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Chapitre 1
Dans les cinq essais qui composent le recueil intitulé Philosophie et poésie,
Maria Zambrano confronte « Pensée et poésie », « Poésie et éthique »,
« Mystique et poésie », « Poésie et métaphysique » pour aboutir à ce seul sujet,
« Poésie ». Deux notes suivent, qui méritent un examen. Ce chapitre propose
une lecture commentée de cet ouvrage ainsi qu’une réflexion sur les axes
essentiels de la question soulevée par cet auteur.
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Dès l’abord, comme le fait, en parlant du rejet du mythe par Socrate dans le
Phèdre, Robert Graves au début de La Déesse blanche (The White Goddess,
1948), somme mytho-poétique écrite durant la Seconde Guerre mondiale,
mais, par bien des aspects, d’une subtilité avérée et d’une pertinence irrécu-
sable encore aujourd’hui1 (nous y reviendrons), le philosophe remonte à la
source du clivage, à savoir la condamnation des poètes, prononcée par Platon
dans La République (Πολιτεἰα, 380-370 av. J.-C.), qui voue ces derniers à la « vie
hasardeuse » : « Depuis que la pensée a réalisé sa ‘prise de pouvoir’, la poésie
est restée à vivre dans les faubourgs, sauvage et déchirée, proclamant à grands
cris toutes les vérités inconvenantes ; terriblement indiscrète, révoltée. »2 On
se souvient de la révolte de Benjamin Fondane contre la pensée enseignante et
de l’écho, chez ce poète, de la réflexion de Léon Chestov, philosophe décriant
les certitudes et évidences de la raison. « Parce que les philosophes n’ont
encore gouverné aucune république, la raison par eux fondée a exercé un
empire décisif dans la connaissance, et ce qui n’était pas radicalement ration-
nel, selon de curieuses alternatives, ou bien a subi sa fascination, ou bien est
entré en révolte », ajoute Maria Zambrano. Comme Cronos/Saturne relégué en
une archaïque torpeur par son fils triomphant, les poètes sont exilés du côté de
la folie et de la mélancolie. Dans sa remarquable étude, Mélancolie : Essai sur
l’âme occidentale (1984), László F. Földényi associe cette dernière avec le
1 « Homère est nouveau ce matin, et rien n’est peut-être aussi vieux que le journal d’aujourd’hui. »
Charles Péguy, Pensées. Paris : Gallimard, 1934, p. 52.
2 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, op. cit., p. 16.
Copyright 2017. Brill.
Il est impossible de mettre fin à cet exil métaphysique (quand Ulysse des-
cend aux Enfers, il ne rencontre que le corps d’Héraclès, car son âme est
montée dans les régions divines, c’est-à-dire que même la mort est inca-
pable de mettre fin à cet exil absolu, à ce déchirement), car il n’existe pas
d’appui qui rendrait le monde clos et familier : il n’a nulle part d’où partir
et nulle part où arriver. Au début, Héraclès ne se doute pas de cela ; ce
n’est que lorsqu’il s’initie aux mystères d’Eleusis avant de descendre aux
Enfers que son destin lui apparaît. Il découvre les notions complémen-
taires de vie et de mort, l’ivresse de l’illimité et l’angoisse de la limite, et
on peut supposer que la vision d’ordre supérieur qu’il acquiert alors et
qui constitue pour le mortel une ouverture effrayante lui révèle la frac-
ture irréparable de sa double nature ‒ humaine et divine, éternelle et
mortelle.5
C’est d’ailleurs dans l’école d’Aristote, lui qui posa, dans sa Métaphysique (Γ, 3),
le principe de contradiction, « côté négatif du principe d’identité, et loi fonda-
mentale de l’Etre, avant d’être une loi de la pensée elle-même »6, que s’énonce
cette question reprise par László F. Földényi : « Pourquoi les hommes qui se
sont illustrés dans la philosophie, la politique, la poésie et les arts sont-ils tous
des mélancoliques ? »7
3 László F. Földényi, Mélancolie : Essai sur l’âme occidentale (1984). Traduit du hongrois par
Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba. Arles : Actes Sud, 2012, p. 24.
4 Note, in ibid., p. 24.
5 Ibid., p. 25.
6 Aristote, Métaphysique (env. 346-322 av. J.-C.), Tome 1. Introduction, notes, traduction et index
par J. Tricot. Paris : Vrin, 1974, note 1, p. 195.
7 Ecole d’Aristote, Problèmes (953a), cité par László F. Földényi, in Mélancolie : Essai sur l’âme
occidentale, op. cit., p. 15.
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22 Ibid., p. 38.
23 Ibid., p. 53.
24 Ibid., p. 49.
25 Ibid., p. 38.
26 Pascal, pensée 206, Pensées (1670). Edition de Léon Brunschicg. Paris : Le Livre de Poche,
1972, p. 105.
27 Charles Baudelaire, « Le gouffre », Les Fleurs du Mal, op. cit., p. 204.
28 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, op. cit., p. 62.
29 Robert Graves, « Genius » (1969), in Some Speculations on Literature, History and Religion.
Edition de Patrick Quinn. Manchester: Carcanet, 2000, pp. 268-279. Pour une discussion
détaillée de cet essai, voir Anne Mounic, Monde terrible où naître : La voix singulière face à
l’Histoire. Paris : Champion, 2011, pp. 426-433.
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18 Chapitre 1
dont Platon fut l’ennemi notoire, nous dit Graves, est en effet la puissance d’en-
gendrement de l’individu, sa puissance créatrice, qui le protège et lui donne
l’intuition de l’avenir ; le génie est générosité. Giorgio Agamben reprend cette
notion dans un essai du même titre, « Genius »30, en 2005, mais attribue au
génie une qualité impersonnelle parce qu’il est plus vaste que le Moi. Il l’est en
effet, car la conscience est toujours dépassée par le devenir et son ombre
intime, mais, comme le suggère Graves, on atteint à la source vive, non pas
impersonnelle mais singulière. On préférera ici parler d’ouverture de l’indivi-
duel au singulier quand le Moi s’élargit à toutes les dimensions, intersubjectives,
métamorphiques, charnelles, (au sens que Michel Henry donne à l’épreuve de
la chair), de l’altérité.
De nouveau, nous nous situons du point de vue du « Je peux », au cœur de
la subjectivité, en ce mouvement d’étreinte du monde, qui est une offrande,
nous épargnant par là même l’aliénation à un réel sans prise pour l’humain. En
son mouvement, la subjectivité éprouve sa présence au monde ; il n’est pas
d’autre enchantement que la pleine étreinte de notre vie terrestre dans la
conscience de notre primordiale absence de maîtrise, selon ce que dit
Kierkegaard de la levée du désespoir : « … en s’orientant vers lui-même, en vou-
lant être lui-même, le moi plonge, à travers sa propre transparence, dans la
puissance qui l’a posé. »31 Il renoue avec son histoire et l’histoire humaine,32
comme le disait Graves du génie tombant en transe durant l’acte créateur.33
Pour atteindre à lui-même et à son humanité, le sujet se doit d’outrepasser les
limites que la raison s’assigne au sein du monde clos de la connaissance, à
moins de perdre toute confiance en son élan singulier et d’éprouver, comme
Héraclès, un déchirement entre le possible et la limite. A cet égard, la volonté
manifestée par Spinoza de réconcilier la raison et la joie en un mouvement de
persévérance dans l’être qui fait de Dieu une puissance d’engendrement au
sein du devenir, prend un caractère décisif. Abandonnant la conception dua-
liste du corps et de l’esprit (première définition de la partie II, « De l’esprit »),
Spinoza récuse également, et dès la première partie de l’Ethique, la distance
entre Dieu et le monde : « Dieu est cause immanente de toutes choses et non
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Vie hasardeuse et violence philosophique 19
Cet esprit, qui agissait sur moi de façon si décisive et qui devait avoir sur
toute ma manière de penser une si grande influence, c’était Spinoza. En
effet, après avoir cherché vainement dans le monde entier un moyen de
culture pour mon étrange nature, je finis par tomber sur l’Ethique de ce
grand homme. Ce que j’ai pu tirer de cet ouvrage, ce que j’ai pu y mettre
du mien, je ne saurais en rendre compte ; en un mot, j’y trouvai l’apaise-
ment de mes passions ; il me semblait voir s’ouvrir une vaste et libre
perspective sur le monde sensible et le monde moral.39
34 Baruch Spinoza, I. « De Dieu », Proposition 18, L’Ethique (1677). Edition de Robert Misrahi.
Paris-Tel-Aviv : Editions de l’Eclat, 2005, p. 78.
35 Baruch Spinoza, V. « De la liberté humaine », scolie de la proposition 31, ibid., p. 313.
36 Robert Misrahi, note 53, ibid., p. 464.
37 Platon, La République, Livre X, Œuvres complètes. Edition d’Emile Chambry. Paris : Belles
Lettres, 2008, p. 118.
38 Baruch Spinoza, Traité de l’autorité politique, § 7. Edition de Madeleine Francès. Préface
de Robert Misrahi. Paris : Gallimard Folio, 2002, p. 86.
39 Johann Wolfgang von Goethe, Poésie et Vérité (1811-1831). Traduction de Pierre du Colom-
bier. Paris : Aubier, 1941, pp. 400-401.
40 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation (1929). Traduction de Ch. et J. Odier. Paris :
P.U.F., 1986, p. 6.
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20 Chapitre 1
Horizons inouïs ! Mon rêve, même en ses vols les plus délirants, est
dépassé. Non seulement mon corps et mon esprit, mon univers, baignent
dans des mers sans rivages, l’Etendue, la pensée, dont nulle caravelle ne
pourra faire le tour. Mais dans l’insondable immensité, j’entends bruire, à
l’infini, d’autres mers, d’autres mers inconnues, des Attributs innom-
mables, inconcevables, à l’infini. Et tous sont contenus en l’Océan de
l’Etre.49
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Cet Etre, c’est le Dieu de Spinoza, nature naturante, ou Vie sans cesse créatrice
d’elle-même, et accueillie comme tel, la crainte de la mort s’amenuisant par là
même.50 Si le point de vue dualiste d’une irréductible transcendance de la
Nécessité produit l’effroi, le recentrement sur le sujet transforme la « violence »
philosophique en perception unifiée de la vie. A ce propos, la nécessité évo-
quée par Platon, Ἀνάγκη, se distingue de Némésis (Νέμεσις). La première
désigne la « nécessité », la « contrainte », la « destinée inévitable, la destinée,
le destin », le « besoin physique », la « loi de la nature », la « nécessité logique »,
la « misère », la « souffrance » ainsi que les « liens du sang ». La seconde est à
proprement parler la « justice distributive » et notamment l’ « indignation que
cause l’injustice, ou particulièrement le bonheur immérité ». C’est alors la
« vengeance divine », le « châtiment infligé par les dieux » dont la fille de la
Nuit et d’Okéanos est la figure, « justicière implacable de toute ὕϐρις, orgueil ou
violence ». Némésis prévient les débordements de l’obscur en les châtiant, non
en les rendant « affirmatifs », selon le mot de Goethe.
Un autre poète, Henri Meschonnic, s’est intéressé à Spinoza, intitulant son
étude : Spinoza, poème de la pensée (2002). Dès l’introduction, sous le titre « Le
langage, sinon ‒ rien », l’auteur situe la pensée dans le temps, faisant du
moment présent le nœud existentiel d’une conversion du passé dans l’avenir,
selon le modèle du vav conversif de l’hébreu biblique dans la conception qu’en
expose Claude Vigée :
50 « Plus nombreux sont les objets que l’Esprit comprend par le second et le troisième genre
de connaissance, moins il est rendu passif par les affects qui sont mauvais, et moins il
craint la mort. » Baruch Spinoza, V. De la liberté humaine, Proposition 38, L’Ethique,
op. cit., p. 317.
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aux réalistes, pensaient que l’universalité est affaire de langage, non une subs-
tance identique dans tous les êtres et transformant l’individualité en accident.
Pour Pierre Abélard (1079-1142), qui s’opposait à ce titre à Guillaume de
Champeaux (1070 ?-1121), est universel ce qui s’applique à plusieurs sujets.
L’individualité est donc primordiale, et agit dans l’acte de parole. Pour Henri
Meschonnic, l’universel se déduit du singulier. Autre élément qui fonde sa
démarche, la pensée de Humboldt (1767-1835) met également l’accent sur
l’acte, « une activité en train de se faire (Energeia) » 54, plutôt que sur « un
ouvrage fait (Ergon) », suivant en cela Aristote. « Am Anfang war die Tat », « Au
commencement était l’action »55, énonçait Faust sous la plume de Goethe en
traduisant le début de l’Evangile de Jean. En somme, entre l’inerte (les choses)
et l’acte (le sujet), il faut choisir, et ce choix distingue clairement les perspec-
tives. Le dualisme sujet / objet se tourne vers le passé tandis que l’acte n’est
qu’avenir. Lecteur de Chestov, Yves Bonnefoy affirmait : « La connaissance est
le dernier recours de la nostalgie. »56 Toutefois, rapportant le langage aux
choses, il n’échappe pas à la mélancolie qu’implique ce dualisme. (Voir infra.)
Chestov, qui critique Spinoza pour son attachement à l’éthique de la raison,
dénonce, dans Athènes et Jérusalem (1937), cet accablant défaitisme de la philo
sophie grecque, opposant la métaphysique d’Aristote, qu’il cite (« Le savoir
empirique consiste à savoir comment les choses se passent dans la réalité (τὸ
ὅτι), mais il n’est pas encore la connaissance pourquoi (τὸ διότι καὶ αἰτία) ce qui
arrive devait arriver précisément ainsi et ne pouvait arriver autrement. »57) et
celle de l’Exode : « Chez les Grecs, l’idée du savoir était indissolublement liée à
l’idée de nécessité et à celle de contrainte. […] Peut-on admettre que l’on puisse
réussir à soumettre aux principes fondamentaux de la pensée grecque ou à
accorder avec eux la métaphysique de l’Exode qui fait dépendre la vérité de la
volonté (les Grecs eussent dit, et avec raison, l’arbitraire) de Dieu ? » On oppo-
sera donc une pensée des évidences et des certitudes, sorte de conformisme du
passé, à une poétique de l’inouï, sans parler de rupture toutefois, ni de table
54 Wilhelm von Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi (G. S. VII, 46). Traduction de
Pierre Caussat. Paris : Seuil, 1974, pp. 183-184. Cité par Denis Thouard dans Wilhelm von
Humboldt, Sur le caractère national de langues et autres écrits sur le langage (1816-1821).
Paris : Seuil Points, 2000, p. 171.
55 Johann Wolfgang von Goethe, Faust I, 1224-1237, in Faust. Edition de Jean Lacoste et
Jacques Le Rider. Paris : Bartillat, 2009, pp. 234-235.
56 Yves Bonnefoy, « L’acte et le lieu de la poésie », in L’Improbable et autres essais (1980).
Paris : Gallimard Folio, 1992, p. 108.
57 Aristote, Métaphysique, 981 a. 26, cité par Léon Chestov in Athènes et Jérusalem, op. cit.,
p. 325. Le philosophe, en note, se réfère aussi à l’Ethique de Nicomaque, 1140, 30 : « Le
savoir est la perception du général et du nécessaire. »
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24 Chapitre 1
rase, mais en insufflant à l’instant présent l’énergie (la rigueur) de vie du sujet.
On sait que Kierkegaard, lui aussi, parle de « reprise », en deux endroits, à pro-
pos du sacrifice d’Abraham tout d’abord, décrivant l’énergie existentielle de
l’instant, conversion de l’immédiat à son extase subjective : « … il est grand de
saisir l’éternité, mais il est plus grand encore de recouvrer le temporel après y
avoir renoncé. »58 C’est en parlant de Job qu’il écrit : « Job est béni et il a tout
reçu au double. ‒ Cela s’appelle une reprise. »59 Job est d’ailleurs décrit à l’aide
d’une expression manifestant une extrême puissance poétique comme « un
homme qui tient en main l’atout d’un orage »60.
Le dieu exclusivement bon de Platon se concilie moins bien avec la vie, telle
que les poètes l’appréhendent : « La poésie était une hérésie par rapport à l’idée
de vérité des Grecs. »61 Dans son troisième chapitre, « Poésie et mystique »,
Maria Zambrano s’intéresse au rejet de la chair par Platon, l’âme incarnée étant
comme défigurée par les flots (La République, Livre X, 611c, d) : « Rien de plus
curieusement mélancolique que certaines plages à l’heure de la marée basse ;
de très étranges créatures ont été abandonnées sur le sable humide et un air de
destruction semble flotter sur tout. »62 Pour éviter sa dissolution dans la chair,
il faut à l’âme livrer un véritable combat contre son naufrage. Elle a la nostalgie
du divin ; elle se trouve en exil de l’origine. Si, pour le poète, tout commence-
ment est une saisie de l’origine, ou, mieux encore, sa vivante actualisation,
pour le philosophe, l’immédiat n’offre qu’une « image de décadence et de
dégradation »63 : « C’est pourquoi il devait rejeter la poésie qui prétendait la
perpétuer. La poésie, copie de la dégradation, décadence de la décadence. »
Loin de convertir l’immédiat à sa splendeur dans l’instant de la parole, la voie
de la raison impose une catharsis, ou purification, des passions de l’âme, « pro-
duit de son union avec le corps-tombeau »64. Le processus est intellectuel ; il
s’opère « par la voie de la dialectique que seule, maintenant, et recueillie en
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Vie hasardeuse et violence philosophique 25
elle-même, elle parcourt jusqu’à l’idée du bien, qui est le divin, auquel l’âme
humaine est apparentée sui generis ». La connaissance platonicienne, au
contraire du conatus spinozien, est donc rejet du lien terrestre, mais la perte du
monde est perte de soi. A nouveau Maria Zambrano parle de « violence avec
laquelle l’un des prisonniers de la Caverne se voit forcé de se débarrasser des
chaînes qui le maintiennent face aux ombres »65. L’âme n’atteignant le bien
qu’en se détournant de la vie, « [l]a philosophie est une préparation à la mort
et le philosophe est l’homme qui est mûr pour elle », comme Socrate l’enseigne
et l’illustre dans le Phédon. La connaissance se fait ascèse : « Cet ascétisme
devait être le lien le plus solide et le plus profond entre religion chrétienne et
pensée grecque. »66 Maria Zambrano qualifie de théologique et mystique la
pensée platonicienne, qui vise à rationaliser le salut de l’âme.
65 Ibid., p. 72.
66 Ibid., p. 77.
67 Ibid., p. 79.
68 George Steiner, The Poetry of Thought. New York: New Directions Book, 2011, p. 57.
69 Platon, Phèdre (244c), in Le Banquet, Phèdre. Edition d’E. Chambry. Paris : Garnier-Flam-
marion, 1964, p. 122.
70 Ibid., p. 123.
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Vie hasardeuse et violence philosophique 27
76 Arthur Rimbaud, « La vraie vie est absente. », « Délires », Une saison en enfer (1873).
Œuvres complètes, op. cit., p. 229.
77 Michel Henry, Philosophie et phénoménologie du corps (1965), op. cit., p. 79.
78 Ibid. Italiques de Michel Henry.
79 Michel Henry, Incarnation : Une philosophie de la chair. Paris : Seuil, 2000, pp. 8-9. Ital-
iques de Michel Henry.
80 Ibid., p. 9. Italiques de Michel Henry.
81 Ibid., p. 55.
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28 Chapitre 1
Le langage dès lors ne vaut pas par sa plus ou moins juste adéquation aux
choses, mais par la qualité de sa référence subjective. Emile Benveniste indique
bien, dans ses notes sur Baudelaire, que la « référence de la poésie » est « subjec-
tive-émotionnelle »88 ; et il s’agit de « faire » plutôt que de « dire »89, c’est-à-dire
d’atteindre un autre subjectivité afin de la mettre en mouvement. Or, si nous
suivons le raisonnement de Socrate dans le Cratyle, dialogue vraisemblable-
ment écrit avant la République, nous nous apercevons que ce qu’on peut
nommer logos, et donc instrument de la connaissance, doit avant toute chose
échapper au mouvement tel que le décrit Héraclite. « Héraclite dit, n’est-
ce pas ? que tout passe et que rien ne demeure, et comparant les choses à un
82 Ibid., p. 64.
83 Ibid., p. 65.
84 Ibid., p. 93.
85 Ibid., p. 92.
86 Ibid., p. 178.
87 Ibid., p. 179.
88 Emile Benveniste, Baudelaire. Limoges : Lambert-Lucas, 2011, p. 398.
89 Ibid., p. 400.
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Vie hasardeuse et violence philosophique 29
courant d’eau, qu’on ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve. »90 Le
langage, de surcroît, est représentatif, puisque les « noms, quand ils sont bien
établis, ressemblent aux objets qu’ils désignent » et « sont les images des
choses »91. Socrate pense que le mot juste doit représenter l’essence vraie de la
chose par une sorte d’harmonie imitative. Le nom se conforme donc à « l’appa-
raitre du monde ». Notons que le propos du dialecticien s’appuie avec une
certaine confiance sur le dire des poètes, Homère ou bien Hésiode, et que lui-
même dit parler sous « l’inspiration divine »92. Il se méfie toutefois des
tragédiens qui « lorsqu’ils sont embarrassés, recourent aux machines en éle-
vant les dieux dans les airs »93, mais la nécessité donne l’argument pour dire
que lettres et syllabes « révèlent les choses en les imitant ». C’est ainsi que
Socrate commente le nom même d’anankè : « L’anankaïon (nécessaire) et le
résistant, étant contraire à la volonté, doit se rapporter à l’erreur et à l’igno-
rance. Il est assimilé à une marche à travers les ravins (anhé), parce que,
difficiles à traverser, rudes et boisés, ils arrêtent la marche. C’est de là sans
doute que vient le nom d’anankaïon, c’est d’une comparaison avec la traversée
du ravin. Mais tant que nous avons la force, ne la lâchons pas. »94 Emile
Chambry nous indique en note que « Ἀνάγκη, selon Platon, est composé de
ἀνά, le long de, et, ἄγκη, ravins : c’est ce qui contrarie le mouvement. »95 Le
volontaire, par contre, « cède au mouvement »96. On songe à l’imaginaire
romantique de l’initiation et, notamment, au Prélude de Wordsworth, au
Livre 6:
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30 Chapitre 1
C’est le combat pour affirmer, soutenir, démontrer par tous les moyens à
leur disposition ‒ mais aussi à l’aide d’intuitions nouvelles, d’illumina-
tions soudaines ‒ que le Christ avait un corps réel, une chair réelle,
semblable à la nôtre, et que c’est en elle et en elle seulement que se tient
la possibilité d’un salut. Combat dirigé contre la pensée grecque, sa déva-
lorisation du sensible et du corps, disions-nous. La visée de cette critique
pourtant n’est pas tournée vers le passé. Les acquis de la culture grecque,
ses résurgences, ses substituts obliques, elle les démasque partout autour
d’elle, avant de les reconnaître soudain avec horreur en elle-même : chez
97 « The cry of unknown birds; The mountains more by darkness visible / And their own
size, than any outward light; / The breathless wilderness of clouds; the clock / That told,
with unintelligible voice, / The widely parted hours; the noise of streams, / And some-
times rustling motions nigh at hand, Which did not leave us free from personal fear […].»
in William Wordsworth, Prelude (1805-1806), Book VI, 713-720. Edited by J.C. Maxwell. Har-
mondsworth: Penguin, 1978, p. 244. Ma traduction ainsi que pour tout texte anglais dans
ce livre, à moins d’une indication contraire.
98 Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions (1782-1789), Livre 2 (1728). Présentation par Alain
Grosrichard. Paris : Garnier-Flammarion, 2002, p. 88.
99 Michel Henry, Incarnation : Une philosophie de la chair, op. cit., p. 205.
100 Evangile de Jean, cité par Michel Henry, ibid., p. 10.
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tous ceux qui, acceptant l’idée de la venue du Verbe de Dieu sur terre,
n’acceptent pas celle d’une véritable incarnation.101
… il veut que nous suivions chacun notre propre voie, car toute voie nou-
velle traverse de nouvelles contrées et reconduit chacun, à la fin, à ce
domicile, à cette patrie sacrée.
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32 Chapitre 1
Je veux, moi aussi, décrire de la sorte ma Figure ; et si, d’après l’inscrip-
tion, aucun mortel ne soulève le voile, alors nous devons tâcher à nous
faire immortels :
Celui qui ne veut pas, celui qui n’a plus la volonté de soulever le voile,
celui-là n’est pas un disciple véritable, digne d’être à Saïs.107
Saïs, ville de Basse-Egypte, possédait une statue d’Athéna, assimilée à Isis, dont
Plutarque dit qu’elle portait cette inscription : « Je suis tout ce qui a été, est et
sera, et aucun mortel n’a encore soulevé mon voile. »108 Trois déesses sont en
fait assimilées, Neith, patronne de Saïs, Athéna et Isis. Dans le Timée (21 D),
Platon rapproche Athènes et Saïs, Athéna et Neith. Le propos de Plutarque est
à la fois théologique et philosophique, puisqu’il décrit dès l’abord Isis comme
« déesse sage entre toutes et vraiment philosophe, dont l’affinité particulière
avec le savoir et la science semble bien attestée par son nom »109. Isis serait en
effet un nom grec évoquant le savoir contre l’ignorance ou l’illusion. Ses fidèles
s’adonnent à une stricte ascèse (« la pratique prolongée de la tempérance et
l’abstinence de plusieurs aliments et de l’acte d’amour »110) qui a pour dessein
« la connaissance de l’Etre premier, de l’Intelligible » : « Le nom de son sanc-
tuaire promet sans ambiguïté la connaissance et la science de l’Etre : ce nom,
Iseion, signifie en effet que nous connaîtrons l’Etre, si nous venons, plein de
raison et sanctifiés, prendre part au rituel de la déesse. »111 Plutarque décom-
pose ce nom comme « εἲσει τὸ ὄν »112, faisant référence à ce qui existe, à ce qui
est, la réalité. Le rituel est un guide sur le chemin de la vérité. Plutarque cite
Platon pour rendre compte de « tous ces usages : ‘Le pur, selon les termes de
Platon, ne doit pas toucher l’impur’ »113. Socrate explique, dans le Phédon (67
B), que pour atteindre à la connaissance, il faut se délier de « la folie du
corps »114 : « … nous serons vraisemblablement en contact avec les choses
pures et nous connaîtrons par nous-mêmes tout ce qui est sans mélange, et
c’est en cela sûrement que consiste le vrai ; pour l’impur, il ne lui est pas permis
d’atteindre le pur. » On retrouve pareille ascèse, complètement masculine, en
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Vie hasardeuse et violence philosophique 33
Ces remarques sont à mettre en relation avec une note de Novalis concernant
cet ouvrage : « Quelqu’un y parvint ‒ qui souleva le voile de la déesse, à Saïs. ‒
Mais que vit-il ? Il vit ‒ merveille des merveilles ‒ soi-même. »120 Pour le poète,
ce « mariage du toi et du moi », le « toi » se confondant pour lui avec la figure
de la défunte Sophie von Kühn, tient d’un approfondissement de la subjectivité
singulière, non dissociée du monde. Non seulement la connaissance embrasse
« l’histoire de la Création de la Nature », mais elle est aussi fécondation
115 Hermann Hesse, Le Jeu des Perles de Verre (1943), Romans et nouvelles. Paris : Le Livre de
Poche, 2009.
116 Novalis, Les Disciples à Saïs (1802), in op. cit., p. 42.
117 Ibid., p. 64.
118 Emile Benveniste, « Structure des relations de personne dans le verbe » (1946), Problèmes
de linguistique générale, 1, op. cit., p. 232.
119 Novalis, Les Disciples à Saïs (1802), in op. cit., p. 59.
120 Novalis, Fragment de mai 1798, ibid., p. 67.
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34 Chapitre 1
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36 Chapitre 1
Il n’en reste pas moins que les dispositions relatives au domaine des
Muses ressortissent à la vérité et sont dignes d’être prises en considéra-
tion. Cela montre qu’en pareille manière, il était bien possible de légiférer
avec une solide confiance sur les mélodies qui offrent une rectitude natu-
relle. Ce pourrait bien être là l’œuvre d’un dieu ou de quelqu’un de divin ;
par exemple, là-bas, on raconte que les mélodies conservées pendant
tout ce temps sont l’œuvre de la déesse Isis.140
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Vie hasardeuse et violence philosophique 37
Soleil et chair
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38 Chapitre 1
Cette nostalgie fut plus tard exprimée, pour se voir dépasser, par Philippe
Jaccottet dans Paysages avec figures absentes (1970). Le poète ne souhaite pas
que les images se substituent aux choses, mais qu’elles montrent comment
celles-ci « s’ouvrent, et comment nous entrons dedans »148. Il évoque les figures
chéries de la Grèce antique, non pour les ressusciter avec nostalgie, mais en y
percevant une « vérité » qui « continuait à parler, non plus dans des œuvres,
mais dans des sites, dans une lumière sur ces sites, par une étrange conti-
nuité »149. Il lui faut alors effacer l’image de la Grèce, « et ne plus laisser présents
que l’Origine, le Fond » avant d’« écarter aussi ces mots ; et enfin, revenir à
l’herbe, aux pierres, à une fumée qui tourne aujourd’hui dans l’air, et demain
aura disparu ». Le poète chante l’immédiat, et l’affirme :
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40 Chapitre 1
lierre et l’yeuse »162 ; elle se compare à « une pensée qui veut se garder secrète,
et s’adjoindre la mort pour mieux durer ». Revenant à Rimbaud, on qualifiera
de rimbaldienne cette acception du mot « pensée », si différente du masque
que la « pâle raison » pose sur « l’infini »163, puisque le poète, ‒ dans ces vers
supprimés par lui en octobre 1870 dans le recueil qu’il fit parvenir à Paul
Demeny, mais qui figurent dans ce qu’il envoya en mai 1870 à Théodore de
Banville ‒, la fait surgir de l’immédiat porté à la splendeur de l’instant ; elle est
à la fois sonde, élan, connaissance, liberté et confiance :
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Vie hasardeuse et violence philosophique 41
Et, dans les bois sacrés, dans l’horreur des grands arbres,
Majestueusement debout, les sombres Marbres,
Les Dieux, au front desquels le Bouvreuil fait son nid,
‒‒ Les Dieux écoutent l’Homme et le Monde infini !164
Philippe Jaccottet achève son recueil sur l’expression de cet espoir, sobrement
énoncé entre parenthèses : « (La plus haute espérance, ce serait que tout le ciel
fût vraiment un regard.) »165 Cette affinité, de Rimbaud à Jaccottet, passant par
Gustave Roud, qui appréciait du poète de « Ma Bohème » l’« écriture horizon-
tale »166, n’a rien pour nous étonner. Chez le poète de Carrouge, la réciprocité
des regards (« … un regard nous donne la vie »167) ‒ regard de l’aimé réverbéré
dans l’œuvre du poète, regard se faisant berceau du monde (« … les choses y
naissent une à une, toutes pures, jamais vues… »168) ‒ ouvre un retour à l’ori-
gine (« L’extase, lèvres closes ou cri, c’était donc notre vie éternelle avant le
Chérubin de la Porte ? »), ou seconde naissance, parfait renouveau, rédemp-
tion d’amour et de parole née du silence : « Autour du visage d’Aimé s’élargit
une sorte de silence comme un parfum ». L’instant se fait « paradis ».
Quelle est donc cette « chair » du poème ? Quelle est donc cette matière qui
« rend le langage possible » ? Il s’agit bien d’une conjonction de transcendance
‒ le « Soleil », non comme extériorité éclatante, voire aveuglante, mais comme
« forge » (mot de William Blake), comme puissance créatrice (« foyer de ten-
dresse et de vie ») ‒ et d’immanence, ce silence fécondant de la chair en son
infini, à la fois multiplicité des possibles et devenir : « qu’il y ait la lumière ».
L’acte de parole révèle en divisant, mais initie le récit. La chair se fait verbe et
le verbe se fait chair en un engendrement mutuel, pourvu que l’esprit ne s’égare
pas dans l’abstraction du possible, pourvu que toujours il fasse retour sur cette
origine qu’il recrée à chaque mouvement de reprise, pourvu que l’esprit ne
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42 Chapitre 1
s’oublie pas, pourvu qu’il ne renie pas cette frissonnante immanence qui est sa
singularité et sa distinction. Ou bien il sombre dans le général et, en une trans-
cendance absolue, affranchie de toute contingence, voire perverse en ses
extrêmes, se détournant de la vie, il se dessèche. La chair, de plein droit, entre
dans le récit, dont elle tisse le charme, la variété, la vérité diaprée, issue de
l’apeiron, du sans fond, de l’abîme, par cette force en soi assumée, cette force
créatrice qui se révèle et se connaît dans la parole, sans prétendre à la fixité, ni
au définitif : « La mer, la mer, toujours recommencée ! »169 La figure du poème
tient bien de ce « Peut-être », de ce devenir qui, selon les Cabalistes (Tikkouné
Ha-Zohar 69), serait le Nom de Dieu tel qu’exprimé dans Exode 3, 14 ‒ une sorte
de matrice fécondante. A noter d’ailleurs que l’idée qui instaure un caractère
masculin du langage est contestable. Henri Meschonnic bat en brèche ce pon-
cif dans Jona et le signifiant errant (1981) : considérant qu’en hébreu rehem
désigne l’utérus ; son pluriel, rahamim, la compassion et que « Dieu est
rahum », Dieu « est maternel. Il a un rapport utérin à ceux qui sont sortis de lui,
et qui ont ce lien nécessaire avec lui. Le langage porte une féminité essentielle
de Dieu. D’où le rapport à Dieu est hystérique. Il passe par le ventre, qui est la
vie »170. La parole met au monde. Le poème est chair de la chair, soleil de « ten-
dresse et de vie » se frayant un chemin à travers le « creuset » frissonnant de
l’intériorité muette, transcendance dans l’immanence. Il marque un retour sur
soi, dans les profondeurs (« … l’ironie n’y descend pas »171), au silence du
« cœur mis à nu »172, retour qui crée son écoute et son regard et, entre Je et Tu,
étire jusqu’à nous le récit.
Imre Kertész s’exprime en des termes semblables à ceux des poètes cités
lorsqu’il parle de « l’esprit du récit » dans « La pérennité des camps », confé-
rence prononcée en 1990 : « … nous vivons exclusivement pour l’esprit du récit.
Cet esprit qui se forme sans arrêt dans le cœur et la tête de chacun d’entre nous
a pris la place spirituellement impalpable de Dieu : voilà quel est le regard ima-
ginaire que nous sentons posé sur nous, et tout ce que nous faisons, nous le
faisons à la lumière de cet esprit. »173 Franz Rosenzweig, ce philosophe qui a
réfléchi sur la poésie, distingue la nouvelle unité qu’il perçoit de celle de la
philosophie, et notamment de la métaphysique de Hegel, « unité de la sphère
169 Paul Valéry, « Le cimetière marin », Poésies (1929). Paris : Gallimard Poésies, 1968, p. 100.
170 Henri Meschonnic, Jona et le signifiant errant. Paris : Gallimard, 1981, p. 91.
171 R.M. Rilke, Viarregio, 5 avril 1903, Lettres à un jeune poète, Œuvres I, Prose. Edition de Paul
de Man. Paris : Seuil, 1966, p. 320.
172 Charles Baudelaire, « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là. » Mon
coeur mis à nu, Œuvres complètes, op. cit., p. 405.
173 Imre Kertész, « La pérennité des camps » (1990), in L’Holocauste comme culture. Traduc-
tion de Natalia Zaremba-Huzsvaï et Charles Zaremba. Arles : Actes Sud, 2009, p. 44.
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174 Franz Rosenzweig, L’Etoile de la Rédemption (1921). Préface de Stéphane Mosès. Traduc-
tion de Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schlegel. Paris : Seuil, 2003, p. 357.
175 Ibid., p. 358.
176 Ibid., p. 362.
177 Ibid., p. 281.
178 Ibid., p. 282.
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44 Chapitre 1
Poésie et métaphysique
Revenons à Maria Zambrano qui, d’un certain point de vue, fait écho, avec
variation, à Franz Rosenzweig en cette appréciation : « L’homme ne peut vivre
dans l’unité et quand il y parvient, il la détruit pour se remettre encore à la
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46 Chapitre 1
chose, ‒ que met en valeur Heidegger dans Acheminement vers la parole (1959),
en allant jusqu’à dire que la personne du poète peut disparaître derrière le
poème, s’il est une réussite ‒, parle du poème comme sujet, insistant sur l’inter-
subjectivité qui se déploie avec la parole. Par ailleurs, à la dissociation du
symbolique qui caractérise la poésie occidentale, Claude Vigée oppose la
notion d’ « inceste heureux »194, qui n’est autre que le retour sur soi de la
conscience dans l’infini que décrit Rudolf Kassner.195 C’est le mouvement qui
compte, l’acte du sujet, non l’inerte de l’objet ; l’individu dans l’acte trouve son
unité dans la force qui épouse le devenir. Nous ne sommes pas loin de la philo-
sophie de Michel Henry. Dans l’extériorité de l’image, on se heurte au tragique
de la finitude et du décentrement du sujet et l’on reçoit en effet « le legs d’un
monde vide »196. Yves Bonnefoy nomme « présence »197 « le contact avec
l’Un », selon une conception que l’on peut qualifier de néo-platonicienne, qui
fait de l’origine non un acte, un surgissement, mais une nostalgie, un paradis
perdu. Le poète se compare à un « archéologue »198 fouillant son « incons-
cient ». Il opère un retour sur soi en quête de signes, démarche qui s’apparente
à la connaissance et qui possède le caractère rétrospectif du cheminement tra-
gique, à l’œuvre dans Œdipe-Roi de Sophocle.199 Même si l’œuvre est
« stylisation, non copie servile »200, comme l’affirme Thomas Mann, il s’opère,
de l’immédiat au poème, la continuité du modelage, ou du façonnage.
Dans son entretien avec John E. Jackson, Yves Bonnefoy insiste sur cette
« unité »201 qui est le « fondement de l’être » et nomme Plotin. Il définit l’Un,
selon Platon, comme « la transgression du plan du multiple »202 et donc
comme « un objet de pensée autant qu’un contenu d’expérience ». Il exprime,
en 1983, une nostalgie de l’unité première, qu’il assimile à l’Un : « Car nous
sommes hantés, la psychanalyse ne saurait en disconvenir, par le regret de ce
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Vie hasardeuse et violence philosophique 47
sentiment diffus d’unité avec l’environnement, avec l’être ambiant, qui chez le
petit enfant a précédé le langage. »203 Avec cette affirmation : « La poésie est la
mémoire de l’Un »204, il se range du côté de la réminiscence platonicienne,
fondement de la connaissance et accès au général. Les notions d’« aliénation
linguistique » et de retour sur une unité perdue trahissent une conception dua-
liste qui décentre le sujet dans son rapport à l’objet ainsi qu’au devenir.
L’écriture n’est pas une absence puisque c’est un acte. Bernard Groethuysen
parle ce dernier comme d’un « futur actif »205 : « Le faire constitue un futur
irréductible à un passé. […] J’annule en quelque sorte le passé. je recom-
mence. » C’est l’acte lui-même qui fait surgir le sujet dans son unité : « Le faire
me remet toujours dans l’avenir. Tout faire est éternellement à recommencer.
Ce n’est qu’en avançant que j’agis. Ainsi l’avenir se présente comme le temps
qui avance. » Comme l’affirmait Claude Vigée : « Demain la seule demeure. »206
Que l’on replace le sujet à l’origine et l’on « change en quelque sorte le temps-
mémoire en temps-action »207, en « futur mobile », et donc libre. Nous quittons
la terre vaine de T.S. Eliot, poète saisi dans l’impasse idéaliste. Bonnefoy inter-
prète ainsi cette « terre désolée »208 : « elle est le réel, si je puis dire, réalisé,
abouti, celui que l’esprit subit sans lui demander du possible ». Nous tenons là
une bonne définition de l’inerte.
Le poète, dans un essai de 1999, développe la notion d’« imaginaire méta-
physique »209, qui se fonde sur un déchirement entre la réalité ordinaire et
l’absolu, entre la conscience de « notre finitude essentielle, et le rêve ‘gnos-
tique’ d’une réalité supérieure »210. Que cette approche puisse décrire un
certain état de la poésie, qui se révèle différemment chez Gérard de Nerval ou
Mallarmé, on peut en convenir, mais que ce soit là l’avenir du poème, on peut
en douter. Comme Henri Meschonnic, je préfère parler du poème plutôt que
de la poésie. Le premier terme met l’accent sur l’acte individuel inscrit dans
l’instant ; le second s’oriente vers une généralisation qui dissocie le résultat de
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48 Chapitre 1
son origine. L’instant du poème n’est pas « fugitif »211, mais s’inscrit comme
synthèse active dans la durée. Comme l’a montré Claude Vigée, il existe une
complicité entre l’extase et l’errance,212 entre la vie immédiate, horizontale
dans son cheminement, et sa ressaisie dans l’élan, vertical, du poème. Yves
Bonnefoy exprime une nostalgie de la totalité : « C’est le tout que nous appré-
hendons alors, le tout qui est l’Un. »213 En effet, la totalité s’avère cohérente et
certaine par rapport au « hasard qui règne »214 sur nos existences. Selon une
autre perspective, toutefois, on considérera que le hasard est la déroute de l’es-
prit épris de certitude. Que l’on se place du point de vue du sujet étreignant le
monde, et l’acte rapporte la fiction à son sens premier, de façonnage, et non
plus d’illusoire irréalité. Le sujet, dans l’épreuve qu’il fait de la vie, ne double
pas la réalité d’un désir chimérique, ou d’une image illusoire, mais s’évertue à
faire coïncider le vouloir et le pouvoir. Il forge ainsi sa liberté et rompt, dans le
« futur actif »215, avec la mélancolie. Ce n’est plus « mirage »216, c’est courage. Il
tient à la force, légitime, de la voix singulière.
Maria Zambrano exprime le rôle de la poésie dans le contexte normatif du
signe, parlant de la Divine comédie comme réalisation, « pour la dernière fois
peut-être » de « cette union sans identifications vagues et nébuleuses, entre
poésie, religion et philosophie »217. Dès lors, et l’on comprend mieux le point
de vue critique de T.S. Eliot dans cette perspective, le poème devient une sorte
d’illustration d’une pensée énoncée au préalable : « Il était revenu à la poésie,
ce qui était naturel, de mythifier, de matérialiser l’espoir porté par la philoso-
phie et la religion. » On n’est pas loin de l’allégorie, qui implique une dissociation
symbolique entre le signe et son référent. T.S. Eliot exprime en effet tout à fait
ce point de vue en sa critique de l’œuvre de William Blake, qu’il oppose à celle
de Dante. Il reproche au poète anglais de ne pas s’être appuyé, comme le poète
italien, sur un ensemble d’« idées traditionnelles et admises »218, ce qui lui
aurait évité l’écueil de se lancer dans l’élaboration d’une philosophie de son
cru. « Nous trouvons cette même confusion de pensée, d’émotion et de vision
dans un ouvrage comme Ainsi parlait Zarathoustra, ce qui n’est absolument
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Vie hasardeuse et violence philosophique 49
pas une vertu latine. La concentration qui résulte d’un cadre mythologique,
théologique et philosophique constitue une des raisons qui font de Dante un
classique tandis que Blake n’est qu’un poète de génie. » Nous revenons à la
conception platonicienne qui fait du poète, comme du langage d’ailleurs (voir
supra), un simple imitateur. Si le langage est signe, c’est à un concept constant,
et défini au préalable, qu’il doit se référer, comme le pose, par exemple, Thomas
d’Aquin dans la Somme contre les Gentils : « … Dieu est absolument immuable.
Il est donc éternel, sans commencement ni fin. »219 L’avenir s’enchaîne au
passé ; le singulier n’a nul droit de cité. L’acte bute contre l’inertie des choses.
Selon Maria Zambrano, cette trêve, cette unité entre poésie et philosophie
due à l’adoption de la raison grecque par la religion chrétienne, fut de courte
durée : « A présent, l’accent va être mis sur l’être atteint dans ce monde, en deçà
de la mort. Et plus tard sur l’être lui-même, sur l’être individuel. »220 Le philo-
sophe parle d’une « métaphysique de la création »221 qui met la « personne
humaine », « autonome, libre », au fondement de tout. L’art devient « manifes-
tation de l’absolu »222 et « relève de la création divine », chez Schelling
notamment. « On ne pouvait imaginer revendication plus profonde, plus totale
de l’art à partir de la Philosophie. Elle ne pouvait inévitablement se faire jour
que chez un penseur platonicien, au cœur de l’anti-platonisme que représente
la Métaphysique moderne. Métaphysique de la création, de la volonté et de la
liberté, toujours plus détachée, par conséquent, de l’héritage platonicien. »223
Pour les Romantiques, poésie et philosophie, à nouveau unies, « s’éprouvent
comme une réalité transcendante »224. A cette « époque de géants » dont les
représentants sont, aux yeux de Maria Zambrano, Victor Hugo et Schelling,
succède une sorte de dégrisement : « A Victor Hugo succède Baudelaire. Et à
Schelling, Kierkegaard. »225 Tous deux apportent « la mesure, la conscience ».
Ces « deux génies de la conscience en éveil »226 marquent la rupture de la poé-
sie et de la métaphysique. Poésie et philosophie, se suffisant, chacune de son
côté, à elles-mêmes, « s’excluent, s’ignorent »227. Maria Zambrano en veut pour
preuve la manière qu’a un poète comme Paul Valéry de « lier poésie et pensée »
219 Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils (1259-1264), I. Présentation et traduction par
Cyrille Michon. Paris : Garnier-Flammarion, 1999, p. 177.
220 Maria Zambrano, Philosophie et poésie, op. cit., p. 103.
221 Ibid., p. 105.
222 Ibid., p. 106.
223 Ibid., p. 107.
224 Ibid., p. 108.
225 Ibid., p. 109.
226 Ibid., p. 110.
227 Ibid., p. 115.
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50 Chapitre 1
en créant une « éthique du poète dans l’acte poétique. Une éthique qui consiste
à être éveillé ». Le philosophe distingue métaphysique moderne européenne
et métaphysique grecque, l’avènement du sujet brisant la « plénitude »228 de
cette « aurore » de la raison. Cette dernière « s’affirmait elle-même avec une
rigidité, un ‘absolutisme’ véritablement nouveaux. La raison s’affirmait en se
fermant et, tout naturellement, elle n’allait plus pouvoir ensuite découvrir
autre chose qu’elle-même. »229 Il me semble que, compte tenu des perspec-
tives singulières, cette remarque fait écho à l’inquiétude de Rosenzweig à
l’égard de « l’objectivité morte de la troisième personne » (voir supra) au dix-
neuvième siècle. Maria Zambrano établit une corrélation entre angoisse et
système : « Le système est donc la forme de l’angoisse et la forme du pouvoir. La
forme de la non communication, de la solitude obstinée. »230
La poésie, elle, échappe à ces préoccupations, « la conscience n’est pas, chez
elle, signe de pouvoir mais absolue nécessité de l’accomplissement de la
parole »231 ; elle se tourne vers l’inouï. « Elle ne peut entrer dans la forme du
système comme la métaphysique issue de l’angoisse, parce qu’elle ne peut
jamais être close. Et le jour où on l’aura défini, ce sera le dernier jour de la créa-
tion. De la création qui, à travers la poésie, suit son cours. »232 Le poète trouve
son salut dans la parole en une sorte de réciprocité : « C’est la parole qui trouve
son salut à travers lui […]. » Il n’accède pas à « l’actualisation du pouvoir »233 et
« n’accepte pas d’être une personne à la manière du philosophe, par la volonté ».
Toujours en écho à Rosenzweig, me semble-t-il : « Le poète est amoureux de la
présence de ce qu’il ne possède pas, et comme il ne le possède pas, il doit l’évo-
quer. »234 L’angoisse du poète est « chargée d’amour »235. A noter toutefois que
l’on ne peut opposer Kierkegaard à cette conception du poète : « Le poète, en
refusant d’exister sans l’autre, sans cet autre qui le dépasse, se retourne vers le
lieu d’où il vient. »236 Le philosophe danois, en effet, décrit la sortie du déses-
poir comme ce ressourcement à l’origine ouverte237 (voir supra), qui n’est pas
un retour à l’enfance, mais une ouverture à l’avenir dépouillé de la tyrannie du
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Vie hasardeuse et violence philosophique 51
Philosophe et poète
Maria Zambrano, s’accordant en cela avec Robert Graves, ‒ est-ce simple coïn-
cidence ? ‒, fait du poète un « fils-amant »241, car il se tourne vers l’origine tout
en subissant, à l’égard de la poésie, les mêmes souffrances que les amants, alors
que le philosophe « part en quête de son être par le détachement ». Le poète,
comme l’avait proclamé Rilke, se situe dans l’Ouvert.
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52 Chapitre 1
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Vie hasardeuse et violence philosophique 53
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