos du dialecticien s’appuie avec une
certaine confiance sur le dire des poètes, Homère ou bien Hésiode, et que lui-
même dit parler sous « l’inspiration divine »92. Il se méfie toutefois des
tragédiens qui « lorsqu’ils sont embarrassés, recourent aux machines en éle-
vant les dieux dans les airs »93, mais la nécessité donne l’argument pour dire
que lettres et syllabes « révèlent les choses en les imitant ». C’est ainsi que
Socrate commente le nom même d’anankè : « L’anankaïon (nécessaire) et le
résistant, étant contraire à la volonté, doit se rapporter à l’erreur et à l’igno-
rance. Il est assimilé à une marche à travers les ravins (anhé), parce que,
difficiles à traverser, rudes et boisés, ils arrêtent la marche. C’est de là sans
doute que vient le nom d’anankaïon, c’est d’une comparaison avec la traversée
du ravin. Mais tant que nous avons la force, ne la lâchons pas. »94 Emile
Chambry nous indique en note que « Ἀνάγκη, selon Platon, est composé de
ἀνά, le long de, et, ἄγκη, ravins : c’est ce qui contrarie le mouvement. »95 Le
volontaire, par contre, « cède au mouvement »96. On songe à l’imaginaire
romantique de l’initiation et, notamment, au Prélude de Wordsworth, au
Livre 6:

   Le cri d’oiseaux inconnus ;


Les montagnes, visibles davantage d’obscurité
Ainsi que par leur taille que grâce à une lumière extérieure ;
L’inerte étendue des nuées ; l’horloge
Enonçant, d’une voix inintelligible,
Les heures complètement envolées ; la rumeur des cours d’eau,

90 Platon, Cratyle (- 385). Traduction et notes par E. Chambry. Paris : Garnier-Flamamrion,


1967, p. 419.
91 Ibid., p. 470.
92 Ibid., p. 444.
93 Ibid., p. 451.
94 Ibid., p. 444.
95 Ibid., p. 502.
96 Ibid., p. 444.

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30 Chapitre 1

Et parfois, tout près, des mouvements bruissant,


Qui ne nous épargnaient pas la crainte personnelle […]97

Ce goût de la confrontation au grandiose apparaissait déjà chez Rousseau qui,


au Livre 2 des Confessions, chante le bonheur de sa traversée des Alpes à pied
lors de son voyage à Turin : « Ce souvenir m’a laissé le goût le plus vif pour tout
ce qui s’y rapporte, surtout pour les montagnes et pour les voyages pédestres.
Je n’ai voyagé à pied que dans mes beaux jours, et toujours avec délices. »98
Ainsi la résistance du monde suscite-t-elle la conscience de soi dans le mou-
vement même du sujet : « La chair enferme en elle à la fois la possibilité d’agir
de chacun de nos pouvoirs et sa révélation, en elle s’accomplit conjointement
l’effectuation phénoménologique de l’une comme de l’autre. »99 Pour Michel
Henry, cet engendrement de la vie s’inscrit dans la formule johannique : « Et le
verbe s’est fait chair » (1, 14) »100 Le passage suivant nous remettra en mémoire
l’effort, considéré plus haut, de Tertullien pour inclure, au sein du récit messia-
nique, l’être de chair. Ces lignes faisant écho aux considérations de Maria
Zambrano, sont citées en leur entier, puisque, nous le verrons, le philosophe
redéfinit les grands axes du débat, s’attachant à la volonté des Pères de l’Eglise
de saisir la portée de l’incarnation :

C’est le combat pour affirmer, soutenir, démontrer par tous les moyens à
leur disposition ‒ mais aussi à l’aide d’intuitions nouvelles, d’illumina-
tions soudaines ‒ que le Christ avait un corps réel, une chair réelle,
semblable à la nôtre, et que c’est en elle et en elle seulement que se tient
la possibilité d’un salut. Combat dirigé contre la pensée grecque, sa déva-
lorisation du sensible et du corps, disions-nous. La visée de cette critique
pourtant n’est pas tournée vers le passé. Les acquis de la culture grecque,
ses résurgences, ses substituts obliques, elle les démasque partout autour
d’elle, avant de les reconnaître soudain avec horreur en elle-même : chez

97 « The cry of unknown birds; The mountains more by darkness visible / And their own
size, than any outward light; / The breathless wilderness of clouds; the clock / That told,
with unintelligible voice, / The widely parted hours; the noise of streams, / And some-
times rustling motions nigh at hand, Which did not leave us free from personal fear […].»
in William Wordsworth, Prelude (1805-1806), Book VI, 713-720. Edited by J.C. Maxwell. Har-
mondsworth: Penguin, 1978, p. 244. Ma traduction ainsi que pour tout texte anglais dans
ce livre, à moins d’une indication contraire.
98 Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions (1782-1789), Livre 2 (1728). Présentation par Alain
Grosrichard. Paris : Garnier-Flammarion, 2002, p. 88.
99 Michel Henry, Incarnation : Une philosophie de la chair, op. cit., p. 205.
100 Evangile de Jean, cité par Michel Henry, ibid., p. 10.

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Vie hasardeuse et violence philosophique 31

tous ceux qui, acceptant l’idée de la venue du Verbe de Dieu sur terre,
n’acceptent pas celle d’une véritable incarnation.101

En effet, la « dévalorisation du sensible et du corps » tient à la spiritualité


grecque : « Si Platon veut sauver les apparences, il ne peut renoncer à sauver
l’amour qui naît de la chair, mais il doit l’en séparer. Toute la théorie platoni-
cienne de l’amour repose sur son détachement du corps, son incorporation au
processus de la dialectique, de la connaissance qui conduit à l’être ‒ à l’être qui
est, qui conduit à être moi avec ce qui est. Parallèlement à la dialectique s’élève
l’échelle de la beauté. »102 Il s’ensuit, et nous songeons aux Disciples à Saïs
(1802), œuvre qui, comme Henri d’Ofterdingen (1802), se présente comme une
quête, ou une initiation, que « l’être véritable et caché se laisse voir par une
déchirure du voile qui le recouvre »103. Novalis présente son cheminement
(« Les hommes vont de multiples chemins. »104) comme une quête de connais-
sance de la chose en soi, l’être, au travers de ses manifestations, « cette grande
écriture chiffrée que l’on voit partout : sur les ailes, la coquille des œufs, dans
les nuages, dans la neige, […] et dans les conjonctions singulières du hasard ».
Le poète toutefois n’ignore pas la valeur de l’instant : « Sur les sens des hommes,
il semble qu’un alkahest a été versé. Leurs désirs, leurs pensées ne se conden-
sent, semble-t-il, qu’un instant seulement. Ainsi leurs intuitions naissent-elles ;
mais peu après tout flotte de nouveau, comme auparavant, devant leurs
regards. »105 La connaissance, possédée par le Maître, est « l’intelligence de la
synthèse »106 ; il « sait rassembler les traits qui sont partout épars », mais ne
dévoile pas l’issue puisqu’elle est l’œuvre de chacun : « Il nous dit que nous-
mêmes, guidés par lui et par notre propre désir, nous découvrirons ce qu’il lui
advint. » L’expérience, en somme, est singulière, mais s’éprouve selon les
étapes d’une quête partagée :

… il veut que nous suivions chacun notre propre voie, car toute voie nou-
velle traverse de nouvelles contrées et reconduit chacun, à la fin, à ce
domicile, à cette patrie sacrée.

101 Ibid., p. 16.


102 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, op. cit., pp. 87-88.
103 Ibid., p. 88.
104 Novalis, Les disciples à Saïs (1802), Œuvres complètes I, Romans, Poésies, Essais. Edition
d’Armel Guerne. Paris : Gallimard, 1975, p. 37.
105 Ibid. Armel Guerne nous donne en note la signification d’alkahest : « Dissolvant universel
des alchimistes. »
106 Ibid., p. 38.

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32 Chapitre 1

 Je veux, moi aussi, décrire de la sorte ma Figure ; et si, d’après l’inscrip-
tion, aucun mortel ne soulève le voile, alors nous devons tâcher à nous
faire immortels :
 Celui qui ne veut pas, celui qui n’a plus la volonté de soulever le voile,
celui-là n’est pas un disciple véritable, digne d’être à Saïs.107

Saïs, ville de Basse-Egypte, possédait une statue d’Athéna, assimilée à Isis, dont
Plutarque dit qu’elle portait cette inscription : « Je suis tout ce qui a été, est et
sera, et aucun mortel n’a encore soulevé mon voile. »108 Trois déesses sont en
fait assimilées, Neith, patronne de Saïs, Athéna et Isis. Dans le Timée (21 D),
Platon rapproche Athènes et Saïs, Athéna et Neith. Le propos de Plutarque est
à la fois théologique et philosophique, puisqu’il décrit dès l’abord Isis comme
« déesse sage entre toutes et vraiment philosophe, dont l’affinité particulière
avec le savoir et la science semble bien attestée par son nom »109. Isis serait en
effet un nom grec évoquant le savoir contre l’ignorance ou l’illusion. Ses fidèles
s’adonnent à une stricte ascèse (« la pratique prolongée de la tempérance et
l’abstinence de plusieurs aliments et de l’acte d’amour »110) qui a pour dessein
« la connaissance de l’Etre premier, de l’Intelligible » : « Le nom de son sanc-
tuaire promet sans ambiguïté la connaissance et la science de l’Etre : ce nom,
Iseion, signifie en effet que nous connaîtrons l’Etre, si nous venons, plein de
raison et sanctifiés, prendre part au rituel de la déesse. »111 Plutarque décom-
pose ce nom comme « εἲσει τὸ ὄν »112, faisant référence à ce qui existe, à ce qui
est, la réalité. Le rituel est un guide sur le chemin de la vérité. Plutarque cite
Platon pour rendre compte de « tous ces usages : ‘Le pur, selon les termes de
Platon, ne doit pas toucher l’impur’ »113. Socrate explique, dans le Phédon (67
B), que pour atteindre à la connaissance, il faut se délier de « la folie du
corps »114 : « … nous serons vraisemblablement en contact avec les choses
pures et nous connaîtrons par nous-mêmes tout ce qui est sans mélange, et
c’est en cela sûrement que consiste le vrai ; pour l’impur, il ne lui est pas permis
d’atteindre le pur. » On retrouve pareille ascèse, complètement masculine, en

107 Ibid., p. 40.


108 Plutarque, Isis et Osiris (120), 354 C, Œuvres morales, Traité 23. Edition de Christian Froide-
fond. Paris : Belles Lettres, 2003, p. 184.
109 351 E, ibid., p. 179.
110 351 F, ibid., p. 179.
111 352 A, ibid., p. 179.
112 Note 8, p. 254.
113 352 D, p. 180.
114 Platon, Phédon (385-370), in Apologie de Socrate, Criton, Phédon. Edition d’Emile Cham-
bry. Paris : Garnier-Flammarion, 1965, p. 116.

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Vie hasardeuse et violence philosophique 33

vue de la connaissance, dans le Jeu des perles de verre115 (1943) de Hermann


Hesse.
Pour Novalis, le poème devient dès lors langue permettant de rendre compte
de ce qui est en son extase au sein de la subjectivité humaine : « Il semble aussi
que le côté fortuit de la Nature s’associe comme de soi-même à l’idée de la per-
sonnalité de l’homme et qu’enfin il fut possible, en considérant la Nature
comme un être humain, de se la rendre intelligible. C’est bien pourquoi, aussi,
la poésie fut l’organe préféré du véritable amant de la Nature, et pourquoi c’est
dans les poèmes qu’apparut le plus clairement l’esprit même de la Nature. »116
Cette connaissance qui nous porte, par une « intime compréhension de la
Nature » à la fois « en elle et au-dessus d’elle », est donc à la fois immanente et
transcendante. En tant que « langue »117, elle atteint une unité qui est « corré-
lation de subjectivité »118 :

L’homme, en pensant, retourne à la fonction originelle de son être, à la


méditation créatrice ; il revient à ce point où créer et savoir se tiennent le
plus merveilleusement embrassés l’un l’autre et en rapports réciproques,
à ce moment, créateur entre tous, de la jouissance essentielle, de la pro-
fonde et intérieure auto-conception. Et si maintenant il se livre tout à fait
à la contemplation de ce phénomène primordial, s’il s’y abîme tout entier,
alors devant lui se déploie, comme un spectacle sans mesure dans un
temps et un espace nouveaux, l’histoire de la Création de la Nature ; et
chaque point qui s’arrête, se fixe dans la fluidité infinie, lui est une révéla-
tion nouvelle du génie de l’amour, un nouveau mariage du toi et du moi.119

Ces remarques sont à mettre en relation avec une note de Novalis concernant
cet ouvrage : « Quelqu’un y parvint ‒ qui souleva le voile de la déesse, à Saïs. ‒
Mais que vit-il ? Il vit ‒ merveille des merveilles ‒ soi-même. »120 Pour le poète,
ce « mariage du toi et du moi », le « toi » se confondant pour lui avec la figure
de la défunte Sophie von Kühn, tient d’un approfondissement de la subjectivité
singulière, non dissociée du monde. Non seulement la connaissance embrasse
« l’histoire de la Création de la Nature », mais elle est aussi fécondation

115 Hermann Hesse, Le Jeu des Perles de Verre (1943), Romans et nouvelles. Paris : Le Livre de
Poche, 2009.
116 Novalis, Les Disciples à Saïs (1802), in op. cit., p. 42.
117 Ibid., p. 64.
118 Emile Benveniste, « Structure des relations de personne dans le verbe » (1946), Problèmes
de linguistique générale, 1, op. cit., p. 232.
119 Novalis, Les Disciples à Saïs (1802), in op. cit., p. 59.
120 Novalis, Fragment de mai 1798, ibid., p. 67.

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34 Chapitre 1

intérieure, seconde naissance ou « choix »121 éthique selon la perspective de


Kierkegaard. En ce sens, le poème « rend le langage possible »122, car il se res-
source à sa genèse : « Le langage n’est possible que parce que chaque locuteur
se pose comme sujet, en renvoyant à lui-même comme je dans son discours.
De ce fait, je pose une autre personne, celle qui, tout extérieure qu’elle est à
‘moi’, devient mon écho auquel je dis tu et qui me dit tu. »123 Ainsi la notion
même de sujet comprend-elle ce « mariage du toi et du moi » dont parle le
poète, union qui fonde à l’origine ce qu’on peut nommer la personne, c’est-à-
dire cet accomplissement du singulier au sein de la communauté ‒ non pas ce
face-à-face, seul, avec Dieu que suggère Paul en rejetant la « Loi » au nom de
la « liberté » (Galates, 5). Paradoxalement, cette loi autoritaire que vise Paul
évoque davantage la réflexion platonicienne sur les lois dont doit se doter la
cité afin d’accéder à la vertu ‒ réflexion, tempérance, justice et courage ‒ que
l’enseignement ou la transmission biblique, même si Platon pense qu’il faille
associer la persuasion à la contrainte.124 D’ailleurs, et cela complète le para-
doxe, Paul, rejetant la Loi, s’inquiète de la tentation de céder à la chair en des
termes que ne récuserait pas l’auteur du Phédon. « Vous en effet, mes frères,
vous avez été appelés à la liberté ; seulement, que cette liberté ne se tourne pas
en prétexte pour la chair ; mais par la charité mettez-vous au service des uns et
des autres. » (Galates, 5, 13) Au plus près du discours à son origine en chacun
de nous se noue le lien de révélation de soi, d’autrui et du monde : « Le langage
est pour l’homme un moyen, en fait le seul moyen d’atteindre l’autre homme,
de lui transmettre et de recevoir de lui un message. Par conséquent le langage
pose et suppose l’autre. Immédiatement la société est donnée avec le langage.
La société à son tour ne tient ensemble que par l’usage commun de signes
de communication. Immédiatement, le langage est donné avec la société. »125
Ainsi la « genèse », ou création du monde, se confond-elle avec la genèse du
langage, le monde prenant en la conscience son articulation verbale : « La
principale », remarque Henri Meschonnic dans ses notes à sa traduction de la

121 Søren Kierkegaard, ou bien… ou bien…, op. cit., pp. 506-507.


122 Emmanuel Levinas, Difficile liberté (1963). Paris : Le Livre de Poche, 1984, p. 188.
123 Emmanuel Benveniste, « De la subjectivité dans le langage » (1958), in Problèmes de lin-
guistique générale, 1, op. cit., p. 260.
124 Platon, Les Lois, IV, 722-723, Livre VI. Edition de Luc Brisson et Jean-François Pradeau.
Paris : Garnier-Flammarion, 2006, pp. 249-252.
125 Emile Benveniste, « Structure de la langue et structure de la société » (1968), in Problèmes
de linguistique générale II. Paris : Gallimard Tel, 1998, p. 91.

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Vie hasardeuse et violence philosophique 35

Genèse, Au commencement, « n’arrive qu’au verset 3 : la première chose créée a


été la lumière. Pas le ciel et la terre. »126

1 Au commencement que Dieu a créé


   Le ciel et la terre

2 Et la terre était vaine et vide et l’ombre sur la face du gouffre


 Et le souffle de Dieu couve sur la face de l’eau

3 Et Dieu a dit qu’il y ait la lumière


 Et il y a eu la lumière127

Lumière et discours se révèlent de manière concomitante. « Mais cet acte divin


est d’abord un chant, une brève musique de paroles ; et c’est ensuite que se
dévoile, dans ses trois syllabes hébraïques où s’entrelacent le clair et l’obscur
des choses, une vision de la jeune splendeur céleste. Entre le temps explosif de
la parole et l’espace d’un univers qui se déploie par l’illumination solaire, dans
le bref intervalle vacant de cette conversion presque instantanée qui s’effectue
en deux mots, s’inscrit l’univers de la poésie », écrit Claude Vigée dans « Le
miel dans le rocher »128. Même si le Zohar interprète le premier verset comme
« Au commencement Elohim créa les cieux et la terre »129, le commentaire que
suscite le verset 3 est le suivant : « Les mots ‘que la lumière soit’ indiquent le
Père, et les mots ‘Et la lumière fut’, indiquent la Mère. C’est cela l’homme : deux
visages. »130 La Création est donc conçue comme une relation, entre le
Tétragramme et Elohim,131 entre l’Architecte et le maître d’œuvre,132 entre le
saint et son nom,133 entre la « Splendeur » première, « l’antériorité absolue
dont le nom est : ‘Je serai’ »134 et le surgissement de tous les engendrements,
palais ou maison, entre masculin et féminin, « dont dépend la parole »135, qui

126 Henri Meschonnic, Au commencement : Traduction de la Genèse. Paris : Desclée de Brou-


wer, 2002, p. 243.
127 Ibid., p. 27.
128 Claude Vigée, Délivrance du souffle. Paris : Flammarion, 1977, p. 139. Essai repris dans Peut-
être, revue de l’Association des Amis de l’Œuvre de Claude Vigée, n° 5, janvier 2014, p. 22.
129 Le Zohar, Tome I. Edition de Charles Mopsik. Lagrasse : Verdier, 1981, p. 96.
130 Ibid., p. 128.
131 Ibid., p. 116.
132 Ibid., p. 127.
133 Ibid., p. 96.
134 Ibid., p. 94.
135 Ibid., p. 96.

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36 Chapitre 1

révèle la « Présence » : « De plus, la Torah de la Création (torah da beria) est le


vêtement de la Présence, et si l’homme n’avait pas été créé la Présence aurait
été sans habit, comme un pauvre. »136 De même, l’homme est « intériorité »137
et « souffle », et la chair est son « vêtement », notion néo-platonicienne.138 Le
déploiement, toujours, se ressource à l’origine : « Tel est le secret des deux
noms construits ensemble, dont la perfection se trouve dans le trois, et qui
reviennent à l’un, celui-ci face à celui-là. Il s’agit du nom inscrit et gravé, à qui
l’on s’unit par le secret de la confiance. »139 Sous cette lumière étymologique-
ment à la fois diurne et divine se déploie la durée, qui évite la dispersion en
revenant toujours à la source, « ce point où créer et savoir se tiennent le plus
merveilleusement embrassés l’un l’autre et en rapports réciproques, à ce
moment, créateur entre tous, de la jouissance essentielle, de la profonde et
intérieure auto-conception » (voir supra). Le poème, sans cesse, lie le langage
à sa source tandis que la tentation du philosophe ‒ Platon en offre un exemple
au Livre II des Lois ‒ est de soumettre le rythme du chant à ses visées éthiques.

Il n’en reste pas moins que les dispositions relatives au domaine des
Muses ressortissent à la vérité et sont dignes d’être prises en considéra-
tion. Cela montre qu’en pareille manière, il était bien possible de légiférer
avec une solide confiance sur les mélodies qui offrent une rectitude natu-
relle. Ce pourrait bien être là l’œuvre d’un dieu ou de quelqu’un de divin ;
par exemple, là-bas, on raconte que les mélodies conservées pendant
tout ce temps sont l’œuvre de la déesse Isis.140

Ce retour à la source, qui permet de transcender l’usure du monde, Rimbaud


l’effectue dans un poème de mai 1870, « Soleil et chair »141, en lequel il s’écrie :
« O splendeur de la chair ! ô splendeur idéale ! »142

136 Ibid., p. 133.


137 Ibid., p. 117.
138 « Ce qui est le plus beau dans le sensible est donc la manifestation des meilleures choses
dans l’intelligible, de leur puissance et de leur bonté, et tout est solidaire pour toujours, les
réalités intelligibles et les réalités sensibles, les unes existant par elles-mêmes, les autres
recevant leur existence par participation aux premières, en imitant la nature intelligible
dans la mesure où elles le peuvent. » Plotin, Traité 6, Sur la descente de l’âme dans les
corps, in Traités 1-6. Edition de Luc Brisson et Jean-François Pradeau. Paris : Garnier-Flam-
marion, 2002, p. 249.
139 Le Zohar, Tome I, op. cit., p. 125.
140 Platon, Les Lois II,657 a, b, in Livre I-VI, op. cit., p. 123.
141 Arthur Rimbaud, « Soleil et chair », Œuvres complètes, op. cit., p. 46.
142 Ibid., p. 50.

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Vie hasardeuse et violence philosophique 37

Soleil et chair

Le poème, en quatre parties, alexandrins et rimes plates, chante la fécondité de


la déesse première, opposée au dieu chrétien, « l’autre Dieu qui nous attelle à
sa croix »143, mais également à la « pâle raison »144 qui « nous cache l’infini ».
L’univers divin, et diurne à la fois, nous est décrit, dès les premiers vers, comme
lien et réciprocité engendrante :

Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie,


Verse l’amour brûlant à la terre ravie,
Et, quand on est couché sur la vallée, on sent
Que la terre est nubile et déborde de sang ;
Que son immense sein, soulevé par une âme,
Est d’amour comme Dieu, de chair comme la femme,
Et qu’il renferme, gros de sève et de rayons,
Le grand fourmillement de tous les embryons !

Et tout croît, et tout monte !


  ‒‒ O Vénus, ô Déesse !145

La plénitude paraît d’abord comme générosité, comme excès, comme double


mouvement, de descente et d’élévation, l’un vers l’autre. Elle est composite, de
chair et d’âme, d’amour et de chair, en une union des éléments, une activité du
multiple rassemblé dans l’un protecteur et fécondant (« son immense sein »).
La totalité dès lors, en la puissance de ses ramifications et individualités, ne nie
pas l’infini de la génération et de la maturation. La déesse veille sur toute ger-
mination. Le Soleil est un feu procréateur, « foyer de tendresse et de vie »,
évoquant le « foyer saint des rayons primitifs » de Baudelaire, qui parle aussi,
dans « Bénédiction », de « L’Enfant déshérité » qui « s’enivre de soleil »146.
Dans un premier temps, cette primitive générosité de vie suscite la nostalgie
du poète :

Je regrette les temps de l’antique jeunesse,


Des satyres lascifs, des faunes animaux,

143 Ibid., p. 48.


144 Ibid., p. 49.
145 Ibid., pp. 46-47.
146 Charles Baudelaire, « Bénédiction », in Les Fleurs du Mal, op. cit., p. 17.

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38 Chapitre 1

Dieux qui mordaient d’amour l’écorce des rameaux


Et dans les nénufars baisaient le Nymphe blonde !147

Cette nostalgie fut plus tard exprimée, pour se voir dépasser, par Philippe
Jaccottet dans Paysages avec figures absentes (1970). Le poète ne souhaite pas
que les images se substituent aux choses, mais qu’elles montrent comment
celles-ci « s’ouvrent, et comment nous entrons dedans »148. Il évoque les figures
chéries de la Grèce antique, non pour les ressusciter avec nostalgie, mais en y
percevant une « vérité » qui « continuait à parler, non plus dans des œuvres,
mais dans des sites, dans une lumière sur ces sites, par une étrange conti-
nuité »149. Il lui faut alors effacer l’image de la Grèce, « et ne plus laisser présents
que l’Origine, le Fond » avant d’« écarter aussi ces mots ; et enfin, revenir à
l’herbe, aux pierres, à une fumée qui tourne aujourd’hui dans l’air, et demain
aura disparu ». Le poète chante l’immédiat, et l’affirme :

L’immédiat : c’est à cela décidément que je m’en tiens, comme à la seule


leçon qui ait réussi, dans ma vie, à résister au doute, car ce qui me fut
ainsi donné tout de suite n’a pas cessé de me revenir plus tard, non pas
comme une répétition superflue, mais comme une insistance toujours
aussi vive et décisive, comme une découverte chaque fois surprenante.150

Mais le creusement de l’immédiat par la subjectivité accorde « par moments »151


le sentiment de trouver « une patrie », ainsi définie comme « un lieu qui
m’ouvrait la magique profondeur du temps. Et si j’avais pensé le mot ‘paradis’,
c’était aussi, probablement, parce que je respirais mieux sous ce ciel, comme
quelqu’un qui retrouve la terre natale. Quand on quitte la périphérie pour
se rapprocher du centre, on se sent plus calme, plus assuré, moins inquiet
de disparaître, ou de vivre en vain. »152 Nommant Rudolf Kassner à ­propos
de Rilke qui, selon le penseur, illustrait en son œuvre les « vains efforts d’un
poète pour ressusciter le monde magique d’avant l’histoire, d’avant le temps,
d’avant le Christ »153, Philippe Jaccottet évoque la distinction de Kassner
entre « nombre » et vision », « observation » et « intuition », affirmant : « Ce
sentiment d’échapper par quelque côté, ou d’avoir en soi une part essentiel-

147 Arthur Rimbaud, « Soleil et chair », Œuvres complètes, op. cit., p. 47.


148 Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes (1970). Paris : Gallimard Poésie, 1998,
p. 17.
149 Ibid., p. 30.
150 Ibid., p. 22.
151 Ibid., p. 30.
152 Ibid., p. 31.
153 Ibid., p. 173.

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Vie hasardeuse et violence philosophique 39

lement réfractaire, au nombre, ce pourrait être l’ébauche d’une espérance. »154


Baudelaire, en son poème sur « Le gouffre »155, prend, face à l’abîme, au sans
fond, la position contraire (voir supra) : « ‒ Ah ! ne jamais sortir des Nombres
et des Etres ! » Ce centre dont il était question plus haut dans le recueil de
Philippe Jaccottet, s’ébauche dès lors avec davantage d’acuité : « En fait, de
toutes mes incertitudes, la moindre (la moins éloignée d’un commencement
de foi) est celle que m’a donnée l’expérience poétique ; c’est la pensée qu’il y
a de l’inconnu, de l’insaisissable, à la source, au foyer même de notre être. »156
L’expé­rience poétique ainsi décrite relève de ce que Kierkegaard nommait le
stade éthico-religieux, en disant combien, « en dehors de mon entendement
religieux, je me sens comme doit se sentir un insecte avec lequel jouent les
enfants »157 ; par contre, « aussitôt que je me trouve dans mon entendement
religieux, je comprends que cela, précisément, a une importance absolue pour
moi »158. Et le philosophe rattache ce sentiment de confiance gagnée par ce
retour sur soi à l’émerveillement, ou la plénitude, de l’enfance : « Quand j’étais
enfant, une tourbière était un monde pour moi ; les noires racines d’arbre qui
çà et là émergeaient de la sombre profondeur étaient des royaumes et des pays
disparus, toute découverte avait pour moi la même importance qu’une décou-
verte antédiluvienne pour le naturaliste. »159 L’immédiat, se rapportant ainsi
à la plénitude du temps, acquiert la dimension de l’instant en son extase dans
la subjectivité de l’esprit. Ainsi les mots « origine » et « fond » (voir plus haut
la citation de Philippe Jaccottet) ne peuvent plus se confondre, puisque, en ce
retour sur soi, l’individu atteint à une dimension qui, le dépassant, lui est une
source fécondante infinie, car (voir supra) il « plonge, à travers sa propre trans-
parence, dans la puissance qui l’a posé. »160 Cette substance infinie, non plus
obstacle imposé par la nécessité, mais « wasserfall blond qui s’échevela à tra-
vers les sapins »161, pour reprendre une expression de Rimbaud, fait surgir de
la force créatrice intérieure la liberté humaine. Cette force, Philippe Jaccottet
la perçoit au sein du paysage ; elle se révèle dans « le vert qui persiste dans le

154 Ibid., p. 179.


155 Charles Baudelaire, « Le Gouffre », in Les Fleurs du Mal, op. cit., p. 204.
156 Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 179.
157 Søren Kierkegaard, Etapes sur le chemin de la vie (1845). Traduction de F. Prior et M.-H.
Guignot. Paris : Gallimard Tel, 1979, p. 295.
158 Ibid., pp. 295-296.
159 Ibid., p. 294.
160 Søren Kierkegaard, Traité du désespoir (1849), in Miettes philosophiques, Le concept de
l’angoisse, Traité du désespoir, op. cit., p. 352.
161 Arthur Rimbaud, « Aube », Les Illuminations (1872-1873 ; 1886), Œuvres complètes, op. cit.,
p. 194.

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40 Chapitre 1

lierre et l’yeuse »162 ; elle se compare à « une pensée qui veut se garder secrète,
et s’adjoindre la mort pour mieux durer ». Revenant à Rimbaud, on qualifiera
de rimbaldienne cette acception du mot « pensée », si différente du masque
que la « pâle raison » pose sur « l’infini »163, puisque le poète, ‒ dans ces vers
supprimés par lui en octobre 1870 dans le recueil qu’il fit parvenir à Paul
Demeny, mais qui figurent dans ce qu’il envoya en mai 1870 à Théodore de
Banville ‒, la fait surgir de l’immédiat porté à la splendeur de l’instant ; elle est
à la fois sonde, élan, connaissance, liberté et confiance :

O ! L’Homme a relevé sa tête libre et fière !


Et le rayon soudain de la beauté première
Fait palpiter le dieu dans l’autel de la chair !
Heureux du bien présent, pâle du mal souffert,
L’Homme veut tout sonder, ‒ et savoir ! La Pensée,
La cavale longtemps, si longtemps oppressée,
S’élance de son front ! Elle saura Pourquoi !…
Qu’elle bondisse libre, et l’Homme aura la Foi !

Ce « Pourquoi » vise à sonder l’origine de la vie. Cette question ‒ métaphysi-


que ‒ ne se met pas en quête d’une figure fixe et unique, mais d’une puissance
fécondante, d’un « Creuset » du possible :

‒‒ Et l’Homme, peut-il voir ? peut-il dire : Je crois ?


La voix de la pensée est-elle plus qu’un rêve ?
Si l’homme naît si tôt, si la vie est brève,
D’où vient-il ? Sombre-t-il dans l’Océan profond
Des germes, des Fœtus, des Embryons, au fond
De l’immense Creuset d’où la Mère-Nature
Le ressuscitera, vivante créature,
Pour aimer dans la rose, et croître dans les blés ?…

Le poète crie sa foi en l’« Aphrodite marine », « Divine mère », qu’il nomme


aussi « Chair » et « Femme » et qui s’assimile à l’immensité et à l’infini. « O
splendeur de la chair ! ô splendeur idéale ! » Il nomme diverses figures du
mythe, telles Ariadné, Europé, Léda, Cypris ou Séléné, noue l’idéal divin à la
créature infime en concluant, préfigurant ainsi « Aube » :

162 Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 13.


163 Arthur Rimbaud, « Soleil et chair », in Œuvres complètes, op. cit., p. 49.

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Vie hasardeuse et violence philosophique 41

Et, dans les bois sacrés, dans l’horreur des grands arbres,
Majestueusement debout, les sombres Marbres,
Les Dieux, au front desquels le Bouvreuil fait son nid,
‒‒ Les Dieux écoutent l’Homme et le Monde infini !164

Philippe Jaccottet achève son recueil sur l’expression de cet espoir, sobrement
énoncé entre parenthèses : « (La plus haute espérance, ce serait que tout le ciel
fût vraiment un regard.) »165 Cette affinité, de Rimbaud à Jaccottet, passant par
Gustave Roud, qui appréciait du poète de « Ma Bohème » l’« écri­ture horizon-
tale »166, n’a rien pour nous étonner. Chez le poète de Carrouge, la réciprocité
des regards (« … un regard nous donne la vie »167) ‒ regard de l’aimé réverbéré
dans l’œuvre du poète, regard se faisant berceau du monde (« … les choses y
naissent une à une, toutes pures, jamais vues… »168) ‒ ouvre un retour à l’ori-
gine (« L’extase, lèvres closes ou cri, c’était donc notre vie éternelle avant le
Chérubin de la Porte ? »), ou seconde naissance, parfait renouveau, rédemp-
tion d’amour et de parole née du silence : « Autour du visage d’Aimé s’élargit
une sorte de silence comme un parfum ». L’instant se fait « paradis ».

Chair du poème et paradis

Quelle est donc cette « chair » du poème ? Quelle est donc cette matière qui
« rend le langage possible » ? Il s’agit bien d’une conjonction de transcendance
‒ le « Soleil », non comme extériorité éclatante, voire aveuglante, mais comme
« forge » (mot de William Blake), comme puissance créatrice (« foyer de ten-
dresse et de vie ») ‒ et d’immanence, ce silence fécondant de la chair en son
infini, à la fois multiplicité des possibles et devenir : « qu’il y ait la lumière ».
L’acte de parole révèle en divisant, mais initie le récit. La chair se fait verbe et
le verbe se fait chair en un engendrement mutuel, pourvu que l’esprit ne s’égare
pas dans l’abstraction du possible, pourvu que toujours il fasse retour sur cette
origine qu’il recrée à chaque mouvement de reprise, pourvu que l’esprit ne

164 Ibid., p. 51.


165 Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes, op. cit., p. 182.
166 Gustave Roud, Feuillets (1929), Ecrits I. Publié par Philippe Jaccottet. Lausanne : Biblio-
thèque des Arts, 1978, p. 34.
167 Gustave Roud, Essai pour un paradis (1932), in ibid., p. 263. Sur Gustave Roud, voir : Anne
Mounic, « Gustave Roud : ‘La secrète parenté du paysage et du poëme’, in Poésie, mobilité
de l’esprit : Portes, passages, rythmes et métamorphoses. Paris : L’Harmattan, 2003, pp. 109-
132.
168 Ibid., p. 264.

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42 Chapitre 1

s’oublie pas, pourvu qu’il ne renie pas cette frissonnante immanence qui est sa
singularité et sa distinction. Ou bien il sombre dans le général et, en une trans-
cendance absolue, affranchie de toute contingence, voire perverse en ses
extrêmes, se détournant de la vie, il se dessèche. La chair, de plein droit, entre
dans le récit, dont elle tisse le charme, la variété, la vérité diaprée, issue de
l’apeiron, du sans fond, de l’abîme, par cette force en soi assumée, cette force
créatrice qui se révèle et se connaît dans la parole, sans prétendre à la fixité, ni
au définitif : « La mer, la mer, toujours recommencée ! »169 La figure du poème
tient bien de ce « Peut-être », de ce devenir qui, selon les Cabalistes (Tikkouné
Ha-Zohar 69), serait le Nom de Dieu tel qu’exprimé dans Exode 3, 14 ‒ une sorte
de matrice fécondante. A noter d’ailleurs que l’idée qui instaure un caractère
masculin du langage est contestable. Henri Meschonnic bat en brèche ce pon-
cif dans Jona et le signifiant errant (1981) : considérant qu’en hébreu rehem
désigne l’utérus ; son pluriel, rahamim, la compassion et que « Dieu est
rahum », Dieu « est maternel. Il a un rapport utérin à ceux qui sont sortis de lui,
et qui ont ce lien nécessaire avec lui. Le langage porte une féminité essentielle
de Dieu. D’où le rapport à Dieu est hystérique. Il passe par le ventre, qui est la
vie »170. La parole met au monde. Le poème est chair de la chair, soleil de « ten-
dresse et de vie » se frayant un chemin à travers le « creuset » frissonnant de
l’intériorité muette, transcendance dans l’immanence. Il marque un retour sur
soi, dans les profondeurs (« … l’ironie n’y descend pas »171), au silence du
« cœur mis à nu »172, retour qui crée son écoute et son regard et, entre Je et Tu,
étire jusqu’à nous le récit.
Imre Kertész s’exprime en des termes semblables à ceux des poètes cités
lorsqu’il parle de « l’esprit du récit » dans « La pérennité des camps », confé-
rence prononcée en 1990 : « … nous vivons exclusivement pour l’esprit du récit.
Cet esprit qui se forme sans arrêt dans le cœur et la tête de chacun d’entre nous
a pris la place spirituellement impalpable de Dieu : voilà quel est le regard ima-
ginaire que nous sentons posé sur nous, et tout ce que nous faisons, nous le
faisons à la lumière de cet esprit. »173 Franz Rosenzweig, ce philosophe qui a
réfléchi sur la poésie, distingue la nouvelle unité qu’il perçoit de celle de la
philosophie, et notamment de la métaphysique de Hegel, « unité de la sphère

169 Paul Valéry, « Le cimetière marin », Poésies (1929). Paris : Gallimard Poésies, 1968, p. 100.
170 Henri Meschonnic, Jona et le signifiant errant. Paris : Gallimard, 1981, p. 91.
171 R.M. Rilke, Viarregio, 5 avril 1903, Lettres à un jeune poète, Œuvres I, Prose. Edition de Paul
de Man. Paris : Seuil, 1966, p. 320.
172 Charles Baudelaire, « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là. » Mon
coeur mis à nu, Œuvres complètes, op. cit., p. 405.
173 Imre Kertész, « La pérennité des camps » (1990), in L’Holocauste comme culture. Traduc-
tion de Natalia Zaremba-Huzsvaï et Charles Zaremba. Arles : Actes Sud, 2009, p. 44.

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Vie hasardeuse et violence philosophique 43

qui partout retourne à elle-même »174 ; il y voit un jaillissement qui « fait irrup-


tion à partir de l’infini » et « replonge dans l’infini »175, et donc, plutôt, un
« chemin vers l’unité ». Si nous associons, comme le fait Imre Kertész, Dieu et
le récit, la perspective de Rosenzweig nous permet effectivement d’unir créa-
tion et rédemption : « En vérité, l’unité n’est donc qu’une évolution vers l’unité,
elle n’est unité qu’en le devenant. Et elle ne devient qu’unité de Dieu : Dieu seul
est ‒ ou plutôt : Dieu seul devient l’unité qui accomplit tout. »176 Le récit est
l’infinie moirure de la subjectivité humaine à voix multiples, discordantes par-
fois, mais l’utopie du récit ne surmonte-t-elle pas, en cette transcendance du
regard et de l’ouïe qu’aspirent à susciter les poètes, la discorde de l’immédiat ?
Cela est sans doute vrai, à moins qu’il ne s’agisse d’un rapport au pouvoir, au
sens de domination.
Ainsi, sans cesse, par l’écoute et le regard que pose sur nous la parole, la
chair se fait verbe et le verbe sur la chair fait retour. Le poème est retour à une
origine qui n’a pas de fond, qui est un abîme ; c’est le sujet, croyant en sa puis-
sance qui est ouverture, qui s’ouvre à un Tu dans la confiance de la parole. Ce
Tu que le Je questionne, c’est à la fois ce fourmillement inouï qu’il perçoit en lui
‒ et qui est simultanément altérité à la conscience en la finitude de son savoir,
devenir, et donc excès constant, qui déconcertera si on ne le convertit en puis-
sance créatrice ‒ ; et interlocuteur que fonde le langage et que le Je prend à
témoin. En ses réflexions sur l’art et le poème du point de vue de ce qu’il
nomme Révélation, Franz Rosenzweig considère le langage comme « plus que
métaphore, s’il est vraiment parabole ‒ et donc plus que parabole ‒, ce que
nous percevons dans notre Je comme mot vivant et ce qui vient à notre ren-
contre comme vie à partir de notre Tu […] »177 et voit cette rencontre s’opérer
dans l’amour tel que le Cantique des Cantiques en offre une synthèse : « Ce
n’est pas bien que, mais parce que le Cantique était un chant d’amour ‘authen-
tique’, c’est-à-dire ‘profane’, c’est pour cette raison précisément que c’était un
authentique chant ‘spirituel’ de l’amour de Dieu envers l’homme. »178 Le philo-
sophe se montre là soucieux de sauvegarder « l’authentique relation d’amour
de Dieu envers l’âme individuelle », cette chair du Je et du Tu en sa résonance
pleine et entière dans le récit en la préservant de « l’objectivité morte de la

174 Franz Rosenzweig, L’Etoile de la Rédemption (1921). Préface de Stéphane Mosès. Traduc-
tion de Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel. Paris : Seuil, 2003, p. 357.
175 Ibid., p. 358.
176 Ibid., p. 362.
177 Ibid., p. 281.
178 Ibid., p. 282.

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44 Chapitre 1

troisième personne »179. Il lie absolument le divin et le charnel en associant le


sensible au supra-sensible, écartant de ce fait toute réduction au général, ou à
l’universel, en son « objectivité morte », et l’éphémère devient éternel en sa
paradoxale vérité : « … comme le langage lui-même, l’amour est à la fois sen-
sible et supra-sensible. Autrement dit : la parabole n’est pas à son égard un
accessoire décoratif, il est pour lui essence. […] Comme amour, l’amour ne
pourrait être éternel s’il ne semblait être passager ; mais dans le reflet de cette
apparence se reflète immédiatement la vérité. »180 Pour le philosophe, l’amour,
loin d’être désincarné, est « langage totalement actif, totalement personnel,
totalement vivant, totalement… parlant ; toutes les propositions vraies à son
sujet doivent être des paroles sorties de sa propre bouche, des paroles portées
par le Je »181. A cet instant singulier de la parole, qu’on qualifiera dès lors d’exis-
tentiel, le passé éclôt dans l’avenir en donnant au présent toute sa résonance, à
partir de l’immédiat, par là même transfiguré. Entre verbe et chair s’établit une
réciprocité qui reconnaît à la vie son être en mouvement et, au langage, sa
pleine résonance, éprouvée, incarnée. Le récit sans cesse se ressource au
silence.
Si chez Platon l’amour doit se désincarner pour suivre « la voie de la connais-
sance »182, le récit en son authenticité réclame de ne pas s’égarer dans
l’intelligible au mépris de la réalité sensible, ce que le langage permet de faire,
comme le suggère Kierkegaard dans Le Concept de l’angoisse183 (nous y revien-
drons). Il ne s’agit donc pas pour le poète de se montrer esclave du désir184,
mais, se saisissant comme sujet, d’épanouir au sein du récit, en une efflores-
cence du singulier, le désir humain. Le poème ne chante pas la mort, mais la
vie dans sa complexité de résonances.

Poésie et métaphysique

Revenons à Maria Zambrano qui, d’un certain point de vue, fait écho, avec
variation, à Franz Rosenzweig en cette appréciation : « L’homme ne peut vivre
dans l’unité et quand il y parvient, il la détruit pour se remettre encore à la

179 Ibid., p. 283.


180 Ibid., p. 284.
181 Ibid., p. 286.
182 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, op. cit., p. 90.
183 Søren Kierkegaard, Le Concept de l’angoisse (1844), in Miettes philosophiques, Le concept de
l’angoisse, Traité du désespoir, op. cit., p. 208 et suiv.
184 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, op. cit., p. 91.

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Vie hasardeuse et violence philosophique 45

chercher. Il a besoin de l’unité comme but, comme horizon et il ne peut plus la


savourer lorsqu’elle est enfin tombée à ses pieds comme un fruit mûr. »185 Il
s’ensuit que « l’espoir pour l’homme d’atteindre enfin l’être », espoir conçu à la
fois par la philosophie grecque et la religion chrétienne, se paie d’un renonce-
ment à cette chair du devenir, de l’amour et de la parole. Au lieu de l’instant du
discours où le sens se ressource en son sempiternel, et libérateur, inaccomplis-
sement, se profile, par fidélité à l’être, ce qu’Henri Meschonnic appela poétique
du signe en référence à la définition que donne Emile Benveniste de ces termes :
« Le sémiotique (le signe) doit être RECONNU ; le sémantique (le discours) doit
être COMPRIS. La différence entre reconnaître et comprendre renvoie à deux
facultés distinctes de l’esprit : celle de percevoir l’identité entre l’antérieur et
l’actuel, d’une part, et celle de percevoir la signification d’une énonciation nou-
velle, de l’autre. »186 Et le linguiste précise : « … ce n’est pas une addition de
signes qui produit le sens, c’est au contraire le sens (l’ ‘intenté’), conçu globale-
ment, qui se réalise et se divise en ‘signes’ particuliers, qui sont les MOTS. »187
Le signe est une chose ; le sens, un acte, un mouvement dans le devenir.
Dans une lettre à John E. Jackson, Yves Bonnefoy affirme lui aussi que « ce
que nous voulons, en profondeur, c’est le sens »188. Toutefois, en affirmant que
le langage « est aussi ce qui nous aliène »189, il place dans l’objet une force qui
n’appartient qu’au sujet. Rapportant le langage au monde, qu’il fragmente en
ne nous en laissant qu’une image, le poète parle d’« aliénation linguistique »190,
énonçant que « toute signification, toute écriture, c’est de l’absence »191. Dans
« L’acte et le lieu de la poésie », il se réfère à Hegel et affirme que « la parole ne
peut rien retenir de ce qui est l’immédiat »192. Le dualisme idéaliste opère une
disjonction entre la vie et l’esprit, le sensible et l’intelligible. Yves Bonnefoy,
énonçant que nous « sommes, certes, les prisonniers de l’image que nous
­substituons à ce monde »193, néglige l’unité de l’acte originel au profit du dua-
lisme du résultat. Henri Meschonnic, par contre, délaissant le rapport à la

185 Ibid., p. 101.


186 Emile Benveniste, « Sémiologie de la langue » (1969), Problèmes de linguistique générale, 2.
Paris : Gallimard Tel, 1998, pp. 64-65.
187 Ibid., p. 64.
188 Yves Bonnefoy, « Lettre à John E. Jackson », in Entretiens sur la poésie (1972-1990). Paris :
Mercure de France, 1990, p. 106.
189 Ibid., p. 105.
190 Yves Bonnefoy, « Poésie et liberté », in ibid., p. 310.
191 Yves Bonnefoy, « Lettre à John E. Jackson », in ibid., p. 99.
192 Yves Bonnefoy, « L’acte et le lieu de la poésie », in L’improbable et autres essais, op. cit.,
p. 117.
193 Yves Bonnefoy, « Lettre à John E. Jackson », in ibid., p. 101.

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46 Chapitre 1

chose, ‒ que met en valeur Heidegger dans Acheminement vers la parole (1959),
en allant jusqu’à dire que la personne du poète peut disparaître derrière le
poème, s’il est une réussite ‒, parle du poème comme sujet, insistant sur l’inter-
subjectivité qui se déploie avec la parole. Par ailleurs, à la dissociation du
symbolique qui caractérise la poésie occidentale, Claude Vigée oppose la
notion d’ « inceste heureux »194, qui n’est autre que le retour sur soi de la
conscience dans l’infini que décrit Rudolf Kassner.195  C’est le mouvement qui
compte, l’acte du sujet, non l’inerte de l’objet ; l’individu dans l’acte trouve son
unité dans la force qui épouse le devenir. Nous ne sommes pas loin de la philo-
sophie de Michel Henry. Dans l’extériorité de l’image, on se heurte au tragique
de la finitude et du décentrement du sujet et l’on reçoit en effet « le legs d’un
monde vide »196. Yves Bonnefoy nomme « présence »197 « le contact avec
l’Un », selon une conception que l’on peut qualifier de néo-platonicienne, qui
fait de l’origine non un acte, un surgissement, mais une nostalgie, un paradis
perdu. Le poète se compare à un « archéologue »198 fouillant son « incons-
cient ». Il opère un retour sur soi en quête de signes, démarche qui s’apparente
à la connaissance et qui possède le caractère rétrospectif du cheminement tra-
gique, à l’œuvre dans Œdipe-Roi de Sophocle.199 Même si l’œuvre est
« stylisation, non copie servile »200, comme l’affirme Thomas Mann, il s’opère,
de l’immédiat au poème, la continuité du modelage, ou du façonnage.
Dans son entretien avec John E. Jackson, Yves Bonnefoy insiste sur cette
« unité »201 qui est le « fondement de l’être » et nomme Plotin. Il définit l’Un,
selon Platon, comme « la transgression du plan du multiple »202 et donc
comme « un objet de pensée autant qu’un contenu d’expérience ». Il exprime,
en 1983, une nostalgie de l’unité première, qu’il assimile à l’Un : « Car nous
sommes hantés, la psychanalyse ne saurait en disconvenir, par le regret de ce

194 Claude Vigée, Journal de l’Été indien (1957), op. cit., p. 43.


195 Rudolf Kassner, Evocations et paraboles. Traduction de Geneviève Bianquis. Paris : Plon,
1956, p. 10.
196 Yves Bonnefoy, « L’acte et le lieu de la poésie », in L’Improbable et autres essais, op. cit.,
p. 120.
197 Yves Bonnefoy, « Lettre à John E. Jackson », in Entretiens sur la poésie, op. cit., p. 99.
198 Yves Bonnefoy, « Réponse à quatre questions », in ibid., p. 65.
199 Sur ce sujet, voir : Anne Mounic, Force, parole, liberté : Rupture tragique ou continuité du
récit. Paris : Champion, 2017, chapitre 2.
200 Thomas Mann, « La littérature et Hitler » (1934), in Etre écrivain allemand à notre époque.
Essais et textes inédits réunis et présentés par André Gisselbrecht. Traduit de l’allemand
par Denise Daum. Paris : Gallimard Arcades, 1996, p. 254.
201 Yves Bonnefoy, « Lettre à John E. Jackson », in Entretiens sur la poésie, op. cit., p. 82.
202 Yves Bonnefoy, « Du haïku », in ibid., p. 142.

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Vie hasardeuse et violence philosophique 47

sentiment diffus d’unité avec l’environnement, avec l’être ambiant, qui chez le
petit enfant a précédé le langage. »203 Avec cette affirmation : « La poésie est la
mémoire de l’Un »204, il se range du côté de la réminiscence platonicienne,
fondement de la connaissance et accès au général. Les notions d’« aliénation
linguistique » et de retour sur une unité perdue trahissent une conception dua-
liste qui décentre le sujet dans son rapport à l’objet ainsi qu’au devenir.
L’écriture n’est pas une absence puisque c’est un acte. Bernard Groethuysen
parle ce dernier comme d’un « futur actif »205 : « Le faire constitue un futur
irréductible à un passé. […] J’annule en quelque sorte le passé. je recom-
mence. » C’est l’acte lui-même qui fait surgir le sujet dans son unité : « Le faire
me remet toujours dans l’avenir. Tout faire est éternellement à recommencer.
Ce n’est qu’en avançant que j’agis. Ainsi l’avenir se présente comme le temps
qui avance. » Comme l’affirmait Claude Vigée : « Demain la seule demeure. »206
Que l’on replace le sujet à l’origine et l’on « change en quelque sorte le temps-
mémoire en temps-action »207, en « futur mobile », et donc libre. Nous quittons
la terre vaine de T.S. Eliot, poète saisi dans l’impasse idéaliste. Bonnefoy inter-
prète ainsi cette « terre désolée »208 : « elle est le réel, si je puis dire, réalisé,
abouti, celui que l’esprit subit sans lui demander du possible ». Nous tenons là
une bonne définition de l’inerte.
Le poète, dans un essai de 1999, développe la notion d’« imaginaire méta-
physique »209, qui se fonde sur un déchirement entre la réalité ordinaire et
l’absolu, entre la conscience de « notre finitude essentielle, et le rêve ‘gnos-
tique’ d’une réalité supérieure »210. Que cette approche puisse décrire un
certain état de la poésie, qui se révèle différemment chez Gérard de Nerval ou
Mallarmé, on peut en convenir, mais que ce soit là l’avenir du poème, on peut
en douter. Comme Henri Meschonnic, je préfère parler du poème plutôt que
de la poésie. Le premier terme met l’accent sur l’acte individuel inscrit dans
l’instant ; le second s’oriente vers une généralisation qui dissocie le résultat de

203 Yves Bonnefoy, « Difficulté de la communication poétique », in ibid., p. 284.


204 Yves Bonnefoy, « Poésie et liberté », in ibid., p. 328.
205 Bernard Groethuysen, « De quelques aspect du Temps » (1936), in Philosophie et histoire.
Edité par Bernard Dandois. Paris : Albin Michel, 1995, p. 229.
206 Claude Vigée, L’Homme naît grâce au cri : Poèmes choisis (1950-2012), op. cit., p. 217.
207 Bernard Groethuysen, « De quelques aspect du Temps » (1936), in Philosophie et histoire,
op. cit., p. 230.
208 Yves Bonnefoy, « L’acte et le lieu de la poésie », in L’Improbable et autres essais, op. cit.,
p. 123.
209 Yves Bonnefoy, « L’imaginaire métaphysique » (1999), in L’Imaginaire métaphysique.
Paris : Seuil, 2006, pp. 13-24.
210 Yves Bonnefoy, Avant-propos in ibid., p. 10.

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48 Chapitre 1

son origine. L’instant du poème n’est pas « fugitif »211, mais s’inscrit comme
synthèse active dans la durée. Comme l’a montré Claude Vigée, il existe une
complicité entre l’extase et l’errance,212 entre la vie immédiate, horizontale
dans son cheminement, et sa ressaisie dans l’élan, vertical, du poème. Yves
Bonnefoy exprime une nostalgie de la totalité : « C’est le tout que nous appré-
hendons alors, le tout qui est l’Un. »213 En effet, la totalité s’avère cohérente et
certaine par rapport au « hasard qui règne »214 sur nos existences. Selon une
autre perspective, toutefois, on considérera que le hasard est la déroute de l’es-
prit épris de certitude. Que l’on se place du point de vue du sujet étreignant le
monde, et l’acte rapporte la fiction à son sens premier, de façonnage, et non
plus d’illusoire irréalité. Le sujet, dans l’épreuve qu’il fait de la vie, ne double
pas la réalité d’un désir chimérique, ou d’une image illusoire, mais s’évertue à
faire coïncider le vouloir et le pouvoir. Il forge ainsi sa liberté et rompt, dans le
« futur actif »215, avec la mélancolie. Ce n’est plus « mirage »216, c’est courage. Il
tient à la force, légitime, de la voix singulière.
Maria Zambrano exprime le rôle de la poésie dans le contexte normatif du
signe, parlant de la Divine comédie comme réalisation, « pour la dernière fois
peut-être » de « cette union sans identifications vagues et nébuleuses, entre
poésie, religion et philosophie »217. Dès lors, et l’on comprend mieux le point
de vue critique de T.S. Eliot dans cette perspective, le poème devient une sorte
d’illustration d’une pensée énoncée au préalable : « Il était revenu à la poésie,
ce qui était naturel, de mythifier, de matérialiser l’espoir porté par la philoso-
phie et la religion. » On n’est pas loin de l’allégorie, qui implique une dissociation
symbolique entre le signe et son référent. T.S. Eliot exprime en effet tout à fait
ce point de vue en sa critique de l’œuvre de William Blake, qu’il oppose à celle
de Dante. Il reproche au poète anglais de ne pas s’être appuyé, comme le poète
italien, sur un ensemble d’« idées traditionnelles et admises »218, ce qui lui
aurait évité l’écueil de se lancer dans l’élaboration d’une philosophie de son
cru. « Nous trouvons cette même confusion de pensée, d’émotion et de vision
dans un ouvrage comme Ainsi parlait Zarathoustra, ce qui n’est absolument

211 Yves Bonnefoy, « L’imaginaire métaphysique » (1999), in ibid., p. 21.


212 Claude Vigée, L’Extase et l’errance. Paris : Grasset, 1982.
213 Yves Bonnefoy, « L’imaginaire métaphysique » (1999), in ibid., p. 21.
214 Ibid., p. 18.
215 Bernard Groethuysen, « De quelques aspect du Temps » (1936), in Philosophie et histoire,
op. cit., p. 229.
216 Yves Bonnefoy, « L’imaginaire métaphysique » (1999), in ibid., p. 19.
217 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, op. cit., p. 102.
218 T.S. Eliot, The Sacred Wood: Essays on Poetry and Criticism. <http://www.bartleby.com/200/
sw13.html>.

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Vie hasardeuse et violence philosophique 49

pas une vertu latine. La concentration qui résulte d’un cadre mythologique,
théologique et philosophique constitue une des raisons qui font de Dante un
classique tandis que Blake n’est qu’un poète de génie. » Nous revenons à la
conception platonicienne qui fait du poète, comme du langage d’ailleurs (voir
supra), un simple imitateur. Si le langage est signe, c’est à un concept constant,
et défini au préalable, qu’il doit se référer, comme le pose, par exemple, Thomas
d’Aquin dans la Somme contre les Gentils : « … Dieu est absolument immuable.
Il est donc éternel, sans commencement ni fin. »219 L’avenir s’enchaîne au
passé ; le singulier n’a nul droit de cité. L’acte bute contre l’inertie des choses.
Selon Maria Zambrano, cette trêve, cette unité entre poésie et philosophie
due à l’adoption de la raison grecque par la religion chrétienne, fut de courte
durée : « A présent, l’accent va être mis sur l’être atteint dans ce monde, en deçà
de la mort. Et plus tard sur l’être lui-même, sur l’être individuel. »220 Le philo-
sophe parle d’une « métaphysique de la création »221 qui met la « personne
humaine », « autonome, libre », au fondement de tout. L’art devient « manifes-
tation de l’absolu »222 et « relève de la création divine », chez Schelling
notamment. « On ne pouvait imaginer revendication plus profonde, plus totale
de l’art à partir de la Philosophie. Elle ne pouvait inévitablement se faire jour
que chez un penseur platonicien, au cœur de l’anti-platonisme que représente
la Métaphysique moderne. Métaphysique de la création, de la volonté et de la
liberté, toujours plus détachée, par conséquent, de l’héritage platonicien. »223
Pour les Romantiques, poésie et philosophie, à nouveau unies, « s’éprouvent
comme une réalité transcendante »224. A cette « époque de géants » dont les
représentants sont, aux yeux de Maria Zambrano, Victor Hugo et Schelling,
succède une sorte de dégrisement : « A Victor Hugo succède Baudelaire. Et à
Schelling, Kierkegaard. »225 Tous deux apportent « la mesure, la conscience ».
Ces « deux génies de la conscience en éveil »226 marquent la rupture de la poé-
sie et de la métaphysique. Poésie et philosophie, se suffisant, chacune de son
côté, à elles-mêmes, « s’excluent, s’ignorent »227. Maria Zambrano en veut pour
preuve la manière qu’a un poète comme Paul Valéry de « lier poésie et pensée »

219 Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils (1259-1264), I. Présentation et traduction par
Cyrille Michon. Paris : Garnier-Flammarion, 1999, p. 177.
220 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, op. cit., p. 103.
221 Ibid., p. 105.
222 Ibid., p. 106.
223 Ibid., p. 107.
224 Ibid., p. 108.
225 Ibid., p. 109.
226 Ibid., p. 110.
227 Ibid., p. 115.

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50 Chapitre 1

en créant une « éthique du poète dans l’acte poétique. Une éthique qui consiste
à être éveillé ». Le philosophe distingue métaphysique moderne européenne
et métaphysique grecque, l’avènement du sujet brisant la « plénitude »228 de
cette « aurore » de la raison. Cette dernière « s’affirmait elle-même avec une
rigidité, un ‘absolutisme’ véritablement nouveaux. La raison s’affirmait en se
fermant et, tout naturellement, elle n’allait plus pouvoir ensuite découvrir
autre chose qu’elle-même. »229 Il me semble que, compte tenu des perspec-
tives singulières, cette remarque fait écho à l’inquiétude de Rosenzweig à
l’égard de « l’objectivité morte de la troisième personne » (voir supra) au dix-
neuvième siècle. Maria Zambrano établit une corrélation entre angoisse et
système : « Le système est donc la forme de l’angoisse et la forme du pouvoir. La
forme de la non communication, de la solitude obstinée. »230
La poésie, elle, échappe à ces préoccupations, « la conscience n’est pas, chez
elle, signe de pouvoir mais absolue nécessité de l’accomplissement de la
parole »231 ; elle se tourne vers l’inouï. « Elle ne peut entrer dans la forme du
système comme la métaphysique issue de l’angoisse, parce qu’elle ne peut
jamais être close. Et le jour où on l’aura défini, ce sera le dernier jour de la créa-
tion. De la création qui, à travers la poésie, suit son cours. »232 Le poète trouve
son salut dans la parole en une sorte de réciprocité : « C’est la parole qui trouve
son salut à travers lui […]. » Il n’accède pas à « l’actualisation du pouvoir »233 et
« n’accepte pas d’être une personne à la manière du philosophe, par la volonté ».
Toujours en écho à Rosenzweig, me semble-t-il : « Le poète est amoureux de la
présence de ce qu’il ne possède pas, et comme il ne le possède pas, il doit l’évo-
quer. »234 L’angoisse du poète est « chargée d’amour »235. A noter toutefois que
l’on ne peut opposer Kierkegaard à cette conception du poète : « Le poète, en
refusant d’exister sans l’autre, sans cet autre qui le dépasse, se retourne vers le
lieu d’où il vient. »236 Le philosophe danois, en effet, décrit la sortie du déses-
poir comme ce ressourcement à l’origine ouverte237 (voir supra), qui n’est pas
un retour à l’enfance, mais une ouverture à l’avenir dépouillé de la tyrannie du

228 Ibid., p. 118.


229 Ibid., p. 119.
230 Ibid., p. 120.
231 Ibid., p. 121.
232 Ibid., p. 122.
233 Ibid., p. 128.
234 Ibid., pp. 129-130.
235 Ibid., p. 130.
236 Ibid., p. 131.
237 Søren Kierkegaard, Traité du désespoir (1849), in Miettes philosophiques, Le concept de
l’angoisse, Traité du désespoir, op. cit., p. 352.

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Vie hasardeuse et violence philosophique 51

signe, ce que Rimbaud nomme « puits des magies »238 et associe à l’« aurore ».


Selon Maria Zambrano, si le philosophe vit dans l’angoisse, le poète vit dans la
mélancolie. Notre auteur fait de ce dernier le restaurateur d’une « unité per-
due »239, d’une innocence première, conception contestable. Par contre, le
point de vue suivant sur la poésie paraît essentiel : « Impossible également de
ne pas l’éprouver comme forme de la communauté, étant donné que si la poésie
se fait avec des mots, c’est parce que le mot est la seule chose intelligible, parce
que le mot, finalement, serait ce rêve partagé. » (C’est moi qui souligne.)
Toutefois, cette vision de la philosophie tournée vers l’avenir et de la poésie
préoccupée seulement de l’origine, donc du passé, au mépris de l’histoire, ne
me paraît pas exacte. L’instant créateur incarne le passé dans l’avenir à partir
de l’immédiat. C’est peut-être dans cette perspective que se réaliserait le vœu
énoncé par Maria Zambrano d’une poésie qui recueillerait « tout le savoir de la
philosophie, tout ce que la distance et le doute lui ont appris, afin de donner
forme avec lucidité et pour tous à son rêve »240.

Philosophe et poète

Maria Zambrano, s’accordant en cela avec Robert Graves, ‒ est-ce simple coïn-
cidence ? ‒, fait du poète un « fils-amant »241, car il se tourne vers l’origine tout
en subissant, à l’égard de la poésie, les mêmes souffrances que les amants, alors
que le philosophe « part en quête de son être par le détachement ». Le poète,
comme l’avait proclamé Rilke, se situe dans l’Ouvert.

Le poète a su depuis toujours ce que le philosophe a ignoré : qu’il est


impossible de se posséder soi-même. Il faudrait être plus que soi-même ;
se posséder à partir d’autre chose au-delà, à partir de quelque chose qui
puisse réellement nous contenir. Et ce quelque chose, ce n’est plus moi-
même. La pleine actualisation de ce que nous sommes n’est possible
qu’au regard d’autre chose, d’une autre présence, d’un autre être qui
aurait la vertu de nous mettre en mouvement.242

238 Arthur Rimbaud, « Veillées », Les Illuminations, Œuvres, op. cit., p. 193.


239 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, op. cit., p. 133.
240 Ibid., p. 136.
241 Ibid., p. 144.
242 Ibid., p. 148.

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52 Chapitre 1

Il semble qu’un philosophe comme Michel Henry, articulant la révélation réci-


proque du verbe et de la chair, ait saisi cette caractéristique essentielle du
langage telle qu’elle se manifeste dans la Genèse en conjuguant transcendance
et immanence. « La poésie, c’est l’être qui s’ouvre vers le dedans et vers le
dehors en même temps. »243 Enonçant que le « véritable objet »244 de l’amour
du poète « est le monde » et que l’être du philosophe, selon Schelling, est
« séparation »245, Maria Zambrano en vient à distinguer deux types d’être, de
la même façon que Roman Jakobson distingue deux types de poètes, celui de la
métaphore, sur le modèle de Maïakovski, et celui de la métonymie, à la façon
de Boris Pasternak. Le moi du poète, chez Maïakovski, en une filiation roman-
tique qu’il récusait, se trouve au centre d’un réseau d’analogies et de contrastes
métaphoriques en lequel se joue son « lyrisme héroïque »246. Chez Pasternak,
par la métonymie, s’établit une contiguïté avec les choses de ce monde, qui
prend une teneur subjective. C’est ainsi que Maria Zambrano compare le poète
au fils prodigue.247 En l’étreinte des origines, sa méthode se distingue de celle du
philosophe en ce qu’elle demeure ouverte aux choses et n’est que chant. « Par-
delà l’être et le non-être, elle poursuit l’infini de chaque chose, son droit à être
par-delà les limites présentes. »248 Elle se tourne vers la « richesse du pos-
sible »249. Le philosophe formule le vœu que, « lorsque, une fois épuisé le
problème de l’être et de la création, [le temps et l’histoire] permettront enfin à
la raison de passer au-delà »250.
Réfléchissant à la notion d’erreur dans la première de ses notes, Maria
Zambrano en vient à poser la question du solipsisme. En effet, si la « parole,
le logos, est l’universel, ce qu’exprime la communauté dans le domaine
hu­main »251, alors le poète, qui « utilise la parole non pas dans sa forme uni­
verselle, mais pour révéler quelque chose qui ne se produit qu’en lui, tout au
fond de l’individuel, lequel, pour Aristote, est irrationnel », se situe « en marge
de toute communauté » : « …  il y a autant de langages que de poètes » et « la

243 Ibid., pp. 149-150.


244 Ibid., p. 151.
245 Ibid., p. 152.
246 Roman Jakobson, « Notes marginales sur la prose du poète Pasternak » (1935), Huit ques-
tions de poétique. Edition de Tzvetan Todorov. Plusieurs traducteurs. Paris : Seuil Points
Essais, 1977, p. 59.
247 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, op. cit., p. 153.
248 Ibid., p. 157.
249 Ibid., p. 158.
250 Ibid., p. 159.
251 Ibid., p. 162.

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Vie hasardeuse et violence philosophique 53

poésie, par conséquent, est un effort vain, puisqu’elle ne transmet rien »252. Si


la philosophie, en sa solitude, semble atteinte du même questionnement, la
poésie assume ce va-et-vient « entre la proximité de sa chair et le principe le
plus élevé, la raison la plus haute »253. Elle transcende alors l’écart entre vérité
et erreur.
La seconde note concerne le concept mallarméen de poésie pure, repris par
Paul Valéry, et celle de l’absence des choses dans le poème. S’interrogeant sur la
volonté de Valéry de définir la poésie, Maria Zambrano se demande si elle ne
disparaît pas par là même. « Le seul fait que la poésie se situe parallèlement à
la pensée, laisse à penser qu’elle a cessé d’être fidèle à elle-même, précisément
au moment où elle prétendait l’être. La poésie ne peut se fonder elle-même, se
définir elle-même. Elle ne peut prétendre en somme se trouver, parce qu’alors
elle se perd. »254
Les questionnements soulevés dans ce chapitre vont revenir tout au long de
ce livre sous des formes différentes, sans que nous cherchions à leur apporter
une réponse unique. L’intérêt émane plus souvent de l’interrogation et de la
discussion que de la réponse, si réponse il y a. De toute façon, la tentative
d’éclaircissement que nous pourrons apporter ne sera qu’un moment d’une
pensée en mouvement.

252 Ibid., pp. 162-163.


253 Ibid., p. 164.
254 Ibid., p. 167.

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